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Jack London

Yukon et Alaska

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Jack London

Le 22 novembre 1916, disparaissait Jack London. Un célèbre écrivain américain, connu pour ses formidables histoires, souvent en lien avec la nature, le Grand Nord américain… Je citerais le plus célèbre de ses romans, « L’Appel de la forêt ». Il a écrit « Croc Blanc » et le récit poignant de certains quartiers de Londres (où il est correspondant pour un journal américain) « Le Peuple de l’abîme ». Sans oublier d’innombrables nouvelles dont « Le Fils du loup ». Jack London a vécu une vie (une partie) tumultueuse et très difficile qu’il a comblée par l’écriture. Pendant près de vingt ans, il fut très attaché au socialisme d’abord révolutionnaire puis réformiste.

J’arrive à Dawson City

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Lorsqu’il y a 9 ans, à une distance d’un peu plus d’un siècle du Klondike de London je me rendais dans l’extrême nord-ouest américain, j’ai tenu à me rendre en Alaska et dans le Yukon, notamment à Dawson city où vécut Jack London, le chercheur d’or (il y fut même hospitalisé pour cause de scorbut). De cette virée j’ai écrit une nouvelle « Sur les traces de la petite mosquée des Inuits » qui est une autre histoire.

Je vous propose le premier chapitre de « L’Appel de la forêt »

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« Buck ne lisait pas les journaux et était loin de savoir ce qui se tramait vers la fin de 1897, non seulement contre lui, mais contre tous ses congénères. En effet, dans toute la région qui s’étend du détroit de Puget à la baie de San Diégo on traquait les grands chiens à longs poils, aussi habiles à se tirer d’affaire dans l’eau que sur la terre ferme…

Les hommes, en creusant la terre obscure, y avaient trouvé un métal jaune, enfoncé dans le sol glacé des régions arctiques, et les compagnies de transport ayant répandu la nouvelle à grand renfort de réclame, les gens se ruaient en foule vers le nord. Et il leur fallait des chiens, de ces grands chiens robustes aux muscles forts pour travailler, et à l’épaisse fourrure pour se protéger contre le froid.

Buck habitait cette belle demeure, située dans la vallée ensoleillée de Santa-Clara, qu’on appelle « le Domaine du juge Miller ».

De la route, on distingue à peine l’habitation à demi cachée par les grands arbres, qui laissent entrevoir la large et fraîche véranda, régnant sur les quatre faces de la maison. Des allées soigneusement sablées mènent au perron, sous l’ombre tremblante des hauts peupliers, parmi les vertes pelouses. Un jardin immense et fleuri entoure la villa, puis ce sont les communs imposants, écuries spacieuses, où s’agitent une douzaine de grooms et de valets bavards, cottages couverts de plantes grimpantes, pour les jardiniers et leurs aides ; enfin l’interminable rangée des serres, treilles et espaliers, suivis de vergers plantureux, de gras pâturages, de champs fertiles et de ruisseaux jaseurs.

Le monarque absolu de ce beau royaume était, depuis quatre ans, le chien Buck, magnifique animal dont le poids et la majesté tenaient du gigantesque terre-neuve Elno, son père, tandis que sa mère Sheps, fine chienne colley de pure race écossaise, lui avait donné la beauté des formes et l’intelligence humaine de son regard. L’autorité de Buck était indiscutée. Il régnait sans conteste non seulement sur la tourbe insignifiante des chiens d’écurie, sur le carlin japonais Toots, sur le mexicain Isabel, étrange créature sans poil dont l’aspect prêtait à rire, mais encore sur tous les habitants du même lieu que lui. Majestueux et doux, il était le compagnon inséparable du juge, qu’il suivait dans toutes ses promenades, il s’allongeait d’habitude aux pieds de son maître, dans la bibliothèque, le nez sur ses pattes de devant, clignant des yeux vers le feu, et ne marquant que par un imperceptible mouvement des sourcils l’intérêt qu’il prenait à tout ce qui se passait autour de lui. Mais apercevait-il au-dehors les fils aînés du juge, prêts à se mettre en selle, il se levait d’un air digne et daignait les escorter ; de même, quand les jeunes gens prenaient leur bain matinal dans le grand réservoir cimenté du jardin, Buck considérait de son devoir d’être de la fête. Il ne manquait pas non plus d’accompagner les jeunes filles dans leurs promenades à pied ou en voiture ; et parfois on le voyait sur les pelouses, portant sur son dos les petits-enfants du juge, les roulant sur le gazon et faisant mine de les dévorer, de ses deux rangées de dents étincelantes. Les petits l’adoraient, tout en le craignant un peu, car Buck exerçait sur eux une surveillance sévère et ne permettait aucun écart à la règle. D’ailleurs, ils n’étaient pas seuls à le redouter, le sentiment de sa propre importance et le respect universel qui l’entourait investissant le bel animal d’une dignité vraiment royale.

Depuis quatre ans, Buck menait l’existence d’un aristocrate blasé, parfaitement satisfait de soi-même et des autres, peut-être légèrement enclin à l’égoïsme, ainsi que le sont trop souvent les grands de ce monde. Mais son activité incessante, la chasse, la pêche, le sport, et surtout sa passion héréditaire pour l’eau fraîche le gardaient de tout alourdissement et de la moindre déchéance physique : il était, en vérité, le plus admirable spécimen de sa race qu’on pût voir. Sa vaste poitrine, ses flancs évidés sous l’épaisse et soyeuse fourrure, ses pattes droites et formidables, son large front étoilé de blanc, son regard franc, calme et attentif, le faisaient admirer de tous.

Telle était la situation du chien Buck, lorsque la découverte des mines d’or du Klondike attira vers le nord des milliers d’aventuriers. Tout manquait dans ces régions neuves et désolées ; et pour assurer la subsistance et la vie même des émigrants, on dut avoir recours aux traîneaux attelés de chiens, seuls animaux de trait capables de supporter une température arctique.

Buck semblait créé pour jouer un rôle dans les solitudes glacées de l’Alaska ; et c’est précisément ce qui advint, grâce à la trahison d’un aide-jardinier. Le misérable Manoël avait pour la loterie chinoise une passion effrénée ; et ses gages étant à peine suffisants pour assurer l’existence de sa femme et de ses enfants, il ne recula pas devant un crime pour se procurer les moyens de satisfaire son vice.

Un soir, que le juge présidait une réunion et que ses fils étaient absorbés par le règlement d’un nouveau club athlétique, le traître Manoël appelle doucement Buck, qui le suit sans défiance, convaincu qu’il s’agit d’une simple promenade à la brume. Tous deux traversent sans encombre la propriété, gagnent la grande route et arrivent tranquillement à la petite gare de Collège-Park. Là, un homme inconnu place dans la main de Manoël quelques pièces d’or, tout en lui reprochant d’amener l’animal en liberté. Aussitôt Manoël jette au cou de Buck une corde assez forte pour l’étrangler en cas de résistance. Buck supporte cet affront avec calme et dignité ; bien que ce procédé inusité le surprenne, il a, par habitude, confiance en tous les gens de la maison, et sait que les hommes possèdent une sagesse supérieure même à la sienne. Toutefois, quand l’étranger fait mine de prendre la corde, Buck manifeste par un profond grondement le déplaisir qu’il éprouve. Aussitôt la corde se resserre, lui meurtrissant cruellement la gorge et lui coupant la respiration. Indigné, Buck, se jette sur l’homme ; alors celui-ci donne un tour de poignet vigoureux : la corde se resserre encore ; furieux, surpris, la langue pendante, la poitrine convulsée, Buck se tord impuissant, ressentant plus vivement l’outrage inattendu que l’atroce douleur physique ; ses beaux yeux se couvrent d’un nuage, deviennent vitreux… et c’est à demi mort qu’il est brutalement jeté dans un fourgon à bagages par les deux complices.

Quand Buck revint à lui, tremblant de douleur et de rage, il comprit qu’il était emporté par un train, car ses fréquentes excursions avec le juge lui avaient appris à connaître ce mode de locomotion.

Ses yeux, en s’ouvrant, exprimèrent la colère et l’indignation d’un monarque trahi. Soudain, il aperçoit à ses côtés l’homme auquel Manoël l’a livré. Bondir sur lui, ivre de rage, est l’affaire d’un instant ; mais déjà la corde se resserre et l’étrangle… pas sitôt pourtant que les mâchoires puissantes du molosse n’aient eu le temps de se refermer sur la main brutale, la broyant jusqu’à l’os…

Un homme d’équipe accourt au bruit :

– Cette brute a des attaques d’épilepsie, fait le voleur, dissimulant sa main ensanglantée sous sa veste. On l’emmène à San Francisco, histoire de le faire traiter par un fameux vétérinaire. Ça vaut de l’argent, un animal comme ça… son maître y tient…

L’homme d’équipe se retire, satisfait de l’explication.

Mais quand on arrive à San Francisco, les habits du voleur sont en lambeaux, son pantalon pend déchiré à partir du genou, et le mouchoir qui enveloppe sa main est teint d’une pourpre sombre. Le voyage, évidemment, a été mouvementé.

Il traîne Buck à demi mort jusqu’à une taverne louche du bord de l’eau, et là, tout en examinant ses blessures, il ouvre son cœur au cabaretier.

– Sacré animal !… En voilà un enragé !… grommelle-t-il en avalant une copieuse rasade de gin ; cinquante dollars pour cette besogne-là !… Par ma foi, je ne recommencerais pas pour mille !

– Cinquante ? fait le patron. Et combien l’autre a-t-il touché ?

– Hum !… il n’a jamais voulu lâcher cette sale bête pour moins de cent… grogne l’homme.

– Cent cinquante ?… Pardieu, il les vaut ou je ne suis qu’un imbécile, fait le patron, examinant le chien.

Mais le voleur a défait le bandage grossier qui entoure sa main blessée.

– Du diable si je n’attrape pas la rage ! exclame-t-il avec colère.

– Pas de danger !… C’est la potence qui t’attend… ricane le patron. Dis donc, il serait peut-être temps de lui enlever son collier…

Étourdi, souffrant cruellement de sa gorge et de sa langue meurtries, à moitié étranglé, Buck voulut faire face à ses tourmenteurs. Mais la corde eut raison de ses résistances ; on réussit enfin à limer le lourd collier de cuivre marqué au nom du juge. Alors les deux hommes lui retirèrent la corde et le jetèrent dans une caisse renforcée de barreaux de fer.

Il y passa une triste nuit, ressassant ses douleurs et ses outrages. Il ne comprenait rien à tout cela. Que lui voulaient ces hommes ? Pourquoi le maltraitaient-ils ainsi ? Au moindre bruit il dressait les oreilles, croyant voir paraître le juge ou tout au moins un de ses fils. Mais lorsqu’il apercevait la face avinée du cabaretier, ou les yeux louches de son compagnon de route, le cri joyeux qui tremblait dans sa gorge se changeait en un grognement profond et sauvage.

Enfin tout se tut. À l’aube, quatre individus de mauvaise mine vinrent prendre la caisse qui contenait Buck et la placèrent sur un fourgon.

L’animal commença par aboyer avec fureur contre ces nouveaux venus. Mais s’apercevant bientôt qu’ils se riaient de sa rage impuissante, il alla se coucher dans un coin de sa cage et y demeura farouche, immobile et silencieux.

Le voyage fut long. Transbordé d’une gare à une autre, passant d’un train de marchandises à un express, Buck traversa à toute vapeur une grande étendue de pays. Le trajet dura quarante-huit heures.

De tout ce temps il n’avait ni bu ni mangé. Comme il ne répondait que par un grognement sourd aux avances des employés du train, ceux-ci se vengèrent en le privant de nourriture. La faim ne le tourmentait pas autant que la soif cruelle qui desséchait sa gorge, enflammée par la pression de la corde. La fureur grondait en son cœur et ajoutait à la fièvre ardente qui le consumait ; et la douceur de sa vie passée rendait plus douloureuse sa condition présente.

Buck, réfléchissant en son âme de chien à tout ce qui lui était arrivé en ces deux jours pleins de surprises et d’horreur, sentait croître son indignation et sa colère, augmentées par la sensation inaccoutumée de la faim qui lui tenaillait les entrailles. Malheur au premier qui passerait à sa portée en ce moment ! Le juge lui-même aurait eu peine à reconnaître en cet animal farouche le débonnaire compagnon de ses journées paisibles ; quant aux employés du train, ils poussèrent un soupir de soulagement en débarquant à Seattle la caisse contenant « la bête fauve ».

Quatre hommes l’ayant soulevée avec précaution la transportèrent dans une cour étroite et noire, entourée de hautes murailles, et dans laquelle se tenait un homme court et trapu, la pipe aux dents, le buste pris dans un maillot de laine rouge aux manches roulées au-dessus du coude.

Devinant en cet homme un nouvel ennemi, Buck, le regard rouge, le poil hérissé, les crocs visibles sous la lèvre retroussée, se rua contre les barreaux de sa cage avec un véritable hurlement.

L’homme eut un mauvais sourire : il posa sa pipe, et s’étant muni d’une hache et d’un énorme gourdin, il se rapprocha d’un pas délibéré.

– Dis donc, tu ne vas pas le sortir, je pense ? s’écria un des porteurs en reculant.

– Tu crois ça ?… Attends un peu ! fit l’homme, insérant d’un coup sa hache entre les planches de la caisse.

Les assistants se hâtèrent de se retirer, et reparurent au bout de peu d’instants, perchés sur le mur de la cour en bonne place pour voir ce qui allait se passer.

Lorsque Buck entendit résonner les coups de hache contre les parois de sa cage, il se mit debout, et mordant les barreaux, frémissant de colère et d’impatience, il attendit.

– À nous deux, l’ami !… Tu me feras les yeux doux tout à l’heure !… grommela l’homme au maillot rouge.

Et, dès qu’il eut pratiqué une ouverture suffisante pour livrer passage à l’animal, il rejeta sa hache et se tint prêt, son gourdin bien en main.

Buck était méconnaissable ; l’œil sanglant, la mine hagarde et farouche, l’écume à la gueule, il se rua sur l’homme, pareil à une bête enragée… Mais au moment où ses mâchoires de fer allaient se refermer en étau sur sa proie, un coup savamment appliqué en plein crâne le jeta à terre. Ses dents s’entrechoquent violemment ; mais se relevant d’un bond, il s’élance, plein d’une rage aveugle ; de nouveau il est rudement abattu. Sa rage croît. Dix fois, vingt fois, il revient à la charge, mais, à chaque tentative, un coup formidable, appliqué de main de maître, arrête son élan. Enfin, étourdi, hébété, Buck demeure à terre, haletant ; le sang dégoutte de ses narines, de sa bouche, de ses oreilles ; son beau poil est souillé d’une écume sanglante ; la malheureuse bête sent son cœur généreux prêt à se rompre de douleur et de rage impuissante…

Alors l’Homme fait un pas en avant, et froidement, délibérément, prenant à deux mains son gourdin, il assène sur le nez du chien un coup terrible. L’atroce souffrance réveille Buck de sa torpeur : aucun des autres coups n’avait égalé celui-ci. Avec un hurlement fou il se jette sur son ennemi. Mais sans s’émouvoir, celui-ci empoigne la gueule ouverte, et broyant dans ses doigts de fer la mâchoire inférieure de l’animal, il le secoue, le balance et, finalement, l’enlevant de terre à bout de bras, il lui fait décrire un cercle complet et le lance à toute volée contre terre, la tête la première.

Ce coup, réservé pour la fin, lui assure la victoire. Buck demeure immobile, assommé.

– Hein ?… Crois-tu… qu’il n’a pas son pareil pour mater un chien ?… crient les spectateurs enthousiasmés.

– Ma foi, dit l’un d’eux en s’en allant, j’aimerais mieux casser des cailloux tous les jours sur la route, et deux fois le dimanche, que de faire un pareil métier… Cela soulève le cœur…

Buck, peu à peu, reprenait ses sens, mais non ses forces ; étendu à l’endroit où il était venu s’abattre, il suivait d’un œil atone tous les mouvements de l’homme au maillot rouge.

Celui-ci se rapprochait tranquillement.

– Eh bien, mon garçon ? fit-il avec une sorte de rude enjouement, comment ça va-t-il ?… Un peu mieux, hein ?… Paraît qu’on vous appelle Buck, ajouta-t-il en consultant la pancarte appendue aux barreaux de la cage. Bien. Alors, Buck, mon vieux, voilà ce que j’ai à vous dire : Nous nous comprenons, je crois. Vous venez d’apprendre à connaître votre place. Moi, je saurai garder la mienne. Si vous êtes un bon chien, cela marchera. Si vous faites le méchant, voici un bâton qui vous enseignera la sagesse. Compris, pas vrai ?… Entendu !…

Et, sans nulle crainte, il passa sa rude main sur la tête puissante, saignant encore de ses coups. Buck sentit son poil se hérisser à ce contact, mais il le subit sans protester. Et quand l’Homme lui apporta une jatte d’eau fraîche, il but avidement ; ensuite il accepta un morceau de viande crue que l’Homme lui donna bouchée par bouchée.

Buck, vaincu, venait d’apprendre une leçon qu’il n’oublierait de sa vie : c’est qu’il ne pouvait rien contre un être humain armé d’une massue. Se trouvant pour la première fois face à face avec la loi primitive, envisageant les conditions nouvelles et impitoyables de son existence, il perdit la mémoire de la douceur des jours écoulés et se résolut à souffrir l’Inévitable.

D’autres chiens arrivaient en grand nombre, les uns dociles et joyeux, les autres furieux comme lui-même ; mais chacun à son tour apprenait sa leçon. Et chaque fois que se renouvelait sous ses yeux la scène brutale de sa propre arrivée, cette leçon pénétrait plus profondément dans son cœur : sans aucun doute possible, il fallait obéir à la loi du plus fort…

Mais, quelque convaincu qu’il fût de cette dure nécessité, jamais Buck n’aurait imité la bassesse de certains de ses congénères qui, battus, venaient en rampant lécher la main du maître. Buck, lui, obéissait, mais sans rien perdre de sa fière attitude, en se mesurant de l’œil à l’Homme abhorré…

Souvent il venait des étrangers qui, après avoir examiné les camarades, remettaient en échange des pièces d’argent, puis emmenaient un ou plusieurs chiens, qui ne reparaissaient plus. Buck ne savait ce que cela signifiait.

Enfin, son tour vint.

Un jour, parut au chenil un petit homme sec et vif, à la mine futée, crachant un anglais bizarre panaché d’expressions inconnues à Buck.

– Sacrrré mâtin !… cria-t-il en apercevant le superbe animal. V’là un damné failli chien !… Le diable m’emporte !… Combien ?

– Trois cents dollars. Et encore ! C’est un vrai cadeau qu’on vous fait, répliqua promptement le vendeur de chiens. Mais c’est l’argent du gouvernement qui danse, hein, Perrault ? Pas besoin de vous gêner ?

Perrault se contenta de rire dans sa barbe. Certes, non, ce n’était pas trop payer un animal pareil, et le gouvernement canadien ne se plaindrait pas quand il verrait les courriers arriver moitié plus vite que d’ordinaire. Perrault était connaisseur. Et dès qu’il eut examiné Buck, il comprit qu’il ne rencontrerait jamais son égal.

Buck, attentif, entendit tinter l’argent que le visiteur comptait dans la main de son dompteur. Puis Perrault siffla Buck et Curly, terre-neuve d’un excellent caractère, arrivé depuis peu, et qu’il avait également acheté. Les chiens suivirent leur nouveau maître.

Perrault emmena les deux chiens sur le paquebot Narwhal, qui se mit promptement en route ; et tandis que Buck, animé et joyeux, regardait disparaître à l’horizon la ville de Seattle, il ne se doutait guère que ses yeux contemplaient pour la dernière fois les terres ensoleillées du Sud.

Bientôt Perrault descendit les bêtes dans l’entrepont et les confia à un géant à face basanée qui répondait au nom de François. Perrault était un Franco-Canadien suffisamment bronzé ; mais François était un métis indien franco-canadien beaucoup plus bronzé encore.

Buck n’avait jamais rencontré d’hommes du type de ceux-ci ; il ne tarda pas à ressentir pour eux une estime sincère, bien que dénuée de toute tendresse ; car, s’ils étaient durs et froids, ils se montraient strictement justes ; en outre, leur intime connaissance de la race canine rendait vain tout essai de tromperie et leur attirait le respect.

Buck et Curly trouvèrent deux autres compagnons dans l’entrepont du Narwhal. L’un, fort mâtin d’un blanc de neige, ramené du Spitzberg par le capitaine d’un baleinier, était un chien aux dehors sympathiques, mais d’un caractère faux. Dès le premier repas, il vola la part de Buck. Comme celui-ci, indigné, s’élançait pour reprendre son bien, la longue mèche du fouet de François siffla dans les airs et venant cingler le voleur, le força de rendre le butin mal acquis. Buck jugea que François était un homme juste et lui accorda son estime.

Le second chien était un animal d’un caractère morose et atrabilaire ; il sut promptement faire comprendre à Curly, qui multipliait les avances, sa volonté d’être laissé tranquille. Mais lui, du moins, ne volait la part de personne. Dave semblait penser uniquement à manger, bâiller, boire et dormir. Rien ne l’intéressait hors de lui-même.

Quand le paquebot entra dans la baie de la Reine-Charlotte, Buck et Curly pensèrent devenir fous de terreur en sentant le bateau rouler, tanguer et crier comme un être humain sous les coups de la lame. Mais Dave, témoin de leur agitation, levant la tête, les regarda avec mépris ; puis il bâilla et, se recouchant sur l’autre côté, se rendormit tranquillement.

Les jours passèrent, longs et monotones. Peu à peu la température s’abaissait. Jamais Buck n’avait eu si grand froid.

CABANE ET MUSEE JACK LONDON À DAWSON-CITY (TNO_ CANADA)

Enfin l’hélice se tut ; et le navire demeura immobile ; mais aussitôt une agitation fébrile s’empara de tous les passagers. François accoupla vivement les chiens et les fit monter sur le pont. On se bousculait pour franchir la passerelle ; et tout à coup Buck se sentit enfoncer dans une substance molle et blanche, semblable à de la poussière froide et mouillée. Il recula en grondant ; d’autres petites choses blanches tombaient et s’accrochaient à son poil. Intrigué, il en happa une au passage et demeura surpris : cette substance blanche brûlait comme le feu et fondait comme l’eau…

Et les spectateurs de rire.

Buck était excusable pourtant de manifester quelque surprise en voyant de la neige pour la première fois de sa vie… » J.L.

Devant le Centre Jack LONDON

L’intérieur du Centre

L

Jack London au début du 20° s- photo Wikipedia

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Article de presse:

À Oakland, sur les traces de Jack London

Martine Laval _ Publié par Télérama le 03/12/10 mis à jour le 09/10/20

Dans cette cité voisine de San Francisco, tout est à l’enseigne de Jack London, né ici en 1876. Mais l’âme de l’écrivain tempétueux, alcoolique, qui a brûlé sa vie et s’est essayé à tous les genres, semble s’être envolée des lieux.

Tourner le dos à Sa Majesté San Francisco. Mettre le cap sur Oakland, la cité du labeur. Traverser l’immense baie en laissant au large Alcatraz, l’île de tous les malheurs. S’accrocher au bastingage et tenir tête aux bourrasques. Longer des kilomètres de quais, plus d’une trentaine, où s’agglutinent des collines de ferraille. Compter – en vain – les énormes containers aux couleurs vives, posés là comme des Lego. Regarder s’agiter, au-dessus des cargos gros comme des montagnes et en partance pour le bout du monde, des grues tentaculaires. Et se demander si cet Oakland-là, que l’on va découvrir en accostant, garde aujourd’hui quelques traces d’un de ses fils de la rue, un chenapan devenu écrivain, Jack London (1876-1916). Un acharné de l’écriture – mille mots chaque jour, quoi qu’il arrive -, malgré les infortunes, froid, pauvreté, solitude, colères et désespoirs.

Ici, à Oakland, il y a plus d’un siècle, « la vie n’offrait que laideur et misère », raconte, en 1909, un Jack London révolté (1). Il poursuit : « Je suis né dans la classe ouvrière. Très tôt, j’ai découvert l’enthousiasme, l’ambition, les idéaux : et les satisfaire devint le problème de mon enfance. » Son enfance, il la brûle sur les docks d’Oakland, où grouillent des durs à cuire, de mauvais garçons, des matelots bagarreurs, des dépenaillés menteurs. Crieur de journaux, ouvrier dans une conserverie, pilleur d’huîtres dans cette baie où chacun survit comme il peut, puis patrouilleur à la poursuite de ses anciens compagnons voleurs, celui qui deviendra plus tard marin sous toutes les latitudes, chercheur d’or dans le Klondike, vagabond sur les routes parmi les crève-la-faim (2), militant socialiste et journaliste sous la défroque d’un clochard dans les bas-fonds de Londres (3), trime douze heures par jour pour quelques sous, qu’il donne à sa mère. Le soir, dès l’âge le plus tendre, il largue sa volonté de fer, et, pour oublier l’épuisement, s’encanaille, face à la baie, au First and Last Chance, le bar de la première et dernière chance : un premier verre en posant pied à terre, un dernier verre avant d’appareiller.

Jack London boit : « La première fois que je m’enivrai, j’avais 5 ans », avoue-t-il dans John Barleycorn (4), un récit dans lequel il raconte son enfer avec l’alcool. Le texte est publié en 1912, quatre ans avant sa mort – à 40 ans tout rond -, et fait un tabac, comme nombre de ses livres.

Jack London crache à la gueule du destin sa soif de vivre – de tout vivre – et n’a qu’un seul désir, en découdre, à la force des poings s’il le faut, pratiquant la boxe comme une métaphore de la vie (5). Il interdit à quiconque, femme ou patron, de lui dicter son avenir. Se contenter de trimer, de rester un gosse de pauvres, une bête de somme, un analphabète ? Non. London – le nom de son père adoptif – sera Jack London : « J’aime mieux être un météore superbe plutôt qu’une planète endormie. La fonction de l’homme est de vivre, non d’exister. Je ne gâcherai pas mes jours à tenter de prolonger ma vie. Je veux brûler tout mon temps. »

Ces mots, entre poésie et grandiloquence, sont gravés sur une plaque de cuivre posée sur le Jack London Waterfront, à Oakland, un lieu sans âme, aseptisé comme savent l’être les constructions modernes, planté sur les anciens docks, que l’on imagine jadis grouillants de vie et désormais déserts. La salle de cinéma (close), l’hôtel (endormi), les immeubles (sans le moindre quidam à la fenêtre), la marina, où s’ennuient quelques voiliers, et même les bouches d’incendie (résurgence du passé ?) : tout ici est à l’enseigne du célèbre Jack London. Mais célèbre pour qui ? A deux pas de l’eau, une statue – la sienne. Il semble seul, perdu, oublié, pas à sa place. A ses pieds, un Croc-Blanc de bronze.

Le First and Last Chance, ce bar où il traîna tout jeune,
est écrasé par les tours de verre
qui le surplombent. Un décor de pacotille.

D’autres clichés : sa cabane de chercheur d’or, façon Jeremiah Johnson, soi-disant ramenée du Grand Nord, gît là comme une verrue entre des palmiers trop soignés ; le fameux First and Last Chance, ce bar où il traîna tout jeune, une minuscule chose faite de rondins, est écrasé par les tours de verre qui le surplombent. Un décor de pacotille. Un affront pour l’écrivain. Surprise ! Le barman est français, « échoué là depuis vingt ans ». Un rien laconique, il se force : « Quelques buveurs le soir, des habitués, quelques étrangers la journée, sans plus. C’est calme. » Il n’a pas lu Jack London, ou il y a longtemps, peut-être Croc-Blanc, il ne sait plus. Il vend des bières et des bricoles (tee-shirts, cartes postales, verres, tous à l’effigie de l’écrivain). Notre barman n’a pas eu la chance de croiser miss Ina Coolbrith, la bibliothécaire d’Oakland qui mit entre les mains de Jack, alors gamin, quelques livres qu’il avala comme si le monde s’ouvrait à lui.

Viennent alors à l’enfant des idées de grand large, d’aventures, des envies d’écriture. Il veut étudier, passe le concours d’entrée à la prestigieuse université de Berkeley. Contre toute attente, il y est admis, y reste quatre mois – sans le sou, pas à sa place (encore !) parmi les fils de riches, il capitule, se politise avec ardeur et rejoint le Socialist Labor Party.

Il serait prétentieux de vouloir tout dire ici sur Jack London. Il a épuisé les biographes (6). Les bibliographies françaises sont incomplètes et s’annoncent clairement « sélectives » ! Aurait-il trop écrit ? Trop brûlé ses doigts à raturer, trop consumé son âme à dire la vie ? Les éditions Phébus ont entrepris de republier, dans leur collection de semi-poches Libretto et dans des traductions revues, l’intégralité de son oeuvre. Ecrivain culte pour les Français, Jack London est en revanche farouchement oublié de ses compatriotes. A Oakland, le Barnes & Noble, supermarché du livre, affiche trois ou quatre titres estampillés « intérêt local »… Idem à San Francisco, au City Lights Bookstore, le fief de la Beat Generation. Et au Bound Together, la librairie anarchiste, rien de l’illustre rebelle. Etrange. Car Jack London n’est pas – pas uniquement – l’écrivain du « grand dehors », de la nature sauvage, dans la lignée d’un Henry David Thoreau (1817-1862), chantre de l’écologie avant l’heure et auteur de Walden ou la vie dans les bois. Certes, Croc-Blanc, L’Appel sauvage, Construire un feu ont fait pleurer des générations d’enfants. Mais n’oublions pas que, même dans ces textes-là, Jack London, avec romantisme, insuffle sa rage contre l’injustice, l’inhumanité de la société. Il se revendique, sans honte, écrivain politique.

En littérature, Jack London fraye avec tous les genres, de la nouvelle cinglante au roman au long cours. Tout l’émerveille. Tout le révolte. Tout l’inspire. Récit autobiographique, texte d’anticipation et même fantastique, roman d’aventures, pamphlet politique, dont un virulent Grève générale ! – titre, en français, d’un recueil de deux histoires ouvertement anticapitalistes (7)… L’oeuvre se construit, fait du bruit. L’aventurier a des rêves de grandeur, se fait bâtir une demeure qui serait celle du bonheur. Sa Maison du loup, à Genn Helen, dans la Sonoma Valley, opulente région de vignobles prisée par le touriste aisé au nord de San Francisco, est partie en fumée en 1913. Elle n’est aujourd’hui que ruines, comme le sont ses livres, dans ce pays qui, pourtant, l’a vu naître…

Dépité, aigri, London voyage encore, fait le chroniqueur, puis, malade, retourne se terrer dans son bercail en cendres. Il quitte le Socialist Labor Party. Et meurt, en 1916. La légende veut qu’il se soit suicidé, comme son personnage emblématique, cette force de la nature terrorisé par l’injustice, Martin Eden, son double, celui qui se laisse couler dans les flots noirs : « Cette souffrance n’était pas la mort, se dit-il dans une demi-inconscience. La mort ne faisait pas mal. Non, c’était la vie, cette atroce sensation d’étouffement – le dernier mauvais coup que lui portait la vie. »

Admiré par Lénine et Trotski, adulé par nombre d’auteurs français(de Linda Lê à Fred Bernard…) et quelques auteurs américains, dont Eric Miles Williamson, auteur du fabuleux Gris-Oakland (éd. Gallimard), Jack London n’était pas un pur. Un peu machiste, un peu raciste, un peu séducteur, un peu fier-à-bras, un peu buveur… Mais aussi un homme rebelle, qui crut en la littérature, la bouscula, se servit d’elle pour mettre au grand jour ses tripes de rêveur de lune. Et s’il ne fallait lire, aujourd’hui, expressément, qu’un seul livre de cet homme au coeur trop grand pour une seule vie, ce serait Le Talon de fer, titre sans doute négligé mais d’une actualité folle (9). Jack London y montre ses talents d’imagination, fait plier la narration à son bon vouloir, assume à mots clairs ses convictions antilibérales. Et surprend le lecteur, car le narrateur est… une femme. Fille de la bourgeoisie intellectuelle, elle connaît le coup de foudre pour un homme, sorte de petit frère de Martin Eden à l’allure gauche mais séduisant, à la parole rare mais limpide, prolo qui a tout lu, tout compris, militant socialiste forcené, Ernest Everhard. L’amoureuse change de camp, raconte ses années de guerre militante contre le capitalisme aux côtés d’Ernest, bientôt leader, un héros – mi-Zorro, mi-Che Guevara – tel qu’il n’en existe plus… Jack London, comme dans un dernier défi à l’injustice, y énonce des vérités éclatantes sur l’égalité, la liberté, les droits les plus élémentaires pour chacun de vivre digne. Avec ardeur, il invente ou réinvente l’histoire, sous formes de notes comme dans les plus parfaits ouvrages de sciences humaines. Il anticipe la révolution russe, le nazisme, la Seconde Guerre mondiale. De là à penser qu’il est visionnaire…

Qui se soucie du Talon de fer, ici, sur les docks d’Oakland ? De l’oeuvre entière d’un de ses gamins ? Ernest Everhard est mort. Martin Eden est mort. Jack London est mort. Les clients boudent toujours le First and Last Chance. Le barman va-t-il encore longtemps servir ses bières aux rares amoureux de la littérature qui s’y perdent ? Ou fermer ses portes, renonçant au monde comme Martin Eden, comme Jack London…


(1) Ce que la vie signifie pour moi, éd. Le Sonneur, 48 p., 6 €.
(2) La Route, éd. Phébus, 192 p., 7,50 €.
(3) Le Peuple d’en bas, éd. Phébus, 256 p., 10 €.
(4) John Barleycorn, éd. Phébus, 256 p., 8,99 €.
(5) Sur le ring, éd. Phébus, 160 p., 6,90 €.
(6) Signalons Jack London ou l’écriture vécue, de Francis Lacassin, éd. Christian Bourgois.
(7) Grève générale ! éd. Libertalia, 160 p., 8 €.
(8) Martin Eden, éd. Phébus, 448 p., 7,40 €.
(9) Le Talon de fer, éd. Phébus, 320 p., 9,90 €.

A lire
Face de lune, trad. de l’anglais (États-Unis) par Louis Postif, éd. Phébus, coll. Libretto, 185 p., 11 EUR

Bonnes adresses
Un bar : le First and Last Chance, le bar où le petit Jack écoutait les récits des marins. Un lieu de culte pour les fans de l’écrivain, qui viennent y boire à sa postérité. 48 Webster St. in Jack London Sq., Oakland. Tél. : 510/839-6761.
Une promenade : de San Francisco à Oakland, traversée de la baie en ferry, un spectacle surprenant. Et aussi le Golden Gate, l’île d’Alcatraz et Oakland.

Blue & Gold Fleet (www.blueandgoldfleet.com). 15 $ aller et retour.

Une librairie : peu de livres de Jack London à la librairie City Lights, fondée en 1953, mais, point de ralliement de la Beat generation, elle vaut le détour ! 261 Columbus Av., San Francisco. Tél. : 415/362-8193.

Une visite : the Wolf House (La maison du loup), petit musée à la mémoire de Jack London.

Jack London State Historic Park, 2400 London Ranch Rd., Glen Ellen. Tél. : 707/938-5216.

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POUR EN SAVOIR PLUS:

FRANCE CULTURE _ 1ère diffusion : 14 décembre 1989

Jack London (1876-1916) : Une vie, une oeuvre [1989 / France Culture]

En 1989, l’émission “Une vie, une oeuvre”, proposait un documentaire radiophonique pour éclairer l’oeuvre imposante, aussi célèbre que mal connue, de l’écrivain américain Jack London. Un documentaire produit et réalisé par Geneviève Ladouès et Isabelle Yhuel, diffusé pour la première fois sur France Culture le 14 décembre 1989. Jack London écrivait : « J’aime mieux être un météore superbe, chacun de mes atomes rayonnants d’un magnifique éclat plutôt qu’une planète endormie. La fonction de l’homme est de vivre non d’exister. Je ne gâcherai pas mes jours à tenter de prolonger ma vie, je veux brûler tout mon temps. » S’il est bien un auteur dont l’oeuvre et la vie sont indissociables c’est London. Une vie sur l’origine et la fin de laquelle planera d’ailleurs toujours un mystère. La vie d’un homme exceptionnel sans doute plus qu’aucun autre de son temps dans une Amérique à la croisée de deux siècles. Jack London l’enfant du rêve américain, mais aussi de son cauchemar, a vécu une vie courte, d’à peine quarante années. Avec Jacques Darras, Simone Chambon et Pierre Lagayette. Production : Geneviève Ladouès Réalisation : Isabelle Yhuel “Une vie, une oeuvre” – Jack London 1ère diffusion : 14 décembre 1989 Indexation web : Sandrine England, documentation sonore de Radio France Source : France Culture

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Lire Wikipedia: https://fr.wikipedia.org/wiki/Jack_London

La Discrétion, le dernier roman de Faïza Guène

Faïza Guène, La Discrétion (Plon, août 2020)

C’est plus un compte rendu (long) de lecture qu’une académique recension du livre de Faïza Guène, La Discrétion (Plon, août 2020) que je vous propose ci-après.

Voici un livre qui, quelque part, me réconcilie avec moi-même, avec mon passé, mon présent, ici en France. J’ai trouvé un certain réconfort à la lecture de ce roman qui dépeint « une famille française » et algérienne et musulmane, pleine d’une histoire chargée, de noms, de culture, de présent dont le pays, la France, n’a d’autre choix – si elle veut sérieusement incarner comme elle le proclame sur tous les frontons l’égalité, la fraternité – que de reconnaître, de revendiquer même, de prendre cette famille (et toutes les autres familles maghrébines) comme elle est, avec ses complexités. De lui attribuer les mêmes droits et d’attendre d’elle de se plier aux mêmes devoirs que tous les autres citoyens, ni plus, ni moins. Le pays doit s’abstenir de vouloir continuer d’« effacer » une part de ces hommes et femmes qui participent à sa construction, de leur soustraire une part de leur être profond. Si la France a procédé ainsi avec les anciens qui se sont éreintés dans les chantiers dans la discrétion, dans le silence, dans l’effacement, elle devra, pour son propre devenir national, écouter les enfants de ces êtres oubliés et plus encore leurs petits-enfants qui donnent de la voix sans complexe aucun pour un égal traitement républicain. Avec raison. 

Le roman de Faïza Guène, La Discrétion, est léger et agréable, se lit d’une traite.

La Discrétion est le sixième roman de Faïza Guène. Le premier, Kiffe kiffe demain, est publié en 2004 chez Hachette. Elle a 19 ans. Il aura un grand succès et sera traduit dans plus d’une vingtaine de langues. Deux ans plus tard, elle publie Du rêve pour les oufs (Hachette, 2006), puis Les Gens du Balto (Hachette, 2008), Un homme, ça ne pleure pas (Fayard, 2014), Millénium Blues (Fayard, 2018). La page Faïza Guène de Wikipedia fourmille d’informations et sur l’autrice et sur ses écrits et films, car elle est également scénariste.

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http://ahmedhanifi.com/wp-content/uploads/2020/10/Faiza-Guene-La-Grande-librairie-Mer-23-09-2020.mp4

Faïza Guène à La grande librairie, le mercredi 23 septembre 2020

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Comment se présente le roman ? 

 La Discrétion est composé de 35 parties que j’ai numérotées (c’est pratique). Il comporte 253 pages. Ce sont de courts chapitres allant de deux à seize pages. Vingt chapitres sont constitués de moins de six pages. Les chapitres 1 et 26 sont ceux qui comportent le plus de pages : 15 chacun.

Au cœur de l’ouvrage, en page 137, entre le 17° et 18° chapitre, Faïza Guène cite Frantz Fanon. « Chaque génération doit, dans une relative opacité, découvrir sa mission, la remplir ou la trahir. » (Les Damnés de la terre).

Elle dédie le roman « à ma mère et à toutes nos mères ». En fin d’ouvrage elle renouvelle sa reconnaissance et en ajoute d’autres « À la mémoire de mon père, mort de discrétion… À ma mère, à son cœur qui déborde, à tous les héritiers d’une histoire en fragments, à Djamila Bouhired, à ma fille, à l’unique que j’aime et qui m’a portée… »

La page 9 porte en exergue une citation de James Baldwin extraite de son essai La prochaine fois, le feu. »

Chaque chapitre porte un titre. Et chaque titre porte le nom d’un lieu, du pays (France, Algérie ou Maroc) et l’année du déroulement des faits. Plus le numéro du département lorsqu’il s’agit du territoire français. Un seul titre porte les numéros de départements non français, il s’agit de « Wilaya d’Oran (31), d’Aïn Témouchent (46) et de Tlemcen (13)… »

Quelles sont les communes dont il est question dans les titres (et dans le livre évidemment) ? :

Pour le Maroc : Ahfir. 

Pour l’Algérie : douar Atochène, village d’Arbouze, commune d’Aïn Kihal, villes d’Oran, Témouchent, Tlemcen.

Pour la France : Aubervilliers, Bobigny, Les Lilas, Pillac et Paris (plusieurs arrondissements).

23 des 35 titres de chapitres comprennent des noms de villes françaises : Aubervilliers fait l’objet de onze titres, Paris, de huit… Neuf titres comportent les noms de villes algériennes, et trois, marocaines (Ahfir).

Quinze titres portent en sus une précision, ainsi : 

« Marché du boulevard de Oujda, (Ahfir, chapitre 8), 

« les vacances » (Wilaya d’Oran (31)…, chap. 26),

« Brasserie Le coq français » (Les Lilas, chap. 7), 

« Mairie » (Bobigny, chap. 28)

« Chemin des vignes (Bobigny, chap. 15), 

« Les jardins familiaux », (Aubervilliers, chap. 21)

« Rue du Moutier », (Aubervilliers, chap. 24)

« Bar Joséphine » (Paris 6°, chap. 29)

« Renault Talisman » (Paris 6°, chap. 3) 

« Cabinet de madame Aït Ahmad » (Paris 11°, chap. 31)

« Service stomatologie et chirurgie maxillo-faciale » (Paris 13°, chap. 30)

« Lav-Story » (Paris 18°, chap. 13)

« Impasse saint François » (Paris 18°, chap. 5 et 33)

« Maxi Toys » (Paris 19°, chap. 25)

Le roman déroule une histoire qui s’étend de l’année 1949 à 2020

Les années suivantes ne sont évoquées que par un seul titre : 1949 (chap. 2), 1954 (chap. 4), 

1956 (chap. 6), 1959 (chap. 8), 1962 (chap. 10), 1963 (chap. 12), 1964 (chap. 14), 1967 (chap. 16), 1978 (chap. 18), 1990-2000 (chap. 26).

L’année 2018 est évoquée dans trois titres : chap. 1, 3 et 5.

L’année 2019, dans les dix chapitres impairs de 7 à 25

Enfin, l’année 2020 est traitée dans les titres 27 à 33 et le dernier, 35.

Comment sont ventilées les années par chapitre. Les chapitres ne comportent pas de numéro. Je leur en ai attribué un pour la facilité de l’analyse.

Le 1° chapitre s’ouvre sur l’année 2018 

Le 2° chapitre renvoie à l’année 1949 (année de naissance de Yamina). Avec le 3° chapitre on revient à 2018. Le 4° se déroule en 1956. Le 5° de nouveau traite de 2018.

Les chapitres impairs suivants : du 7° au 25° se passent en 2019. Chacun d’eux est suivi d’un chapitre pair pour évoquer les années 1959 à 1981 (2019-1959-2019-1962-2019-1963 etc.)

Le chapitre 26 évoque les années 1990-2000. 

Les chapitres 27 à 33 se situent en 2020. Le chapitre 34 en 2012 et le dernier, le 35°, en 2020 à Pillac. (C’est la première fois que la famille prend de vraies vacances. « Ils sont émus de se dire qu’ils font partie de l’histoire de France »)

J’ai développé l’analyse ci-dessous en respectant l’étendue temporelle allant de 1949 à 2020.

La quatrième de couverture fait bien de se concentrer sur Yamina, la mère, car elle est au cœur de la famille Taleb et du livre. Tout ou presque se fait, se pense, se positionne à partir d’elle. Yamina, dans l’Algérie en guerre « À peine adolescente, elle a brandi le drapeau de la liberté… » et aujourd’hui en France « Quarante ans plus tard, à Aubervilliers, elle vit dans la discrétion. N’est-ce pas une façon de résister ? »

La question de la liberté, de la dignité, de la résistance face au mépris, à la condescendance, traverse tout le roman. Les enfants de Yamina et de Brahim Taleb sont d’ici, de France aussi, maintenant plus qu’hier. Ils portent en eux une histoire de plusieurs générations, leur histoire, qu’ils revendiquent la tête haute, hic et nunc. 

Maintenant que l’architecture du roman est posée, j’en viens au contenu.

Ce compte rendu-rendu je le réalise à partir d’une lecture du roman respectueuse de la ligne du temps (de 1949 à 2020), et non tel qu’il se présente à la lecture au premier abord avec ses chapitres qui vont et viennent d’une année vers une autre, du passé au présent avec plusieurs retours vers telle ou telle autre année du passée pour revenir une nouvelle fois vers 2020.

Le point de départ. Dans une maison en argile, le « tlakht », l’atmosphère est fébrile. Nous sommes en Algérie en 1949 dans le douar d’Atochène. Province de Msirda Fouaga. L’autrice suggère que la guerre a déjà commencé, ce qui n’est pas le cas. « Le soldat est à son 19° mois de mobilisation… » il bouscule une jeune femme enceinte et fait tomber son balluchon… mais elle ne montre pas qu’elle a peur. La peur elle la garde pour elle. « Rahma accouche dans une grande douleur, sa souffrance est telle qu’elle se confond avec la mort ». Le nourrisson s’appelle Yamina.

Quelques années ont passé. À cette époque, en 1954, il était imprudent de dormir dans la cour en été, car « les soldats français pouvaient faire irruption à tout moment ». La précision est inutile, car s’il y a soldats, ils ne peuvent qu’être français. Et puis nous sommes en été et Faïza Guène anticipe la guerre qui ne commencera réellement que l’année suivante, bien après l’automne dans un certain nombre de régions, certainement pas dans une mechta isolée et « sans intérêt » pour les colons et l’État français.

La guerre est déclarée depuis deux ans. La famille fuit le douar à l’aube « sous le regard embrumé de jeddi Ahmed, le grand-père, pour se réfugier au Maroc, à Ahfir, accueillis par la grand-mère de Yamina. Son père est au front. C’est un résistant. Deux des frères de Yamina, sans autre précision, sont nés en exil. Des inconnues passaient voir les réfugiés algériens au Maroc et donnaient des instructions « ne parlez pas de vos maris, de vos frères ». 

Yamina a grandi. C’est maintenant une petite fille de dix ans. Des femmes portent d’immenses plateaux de pain à faire cuire. Des enfants cirent des chaussures d’adultes ou mendient. Une fillette, à peine plus âgée que Yamina, mendie. « Personne ne s’arrête pour lui donner une pièce ou un bout de pain. » Yamina a mal à une dent « qui lui donne le vertige ». L’arracheur de dents pratique une médecine ancestrale. Il lui arrache la dent avec « une petite pince de forgeron en métal, non stérilisée. C’est pire que dans le pire des cauchemars. » Pendant 14 ans, jusqu’en 1973, « elle souffrira d’abcès et de migraines, régulièrement. » 

Sept ans de guerre ont passé. La famille de Yamina se trouve toujours à Ahfir chez la grand-mère. C’est l’indépendance de l’Algérie. Yamina, 13 ans, « portait une tenue aux couleurs du pays : jupette verte, chemise blanche et cravate rouge. » Yamina n’en avait jamais voulu à sa mère, Rahma, « plutôt froide, voire inaccessible et verrouillée. Yamina avait bien compris que manifester ses sentiments n’était pas une évidence. » Les sentiments demandent de l’espace pour s’exprimer, mais  « le problème c’est qu’avec la guerre et la misère, c’est que la guerre et la misère prennent toute la place. » Faïza Guène exprime formidablement bien cette pudeur qui plombe de très nombreux (la majorité ?) Maghrébins. Yamina, tout comme sa mère, se retenait naturellement de déborder. Les émotions restaient coincées à l’intérieur de leur corps. « Le corps ne coopère pas toujours avec le cœur, même si le cœur brûle, exulte, le corps doit rester là, figé, inapte. Ils finissent parfois comme deux étrangers qui ne parlent pas la même langue. » 

Yamina a été obligée d’arrêter l’école « pour aider ses parents à la ferme » et élever ses nombreux frères et sœurs dont cinq deviendront des professeurs. Elle en est l’aînée. On ne connaît pas le nom de tous les frères et sœurs de Yamina. Leurs parents sont Rahma et Mohamed Madouri qui vivent à Aïn Témouchent. Dans la fratrie il y a Moussa, Norah, Nabil, Djamila « dernier né des enfants ». Cette dernière porte le prénom d’une révolutionnaire. Plus tard (en mars 2015 ?), Yamina emportera avec elle une photo du journal algérien Liberté sur laquelle on pouvait voir la splendide révolutionnaire Djamila Bouhired, à l’occasion d’une visite officielle en Égypte » en juillet 1962. 

La famille est retournée dans le village ancestral d’Arbouze, à Msirda Fouaga. Le figuier de Yamina est mort. Elle se lamente à son pied. La pauvreté est un lot quotidien « Yamina et ses frères ont été longtemps sous-alimentés. » Après l’indépendance, le père est sans emploi et « les gens de la campagne ont tout perdu. » Le père « traîne dans les cafés. » La guerre a volé sa gentillesse et sa sérénité ». Il est devenu violent « et Yamina déteste la violence… Sa mère culpabilise sa fille – « c’est ta faute, tu ne sais pas parler, tu n’es bonne à rien » – qui n’a pu acheter à crédit. « L’épicier refuse de faire crédit, car l’ardoise est trop chargée ». L’année suivante, le choléra a touché plusieurs familles du village. Yamina s’en remet à peine. L’autrice écrit « quelques semaines plus tôt », mais sans préciser la date de référence.

Yamina fuit la tatoueuse du village, « elle n’accepte pas ce tatouage (sur le front), elle refuse d’être marquée à vie ». Faïza Guène fait un hasardeux parallèle entre le front et le front. Elle écrit que le front de Yamina est « son front de libération personnel. Elle le gardera libre jusqu’à la tombe. »

« Une dizaine de familles vivent dans la vieille ferme d’Aïn Kihal », près de Aïn Témouchent. Yamina a 18 ans, « elle a un regard de miel. Elle est belle mais elle ne le sait pas, il n’y a pas de miroir. » Mohamed Madouri, le père de Yamina « a été choisi par ses collègues agriculteurs pour les représenter au Syndicat régional des agriculteurs. C’est un analphabète, mais un orateur doué. » Le travail est dur, « de l’aube à la dernière prière du soir. » Yamina passe une partie de ses journées à coudre. « Elle confectionne des jupons et des robes pour les femmes », mais également et surtout elle « s’occupe de nourrir les animaux, faire le ménage, préparer ses jeunes frères et sœurs pour l’école. » Chaque matin, le vieux voisin, Tayeb, transporte les enfants sur son tracteur jusqu’à l’école, à 5 km.

Le chapitre suivant est long de 22 lignes. Nous sommes en 1978, année de la mort du dictateur Boumediene. Yamina vivait encore en Algérie, « elle eut la sensation que l’Algérie perdait son père. » J’aurais tendance à penser qu’il était plutôt détesté dans cette région frontalière de l’ouest, nonobstant sa politique implacable. Le dictateur était de l’Est et le coup d’État qu’il a mené l’a été contre un président issu d’un de ces villages frontaliers avec le Maroc. Le « régionalisme » est très profond en Algérie et cela est étonnant d’écrire « pour la famille, Boumediene était un sauveur », mais possible.

Yamina a accepté à contre-cœur d’épouser un émigré de dix ans plus âgé qu’elle. Le mariage avec Brahim a lieu à la mairie de la Daïra de Aïn Kihal. Brahim réside en France où Yamina ne veut pas vivre. Mitterrand préside désormais et depuis peu aux destinées de la France. Yamina était devenue « la vieille fille du coin. » Elle ne s’est pas mariée auparavant car son père avait besoin d’elle, elle dont il disait qu’elle « valait au moins les six garçons. » 

En juillet de la même année, on organisa une fête chez le frère aîné de Brahim, au 17° étage d’un immeuble du quartier de Bel-Air, à Oran. Les parents de Yamina viennent de quitter les lieux après la fête. « Sur le boulevard, la mère ne s’est pas retournée, son père a levé la tête vers le balcon. Elle se sent abandonnée. » Elle a envie de retourner chez eux, « de tout annuler ».

Ce n’est pas facile de devenir une femme « c’est brusque, elle n’a pas la marche à suivre. » 

Yamina passera ici 4 mois avant de rejoindre Brahim. Ils partirent pour la France en août. 

Voilà Yamina en France. « Brahim n’a eu que deux semaines pour trouver (grâce à des amis Kabyles) un logement. Jusque-là il a toujours vécu seul dans des foyers de travailleurs, dans des cafés-hôtels, dans des baraquements, dans des préfabriqués, chez des cousins dans les bidonvilles de Nanterre. » Faïza Guène rappelle le rouge octobre 1961, « Brahim se souvient de celui qui n’est jamais revenu, que la police française avait jeté dans la Seine » et la proposition faite par Giscard d’Estaing aux Algériens pour quitter la France « avec cette aide de 10.000 pauvres et pitoyables francs. Une honte plus qu’une aide. » C’était difficile à Brahim de faire oublier l’exil à son épouse. Elle pleurait tout le temps. Il la trouve « tellement douce et gracieuse »

Nous faisons un saut de plus de dix années. Nous sommes dans « la décennie noire » à la fois dans la région d’Oran, de Aïn Témouchent et de Tlemcen. Yamina et Brahim ont quatre enfants dont rien n’a été dit jusque-là, sinon que Omar est né « à la clinique de La Roseraie à Aubervilliers ». Tous nés dans la décennie 80 : Malika est née en 1980, Hannah en 1985, Imane en 1987 et Omar en 1988. Pour Yamina et Brahim « élever des enfants » c’est « avant toute chose, qu’ils ne manquent de rien » Pour les générations suivantes, celles du « bien-être » comme celles de leurs propres filles et fils c’est s’accroupir et parler avec leurs enfants « d’une voix mielleuse en regardant l’enfant dans les yeux ». 

Pour Malika, Hannah, Imène et Omar et leurs parents, les vacances c’était en Algérie, une semaine à Oran chez l’oncle et à la mer. « Une ville magnifique Oran, baignée par une lumière qui n’existe nulle part ailleurs. » Hannah se demandait comment faisaient les Oranais pour deviner qu’elle venait de France, « à croire qu’ils ont un détecteur ‘d’immigrés’ ». Le week end ils se rendaient au village de vacances Les Andalouses, ils écoutaient le raï de Cheb Hasni « pourquoi a-t-il été tué, il ne faisait pas de politique ». Puis ils se rendaient à Aïn Témouchent chez les parents de Yamina. « Omar était chanceux ‘comme un garçon’ » Faïza Guène n’explique pas pourquoi « comme un garçon ? »

« À Oran, alors qu’il a 8 ans, Omar demande à son père ‘papa, pourquoi il y a que des Arabes ici ?’ Poser une telle question à 8 ans, cela paraît difficile à croire. Il n’était peut-être jamais venu en Algérie avant 1996 ? Peut-être également que ses parents et ses sœurs ne lui ont rien dit non plus des habitants de ce pays ?  En Algérie, l’espace public est largement occupé par les hommes écrit justement l’autrice. « Les femmes sont obligées de trouver des stratagèmes pour se frayer des passages et, furtivement, passer sans trop déranger. » Les vacances familiales s’achevaient à Msirda Fouaga. De Aïn Témouchent à Msrida ils ont mis « 4 heures à saigner le goudron » alors qu’il y a à peine 135 km. Brahim préfère-t-il les pistes à la route nationale ? Dans la mechta de la tante paternelle Fatima, l’aînée, « il n’y avait ni montre, ni miroir, ni télévision ». Cela est difficilement imaginable alors que nous sommes dans les années 1990-2000. « Les enfants n’avaient d’autres activités que de dormir, marcher, grimper aux arbres, attraper des scarabées, monter à dos d’âne. Ils faisaient leurs besoins, avant le coucher de soleil, derrière les cactus, au milieu des poules, pour éviter d’avoir à faire ça en pleine nuit parce que ça leur foutait la trouille toutes ces histoires de vipères et de chacals. L’ennui c’est que les figues de barbarie à longueur de journée ça donne la diarrhée » 

Le chapitre suivant évoque les attentats terroristes qui ont pris la France pour cible durant les années 2012 à 2016, et l’angoisse qui saisit les Maghrébins, plus encore les Algériens à cause du climat nauséeux, voire délétère qui les vise périodiquement, eux plus que toute autre communauté, du fait de la guerre d’indépendance. « Les Taleb se soutiennent le front, les yeux hagards, devant les images terribles et les bandeaux qui défilent sous l’écran ». Un attentat. Effroi d’abord puis l’empathie pour les victimes et leurs familles. Et un vœu : « faites que le terroriste ne soit pas un ‘‘Arabe’’. » Exactement comme en cette quinzaine de fin octobre 2020, à la suite de l’assassinat de Samuel Paty le vendredi 16. Quel Algérien n’a pas, au plus profond de lui, imploré « faites que le terroriste ne soit pas un Algérien. » Lorsque le lendemain j’ai appris que l’assassin de l’enseignant n’était ni Algérien, ni Maghrébin, j’ai respiré profondément, très profondément. Il était néanmoins musulman, et une partie de la société, de la classe politique à l’affût, plus encore des médias, particulièrement des commentateurs et invités de la télévision, exigèrent (exigent toujours) des musulmans de se « désolidariser ». Mais je ne suis plus vraiment dans l’analyse. J’y reviens.

« Les enfants Taleb savent qu’ils seront écartés du deuil national. » Ils sont habitués. Ils sont aussitôt rangés du côté des accusés. « On les somme de descendre dans la rue dans un cortège à part. » De sortir du rang pour se désolidariser des terroristes. » Les Taleb, réunis en famille comme tous les samedis, parlent de la tragédie. Ils se demandent s’il leur faut chanter plus fort la Marseillaise, changer de prénom, ou adhérer à un parti d’extrême droite pour qu’on leur accorde l’autorisation de faire partie de la communauté nationale.

En 2018, Yamina a 69 ans et vit à Aubervilliers. Chaque samedi matin, elle se rend au marché de la ville, « c’est un rituel ». Dans le bus on lui cède la place mais elle refuse car « elle n’aime pas qu’on se dérange pour elle ». Yamina ne se plaint jamais « comme si cette option lui avait été retirée à la naissance ». Lorsque son médecin traitant la tutoie, lorsqu’il lui demande de dégager ses oreilles de son foulard « Allez, madame Yamina, on enlève sa petite burqa pour montrer ses petites oreilles », elle n’y voit aucune condescendance, ou mépris. Elle ne voit pas cette échelle invisible (sic) sur laquelle il se perche chaque fois qu’il s’adresse à elle ». À moins qu’elle ait choisi « de ne pas se laisser abîmer par le mépris ou envahir par le ressentiment », sa façon de résister.

Elle enfouie sa colère, contrairement à sa fille Hannah qui la laisse exploser comme devant la guichetière de la préfecture de Bobigny « qui blesse les gens avec son comportement » sa façon de parler avec eux « très fort en articulant lentement » Malika est divorcée. Les trois autres sœurs et Omar sont célibataires. Les samedis, ils se retrouvent chez leurs parents qui sont heureux de les recevoir pour le rituel couscous.

Omar n’a jamais fait la moindre remarque à ses sœurs qui étaient pour lui comme « trois petites mères ». Il est le chouchou de Yamina, qui peut faire se lever l’une de ses filles pour que lui, le garçon de la famille, s’assoit « ma fille, lève-toi, c’est la place de ton frère »

Les sœurs considèrent que Omar est le préféré de leur mère. « Imène, détachée, lâche en haussant les sourcils « Inch’Allah que j’ai pas d’enfants, si c’est pour faire des différences, c’est pas la peine ! » Lorsque Brahim, le père, rentre des courses et qu’il a oublié les Chocapic, les céréales préférées de Omar, « Yamina le boude ». Suit une liste d’actions de Yamina montrant combien Yamina chouchoute Omar. Pourtant, Si Omar est la fierté de sa maman, Malika est la fierté de la famille, « Elle travaille au service de l’état civil de la mairie de Bobigny. » Elle se fait discrète, « elle ne fait jamais de vague. » Yamina rappelle à tous qu’elle ne fait aucune différence entre ses enfants « qui sont comme les doigts de ma main, je peux pas en couper un. » Mais Imane est persuadée qu’elle est « l’auriculaire de Yamina, ce doigt inutile. » alors elle quitte la pièce peinée. 

La famille habite à Aubervilliers, « rue du Moutier », non loin du cirque Zingaro, à quelques kilomètres de Paris et du stade de France.

Yamina se lève à l’aube pour faire sa prière. Une fois, alors qu’elle allait faire ses ablutions, elle s’est rappelée d’un rêve dans lequel elle se voit se rendre à l’école qu’elle trouve fermée. Elle crie « ouvrez-moi, je veux rentrer », mais en vain. Elle est ramenée à la maison par son père « qui fronce les sourcils ». Yamina a dû arrêter l’école pour aider ses parents. Ses enfants à elle ont tous été à l’école. Malika, sa fille aînée, divorcée, intellectualise tout. Elle ajoute toujours « à ce qu’il paraît » lorsqu’elle avance une citation d’un auteur « ce qui affaiblit malheureusement la crédibilité de son propos. » 

Les phrases sont en italiques lorsqu’elles reprennent les échanges entre par exemple l’employée de la préfecture et Hannah, mais aussi lorsque l’autrice s’adresse au lecteur « peut-être que ça ne vous frapperait pas immédiatement en la regardant, mais derrière Yamina il y a une histoire comme derrière tout un chacun. » Faïza Guène utilise l’humour, parfois de manière subtile, « Sur les boites de Chocapic, sous la date de péremption, on devrait ajouter l’âge limite pour en manger », parfois de manière incongrue ou trop légère, sans pertinence ainsi ces formules à l’emporte-pièce, ces formules qu’on entend parfois ou d’autres inutiles ainsi « il gare sa voiture toujours au même endroit, sous le lampadaire devant Chez Akfadou, la boucherie halal des Kabyles, juste en face de la rôtissoire à gaz (capacité trente-quatre poulets). »

Yamina a de bonnes relations avec sa voisine, « elle lui tient la porte, lui envoie une assiette de msemen ou de crêpes mille trous », mais elle est gênée quand son chien la renifle. La voisine croit qu’elle en a peur, « Il va pas vous mordre ». Yamina comprend que d’autres gens aiment les chiens « c’est leur façon de vivre ». Pourtant, des chiens elle en a vu dans la mechta de son enfance. Ils étaient libres d’aller et venir dans la ferme. Elle pense que « l’appartement ce n’est pas un destin acceptable pour un chien. » Yamina évite le chien, non parce qu’elle en a peur, mais c’est que pour prier il faut être pur, c’est-à-dire avoir fait ses ablutions. Or, tout contact avec un chien invalide cette pureté et Yamina sera obligée de refaire ses ablutions. C’est donc mieux d’éviter. Elle pourrait expliquer tout cela à sa voisine, mais « quelque chose empêche Yamina d’avoir ce dialogue. Aujourd’hui on ne peut pas dire qui on est. » L’atmosphère a changé depuis les années Zidane et les années 80, la décennie de la Grande marche citoyenne de Marseille à Paris « Pour l’égalité et contre le racisme ». Mais peut-être que Yamina « a tendance à embellir ses souvenirs ». Yamina dit vrai. L’atmosphère s’est alourdie. Elle n’aime pas écouter « les polémistes islamophobes à qui on donne la parole pour beugler leur haine, la bave aux lèvres, ces faces de chien, Woujah el kelb » Les Woujah el kelb comme le Zemmour prolifèrent à la radio, à la télé et même dans les quartiers. Hannah, elle, n’a pas la patience de sa mère. Elle, elle dit à la voisine « tenez votre chien là s’il vous plaît ». Mais lorsque sa mère lui demande d’user de patience « c’est comme ça benti, ma fille, on doit accepter, on est comme leurs invités, on est chez eux » Hannah ne supporte pas. « On n’est pas des invités ! t’as reçu un carton d’invitation toi ? Ça suffit, ça fait 35 ans que j’entends ça ! Nous on est chez nous ! on est nés ici ! » Et gare donc à qui ose lui barrer le chemin. Elle n’a pas froid aux yeux et elle a raison.

La famille possède depuis plus de dix ans un jardin ouvrier près de la nationale, du cirque Zingaro et du cimetière, à deux, trois kilomètres de l’appartement. Il est entouré d’autres jardins et des villes de Drancy, La Courneuve, Pantin et Bobigny. Dans ce jardin ouvrier il y a un figuier qui fait penser à Yamina à celui de son enfance à Msirda et qui a péri. « Désormais, l’arbre de Yamina, sa baraka, n’est plus en Algérie, il est ici, à Aubervilliers, bien enraciné. » La famille a pour voisin un vieil espagnol avec lequel Brahim échange fièrement en portugais, mais Brahim fait erreur.

Lorsqu’elle jardine, Yamina est comme transportée dans son enfance, « elle oublie tout et ne s’arrête que pour prier dans la cabane du jardin… Avant, elle priait même sur l’herbe fraîche, mais aujourd’hui elle ne se sent plus en sécurité. Elle se cache. »

Omar est chauffeur Uber depuis deux ans. Il porte un costume de grande marque en guise de tenue de travail. Sa nuit de travail touche à sa fin, l’aube pointe. Il dépose des clients devant le luxueux hôtel Lutétia. Omar peut se donner les moyens pour prendre un verre dans le bar de l’hôtel, mais « il y a dans sa tête une frontière nébuleuse qui lui raconte qu’il ne peut pas y entrer… Il y a des choses qui ne sont pas faites pour nous » mais pour les dominants « qui font à peine l’effort de nous exclure. Nous le faisons très bien nous-mêmes. » Il prend les derniers clients, deux touristes américaines qu’il dépose sur la place de la Bastille, avant de rentrer se coucher, mais avant « avec un peu de chance, il arrivera à temps pour prier el fajr à la mosquée d’Aulnay-sous-Bois. » Yamina est fière de son fils. Elle trouve qu’il s’en sort mieux que nombre de jeunes comme « ceux qui mendient avec leurs chiens, ceux qui ont fait de la prison ».

Une autre fois, Omar prend une cliente à la gare Montparnasse pour la déposer à Romainville. « Ils ont parlé de tout et ‘d’autre chose’. Il aurait voulu que la course dure jusqu’à l’aube. » Que devient-elle à la fin du roman, cette cliente ? est-ce la meuf qu’évoquera Hannah dans la grande maison de Pillac ?

« Omar  pense aux vacances qu’il a passées à Marseille l’année dernière, avec sa serviette de plage FC Barcelone, achetée au bled en 2012, à Tlemcen. » Je n’ai réellement pas saisi le sens, y en a-t-il un, de cette phrase, même si Faïza Guène précise « Il se souvient que le vendeur aussi s’appelait Omar » Très bien, mais quand même « passer ses vacances avec une serviette », quand-même… 

La cliente qu’il a prise à la gare Montparnasse s’appelle Nadia. « Ses yeux sont si noirs qu’on distingue à peine le contour de ses pupilles… elle est plutôt bavarde. Omar souhaite la revoir. « Elle lui donne son pseudo Facebook » Omar n’est pas sûr de lui. Il pense qu’elle a accepté par politesse. « Il a des fourmillements dans sa poitrine, chaque fois qu’elle rit. » 

Il pense qu’« elle plairait bien à maman ». N’est-ce pas là un cliché du garçon maghrébin accroché aux jupons de sa maman ? Omar est timide, « il peine à trouver sa place dans le monde. C’est un garçon arabe qui ne se conforme pas à ce que le monde attend de lui, c’est-à-dire devenir dominant, brutal, conquérant, viril et, si possible, fourbe, voire dangereux. » À Port Say, il y a quelques années, son cousin lui a appris qu’il fallait draguer les filles mal fagotées » pour avoir plus de chance de conquête. Il a échoué. Suivent trois pages sur la virilité telle que développée dans les westerns américains. 

En 2018, Omar « va bientôt passer les 30 piges » indique l’autrice (page 36). Un an plus tard, en 2019, « Omar a 29 piges » (page 159). Petit problème donc. La chambre de Omar ressemble à celle d’un étudiant. Lorsqu’il était en CDD à l’Assurance-Maladie Omar a acheté un très grand téléviseur « qui mange littéralement la pièce » qui supporte aussi d’autres meubles, « une armoire, une table basse, une banquette, un bureau », et surtout une Play-Station 4. Il passe des heures à jouer ce que ne comprend pas son père « Jouer ? à 30 ans ? » Brahim pense que son fils fait partie de cette « génération à l’enfance prolongée et aux responsabilités réduites » « Lui, Brahim, à 16 ans il descendait à la mine, la gueule noire, du côté de Roche-la-Molière et Firminy, dans la Loire ». Yamina ne comprend pas pourquoi son mari « s’entête à endurcir Omar ». Elle s’interroge, « les chauffeurs Uber d’aujourd’hui, comme leur fils, ne sont-ils pas les mineurs d’hier ? » Yamina souhaite que Omar se marie et « qu’il ne suive pas le chemin de ses sœurs demeurées célibataires. L’aînée est divorcée. Omar y songe peut-être. 

Tout en nettoyant sa belle voiture de travail à la station de lavage, « Omar pense à inviter Nadia, la cliente qu’il a ramenée de Montparnasse à Romainville. Elle lui a plu. Pour échanger avec elle il a créé un compte Facebook et envoyé quelques messages.  

Sa sœur Imane, 31 ans, est la troisième enfant. Elle habite seule dans un studio. Lorsqu’elle a annoncé à ses parents qu’elle projetait d’habiter seule, ils ont eu peur du « qu’en dira-t-on » des gens. Imane fuit le regard de son père qui est déçu par elle. Aucune des filles Taleb n’est mariée. « Malika, l’aînée, avait été mariée quelque temps », aujourd’hui elle est divorcée. Brahim avait dansé au mariage de sa fille (en août 1999, elle avait 18 ans). Mais celui-ci ne tint qu’un temps et comme les parents des mariés se connaissaient bien, le divorce ou « ‘l’arrangement’, s’était déroulé à merveille. » À cette époque, Brahim rodait avec le père Ammouri (mort d’un cancer de la gorge). L’auteure use d’une image qui s’apparenterait à un stéréotype pour décrire l’ami et voisin de Brahim « Avec son long corps de Berbère qui avait des airs de Jacques Brel trempé dans de l’huile d’olive. » Pas vraiment pertinent. « Les aînés de la fratrie, comme Malika, acceptaient les règles désuètes » des parents, car à leurs yeux ils faisaient de leur mieux. Il y a lieu ici de parler plutôt des fratries en général car, s’agissant de la famille Taleb, même Malika, née en 1980, est jeune pour avoir à « accepter » ces règles anciennes. Pourtant « décevoir les parents c’est pire que tout. »  Comme on vivait « ici » il fallait bien trouver des règles. « C’est ainsi qu’ils avaient inventé instinctivement des lois hybrides ». Mais les parents, « avaient peur de tout perdre. Ils tenaient à rester qui ils sont. Ils ont refusé d’être effacés » 

De nombreux passages, comme en page 60 et 61, sont marqués par une graphie particulière avec des phrases courtes de trois à neuf mots et retour à la ligne.

« Malgré eux, les parents, par les sacrifices énormes qu’ils leur ont consentis, ont fait de leurs enfants des gamins écrasés, accablés et les enfants accablés font comme leurs parents, ils marchent la tête baissée. » Pas toujours, on le constate bien avec Imène et Hannah. Celle-ci a 34 ans et elle se sent épuisée. C’est une adulte indignée. Elle semble regretter « la bonne époque, celle d’avant le 11 septembre 2001, d’avant Charlie. Au moment où les Arabes avaient été à la mode, grâce à Zidane, à Djamel Debbouze et à Rachid Arhab. C’était cool d’être rebeu à cette période ».  Mais des malheurs étaient passé par là, et Charlie avait brisé le cœur du coeur de millions de Français musulmans « au nom de la liberté ». 

Hannah a rendez-vous avec un homme « pas très beau, il a de l’embonpoint, des poils sur les doigts » et porte « un jean qui épouse ses hanches. Si Hannah remarque les hanches d’un homme, automatiquement il devient une sœur. » Généralement les garçons arabes s’intéressent plus « à la femme blanche, aux cheveux raides. » Hannah méprise les gens qui souffrent de la haine de soi. Elle déteste par-dessus tout, les gens qui se détestent. Une fois elle est tombée amoureuse d’un type, Samy, « qui s’est mis à vouloir la contrôler. Il n’avait pas assez d’amour pour en donner convenablement. Elle l’a quitté à contre-cœur. » 

Maintenant Hannah est avec Hakim. Il parle beaucoup et elle, « son esprit s’évade. » Il n’a aucune originalité Hakim. Hannah se lasse des choses, des gens et, dans la vie, s’ennuyer constamment n’est pas de tout repos. » Elle décroche lorsqu’il lui détaille son voyage en Thaïlande « son plus beau voyage qu’il a jamais réalisé ». Hakim voulait pratiquer la boxe thaïe, mais il a été découragé par un ami. « Frère, Wallah, t’as pas la condition physique pour ça. Le prends pas mal mais t’es sacrément dodu, t’as des seins mon frérot. » Ce type d’humour très drôle n’est pas rare dans le roman. Entre massage et boxe thaïe, les vacances à vingt ans en Thaïlande peut être un excellent rite initiatique. Ce pays avait fait de Hakim et de ses semblables, des hommes. Hakim voulait retourner une 4° fois au Salon de massage, mais le même ami avait essayé de l’en empêcher, « Eh Wallah frère c’est chaud. Elle t’a fait une marabouterie asiatique ou quoi ? Fais belek, j’crois qu’tu tombes amoureux frère. » 

La petite sœur, Imane, se trouve dans un Lavomatic au nom de « Lav’ Story », tenu par un Chinois qui force les sourcils en permanence. Imane aime le lavomatic « ça lui permet de rêvasser tranquille dans une atmosphère de linge humide ». Puis-je écrire qu’il s’agit là par contre d’un humour, disons bon enfant ? Le nom de la laverie renvoie Imane à un célèbre film américain, un film qu’elle a vu en cassette avec sa grande sœur Malika « une bonne centaine de fois. »

Cette année encore Imane, à Noël, intègrera l’équipe de vente de ‘Maxi Toz’. Le travail la fatigue « elle en a assez de la hiérarchie et de la pression qu’elle lui inflige. » Elle ne peut arrêter, il lui faut payer le loyer de son 20 m2, et il est cher. Ses parents lui feraient un scandale s’ils l’apprenaient « quoi ? 850 € ? ça fait 8 millions et demi » en Algérie, de quoi louer 7 appartements à Aïn Témouchent ! » Et Faïza Guène n’est pas vraiment généreuse ! Aujourd’hui on offrirait le double aux parents, 17 millions de centimes.

L’autrice imagine une suite de propos entre Imane et son père « cette histoire aurait possiblement mal fini. Imane aurait quitté l’appartement en claquant la porte. » Elle serait allée faire un tour « et se serait sentie incomprise dans cette famille « de toute façon y en a que pour les grandes et pour Omar ». 

Une fois par semaine, en cette année 2020, Hannah se rend chez une psychologue. « Elle en a honte. Elle fait croire à sa famille qu’elle s’est inscrite à un cours de zumba ». Cela n’a pas été facile car il lui a fallu « déconstruire les fiertés mal placées qu’elle portait en elle, ‘‘je suis algérienne ! je n’ai pas besoin d’aide !’’ » en levant le poing si nécessaire ou en agitant un drapeau algérien. Y a-t-il un seul Algérien qui ne reconnaîtrait pas chez tel ou tel de ses proches ce nif tellement « mal placé ? » et au nationalisme démesuré ? L’esprit de Hannah est taraudé par la question de la LÉGITIMITÉ (en lettres majuscules).

Depuis dix ans, elle est éducatrice spécialisée auprès de jeunes en réinsertion professionnelle. « Elle côtoie les psy dans le cadre de son travail », mais ce n’est pas la même chose. Un jour de septembre elle s’est adressée à une psychologue dans le 11° arrondissement de Paris, madame Aït-Ahmad – le troisième « a » n’est pas un « e », aurais-je commenté. Hannah a honte, mais « elle doit franchir la frontière pour ses enfants à peine en projets, même pas nés, encore flous. Les impacts de la vie sont dans la chair de Hannah. » Si un jour elle a des enfants « elle ne veut pas qu’ils héritent de cette colère qui dévore ses tripes et qu’ils soient fiers de qui ils seront. » Elle leur racontera sa propre histoire, celle de ses parents, celle de Djamila Bouhired, l’Histoire, sans ambages. 

Malika se doit en sa qualité d’officier d’état civil d’incarner l’impartialité et la neutralité de l’État. Mais elle peine. Comment rester neutre devant un chibani « qui se noie dans son charabia sans lui tendre une main compatissante. » Ce que ne comprend pas du tout, et ne peut peut-être pas comprendre, l’employée de la préfecture de Bobigny qui s’en était prise à Yamina. Quand Hannah s’adresse au vieux monsieur dans son propre dialecte, ses yeux fatigués s’illuminent. Même sa hiérarchie ne la comprend pas et « lui a remonté les bretelles », ni même sa propre mère qui lui demande de « rester discrète. » Dans les moments d’accalmie, Malika fait des micro-siestes ou surfe sur l’Internet. Elle recherche et trouve le village de « Sidi Ben Adda ex Les trois marabouts », près de Aïn Témouchent où ont vécu ses aïeux. Elle trouve un site qui relate la période coloniale, mais rien des anciens de sa famille « leurs vies se sont discrètement éparpillées dans la poussière ». Ils sont absents du site.  Malika n’a reçu qu’une « histoire fragmentée, un puzzle ». Il reste à ses propres enfants d’en assembler les fragments, de le reconstituer.

Omar n’est pas à l’aise. Il sue. Il s’est habillé comme « lors du mariage de son copain » 

Il se trouve au bar du Lutétia. En attendant Nadia, la cliente de Romainville il commande un cocktail « alcohol free ». Suit cet échange sensé nous faire rire. Omar se remémore d’une discussion qu’il a eue avec une fille lors d’une fête. « – tu fais quoi dans la vie – je suis Uber  – c’est marrant t’as pas une tête à t’appeler Hubert. » Bon.

Nadia arrive, « sa façon de traverser le bar, de slalomer entre les tables… c’est sûr, Omar est amoureux de cette fille. » Elle préfère aller ailleurs, ce bar ne lui plaît pas « on va pas payer 24 balles pour six accras de morue. » Ils se rendent chez un traiteur libanais « beaucoup plus accessible. »

Imane se rend à l’hôpital Salpétrière, « il paraît qu’ils ont de bons stomatos ». À 31 ans, Imane a besoin de sa maman à ses côtés, « c’est une douillette ». Elle a des difficultés à avoir une demi-journée « à croire que sa responsable a un problème personnel avec elle ». « Sa responsable est toujours à la surveiller, à chronométrer ses temps de pause. » Là encore cet humour est un peu lourd. Imane pense que si elle se trouve ici en stomatologie c’est à cause de sa responsable, « elle a une dent contre moi ».

Hannah raconte à la psy ses cauchemars. Tout le texte est en en italiques. Hannah se voit avec ses copines de lycée dans un restaurant chinois. Elles mangent, rigolent… lorsque tout à coup arrivent des cars de CRS. Le patron, Sofiane, est terrorisé. Du dessous de la caisse, « il sort vite une tondeuse, il la branche et se met à tondre sa barbe. »  Les CRS, cagoulés, tirent en l’air, mais l’un d’eux, un vieux militaire d’extrême droite, haineux avec un bandeau de pirate sur l’œil, « tire sur les jeunes en riant ». Arrive un autre de ses acolytes, de la même veine, qui écrase la tête de Yamina. Hannah hurle. « Il me tire dessus dans le front. Boum. » C’est ce qu’elle raconte à la psychologue, madame Aït Ahmad. Elle lui raconte d’autres cauchemars, des corps d’Algériens dont celui de son père qui flottent sur la Seine. Hannah ne sait quoi faire de « toutes ces histoires qui la hantent ». La psy trouve les mots qui réconfortent. « C’est normal, cette violence fait partie de votre histoire, et les humiliations vécues avant vous, vous en héritez… mais vous ne pouvez réparer seule, l’offense. » Ces mots lui font du bien car Hannah « a toujours le sentiment de devoir réparer l’offense subie par les parents » qui seront, certainement, « enterrés sans avoir la reconnaissance méritée. » Son père en se rappelant son arrivée en région parisienne en 1961, pensait « à Nasser, celui d’entre eux qui n’est jamais revenu » jeté dans la Seine en octobre 1961. Il a dû raconter ce vécu à Hannah.

Ce père qui offre des fleurs à Yamina chaque année à la Saint- Valentin. De tout temps il « glisse un billet de 20 € dans les pages du Coran de Yamina. Elle a fini par l’aimer, lui et ses manières gauches. » Brahim a arrêté de jouer au tiercé et de fumer, mais il a gardé des petits plaisirs, comme « mettre du parfum, se rendre au café Casanova, écouter Dahmane el Harrachi, regarder des westerns à la télévision. » 

Thomas, le petit ami de Imane, sanglote dans cette impasse du 18°. Elle l’avait prévenu qu’il ne fallait pas compter sur elle pour qu’elle s’engage. Imane ne supporte pas de le voir dans cet état. « Elle est au degré zéro de l’empathie… Même si elle déteste leurs pensées archaïques, leur autorité, leurs manières trop viriles, Imane préfère chez les garçons arabes le trop de virilité que le pas assez. » « Thomas était gentil avec Imane, mais malheureusement, l’électrocardiogramme est resté plat. Tout s’est évaporé lorsqu’elle l’a vu se dégonfler et baisser les yeux lorsqu’un mec leur a cherché bagarre dans un bar. Tout à coup il l’a dégoûtée, littéralement. » Thomas gagne bien sa vie, il est propriétaire de son appartement, mais il est trop près de ses sous. « Toujours à tout compter, à mettre sa part, à donner l’appoint, toujours avec ses ‘‘on fait moit’-moit’ » 

Imane est indépendante. « Elle soutient la liberté d’expression, mais elle n’est pas Charlie pour autant. Elle est musulmane et féministe. Elle est française et algérienne. Quand la viande n’est pas halal, Imane est végane (c’est-à-dire ne consomme pas de produit d’origine animale. Ne porte pas de laine, de fourrure ou du cuir). En un mot ou en treize, elle vit dans un monde qui n’est pas prêt à accueilli sa complexité. »

Le roman s’achève en Charente, dans une grande maison. C’est la première fois que la famille prend de vraies vacances. Les grands-parents sont morts. Les enfants se sont cotisés pour louer « une maison de 170m2 à Pillac, au nord de Bordeaux, avec piscine, ping-pong et balançoire. » Tout autour, des champs à perte de vue, Yamina ne se lasse pas de les regarder. Hannah apprend involontairement à ses sœurs que Omar « a une meuf ». Peut-être est-ce Nadia, sa cliente de Romainville ? La famille est heureuse, elle profite du lieu, Brahim somnole à l’étage.

« Yamina a six ans, elle rit aux éclats, elle se sent libre ». Malika, Hannah, Imène et Omar sont bouleversés. Ils sont heureux de « découvrir un nouveau visage du pays où ils sont nés, et plus heureux encore de le faire découvrir à leurs parents. » Ils sont émus de se dire qu’ils font partie de l’histoire de France, d’une manière ou d’une autre, ‘‘qu’ils le veuillent ou non’’. »

Voilà une famille qui remplit au quotidien sa mission, sans colère, dans la lignée des anciens et dans un environnement pas toujours bienveillant. Et lorsqu’ils manifesteront, ils ne descendront plus dans la rue « dans un cortège à part » qu’on le veuille ou non.

La Discrétion est un beau roman, malgré quelques imperfections, quelques lourdeurs. Il soulève plutôt avec subtilité nombre de questionnements liés au mal-être, à l’identité, à l’intégration, à l’altérité, au racisme banal, au travers l’évolution d’une famille algéro-française vivant en France. Un roman agréable à lire.

Ahmed Hanifi,

mercredi 27 octobre 2020

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FAIZA GUENE in WIKIPEDIA:

Wikipedia

Faïza Guène, née le 7 juin 1985 à Bobigny en France, est une romancière et scénariste française. Son premier roman Kiffe Kiffe Demain, publié à l’âge de 19 ans, rencontre un succès mondial. Vendu à plus de 400 000 exemplaires en France et à l’étranger, il est traduit dans vingt-six langues. L’écrivaine publie par la suite cinq romans, des comédies sociales, qui explorent l’identité, notamment des Français issus de l’immigration maghrébine.

Origine et trajectoire

Faïza Guène naît en 1985 à Bobigny de parents algériens et grandit avec son frère et sa sœur à Pantin1. Son père, Abdelhamid Guène (1934-2013), arrivé en France en 1952, sera mineur dans la région de Saint-Etienne puis maçon en région parisienne. Sa mère, Khadra, émigrera en France en 19812. Pour Faïza Guène, les récits d’immigration de ses parents sont « complètement différents ». Son père arrive en France alors que l’Algérie est encore française, et sa mère rejoint ce dernier plusieurs années après l’indépendance. Elle vit une « enfance heureuse » bien qu’elle réside dans un logement insalubre, qui contraint sa famille à se laver dans les bains publics de la municipalité3

Enfant précoce, elle saute la classe du CP pour intégrer directement le CE1 ayant appris les lettres de l’alphabet et la lecture en regardant l’émission télévisée La Roue de la fortune2. Elle sera également initiée à la lecture et à l’écriture par un oncle venu d’Algérie4 et se met à griffonner des petites histoires qu’elle troque contre des bonbons, promettant à chacune de ses copines qu’elle en sera la princesse5

Ses parents déménagent aux Courtillères, un quartier populaire de Pantin, en Seine-Saint-Denis, alors qu’elle a 8 ans. 

Après son baccalauréat, elle s’engage dans des études de sociologie à l’Université Paris VIII qu’elle abandonne par la suite6

Écriture

  • Les Engraineurs

À 13 ans, Faïza Guène écrit dans la gazette de son collège. Son professeur de français, Boris Seguin, décèle en elle « une bosseuse qui a du talent »2. Elle se passionne pour les sessions de lecture qu’organise ce professeur. Notamment lorsque ce dernier lisait à haute voix le polar La Vie de ma mère ! de Thierry Jonquet3

Il lui propose d’intégrer un atelier d’écriture dirigé par l’association Les Engraineurs. Fondée par le producteur et réalisateur Julien Sicard et lui-même7, cette association créée en 1998 a pour objet de « faire émerger une parole artistique » de Pantin8notamment à travers l’écriture de scénarios. 

Jusqu’à l’âge de 17 ans, elle écrit et réalise cinq courts-métrages. À 18 ans, elle obtient une subvention du CNC pour réaliser Rien que des mots dans lequel elle fait jouer sa mère. 

Faïza Guène décrit son entrée dans l’univers de la littérature comme un « accident ». Pour elle, ce n’est pas le fruit d’un système qui « marche »9. Cet accident est sa rencontre avec Boris Seguin. Au début des années 1990, et à la surprise du rectorat, Boris Seguin demande à être muté en Seine-Saint-Denis, où il se présente comme un « fantassin de la fracture sociale » avec l’ambition d’être « le prof que je n’avais pas eu. Devenir ce qui m’avait manqué »10

Qualifié en 1996 de « hussard noir de la République » par le quotidien Libération10, il porte une attention particulière au langage de ses élèves. Il est d’ailleurs coauteur de l’ouvrage Les Céfrans parlent aux Français (1996), dans lequel il élabore avec ses élèves du Collègue Jean Jaurès de Pantin un lexique de leur vocabulaire. L’ouvrage, qualifié par Le Monde de « formidable »11, est avant tout une véritable « entreprise sociale » pour Seguin car « décortiquer ce langage populaire, c’est le reconnaître comme langue digne d’intérêt »12.

  • Premier roman

C’est à travers Les Engraineurs que Faïza Guène prend goût à l’écriture. « Dès le premier cours, j’ai adoré. Je venais tout le temps. Je peux dire aujourd’hui que je dois une partie de mon parcours à ce prof [Boris Seguin] »13. Elle écrit « des tas de petites histoires sur des cahiers de brouillon […] pas pour en faire un livre, c’était plutôt un loisir ». C’est en lisant les quelques pages de ce qui deviendra Kiffe kiffe demain que Boris Seguin décide de les envoyer à sa sœur, Isabelle Seguin, éditrice chez Hachette Littératures. Cette dernière propose immédiatement un contrat d’édition à Guène, pour en publier 1 500 exemplaires. 

En septembre 2004, à la sortie de Kiffe kiffe demainLe Nouvel Observateur lui consacre une double page et encense le livre. La tornade médiatique commence et ce premier roman se vend à plus de 400 000 exemplaires et est traduit dans vingt-six langues. 

En 2007, l’attachée de presse de Hachette Littératures reconnaissait que si Boris Seguin n’avait pas présenté les écrits de Faïza Guène à sa sœur « nous serions sans doute passés à côté du personnage, bloqués dans nos préjugés sur les jeunes des quartiers »14

L’écrivaine publiée par Hachette Littératures, puis Fayard depuis ses débuts a rejoint Plon15 en 2020 pour la publication de son sixième roman La discrétion

Créations littéraires

Les romans de Faïza Guène sont principalement des comédies sociales. Ses écrits sont construits sur des séries de personnages lucides sur leur position au sein de la société française. Ils racontent le vécu des classes populaires issues de l’immigration maghrébine. Faïza Guène utilise une langue revigorée et souvent argotique, « une langue vivante et drôle »16. Ce style particulier, assez courant dans de nombreux autres pays comme en témoignent les livres du romancier Irvine Welsh, est plutôt rare et déconsidéré dans la littérature française17

Son premier roman Kiffe kiffe demain (2004) est le monologue de Doria, une adolescente de 15 ans vivant à Livry-Gargan, un témoignage sur lequel s’appuie l’écrivaine pour traiter de l’identité18. Pour le linguiste Marc Sourdot, la langue utilisée dans ce roman est celle du « je » et du « jeu », et les textes sont portés par des personnages qui distillent un regard frais, drôle et sans misérabilisme sur leur vie19

Dans Du rêve pour les oufs (2006), l’héroïne, Ahlème, est une jeune adulte de 24 ans vivant à Ivry-sur-Seine. Sa mère est tuée en Algérie lors de la décennie noire et, entre son père accidenté du travail qui perd la tête et son frère attiré par la délinquance, elle doit faire face à l’effondrement de sa structure familiale. 

Les Gens du Balto (2008) décrit une autre facette des habitants de banlieue. Dans ce polar, l’écrivaine met en scène des personnages dans une ville de banlieue pavillonnaire en fin de ligne RER appelée Joigny-les-Deux-Bouts. Le meurtre du patron du Balto, un bar miteux, est le prétexte à un roman chorale où témoignent différents personnages potentiellement coupables, face à un lieutenant de police. Les personnages sont issus de trois familles : « la franco-arménienne qui bat de l’aile, l’algérienne travaillée par des bifurcations générationnelles ou la française laminée par l’ennui et la « beaufitude » »20

Dans le drame familial Un homme, ça ne pleure pas (2014), l’écrivaine raconte l’histoire d’une famille issue de l’immigration algérienne, installée dans une maison avec jardin dans la ville de Nice. Les parents rêvent de voir leurs trois enfants grandir dans le respect des traditions familiales, infusées dans la culture algérienne et la religion musulmane. Les enfants ont une double culture et sont tiraillés sur leurs identités. Deux visions radicales s’opposent, celle de Dounia, l’ainée, qui croit en l’égalitarisme républicain, et celle de Mina, qui reste loyale à la culture de ses parents. Entre les deux, le frère cadet et narrateur, Mourad, ne veut pas choisir21

Millénium Blues (2018), un roman nostalgique sur les milliéniaux, retrace une histoire d’amitié entre deux femmes, Carmen et Zouzou, que l’on voit grandir à travers les événements marquants du tournant du millénaire, avec ses joies et ses traumatismes. Qu’ils soient individuels ou collectifs (coupe du monde 1998, le 11 septembre 2001, les élections de 2002, la canicule, la grippe A, etc. 22. La Libre Belgique note que « Toutes proportions gardées, la plume de Faïza Guène fait penser à celle d’Yves Simon qui, dans nombre de ses romans, captait si bien l’époque et ses tumultes »23

Dans La discrétion (2020), Faïza Guène raconte l’histoire de Yamina, une algérienne qui a connu un double exil, l’un à Ahfir au Maroc pendant la guerre d’Algérie, l’autre en France, à Aubervilliers. À l’aube de ses 70 ans, elle refuse de se laisser envahir par le ressentiment, « elle ne parle pas de son passé, de ses relations conflictuelles avec la France, de la douleur de son exil »24. Ses quatre enfants « ne comprennent pas cette discrétion, héritent d’un sentiment d’humiliation. Et rien ne peut empêcher la colère, à un moment ou à un autre, de sourdre… »25

Thèmes

Classe et culture populaire

Pour Faïza Guène « être pauvre et avoir des origines étrangères est une double malédiction »17. Elle précise que ce qui est important dans ses écrits est sa classe sociale : « ce sont mes origines modestes, banlieusardes, prolo, populaires, cela me donne tellement de matière, ce que l’on a appelé « la France d’en bas ». C’est là que je me situe »26. L’écrivaine raconte « des histoires de gens ordinaires, des antihéros aux revenus modestes »17

  • Banlieue parisienne

La banlieue parisienne est le cadre des trois premiers romans de Faïza Guène. Dans un article intitulé Paris et ses banlieues dans les romans de Faïza Guène et Rachid Djaïdani27, l’universitaire Mirna Sindičić Sabljo explique que les romans de ces deux auteurs permettent de saisir la complexité des espaces périphériques. Elle note une diversité du type de banlieues, celle des barres HLM dans Kiffe kiffe demain et celle de la banlieue pavillonnaire dans Les gens du Balto. Pour Mirna Sindičić Sabljo, ces espaces sont à l’opposé des stéréotypes diffusés par les médias français. Dans les romans de Guène, elle note que ces espaces sont des « communautés fraternelles », « lieux d’une interaction sociale forte ». Les romans de Faïza Guène et de Rachid Djaïdani « contestent l’image mythifiée de Paris » et « démontrent l’hétérogénéité des banlieues » ainsi que leur relation avec la capitale. 

Cette analyse sur la représentation de la banlieue dans le premier roman de Guène, loin des clichés, est également partagée par l’universitaire Mirka Ahonen28. Aussi, les femmes du roman ne sont pas victimes d’un ordre patriarcal, elles parviennent à améliorer leur condition matérielle et sont solidaires. 

Lors d’une conférence donnée en 200929, à l’occasion de la sortie de la traduction anglaise de Du rêve pour les oufs (Dreams from the Endz), Faïza Guène déplore la déshumanisation de la banlieue. Elle fait remarquer que les noms donnés aux Grands ensemblessont souvent ceux d’insectes ou ceux évoquant la multitude. Elle donne comme exemple le quartier des Courtilières (une espèce d’insectes orthoptères) à Pantin où elle a grandi mais aussi « La Ruche » de Bobigny, la « Cité des 3000 » à Aulnay-sous-Bois ou encore la « Cité des 4000 » à La Courneuve. Elle explique avoir choisi pour cadre de son deuxième roman dont le sujet est la précarité, la « Cité de l’Insurrection » d’Ivry-sur-Seine. Pour l’universitaire Mirelle Le Breton, Faïza Guène « ré-humanise » la banlieue contre les représentations stéréotypées30. Elle change d’échelle, passant des « Grands ensembles » à une communauté qui s’apparente à un petit village où les individus vivent dans la fraternité. 

  • Cellule familiale

À 15 ans déjà, Faïza Guène avait exploré dans son court-métrage RTT la précarité sociale et affective qui survient dans les classes populaires dès lors que la cellule familiale éclate. Ce thème est récurrent dans l’ensemble de ses romans.

Dans Kiffe Kiffe demainDu rêve pour les oufs et Millénium Blues elle explore les conséquences de la précarité de la cellule familiale monoparentale. Dans Un homme, ça ne pleure pas, la cellule familiale est ébranlée par le départ de la sœur ainée, qui coupe toute relation avec son milieu social et culturel d’origine. 

  • Déterminisme social

Le concept du mektoub (qui signifie le « destin » en arabe) revient en filigrane dans les textes de Faïza Guène. Dès son premier roman, la narratrice, Doria, est abandonnée par son père. Seule avec sa mère, son destin parait tout tracé. Pour Doria, le mektoubest le « scénario » d’un film qu’elle n’a pas écrit et dont elle est simple actrice. « Le problème, c’est que notre scénariste à nous, il a aucun talent. Il sait pas raconter de belles histoires ». 

Dans un premier temps, le mektoub rend Doria impuissante face à l’avenir. Pour elle, demain sera kif-kif (« pareil ») qu’aujourd’hui. Cependant, le fatalisme initial laisse la place à de l’optimisme dès lors qu’elle croit en sa capacité à agir sur sa vie. Elle peut espérer et kiffe kiffe (« aimer ») demain18

Chez l’écrivaine, le mektoub est une notion polysémique, il est tantôt un fatalisme qui vient s’opposer à la liberté individuelle, tantôt un déterminisme social, qui fige la trajectoire de ses personnages issus des classes populaires en bas de l’échelle sociale. La liberté et le droit au rêve sont revendiqués dans Kiffe kiffe demain mais aussi dans Du rêve pour les oufs par la voix de son héroïne Ahlème (dont le prénom signifie « rêve » en arabe). 

  • Télévision et musique

Dans Kiffe kiffe demain la culture populaire est très présente avec des références au cinéma et aux émissions télévisées31. D’ailleurs, l’héroïne du roman décrit la télévision comme « le Coran du pauvre ». En 2007, Faïza Guène déclare que son roman n’est pas autobiographique mais qu’elle rejoint son « personnage sur sa culture tv en béton armé »32

La télévision a plusieurs fonctions pour ses personnages, elle permet de rêver et d’avoir des modèles. Les séries télévisées permettent aussi de dégager des figures de la masculinité qu’admire les narratrices de ses romans, à l’image de Charles Ingalls (La Petite Maison dans la Prairie) dans Millénium Blues ou MacGyver dans Kiffe kiffe demain

Dans Du rêve pour les oufs, ce sont les programmes de la télévision qui rythment la vie du « patron », le père de l’héroïne, cloué à la maison depuis son accident du travail au chantier. Chaque émission lui rappelle, lui qui a perdu la tête, la notion du temps (Télématin devient l’heure du café, l’Inspecteur Derrick, l’heure de faire la sieste, etc.).

La musique et les références aux chanteurs sont nombreux, de IdirBarry White et Rihanna en passant par ABBA, dont la discographie sert de bande-son à la vie de la narratrice dans Millénium Blues

Intégration et Assimilation

Le thème de l’intégration et de l’assimilation est développé dans Un homme, ça ne pleure pas où le personnage de Dounia, un avatar de Rachida Dati33, veut forcer le destin. Mourad, son frère cadet, décrit une sœur qui aurait aimé s’appeler Christine, et qui opère un processus de « christinisation » pour répondre au modèle français de l’assimilation. Dounia est à ses yeux ce que la République sait faire de mieux : « une réussite accidentelle ». En effet, elle a beau être transfuge, une femme politique, présidente d’une association féministe « fières et pas connes » (clin d’œil à Ni putes ni soumises), renier sa famille ainsi que sa culture arabo-musulmane au passage, elle est tout de même immédiatement renvoyée à ses origines par la presse qui la décrit comme « d’origine algérienne ». 

Faïza Guène explore la question du destin des français issus de l’immigration, la manière dont ils composent avec leurs identités multiples pour être acceptés comme des enfants de la République. Son personnage de Dounia est affectée par ce qu’elle décrit comme le « Syndrome de Babar » : Babar est un petit éléphant dont la mère est tuée par un chasseur. Il est recueilli par une femme nommée Christelle qui lui apprend les bonnes manières. Il porte un costume trois-pièces, un nœud papillon, conduit une voiture mais est constamment renvoyé à sa condition d’éléphant34

Ce thème est aussi présent dans Kiffe kiffe demain. Pour Brinda J. Mehta, Faïza Guène montre « l’hypocrisie » de l’intégration à la française où toute différence est rendue suspecte, et où les descendants d’immigrés sont relégués à une citoyenneté de second rang, par des représentations (notamment médiatiques) stéréotypées35

Identité et transmission

L’écrivaine explique que chacun de ses romans est une lettre d’amour à son père36. En 2013, ce dernier décède après une longue maladie. C’est à cette période qu’elle a l’idée de son roman Un homme, ça ne pleure pas pour parler de transmission. « Quand j’ai perdu mon père, je me suis dit que lorsque cette génération de chibanis (« vieillards », en arabe maghrébin) sera partie, tout aura disparu avec eux. J’ai eu le sentiment qu’ils n’avaient jamais été reconnus à leur juste valeur, et qu’ils ne nous ont pas tout raconté »37

La figure du père est omniprésente dans l’ensemble des romans de Faïza Guène38. Il est d’autant plus présent qu’il est absent physiquement (Kiffe kiffe demain) ou mentalement (Du rêve pour les oufs). Cette figure peut être tout aussi omniprésente par son silence (Un homme, ça ne pleure pas)

Pour l’universitaire Nour Seblini, Faïza Guène traite de l’identité des français d’origine maghrébine, tiraillés entre l’injonction à l’assimilation et la préservation de leur héritage39. Dans Millénium Blues, l’héroïne est initiée à cet héritage culturel par son père, immigré algérien. Il lui fait écouter A Vava Inouva d’Idir, une chanson kabyle inspirée de contes transmis oralement40

Bien que la figure du père soit centrale, la figure de la mère l’est tout autant. D’ailleurs, elle lui consacre son dernier roman, La Discrétion (2020). Elle déclare dans une interview41 donnée à Tecknikart que l’idée du roman lui est venue en écrivant un texte pour l’émission Boomerang d’Augustin Trapenard sur France Inter en janvier 2018. Dans ce texte titré La lourdeur des nuages42, Guène résume la philosophie de cette génération d’immigrés qui ne voulait pas se faire remarquer : « Ici [en France], il faut rester discret ». 

La question de l’identité est également abordée dans le recueil de nouvelles publié dans Chronique d’une société annoncée (2007) du collectif Qui fait la France ?. Dans un texte intitulé Je suis qui je suis, un clin d’œil à la chanson de Gloria GaynorI am what I am, elle raconte l’histoire d’un tueur mythomane qui s’invente de multiples identités, entre le réel et la fiction. Pour Isabelle Galichon, docteure en littératures, « Guène souligne les affres de la construction identitaire qui oscille entre transparence sociale et fiction : le travail de l’écrivain vise alors à rendre visible ceux qui disparaissent dans la société et à reconstruire ce qui semble disparate et éclaté »43

Style

Faïza Guène revendique une écriture populaire, qui n’est pas destinée aux élites44. Elle déclare que L’Attrape-cœurs de J. D. Salinger a « beaucoup compté » pour elle comme source d’inspiration mais qu’elle écrit avant tout de manière « intuitive »9. Elle dit avoir écrit avant d’avoir lu, et que les mots lui venaient en écoutant les autres parler45. Son rapport à langue, elle le décrit ainsi : « je remixe la langue française en lui donnant des couleurs différentes de celles dont on la pare à Saint-Germain-des-Prés. Ce n’est pas un langage par défaut, je n’écris pas comme je parle mais je me sers de ce langage car je l’aime »32

Oralité et traits argotiques

Les romans de Faïza Guène font la part belle à l’oralité et à l’argot. Ses écrits sont imprégnés de la culture des classes populaires. Dans un portrait réalisé en 2008 par Al Jazeera English, elle témoigne avoir grandi dans un foyer où il n’y avait pas d’étagères avec des livres, mais où régnait une culture de l’oralité46

Lors de la sortie de Kiffe kiffe demain, l’usage de la langue est perçu comme un « hybride » alliant le verlan et le français standard47. Faïza Guène use de phrases courtes pour mettre en avant l’oralité et un rythme vif19

Focus Vif, note que dans Les gens du Balto, Faïza Guène a « conservé l’oralité » et sa capacité à « reproduire les parlers les plus improbables »48. Dans ce roman chorale, l’oralité est adapté à chaque personnage49

Pour la professeure Zineb Ali-Benali, le titre Un homme, ça ne pleure pas, « semble mimer l’oralité »50. Pour l’universitaire Silvia Domenica Zollo, le roman apporte de nouveaux éléments linguistiques et stylistiques qui permettent à ses personnages une « déculturation » et une « reconstruction identitaire ». La « mise en scène de l’oralité » permet au narrateur, professeur niçois d’origine maghrébine affecté en Seine-Saint-Denis, de reconstruire une identité culturelle et linguistique au contact de ses élèves et de son cousin venu d’Algérie51

Usage du verlan

Faïza Guène utilise des mots en verlan, dont l’usage est devenu populaire dans la langue française. Son usage de la langue a souvent interpelé et elle s’en est justifié en ces termes :

« Je crois que certaines cultures admettent bien plus facilement l’évolution du langage et, en règle générale, les apports qu’on peut faire à la littérature aujourd’hui. J’ai trouvé cela moins figé en Scandinavie ou en Angleterre, par exemple. Cela me conforte dans l’idée qu’on construit de nouvelles choses, qu’en choisissant de m’intéresser à ces anti-héros du quotidien, je n’insulte en rien la noblesse de notre littérature qui doit s’ouvrir davantage »26.

Dans un article19 portant sur Kiffe kiffe demain, le professeur de linguistique Marc Sourdot estime que seules les « unités les plus courantes » du verlan sont utilisées, notamment celles référencées dans le Petit Robert. Cette « langue urbaine inventive est souvent subversive »52

Aussi, l’universitaire et traductrice italienne Ilaria Vitali parle du « verlan et de cyberl@ngage » de Kiffe kiffe demain en indiquant que ce langage est un « sociolecte d’inclusion/exclusion sociale ». En effet, l’héroïne opère ce qu’elle qualifie de « code-switching » pour être comprise. Elle illustre son propos avec une scène du roman dans laquelle l’héroïne est frustrée de ne pas pouvoir utiliser des mots en verlan de peur de ne pas être comprise par sa psychologue53. Brinda J. Mehta souligne quant à elle un usage du verlan comme un marqueur de l’identité d’une jeunesse marginalisée54

Dans son second roman Du rêve pour les oufs, l’esthétique de son texte interpelle L’Express : « Sa langue créative, mélange de verlan, de phrases châtiées et de proverbes africains de Tantie Mariatou, fait d’elle une porte-parole efficace, mais aussi un auteur à part entière »55

Usage de l’arabe

Dans l’ouvrage collectif dirigé par Ilaria Vitali, Intrangers (II). Littérature beur, de l’écriture à la traduction (2011), les deux linguistes Alena Podhorná-Polická et Anne-Caroline Fiévet concluent que la reformulation des arabismes utilisés par Faïza Guène participent à la création de « ponts stylistiques » entre la France et le Maghreb. Ilaria Vitali qui a traduit du français à l’italien de nombreux romans « beurs » avance que les écrivains d’origine maghrébine sont à la fois écrivains et traducteurs dans la mesure où ils participent à l’initiation de leurs lecteurs à leur double culture56

Marc Sourdot souligne l’usage des mots arabes « bled, hchouma, haâlouf, chétane, kiffer ou flouse » dans Kiffe kiffe demain que l’écrivaine utilise dans la bouche de personnages arabophones. Il explique que le roman a connu un succès au-delà d’un public adolescent car l’auteur a su « surprendre sans dérouter ». Il utilise le concept de « l’écriture décentrée » développé par Michel Laronde, qui dans son ouvrage L’écriture décentrée, la lague de l’Autre dans le roman contemporain (1997), énonce que cette écriture « rendrait compte de développements à l’intérieur de l’Hexagone d’une littérature marquée par des différences linguistiques et culturelles ancrées en partie dans l’origine étrangère des écrivains ». Dans les romans de Guène, les effets de styles ne se font pas au détriment de la compréhension, notamment avec l’usage systématique de la reformulation, d’intégration de termes équivalents ou de marqueurs métalinguitiques19.

Humour

Pour écrire sans misérabilisme sur les classes populaires, Faïza Guène utilise l’humour : « Je ne sais pas écrire des choses dures d’une manière dure. J’ai toujours besoin qu’il y ait de l’humour, de la légèreté pour venir adoucir tout ça »57. Pour L’Obs ses « textes débordent de vie, d’humour »58

Dans Kiffe kiffe demain cela permet à l’écrivaine de décrire une réalité nuancée et loin des clichés sur la banlieue59. L’humour est omniprésent dans Du rêve pour les oufs60 où Faïza Guène « s’avère être une excellente caricaturiste »61. Pour L’Express, sa « langue [est] pleine de vannes et de lucidité […] »62

Dans Du rêve pour les oufs, « Le discours que prête Guène à sa narratrice n’est ni celui de la défaite ni de l’abandon […] Il règne toujours un souffle d’espoir. Et puis, il y a l’humour qui caractérise le style de la romancière. […] »63.

Le Nouvel Observateur souligne les qualités de ses deux premiers romans (« des saynètes très drôles, une narratrice attachante, un vrai sens de l’observation ») mais déplore une écriture populaire « avec les mots du quotidien »64. Pourtant cette écriture populaire est revendiquée par l’écrivaine dès ses débuts. En 2008, elle avance que ses écrits ne sont pas assez « nobles » pour les « élites parisiennes » pour être considérés comme de la littérature (« I like telling stories about ordinary people, anti-heroes of modest means […] not noble or interesting enough to belong to litterature or fiction »)65

Pour sa critique portant sur Les gens du BaltoLe Figaro note une « plume drôle et relevée »66. Pour Le Point, le roman est « dôle et tendre »67La Croix note que « L’écriture « nature » et décomplexée de Faïza Guène se dévore sans effort et avec le sourire aux lèvres »68

Pour sa critique d’Un homme, ça ne pleure pasL’Express note « un sens de la formule qui claque » et « un humour tendrement décapant »37

À la sortie du roman La discrétion, la journaliste de France Info Laurence Houot note qu’elle « restitue avec pudeur et humour une histoire complexe »69

Réception

Réception française

Pour Faïza Guène, la banlieue est son « environnement » mais n’est pas le sujet de ses romans. Elle rappelle que Kiffe kiffe demain ne parlait pas de banlieue, « il parlait de l’adolescence »9. Elle déplore la confusion qui règne chez certains journalistes entre « le livre et l’auteur »26

L’universitaire Mame-Fatou Niang explique la réception positive des romans de Faïza Guène dès lors que l’histoire a pour décor la banlieue de barres HLM. Pour elle, les romans de Faïza Guène sont encensés par le milieu élitiste de la littérature parisienne, non pas pour leurs qualités esthétiques, mais pour leurs qualités « ethnographiques » dans la mesure où ils sont reçus comme des documentaires sur la banlieue. C’est à la lumière de ce constat qu’elle explique la relégation de Guène dans les pages « Société » de la presse écrite. Elle en veut pour preuve le roman Les gens du Balto, qui sort des sentiers battues de la banlieue verticale des barres HLM pour camper dans la banlieue horizontale des pavillons. Ce roman fut un échec commercial comparé aux deux premiers mais marque « un réveil douloureux » pour l’écrivaine. Elle prend conscience de « l’affirmation du rôle qu’elle jouait (malgré elle ?) dans le milieu littéraire »70

En 2018, Faïza Guène reviendra sur le tourbillon médiatique après le sortie de Kiffe kiffe demain, déclarant avoir le sentiment d’avoir été considérée comme « un singe savant » 9. En effet, le succès de son premier roman coïncide avec les émeutes urbaines de 2005. À L’Obs, elle déclare que les journalistes voulaient connaître son avis sur « le port du voile, l’immigration, les émeutes en banlieue… On me parlait de tout sauf de mon livre. J’étais considérée comme un écrivain de banlieue et pas comme un écrivain tout court »71. Profitant du contexte social de 2005, certaines élites politiques françaises, veulent en faire une porte-parole des banlieues. Elle déclinera les tentatives d’approches faites par différents ministères durant les présidences de Jacques Chirac et de Nicolas Sarkozy17

Dans son autobiographie, Mélanie Georgiades, plus connue sous son nom de scène Diam’s, décrit son amitié avec Faïza Guène qu’elle a rencontrée lors d’invitations faites par les médias à débattre sur des faits d’actualité car elles étaient considérées comme les deux « perles » de la banlieue. Les deux femmes étant réduites à représenter leur territoire d’origine et non leurs productions artistiques72

Pour Zineb Ali-Benali50, Faïza Guène a été, consciemment ou non, une « anthropologue des siens » pour le milieu de la littérature parisienne. Elle évolue de la case de « beur », puis « intrangère »73 pour finir au « centre » de la littérature avec Un homme, ça ne pleure pas. C’est ainsi qu’elle place la critique enthousiaste de ce roman par François Busnel dans L’Express :

« Elle a fait du chemin depuis Kiffe kiffe demain ! On a découvert Faïza Guène en 2004 avec un premier roman qui, pour n’être pas très réussi, n’en fut pas moins un grand succès de librairie. Dix ans plus tard, la jeune femme s’est métamorphosée : elle s’est dotée d’un style, d’un ton, et a appris à raconter des histoires sans jamais verser dans le manichéisme, les généralités ou les raccourcis 74 ».

Pourtant, dans un article consacré à l’évolution de l’écriture chez Faïza Guène, l’universitaire Ioana Marcu, note qu’Un homme, ça ne pleure pas garde le style originel de Guène comme l’usage de l’oralité. Après son deuxième roman de la « confirmation », ce roman est celui « l’âge adulte » avec un style arrivé à « maturité »75

Réception internationale

La réception des écrits de Faïza Guène en France et à l’étranger est différente76. Si en dehors de l’Hexagone elle est comparée à « Zadie Smith ou à Monica Ali », en France, elle incarne selon l’universitaire Laura Reeck « la révolte, une révolte totale qui peut mener à tout, même au silence et surtout au silence lorsque l’on est sommé de parler ». 

Dans l’ouvrage collectif Banlieue vues d’ailleurs (2016) dirigé par l’historien Bernard Wallon77, il est rappelé que les universitaires spécialisés dans l’étude de la production des écrivains issus des banlieues sont principalement basés en dehors de l’Hexagone, notamment aux États-Unis, en Angleterre et en Italie. En effet, en France, cette littérature est « absente dans la plupart des anthologies et tentatives de classement dédiées à la littérature française contemporaine […] la critique universitaire française continue à ignorer ce corpus vaste qui compte pourtant des œuvres de qualité littéraire remarquable ». Pour lui, l’une des explications à cet état de fait serait structurel, les universités anglosaxonnes par exemple ayant des départements de French Studies, influencés par les études postcoloniales et les cultural studies qui analysent les œuvres considérées comme mineures et/ou issues des minorités. 

Dans ce même ouvrage, l’universitaire britannique Christina Horvath78, spécialisée dans la littérature des auteurs issus de banlieue signe un article intitulé Écrire la banlieue dans les années 2000-2015 dans lequel elle énumère les raisons qui pourraient expliquer le déni des écrivains issus des banlieues dans le champs littéraire français : mépris pour le genre populaire et les genres mineurs, méfiance des universitaires hexagonaux à l’égard d’une littérature dont l’esthétique s’éloigne du « prestige du français standard normé, approuvé et certifié par l’Académie française ». Elle suppose également que les auteurs portant des noms étrangers ne seraient « pas suffisamment français » pour avoir une place dans les rayons « littérature française » ou intégrés dans les programmes scolaires. Pour finir, elle avance que les stéréotypes sur les banlieues, véhiculés par les médias, influencent les universitaires à ne pas croire en la capacité des auteurs résidants en banlieue d’être « dignes de leur attention ». 

Cette analyse est partagée par la professeure de français Anouk Alquier dans un article publié en 2011 et intitulé La Banlieue Parisienne du Dehors au Dedans : Annie Ernaux et Faïza Guène. Elle y explique que les relents néocoloniaux au sein de la société française ne permettent pas de reconnaitre les textes qui se passent en banlieue comme textes littéraires. Ils sont reconnus comme « textes exotiques, étranges, voire tabous »79

Dans une interview de Faïza Guène publiée en 2007 par le Contemporary French and Francophone Studies32 à la suite d’une tournée des universités américaines, elle déclarait avoir été confortée sur son travail, sur l’universalité de ses thèmes, ajoutant qu’en France , elle « en doute quelquefois car on a souvent besoin de me cantonner à la Banlieue ». 

En 1995 déjà, Alec G. Hargreaves traduisait en ces termes la place inconfortable des écrivains français issus de l’immigration maghrébine : « La littérature issue de l’immigration maghrébine en France est une littérature qui gêne. Les documentalistes ne savent pas où la classer, les enseignants hésitent à l’incorporer dans leurs cours et les critiques sont généralement sceptiques quant à ses mérites esthétiques »80

Le statut d’écrivaine

Faïza Guène et Françoise Sagan

En 2004, la journaliste de L’Obs Anne Fohr encense Kiffe kiffe demain mais s’interroge : « Le premier roman d’une beurette de banlieue ne passe pas inaperçu. Quand c’est une petite merveille, c’est la ruée sur l’auteur, sa vie, son œuvre. On en fera peut-être un phénomène. Nouvelle Sagan des cités ou petite sœur de Jamel Debbouze? »81. La « Sagan des cités »82 ou la « Sagan des banlieues »62,83 seront réutilisés dans la presse française mais également étrangère. Le seul point commun entre Françoise Saganet Faïza Guène étant une entrée précoce dans le monde de la littérature (Françoise Sagan a publié Bonjour Tristesse en 1954 à l’âge de 18 ans). 

En août 2006, pour la sortie de son deuxième roman Du rêve pour les oufsLe Nouvel Observateur critiqua ce surnom où l’écrivaine « se retrouve homologuée « Sagan des cités » par quelques plumitifs en mal de formules passe-partout »84. En octobre de la même année, Anne Fohr publie dans le même magazine une critique élogieuse du second roman de l’écrivaine, qualifiée cette fois-ci de « beurette phénomène » ou encore une « une fille des cités surdouée»85

Les surnoms l’assignant à la banlieue seront encore nombreux.« Plume du bitume »86, « Bridget Jones des banlieues »87 dont la « plume rafraîchissante de 21 ans [est] trempée dans le bitume de Seine-Saint-Denis »55, « titi de banlieue »88, « la plume de Pantin (Seine-Saint-Denis) »89.  Ou encore « une romancière qui a su incarner, plus que toute autre, une certaine littérature française du bitume »37

Dès sa première émission télévisée, l’universitaire Kathryn A. Kleppinger90 fait remarquer que Faïza Guène tente de recadrer la réception de son travail. Elle retranscrit un passage de l’émission On a tout essayé, diffusée le 11 octobre 2004 sur France 2 : 

  • Laurent Ruquier : « Qu’est-ce que vous préférez, qu’on dise que vous êtes la Françoise Sagan des banlieues comme j’ai pu le lire, ou la petite sœur de Jamel Debbouze?»
  • Faïza Guène: « Si j’avais le choix, aucun des deux.»

Faïza Guène continuera à rejeter ces surnoms, y compris auprès de la presse étrangère, notamment dans une interview donnée au New York Times87 en 2004 (« I don’t want to be the Sagan of the housing projects »). Pourtant, elle est présentée ainsi à chaque sortie d’un roman. En 2008, elle déclarait à ce sujet : « Des cités, des banlieues, c’est devenu un nom de famille, une particule. Si je vais sur la Lune, je serai l’Armstrong des quartiers, non ? »89

Ce phénomène d’association des écrivains issus de la banlieue parisienne et de l’immigration maghrébine à des figures connues dans le milieu littéraire français est une pratique courante dans les médias hexagonaux. En organisant des dictées géantes par exemple, l’écrivain Rachid Santaki a été affublé du surnom de « Bernard Pivot des banlieues »91

Légitimité

En 2016, Faïza Guène apparait dans le documentaire Nos Plumes92 réalisé par Keira Maameri. Cette dernière tente de montrer les stéréotypes dont souffrent les artistes et écrivains issus de la banlieue parisienne dont Faïza Guène, BerthetRachid Djaïdani, ElDiablo et Rachid Santaki. Le documentaire traite de la question de la légitimité de ces auteurs dans le champs artistique et littéraire français. 

L’usage d’une langue populaire et argotique est l’un des éléments qui participe à une forme d’exclusion de Faïza Guène du champs littéraire par la presse française. Les articles la concernant sont souvent classés dans la rubrique « Société » et non dans la rubrique « Littérature » ou « Culture », faisant de l’auteur un phénomène de société, plus qu’un phénomène littéraire. 

En 2004, Le Nouvel Observateur fera sa critique de Kiffe kiffe demain dans sa rubrique « Société ». En 2006, Le Parisien titrera son article Faïza Guène, plume du bitume86 dans sa rubrique « Société ». En 2008, le même journal titrera Parlez-vous le Faïza Guène ?89 dans la même rubrique. 

En 2006, elle déclare qu’en « France, c’est encore comme si je n’avais pas de légitimité, quand je regarde les émissions littéraires, je suis traumatisée ; on croirait qu’ils cherchent à tout prix à fermer le cercle… Et ce sont les mêmes qui ne comprennent pas pourquoi les gens ne lisent pas ! »2. D’ailleurs, elle dit dans plusieurs interviews se sentir exclue du champs littéraire français45

À la question du Guardian sur l’éventualité qu’elle puisse recevoir un Prix Littéraire, elle déclare : « Les grands prix littéraires ? Vous plaisantez ? Jamais, de toute ma vie, jamais, je ne gagnerai un prix littéraire. Cela voudrait dire que j’écris de la littérature et qu’il y a des intellectuels dans les banlieues. C’est justement là-dessus que rien ne change et que cette vision néocolonialiste s’exprime… Les indigènes savent faire du sport, chanter et danser, mais ils ne peuvent pas penser »17

Pour l’éditeur Guillaume Allary, le premier roman de Faïza Guène est arrivé dans une séquence historique où il n’y avait pas de voix des banlieues parisiennes dans la littérature française, où le « milieu littéraire parisien » était « ignorant sur une large partie de la population française ». (« The book arrived in that heavy silence in a very white, very inward-looking, Parisian literary milieu that was ignorant about a large part of the French population »)93

Traductions

Faïza Guène est la première écrivaine française issue de l’immigration maghrébine à avoir un succès mondial. La traduction de son premier roman en vingt-six langues crée dès lors de nombreuses analyses universitaires, notamment au sein des départements de French Studies, sur les stratégies adoptées par les traducteurs. En effet, la plupart des traducteurs normalisent (simplifient) Kiffe kiffe demain, lui faisant perdre ses caractéristiques originales, notamment ses mots en verlan et ses arabismes. Or, l’oralité, le verlan et les arabismes caractérisent le style de l’écrivaine94

Si l’œuvre de Guène traduit la culture des classes populaires issues de l’immigration maghrébine, avec un usage fréquent des arabismes, la traduction arabe de Kiffe kiffe demain a été la plus tardive. En effet, les universitaires Katrien Lievois, Nahed Nadia Noureddine et Hanne Kloots95 soulignent qu’en dépit de son succès, et des premières traductions publiées dès 2005 (en finnois, italien, néerlandais et serbe), la traduction arabe ne paraît qu’en 2010. Ils jugent la traduction arabe « déconcertante » avec un effacement total des spécificités esthétiques du roman transformé en arabe standard, dans un « registre formel ». La traduction de certains mots portent d’ailleurs à confusion. L’usage du mot « bled » est traduit par « balad », qui signifie « pays » en arabe standard, et est dépourvu de sa connotation « péjorative ». Ils soulignent que le titre arabe porte aussi à confusion, « kiffe kiffe » (aimer) sans voyelle étant lu « kaif kaif » (comment) par les arabophones. 

Ils se sont également intéressés à la traduction espagnole et néerlandaise pour appréhender les stratégies retenues par les traducteurs. La version espagnole efface les références sociolinguistiques, notamment celle du titre, pour le traduire en Mañana será otro día. La traduction néerlandaise, Morgen kifkif, bien qu’elle garde certains mots arabe tels quels, utilise une langue neutre. 

Pour l’universitaire Mattias Aronsson, qui s’est penché sur les deux premiers romans de Guène traduits en suédois, les mots argotiques, en verlan ou issus de la culture maghrébine sont souvent traduits dans une langue standard. « Ce procédé de normalisation rend le texte cible plus neutre et, peut-être, un peu moins singulier que l’original »96. La traduction suédoise fait perdre à Kiffe kiffe demain sa culture maghrébine en usant de l’argotique espagnol plus présent dans la langue suédoise. Entre autres exemples, Mattias Aronsson évoque le passage du mot arabe « walou » à un équivalent espagnol « nada ». Il explique ce « transfert » car l’argot utilisé en Suède est largement influencé par les immigrés sudaméricains. 

La traduction américaine (Kiffe kiffe tomorrow) et italienne (Kif kif domani) restent fidèle au titre original. Pour l’universitaire Chiara Denti97 cela permet de rendre compte que le titre original est un « manifeste pour un demain hybride et hétérolingue »98

La presse anglaise a d’ailleurs salué la traduction de Kiffe kiffe demain (Just like tomorrow) qui retranscrit le style de Guène. L’argot utilisé est principalement celui de l’immigration jamaïcaine. Sarah Ardizzone, qui a traduit l’ensemble des romans de Guène a « travaillé sur le langage avec des jeunes de Brixton »26, un quartier populaire de Londres. En 2006, The Daily Telegraphsaluait le travail de Ardizzone, qui a été capable de traduire avec « créativité » les traits argotiques du roman99 même si The Independent déplorait la perte au passage de certains traits d’humour100

En 2020, dans le cadre d’une conférence organisée par l’Institut Français de Londres, au Royaume-Uni, à l’occasion de la Journée Internationale du droit des Femmes, Faïza Guène et sa traductrice Sarah Ardizzone ont, entre autres, échangés sur leur relation traducteur-auteur de plus de 15 années, une relation amicale, qui donne à Guène une « perspective anglaise » de son travail101

Engagements

  • Qui fait la France ?

En 2007, Faïza Guène participe au collectif Qui fait la France ? (jeu de mot avec « kiffer »102), qui déplore que la littérature ne soit qu’un « exutoire des humeurs bourgeoises ». Ce collectif d’écrivains aux « identités mêlées » réclame son droit à faire partie du paysage de la littérature française, dans sa diversité. Ils publient un recueil de nouvelles sous le titre de Chroniques d’une société annoncée

  • Lutte contre les stéréotypes

Faïza Guène est impliquée auprès d’associations, y compris celle qui l’a aidé à devenir écrivaine, Les Engraineurs. Elle déclare vouloir casser les stéréotypes et montrer que la littérature n’est pas « comme le golfe : une activité réservée aux riches »103

L’écrivaine prend position pour que cessent les stéréotypes dont souffre son département de naissance, la Seine-Saint-Denis. Elle signe l’Appel des 93, un collectif lancé en avril 2005 par 93 personnalités dont l’objectif est de modifier le regard négatif du département. En 2006, elle devient la marraine104 du bateau Esprit93 pour le Transat Ag2r

  • Représentation des femmes

Faïza Guène collabore avec l’enseigne de Ramdane Touhami, la maison de parfum et cosmétiques Officine Universelle Buly 1803, à l’écriture de textes où elle explore avec humour la beauté féminine105,106. D’ailleurs elle interviendra dans le Podcast Kiffe Ta Race pour déconstruire les stéréotypes qui touchent les femmes racisées dans un épisode intitulé « La geisha, la panthère et la gazelle »107. En 2020, elle participe à l’ouvrage collectif féministe Ceci est mon corps.

  • Éducation

Faïza Guène est marraine108 et participe régulièrement aux initiatives de La dictée pour tous109, une association qui organise des dictées géantes dans les quartiers populaires. 

En 2018, elle inaugure une bibliothèque qui porte son nom dans le 13e arrondissement de Paris. Le nom de cette bibliothèque rattachée au centre social « 13 pour tous », est choisi par les femmes qui le fréquentent et qui avaient lancées, dix ans auparavant, leur premier diner littéraire avec Kiffe kiffe demain. Faïza Guène déclare à cette occasion son soutien au travail de terrain de ce centre social qui met en avant l’importance de la lecture110

  • Santé

En 2019, elle se rend en Haïti pour le tournage de De vos propres yeux, une websérie produite par l’ONG Solidarités Internationalqui intervient depuis 9 ans dans ce pays afin d’éradiquer le choléra111

Hommages

Dans son quatrième et dernier album SOS, sorti en 2009, Diam’s rend hommage à Faïza Guène dans sa chanson L’Honneur d’un peuple où elle chante « En attendant j’aime les lettres et je lis Faïza Guène »112

En 2019, le producteur Chakib Lahssaini lance la websérie Kiffe aujourd’hui, diffusée sur France.tv Slash et sur YouTube, dont le titre est un « clin d’œil » à Kiffe kiffe demain, un « livre générationnel qui racontait le quotidien d’une jeune fille des quartiers dont les soucis étaient les séries qu’elle regardait l’après-midi, les histoires d’amour… Elle était parfaitement ordinaire et aurait pu s’appeler Monique, Germaine ou Fatoumata : elles ont toutes les mêmes problèmes à cet âge-là »113

Œuvres

Romans

Collectifs

Livres d’art

En 2020, la Folio Society publie une série limitée de 750 coffrets114 contenant une reproduction de la version originale de The Story of Babar de Jean de Brunhoff, ses croquis ainsi qu’un recueil de textes de Faïza Guène, Adam Gopnik et Christine Nelson115

Direction littéraire

Faïza Guène a été la directrice littéraire116,117 du premier roman de Grace Ly, Jeune Fille Modèle. Le roman retrace le parcours de Chi Chi, adolescente française issue de l’immigration sino-cambodgienne, qui raconte sa quête d’identité. 

Créations cinématographiques

Courts-métrages

Pour le directeur du Département des études françaises et francophones de l’Université de Californie, Dominic Thomas, les courts-métrages de Faïza Guène permettent un dialogue entre le centre et la périphérie118. En 2010, il analyse la production de Faïza Guène et les inscrits dans une dynamique portée par les descendants d’immigrés pour casser les stéréotypes véhiculés à leur égard. L’action de filmer et d’écrire a, selon lui, une « dimension thérapeutique » et permet à ces artistes de se réapproprier une image malmenée par les médias. Utiliser la caméra et la plume permet de rendre visible les problèmes sociaux « et placent sous pression les idéaux et les valeurs républicaines ». Pour Dominic Thomas, les courts-métrages de Faïza Guène sont pertinents car engagés à contrer le discours médiatique, politique visant à « essentialiser et stigmatiser » les plus défavorisés au sein de la société. 

  • La zonzonnière

Entre 2001 et 2002, Faïza Guène réalise deux court-métrages avec Les Engraineurs, association basée à Pantin qui organise des ateliers d’écriture et des réalisations audiovisuelles. Elle réalise le premier en 2001 avec le producteur Julien Sicard, La zonzonnière119, qui met en scène une adolescente déterminée à fuir sa famille avec son amie. 

  • RTT

En 2002, elle n’a que 15 ans quand elle réalise seule le court-métrage RTT. Elle met en scène une mère célibataire qui se démène entre son travail de femme de ménage et l’éducation de ses enfants. Profitant d’une journée de repos en RTT, elle découvre que ses enfants basculent dans la délinquance. À travers ce court-métrage, Guène explore le rôle de la dislocation de la cellule familiale comme facteur de la délinquance juvénile. Elle racontera à la sortie de Kiffe kiffe demain que le projet avait manqué de tomber à l’eau, l’actrice principale ayant annulé sa participation la veille du tournage120. C’est alors sa mère, Khadra Guène121, qui interprétera le rôle principal. 

  • Mémoire du 17 octobre 1961

En 2002, elle réalise ce court documentaire qui relate le massacre du 17 octobre 1961 des manifestants algériens à Paris. Cinq mois avant la fin de la guerre d’Algérie, ils protestaient contre le couvre-feu appliqués aux seuls maghrébins. La manifestation sera réprimée et fera entre 30 et 300 morts. 

Cette répression sur le sol français de travailleurs algériens sera pendant longtemps un tabou. Faïza Guène déclarera à ce propos « Mes parents, ils ont connus la guerre d’Algérie, Octobre 1961 à Paris. Ils ne veulent pas faire de bruit. Mais nous, on est né ici, on ne se tait pas »122

L’universitaire Alison Rice rappelle que cet évènement sera intégré et reconnu de manière symbolique dans Kiffe kiffe demain, dans un passage où l’héroïne relate l’amour que porte sa mère pour le maire de Paris, Bertrand Delanoë depuis qu’il a posé une plaque commémorative en souvenir des victimes123

Ce documentaire fut réalisé avec Bernard Richard et financé par l’association Les Engraineurs124

  • Rien que des mots

En 2005, elle obtient une bourse du CNC afin de réaliser le moyen-métrage Rien que des mots125 où elle fait jouer sa mère pour la seconde fois. 

Scénarios

En 2010, elle retrouve Julien Sicard pour collaborer à un épisode de la série télévisée Histoires de vies diffusé sur France 2 qu’il dirige. Elle écrira le scénario de l’épisode 6 appelé Des intégrations ordinaires126

Elle participe à l’écriture du scénario et des dialogues du film Sol, sorti au cinéma en 2020127

Actrice

Faïza Guène tient son premier rôle au cinéma dans le film Sœurs128 de Yamina Benguigui (Sortie en 2020)129

Notes et références

  1.  Nadir Dendoune, « Faïza Guène, écrivain à part et entière », Jeune Afrique,‎ 16 avril 2014 (lire en ligne [archive]) 

2-  Marie-Pierre Subtil, « Faïza Guène, la sale môme qui écrit des best-sellers », Le Monde,‎ 12 septembre 2006 (lire en ligne [archive]) 

3  Lauren Bastide, « La Poudre – Épisode 32 – Faïza Guène » [archive], sur https://www.nouvellesecoutes.fr/la-poudre/ [archive], 14 juin 2018 

4  (en) Fatimah Kelleher, « An Interview with Faïza Guène », Wasafiri, vol. 28, no 4,‎ 1er décembre 2013, p. 3–6 (ISSN 0269-0055DOI 10.1080/02690055.2013.826783lire en ligne [archive], consulté le 17 août 2020) 

5  « Keira Maameri: «Nos plumes, ce sont les plumes de la France» » [archive], sur RFI, 16 septembre 2016 (consulté le 17 août 2020) 

6  (en) Marion E. Hines, « Onomastic resemblances and the use of names in Faïza Guène’s « Kiffe kiffe Demain » », CLA Journal, vol. 54, no 1,‎ 2010, p. 77–106 (ISSN 0007-8549lire en ligne [archive], consulté le 17 août 2020) 

7  Les Engraineurs, Olivier Apprill, Christelle Petit et Boris Seguin, « La zonzonnière et le bon à rien », Chimères. Revue des schizoanalyses, vol. 46, no 1,‎ 2002, p. 39–48 (DOI 10.3406/chime.2002.2419lire en ligne [archive], consulté le 17 août 2020) 

8  « Association « Les Engraineurs » » [archive], sur https://www.journal-officiel.gouv.fr/associations/ [archive

9  Aurélie Sipos, « Pantin : « J’ai toujours aimé les histoires » » [archive], sur https://www.leparisien.fr/ [archive], 12 janvier 2018 

10  Luc Le Vaillant, « Boris Seguin, 48 ans, enseigne le français dans un collège de Pantin. Doutes et convictions d’un prof en grève aujourd’hui. Un hussard en banlieue. » [archive], sur Libération.fr, 30 septembre 1996 (consulté le 17 août 2020) 

11  Pierre Georges, « L’Académie Céfran », Le Monde,‎ 13 février 1996 (lire en ligne [archive]) 

12  Dominique Simonnet, « express société – Le dico des cités » [archive], sur L’Express, 15 février 1996 

13  « Faïza Guène, écrivain à part et entière – Jeune Afrique » [archive], sur JeuneAfrique.com, 16 avril 2014 (consulté le 17 août 2020) 

14  Par Marie-Pierre BolognaLe 18 avril 2007 à 00h00, « La cité des écrivains » [archive], sur leparisien.fr, 17 avril 2007 (consulté le 17 août 2020) 

15  « Faïza Guène rejoint Plon » [archive], sur Livres Hebdo, 20 mai 2020 

16  Virginia Bart, « Livres en bref », Le Monde,‎ 25 janvier 2018 (lire en ligne [archive]) 

17  Angelique Chrisafis, « “Jamais ils ne me donneront de prix littéraire” » [archive], sur https://www.courrierinternational.com/ [archive], 18 juin 2008 

18  Monica Hărşan, « La (Re)Construction Textuelle de L’identité Chez Faïza Guène et Abdellah Taïa », Bulletin of the Transilvania University of Braşov, Series IV: Philology & Cultural Studies, no 1,‎ 2012, p. 35–50 (ISSN 2066-768X et 2066-7698lire en ligne [archive], consulté le 17 août 2020) 

19  Marc Sourdot, « Mots d’ados et mise en style : Kiffe Kiffe demain de Faïza Guène », Adolescence,‎ avril 2008, p. 895-905 (lire en ligne [archive]) 

20  Mustapha Harzoune, « Les Gens du Balto | Musée national de l’histoire de l’immigration » [archive], sur https://www.histoire-immigration.fr/ [archive], 2009 

21  Mustapha Harzoune, « Un homme, ça ne pleure pas », Hommes & migrations. Revue française de référence sur les dynamiques migratoires, no 1306,‎ 1er avril 2014, p. 118–120 (ISSN 1142-852Xlire en ligne [archive]) 

22  Mustapha Harzoune, « Faïza Guène, Millénium Blues. Paris, Fayard, 2018, 234 pages, 19 € », Hommes & migrations. Revue française de référence sur les dynamiques migratoires, no 1325,‎ 1er avril 2019, p. 207–208 (ISSN 1142-852Xlire en ligne [archive], consulté le 17 août 2020) 

23  « Confessions d’un enfant du siècle ; À la vie, à la mort », La Libre Belgique,‎ 5 février 2018 

24  Nadir Dendoune, « On a aimé le sixième roman de Faïza Guène » [archive], sur lecourrierdelatlas.com, 26 août 2020 

25  Serge Bressan, « « La discrétion » de Faïza Guène : la mère, cette héroïne… » [archive], sur lagrandeparade.com, 29 août 2020 

26  Hubert Artus, « Faïza Guène : « Je n’insulte en rien la noblesse de la littérature » » [archive], sur https://www.nouvelobs.com/ [archive], 24 janvier 2017 

27  Mirna Sindicic Sabljo, « Paris et ses banlieues dans les romans de Faïza Guène et Rachid Djaïdani », Etudes romanes de Brno, no 1,‎ 2018, p. 7–20 (ISSN 1803-7399lire en ligne [archive]) 

28  (en) Mirka Ahonen, « Redefining stereotypes: The banlieue and female experience in Faïza Guène’s Kiffe kiffe demain », French Cultural Studies, vol. 27, no 2,‎ 1er mai 2016, p. 168–177 (ISSN 0957-1558DOI 10.1177/0957155815616587lire en ligne [archive], consulté le 18 août 2020) 

29  (en) « Faïza Guène and Sarah Ardizzone » [archive], sur London Review Bookshop, 20 juin 2009 

30  (en) Mireille Le Breton, « Reinventing the « banlieue » in contemporary urban Francophone literature », Beyond hate: representations of the Parisian Banlieue in literature and film,‎ 2011, pp 131-139 (ISSN 1557-2277lire en ligne [archive]) 

31  (en) Véronique Anover, « Review of Kiffe kiffe demain », The French Review, vol. 80, no 2,‎ 2006, p. 488–489 (ISSN 0016-111Xlire en ligne [archive], consulté le 18 août 2020) 

32  Laura Ceia-Minjares, « DJ Zaïfe : Remix de la cité du Paradis : Interview avec Faïza Guène, écrivaine », Contemporary French and Francophone Studies, vol. 11, no 1,‎ 1er janvier 2007, p. 93–97 (ISSN 1740-9292DOI 10.1080/17409290601136003lire en ligne [archive], consulté le 18 août 2020) 

33  « « Un homme ça ne pleure pas » : le retour drôle et tendre de Faïza Guène » [archive], sur https://www.rtl.fr/ [archive], 27 janvier 2014 

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Assassinat d’un enseignant

Quels mots pour exprimer mon aversion ? Tuer (assassiner) un homme vulgarisateur de savoir, mais quelle abjection ! Samuel Paty ce professeur de 47 ans, assassiné ce vendredi 16 octobre sur le chemin de son domicile, enseignait au collège du Bois d’Aulne (Conflans-Ste- Honorine, Yvelines) l’histoire et la géographie. Il enseignait comme tous les enseignants des mêmes matières de la République, l’éducation morale et civique, le suffrage universel, le droit, l’égalité entre les citoyens, la séparation « des Églises » et de l’État, la liberté concrète de dire et d’écrire. La liberté de croire ou de ne pas croire. La laïcité c’est cela, c’est pouvoir prier, revendiquer sa foi, quelle qu’elle soit, ou revendiquer son athéisme sans aucun problème et dans le respect d’autrui et dans le cadre de la loi. Sans jamais rien imposer. L’un des objectifs est de donner à l’élève les éléments de la citoyenneté, une « conscience morale » qui lui permette de partager les valeurs humanistes et de vivre en bonne entente avec tous les citoyens.

Parfois le temps alloué à l’éducation à la citoyenneté n’est pas suffisant. J’ai moi-même été enseignant des mêmes matières (plus le français), dans un centre éducatif, et je dois dire que le temps réservé à la citoyenneté, à l’éducation morale et civique était (et demeure) ridicule. Certains élèves nécessitent plus d’attention que d’autres, donc plus d’heures pour appréhender ces questions dont certaines, plus que d’autres (croyances et mœurs), les heurtent profondément. Et ces heures sont très insuffisantes. Certains adolescents évoluent dans un environnement de grande intolérance et de violence. Un environnement d’abord familial et proche, qui n’accepte pas les différences, l’altérité. L’adolescent est confronté à des réalités, à des discours opposés. Parfois même entraîné dans le sillon de la terreur.

Rien ne peut justifier la violence. Quelle qu’elle soit. En attaquant un enseignant, on agresse le cœur de la République. On peut noter ici et là des maladresses de tel ou tel enseignant, marquer sa désapprobation, le signaler auprès de sa hiérarchie. Mais on ne peut en aucun cas se faire justice soi-même. La loi et les dirigeants sont-ils laxistes ? Faut-il bannir de France les citoyens allogènes comme le suggère à demi-mots (parfois ouvertement) l’extrême droite ? Je ne sais si la France « subit une guérilla », mais je suis écoeuré. 

Écoeuré par tous les extrêmes, religieux et profanes.

Dimanche 18 octobre 2020

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Kamel Daoud était hier sur France Culture

Cliquer sur le lien ci-dessous, pour l’écouter

http://ahmedhanifi.com/wp-content/uploads/2020/10/A-bis-_-KAMEL-DAOUD-SUR-FRANCE-CULTURE-_-17.10.2020-_-Vvideo-16-H.mp4

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Incipit en W, point final

« INCIPIT EN W », la maison d’édition que j’ai créée en 2014 a vécu. Voilà. Une belle aventure s’est achevée il y a quelques mois. Fierté d’avoir publié une vingtaine d’auteurs, d’autrices. D’avoir passé des journées entières plongé sur chaque manuscrit, chaque page, chaque ligne, à lire, relire, corriger, échanger avec l’auteur, l’autrice. Des heures entières à corriger, cadrer, rectifier (pour l’imprimeur). Des journées de bureaucratie aussi (Bibliothèque nationale, Urssaf, Impôts…) Les difficultés n’ont pas été en reste. Elles furent nombreuses. Parmi les plus importantes figure la diffusion. La plupart des libraires contactés, suppliés, bousculés, harcelés, etc, n’ont pas vraiment joué le jeu… Pas tous heureusement. 

Que chacun des auteurs, autrices, qui nous ont fait confiance soit ici remercié. Je les ai tous en amitié, et en mémoire. Cinq ans c’est une expérience, un parcours, une histoire, une grande satisfaction !… et une exigence d’énergie insoupçonnable. Mais avec à la clé une réelle et belle aventure. 

Yoga, d’Emmanuel Carrère

Par: Denis Faïck

Philosophe, maître de conférences, écrivain et critique littéraire, auteur du site philotude.fr

in: www.huffingtonpost.fr/ – 02 octobre 2020

Yoga, d’Emmanuel Carrère est un témoignage pour Psychologies Magazine, ce n’est pas de la littérature

Comment expliquer cet engouement pour ce livre qui figure sur la liste du prix Goncourt?

Le livre d’Emmanuel Carrère est l’un des livres dont on parle le plus en cette rentrée littéraire. Le sujet est attirant, et c’est cela qui peut être problématique pour un critique, dans la mesure où il convient de s’extraire de ce qui est attirant dans le sujet pour ne juger que la qualité littéraire.

Un écrivain qui parle de la méditation, du yoga, de sa bipolarité, de sa dépression, de son internement, voilà qui peut en effet être l’objet de l’attention. Je tente de m’extraire de ce sujet pour aller à l’essentiel, à savoir à l’art de l’écrivain.

Pourquoi je n’ai absolument pas aimé ce livre?

L’art, et ici la littérature, a pour sens de se confronter au réel pour nous en dire quelque chose. Il tente de montrer, selon les mots de Paul Valéry, que nous n’avions pas vu ce que nous voyons. D’abord parce que nous n’avons pas vu ce qui est présenté, montré, alors l’art le souligne, le met en exergue, “l’exagère” et ainsi l’accentue pour le montrer.

Mais l’art, aussi, nous fait voir ce que nous n’avons pas vu, parce qu’il va au-delà de ce qui est montré, pour présenter une face du réel non perçue de notre point de vue. L’art, en ce sens, creuse, décortique, ou “tourne” la face visible pour exposer les faces dissimulées au regard.

« On ne fait pas de la littérature avec des phrases qui ne sont que des exposés de sensations immédiates. »

C’est en ce sens que l’art n’est pas factuel; il ne peut se contenter de simplement dire les choses, ce que j’avais déjà écrit dans ma critique du livre Ça raconte Sarah de Pauline Delabroy-Allard. Notre vie courante, à toutes et à tous, dit le fait: j’ai faim, je vais au cinéma, je souffre, je l’aime, etc…; un journaliste dit le fait, un témoignage dit le fait. Mais pas l’artiste. L’artiste l’exprime, le transfigure, le forme et le déforme, et ce n’est pas du tout la même chose.

Il peut dire des choses simples, mais pas simplement, comme, par exemple, montrer un aspect inconnu de la réalité, simple, mais inattendu, ignoré. Là on n’est plus dans le simplisme qui, quant à lui, énonce le fait brut connu de tous, et d’une manière qui appartient à tous.

Le style, selon Proust, c’est donner l’impression au lecteur qu’on lit une langue étrangère dans sa propre langue. On pourrait dire aussi que le style, c’est donner à voir une face du monde qui est énigmatique car jamais perçue, ce qui donne l’aspect de l’étrangeté.

C’est ce que ne fait pas le livre d’Emmanuel Carrère. Tout, ou presque, est factuel dans ce livre. Tout ce qu’il écrit a un sens comme témoignage, journal intime, article dans Psychologie magazine, car ici on expose au premier degré, si j’ose dire, ce qui est immédiatement vécu. Et c’est très bien comme cela, car il n’y a pas de prétention littéraire.

Tirer des citations d’un livre peut le dénaturer, sauf quand tout s’y ressemble.

On n’en pouvait plus, on a mal partout, on n’a qu’une envie c’est de décroiser les jambes, de s’étirer, d’aller marcher dehors.”

Quand on lit une série de phrases comme celle-ci, censées exprimer le fond des choses dans l’expérience méditative, phrases qui parsèment les 400 pages du livre, on se demande: et donc?

Écrire qu’on s’assoit sur un zafu, qu’on a mal au dos et qu’on a plein de pensées, textuellement, en quoi cela apporte quelque chose au réel? Presque tout est factuel, et la question récurrente qui me vient sans cesse après avoir lu des phrases qui ne font que rapporter des faits qui devraient en rester aux magazines de psychologie: et?

Et après?

Je prends la liberté de citer ma critique de Ça Raconte Sarah, qui est du même ordre que le livre d’Emmanuel Carrère: “Au sens étymologique, exprimer signifie ‘extraire en pressant’. Autrement dit, faire sortir par un acte. La donnée immédiate n’est pas suffisante, alors on agit sur elle, on la malaxe, on la tord, on la saisit pour éclairer ce qui est dedans. Tout art, me semble-t-il, part de ce principe: les données immédiates du vécu, du vu, du senti ne sont pas suffisantes.” Voilà ce que “Yoga” ne fait pas. Il n’exprime pas, il énonce. 

Emmanuel Carrère pose un projet: dire que le yoga n’est pas seulement bien, car d’autres l’ont dit. Il veut se placer dans un autre rayon de librairie que celui du développement personnel.” Autrement dit celui de la littérature. Beau projet. 
Il souhaite ainsi dire que le yoga et la méditation sont aussi “un rapport au monde”, une “voie de connaissance, un mode d’accès au réel dignes d’occuper une place centrale dans nos vies.” Certes, mais cela, pour qui connaît un peu le yoga et la méditation, est fort connu. L’écrivain doit alors dire autre chose, montrer autre chose d’une autre manière. Or le livre est à l’image de la citation suivante:

Je regarde les dos, je regarde les nuques. Je me demande qui a mal comme moi, qui s’ennuie, qui plane, qui flippe (…) C’est un drôle de spectacle, émouvant.” Quel spectacle ! Toutes ces “personnes réunies pour dix jours dans un hangar pour plonger chacun en soi-même, savoir mieux qui il est, savoir mieux ce qui le meut.”

Bien sûr, on pourra dire que je sors cela du contexte. Oui, mais tout est globalement sur le même mode. Ce mode on le trouve dans n’importe quel journal de témoignages de développement personnel.

La science, d’ailleurs, la physique, l’histoire, la biologie, la philosophie, font la même chose que l’art. Elles dépassent les faits pour aller au-delà. On ne fait pas de science avec les sens. De même on ne fait pas de la littérature avec des phrases qui ne sont que des exposés de sensations immédiates, de pensées immédiates qui sont écrites telles qu’elles le sont dans n’importe quel journal individuel qui énonce des faits. Sinon, quelle serait la différence entre la littérature et le reste?

La révélation de sa faiblesse, de ses défauts, de sa maladie, de ses tourments n’est pas suffisante non plus pour faire un bon livre, et a fortiori un grand livre. Rousseau l’a fait avec Les Confessions en fondant l’autobiographie moderne, et sans doute d’autres après lui. Alors, pour écrire un grand livre, il faut le faire mais comme d’autres ne l’ont pas fait. Or l’auteur, ici, par le simplisme de son langage, en reste au premier degré d’un journal intime que tout un chacun peut écrire, à condition de savoir un peu écrire.   

Sur son trouble bipolaire et sa thérapie, on apprend ce qu’on peut apprendre sur n’importe quel site spécialisé ou dans n’importe quel livre sur la question, mais cela n’est pas l’essentiel. L’essentiel c’est qu’on l’apprend de la même manière : “La tachypsychie, c’est comme la tachycardie, mais pour l’activité mentale.” Ou encore : “J’ai traversé en plus de ce qu’on peut appeler des passages à vide deux phases de vraie dépression, de dépression sévère, celle qui fait que pendant plusieurs mois on ne se lève presque plus, ne parvient plus à accomplir les tâches élémentaires de la vie et surtout ne peut plus imaginer qu’autre chose adviendra.”

Oui, et donc? Cette description peut être celle d’un dictionnaire de psychologie.

Ou encore à propos de la bipolarité :“Quand on est dans la phase dépressive, on se rend forcément compte qu’on y est c’est horrible, c’est l’enfer, mais au moins on ne peut pas s’y tromper. Alors que la phase maniaque a ceci d’insidieux qu’on ne se rend pas compte que c’est une phase maniaque.”

Cela on peut le lire dans un compte-rendu sur la bipolarité, de la même manière. Et tout le reste est du même ordre. Donc toujours la même question : et donc ?

Le fond et la forme, ici, ne disent rien de plus qu’un exposé. Et tout le livre, ou presque, est comme cela. Sur le fond et la forme: “Il est vital, dans les ténèbres, de se rappeler qu’on a aussi vécu dans la lumière et que la lumière n’est pas moins vraie que les ténèbres.”

Certes, mais opposer lumière et ténèbres est une opposition tellement connue que l’écrivain doit au moins la revisiter. Ici, rien de nouveau sous le soleil. 

Mélanger les genres, un peu essai, un peu exposé, un peu autofiction, un peu biographie, un peu journalisme, est très intéressant, mais cela ne suffit pas à faire un livre remarquable. Il ne suffit pas, non plus, de parler des réfugiés, des Syriens et autres pour faire un livre saisissant.

« Pour écrire un grand livre, il faut le faire comme d’autres ne l’ont pas fait. »

Cette idée de Paul Klee: l’art ne reproduit pas le visible, il rend visible. Voilà, l’écrivain doit extraire du monde et on extrait par ce que l’artiste ajoute au monde dans sa forme.

Enfin, même si l’écrivain peut énoncer un universel, et donc partagé par tous, il doit je pense exprimer son expérience singulière, ce à quoi je ne peux pas accéder, ce qui lui est propre et qui en fait une origine. Or ici il dit ce que tout pratiquant de la méditation sait. Il dit ce que les personnes qui connaissent un peu la bipolarité savent. En bref, comme on enfonce des portes ouvertes, il expose tel quel un vécu commun et qui me fait encore poser la même question: et donc? Et après? 

Et l’amour. Peut-être y aura-t-il ici quelque chose.

Il craint que s’achève ce qu’il vit avec une femme: Fini de descendre acheter la baguette fraîche et de presser des oranges avant qu’elle se réveille. Fini de la suivre des yeux quand elle traverse l’appartement vêtue de votre seul tee-shirt. Fini de s’envoyer trente textos par jour (…) Finie l’expression de son visage au moment où vous entrez en elle, et fini de soupirer ‘Oh là là’, en même temps, parce que c’est tellement bon.”

Oui certes, mais c’est gentil, c’est sympathique et c’est bien. Mais on attend je crois autre chose d’un livre de littérature.

Une belle phrase: “Je continue à ne pas mourir.” Magnifique phrase. Sans doute la plus belle du livre. Seulement elle n’est pas de l’auteur. Elle ouvre un monde qui engloutit le reste du livre.

Je précise. Il y a une manière d’être factuel. Mais là, après une phrase, deux, trois peut-être, survient la révélation, le mot qui renverse, ou même le silence qui fait du texte une chose nouvelle, surprenante, ou tellement habituelle qu’on l’avait oubliée. C’est le surgissement qui est l’ajout que l’art amène aux choses.

Alors comment expliquer cet engouement pour ce livre qui est en plus sur la liste du prix Goncourt? Nous savons qu’avant de lire un livre, nous sommes d’abord influencés par le nom de l’auteur, puis par le sujet. Or ce n’est en rien ce qui fait l’essence d’un livre.

Alors c’est peut-être parce qu’il construit bien ses phrases dans le respect de la syntaxe et de la grammaire. Oui, comme le font tous les agrégés de lettres. 

Un mot sur le fond du livre: je souffre, des gens souffrent, nos proches, des étrangers souffrent.

Oui, certes, bien sûr. Et Emmanuel Carrère nous l’apprend-il ?

Peut-être ai-je raté quelque chose...

Denis Faïck

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5 Octobre 1988

IL Y A 32 ANS

J’ ai dédié ce poème à tous les enfants d’Octobre



5 octobre 1988, hier.



Sale temps en ce mercredi 5 dans l’œil de Satan. Lundi j’ai déposé les demandes de renouvellement des passeports à Arzew. Des rumeurs ont traversé avec insistance les rues de grandes villes comme Oran, et même chez nous autour d’Arzew. Des anonymes (qui se révèleraient être des flics ou plutôt des « agents », nous disions « khawa ») avaient prévenu « mercredi, elle va se mélanger », entendre « mercredi ce sera le désordre. » 
Et en effet, le mercredi 5, comme le jeudi et les jours suivants, le pays était « à feu et à sang » comme disaient les journalistes étrangers. Les radios et journaux, nous n’avions pas encore les antennes satellites pour capter les chaînes de télévision française. J’étais revenu de France depuis un an et demi. « Retour définitif » (il durerait 7 ans). La crise financière de 1986 semble s’être aggravée. Tous les deux ou trois ans des manifestations se déroulaient dans les grandes et moyennes villes, au point qu’en 1985 le président Chadli avait encouragé la création d’une Ligue des droits de l’homme (LADH) pour à vrai dire contrecarrer l’autre ligue créée en juin 1985 par un groupe de militants dont Maître Ali Yahia Abdennour, la LADDH issue du Mouvement berbère (MCB). Ali Yahia est arrêté dès le 9 juillet. Au sein de la ligue « officielle du pouvoir » il y avait aussi des gens sincères (qui a tué son président Maître Fethallah?) et qui voulaient s’émanciper de la tutelle officieuse du pouvoir. À Oran, Alloula en était membre ainsi que Ghouadmi, Boumediou, Henni,Dahdouh, Khadraoui, beaucoup d’autres,… et moi. 
 
 
Les dernières manifestations juste avant (et même pendant) l’explosion du 5 octobre étaient ouvrières avec les grévistes des usines de Rouiba. On était loin du  « Chahut de gamins » (comme l’avait annoncé le représentant de l’Amicale des Algériens en France, Ali Ammar)
Revenons à Oran.
 
Les locaux du FLN étaient saccagés un peu partout dans le pays. De nombreuses administrations, mairies…. avaient fermé. Il en a été ainsi jusqu’au discours du président Chadli du 10 octobre (après avoir reçu Ali Benhadj, Nahnah et Sahnoun), le jour de la manifestation à Alger noyautée par les islamistes qui avaient la veille lancé des tracts appelant à manifester. Les policiers et les militaires tirent sur la foule ce 10 faisant 33 morts dont le journaliste Sid Ali Benmechiche. Le bilan fait état de plus de 500 morts durant toutes ces manifestations d’Octobre, essentiellement des jeunes gens et adolescents. Beaucoup ont été torturés.C’est ce même jour qu’un « collectif de 70 journalistes » dénonce la censure auprès de l’AFP. Pas avant. Durant les mois précédents les journalistes algériens revendiquaient des logements, des conditions de travail et de salaires corrects, pas de revendications politiques contrairement à ce que certains d’entre eux affirmeront – roublards –  plus tard. Il n’y a qu’à lire leurs écrits dans les journaux d’alors (exemples ici en fin d’article)
 
Revenons encore à Oran. Nous nous sommes rendus dès le lendemain du 5 dans le centre-ville. Des dizaines de jeunes manifestaient dans les rues, certains portant des paquets subtilisés des centres commerciaux ou magasins. Les dérapages existaient bien, mais la coupe était pleine. Dans la voiture, cela sentait l’oignon me semblait-il alors, « crymougène ! » (gaz lacrymogène) me dit B. On a vite fait de traverser Ben M’hidi. À Gambetta, tous les jours vers 18 heures, nous tenions des assemblées informelles chez B, chez Bijouti, chez Bouchi… La parole, soudain, se libérait. Elle partait dans tous les sens et chacun, évidemment, avait raison. 
 

Le 29 septembre le président Chadli avait déclaré dans un discours « incendiaire » : « (…) nous ne sommes pas aujourd’hui pessimistes quant à le situation, mais je rappelle qu’il existe certains éléments dans l’appareil qui entretiennent le doute. que celui qui est incapable d’accomplir son devoir ait le courage de reconnaître son incapacité, car nul n’est indispensable. que certains rejoignent l’autre bord et lancent leurs critiques cela me parait acceptable, mais nous n’accepterons jamais que l’individu demeure au sein de l’appareil tout en semant le doute» ; (…), «(…) nous ne devons pas nous leurrer par les rapports présentés car le devoir nous dicte d’assumer pleinement le responsabilité et de combattre tous les maux et les carences don souffrent les secteurs. nous citerons le gaspillage, les lenteurs bureaucratiques, l’inertie, le monopole de l’autorité, l’absence les instances d’Etat pour le contrôle et les sanctions à prendre contre quiconque se joue les prix. il y a lieu de remarquer que les instances de l’etat son peu efficaces dans le contrôle et le suivi, ce qui engendre l’incapacité de maîtrise de l’économie nationale et fait que les questions de compétence se posent à tous les niveaux. c’est pourquoi tous ceux qui sont compétents trouveront tout l’appui et l’assistance nécessaire (…) ceux qui ne peuvent suivre doivent choisir : se démettre ou bien ils seront écartés. il appartient aux responsables de démasquer les incapables qui on pour toute compétence l’appartenance au groupe de telle ou telle personne».(…)». (vendredi 19 septembre 2009 in Algerie360.com) 

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De son côté, Boubekeur Ait Benali, écrit in Algeria Watch : « À la fin du second mandat de Chadli Bendjedid en 1988, l’unanimité de façade, qui a prévalu jusque-là, s’est effritée. Un fait rare, pourrait-on dire, dans un système dictatorial. À vrai dire, c’est l’ampleur de la crise économique qui révèle les tares du système. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que Chadli Bendjedid paraît dépassé par les événements. Ainsi, bien que les luttes intestines soient cantonnées, pendant longtemps, dans une sphère plus réservée, à l’approche du VIème congrès du FLN, prévu en décembre 1988, où Chadli, faut-il le dire, ne fait plus le consensus, les appétits s’aiguisent. Cela se traduit au sommet de l’État par une lutte ouverte. À en croire Akram Belkaid, l’été 1988 a été l’un des plus agités que le pouvoir algérien ait connu. En fait, profitant d’une chute du chef de l’État dans un exercice de ski nautique [ce qui n’est pas un sport accessible à tous les Algériens], les adversaires de Chadli –à vrai dire l’aile conservatrice du FLN –montent au créneau. Cela dit, en disant cela, il ne faudrait pas comprendre que l’autre clan veuille uniquement du bien pour l’Algérie. Car, la riposte du clan de Chadli va consister avant tout à sauver ses propres intérêts. « Que certains rejoignent l’autre bord et lancent leurs critiques, cela me paraît acceptable, mais nous n’accepterons jamais que l’individu demeure au sein de l’appareil tout en semant le doute, s’adresse Chadli à ses adversaires lors de son discours du 19 septembre 1988.

Cependant, étant donné l’équilibre des forces au sein du pouvoir, la victoire d’un clan sur l’autre ne signifie pas pour autant la volonté d’impliquer le peuple algérien dans ses propres affaires. En gros, et cette politique est hélas de vigueur jusqu’à nos jours, si l’Algérie est en bonne santé financière, ce sont les dirigeants qui se gavent et si les finances –comme c’est le cas au milieu des années 1980 –sont mauvaises, c’est au peuple algérien de payer les pots cassés. De toute façon, depuis la chute des recettes, tirées essentiellement de la vente des hydrocarbures, seul le peuple subit les conditions draconiennes de restriction. Est-ce que les apparatchiks du régime font leurs courses dans les mêmes Souk-El-Fellah que fréquentent les Algériens ? La réponse est évidemment non. Pire encore, certains d’entre eux s’adonnent au trafic, comme le rappelle Patrick Eveno, correspondant du journal Le Monde en 1988. « Les hydrocarbures représentant 97% de la valeur des exportations, le retournement des cours du pétrole a vu fondre de 40% les ventes de l’Algérie, à 9 milliards entre 1986 et 1989, obligeant le gouvernement à limiter les importations, ce qui entraîne des pénuries et favorise un marché noir très actif avec la France et les voisins du Maghreb », écrit-il. Quoi qu’il en soit, voulant se dédouaner, Chadli accuse le clan antagoniste, lors de son discours du 19 septembre, de soutenir en sous-main ce trafic. « Nous avons vu des chaines aux portes de Souk-El-Fellah pour l’acquisition de produits qui sont «écoulés aux frontières voisines, et cela se fait au détriment de l’économie nationale et payés en devises », dit-il.

Cependant, la situation étant explosive, chaque clan rejette la responsabilité sur l’autre. Le scandale de la banque extérieure d’Algérie est du coup exploité par les adversaires de Chadli, car il implique son fils dans une affaire de détournement d’argent. De la même manière, en guise de toute réponse, les Algériens découvrent dans les colonnes de presses une liste de hauts responsables impliqués dans « le scandale de la distribution de terre agricoles ». Cela dit, malgré la réponse tout autant déstabilisatrice du clan Chadli, l’aile conservatrice du FLN s’emploie activement à vendre la candidature d’Ahmed Taleb Ibrahimi pour le prochain congrès du FLN. « Pour Mahamed Cherif Messaadia, premier responsable du FLN, c’était l’occasion pour faire part publiquement de son souhait d’un « homme fort dont a besoin l’Algérie » pour prendre la succession de Chadli au sommet de la magistrature suprême », écrit Mohamed Ghriss. En tout cas, au moment où ses adversaires croient à une issue en leur faveur, Chadli Bendjedid récupère, plutôt que prévu, de sa maladie et décide, grâce à l’appui des réformateurs, de passer à l’offensive.

Pour que la riposte soit suffisamment capable de porter un coup de massue à l’aile conservatrice, le clan Chadli joue sur plusieurs fronts. « Dans le but de contrer l’aile adverse de leurs opposants apparatchiks, l’aile rivale parallèle misa sur le mécontentement populaire, discrètement suscité, à la réduction de poste de travail notamment dans le corps enseignant, en passant par certaines mesures contraignantes touchant les lycéens, …, pratiquement tout semble avoir été soigneusement mis en œuvre pour susciter la colère de la rue et discréditer, ainsi, les poids lourds inamovibles du système», souligne Mohamed Khodja, dans « les années de discorde ». Sur le plan de propagande, la mission échoit à deux têtes pensantes du régime, Ghazi Hidouci et Mouloud Hamrouche. Interrogé plusieurs années plus tard sur son rôle dans cette crise, Ghazi Hidouci donnera la réponse suivante : « Nous avons, comme c’était notre rôle, préparé un discours radical dans le fond et non dans la forme. Dans les conditions de crise économique et de décomposition des appareils politiques et administratifs de l’époque, nous proposions que le Président doive signifier aux protagonistes qui se démenaient pour partager le pouvoir après un nouveau congrès du FLN dans le gouvernement et l’armée qu’il refusait de négocier avec eux un nouvel équilibre au pouvoir parce que les démarches politiques, sociales et économiques sur lesquelles ils se positionnaient aboutissaient toutes à l’impasse. »

La suite tout le monde la connait. Après le discours du 19 septembre 1988, le clan Chadli passe à la vitesse supérieure : la manipulation de la rue. Bien que le régime ne s’attende pas à ce que les événements aient une telle ampleur, il n’en reste pas moins que ce discours va permettre au clan Chadli de se débarrasser de leurs rivaux. Mais, à quel prix ? De toute façon, bien que la victoire des réformateurs soit incontestable, le fossé entre les Algériens et le régime ne cesse de s’agrandir. À deux reprises, en juin 1990 et en décembre 1991, les Algériens vont voter pour le parti extrémiste, le FIS en l’occurrence, en vue de se débarrasser du régime. Ramenant toutes les crises à leur expression sécuritaire, ce choix ne reste pas non plus impuni. Comme pour les 500 victimes d’octobre 1988, où aucun dirigeant n’est jugé responsable de l’effusion de sang, le régime s’autoamnistie. Car la mission du régime algérien consiste à faire de la vie des Algériens un cauchemar. Boubekeur Ait Benali, 18 septembre 2013, In Algeria Watch.

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Une partie de mes archives

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« Culture club » c’est fini

J’apprends que l’émission hebdomadaire sur Canal Algérie « Culture club » est définitivement arrêtée. La censure est exécrable. Je comprends bien ce tollé naissant à la suite de la suppression de l’émission « Culture Club », je l’entends bien. Au pays de l’aveugle le borgne est roi. Je veux dire que les émissions culturelles sont rares dans la sphère médiatique algérienne, si l’on met de côté la chanson et le bendir. Et dans ce désert culturel, Culture club apparaissait comme une lumière, ce qu’elle n’était pas du tout. Disons qu’elle barbotait dans une marre. Il reste néanmoins que sa « liquidation » est à dénoncer. Je ne connais pas les dessous de cette suppression et ce qui est prévu pour remplacer l’émission, si tant est qu’on ait prévu quoi que ce soit. Mais je peux néanmoins écrire qu’à part quelques rares moments d’exception, ça ronronnait en rond dans « Culture Club arobase point com ». On n’a jamais entendu quelque réflexion que ce soit d’un téléspectateur, très sollicité par ailleurs, via le ridicule « vos questions, vos réactions ». Je n’ai jamais entendu un point de vue, ou une question d’un téléspectateur alors qu’il est sans cesse sollicité « n’oubliez-pas ‘culture club arobase point com’ » disais-je. Ça ronronnait et ça se léchait en famille. Je t’embrasse, tu m’embrasses, on connaît la chanson. Ça sentait souvent le détestable copinage.Toujours les mêmes poncifs, les mêmes phrases stéréotypées, les mêmes arguties. Toujours rester lisse, caresser ou pourfendre dans le sens du poil, aucun débordement non autorisé. La peur donc. Toujours les mêmes salamalecs, peu de profondeur, peu de recherche, peu de réflexion sur l’art, la littérature…. Les mots galvaudés, dénués de sens sont repris, étalés pour épater comme on étale le peu de confiture qu’on possède pour montrer aux voisins qu’on en possède de la confiture (culture). «Nos agitateurs », agitateurs dans un bocal ou un verre de thé peut-être. La parole donnée à l’invité, lui était vite reprise par le présentateur qui adorait s’entendre parler en remuant ses yeux et sa grosse gourmette en or (ou argent) « n’oubliez pas arobase entv point dz » qu’il répétait ainsi que d’autres termes-tics à en devenir malade. Toujours (ou presque) les mêmes troncs qui circulent en rond depuis des années. Où Kateb Yacine, Mimouni, Djaout, Martinez et d’autres monopolisaient, à leur corps défendant, l’essentiel du temps alors que les jeunes espoirs, parfois brillants, sont abandonnés à eux-mêmes. Et il y en a pourtant à la pelle dans les trois langues, j’en ai rencontré. Alors que des sommités (algériennes bien sûr) de la littérature francophone, saluées dans le monde entier, étaient reniées. Ordre politique: Boualem Sansal, Kamel Daoud, Salim Bachi, Maïssa Bey… Ah, Culture club, la facilité et le copinage très souvent. Je t’invite, tu m’invites…. Mais, hélas, hada ma halbet. Je préférais de loin, de très loin, l’émission de Youcef Saïeh « Expression Livres » qui, sans se la péter (désolé), nous persuadait qu’il en savait quelque chose du titre en question dans l’émission, qu’il avait lu de fond en comble le livre de l’invité. C’est vrai qu’il parlait beaucoup aussi, mais pas dans le vide, il ne soufflait pas du vent pour le vent. Et il posait de nombreuses questions à l’invité, le poussait pour en dire toujours plus sur ses écrits. Tel est mon point de vue.

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LE SOIR D’ALGERIE:

La scène artistique indignée

Suppression de l’émission «Culture club» 

Publié par Sarah Haidar  – le 03.10.2020 , 11h00

C’était l’un des rares programmes culturels de Canal Algérie et rien que par son existence, l’émission « Culture Club » faisait beaucoup d’heureux parmi l’audimat d’une télévision publique exsangue. 
Présentée par Karim Amiti, l’émission culturelle hebdomadaire « Culture Club » n’est plus. Les raisons de la suppression des programmes de la grille de Canal Algérie ne sont pas explicitées, mais il s’agirait, selon nombre d’acteurs du domaine, de censure. 
Écrivains, musiciens, plasticiens, femmes et hommes de théâtre, ou encore cinéastes et comédiens, « Culture Club » invitait chaque semaine un groupe d’artistes et auteurs pour discuter de leurs œuvres. En effet, tout dans le contexte actuel marqué par la lutte contre la diversité d’idées et le débat contradictoire laisse penser que l’émission où des invités de tous horizons et de tous bords idéologiques venaient s’exprimer a été censurée. La suppression « définitive » de cette émission a suscité une vague d’indignation au sein du milieu artistique et littéraire où de nombreux acteurs ont dénoncé ce qu’ils considèrent comme de la censure. L’écrivaine Amina Mekahli rend hommage au « professionnalisme, l’humanisme et l’humilité » avec lesquels Karim Amiti « a œuvré au rayonnement de la littérature et de la culture algériennes ». Et de conclure : « Ils peuvent arrêter une émission mais jamais ils ne pourront arrêter la passion qui l’anime .» Le professeur d’arts dramatiques Habib Boukhelifa  dénonce « le retour de la pensée unique et de la chape de plomb » et regrette « une émission phare que les Algériens adorent ». La metteure en scène Hamida Aït el Hadj, pour sa part, crie « au secours, la guillotine est sortie du musée » et déplore la mort d’une émission que «tous attendaient : les artistes, les écrivains, les plasticiens » et tous ceux qui « croyaient en une renaissance de la culture algérienne ». Tout aussi affligé, le pédagogue et ancien conseiller au ministère de l’Education nationale Ahmed Tessa parle d’une « mort en direct » et regrette « la rare, pour ne pas dire la seule bouffée d’oxygène dans le champ télévisuel algérien. Toutes mes condoléances aux amis de la culture, aux écrivains, artistes, universitaires et auteurs  suite à ce décès programmé de la culture ». Raja Alloula, la présidente de la Fondation Alloula et veuve du défunt metteur en scène, se dit, quant à elle, « ahurie et stupéfaite par l’arrêt de l’émission qui, depuis des années, nous réconcilie avec la télévision algérienne. Une émission où la création est mise à nu, où la riche discussion va dans les profondeurs de la création, où un animateur pose les questions qu’il faut pour la connaissance d’une œuvre artistique. En retour, le riche débat qui s’ensuit nous pousse à lire, à acheter des ouvrages pour enrichir notre bibliothèque (pour ceux qui en ont une). L’animateur de cette émission est, progressivement, devenu notre ami, celui qui nous révèle depuis des années les méandres de l’univers des artistes. C’est ainsi que nous faisons souvent connaissance avec des noms de notre culture qu’aucun autre espace télévisé ne présente ». 
Un autre son de cloche, beaucoup moins consensuel et néanmoins intéressant, vient de l’auteur et universitaire Ahmed Hanifi qui publie sur son blog un texte où il commence par dénoncer la « liquidation » de « Culture Club » mais exprime un avis tranché sur cette émission où « à part quelques rares moments d’exception, ça ronronnait en rond. (…) Ça sentait souvent le détestable copinage. Toujours les mêmes poncifs, les mêmes phrases stéréotypées, les mêmes arguties. Toujours rester lisse, caresser ou pourfendre dans le sens du poil, aucun débordement non autorisé. La peur donc. Toujours les mêmes salamalecs, peu de profondeur, peu de recherche, peu de réflexion sur l’art, la littérature…. Les mots galvaudés, dénués de sens sont repris, étalés (…) »
S. H.

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Les 22° Correspondances de Manosque

Nous sommes arrivés à Manosque samedi matin pour le week-end. Un froid de canard et un vent léger, mais quand même, pas très agréable.

Soleil de circonstance, pâlot. Ces 22° Correspondances (du 23 au 27 septembre) se présentent avec timidité dirais-je. Covid-19 exige. Une cinquantaine d’auteurs cette année se sont présentés contre le double habituellement. Le public est nombreux pour chaque auteur dans les différents lieux d’intervention au cœur de la ville de Giono.

Nous avons assisté à l’intervention d’Adèle Van Reeth qui a présenté son livre « La vie ordinaire » (Gallimard). Elle pose la question de l’intranquillité qui nous saisit de temps en temps. Elle nous propose son regard à partir de sa propre expérience de l’apprentissage de la vie intellectuelle et de la maternité. Ecoutez-la sur la vidéo.

Un peu plus tard c’est Rebecca Lighieri qui propose « Il est des hommes qui se perdront toujours » (POL). L’histoire d’un Marseillais des quartiers nord, Karel, avec sa petite famille il survit comme il peut comme c’est généralement le cas dans les quartiers populaires, entre drogue et pauvreté.

Sur la place de l’Hôtel de ville nous avons assisté à la belle intervention d’Eric Reinhard qui a présenté « Comédies françaises » (Gallimard)

Le froid ne nous a pas permis de rester jusqu’à la fin. Je me dois de dire qu’à la vérité il ne faisait pas très froid, mais j’avais (étourdi) oublié que Manosque est à quelques tires d’ailes des Alpes et qu’il y fait froid. Son climat n’est pas du tout celui de mon environnement au bord de la Méditerranée.

http://ahmedhanifi.com/wp-content/uploads/2020/10/Eric-Reinhard-15-min-SAMEDI-03-OCT-2020_-HANDBRAKE.mp4

Apreès Reinhard nous avons fait un petit saut sur la place Marcel Pagnol. Deux autrices, Dima Abdallah et Sarah Chiche parlaient de leurs romans, respectivement « Mauvaises herbes » (Sabine Wespieser) et « Saturne » (Seuil)

Le Centre Jean Giono



J’ai pris plus de photos que de notes, désolé, j’avais trop froid.

William Faulkner… 25.09.1897

Nous sommes le 25 septembre, jour anniversaire de la naissance d’un génie de la littérature universelle, William Faulkner.

A cette occasion je vous donne à lire une de ses plus célèbres nouvelles, « Une rose pour Emily », écrite alors qu’il avait  32 ans. On la trouve dans le recueil Treize histoires (These Thirteen).

Puis je vous fais suivre un article complet que j’avais écrit en septembre 1997, article paru dans le quotidien algérien, disparu depuis, LA TRIBUNE, (de feu Kh. Ameyar)

Et, à la suite, de nombreux liens très utiles… Avec vidéos etc…

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William Faulkner dans sa ferme

UNE ROSE POUR EMILY

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UNE ROSE POUR EMILY

(Traduit par M.-E. Coindreau)

1

Quand Miss Emily Grierson mourut, toute notre ville alla à l’enterrement : les hommes, par une sorte d’affection respectueuse pour un monument disparu, les femmes, poussées surtout par la curiosité de voir l’intérieur de sa maison que personne n’avait vu depuis dix ans, à l’exception d’un vieux domestique, à la fois jardinier et cuisinier.

C’était une grande maison de bois carrée, qui, dans le temps, avait été blanche. Elle était décorée de coupoles, de flèches, de balcons ouvragés, dans le style lourdement frivole des années 70, et s’élevait dans ce qui avait été autrefois notre rue la plus distinguée. Mais les garages et les égreneuses à coton, empiétant peu à peu, avaient fait disparaître  jusqu’aux noms augustes de ce quartier ; seule, la maison de Miss Emily était restée, élevant sa décrépitude  entêtée et coquette au-dessus des chars à coton et des réservoirs à essence. Elle n’était plus la seule à outrager la vue. Et voilà que Miss Emily était allée rejoindre les représentants de ces augustes noms dans le cimetière assoupi sous les ifs, où ils gisaient parmi les tombes alignées et anonymes des soldats de l’Union et des Confédérés morts sur le champ de bataille de Jefferson.

De son vivant, Miss Emily avait été une tradition, un devoir et un souci ; une sorte de charge héréditaire qui pesait sur la ville depuis ce jour où, en 1894, le Colonel Sartoris, le maire – celui qui lança l’édit interdisant aux négresses de paraître dans les rues sans tablier – l’avait dispensée de payer les impôts, dispense qui datait de la mort de son père et s’étendait jusqu’à perpétuité. Non que Miss Emily eût jamais accepté qu’on lui fît la charité. Le Colonel Sartoris avait inventé l’histoire compliquée d’un prêt d’argent que le père de Miss Emily aurait fait à la ville et que la ville, pour raison d’affaires, préférait rembourser de cette façon-là.  Il n’y avait qu’un homme de la génération avec le cerveau du Colonel Sartoris pour avoir pu imaginer une chose pareille, et il n’y avait qu’une femme pour l’avoir pu croire.

Quand la génération suivante, avec ses idées modernes, donna à son tour des maires et des conseillers municipaux, cet arrangement souleva quelques mécontentements. Le premier janvier ils lui envoyèrent une feuille d’imposition. Février arriva sans apporter de réponse. Ils lui envoyèrent une lettre officielle, la priant de passer, quand elle le jugerait bon, au bureau du shériff. La semaine suivante, le maire lui écrivit lui-même, lui offrant d’aller chez elle ou de l’envoyer chercher en voiture. En réponse il reçut un billet où, sur un papier d’une forme archaïque, d’une écriture courante et menue à l’encre passée, elle lui disait qu’elle ne sortait plus du tout. La feuille d’impôts était incluse, sans commentaires.

Le conseil municipal siégea en séance extraordinaire. Une députation se rendit chez elle et frappa à cette porte qu’aucun visiteur n’avait franchie depuis que, huit ou dix ans auparavant, elle avait cessé de donner des leçons de peinture sur porcelaine. Le vieux nègre la fit entrer dans un hall obscur d’où un escalier montait se perdre dans une ombre encore plus profonde. Il y régnait une hauteur de poussière, de chose qui ne sert pas ; une odeur de renfermé et d’humidité. Le nègre les conduisit dans le salon. L’ameublement en était lourd, les sièges couverts en cuir. Quand le nègre ouvrit les rideaux d’une des fenêtres, ils virent que le cuir était craquelé ; et, quand ils s’assirent, un léger nuage de poussière monta paresseusement autour de leurs cuisses et, en lentes volutes, les atomes s’élevèrent dans l’unique rais de soleil. Près de la cheminée, sur un chevalet à la dorure ternie, se trouvait un portrait au crayon du père de Miss Emily.

Ils se levèrent quand elle entra. Elle était petite, grosse, vêtue de noir, avec une mince chaîne d’or qui lui descendait jusqu’à la taille et disparaissait dans sa ceinture, et elle s’appuyait sur une canne d’ébène à pomme d’or ternie. Son ossature était mince et frêle. C’est peut-être pour cela que ce qui chez une autre n’aurait été que de l’embonpoint, était chez elle de l’obésité. Elle avait l’air enflée, comme un cadavre qui serait resté trop longtemps dans une eau stagnante, elle en avait même la teinte blafarde. Ses yeux, perdus dans les bourrelets de sa face, ressemblaient à deux petits morceaux de charbon enfouis dans une boule de pâte, tandis qu’elle les promenait d’un visage à l’autre, en écoutant les visiteurs présenter leur requête.

Elle ne les invita pas à s’asseoir. Elle se contenta de rester debout sur le seuil, attendant tranquillement que le porte-parole se soit arrêté, balbutiant. Ils purent entendre alors le tic-tac de la montre invisible attachée à la chaîne d’or.

Sa voix était sèche et froide : « Je n’ai pas d’impôts à payer à Jefferson. Le Colonel Sartoris me l’a expliqué. Peut-être un d’entre vous pourra-t-il consulter  les archives de la ville, et vous donner à tous satisfaction. »

  • Mais nous l’avons fait. Nous sommes les autorités de la ville, Miss Emily. N’avez-vous pas reçu un avis du shériff, signé de sa main ?
  • Oui, j’ai reçu un papier, dit Miss Emily. Il se croit peut-être le shériff… Je n’ai pas d’impôts à payer à Jefferson.
  • Mais il n’y a rien qui le prouve dans les livres. Il faut que nous…
  • Voyez le Colonel Sartoris. Je n’ai pas d’impôts à payer à Jefferson.
  • Mais, Miss Emily…
  • Voyez le Colonel Sartoris (il y avait près de dix ans que le Colonel Sartoris était mort). Je n’ai pas d’impôts à payer à Jefferson. Tobe ! » Le nègre apparut. « Raccompagne ces Messieurs. »

2

Ainsi, ils furent vaincus, bel et bien, comme l’avaient été leurs pères, trente ans auparavant, au sujet de l’odeur. Cela se passait deux ans après la mort de son père et peu de temps après que son amoureux – celui qui, pensions-nous, allait l’épouser – l’eut abandonnée. Après la mort de son père, elle sortit très peu ; après que son amoureux fut parti, on ne la vit pour ainsi dire plus. Quelques dames eurent la témérité d’aller lui rendre visite, mais elles ne furent point reçues et, autour de la maison, il n’y eut d’autre signe de vie que le nègre, jeune à cette époque, qui entrait et sortait avec un panier de marché.

  • Comme si un homme, quel qu’il soit, pouvait tenir une cuisine en état ! » disaient les dames ; aussi personne ne fut surpris quand l’odeur se fit sentir ; ce fut un nouveau lien entre le monde prolifique et grossier et les grands et puissants Grierson.

Une voisine alla se plaindre au maire, le juge Stevens, âgé alors de quatre-vingt ans.

  • Mais que voulez-vous que j’y fasse, madame ? dit-il.
  • Eh bien, envoyez-lui un mot pour que cela cesse, dit la femme. Est-ce qu’il n’y a pas de loi ?
  • Je suis sûr que ça ne sera pas nécessaire, dit le juge Stevens, c’est sans doute tout simplement un serpent ou un rat que son nègre aura tué dans la cour. Je lui en dirai un mot.

Le lendemain il reçut deux autres plaintes. L’une émanait d’un homme qui se présenta, timide et suppliant : « Il faut absolument faire quelque chose, Monsieur le juge. Pour rien au monde je ne voudrais ennuyer Miss Emily, mais il faut que nous fassions quelque chose ».

Ce soir-là le conseil municipal se réunit : trois barbes grises et un jeune homme, un membre de la nouvelle génération.

  • C’est tout simple, dit-il, faites-lui dire de nettoyer chez elle. Donnez-lui un certain temps pour le faire et si elle ne…
  • Dieu me damne, monsieur, dit le juge Stevens, prétendez-vous aller dire en face à une dame qu’elle sent mauvais ?

Alors, la nuit suivante, un peu après minuit, quatre hommes traversèrent la pelouse de Miss Emily et, comme des cambrioleurs, rodèrent autour de la maison, reniflant le soubassement de brique et les soupiraux de la cave, tandis que l’un d’eux, un sac sur l’épaule, faisait régulièrement le geste du semeur. Ils enfoncèrent la porte de la cave qu’ils saupoudrèrent de chaux, ainsi que toutes les dépendances. Comme ils retraversaient la pelouse, ils virent qu’une fenêtre, sombre jusqu’alors, se trouvait éclairée. Miss Emily s’y tenait assise, à contre-jour, droite, immobile comme une idole. Silencieusement ils traversèrent la pelouse et se glissèrent dans l’ombre des acacias qui bordaient la rue. Au bout d’une quinzaine l’odeur disparut.

C’est alors que les gens commencèrent à avoir vraiment pitié d’elle. Les gens de la ville qui se rappelaient comment la vieille Mme Wyatt, sa grand-tante, avait fini par devenir complètement folle, trouvaient que les Grierson se croyaient peut-être un peu trop supérieurs, étant donné ce qu’ils étaient. Il n’y avait jamais de jeune homme assez bon pour Miss Emily. Nous nous les étions souvent imaginés comme des personnages de tableau : dans e fond, Miss Emily, élancée, vêtue de blanc ; au premier plan son père, lui tournant le dos, jambes écartées, un fouet à la main, tous les deux encadrés par le chambranle de la porte d’entrée grande ouverte. Aussi, quand elle atteignit la trentaine sans s’être  mariée, je ne dis pas que cela nous fît vraiment plaisir, mais nous nous sentîmes vengés. Même avec des cas de folie dans la famille, elle n’aurait pas refusé tous les partis s’ils s’étaient réellement présentés.

A la mort de son père le bruit courut que la maison était tout ce qui lui restait, et, d’un côté, les gens n’en furent pas fâchés. Ils pouvaient enfin avoir pitié de Miss Emily. Seule et dans la misère, elle s’était humanisée. Maintenant, elle aussi allait connaître cette vieille joie et ce vieux désespoir d’un sou de plus ou de moins.

Le lendemain de la mort de son père, toutes les dames s’apprêtèrent à aller la voir pour lui offrir aide et condoléances, ainsi qu’il est d’usage. Miss Emily les reçut à la porte, habillée comme de coutume, et sans la moindre trace de chagrin sur le visage. Elle leur dit que son père n’était pas mort. Elle répéta cela pendant trois jours, tandis que les pasteurs venaient la voir, ainsi que les docteurs, dans l’espoir qu’ils la défiguraient à les laisser disposer du corps. Juste au moment où ils allaient recourir à la loi et à la force, elle céda, et ils enterrèrent son père au plus vite.

Personne ne dit alors qu’elle était folle. Nous croyions qu’elle ne pouvait faire autrement. Nous nous rappelions tous les jeunes gens que son père avait écartés, et nous savions que, se trouvant sans rien, elle devait se cramponner à ce qui l’avait dépossédée, comme on fait d’ordinaire.

3

Elle fur longtemps malade. Quand nous la revîmes elle avait les cheveux courts, ce qui lui donnait l’apparence d’une jeune fille et une vague ressemblance avec les anges des vitraux d’église, quelque chose de tragique et de serein.

La ville venait juste de passer les contrats pour le pavage des trottoirs et, pendant l’été qui suivit la mort de son père, on commença les travaux. La Société de construction arriva avec des nègres, des mulets, des machines et un contre-maître nommé Homère Barron, un Yankee grand gaillard brun et décidé, avec une grosse voix et des yeux plus clairs que son teint. Les petits enfants le suivaient en groupe pour l’entendre jurer contre les nègres, les nègres qui chantaient en mesure tout en levant et abaissant leurs pioches. Il ne tarda pas à connaître tout le monde dans la ville. Chaque fois qu’on entendait de grands éclats de rire sur la place, on était sûr qu’Homère Barron était au centre du groupe. On ne tarda pas à le voir, le dimanche après-midi, se promener avec Miss Emily, dans le cabriolet du loueur de voitures avec ses roues jaunes et sa paire de chevaux bais.

Tout d’abord nous nous réjouîmes de voir que Miss Emily avait maintenant un intérêt dans la vie, parce que toutes les dames disaient :

  • Naturellement une Grierson ne s’attachera jamais sérieusement à un homme du nord, à un journalier.

Mais il y en avait d’autres, des gens plus âgés, qui disaient que même le chagrin ne devait pas faire oublier à une grande dame que NOBLESSE OBLIGE, sans appeler ça, NOBLESSE OBLIGE (en français dans le texte). Ils se contentaient de dire :

  • Pauvre Emily, ses parents devraient venir vers elle.  

Elle avait des parents en Alabama, mais, dans le temps, son père s’était brouillé avec eux au sujet de la succession de la vieille Mme Wyatt, la folle, et les deux familles avaient cessé de se voir. Personne n’était même venu à l’enterrement.

Et aussitôt que les vieilles gens eurent dit : « Pauvre Emily », on commença à chuchoter : « Comment, vous pensez vraiment… ? disait-on. – Mais bien sûr, pour qu’elle autre raison voudriez-vous… ? » Cela derrière les mains ; crissement de soie et de satin qui se tendaient pour apercevoir, de derrière les jalousies, fermées sur le soleil des dimanches après-midi, la paire de chevaux bais passant dans un léger et rapide clop-clop-clop. – « Pauvre Emily ! »

Elle portait la tête assez haute, même alors que nous pensions qu’elle était déchue. On eût dit qu’elle exigeait plus que jamais que l’on reconnût la dignité attachée à la dernière des Grierson. Il semblait que ce rien de vulgarité terrestre ne faisait qu’animer d’avantage son impénétrabilité. C’est comme le jour où elle acheta la mort aux rats, l’arsenic. C’était plus d’un an après qu’on avait commencé à dire : « Pauvre Emily », et pendant que ses deux cousines habitaient avec elle.

  • Je voudrais du poison », dit-elle au droguiste. Elle avait plus de trente ans alors. Elle était encore mince, quoique plus maigre que d’habitude, avec des yeux noirs, froids et hautains dans un visage dont la peau se tirait vers les tempes et autour des yeux comme il semblerait que dû être le visage d’un gardien de phare. –Je voudrais du poison, dit-elle.
  • Bien, Miss Emily. Quelle espèce de poison ? pour des rats ou quelque chose de ce genre ? Je vous recomman…
  • Je veux le meilleur que vous ayez. Peu m’importe lequel.

Le droguiste en énuméra quelques-uns. « Ils tueraient un éléphant. Mais ce que vous voulez, c’est…

  • De l’arsenic, dit Miss Emily. Est-ce que c’est bon ?
  • Est-ce… l’arsenic ? Mais oui madame. Seulement ce que vous voulez…
  • Je veux de l’arsenic.

Le droguiste la regarda. Elle le dévisagea, droite, le visage comme un drapeau déployé. – Mais, naturellement, dit le grossiste, si c’est ce que vous voulez. Seulement, voilà, la loi exige que vous disiez à quoi vous voulez l’employer.

Miss Emily se contenta de le fixer, la tête renversée afin de pouvoir le regarder, les yeux dans les yeux, si bien qu’il détourna ses regards et alla chercher l’arsenic qu’il enveloppa. Le petit livreur nègre lui apporta le paquet ; le droguiste ne reparut pas. Quand, arrivée chez elle, elle ouvrit le paquet, il y avait écrit sur la boîte, sous le crâne et les os en croix : « Pour les rats ».

4

Aussi, le lendemain, tout le monde disait : Elle va se tuer ; et nous trouvions que c’était ce qu’elle avait de mieux à faire. Au début de ses relations avec Homère Barron, nous avions dit : « Elle va l’épouser. » Plus tard nous dîmes : « Elle finira bien par le décider » ; parcequ’Homère lui-même avait remarqué – Il aimait la compagnie des hommes et on savait qu’il buvait avec les plus jeunes membres Elk’s Club – qu’il n’était pas un type à se marier. Plus tard nous dîmes « Pauvre Emily » derrière les jalousies, quand il passait, le dimanche après-midi, dans le cabriolet étincelant, Miss Emily, la tête haute, et Homère Barron, le chapeau sur l’oreille, le cigare aux dents, les rennes et le fouet dans un gant jaune.

Alors quelques dames commencèrent à dire que c’était là une honte pour la ville et un mauvais exemple pour la jeunesse. Les hommes n’osèrent point intervenir, mais à la fin les dames obligèrent le pasteur baptiste –  la famille d’Emily était épiscopale – à aller la voir. Il ne voulut jamais révéler ce qui c’était passé au cours de cette entrevue, mais il refusa d’y retourner. Le dimanche suivant, ils sortirent encore en voiture et, le lendemain, la femme du pasteur écrivit ux parents d’Emily, en Alabama.

Elle eut donc à nouveau de la famille sous son toit, et tout le monde s’apprêta à suivre les événements. Tout d’abord il ne se passa rien. Ensuite, nous fûmes convaincus qu’ils allaient se marier. Nous apprîmes que Miss Emily était allée chez le bijoutier et avait commandé un nécessaire de toilette pour homme avec les initiales H.B. sur chaque pièce. Deux jours après, nous apprîmes qu’elle avait acheté un trousseau d’homme complet y compris une chemise de nuit, et nous dîmes : « Ils sont mariés. » Nous étions vraiment contents. Nous étions contents parce que les deux cousines étaient encore plus Grierson que Miss Emily ne l’avait jamais été.

Nous ne fûmes donc pas surpris lorsque, quelque temps après que  les rues furent terminées, Homère Barron s’en alla. On fut un peu déçu qu’il n’y ait pas eu de réjouissances publiques mais on crut qu’il était parti pour préparer l’arrivée de Miss Emily ou pour lui permettre de se débarrasser des cousines. (Nous formions alors une véritable cabale et nous étions tous les alliés de Miss Emily pour l’aider à circonvenir les cousines.) Ce qu’il y a de certain, c’est qu’au bout d’une semaine, elles partirent. Et, comme nous nous y attendions, trois jours ne s’étaient pas écoulés que Homère Barron était de retour dans notre ville. Un voisin vit le nègre le faire entrer par la porte de la cuisine, un soir, au crépuscule.

Nous ne revîmes plus jamais Homère Barron et pendant quelque temps, nous ne vîmes pas Emily non plus. Le nègre entrait et sortait avec son panier de marché, mais la porte d’entrée restait close. De temps à autre, nous la voyions un moment à sa fenêtre, comme le soir où les hommes allèrent répandre de la chaux chez elle, mais pendant plus de six mois, elle ne parut dans les rues. Nous comprîmes qu’il fallait aussi s’attendre à cela ; comme si cet aspect du caractère de son père qui avait si souvent contrarié sa vie de femme avait été trop virulent trop furieux pour mourir.

Quand nous revîmes Miss Emily, était devenue obèse et ses cheveux grisonnaient. Dans les années suivantes, elle devint de plus en plus grise jusqu’au moment où, ayant pris une couleur gris-fer poivre et sel, sa chevelure ne changea plus. Le jour de sa mort, à soixante-quatorze ans, ses cheveux étaient encore de ce gris fer vigoureux, comme ceux d’un homme actif.

A dater de cette époque, sa porte resta fermée sauf pendant une période de six ou sept ans, alors que, âgée d’environ quarante ans, elle donnait des leçons de peinture sur porcelaine. Elle installa, dans une des pièces du rez-de-chaussée, un atelier où les filles et les petites-filles des contemporains du Colonel Sartoris lui furent envoyées avec la même régularité et dans le même esprit qu’elles étaient envoyées, à l’église, le dimanche, avec une pièce de vingt-cinq sous pour la quête. Cependant elle avait été déchargée d’impôts.

La nouvelle génération devint alors le pilier, l’âme de a ville, et les élèves du cours de peinture grandirent et se dispersèrent et ne lui envoyèrent pas leurs filles avec des boîtes de couleur, des pinceaux ennuyeux, et des images découpées dans les journaux de dames. La porte se referma sur la dernière élève et resta fermée pour de bon. Quand la ville obtint la distribution gratuite du courrier, Miss Emily fut la seule à refuser de laisser mettre un numéro au-dessus de sa porte et d’y laisser fixer une boîte à lettre. Elle ne voulut rien entendre.

Tous les jours, tous les mois, tous les ans, nous regardions le nègre devenir de plus en plus gris, de plus en plus voûté, entrer et sortir avec son panier de marché. A chaque mois de décembre on lui envoyait une feuille d’impositions que la poste nous retournait la semaine suivante avec la mention « non réclamée ». De temps à autre nous l’apercevions à une des fenêtres du rez-de-chaussée – elle avait évidemment fermé le premier – semblable au torse sculpté d’une idole dans sa niche et nous ne savions jamais si elle nous regardait ou si elle ne nous regardait pas. Et elle  passa ainsi de génération en génération chère inévitable, impénétrable, tranquille et perverse.

Et puis elle mourut. Elle tomba malade dans la maison remplie d’ombres et de poussières avec, pour toute aide, son nègre gâteux. Nous ne sûmes même pas qu’elle était malade ; il y avait longtemps que nous avions renoncé à obtenir des renseignements du nègre. Il ne parlait à personne, même pas à elle probablement, car sa voix était devenue rauque et rouillée à force de ne pas servir.

Elle mourut dans une des pièces du rez-de-chaussée, dans un lit en noyer massif garni d’un rideau, sa tête grise soulevée par un oreiller jaune et moisi par l’âge et le manque de soleil.

5

Le nègre vint à la porte recevoir la première des dames. Il les fit entrer avec leurs voix assourdies et chuchotantes, leurs coups d’œil rapides et furtifs, puis il disparut. Il traversa toute la maison, sortit par derrière et on ne le revit plus jamais.

Les deux cousines arrivèrent tout de suite. Elles firent faire l’enterrement le second jour. Toute la ville vint regarder Miss Emily sous une masse de fleurs achetées. Le portrait au crayon de son père rêvait d’un air profond au-dessus de la bière, les dames chuchotaient, macabres, et, sur la galerie et sur la pelouse, les très vieux messieurs – quelques-uns dans leurs uniformes bien brossés de Confédérés  – parlaient de Miss Emily comme si elle avait été leur contemporaine, se figurant qu’ils avaient dansé avec elle, qu’ils l’avaient courtisée peut-être, confondant le temps et sa progression mathématique, comme font les vieillards pour qui le passé n’est pas une route qui diminue mais, bien plutôt, une vaste prairie que l’hiver n’atteint jamais, divisée pour eux par l’étroit goulot de bouteille des dix dernières années.

Nous savions déjà qu’au premier étage i y avait une chambre qui n’avait pas été ouverte depuis quarante ans et dont il nous faudrait enfoncer la porte. On attendit pour l’ouvrir que Miss Emily fût décemment ensevelie.

Sous la violence du choc, quand on défonça la porte, la chambre parut s’emplir d’une poussière pénétrante. On aurait dit qu’un poêle mortuaire ténu et âcre, était déployé sur tout ce qui se trouvait dans cette chambre parée et meublée comme des épousailles, sur  les rideaux de damas d’un rose passé, sur les abat-jour roses des lampes, sur la coiffeuse, sur les délicats objets de cristal, sur les pièces du nécessaire de toilette avec leurs dos d’argent terni, si terni que le monogramme en était obscurci. Parmi ces pièces se trouvaient un col et une cravate, comme si on venait juste de les enlever. Quand on les souleva ils laissèrent sur la surface un pâle croissant dans la poussière. Le vêtement était soigneusement plié sur une chaise sous laquelle gisaient les chaussettes, et les souliers muets.

L’homme lui-même était couché sur le lit.

Pendant longtemps, nous restâmes là, immobiles, regardant son rictus profond et décharné. On voyait, que, pendant un temps, le corps avait dû reposer dans l’attitude de l’étreinte, mais le grand sommeil qui survit à l’amour, le grand sommeil qui réussit à conquérir même la grimace de l’amour l’avait trompé ce qui restait de lui, décomposé sous ce qui restait de la chemise de nuit était devenu inséparable du lit sur lequel il était couché ; et sur lui comme sur l’oreiller à côté de lui reposait cette couche unie de poussière tenace et patiente.

Nous remarquâmes alors que l’empreinte d’une tête creusait l’autre oreiller. L’un d’entre nous y saisit quelque chose et, en nous penchant, tandis que le fine, l’impalpable poussière nous emplissait le nez de son âcre sècheresse, nous vîmes que c’était un cheveu, un long cheveu, un cheveu couleur gris-fer.

.C

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JE VOUS CONSEILLE VIVEMENT DE LIRE LES TEXTES CI-DESSOUS

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http://ahmedhanifi.com/paris-rend-hommage-a-william-faulkner/ (article sur la Tribune)

http://leblogdeahmedhanifi.blogspot.com/search?q=faulkner (COMPLET * sur mon blog)

VOIR/LIRE EGALEMENT ICI:

http://www.lecture-ecriture.com/6959-Lumi%C3%A8re-d%E2%80%99Ao%C3%BBt-William-Faulkner

https://www.youtube.com/watch?v=zYRj4dj2SHU

https://www.youtube.com/watch?v=WOM1tYS6r9Q

http://maisonsecrivains.canalblog.com/archives/2008/02/p10-0.html

Ma bibliothèque… côté Oxford ou Yoknapatawpha

France-Algérie, Résilience et réconciliation.

Le dernier livre de Boris CYRULNIK et Boualem SANSAL

Le dernier livre de Boris Cyrulnik et Boualem Sansal intitulé « France-Algérie, Résilience et réconciliation en Méditerranée » paru il y a quelques semaines aux Éditions Odile Jacob, est d’un intérêt certain. Il a été écrit avant et pendant le Hirak, et achevé bien avant l’élection présidentielle du 12 décembre 2019 dont il n’est rien dit. Initialement prévue pour le deuxième trimestre de cette année, sa parution a été reportée à cause du Coronavirus Covid 19. L’essai est très dense. Il a été écrit à quatre mains sous forme d’un dialogue entre les deux écrivains, organisé par José Lenzini, un ami de l’Algérie et spécialiste d’Albert Camus « qui organise régulièrement des voyages en Algérie. » Boualem Sansal est intervenu à 33 reprises, et Boris Cyrulnik à 34.

Les deux auteurs, « deux hommes de paix », nous « invitent à découvrir le peuple algérien et son pays, son histoire, ses luttes avant et après l’indépendance pour le meilleur et pour le pire. » L’essai est organisé autour de six chapitres : l’Algérie, une histoire complexe, La colonisation, sa violence, La profonde blessure du 8 mai 1945, Aucun terrorisme ne gagne la guerre, Des dictateurs élus démocratiquement, Le Hirak et l’avenir. Ces chapitres sont très ouverts, ainsi on peut trouver un thème développé dans un chapitre repris autrement ou complété dans d’autres. La question de la violence par exemple les traverse tous, celle du pouvoir algérien est traitée à travers plusieurs chapitres. On a l’impression que l’essai n’a pas été pensé globalement. La progression entre les sous-chapitres n’est pas toujours fluide, les contenus des sous-rubriques ne s’emboîtent pas toujours facilement les uns dans les autres, avec cohérence et cela se reflète clairement dans le présent compte rendu. Le lecteur aurait raison de relever l’enchevêtrement de certains extraits.

L’éditeur écrit en introduction : « À l’occasion d’une rencontre à Hyères (Var), le neuropsychiatre français Boris Cyrulnik et le romancier et essayiste algérien Boualem Sansal ont engagé un dialogue sur ce phénomène inattendu (le mouvement de protestation ou Hirak), sur ses racines, sur son possible avenir. » Point de départ donc de cette entreprise, le Hirak – mentionné en pages 179 et 219, n’est réellement traité qu’à partir de la page 253, soit dix pages avant la fin de l’essai. Le livre de Boris Cyrulnik et Boualem Sansal, écrit « sans faux-fuyants » (peut-être avec quelque empressement) est très instructif. Le style de Boualem Sansal, enthousiaste, aère agréablement le livre « Tu as porté la plume dans la plaie comme Albert Londres » lui dit Boris Cyrulnik lequel use de pédagogie au gré des rubriques en se référant à ses expériences personnelles. Le livre est très riche en informations comme en prises de position. Les auteurs l’ont achevé en quelques semaines, probablement bousculés par l’actualité algérienne et plus encore par l’urgence des impératifs éditoriaux. J’ai relevé des erreurs dans des datations d’événements, dans l’utilisation des pronoms personnels, accords, ou autres tournures confuses et d’autres dues à la précipitation ou à une relecture en diagonale de l’éditeur. Je n’ai pas opté pour une analyse strictement linéaire, chapitre par chapitre. J’ai mis en relief les thèmes que j’ai relevés dans le livre et les ai classés plus ou moins aléatoirement : L’Algérie avant l’indépendance, Le pouvoir dans l’Algérie indépendante, Reniement de l’autre, violences, terrorisme, Le Hirak, les jeunes, l’avenir, Les relations franco-algériennes, Algériens de France et binationaux. Néanmoins, le souhait de demeurer au plus près du texte des auteurs a guidé la construction de ce compte rendu. Il explique la reprise de nombreux extraits du livre de Boris Cyrulnik et Boualem Sansal.

1_ L’Algérie avant l’indépendance

L’homme a besoin de se connaître, savoir d’où il vient, « cela lui donne une identité durable ». Cette connaissance n’est pas une donnée qu’on obtient à la naissance. Elle s’acquiert notamment par l’école. Boualem Sansal relève que l’histoire algérienne n’est pas véritablement enseignée ou bien elle est tronquée, idéologisée. « Elle commence avec la conquête arabe. Et l’essentiel est consacré à la colonisation française et la guerre de Libération.

Si aujourd’hui les Algériens sont divisés « en Arabes et Berbères » et s’ils s’affrontent, c’est parce qu’ils ont longtemps subi une « violence symbolique » qui les empêche d’accéder à leur longue histoire. Cette histoire, Boualem Sansal la reprend depuis les comptoirs phéniciens (dès le 12° siècle av. J.-C.). Et même depuis les premiers hominidés. Il remonte jusqu’aux premiers chasseurs-cueilleurs, et s’interroge sur « leur niveau d’organisation sociopolitique ». Nos ancêtres « ont été confrontés à des problèmes gigantesques ». La vie ne leur autorisait aucune autre issue que la bataille pour la survie. Il pense que « le processus d’évolution s’est accéléré lorsqu’ils se sont mis à regarder le ciel, ce que ne fait pas un animal ». De cette exaltation de la vue du ciel, « les neurones de leurs cerveaux de brutes se sont interconnectés ». Et ils découvrent l’angoisse métaphysique. La nécessité matérielle croise l’immanence.

Nos aïeux furent confrontés à la modernité qu’ils maîtrisèrent durant la période qui s’étale du 13° au 5° siècle avant notre ère, grâce à l’apport des Phéniciens (qui, rappelons-le, ne sont pas un groupe homogène). La modernité leur a permis de construire Cirta et Siga. La première ville était la capitale du royaume de Massinissa et Siga celle du royaume de Syphax. L’appui de la puissante Rome accordé à l’aguellid Massinissa contre Syphax défait celui-ci. Pour maintenir leurs royaumes, les rois ne cessèrent de mener des guerres contre les tribus récalcitrantes. En dehors de la période numide, l’Algérie, un des espaces de la Numidie, a toujours été gouvernée par des étrangers. Boualem Sansal retrace les différentes invasions et les dynasties berbères des Zirides et Hammadites (10-11° s) aux Mérinides (13°-15°s). De tout temps le pays est resté « un monde de tribus et de sous-tribus relativement indépendantes ». Boualem Sansal reprend les observations d’Ibn Khaldoun sur les mondes bédouin et urbain, sa « description passionnante du monde tribal maghrébin. » Cet ordre tribal qui a perduré tout au long de leur histoire a imposé aux Algériens une arriération qui leur a coûté cher. Le tribalisme a prêté le flanc à la colonisation française qui visait non seulement la soumission des Algériens et l’accaparement de leurs terres, mais aussi, « dans un processus géostratégique » à abattre l’Empire ottoman qui s’étendait jusqu’en Algérie (depuis le début du 16°s).

Les Algériens se dressèrent régulièrement contre la colonisation française dès les années 1830. Boualem Sansal est convaincu que « jamais au cours de l’histoire humaine, colonisateur ne fut plus mauvais maître et plus piètre gouverneur que la France coloniale. » Dès les premières années de la colonisation, la France dû faire face à la résistance des tribus structurées autour de l’émir Abdelkader. Mais d’autres « tribus arabes et berbères » ne suivirent pas l’émir, facilitant ainsi la pénétration française. La France a réussi à les « dresser les unes contre les autres, exacerbant leurs bisbilles ancestrales. » L’émir a passé plus de temps à combattre les tribus que lutter contre les Français. Certaines d’entre elles se sont élevées contre la France, mais uniquement lorsque celle-ci pénétrait leurs territoires. Les différentes populations ne vivaient donc pas souvent en bonne intelligence entre elles. L’émir a été défait « autant par la France que par cet esprit tribal incapable de s’élever à l’idée de nation ». Suivent de longues pages sur les relations entre l’émir Abdelkader, « un prince du Maghreb » et la France. Boualem Sansal regrette que l’Algérie indépendante qui salue le guerrier Abdelkader « ignore le philosophe, le poète, l’homme de science. »

Malgré cette colonisation qui ignorait les indigènes et malgré les murs de tabous et d’interdits qu’érigeaient les Algériens, écrit Boualem Sansal, une société nouvelle émergeait des confrontations et la nature poursuivait son alchimie, « la même vieille alchimie fusionnelle se poursuit entre les Algériens et les Juifs présents en Algérie depuis plusieurs siècles, parfaitement arabisés » à Constantine Tlemcen, Blida. Ils ont créé une culture judéo-arabe. À Oran on parle l’arabo-andalou, on chante le flamenco qui a, de transformation en transformation, donné le raï…» Boualem Sansal entend que Français et Algériens « ici et là » construisaient une société nouvelle. J’ajouterais que dans cet apparent melting-pot, où « on pratiquait la même cuisine, racontait les mêmes histoires » d’aucuns étaient hautement plus égaux que d’autres et défendaient bec et ongle leurs privilèges, si petits qu’ils eussent été, jusqu’à la veille de l’indépendance, nous nous en souvenons. Le racisme imprégnait largement la société des pieds-noirs et « les racistes malgré eux », les pieds-noirs « frères de classe », se contentaient de l’entre-soi et pire encore, du système colonial qui les distinguait des « Arabes ».

En colonisant l’Algérie, la France voulait en faire « une terre chrétienne, un bastion de la civilisation occidentale en Afrique du Nord » dit Boualem Sansal, mais comme « le pouvoir et la souveraineté ne se partagent pas », il devait y avoir un seul vainqueur qui absorbera l’autre ou le réduira à la vie dans des réserves. L’auteur donne l’exemple les Indiens d’Amérique, les Aborigènes d’Australie… Les Algériens se sont arc-boutés « sur leur religion, leur langue » au singulier, et « sur leurs traditions ». Ils ne voulaient pas de contact avec « les roumis, les ‘‘cafards’’ » (sic), ni les « Gaouris » dont Boualem Sansal précise le sens : « cochon en turc ». J’avoue que j’ai utilisé très souvent dans ma vie ce terme de gaouri sans aucune connotation, je n’en connaissais pas le sens, et je suis persuadé que beaucoup d’Algériens sont dans mon cas. Il en va de même pour le terme « cafard » qui traduit pour Boualem Sansal le terme « kouffar ». Si le terme cafard provient du mot arabe kafir (kouffar au pluriel), il désignait au Moyen-âge « celui qui, n’ayant pas la dévotion, en affecte l’apparence… » explique le Littré. Le sens donné en arabe au terme kafir, kouffar désigne bien des incroyants, sans lien aucun avec le cancrelat (répugnant évidemment). Les Algériens ne sont pas responsables du sens attribué à ce terme par ceux qui l’ont intégré à la langue française. Le parallèle que fait Boualem Sansal avec le porc et la blatte n’est pas innocent et je le regrette car il ne reflète pas la réelle visée des termes algériens.

Boris Cyrulnik dit que la colonisation est un viol. Comme le violeur, le colonisateur ignore l’Autre, ne le reconnaît pas. Cette ignorance délibérée de l’Autre, lui permet de l’agresser sans culpabilité, explique le neuropsychiatre. « On va éduquer ces peuples pense le colonisateur, on va les soigner, ils vont finir par accepter nos bienfaits. » Boualem Sansal qui a le sens de la formule, approuve : « la colonisation est un viol, une humiliation, une œuvre de destruction massive… Les mesures vexatoires, les expéditions punitives, la confiscation des territoires… n’ont jamais cessé ». Il faut ajouter à la honte de la défaite, celle des brimades et de la misère noire des populations indigènes ». Y a-t-il plus terribles brimades et atrocités que celles de Bugeaud ? Ce qu’il a fait en Algérie, il a appris à le faire en Espagne : « foncer dans la population et tout massacrer ». « Quand il a brûlé des villages et des tribus entières, il a été honoré par la France de l’époque puisque c’est ainsi qu’on combattait. » Cette attitude compréhensive wébérienne de Boris Cyrulnik « c’est ainsi qu’on combattait » devrait valoir pour les résistants des tribus qui plus est en situation défensive… 

Boris Cyrulnik remarque néanmoins qu’« il y a tout de même eu des mesures en vue de l’intégration ou de l’assimilation » durant la colonisation. Boualem Sansal précise que des droits ont été accordés « avec une parcimonie qui ajoute à l’humiliation » Il ajoute qu’il a fallu attendre 1947 (donc après les massacres coloniaux de Sétif… pour qu’un Algérien obtienne « le droit d’être élu ». Dans l’Assemblée algérienne, 15 sièges étaient réservés aux 6 millions d’Algériens et 115 aux six cent mille Européens ! « Bien des Français se sont battus pour que les indigènes aient les mêmes droits que les Français d’Algérie. » Et l’auteur évoque le combat d’Ismaël Urbain au profit des musulmans, qui n’a pas abouti. Aux yeux des Européens d’Algérie, les indigènes musulmans devaient demeurer indigènes, autrement dit « rester à leur place ». « M. Meyer pouvait dire sérieusement à l’Assemblée nationale française qu’il ne fallait pas prostituer la République en y faisant pénétrer le peuple algérien. » (Frantz Fanon « Les damnés de la terre), Mais que faire lorsque toutes les voies pacifiques sont bloquées (urnes falsifiées, Assemblée ségrégationniste…) et jusqu’à la main tendue par des pacifiques, ainsi lorsque Ferhat Abbas tend les deux bras, tout son corps au dialogue : « Après l’échec de Abdelkrim dans le Riff en 1925, est-il possible qu’il y ait encore chez nous des partis politiques, des hommes politiques qui songent sérieusement à l’emploi de la force et de la violence pour libérer leur pays du régime colonial ? Est-il possible qu’il y ait des hommes qui poussent, d’un cœur léger, nos malheureux fellahs vers ce suicide collectif ?  (« Mon testament politique » 1946- Ferhat Abbas) quelle réponse fut celle de la France ? Elle ignora ce discours et toute approche pacifique.

Suit une longue digression sur De Gaulle, son refus « d’offrir aux Algériens les mêmes services qu’il offrait aux pieds-noirs. Comment assimiler tout un peuple fortement attaché à sa religion, à ses traditions, à sa culture ? »  Les Algériens eux-mêmes ne voulaient pas de cette assimilation/intégration. « Les colonisateurs en Algérie empêchaient les Arabes d’accéder à l’instruction (15% allaient à l’école). On constate ce phénomène aujourd’hui dans tous les pays où seuls les enfants de riches vivent dans des conditions qui leur permettent d’apprendre ». Soixante ans après l’indépendance, les pauvres sont humiliés par l’étalage des richesses ou positions sociales des élites.

Pour lutter contre la colonisation, le FLN a réussi à fédérer toute la société algérienne sauf Messali et ses compagnons. « Ce qui déclencha une guerre impitoyable » entre le FLN et le MNA de Messali. « À ce jour, Messali Hadj est proscrit du récit national » écrit Boualem Sansal, alors que Ferhat Abbas a été « honoré à sa juste dimension » par ses frères, bien que toute sa vie on ne lui pardonna pas d’avoir écrit (en 1936) qu’il n’a pas trouvé la nation algérienne. » Cela n’est que partiellement exact concernant Messali Hadj. Le pouvoir a réhabilité ce leader national. L’ancien président Bouteflika a reçu officiellement à Tlemcen la fille de Messali. L’aéroport de Tlemcen porte son nom. Des colloques sur Messali se sont déroulés en Algérie.

« La primauté accordée à la composante arabe de l’identité algérienne au détriment de ses autres composantes, sa berbérité, son africanité a créé un malaise dont ont pâti la société algérienne et le Mouvement national. » Celui-ci ne s’exprime pas uniquement à travers les religieux et les indépendantistes. Il y a « des organisations professionnelles, des associations, des syndicats… » qui à l’indépendance « formeront l’ossature du régime ». Ces organisations de masse « seront les instruments d’embrigadement et de contrôle, la cheville ouvrière de la soviétisation du pays ».

2_ Le pouvoir dans l’Algérie indépendante

L’Algérie est passée d’une « longue nuit coloniale » à la « lumière aveuglante » de l’indépendance. La dictature qui a suivi en découle presque logiquement. Boualem Sansal écrit dans le même chapitre (des dictateurs élus démocratiquement), à trente lignes d’intervalles, qu’ « il n’y a de colonisateur que s’il y a des peuples qui se laissent coloniser », puis les Algériens « ont subi la pire dictature ».

« À l’époque de l’indépendance, les Algériens croyaient que le malheur venait de l’étranger, du colon qui avait pillé le pays. » J’ajouterai « ils croyaient à juste titre ». « Les colons, eux-mêmes issus d’un petit peuple, se sentaient de plus en plus proches des Arabes » Boris Cyrulnik ajoute qu’un « processus égalitaire était enclenché » sans plus de précision. Mais cette évolution a échoué écrit l’auteur à cause de « la radicalisation du FLN et de l’OAS » et regrette que les indigènes n’aient pas tenu compte « du fait que certains pieds-noirs vivaient sur cette terre et avaient construit le pays depuis plus de cent ans ». Boris Cyrulnik ne précise pas pour quels beaux yeux ou belles âmes « les pieds-noirs avaient construit le pays ». Le système tribal n’a pas disparu avec les indépendances en Afrique du nord, même si en apparence les états sont modernes, « vivent grosso modo selon les standards mondiaux » protégés par des frontières « consacrées par l’Union africaine ». Les dirigeants sont « cooptés par les grandes familles régnantes avec mission de préserver leurs intérêts ». Au Maroc le Makhzen est un « système tout puissant qui lie les tribus et les grandes familles au roi et à son clan. »

Je ne pense pas que Boris Cyrulnik traduit subtilement la pensée de Bourdieu en écrivant que celui-ci avait noté qu’on retrouve en Algérie « ce mouvement naturel des peuples qui veulent s’unir pour accéder au pouvoir puis se désunir pour renforcer leur personnalité. » Aussitôt leur unité acquise « on regrette l’originalité perdue des régions. » Boris Cyrulnik ne distingue pas les époques. Il évoque les cas de l’Italie, de l’Espagne. Concernant l’Algérie, il précise que « La France a donné ses frontières » à l’Algérie et il considère que « La colonisation a lutté contre la tendance au tribalisme. » Propos que Boualem Sansal n’approuve pas. La colonisation n’a pas combattu le tribalisme, au contraire elle l’a « renforcé et exploité, la France a assis sa domination en utilisant les divisions tribales. » Quant à la question identitaire, elle est universelle, elle se pose dans de nombreux pays et pas uniquement en Algérie. Dans son introduction à « Sociologie de l’Algérie » (PUF, 3° édition, 1974), Pierre Bourdieu synthétise son ouvrage ainsi : « cette étude comporte une description des structures économiques et sociales ‘originelles’ qui n’a pas en elle-même sa fin, mais est indispensable pour comprendre les phénomènes de déstructuration déterminés par la situation coloniale. » D’un côté description des structures ‘originelles’ et de l’autre des phénomènes de déstructuration du fait de la colonisation.

Dès l’indépendance « des seigneurs de guerre » s’accaparent le pays. « L’armée des frontières a installé Ben-Bella dans le fauteuil de président en se tenant très près derrière lui. Il s’en est suivi le régime que nous connaissons encore aujourd’hui ». Dès 1962 s’est posée la question (toujours d’actualité) de la construction d’un État et d’une nation modernes alors que règne « l’esprit tribal renforcé et exploité à la fois par la colonisation et par les clans qui se sont emparé du pouvoir. » Boualem Sansal détaille sur trois pages entières la situation de la toute jeune Algérie indépendante lorsque son premier président, Ahmed Ben Bella (46 ans) voulut en faire le lieu des extravagances des révolutionnaires du monde entier qui s’y bousculaient, leur « Mecque ». Tandis qu’aux États-Unis les jeunes américains autour de « Students for a Democratic Society » aspiraient à un monde meilleur, dans Alger la blanche « il y avait du beau linge : on apercevait le fameux Che, les opposants asiatiques et africains dont Mandela », et une liste des lieux licencieux de la ville. L’auteur fait remonter à cette époque de folies révolutionnaires le sulfureux roman « Les folles nuits d’Alger » de ‘Mengouchi’, « qui circulait sous le manteau ». Il me semble pourtant que ce livre « mystère sorti de l’imaginaire sordide de la police politique… (est) censé décrire les mœurs du régime Boumediène » (el Watan 10 octobre 2016) « Hélas écrit Boualem Sansal, il n’est rien resté de cette époque bénie ! » Boualem Sansal était jeune et « apprenait la révolution avec les meilleurs. »

Après les années Ben Bella, il y eut le « redressement révolutionnaire » ou précisément le putsch du 19 juin 1965. Boumediène « avait une vision cinémascope de son œuvre et de son destin. » Il élimina toute opposition. « C’est ainsi que le peuple fut mis au travail sous la surveillance de l’invisible et omniprésente Sécurité Militaire dite Sport et Musique car elle avait un talent fou pour faire danser et chanter les contre-révolutionnaires. » Le dictateur « imposa au peuple la plus terrible austérité que le monde ait jamais vue. » Les idéologues du FLN « dont le chef de file était Boumediène » ont réservé au peuple algérien un avenir sombre en voulant construire ‘‘un peuple imaginaire’’ pour reprendre l’expression de Lahouari Addi. » Nous serions tentés d’ajouter que le pouvoir algérien, autant que le colonialisme, a proscrit au peuple réel, qu’il se refusait de reconnaître, l’expression de ses langues natives, réduites à la sphère privée. « Lorsque – d’une manière ou d’une autre – la langue de naissance est obstruée, écrit le linguiste Abdou Elimam, c’est toute une structure des fonctions du cerveau qui est inhibée. Une telle entrave à la nature génère des conséquences en chaîne : troubles du comportement, violences, repli sur soi, etc. » (in Le Quotidien d’Oran, daté 31 août)

Si la France a assis sa domination en utilisant les divisions tribales, avec l’indépendance de nouvelles tribus se sont constituées, encouragées par le régime. Boualem Sansal nomme ces nouvelles tribus : « la tribu des anciens combattants et ayants droit, la tribu des retraités de l’armée, la tribu des anciens condamnés à mort, les zaouias, le clan BTS… » C’est cette architecture tribale et clanique que les Algériens désignent sous le nom de « Système ». Une jonction s’est opérée entre les confréries des zaouias et les oligarchies civiles et militaires, facilitée par un « choix de développement calamiteux des gouvernants ». De nombreux chefs de guerre dont les quatre B : Boumediène, Boussouf, Ben Bella, Bouteflika et leurs équipes furent peut-être des révolutionnaires lorsqu’ils étaient tous jeunes, « mais très vite la plupart d’entre eux devinrent des seigneurs de guerre, des profiteurs, des fascistes, des assassins. » Le plus malin fut Boumediène. « Il a bien enfumé le peuple, ‘‘un peuple de héros dans un pays de miracle’’ disait-il, les yeux hallucinés, comme un assassin qui entre en transe quand la lune est pleine. » Derrière l’essayiste, l’écrivain talentueux est aux aguets. Avec sa verve épatante, on ne le répétera jamais assez, reconnue et appréciée, Boualem Sansal compare le dictateur qui se transforme en « personnage shakespearien, jusque dans sa démesure ! » écrit Boris Cyrulnik. Le dictateur « avait quelque chose de Richard III à la mort de son cheval, criant ‘‘A horse ! A horse ! My kingdom for a horse !’’ » Il a couvert le pays d’innombrables entreprises publiques « SONA », « SONI »… qui « sonnaient partout, mais ne résonnaient nulle part… Le résultat se manifestait par la formation d’un État à double corps : l’État- FLN, l’État- SM, une horrible usine à gaz avec son triptyque l’Islam d’État, le socialisme spécifique, le centralisme bureaucratique… À sa mort il a laissé derrière lui un champ de ruines, un pays exsangue, désorienté, coupé du monde. » L’Algérie sous Boumediène, « qui importait la totalité de ses intrants et ne produisait rien, était semblable à un palais des ‘‘Mille et une nuits’’ implanté au cœur d’un bidonville. »

Le successeur du colonel serait un autre colonel. Le « brave Chadli Bendjedid dirigeait sa région militaire comme on gère un centre de loisirs, passant son temps en heureux vacancier à faire de la chasse sous-marine, et à taquiner la gueuse. Un homme qui ‘‘ne remplissait pas l’œil’’. Il régnait de manière seigneuriale, mais sans abus notoires ce que chacun lui reconnaissait… Il a introduit un peu de vie, un nuage de liberté, un chouia d’espoir, un brin de nonchalance. » Il voulait faire oublier Boumediène. Alors que « le précédent régime » était si opaque que personne n’y voyait goutte, Chadli a introduit la transparence. Il a fait du Gorbatchev avant Gorbatchev. » Mais sous ses beaux slogans, Chadli a fait exploser la corruption au sommet de l’État et a provoqué une émigration à flot continu. Mais que faire de tout ce qui « empêchait le pays de vivre et de prospérer : le FLN, la SM, les organisations de masse, les frontières physiques et mentales… » Que faire de la machine à inféoder à l’Arabie Saoudite, à l’Iran, au Quatar, au Baath ? Plus fondamentalement, enchaîne Boualem Sansal, une économie moderne est-elle possible dans une société bridée par des pouvoirs totalitaires et inhibée par les archaïsmes religieux ?

« L’Algérie a maintes fois changé d’étoile polaire idéologique pour se guider. Du socialisme militaro-bureaucratique au libéralisme sauvage, de l’islam politico-administratif à l’islamisme » jusqu’à la mondialisation. Les Algériens ont vu s’opérer autour d’eux, chez leurs proches, leurs familles « des conversions surprenantes sur un claquement de doigts. C’est ainsi qu’après le printemps algérien d’octobre 1988, on a vu des millions d’Algériens, apparemment sains de corps et d’esprit, dont une majorité de cadres, de médecins, d’avocats, d’ingénieurs… se convertir à l’islamisme alors que personne ne leur avait rien demandé. Ils ont tout simplement suivi la foule. » C’est à cette époque que l’auteur a définitivement désespéré de l’université. « Le système mis en place par le FLN et les islamistes est si profondément ancré dans le pays qu’il faudrait une nouvelle révolution… L’impétrant qui veut parler de vérité, de lutte contre la corruption risque gros.  Les manipulateurs l’abattront avant qu’il commence à œuvrer. C’est le cas de Mohamed Boudiaf. Un homme qui est resté toute sa vie probe, courageux, fin tacticien, ce qui lui a valu de réussir dans tout ce qu’il a entrepris. » Boualem Sansal détaille le parcours de Mohamed Boudiaf jusqu’à sa disparition en juin 1992. Le président assassiné résumait le problème de l’Algérie en quelques mots, « ce sont ses généraux… il l’a dit haut et fort et cela lui a coûté la vie, six mois après son installation à la tête de l’État. » Le pays sombre progressivement dans la guerre civile.

Boualem Sansal raconte son premier roman Le serment des barbares, écrit durant la décennie noire, dans lequel dit-il « j’ai tenté de montrer que cet affrontement (la guerre civile) était une guerre interne au régime entre son aile civile gagnée par l’islamisme et son aile militaire affairiste et « compradore ». Les recettes pétrolières étaient insuffisantes, « elles avaient chuté de moitié et ne pouvaient même plus assurer le service de la dette extérieure. » Le FMI a été appelé à la rescousse qui a imposé un système « d’une extraordinaire dureté ». En moins de trois années, 1500 entreprises furent liquidées, 500.000 travailleurs furent licenciés. Quelque part, la guerre civile a été utilisée, voire provoquée pour faire passer des réformes extrêmement brutales qui ont jeté le peuple dans une misère noire et mis l’Algérie sur le chemin de l’ultralibéralisme. » À cet égard, Boualem Sansal rappelle le livre de Naomi Klein. « The shock doctrine » décrit les scénarios adoptés par le FMI et qui visent à plonger les pays en faillite dans un état de choc pour briser toute résistance aux réformes. Il n’est pas sans intérêt de rappeler ce que Boualem Sansal disait de son premier roman, Le serment des barbares : « Au départ je pensais écrire un essai, mais comme il me manque les outils méthodologiques, j’ai choisi la fiction romanesque pour m’exprimer. » (Le Quotidien d’Oran, 24/09/2000)

Le pouvoir a profité de l’état d’urgence (mars 1992 à février 2011) pour assoir sa mainmise sur l’économie nationale qui a été offerte à « une oligarchie formée par les familles et les clientèles d’officiers supérieurs de l’armée ». En prolongeant volontairement la guerre civile (1992-2002) ils appliquèrent la déclaration de George Orwell qu’ils avaient « magnifiquement comprise. L’auteur britannique disait dans son fameux ‘‘1984’’ que le but de la guerre n’est pas de la gagner, mais de la prolonger indéfiniment ». La récupération d’une partie de la richesse nationale par Bouteflika et son clan « a provoqué son éviction en 2019, sous le couvert de manifestations grandioses tombées à pic ». Le « Hirak béni » ne serait ainsi pas né du hasard de conjonctures, mais inscrit dans un agenda clanique ?

Boualem Sansal dit que le pouvoir algérien s’efforce de fonctionner avec une façade démocratique. Son déguisement c’est le formalisme et le légalisme. « Nul n’est dupe, mais les intérêts convergent et tous font mine d’y croire. » Le peuple lui-même écrit-il est dimorphe. Il applaudit le dictateur et dans son intimité familiale il l’insulte. « Il y a un échec patent dans la construction d’une économie satisfaisant les besoins nationaux. L’Algérie n’exporte aucun produit manufacturé parce que les politiques économiques n’ont jamais eu pour objectif stratégique de construire un marché national régulé par les lois de l’économie… L’état de ruine générale dans lequel se trouve le pays et le peuple algérien tient essentiellement à cette distorsion puérile de la réalité : si une idée germe dans la tête des dirigeants elle sera mise en œuvre, qu’elle soit folle, ruineuse ou inutile. »

L’auteur écrit qu’il a suivi de près le déroulement d’ajustement structurel du FMI en Algérie lorsqu’il avait en charge la direction générale de l’Industrie, avant d’être licencié en 2003 « sans autre forme de procès. » Bouteflika précise-t-il était au faîte de sa gloire. « Même le soleil et les étoiles se couchaient devant lui. » Le pouvoir a développé et modernisé son appareil de répression. « Il a formé des spécialistes dans tous les domaines de la gestion des crises, de la surveillance des citoyens, du contrôle des foules. »

3_ Reniement de l’autre, violences, terrorisme

« L’homme a besoin des autres pour devenir soi. La pédagogie de l’empathie est possible et nécessaire par le truchement de l’art qui nous rapproche de l’autre. » Il y a comme une sorte de stimuli qui s’opère entre les cerveaux lorsque des individus agissent en proximité. « Un cerveau a besoin d’un autre cerveau pour vivre… Mais quand les autres sont trop différents, on ne les comprend plus, on angoisse, on ne se sent plus soi-même. » Inversement, lorsque je partage la même langue, les mêmes rituels, je me sens apaisé, en sécurité « jusqu’à l’engourdissement ». Cette appartenance peut avoir des effets pervers. « Un jour ou l’autre je penserai que l’étranger est un agresseur » pourtant, « nous avons besoin des autres pour devenir nous-mêmes. » Boris Cyrulnik est convaincu que « la prévention de l’esprit totalitaire consisterait, justement, à présenter le monde de l’autre », à le faire découvrir. Lorsque les défenseurs de « L’Empire français sur lequel le soleil ne se couche jamais » nient l’autre, l’Algérien, le Malgache ou l’Ivoirien, n’échangent pas avec lui, la radicalité s’installe chez eux avec l’intention par conséquent « de ramener l’homme aux racines de son être. Se radicaliser c’est se rendre intransigeant par rejet du monde de l’Autre. L’idéologie qui prétend éclairer « plonge dans le noir ceux qui ont une autre conception du monde et de la vie en société… Quand l’étranger est différent de moi, on peut s’éviter, ne pas se rencontrer jusqu’au jour où un incident dévoilera la haine… Si je ne me représente pas le monde de l’autre, je peux le détruire sans aucune culpabilité… Quand le langage totalitaire prend le pouvoir, quand il n’y a qu’un seul récit, on ne peut pas découvrir le monde de l’autre. Une étincelle, un accident, produit une indignation qui déclenche une passion que la raison ne peut endiguer. » La complexe réalité algérienne d’aujourd’hui est le résultat des violences séculaires coloniales et internes, y compris religieuses. Durant la guerre de libération, se souvient Boris Cyrulnik, il y avait parmi ses amis un soldat du contingent français fortement engagé pour l’indépendance de l’Algérie. Il a été retrouvé mort, « égorgé par le FLN. »

Boris Cyrulnik désapprouve la violence exercée par le FLN, par les Palestiniens lorsqu’ils visent des civils et se demande « quelles sont la nécessité et l’efficacité du terrorisme ». Mais il n’approfondit pas la question, n’introduit pas la thèse adverse (pas même pour la déconstruire), nous pouvons donc questionner son affirmation suivante en interrogeant d’autres faits ajoutés aux siens, « Il y a une sacrée différence entre résistance et terrorisme ». Mais que fallait-il faire alors que la France a toujours refusé la main pacifique tendue (des élus du 2° collège à Ferhat Abbas, je l’ai précisé plus haut). L’utilisation du Napalm est bien le fait de l’armée française. Quant aux Palestiniens, il suffit de constater ce à quoi a mené la politique de dépossession israélienne, les bombardements de leurs villages depuis près d’un siècle et leur bantoustanisation. Comment garder raison et se contenter de contempler l’évaporation de dizaines de mechtas sous le napalm français, comment assister les bras ballants à l’exécution de quatre gamins jouant au ballon. Quatre enfants qui se font canonner, écharper, anéantir sur une plage de Gaza par un navire de guerre israélien ? La seule compassion pour « ce petit peuple » palestinien suffit-elle ?

La violence coloniale est mère de toutes les suivantes et ce qu’on a nommé terrorisme des révolutionnaires est en fait une contre-violence, une réponse à cette violence initiale et à toutes les portes et fenêtres closes. Nous rappelons ces mots attribués par Jean-Paul Sartre à Frantz Fanon, dont les pensées ont été totalement ignorées dans les échanges entre Boris Cyrulnik et Boualem Sansal : « L’Europe a mis les pattes sur nos continents, il faut les taillader jusqu’à ce qu’elle les retire. Raphaël Confiant dit ceci à propos de l’indépassable Les damnés de la terre, du long cri de Frantz Fanon : « Il s’agit d’un ouvrage fondamental et qui est toujours d’actualité. Chaque fois que je vois les images terribles des centaines de migrants qui se noient en Méditerranée, je pense à lui. Chaque fois que je vois Gaza dévasté sous les bombes et des enfants palestiniens tués, je pense à lui. » (in Jeune Afrique 31.08.2017). Boris Cyrulnik amalgame la lutte du FLN pour l’indépendance (parfois nécessairement violente) et l’annexion de territoires palestiniens par des sionistes venus d’Europe, annexion qu’il appelle la guerre « d’indépendance d’Israël » qui provoquerait la grande Naqba et la chasse de près de 80% des Palestiniens de leur terre, et interroge « Pourquoi ces deux entreprises terroristes n’ont pas échoué ? » Boualem Sansal veut bien avancer une explication, mais il prévient « elle est hasardeuse ». J’avoue ne pas bien comprendre sa tentative de réponse où il est question de « plusieurs forces fortes » comme en physique, d’eschatologie propre à l’Islam et au Judaïsme et irrédentisme qu’il impute aussi aux Palestiniens. Un simple regard, même furtif, sur deux cartes de la Palestine, la première telle qu’elle se présentait au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et la seconde telle qu’elle a évolué, suffirait à clarifier ce point. Et puis comment insister sur ce problème (drame) de la diaspora palestinienne et de son très aléatoire retour « qui équivaudrait aux Israéliens à la perte de Sion » et passer par pertes et profits soixante-douze ans de malheurs – du groupe Stern (allié des nazis) à Ben Gourion à Netanyahou – infligés par les sionistes et leurs alliés occidentaux au peuple palestinien ? et même, comme insiste Boualem Sansal, par les pays arabes « frères ». Je trouve que juxtaposer les « incroyables persécutions subies par les Juifs » et les « souffrances endurées par les Algériens » relève d’une démarche que je qualifierais – parce que j’ai beaucoup d’estime pour Boualem Sansal et sa plume de très haute facture – d’erronée, pas plus. Les Palestiniens et les hommes justes n’ont de cesse de rappeler que les Palestiniens ont un problème avec l’État colonial israélien, qu’ils n’ont pas de problème avec les Juifs en tant que tels, ni les Algériens, malgré les dérapages bien réels et inacceptables dans les sociétés maghrébines et arabes. Boualem Sansal le sait parfaitement lui qui aurait dû se rendre aussi à Ramallah et à Bethléem comme il s’est rendu du côté où ruissellent « lait et miel ».

Boris Cyrulnik explique que si on devient terroriste c’est qu’on n’a pu parler, qu’on n’a pu négocier avec l’adversaire, « quand on coule on s’accroche à tout ce qui flotte ». Un voyage en Turquie est suffisant pour que ces jeunes passent à l’acte. Ces « gogos de l’Islam connaissent à peine le Coran comme les Jeunesses hitlériennes connaissaient à peine ‘‘Mein Kampf’’. « Les récitations donnent une apparence rationnelle qui cache un désespoir. » Les musulmans, et pas qu’eux, seront reconnaissants pour cette caustique proximité que propose Boris Cyrulnik : Coran – Mein Kampf. Je l’espère involontaire et malheureuse. Le radicalisé se construit un schéma manichéen simple dit-il. « Il suffit d’éradiquer le mal pour que tout aille bien. » Il suffit que les radicalisés du même bord se retrouvent pour que « la contagion émotionnelle les saisisse et les exalte jusqu’à ce que mort s’ensuive ». Le phénomène de radicalisation qui se répète dans l’histoire de l’humanité témoigne d’une défaillance sociale éducative, culturelle. » « Les recruteurs des jeunes font leur marché sur Internet, dans les prisons, dans les quartiers déculturés, dans les familles délabrées. »

Boris Cyrulnik avance que dans l’ensemble le terrorisme a échoué, comme en Espagne avec l’ETA, en Italie avec Les Brigades rouges, en Colombie, etc. Même El Qaïda « qui a réalisé ‘‘un chef-d’œuvre d’attentat’’ » et qui a fait monter la côte de popularité de Georges Bush qui s’est permis d’envahir par son armée l’Irak et l’Afghanistan. Mais qui connaissait le but réel d’El Qaïda ? Boris Cyrulnik regrette que « les subventions américaines et européennes aillent dans les poches d’hommes d’État et de terroristes », mais omet de préciser le jeu malsain de ces multinationales comme Lafarge Cement Syria, Imerys, MTN… accusées de financer le terrorisme international. Boris Cyrulnik parle des extrémismes qui se renforcent et se nourrissent mutuellement s’agissant de l’islamisme en Turquie, en Algérie et dans le monde arabe et continue sur « l’exemple de la montée du communisme en Europe dans les années 1930 qui a effrayé les bourgeois qui se sont jetés dans les bras du national-socialisme. » Le même phénomène s’est produit après la chute du Mur de Berlin en 1989. « En Pologne et en Russie, le totalitarisme idéologique a provoqué le retour des religions extrêmes. » La raison perd la tête lorsqu’on érotise la violence. « Les deux mots le plus souvent utilisés sont des mots extatiques : peuple et héros… On aime encore plus les héros quand ils désirent mourir pour nous sauver. Quel plaisir de les aimer morts ! C’est au nom du peuple que s’expriment les dictateurs qui veulent imposer leur loi. Cette complexité des extrêmes, cette balance du pouvoir entre deux groupes opposés ont existé en France pendant la seconde Guerre Mondiale. Mais il s’agissait de résistance, bien plus que de terrorisme. »

Ici (pas qu’ici) Boualem Sansal s’emprisonne dans un cliché auquel, j’en suis convaincu, il ne croit pas lui-même. Il écrit que les musulmans sont soumis. Ils ont une « incroyable incapacité à penser l’autre, à le voir simplement. L’autre est une aberration. » Incroyable incapacité. Cette généralisation et cette essentialisation qui relèvent du bon gros sens commun sont insupportables. On retrouve cette même soumission des musulmans « derrière l’extrême liberté dont jouissent les Occidentaux ». La formulation est ici soft, plus légère, plus « aérienne » où il est question de chair, d’égocentrisme et en filigrane de consumérisme, presque supportable. Comment échapper à la soumission dès lors qu’elle est « consubstantielle à la nature humaine vivant en société… et puis à quoi sert la liberté si on se complaît dans la soumission ? » Je demande à Boualem Sansal si la vie (tout court) est possible sans soumission quelle que soit celle-ci ? peut-on se soustraire à toutes les lois humaines et naturelles ?

Boualem Sansal nous met en garde, « la soumission appelle à la dictature », et nous renvoie au Discours de la Servitude volontaire de La Boétie pour corroborer ses propos. Nous pourrions leur ajouter ceux, tempérés, de Spinoza sur la même question. Puis nous glissons de mot en mot, de notion en notion, de soumission à misère, puis à plaisir secondaire, à victimisation : « voilà pourquoi les musulmans sont champions du monde de la victimisation ». Tous dans la même gibecière. Essentialiser donc : de l’ignorant à l’intellectuel, du citadin au montagnard, du Marocain à l’Indien, du Machreq au Maghreb. De Ahmed le quidam yéménite ou algérien à Ali Abderraziq l’érudit : « Les musulmans sont soumis » ou « Les musulmans sont champions de la victimisation ». 

Et, comme en résonnance, il y a les replis identitaires un peu partout. Ils sont nombreux issus aussi de pays alliés au « monde libre » ou à l’Europe. « De plus en plus de dictateurs sont démocratiquement élus. Ce malheur peut être réel après une guerre ou un affrontement social. Un brouhaha de théories opposées aggrave la confusion », si bien qu’on ne sait plus vers qui aller. Arrive alors « un sauveur » qui s’évertuera à trouver un ennemi, quel qu’il soit et de préférence dans les minorités du pays, ou des groupes, un pays étranger. França et ses partis-relais par exemple. Pour se faire élire cet apprenti dictateur peut se victimiser « il peut provoquer verbalement ou physiquement afin de se faire persécuter et provoquer l’indignation. »

4_Le Hirak, les jeunes, l’avenir

Boris Cyrulnik dit qu’il est « retourné récemment en Algérie pour en faire connaissance. J’y ai été enchanté par l’accueil des jeunes ». Il a découvert deux types de jeunesse en Algérie, « une jeunesse cultivée et francophile qui regrette de s’être laissée ‘‘entraîner dans le conflit israélo-palestinien’’, l’autre jeunesse malheureuse et entravée qui se laisse convaincre par la désignation d’un ennemi pour renforcer le panarabisme. J’ai rencontré d’un côté des jeunes très cultivés, courageux, amoureux de la France, de l’autre, des jeunes très inquiétants, pleins de certitudes totalitaires (le vide au-delà de ces deux types). Comme en France, une partie des jeunes est composée par des ‘‘errants’’, des largués de la culture. Ces jeunes sont des proies pour les ‘‘sauveurs’’ qui se servent de leur détresse pour légitimer la violence. Les jeunes évoquent l’antisémitisme de certains imams qui imputent toutes les difficultés du pays et du monde musulman aux Juifs.

Les Hommes ont tous besoin d’utopies pour s’orienter vers un avenir meilleur, mais l’utopie des uns n’est pas celle des autres. Le mouvement du 22 février 2019 « apportera peut-être des éléments de réponse » quant à la formation d’un état et d’une nation modernes, ouverts sur le monde, sur l’altérité. Boualem Sansal doute que « les deux puissances qui régentent le pays, l’armée et la religion, le permettent ». Mais il veut y croire quand même « pour que le miracle se réalise ». Il me faut rappeler que le livre « France-Algérie – Résilience et réconciliation en Méditerranée » a été écrit avant l’élection du 12 décembre 2019 dont il n’est rien dit, probablement, dans l’urgence. Il faut comprendre donc que le peuple algérien (manifestement très majoritairement musulman) peut s’extraire de l’assujettissement (il l’a maintes fois montré), contredisant des propos écrits dans le sous-chapitre « La soumission appelle-t-elle à la dictature ?…  les musulmans sont soumis et donc peu enclins à penser l’autre ». Revenons au mouvement populaire du 22 février 2019. Il devra, écrit Boualem Sansal, au-delà du renvoi des têtes d’affiche de la nomenklatura, rompre définitivement le lien ombilical qui le rattache au système dont il était un acteur principal. Mais Boualem Sansal est très lucide. « Je pense que le système qui succédera à Bouteflika prendra une direction semblable à la sienne : ce sera un mélange entre le capitalisme d’État à la Poutine et le capitalisme à la Sud-coréenne avec d’immenses conglomérats familiaux opérant avec l’appui de l’administration. »

Le Hirak, 2° printemps algérien, est un long cri dans le désert que le pouvoir refuse d’entendre et auquel refusent de tendre l’oreille les « amis et partenaires ». Avoir de la sympathie pour le Hirak et sa belle Silmya ne suffit pas. Les hirakistes attendent un soutien politique concret et une dénonciation claire du pouvoir autoritaire. Le 1° printemps, en octobre 1988, a produit bien plus en moins de dix jours de manifestations ininterrompues (nouvelle constitution, fin du parti unique…) Aujourd’hui non seulement le Hirak n’a rien produit, mais on peut même dire qu’il a renforcé le Système qui s’est débarrassé de ses branches mortes, mis fin au clan Bouteflika… et à une partie du « gang », la Issaba. Il est à noter que les importants mouvements d’avril 1980 et d’avril 2001 ne sont pas évoqués.

Le peuple est traumatisé par la guerre civile des années 1990. Le pouvoir l’a enfermé dans un consumérisme fou. Il assure le service minimum en matière de révolution : le peuple manifeste de 14h à 17h les vendredis, de 10 à 12h les mardis. Après dix mois de manifestation, les appels à la grève générale et à la désobéissance civile pour faire tomber le régime sont restés lettres mortes. Le pouvoir a compris que la population ne peut pas et ne veut pas aller plus loin. Il ne voit donc aucune raison de céder quoi que ce soit. On relève les mêmes lacunes lors des deux printemps algériens : les manifestants qui ‘‘ se sont mis d’accord pour n’être d’accord sur rien’’, n’arrivent pas à s’entendre sur les suites à donner au mouvement alors même que les islamistes « se préparent activement » et que le pouvoir envisage « tous les scénarios. Il est important que les manifestants dépassent le service minimum. » Si le Hirak échoue, il faut craindre le pire, des conséquences graves pour le pays, ses voisins, ses partenaires. Et on verra les ultranationalistes et les islamistes revenir en force et ramener le pays à la décennie noire. La suite s’avère problématique poursuit Boualem Sansal. Comment reconstruire le pays, quel statut pour la femme, quelle place de l’islam dans l’édifice, comment organiser la justice, l’éducation… ? Ce qui se joue en Algérie aura un impact très important dans les pays de la Méditerranée occidentale. Avec le succès du Hirak, l’Algérie deviendrait un pays ‘‘normal’’. « Son échec renforcerait l’isolement du pays dans lequel il vit depuis son indépendance. » Le succès ou l’échec du mouvement de protestation est lié à la verve, à la puissance ou au silence des intellectuels. Pour répondre à la question concernant les forces du changement, Boualem Sansal procède « à une longue digression » où il détaille son évolution personnelle depuis son premier emploi jusqu’à des postes de direction au sein des Ministères du Commerce, de l’Industrie et les difficultés auxquelles il a dû faire face et que l’on peut imaginer aisément, jusqu’à son métier d’écrivain. Une digression « qui permet de comprendre le silence des intellectuels. » Le relèvement du pays nécessite des volontaires et des héros, des stratèges et des tacticiens aux postes de commandement sensibles, capables de sortir l’Algérie de l’isolement et du huis clos dans lequel le pouvoir l’a enfermée si longtemps.

5_Les relations franco-algériennes

Pour Boualem Sansal, la coopération entre les deux pays a toujours été bonne dans certains domaines de l’économie, la sécurité, la diplomatie. Mais il se reprend plus loin et écrit que la relation politique de la France avec l’Algérie indépendante est à l’avenant, toujours à contre-courant de l’histoire, souvent indigne comme son soutien au pire dictateur que les Algériens ont eu à subir : Bouteflika. » Parfois des crises émergent, comme en février 1971 lorsque Boumediène annonce la nationalisation des hydrocarbures. La crise a failli dégénérer. « Le président Pompidou envoya la marine française mouiller en face d’Alger, alors que Boumediène mettait l’armée sur le pied de guerre. » Tout est rentré dans l’ordre grâce à la diplomatie et « la nationalisation donna lieu à des indemnisations correctes ». Il développa plus encore les relations d’affaires entre les deux pays. Les compagnies françaises firent de belles affaires jusqu’au premier printemps algérien en octobre 1988. Les domaines qui posaient problème entre les deux pays étaient censés avoir été réglés par les accords d’Évian : indemnisation des pieds-noirs, pensions dues aux anciens combattants algériens lors des deux guerres mondiales, la question de l’émigration, le statut de la langue française, « la repentance dont le FLN a fait son cheval de bataille », etc. « Ces questions ont été instrumentalisées par les deux pays, par le lobby de la Françalgérie. »

Un point commun est partagé par les deux pays et de nombreux autres, celui de la manipulation des systèmes d’information. Boualem Sansal pose les questions de leur manipulation, « les gens sont formatés, on leur vend des éléments de langage comme des vérités absolues. » En France les vérités du politiquement correct ne sont pas écrites et « Il est très risqué en de s’exprimer librement. » On risque d’y être « bâillonné, sanctionné ». Par contre, en Algérie, « les vérités irréfragables de la révolution et de la religion sont écrites, enseignées, protégées officiellement et consignées dans la Charte Nationale. »

Par son soutien au pouvoir algérien, la France « montre qu’elle continue de voir les Algériens comme ses indigènes, des sauvages qui ne peuvent être gouvernés que par la trique. » Tous les accords entre la France et l’Algérie portent cette empreinte coloniale. Les autorités françaises traitaient les gouvernants algériens comme leurs supplétifs d’antan (bachagas, caïds, aghas) et les gouvernants algériens regardaient les gouvernants français comme des féaux obséquieux. » Sur cette question, Boualem Sansal nous invite à lire ou à relire Albert Memmi, Frantz Fanon, Edward Saïd, Aimé Césaire. Colonisateur et colonisés ne peuvent échapper à leur passé. Pourtant la réconciliation est nécessaire. L’auteur propose d’engager une démarche semblable à celle qu’ont développée Allemands et Français dès la fin de la 2° Guerre mondiale. Boris Cyrulnik rappelle les guerres en Europe, notamment les conflits ayant impliqué la France. Depuis des décennies la paix s’est établie entre la France, l’Italie et l’Espagne si souvent combattues, l’Angleterre « ennemie héréditaire » et surtout avec l’Allemagne « avec laquelle la France a été en guerre presque un siècle entre 1870 et 1945 ». Boris Cyrulnik se rappelle « quand j’étais enfant, j’entendais encore parler de la ‘‘perfide Albion’’ » (infidèle Angleterre), se félicite que ces haines sont aujourd’hui gommées notamment par le programme Erasmus (programme d’échange d’étudiants à travers notamment l’Europe)

En Algérie, « les événements récents (le Hirak) ont montré une jeunesse algérienne mature. » Si demain, ces jeunes au pouvoir parviennent à construire une culture forte et paisible, la France en profitera, les échanges se développeront. Mais si l’Algérie explose et se ruine, beaucoup de souffrances retomberont également sur la France. Qui a senti venir février 1917, le 14 juillet 1789, Mai 1968 ? interroge-t-il.

L’Algérie comme la France et d’autres pays risquent une autre mésaventure bien plus grave que les crises économiques ou sociales. Un naufrage du fait du dérèglement climatique entre autres peut les emporter. Cette problématique de la nature et de l’environnement semble ne plus finir et toucher tous les endroits du monde. Comment ferons-nous s’interroge Boris Cyrulnik « quand nous serons dix milliards d’êtres humains sur la terre, quand les végétaux et les animaux auront disparu » et quand les déplacements pour cause de dérèglements climatiques se feront par millions des pays pauvres vers les pays encore verts. »

Puis il évoque le risque de la soumission à une dictature induit par la nécessaire adaptation. Nous assistons un peu partout à des replis identitaires. Le point de vue de Boualem Sansal est identique : « J’ai tendance à croire que la dictature est l’avenir du monde. Je veux dire qu’elle serait le seul moyen pour l’humanité de se préserver d’elle-même et des dérèglements de la nature et de se maintenir en vie. » Lorsque l’homme aura épuisé la nature, lorsque celle-ci aura fortement changé, lorsque l’émigration du fait du changement climatique (plutôt que du seul réchauffement) bouleversera des zones entières, lorsque l’homme aura été au bout de ses massacres, alors « la dictature apparaîtra comme une nécessité absolue. Une dictature invisible dont nous avons un avant-goût aujourd’hui où de nombreuses décisions sont le fait de structures « invisibles » plus que des États.

Boualem Sansal nous invite vivement à « lire et relire » 1984 de George Orwell et « Walden ou la vie dans les bois » de Henry David Thoreau, précurseur de la désobéissance civile. Je ne peux qu’approuver. Du reste, Boualem Sansal a consacré de longues pages à ces deux auteurs, dans sa dystopie « 2084 » pour le premier et « Le train d’Erlinguen… » pour le second auquel il adresse ses pensées en exergue du livre et qu’il cite « À quoi bon avoir une maison si l’on n’a pas de planète acceptable où la mettre ».

Une autre évolution est possible, identique à celle des pays européens cités plus haut, souvent en guerre, aujourd’hui réunis autour d’un projet commun. Alors pourquoi pas entre la France et l’Algérie ? « Je connais une autre évolution possible, écrit Boris Cyrulnik, c’est celle que propose la résilience des peuples quand, après un trauma, une autre entente sociale se met en place. » Pourquoi se rendre prisonnier du passé, pourquoi s’y complaire ? Pourquoi ne pas tisser de nouveaux liens sociaux, amicaux, culturels ? Cela aurait pour effet d’apaiser le cœur des citoyens des deux pays et notamment les Algériens et binationaux dont nombreux sont ceux qui vivent à la marge des deux frontières, dans une sorte de no man’s land marécageux et instable. « La situation se crispe entre la France et l’Algérie lorsque, surtout, les Algériens de la 2°, 3° génération, développent une hypersensibilité à l’égard de leur passé et des questions qu’il soulève. » Des blancs-becs dirais-je, et orgueilleux. La situation se crispe également lorsque les politiques optent pour des tensions à usage interne, au détriment de la clairvoyance et du courage.

6_Algériens de France et binationaux

« Ceux qui affichent leur souffrance sont ceux qui n’ont pas vécu les drames directement. Ce sont les enfants qui étaient trop jeunes au moment des faits, ceux qui les voyaient depuis leur exil à l’étranger » écrit Boualem Sansal. Il en est ainsi des « jeunes français d’origine algérienne de la 2°, de la 3° génération qui vivent la colonisation non comme des événements historiques, mais comme une actualité qui se déroule dans leurs quartiers, sous leurs yeux » poursuit l’auteur qui trouve ces jeunes « brutaux et haineux ». Le substantif « jeune » n’est pas défini par Boualem Sansal. Je l’entends comme une personne dont l’âge se situe entre la mûre adolescence et l’âge adulte bien entamé. En fait le comportement de ces jeunes exprime leur refus d’être continuellement ostracisés comme l’ont été leurs pères et plus encore leurs grands-pères les « chibanis » (aussitôt évoqués, aussitôt oubliés) qui se tuèrent à la tâche et se turent (cela dure depuis plus de cinquante ans !) Eux, enfants de France (la plupart sont binationaux, d’autres sont Algériens, n’ayant pas demandé la nationalité française à leur majorité) ne se taisent pas, ne veulent pas être considérés comme des citoyens de second rang et le crient haut et fort dans la rue et dans les urnes (avec un marqueur fort en 2005) dans la lignée de la « marche pour l’égalité et contre le racisme » de 1983 (et qu’à dessein, les médias français ont longtemps appelée « la marche des beurs ») Ils continuent de revendiquer – à juste titre – l’égalité comme tous les autres citoyens. Il est à noter que beaucoup parmi ces jeunes ou jeunes adultes ne connaissent le pays de leurs grands-pères que par les relations familiales et quelques rares photos de vacances. Ils sont plutôt bien « intégrés » si tant est que ce terme soit approprié (il ne fait pas l’unanimité chez les chercheurs). Ces jeunes se considèrent comme des citoyens ordinaires, et pour les concernés « votent et paient l’impôt », malgré les difficultés objectives liées à leur origine sociale, familiale ou géographique (quartiers populaires), obstacles qu’ils combattent de diverses manières y compris au sein d’associations.

Boualem Sansal parle indistinctement de « jeunes français d’origine algérienne de la 2°, de la 3° génération ». Or, il y a au moins deux ‘‘groupes’’ (2 et 3) en sus de celui évoqué ci-dessus (le ‘‘groupe 1’’) composé donc de citoyens qui revendiquent l’égalité, dans la lignée des années des marches citoyennes et qui ne s’en laissent pas compter.

Le premier des deux autres ‘‘groupes’’ est constitué de jeunes algériens d’immigration familiale récente (années 1995-2000) pour la plupart. Le second est représenté par des jeunes « affairistes instables » eux aussi arrivés récemment. Il faut lire ‘‘groupe’’ comme un ensemble d’individus, avec guillemets (donc pas dans son acception sociologique). Rappelons que le nombre d’Algériens ayant reçu un premier titre de séjour a progressé sur les cinq années de référence, passant de 8564 durant l’année 1995 à 32596 pour l’année 2003 (sources INED). Commençons par le ‘‘groupe 3’’ : il est constitué par des jeunes « affairistes ». Ils sont désignés en Algérie par le terme de « M’halleb » (a été trait/trayeur). Ce sont des jeunes opportunistes qui ont les pieds sur terre et pas froid aux yeux. Ils vivent à la fois en Algérie et en France. Ils n’ont qu’une seule obsession « traire la vache » avec pour objectif unique d’amasser toujours plus de biens, faire fortune sans aucun état d’âme et louangent le Chiffre d’affaires. Ils sont ingénieux, et malins, maîtrisent les circuits de l’informel. Ils se croient nés d’eux-mêmes, pétris de bon sens, y compris celui qui « amène au pire » (J. Lacan). Ils sont concentrés sur leurs projets, font feu de tout bois, naviguent avec aisance au cœur du nouveau champ religieux dominant. Ceux-là vont et viennent sans cesse entre l’Algérie et la France dont ils rejettent les modes de vie et les valeurs morales. Ils sont en cela proches du premier groupe. Ils représentent bien cette Algérie et ce peuple devenus étrangers à Mohammed Harbi (lire ci-dessous) et à des milliers ou des millions d’entre nous. Ils ne sont pas toujours officiellement installés en France. Nombreux sont ceux qui possèdent un titre de séjour en France ou parfois une carte de nationalité française, mais sont établis en Algérie. Les allers-retours entre les deux pays sont très fréquents. Ils sont « instables ». Ils achètent, vendent, louent des biens en France par divers truchements. Lorsqu’ils le peuvent, ils exploitent judicieusement les failles des systèmes d’aides diverses destinées aux populations confrontées aux aléas et vicissitudes de la vie (allocations familiales, aide au logement, revenu de solidarité, parfois même l’aide médicale de l’état…) Ils sont beaucoup moins nombreux que les jeunes des ‘‘groupe’’ 1 ou 2, mais on ne peut les ignorer.  

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Le ‘‘groupe 2’’ : une partie de ces jeunes algériens d’immigration récente est mal intégrée en France pour des raisons longues à lister ici. Relevons que la société algérienne actuelle – celle dont sont issues ces familles nouvellement installées en France – est fortement conservatrice, intolérante, bigote, où le prisme du religieux domine, ce qu’elle n’était pas du tout dans les années 1960-1970 (celle qui a produit les futurs « chibanis »). La régression culturelle est immense en Algérie déclarait récemment Mohammed Harbi dans une interview : « Je suis moralement au service de l’Algérie. Mais je l’ai perdue et j’ai perdu son peuple. Ce ne sont plus les mêmes. » (Le Monde, 6/12/2019). Retenons que ces jeunes ont (ont eu) une scolarité plutôt chaotique (souvent entamée en Algérie), que leurs parents, qui côtoient essentiellement d’autres Algériens ou des Maghrébins, ne leur parlent qu’en algérien. Retenons également que chez eux les chaînes de télévision française sont peu regardées, ou pas du tout. Les écrans transmettent très souvent des émissions du Moyen-Orient ou d’Algérie dont les contenus politiques et sociaux anti-français primaires (histoire et actualité) sont légion et dont les commentaires religieux rigoristes (et même radicaux selon les télés) sont souvent anachroniques et nient les contextes et normes sociaux. Ils tendent les uns et les autres, contenus politiques et commentaires religieux, à éloigner ces jeunes de toute intégration sereine. Nonobstant la responsabilité des politiques d’intégration évoquée plus bas. Sortis de chez eux, ces jeunes immigrés sont confrontés à la réalité d’un quotidien écrasant nié en famille ou à tout le moins dénigré. Ces jeunes vivent tantôt dans un monde (la maison), tantôt dans un autre (la ville). Précisons qu’on retrouve certains traits de ce ‘‘groupe 2’’ dans le ‘‘groupe 1’’ d’il y a quelques décennies. On trouve bien sûr dans ce ‘‘groupe 2’’ des jeunes binationaux comme dans le ‘‘groupe 1’’, des Français donc, des jeunes majeurs qui ne votent pas, qui rejettent « tout ce qui est français » qui reproduisent une haine anti-française notamment en réaction à la politique française en Afrique, au Moyen-Orient très favorable à Israël (rocher plus que pierre d’achoppement extrêmement sensible chez la quasi-totalité des Algériens et binationaux compte tenu de leurs propres humiliations et profondes blessures subies (par famille interposée) lors de la colonisation française), pour les raisons détaillées ci-dessus, mais également en réaction à la stigmatisation et au racisme qu’ils subissent, en reprenant le discours de certains parents et amis. Cela ne nous interdit néanmoins pas de souscrire à l’idée que certains comportements de ces jeunes sont « brutaux et haineux » comme le dit Boualem Sansal ou « agressifs contre le pays d’accueil » comme l’affirme Boris Cyrulnik. Pays d’accueil, peut-être pour certains, pays de naissance pour les autres. Un no man’s land certainement, piégé et piégeant. Boualem Sansal dit que les jeunes algériens ou binationaux « sont dans la haine, la victimisation, la colère, la rupture ». En comparant les « jeunes français d’origine algérienne aux jeunes français enfants de pieds-noirs » il dit que les seconds sont « parfaitement intégrés, qu’ils sont dans le questionnement et la recherche de la vérité, ils veulent comprendre et éventuellement nouer des liens… » Il y a de mon point de vue un biais à vouloir comparer ces groupes sans un éclairage en amont de ce que sont les individus qui les constituent, ce que sont leurs trajectoires, leurs milieux… Autant comparer des milieux sociaux sans au préalable les « dénuder » (cf. Bourdieu le capital économique, social et culturel…) Boualem Sansal rappelait pourtant qu’ « aux yeux des Européens d’Algérie, les indigènes musulmans, y compris les rares naturalisés, devaient demeurer indigènes et par conséquent « rester à leur place » ainsi que le précisait Frantz Fanon : « la première chose que l’indigène apprend c’est de rester à sa place, à ne pas dépasser les limites ; c’est pourquoi les rêves de l’indigène sont des rêves musculaires, des rêves d’action, des rêves agressifs. » (Les damnés de la terre). Les rêves des uns ne sont pas ceux des autres.

Boris Cyrulnik dit qu’il « vivrait très mal qu’on expulse les enfants d’Algériens qu’on a fait venir en 1960 pour travailler dans les usines et construire des ponts, ou ceux qui viennent aujourd’hui en France parce que les libérateurs algériens n’ont pas su construire un pays paisible et prospère. » Il dit aussi des « Algériens arrivés ou nés en France – sans distinction ni nuance – qu’ils se sont identifiés à des héros revanchards ou nihilistes dont la pire image est Mohammed Merah. » Ici l’auteur aurait dû modérer son propos, car dans cette phrase on comprend (je comprends) que ces « Algériens arrivés ou nés en France » se sont plutôt identifiés à Merah. Ce qui est faux et absurde. Ils ne sont pas tous concernés. Ils ne s’identifient pas tous à Merah, avec ou sans l’adverbe. Tant s’en faut ! Le parcours rapporté de ce « terroriste islamiste franco-algérien » de 24 ans est partiel et les manipulations de la Direction générale de la sûreté extérieure française (DGSE) sont étrangement omises par Boris Cyrulnik. Peu avant sa mort, Merah s’adressait ainsi à son interlocuteur des services secrets : « C’est vous (DGSE) qui m’avez entraîné dans cette situation. Je ne te pardonnerai jamais » rapporte Le Monde. Boris Cyrulnik évacue le fait que le père d’une des victimes accuse le service d’espionnage français d’avoir versé à celui de Merah une importante somme pour récupérer un clip dans lequel le terroriste détaille ses liens avec les services secrets français. Écrire que « cette radicalisation entraîne la haine de tout ce qui n’est pas musulman » et passer à une autre rubrique n’est pas suffisant. Boualem Sansal regrette de son côté que cette « maîtrise des émotions qui facilite l’expression de la raison ne se retrouve pas chez les jeunes Algériens de France. Après chaque match de foot, on constate des débordements que je trouve stupides et hyperdangereux. » Cela n’est pourtant pas propre aux jeunes Algériens. Il y a des dizaines de matches de football auxquels ces Algériens n’ont pas participé et qui se sont finis par des batailles rangées inouïes entre hooligans (PSG-Galatasaray, Grande-Bretagne-France…) – qui n’ont pas soulevé d’émotions particulières au-delà des 24 premières heures – ce qu’admet Boris Cyrulnik, pour ajouter aussitôt concernant ce qu’il appelle les « désordres intentionnels » que le comportement de ces jeunes Algériens « font honte aux Algériens qui travaillent pour s’intégrer en France. Mes étudiants se sentent disqualifiés par ces supporters violents. »

Quasiment à aucun moment n’est interrogée profondément la question des politiques néfastes concernant l’intégration des immigrés (Algériens) en France. Boris Cyrulnik aborde la question autrement « les pères étaient très peu payés, ils devaient payer un loyer et ils envoyaient tout le reste au bled. » Boris Cyrulnik parle d’une époque lointaine en omettant que les immigrés dont il parle, ces « chibanis » sont aujourd’hui pour une grande part d’entre eux grands-pères ou arrière-grands-pères de Français décomplexés. Que ces derniers, souvent, n’ont qu’une attache relative avec le pays de leurs arrières grands-parents. Ce sont les hommes politiques français qui devraient avoir honte de leur refus d’intégrer les familles algériennes (exclues du décret du 29 avril 1976 relatif au regroupement familial) et plus généralement les quartiers populaires dans leurs stratégies, plus que ces jeunes étudiants algériens ‘‘qui se sentent disqualifiés’’, peu ou mal informés. Ce sont ces politiques cyniques assumées ou honteuses qui sont « insécurisantes » plus que les familles en situation de précarité. « Les enfants qui sont nés en France ont donc dû se développer au contact de parents insécurisants, eux-mêmes insécurisés, les pères hébétés de travail et les mamans malheureuses de quitter le bled coloré et vivant. »  « Une telle absence de construction de la personnalité de ces enfants en a fait des proies pour les gourous totalitaires, religieux ». Il me semble que Boris Cyrulnik confond « les mamans » des années 1950 et 1960, isolées en Algérie avant même le grand saut, et les femmes algériennes des années 1995-2000 connaissant la France et le cours du franc puis de l’euro avant même d’avoir posé les pieds dans l’hexagone. « Parce que l’équipe de foot d’Algérie avait gagné un match, les jeunes algériens exprimaient leur joie de manière agressive contre le pays d’accueil ». Boris Cyrulnik lui-même écrit « le pays d’accueil » (alors qu’ils sont majoritairement français) puis ajoute « ils n’ont acquis qu’un faible sentiment d’appartenance à la France » « Maîtrisant mal le langage, contrairement aux Algériens bien intégrés, ils explosent bêtement un peu n’importe où là où ça gène les nantis. » De très nombreuses « bonnes questions » sur le rejet de ces jeunes par les politiques françaises, sont élaguées par Boris Cyrulnik probablement par manque d’espace, et se demande si « on peut espérer une évolution civilisée au Maghreb. » Je me demande si ce célèbre et respectueux neuropsychiatre n’était pas à deux doigts d’écrire ici « Algérie » à la place de « Maghreb ».

L’essai de Boris Cyrulnik et Boualem Sansal « France-Algérie, Résilience et réconciliation en Méditerranée » est très intéressant et instructif, même si l’on n’adhère pas à l’ensemble du contenu et malgré les insuffisances, peu importantes à vrai dire, qu’il contient. Le livre déborde d’informations, d’observations et d’opinions. Il encourage la recherche et l’échange. Il y a si peu d’ouvrages traitant sans complaisance ni ménagement à la fois de l’histoire de l’Algérie, de la violence, des relations complexes franco-algériennes… et de tant d’autres domaines que je n’ai pu pour des raisons objectives rendre compte ici. « Un livre nécessaire pour sortir des mensonges et des hypocrisies » lit-on en quatrième de couverture. Il est temps pour les Algériens de construire un réel national partagé, de s’abandonner au monde les yeux grands ouverts, apaisés. Il est temps pour les Algériens de s’extraire du nationalisme étriqué périlleux et d’extraire enfin d’elle-même cette « Algérie tourmentée, schizophrène tournant sur elle-même, crapahutant avec ses malheurs et ses bonheurs, plus hantée par son passé décomposé et travesti que par son devenir » écrivais-je en mars 2006 à la suite d’un entretien que m’avait accordé Boualem Sansal.

Ahmed Hanifi,

Marseille, le 8 septembre 2020

———————— PRECISION DE BOUALEM SANSAL————————-

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Un mot de José LENZINI _ 21. 09. 2020

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Barbarie et barbarie

Blasphémer est un droit. Blesser, offenser, humilier, caricaturer aussi… 

À tous ceux qui blessent, qui offensent, qui humilient, à tous ceux qui barbarisent l’Autre, ceci, de Montaigne :

« Mais ces autres, qui nous viennent pipant des assurances d’une faculté extraordinaire qui est hors de notre connaissance, faut-il pas les punir de ce qu’ils ne maintiennent l’effet de leur promesse, et de la témérité de leur imposture ? Ils ont leurs guerres contre les nations qui sont au-delà de leurs montagnes, plus avant en la terre ferme, auxquelles ils vont tout nus, n’ayant autres armes que des arcs ou des épées de bois, apointées par un bout, à la mode des langues de nos épieux. C’est chose émerveillable que de la fermeté de leurs combats, qui ne finissent jamais que par meurtre et effusion de sang ; car, de déroutes et d’effroi, ils ne savent que c’est. Chacun rapporte pour son trophée la tête de l’ennemi qu’il a tué, et l’attache à l’entrée de son logis. Après avoir longtemps bien traité leurs prisonniers, et de toutes les commodités dont ils se peuvent aviser, celui qui en est le maître, fait une grande assemblée de ses connaissants ; il attache une corde à l’un des bras du prisonnier, par le bout de laquelle il le tient éloigné de quelques pas, de peur d’en être offensé, et donne au plus cher de ses amis l’autre bras à tenir de même ; et eux deux, en présence de toute l’assemblée, l’assomment à coups d’épée.
      Cela fait, ils le rôtissent et en mangent en commun et en envoient des lopins à ceux de leurs amis qui sont absents. Ce n’est pas, comme on pense, pour s’en nourrir, ainsi que faisaient anciennement les Scythes ; c’est pour représenter une extrême vengeance. Et qu’il soit ainsi, ayant aperçu que les Portugais, qui s’étaient ralliés à leurs adversaires, usaient d’une autre sorte de mort contre eux, quand ils les prenaient, qui était de les enterrer jusques à la ceinture, et tirer au demeurant du corps force coups de trait, et les pendre après, ils pensèrent que ces gens ici de l’autre monde, comme ceux qui avaient sexué la connaissance de beaucoup de vices parmi leur voisinage, et qui étaient beaucoup plus grands maîtres qu’eux en toute sorte de malice, ne prenaient pas sans occasion cette sorte de vengeance, et qu’elle devait être plus aigre que la leur, commencèrent de quitter leur façon ancienne pour suivre celle-ci.
     

Je ne suis pas marri que nous remarquons l’horreur barbaresque qu’il y a en une telle action, mais oui bien de quoi, jugeant bien de leurs fautes, nous soyons si aveugles aux nôtres. Je pense qu’il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu’à le manger mort, à déchirer par tourments et par gênes un corps encore plein de sentiment, le faire rôtir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux chiens et aux pourceaux (comme nous l’avons non seulement lu, mais vu de fraîche mémoire, non entre des ennemis anciens, mais entré des voisins et concitoyens, et, qui pis est, sous prétexte de piété et de religion), que de le rôtir et manger après qu’il est trépassé.


      Chrysippe et Zénon, chefs de la secte stoïque ; ont bien pensé qu’il n’y avait aucun mal de se servir de notre charogne à quoi que ce fut pour notre besoin, et d’en tirer de la nourriture ; comme nos ancêtres, étant assiégés par César en la ville de Alésia, se résolurent de soutenir la faim de ce siège par les corps des vieillards, des femmes et d’autres personnes inutiles au combat. “ Les Gascons, dit-on, s’étant servis de tels aliments, prolongèrent leur vie. ”
      Et les médecins ne craignent pas de s’en servir à toute sorte d’usage pour notre santé ; soit pour l’appliquer au-dedans ou au-dehors ; mais il ne se trouva jamais aucune opinion si déréglée qui excusât la trahison, la déloyauté, la tyrannie, la cruauté, qui sont nos fautes ordinaires.


      Nous les pouvons donc bien appeler barbares, eu égard aux règles de la raison, mais non pas eu égard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie… »

Montaigne, Les Essais, livre 2, « Des cannibales »

La haine en offrande

LA HAINE EN OFFRANDE_ 01

« On ne vit pas que de lutte et de haine. On ne meurt pas toujours les armes à la main. Il y a l’histoire et il y a autre chose, le simple bonheur, la passion des êtres, la beauté naturelle. » Albert Camus, Actuelle1_ 1944-1948.
Parfaitement d’accord. Il y a à côté des luttes pour la liberté, pour la démocratie la beauté naturelle, la beauté du livre par exemple, de l’écriture, le désir de voyager à travers eux. Pourquoi ne pas lire une histoire réinventée autrement, une histoire peut-être déjà vue, déjà entendue, peut-être même déjà vécue…
Je vais vous raconter une longue et double histoire. À chaque épisode, je vous en dévoilerai une petite part. Lorsque j’aurai fini la première, je vous raconterai la deuxième. Les deux histoires se complètent. Et il faut être patients.
La première histoire raconte Mimoun Pinto, né à Oran. À dix ans, en 1961, il est contraint de quitter son pays. Avec ses parents, il se retrouvent à Marseille puis en Israël où ils sont plutôt mal accueillis, comme en France où ils retournent.
La deuxième histoire raconte Larbi el Bethioui. Il est né et a grandi en Île de France, comme son père. Son grand-père, Kada, a participé durant la deuxième Guerre mondiale à la libération de la Provence. Des événements dramatiques et des fréqientations border-lines le plongeront dans une voie sans issue. Le cœur de ces deux hommes ordinaires, Mimoun et Larbi, finit par ne plus battre que pour la haine. Un lien fort unis pourtant leurs familles, mais ils ne le savent pas.

Marseille le dimanche 9 août 2020

Voici la première histoire.

(lire en page suivante)


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LA HAINE EN OFFRANDE _01

Assise à même le parquet, sur le pont principal, côté poupe, Ginette murmure à l’oreille de sa mère son refrain préféré,

« Ya ommi ya ommi ya ommi

Essmek deymen fi fommi

Men youm elli âyniya chafou eddouniya

Chafouk ya ommi-laâziza âaliya… »

Dans la salle de projection du navire, on tue le temps en regardant Destins ou En cas de malheur. Pour beaucoup, la ligne d’horizon ne cesse de s’éloigner alors même que la ville de tous les espoirs est annoncée dans le haut-parleur pour quelques heures. Les yeux humides des enfants suivent les pirouettes des puffins au-dessus des eaux calmes, trop calmes. Pleurent-ils de fatigue ou sont-ils attristés par la mort du serin de Yacoub ? En ce début des années soixante, des centaines de milliers de pieds-noirs abandonnent l’Algérie pour la France, « la mère patrie ». Ces départs massifs, auxquels s’associent les indigènes israélites et les harkis, traduisent l’agonie de la colonisation française. La perte de l’Algérie annonce pour eux plus que le terme d’une période ou d’un monde, elle marque la fin d’une vie concrète traversée de chaleur, faite de petits riens, de petites relations, de petites combinaisons où, en définitive, l’on gagnait à chaque coup et qui se manifestait à travers les petites fêtes et les pratiques de l’entre-soi, un petit verre d’anisette à la main dans un petit appartement ou une petite ferme, dans un quartier ou un village où l’on vint au monde, où l’on grandit. De mémoire de Mimoun, aucun membre de la famille ne naquit hors de l’Ouest algérien. La France, on ne la connaît que par l’Écho d’Oran et les actualités projetées dans les cinémas le Familia, le Plaza, le Rex, le Victoria, et l’Empire bien sûr… Mimoun Pinto ainsi que son père, sa mère, ses grands et arrières grands-parents, tous naquirent à Oran. Et nombre d’ancêtres aussi. À Oran ou dans sa région. Et tous les disparus, lorsque la faucheuse leur avait de leur vivant enjoint de regarder vers elle, d’avancer vers son champ, son antre, tous sans exception se tournèrent vers cette même terre qui les vit naître. Et voilà que ce qui reste en ce monde de la grande famille doit se résoudre à tout abandonner y compris les cimetières.

La famille Pinto fut emportée dans la tourmente, mais à aucun moment elle ne pensa en arriver à rompre complètement avec les voisins « arabes ». C’est pourtant bien ce qui se passe. La défaite française n’est plus une vue de l’esprit et « les événements » prirent une tournure hallucinante. Comme les Pinto, l’écrasante majorité des israélites choisirent de suivre la France qui les avait distingués en 1870. En définitive, ils décidèrent de taillader leur identité, nier leur passé, trahir la mémoire des leurs, mourir un peu. Les militants juifs de la cause indépendantiste comme Pierre Ghenassia, Daniel Timsit, Martine Timsit-Berthier, André Akoun, Jean et Andrée Beckouche, ou comme Georges Hadjadj, Guy Bensimon, Claude Sixou, Claude Ouzana, ne sont pas légion. Pendant les manifestations de 1960 et au printemps de cette année aussi, à Oran, à Alger, de nombreux israélites arboraient des épaulettes aux couleurs de la France et d’Israël. L’assassinat de Samuel Azoulay, un jeune chauffeur de taxi — « par les malfrats musulmans Cheriet Ali Cherif et Brahim Abdelkader qui le forcèrent à se diriger vers le dépôt de munitions d’Eckmühl » — et plus tard, l’incendie de la Grande synagogue d’Oran qu’on impute aussi à des musulmans, scellèrent le choix des plus réticents. Comme les pieds-noirs, les juifs craignent une Algérie future, totalement « arabe » et musulmane. Et totalement indépendante. L’allocution du général de Gaulle il y a un an les mit définitivement devant le fait accompli. Ils la vivent comme une trahison : « J’ai décidé au nom de la France de suivre un chemin nouveau. Ce chemin conduit non plus au gouvernement de l’Algérie par la métropole française, mais à l’Algérie algérienne… » Alors, deux mois plus tard, à la question « approuvez-vous le projet de loi concernant l’autodétermination des populations algériennes ? » Gaston et Dihia son épouse répondirent en glissant dans l’urne le bulletin beige, « Non », les yeux et le cœur dans les talons. Gaston avait arrêté sa décision. Suivre la France, mais pas le général. Il répétait à Dihia « le grand Charles il ne comprend rien, qu’est-ce qu’il comprend, rien, il nous a trahis oui ! » Pourtant c’est pour marquer son admiration pour le général qui leur avait permis de recouvrer la citoyenneté française que le régime de Vichy leur avait retirée en 1940 que Gaston avait offert un second prénom, Charly, à son fils Mimoun, né six ans après la fin de la guerre. À l’école, en début d’année, cela déconcerta quelque peu ses camarades qui entendaient la maîtresse l’appeler Mimoun alors que lui leur jurait que son nom est Charly. Puis ils s’habituèrent. Mimoun préfère le moderne Charly au désuet et très local Mimoun que lui avait choisi Habiba, sa grand-mère, en souvenir à la fois de son propre père à elle Mimoun Dahan et de son mari assassiné. Lorsque son fils le lui reproche, Gaston le renvoie à son histoire « mais tu le sais, c’est le prénom de mon père mon fils, combien de fois je te l’ai dit ! Et ton frère, qu’est-ce que tu crois, ton frère il s’appelle Yacoub comme mon grand-père, c’est kif-kif. C’est une tradition mon fils, une tradition, il faut toujours honorer les parents. »

Dans les travées du cimetière israélite, au cœur du quartier « arabe » — les pieds-noirs disent « le village nègre » —, Gaston rappelait à son fils qu’il porte « le prénom de cet homme » en pointant de son index une tombe reposant à l’ombre d’un cyprès de grande élégance qui veille le jour avec son ombre et le soir avec les Djinns sur elle et sur deux ou trois autres. Sur la pierre tombale, Mimoun lisait son nom et son prénom. La première fois qu’il avait été confronté à cette situation, qu’il s’était rendu compte qu’il portait les nom et prénom d’un mort allongé dans cette tombe devant lui, il ressentit ses os se glacer : « à la mémoire de Mimoun Pinto, 1905–1941. » Plus loin, devant la tombe de l’arrière-grand-père « Yacoub Pinto, 1875–1942 », en lisant le nom et prénom de son jeune frère, Mimoun fut de nouveau saisi d’effroi, eut un mouvement de recul irréfléchi. Son père se tenait près de lui, la main posée sur sa kippa pour le rassurer. Gaston ne se rendait jamais au cimetière sans se prosterner devant la tombe de son père. Plus loin encore, dans un autre carré, devant les tombes de l’arrière-grand-mère « Lalla Bensaïd, 1885–1957 », et du grand-père maternel de Dihia, « Shlomo Benaroche, 1885–1920 », il lisait des psaumes et récitait El Male rahamim.  Shlomo Benaroche est mort lors d’un combat dont nul n’a plus souvenir de sa cause. Une rumeur persistante avait pourtant couru que sa fille n’était pas de son sang. Elle était la fille d’un porteur d’eau que Sadia avait rencontré à un mariage. Il était porteur d’eau et berrah attitré dans de nombreuses fêtes. C’est cet homme, Ben Mohammed El Houari qui tua Shlomo Benaroche, lors d’un duel au sabre. Ginette avait dix ans. Les deux hommes étaient ivres et avaient le même âge : trente-cinq ans. Personne n’a plus entendu parler du porteur d’eau.

(la suite en page suivante)

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Priorité à la littérature d’allégeance

Un article de SALAH GUEMRICHE (*)

Article parut ce jour 1° juillet 2020 in « Le Soir d’Algérie »

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D’Algérie, je reçois maintes demandes d’information ou de conseils de jeunes auteurs francophones qui cherchent à publier leurs écrits en France. Soit parce qu’ils ont été déçus par les éditeurs du pays, soit parce qu’ils estiment que leurs textes seraient mieux accueillis au pays de Voltaire.


Un manuscrit est toujours une bouteille à la mer


Ici, et d’une manière générale, le parcours d’un manuscrit est ce qu’il y a de plus aléatoire. Un texte peut trouver son « lecteur-maison » dans les trois à quatre mois qui suivent sa réception, comme il peut se perdre entre les mille autres manuscrits dont 98% des auteurs recevront une lettre de refus, une lettre standard, la même que celle reçue par un autre «recalé» et pas forcément pour les mêmes motifs.


Personnellement, quand il m’arrive (et cela m’est arrivé plusieurs fois) de recevoir une telle lettre, je fais tout pour obtenir la fiche de lecture. Je considère même cela comme un dû. J’y réussis parfois, mais en contournant le comité de lecture… Sinon, vous aurez droit au sempiternel argument : «Vu la masse de manuscrits qui arrivent par la poste, il est impossible de répondre par lettre personnalisée à chaque auteur.» Argument fallacieux, et irrecevable, pour la simple raison qu’il suffirait qu’un(e) stagiaire (Ah ! le-la stagiaire, comme on le verra, quelle aubaine !) soit chargé(e) d’envoyer à l’auteur du manuscrit refusé une copie de la fiche de lecture établie par le comité… Ce qui, j’insiste, devrait être une obligation, pour l’éditeur, et même le premier des droits… d’auteur. Sic.


Pourquoi, donc, ce droit est-il dédaigné ? La vraie raison, au demeurant compréhensible, reste inavouable : en réalité, l’éditeur, édifié par l’histoire de son métier, redoute que le même manuscrit jugé sans valeur chez lui ne trouve chez la concurrence un succès de librairie inattendu, ce qui serait ressenti comme un désaveu du jugement émis par son propre comité de lecture, lequel compte souvent, qui plus est, des personnalités littéraires. Cela est arrivé dans le passé, et cela arrive encore, et le mea culpa passe rarement les murs de la maison d’édition.

Comités de lecture
Entre abnégation et inconséquence


Les historiens de la littérature vous fourniraient moult exemples, dont le plus célèbre, traumatisant pour l’éditeur qui avait raté le coup, celui du manuscrit Du côté de chez Swann de Marcel Proust. La note de lecture, rédigée par un lecteur de la NRF (Gallimard), un certain André Gide, disait : «Trop de duchesses et de comtesses, ce n’est pas pour nous.»
L’auteur de L’Immoraliste finira par s’excuser. «L’un des regrets, des remords les plus cuisants de ma vie», écrira-t-il dans une lettre alors que Proust venait de publier son texte chez Grasset, mais, tenez-vous bien, à compte d’auteur ! Chez Grasset, mais à compte d’auteur, oui. On connaît la suite…
Plus près de nous, les éditions de L’Olivier ont raté Je voudrais que quelqu’un m’attende quelque part d’Anna Cavalda qui se vendra à 2 000 000 d’exemplaires, toutes éditions confondues, chez un petit éditeur : Le Dilettante ! Le patron de L’Olivier s’en était expliqué, nous apprennent Mohammed Aïssaoui et François Aubel dans Le Figaro : «En fait, le manuscrit avait été refusé par un stagiaire de l’époque !» Ce qui fait conclure aux deux critiques : « Ah ! le petit stagiaire, il a bon dos aujourd’hui »… (1)


Et Love Story, ça vous dit quelque chose ? De l’Américain Erich Segal. Raphaël Sorin en a gardé un souvenir cuisant, pour avoir raté ce qui allait devenir un best-seller et un succès mondial à l’écran ! D’où son confiteor : «J’étais au Seuil à l’époque et mon rapport de lecture avait été accablant pour ce livre que j’avais trouvé vraiment bébête. Je me souviens avoir dit que c’était nul (…). Mais Flammarion l’a pris et ça a marché…»


Il est d’autres exemples, plus proches de nous, qu’il m’arrive de donner aux jeunes auteurs, afin qu’ils gardent à l’esprit qu’une lettre de refus n’est pas toujours à prendre à la… lettre. Mais voilà… Pour peu que leurs manuscrits traitent de l’Algérie (ou, sujet plus aventureux, de l’Islam), cela devient une autre paire de manches. Du moins ici, en France…



«Écrire utile»
De la littérature de l’urgence 


Souvenir, souvenir… C’était en 1997, devant la salle de la Mutualité (Paris), au sortir d’un meeting de soutien aux «démocrates» algériens qui avaient fui la terreur islamiste. Le témoignage d’un réfugié, approché par une célèbre journaliste de télévision, devenue éditrice.
Le jeune homme, qui se disait poète comme on se dit fonctionnaire, venait d’évoquer des atrocités dont le récit lui fut rapporté par un proche, journaliste. La dame : «Justement ! C’est ce qu’il faut nous écrire ! La poésie attendra, jeune homme ! Un écrivain doit savoir écrire utile, surtout quand son peuple vit le martyre, alors que la l’Indépendance lui a coûté tant de martyrs, comme vous dites là-bas ! Écrivez ça, oui ! Et n’hésitez pas à aller au-delà du témoignage ! Transcendez, jeune homme, transcendez, et vous ferez œuvre utile !»
C’est ainsi que l’on commencera à parler de «littérature de l’urgence»,(2) et que des éditeurs se bousculeront très tôt pour avoir qui son témoin et qui son théoricien du «Qui- tue-qui ?». «Écrire utile» ? Étrange formule qui résonne comme un impératif catégorique, et qui revient à dire : «ÉCRIVEZ DONC CE QUE L’ON ATTEND DE VOUS, ICI, À PARIS !»


Évidemment, posez ce constat et aussitôt des esprits éclairés vous rétorqueront : «Ça va, la parano algérienne, on connaît !» Certes, et je dirai même mieux : tout Algérien est, par définition, schizo-parano ! En cela, je suis un Algérien pur jus, et heureusement que je me soigne, par le seul remède efficace, celui qui reste à ma portée : l’écriture, et, particulièrement, la fiction.
Plus sérieusement, est-ce vraiment notre paranoïa qui fait que l’édition française soit devenue sélective avec les écrits d’auteurs algériens, et sélective pas pour des motifs purement littéraires ? Demandez-vous pourquoi les manuscrits de Rachid Boudjedra, qui, malgré son éclipse, reste ce grand écrivain, un des rares à résister au formatage en vigueur dans l’édition francophone, ne «parviennent» plus aux éditeurs germanopratins… Sélective, oui, mais pas en matière de qualités littéraires : à Paris, des critiques sincères s’étonnent (mais, hélas, en privé !) de certains succès médiatiques (d’auteurs algériens) qui, à l’aune du style, voire de la syntaxe même, n’auraient même pas dû atteindre le stade d’un débat au sein d’un comité de lecture ! Et sélective, l’édition, l’est curieusement depuis la «Décennie noire», cette «guerre civile» qui autorisa l’élite parisienne à décréter que «Camus a eu raison avant tout le monde», pour avoir écrit que l’indépendance était pure «utopie». Mais qui connaît cet aveu de l’auteur de L’Étranger lui-même : «J’ai avec l’Algérie une longue liaison qui m’empêche d’être tout à fait clairvoyant à son égard» ?
Alors, paranoïa, vraiment ? Voyons voir…



Critique littéraire


«Cuisine et dépendances»


Comme je le signale en préambule dans la version brochée (éd. Frantz-Fanon, 2017) de mon «roman-essai» Aujourd’hui, Meursault est mort(3), le manuscrit avait été refusé par plusieurs éditeurs de France, ce qui m’avait poussé à le publier en ebook, le 27 juin 2013, soit plus de quatre mois avant Meursault, contre-enquête de Kamel Daoud. Le tout premier article, quelques lignes plutôt positives, parut sur un blog d’un critique littéraire hébergé sur le site de Pierre Assouline, membre de l’Académie Goncourt. L’article disparaîtra bizarrement du site à l’approche des sélections des prix de l’année 2014… Ce que je ne dis pas dans le préambule, par respect de la confidence, c’est que, trois jours avant les délibérations des Goncourt, je reçus, à quelques heures d’intervalle, deux courriels, et sans que les deux expéditeurs, membres dudit jury, se fussent concertés (j’en aurai plus tard la preuve) : chacun me demandait de lui faire parvenir d’urgence mon manuscrit. Provincial, je ne pus qu’envoyer par courriel une version PDF… Trois jours avant le jour J ! Oui, vous pouvez le dire : bizarre ! Sauf que, plus bizarre (et sans tirer de conclusion, s’il vous plaît !), il manquera deux voix au lauréat pressenti (euphémisme).
En désespoir de cause, Regis Debray (sic) finira tout de même par obtenir compensation : le Goncourt du Premier roman…


J’ai déjà évoqué sur mon blog le procès en plagiat (de mon Dictionnaire des mots français d’origine arabe, Seuil 2007 ; Points 2012 et 2015), un délit dont la découverte me valut un accident vasculaire, rien que ça ! Procès que j’avais intenté à Alain Rey : 2014-2019, cinq années de bataille, pot de terre contre pot de fer.


En décembre dernier, le Tribunal de grande instance de Paris m’a donné raison, mais a minima : la partie adverse, en la personne de Monsieur Alain Rey, fut reconnue coupable non pas de plagiat mais de «parasitisme» (après tout, on ne dit plus «femme de ménage» mais «technicienne de surface» !).


Cela dit, qui donc, en France, a entendu parler de ce verdict ? Et quel grand média l’a évoqué ? Juste un flash sur FranceTv-Info ; quelques lignes sur… Sputnik. News et Inforussie ; curieusement, Le Monde comme Livres-Hebdo titrent non pas sur Alain Rey mais sur son éditeur.
Seul un quotidien régional, Le Courrier de l’Ouest, avait traité le fond de l’affaire, sans épargner le lexicographe, et même à la une ! Quant aux émissions consacrées aux livres, sur les chaînes de télévision françaises, motus et bouche cousue. Pire : François Busnel, recevant Alain Rey dans son émission «La Grande Librairie», sur France 5, ne dira mot du procès intenté à son invité, encore moins de la conclusion du TGI de Paris !… Circulez, y’a rien à voir !… Comme l’écrira Daniel Junqua, ancien du Monde et ancien directeur du Centre de formation et de perfectionnement des journalistes (CFPJ) : «Le Courrier de l’Ouest a suivi cette affaire de bout en bout avec un grand professionnalisme. On ne peut en dire autant de la plupart des grands médias nationaux qui ont préféré ignorer une décision de justice qui met à mal la réputation du pape français du dictionnaire, chouchou des plateaux télé… Les juges, quant à eux, ne se sont pas laissés impressionner et sont allés au fond des choses. Allons, tout n’est pas si mal en France !»
Je passe sur le parcours de mon essai : Israël et son prochain, d’après la Bible, un manuscrit qui, en dépit de trois fiches de lecture élogieuses (que j’ai fini par obtenir, de La Découverte, de Desclée de Brouwer et du Suisse Labor et Fides), a mis dix ans avant de trouver son éditeur (L’Aube, 2018). Certes, avec un sujet tabou, Israël, le tabou des tabous en France, il fallait s’y attendre.

Quand l’éditeur se fait ordonnateur


Mais c’est sur le parcours sidérant d’un autre manuscrit que ma «paranoïa» d’Algérien allait trouver son compte, pour ainsi dire…


Il s’agit d’un essai-enquête sur l’évangélisation et les conversions de musulmans au christianisme : Le Christ s’est arrêté à Tizi-Ouzou. Une enquête qui m’avait mené du sud de la France (pour interviewer une pasteure d’origine kabyle) jusqu’en Tunisie, en passant par l’Espagne (où vivait, près de Grenade, une communauté de convertis d’origine marocaine), le Maroc et l’Algérie (Kabylie).
Un mois après avoir posté le manuscrit à l’éditeur (un grand parmi les plus grands), je reçus un compte rendu de lecture dans lequel on me demandait de revoir ma copie afin de donner de «l’épaisseur» à mon sujet. Ce à quoi je me pliai, sans état d’âme. Je dus donc retravailler mon texte… Après la seconde lecture de l’éditeur, je reçus un courriel dans lequel on me demandait carrément (je cite) : «d’ajouter des éléments, même s’il faut en inventer» !… Tel quel, noir sur blanc ! Et pour une enquête de terrain ! Ne comprenant pas (ou plutôt craignant d’avoir bien compris) ce que l’on attendait vraiment de moi, je contactai ledit éditeur par téléphone.
Qui précisa sa pensée, sans façon : «Il nous faut des convertis plus critiques envers l’islam !» Comme je restai sans voix, l’homme ajouta : «Il manque du sang et des larmes, pour tout dire !»
Quitte à inventer ? Oui ! Sidéré, je restai deux semaines à me demander ce que je devais faire… Surtout que la deuxième moitié de l’à-valoir (la moitié de 15 000 €, s’il vous plaît, frais d’enquête compris !) ne devait m’être versée qu’après acceptation du manuscrit final, ce qui est la règle.
Alors… Répondre aux désirs de l’éditeur et signer d’un pseudonyme, peut-être ? Il faut dire que j’étais dans une situation matérielle des plus critiques, et que la première moitié de l’à-valoir (7 500 €, donc) avait servi à mes voyages pour les besoins de l’enquête (France, Espagne, Maroc, Algérie, Tunisie). Et ma banquière, qui suivait avec sympathie et confiance mon travail, me voyant enfoncé-dans-le-rouge-foncé, ne pouvait admettre que je perdisse une telle somme…
Ajouter du sang et des larmes, quitte à inventer : à quel prix !



De la «littérature de l’urgence» à la littérature d’allégeance


Un matin, devant mon café, je m’entendis penser : «Qu’est-ce qui est indélébile, le rouge au front ou le rouge au compte ?» Pour toute réponse, décision fut prise : renoncer à la deuxième moitié de l’à-valoir. Puis, désabusé, meurtri par une telle perversion du milieu éditorial, je me mis en quête d’une autre maison… Que je trouvai en l’espace d’une semaine ! Mais avec un à-valoir équivalant au sixième du premier, et sans compter que le nouvel éditeur n’avait pas eu à payer les frais d’enquête !…


À la parution du livre (Le Christ s’est arrêté à Tizi-Ouzou, Denoël 2010), l’éminente maison d’édition m’informa qu’elle lançait une action en justice pour cause de rupture de contrat. Serein, je répondis de trois mots : «Clause de conscience», en joignant juste une copie du courriel où l’on me demandait tout bonnement «d’ajouter des éléments, même s’il faut inventer».
Dès lors, silence radio.


Voilà, donc, quelques vérités sur les mœurs de l’édition en France auxquelles on peut être confronté, si l’on ne cède pas à l’injonction de «l’Écrire utile». Mais au fait, utile à qui, et utile à quoi ? Bonnes questions !… Et voilà pourquoi (comme mon personnage dans L’Homme de la première phrase, Rivages/Noir, 2000), je continue à flétrir ce «néo-algérianisme» qui, dans la droite ligne des nostalgiques du «temps béni des colonies», nous a enfanté une «littérature d’allégeance».
Cela dit, vous qui avez demandé mon avis, ne baissez jamais les bras : il y aura toujours une opportunité, un éditeur libre, sans arrière-pensée ni perversion idéologique, pour qui la veine littéraire vaut mieux que le filon, et «l’Écrire vrai» mieux que «l’Écrire utile».
S. G.



(*) Essayiste, romancier, ancien journaliste, Salah Guemriche est l’auteur de quatorze ouvrages, parmi lesquels le désormais classique Dictionnaire des mots français d’origine arabe (Seuil 2007, en poche : Points 2012 et 2015) ; Chroniques d’une immigration choisie (L’Aube, 2019) ; Alger-la-Blanche, biographies d’une ville (Perrin, 2012) ; Abd er-Rahman contre Charles Martel – la véritable histoire de la bataille de Poitiers (Perrin, 2010) ; Un été sans juillet – Algérie 1962 (Le Cherche-Midi, 2004) ; L’Homme de la première phrase (Rivages/Noir, 2000).

1) 1 https:// www.lefigaro.fr/ livres/2013/11/21/03005-20131121ARTFIG00513-les-mauvais- coups-des-editeurs.php


2) «La littérature de l’urgence a pour visée de réconforter le lecteur (et l’éditeur), de le rassurer sur son présent, de l’anesthésier. Ce sont en définitive des écrits de la stagnation. Elle est une écriture qui témoigne, un ‘’document humain’’ selon les termes de Pierre Jourde, mais sans envergure» (Ahmed Hanifi, La littérature de l’urgence, entre réalité et exigences littéraires, http://www.latribune-online.com/1512/contact.htm

(AH: pour lire cet article cf en bas de cette page)


3) Sous-titré Dialogue avec Albert Camus, il parut en version brochée aux éditions Frantz-Fanon (Algérie, 2017). Toujours téléchargeable, version numérique sur Amazon : https://www.amazon.fr/dp/B07VMYXFMZ

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CLIQUER ICI POUR LIRE « LA LITTÉRATURE DE L’URGENCE »

Titre complet: «La littérature de l’urgence» entre réalité et exigences littéraires

in La tribune lundi 15 décembre 2003

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LE SOIR D’ALGÉRIE MERCREDI 1° JUILLET 2020

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Le 25 juin 1992, je me trouvais dans le cortège du président Boudiaf

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Préalablement je me dois vous dire que la narration du cortège proprement dit (comment je me suis trouvé dedans etc.) commence ci-après à la 104° ligne, au 1720° mot, c’est plus juste. Alors, soyez patients et lisez ce qui précède qui est tout autant intéressant (je le pense et l’espère).

Cela s’est passé il y a 29 ans. Toutes les étoiles du Nord n’avaient pas suffi pour maintenir intact notre espoir cardinal et nos résolutions pacifiques qui allaient être contrariés, gravement blessés, pis encore qu’ils ne l’avaient été quelques mois plus tôt, à l’aube de la nouvelle année. Nous étions le dernier lundi de juin et notre pays et ses hommes allaient incessamment sombrer bien malgré l’écrasante majorité d’entre eux dans un gouffre de déraison qui attristerait le temps, un monde d’affres et d’épouvantes, une longue nuit, un cauchemar interminable, dont les premiers signes annonciateurs nous avaient été livrés disais-je six mois plus tôt, et pour certains depuis plusieurs années.

Nous allions voir ce que nous allions voir. L’horloge de mon bureau indiquait 13h30. Sur mes fiches d’identification de poste de travail que j’appelais FIP, j’ajoutais, rayais, surchargeais, rectifiais, revenais à l’indication initiale. Pour chaque poste de travail (plusieurs centaines) il me fallait proposer une évolution possible. Je croyais fermement que les grands patrons m’avaient proposé ce job de « chef de gestion de carrières » parce qu’ils me prenaient au sérieux, croyaient en mes compétences. Plaisanterie. « Le gaz est naturel. Il coule dans des tuyaux depuis le Sahara jusqu’ici. On ouvre les vannes et on remplit les méthaniers. Les dollars arrivent, coulant à flots, dans l’autre sens et dans d’autres tuyaux, opaques. Et on les distribue, avec ou sans le syndicat. Tout le reste est du festi » me répétait un vieux collègue qui en avait vu des vertes et des pas mûres depuis les premiers temps de la Camel. « Tous ces services de Personnel, de Carrières, de Moyens généraux, de Social et de et de… ça sert à rien, qu’à nous faire passer le temps ». Je ne le croyais pas. À tord.

Il était 13h30 ce lundi 29 juin. Max-Si-Ali (appelons-le Max-Si-Ali), notre syndicaliste-chef maison est entré comme une furie dans mon bureau, j’ai cru qu’il avait dans son élan déglingué les paumelles de la porte de mon bureau.

– Tu as entendu la dernière ?

– Quoi ? 

– Boudiaf, Boudiaf, a-t-il bégayé le souffle et les yeux aux abois, il a été liquidé ! 

– Euh ?

– En direct à la télévision… 

Et il a fait demi-tour vers l’extérieur aussi rapidement qu’il est entré en claquant la porte, pour aller porter la mauvaise nouvelle à tous les bureaux. Un brouhaha s’en est suivi, car d’autres collègues venaient d’apprendre la nouvelle et eux aussi ont décidé de s’en faire porteurs. J’ai abandonné mes FIP et mes courbes et mes stats, et suis sorti précipitamment, emporté par la folle nouvelle et c’est tout le complexe de liquéfaction qui se transformait en souk d’échange d’informations et de rumeurs.

La journée commençait, jusqu’à ce moment-là, ordinaire dans une usine ordinaire de la Sonatrach à Bethioua (Arzew). Max-Si-Ali passait son temps à récolter des informations et des rumeurs qu’il distillait après les avoir triées, alimentées. Max-Si-Ali a passé une grande partie de sa vie syndicale (il était technicien supérieur affecté à un poste fictif) à combattre contre vents et marées pour que « goffat el aïd » (1), au profit des travailleurs, soit reconduite chaque année. Le couffin qui nous avait été offert le mardi 9 et mercredi 10 juin était bien conséquent. C’était pour chacun ou le 9 ou le 10, le matin ou l’après-midi, selon le poste qu’on occupait, le service, le département, la sous-structure, tout était calculé et précisé à l’encre noire dans un grand tableau blanc Excel (42X30) démultiplié en autant d’exemplaires qu’il y avait de lieux d’affichage. Le tableau était scotché, punaisé ou agrafé à l’entrée des départements, des services, sur la porte du local syndical, et bien sûr sur la porte et les murs de la Coopérative syndicale). Deux gros tampons l’accompagnant : celui du Syndicat – encre bleue – et celui de la Direction – encre rouge  –, main dans la main et drôles de couleurs. L’aïd du mouton est tombé le week-end suivant. Max-Si-Ali était comme le père Noël, et rouge comme lui. Un grand syndicaliste, très apprécié – malgré tout – par tous les directeurs successifs. Les travailleurs aussi, mais ceux-ci n’avaient pas d’autres choix. Max-Si-Ali avait du mordant, du bagou, de la répartie, mais il ne fallait jamais évoquer devant lui les conditions de travail des chaudronniers, des manœuvres ou des saisonniers par exemple. Jamais évoquer les relations qu’entretenaient avec eux les petits-chefs, jamais évoquer les décisions unilatérales. Cela risquait de le rendre plus rouge encore.  

Max-Si-Ali a couru donc comme une flèche pour être le premier à donner la mauvaise nouvelle comme un augure écrasé par les événements. Lorsqu’il s’est rendu compte qu’il n’était pas seul dans le couloir, il a pris la direction de la Direction. Notre planète est sortie de ses gonds immémoriaux puis s’est arrêtée de tourner le temps d’une rotation. « Ils l’ont eu » me suis-je entendu dire. Toutes les télés du monde se sont brusquement tournées vers nous. Nous étions de nouveau le cœur d’un monde malsain et incertain. Elles ne parlaient que de ce terrible drame et le film de l’événement repassait en boucle. « Le chef de l’État algérien, Mohamed Boudiaf a été assassiné ce matin à Annaba, à 600 km d’Alger. Le président algérien était en train d’inaugurer une maison de la Culture… » a annoncé Paul Amar en ouverture du journal 19/20 de FR3. Des lots d’images, par dizaines, se bousculaient dans mon esprit.

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CLIQUER ICI POUR VOIR L’EXTRAIT DU JOURNAL TÉLÉVISÉ DE FR3

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(une autre émission (vidéo) consacrée à Boudiaf, « La marche du siècle » est à voir à la fin de cet article)

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Trois jours auparavant, Jamel (appelons-le ainsi) m’avait lancé des mots à l’oreille comme un reproche, des mots qui ont claqué à mes pavillons endoloris, comme encore aujourd’hui même si beaucoup d’eau, d’encre et de sang ont coulé sous les oueds, sur les papiers journaux et sur la terre des martyrs depuis. « Tu es devenu fou, tu l’as échappé belle ! » C’est ce qu’il avait susurré. « Tu t’es retrouvé dans le cortège ? mais tu es devenu fou, tu as pris un risque incalculable ! tu l’as échappé belle ! » J’ai eu beau lui expliquer que cela était le fait du hasard, rien n’y faisait, il répétait jusqu’à ce que sa voix s’éteigne « hbelt ya sahbi, hbelt ! tu es devenu fou mon ami ». J’ai déjà précisé que Jamel n’est pas le vrai prénom de mon ancien collègue et ami (il ne l’est plus). Si j’écrivais ici l’ombre de l’ombre de son prénom, ou pire encore de son nom, il me réduirait – 29 ans plus tard – à néant. C’est qu’il a toujours détesté d’assumer publiquement ses choix politiques. Il n’aimait pas les vagues et adorait les ombres. Les mots que Jamel disais-je, m’avait murmurés le 26 juin, claquent encore à mes oreilles comme un coup de fusil dans l’Arizona : « tu es devenu fou, tu l’as échappé belle ! » m’avait chuchoté l’ex ami à qui j’avais détaillé le récit de mon aventure quelques jours plus tôt. Il avait bien raison sur ce coup-là.

Aujourd’hui, 29 ans plus tard, je tremble encore de ma folie. Je vous explique. Mais d’abord qui est qui ? Jamel était un collègue dont j’appréciais les compétences et l’amitié sincère. Nous travaillions à la Sonatrach (1° entreprise d’Afrique). C’était un haut cadre de notre boîte. Pendant tout le mois de mars, c’était ramadan, nous avons préparé, ainsi qu’avec Belabbès (appelons-le Belabbès), le sous-directeur de la Production, une vidéo qui, trois mois plus tard, nous représentera au 10° Congrès international du Gaz à Kuala-Lampur qui a eu lieu du 25 au 28 mai 1992. Le sous-directeur (et ami aussi, de second ordre) m’avait chargé de m’occuper de la lecture du texte explicatif accompagnant le déroulé (présentations de l’entreprise, du Distributed Control System, du traitement des unités de dessalement de l’eau de mer : Thermocompression, etc.) Il a préféré que cela soit moi qui le lise parce que, me disait-il, croyant me faire plaisir « tu as l’accent parisien », à croire que Kuala-Lampur allait se transformer en un nid de concours d’expression parisienne. J’étais revenu de Paris quelques années auparavant m’installer au Bled, mais cela ne me ravissait pas particulièrement que l’on me flattât de l’accent qui était le mien, pas plus aujourd’hui en 2020 (un peu plus fleuri probablement par les galets des plages et les cigales des pinèdes). Cet accent ou un autre cela m’était égal, aujourd’hui plus encore, et son mot a glissé sur moi, sans effet autre qu’un haussement d’épaules redoublé.

Mais je reviens à Boudiaf et à mon « échappée belle. » Deux semaines après la fête du mouton du 11 juin, le président Mohamed Boudiaf faisait une tournée d’inspection dans le pôle industriel d’Arzew (33% des richesses nationales). Comme pour de nombreuses personnalités, le passage par les complexes de transformation des hydrocarbures est obligé, ainsi que par le principal village Sonatrach (il y en a onze) appelé « Camp 5 » (800 « chalets » individuels, tout en bois comme là-bas en Amérique du Nord où ils ont été fabriqués avec jardin et infernal chiendent (sapristi de morbleu de chiendent inébranlable), garage, circuit de télévision intégré et tout, stade de hand-ball, de base-ball, dancing, pub… et même un étrange mur de pelote basque. Un village dans lequel vivaient environ 3000 habitants). Ce camp 5 où nous résidions se trouve au sud de Aïn-el-Biya, le village ancien, à mi-route entre Mosta et Oran. Un rite profane auquel n’échappe aucune haute personnalité surtout internationale. Le Camp 5 était un lieu privilégié par les hauts responsables.

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Dans mon agenda, à la date de ce jour-là, un jeudi 25 juin exactement comme aujourd’hui, j’avais écrit « Boudiaf chez nous » et tout le détail, à l’encre rouge indélébile, qui me sert aujourd’hui pour narrer ce temps ancien. En cette fin de matinée du dit jeudi 25, le soleil dardait nos velléités. Quelques nuages épars faisaient exception à la fête qui s’annonçait, des grains de sel blanc moutonneux. C’était en effet le début du week-end et en quelque sorte avec cette visite du président c’était un jour de fête. Il ne manquait que les pom-pom girls.

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« Les premières années au Camp 5 (appelé camp américain, car construit – comme les usines – par eux et pour eux sur des terres viticoles avec la bénédiction des Autorités prosternées) on se croyait à Kansas City je te jure » me disait un ancien, qui savait de quoi il parlait. Il avait fait plusieurs séjours au Kansas justement dans le cadre des formations des ingénieurs. Lors de la visite de Boudiaf, il n’y avait pas de pom-pom girls, ça ne se fait pas (l’esprit de certains étant parfois tordu), ni de pompons, mais tous les enfants du village (les écoliers ne portaient pas leurs tabliers roses ou bleus selon le genre) agglutinés de part et d’autre de l’avenue principale du camp en chantant, en braillant, applaudissant (comme ils pouvaient) faisaient mieux tenant chacun un drapeau rouge vert et blanc 15X20 tout neuf. Certains adultes à qui personne n’a rien demandé, jouaient à l’agent de police et priaient les enfants de se redresser ou de se calmer. Peine perdue. Les islamistes (on disait « boulahya », les barbus, un peu par moquerie) ne se sont pas déplacés, car ils n’aimaient pas Boudiaf. Au soir de l’innommable dans leur vilenie, les plus radicaux/radicales youyouteraient.

En fin de matinée, le cortège officiel est arrivé. Une trentaine de voitures, majoritairement des Peugeot 505 métallisées et sombres les plus sophistiquées. Je possède une voiture du même type, grise et vitres fumées, mais beaucoup moins rutilante. À vrai dire ma 505 avait pris quelques coups. Les phares, depuis qu’on avait tenté de forcer leurs caches pour les voler, je les ai attachés avec du fil de fer SNS galvanisé (3,50 mm), sous le capot. Tous les passagers sont descendus dès la barrière de sécurité du Camp franchie. Les chauffeurs se sont garés sur le parking jouxtant le kiosque à journaux, devant l’abri des camions de pompiers et tout le long de la première rue transversale et de part et d’autre. Les nombreux motards de la gendarmerie qui accompagnaient le cortège se sont dispersés un peu partout autour des Peugeot. Ils sont descendus de leurs engins, sans s’en éloigner, ainsi les chauffeurs des voitures. On a vu aussitôt briller de rouge une dizaine de bouts de cigarettes.

Le président est arrivé en costume bleu sombre avec une cravate bleue tachetée de points blancs, posée sur une chemise blanche, droit et fier comme le i majuscule d’une grande machine ou comme Lee Van Cleef, entouré d’une cohorte de gros bras, tous ‘enlunettés’ Ray Ban type Blues Brothers (il y avait plus chic pourtant) ou tendance tontons macoutes, et de responsables en tout : directeurs, sous-directeurs, chef de la Sécurité1, chef de la Sécurité2, 3, etc. faisant crépiter leurs Talkie Walkies pour frimer, Wali, chef de daïra (préfet, sous-préfet), maire, chef du Camp, Chef cuisinier, Chefs de départements, de services, de sections, d’équipes, Chef du Syndicat, son bras droit, son bras gauche, Chef de l’Union Territoriale et d’autres quidams. Bref, nous étions tous là. « Tu le vois ? » j’ai demandé à mon fils en le posant sur mes épaules, « là, le grand monsieur avec la main contre son oreille, il entend mal ». Malek avait sept ans. Le président nous a salués, dit sans chichi quelques mots ordinaires d’encouragement en arabe national (l’arabe de nos mères, de nos grands-mères, pas celui de la télévision) à des enfants en caressant une épaule, une tête, puis on l’a précipité dans les locaux de « l’Administration », près du grand et moderne restaurant et de la grande piscine, fiertés du Camp parsemés de mille et un fanions aux couleurs orange et noir de l’entreprise et de mille et un mini-drapeaux aux couleurs officielles du pays. Bien évidemment les bordures des trottoirs avaient été repeintes la veille en rouge et blanc, sur une partie du parcours. Peindre les bordures des trottoirs (toujours en rouge et blanc) quelques heures avant l’arrivée d’une haute personnalité est un sport partagé avec enthousiasme par tous les peintres et leurs chefs dans toutes les contrées du pays. Le lendemain, les traces de centaines de paires de chaussures forment des figures étranges sur le reste des trottoirs, sur le bitume, et marquent le passage des habitants peu regardants.

Mon fils Malek, et moi, ne pouvions rester plus longtemps, car nous devions nous rendre à Oran, au Stade du 19 juin pour assister à la finale de la coupe d’Algérie de football : JSK-ASO. Mon fils aimait beaucoup le football. À l’époque, il y jouait jour et nuit avec ses amis de la rue 7, de la rue 10, 33, 9… heureusement toutes bien éclairées dès la tombée du jour (ce n’est plus le cas aujourd’hui). On comptait trois lampadaires par section de rue. C’était assez pour courir derrière une balle en été… Bien sûr, comme en Amérique, on reconnaît les rues par le ou les chiffres qu’elles portent, les chiffres les nomment pour ainsi dire. Et comme il a été studieux durant sa toute première année scolaire, parole de maîtresse, je lui ai offert cette finale.

Le président et sa suite allaient eux aussi quitter le village. Les gardiens laissaient sortir les voitures, mais pas entrer. Sur la N11, la nationale ralliant Aïn-el-Biya à Oran, à hauteur de l’entrée de Gdyel, les gendarmes affectés à l’entrée est de la ville m’ont empêché de continuer. « Par là vous pouvez », m’a fait l’un d’eux. « Par là », c’est-à-dire par une piste à l’intérieur des terres, une route de terre étroite, parallèle à la nationale, au terme de laquelle on peut soit pénétrer dans la Forêt des lions et atteindre Kristel, puis longer la Méditerranée jusqu’à Oran, soit revenir sur la N11. La piste contourne Gdyel par le nord-ouest. Je l’ai pénétrée, longée. Une piste qui n’en est vraiment pas tout à fait une, heureusement peu utilisée ce jour-là. Je l’ai tant bien que mal suivie. J’ai roulé sur le flanc de la ville sans encombre. À la sortie ouest, à l’instant où je m’apprêtais à rejoindre la nationale, je suis tombé nez à nez avec les voitures de fin du cortège présidentiel, qui filait à très vive allure. La vitesse maximum officielle autorisée par heure était 80 km. Le cortège roulait à plus de 140 km, je le constaterais plus tard sur mon compteur.

J’ai emboîté le pas à la dernière voiture. Un motard de la garde, un motard retardataire, sorti de je ne sais où, a ralenti derrière moi, pensant certainement que je faisais partie du cortège et que j’avais pris quelque retard. Il n’a pas vu mon fils couché sur la banquette heureusement (ou pas). Cette facilité me donnait des sueurs. Je ne l’ai pas comprise (et ne l’ai jamais comprise depuis), mais l’heure n’était pas à ce type de réflexion. Mon véhicule était de même marque que nombre d’entre ceux qui formaient le cortège, de même marque, mais très poussiéreux. Me voilà, à mon corps défendant, « dedans ». Il me fallait dès lors assurer l’allure. C’est-à-dire rouler à très grande vitesse. Le motard a accéléré, s’est positionné sur ma droite et est demeuré à ma hauteur deux ou trois éternelles minutes à parler dans le micro intégré à son casque, puis décèlera pour clôturer le cortège. Un deuxième motard s’est adjoint au premier. Comme les véhicules qui me précédaient, j’ai activé les feux de détresse. Nous avons traversé Sidi-el-Bachir, Bir-el-Djir, comme des bolides, protégés par quantité de motards protecteurs. L’aiguille du compteur kilométrique vibrait pendant plusieurs minutes, je le jure, sur 160. Je ne me souviens plus, mais il est probable que j’ai récité la besmala. J’étais sur le point de basculer et je l’acceptais forcé. Basculer vers quoi, vers où je n’en savais fichtre rien, mon esprit s’embrumait (je ne suis pas dans la littérature ici, je vous le promets que c’est ainsi ou presque que les choses se sont passées). Je n’avais aucune solution de rechange. C’était à prendre ou à prendre. J’étais le dernier véhicule et derrière moi, deux motards clôturaient le cortège pour le protéger d’éventuels intrus. N’est-ce pas. Et je suais à grosses gouttes. Elles perlaient, amères, de mon front aux lèvres. Lorsque vingt minutes plus tard nous sommes arrivés à Point du Jour et Bernandville, une armada de policiers au garde-à-vous, un tous les cinq mètres, nous attendaient. Ils nous accueillirent, main droite à hauteur de la tempe, immobile et doigts serrés. Je devinais la précision du geste plus que je ne le voyais. Un salut que je ne méritais aucunement. Les mêmes gouttelettes de sueur froide continuaient de couler sur mon front, sur ma bouche, sur ma nuque et le long du dos. Comment sortir de ce qui m’apparaissait comme une souricière, un traquenard ou un pétrin et il devenait urgent que je m’en extraie. Je faisais des constats et me posais beaucoup de questions et je savais que je ne détenais pas de réponses. L’instinct l’emportait sur toute réflexion. Comment ai-je pu me retrouver dans ce guêpier ? « Nous sommes en danger » pensai-je, mon fils et moi. Je me devais hélas constater encore et encore que je n’avais de choix que de continuer. C’est que nous étions arrivés à Oran.  Le convoi roulait toujours à vive allure, beaucoup moins toutefois que jusque-là. Aucun véhicule en mouvement à des centaines de mètres à la ronde hormis ceux du convoi. Et le mien. Cité Les Falaises dite Sonatrach, le boulevard Champagne, Gambetta mon quartier, avec en contrebas Cova Lawa (cueva del agua) et c’est mon enfance et mon adolescence qui défilèrent en quelques secondes, la jetée, 1° canon, 2° canon, 3°, l’apprentissage de la nage, de la pêche, tous mes amis, le bidonville, le bouge épique de Mamia, Dakkiya… Nous avons ralenti au niveau du rond-point du lycée Lotfi-Max Marchand, que nous avons emprunté sur la gauche jusqu’à celui de l’Académie. Enfin le siège de la wilaya.

Tout autour de l’immense escalier de l’entrée officielle, je ne pouvais compter les policiers en tenue, innombrables, ni deviner les autres en civil. Les chauffeurs des premières voitures ont pénétré dans le sous-sol de la préfecture. Les autres se sont débrouillés tant bien que mal pour stationner par-ci, par-là, écrasant sur les trottoirs et terre-pleins alentour fleurs et autres végétaux. « Nous sommes sauvés » ai-je pensé. Puis j’ai ajouté à haute voix « normalement » ce qui a fait réagir Malek. Il a dit « papa ! » Je lui ai répondu « chut ».

Il a dû rêver. À hauteur du 110 rue Mouloud Feraoun (ex René Bazin), il fait angle avec le boulevard du 5 juillet, j’ai braqué sur la droite et avancé de quelques mètres sur le boulevard très pentu, me suis arrêté devant le rideau baissé d’un garage sur le fronton duquel il était écrit « Le Froid d’Algérie » en lettres capitales orange à l’identique des volets des fenêtres des appartements de l’immeuble. J’ai désactivé les warnings puis éteint le moteur. Mon fils qui jusque-là dormait allongé sur la banquette arrière, s’est réveillé un peu perdu et a tenté de se redresser. Il avait dit « papa ! » sans rien ajouter. Là je lui ai lancé « dors Malek, dors encore un peu ». Je suis resté immobile un temps qui m’a paru infini. Dans le rétroviseur extérieur gauche je voyais un policier s’avancer vers nous, un sifflet à la main, Malek s’était laissé tomber. Lorsqu’il est arrivé à hauteur de mon véhicule, le policier a jeté un regard sur la plaque d’immatriculation, me sembla-t-il, puis il s’en retourna, ne nota rien. J’avais entre temps ouvert ma portière, fait mine de vérifier l’état de la roue avant gauche, celui de la roue arrière gauche, puis je l’ai refermée. J’étais moi aussi un peu perdu. J’ai demandé à Malek qui gesticulait de rester calme, mais c’est moi qui devais le demeurer. Nous ne sommes pas sortis du véhicule, pas dans l’immédiat. J’ai attendu que mon esprit revienne à de meilleures dispositions et que les autres véhicules – certains se sont garés comme moi sur le boulevard du 5 juillet, mais en double file pas comme moi – se fussent vidés de leurs passagers, une dizaine de minutes, avant de repartir, avec le maximum de douceur. J’aurais plané. Si j’avais pu nous rendre transparents, je n’aurais pas hésité. J’ai laissé avancer la voiture en direction du Front de mer.

Et c’est à hauteur de la station-service Naftal en face du lycée Lotfi, qu’un autre policier qui n’avait probablement rien à faire, me demanda de lui remettre les papiers du véhicule alors même que j’étais à l’arrêt attendant que le feu tricolore passe au vert. Je me suis exécuté sans même demander les raisons d’un tel abus ridicule, ce n’était pas le moment. Il a fait mine de lire le permis de conduire, l’attestation d’assurance, la carte grise. Derrière, plusieurs voitures s’impatientaient en klaxonnant. Le policier ne leur a pas prêté attention. Il m’a dit « li vites hadou, fimi ? » Exact, les vitres avant de mon véhicule étaient fumées, son interrogation n’était pas nécessaire. J’ai répondu « oui ». Il a ajouté « normalement tu les changes », puis « ah Sonatrach ! » Il a dû déchiffrer mon poste de responsabilité. Il a gribouillé quelque chose sur un bout de journal, et a fait alors en me tendant les papiers « Roh, roh ». Je suis parti lorsque le feu m’y a autorisé, tout droit alors qu’il était plus raisonnable de tourner à droite.

J’ai glissé une cassette audio « Douha aliya » et j’ai accompagné  Cheb Mami, parfois à tue-tête, contrariant Malek, tout le long du trajet « Jibouli mali jibouli mali mali mali dak ghzali ! » : Front de mer, flanc est du lycée Lotfi, RTA, Casoran, le cimetière et enfin El Hamri. Le « Stade du 19 juin » était bien rempli, plein comme un œuf. Il devait être 14 heures. C’est Malek qui a présenté le billet à l’entrée, porte A. Nous nous sommes installés dans les tribunes, à moins de cent mètres des tribunes officielles et du ‘‘président du HCE’’ Mohamed Boudiaf, que nous distinguions difficilement, mais que nous distinguions. Je le montrais du doigt à mon fils, « il est là, regarde, là, là, tu le vois ? » Mais lui, ce qui l’intéressait c’étaient les joueurs sur le terrain. Comme nous tous, il ne savait pas que nous ne le reverrions plus jamais. Le match s’est déroulé sans incident, l’ambiance des grands rendez-vous battait son plein.

Globalement les spectateurs penchaient pour l’équipe kabyle plus expérimentée. Bien que plus faible, l’équipe de Chlef, l’ASO, ne s’est inclinée qu’à la toute dernière seconde, suite à une erreur de son gardien de but.  La JSK a donc battu l’ASO par 1 à 0.

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Pardonnez-moi maintenant cette digression. Le nom du stade, « 19 juin 1965 », renvoie au jour où Boumediene a fomenté un coup d’État contre Ahmed Ben Bella, le président en titre alors, qui, l’avant-veille, assistait, ironie cruelle de l’histoire, dans ce même stade qui s’appelait alors « Stade Municipal », à une rencontre amicale entre l’Algérie et le Brésil, gagnée par celui-ci 3 à 0.

C’était le jeudi 17 juin 1965 devant 45.000 spectateurs, ébaubis de vivre une importante page d’histoire de leur tout pays tout récemment libéré (2). Deux jours tard, Ben Bella était renversé par son ministre de la Défense. La dictature s’imposera durant une quinzaine d’années. Des jours et des semaines et des mois, je raconterai dans le détail ce match entre l’Algérie et le Brésil auquel j’ai assisté, médusé : « j’ai vu le roi Pelé ! »  Je l’ai vu le roi faire du stade son théâtre d’acrobaties : coups de tête, dribbler, feinter, jongler, lever les bras au ciel, sauter, sprinter et marquer (lui à la 19°, Didi à la 29° et Gerson à la 81°). J’ai vu le roi Pelé, mais j’ai couru jusqu’à l’hôtel où résidaient les Brésiliens pour le voir de nouveau, le fameux hôtel Martinez. Et j’ai revu Pelé et toute l’équipe, Manga, Didi, Garrincha, Dja Santos…

Hôtel Martinez, Oran

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J’étais un fanatique de foot, heureux. L’hôtel a été détruit depuis. Il est en construction depuis plus de… quarante ans. On est loin du travail à la chaîne et les enveloppes « 10% » s’accumulent. Il n’y a jamais de limites à la corruption lorsque l’opacité est la règle la plus démocratique, la plus partagée. À l’âge que j’avais, le coup d’État m’était passé haut par-dessus la tête, pas l’atmosphère plombée qui s’en est suivie. J’ai mis plusieurs semaines à me remettre de mes émotions. 

Revenons si vous le voulez bien au jeudi 25 juin 1992. Quand on connaît la suite des événements, quand on sait, rumeurs aidant, que la vie de Boudiaf devait initialement, sur ordre de quelques militaires, s’interrompre le 2 juin à la salle des fêtes de Aïn-Témouchent ou le 25 juin à Oran devant la Préfecture, je peux trembler encore et sans façon et dire que oui, mon ancien ami Jamel avait vu juste, je l’avais « échappé belle ». Il aurait suffi d’un dérapage, d’un simple contrôle d’identité comme celui qui m’a été infligé… à la suite de l’assassinat programmé s’il eut eu lieu,  pour que mon nom eût été étalé en une de tous les canards enchaînés. Là, je m’avance un peu trop loin et au gré de mes fantasmes, mais à l’époque cela ne m’avait même pas qu’effleuré l’esprit je vous le dis. Honnêtement, j’avais une grande estime pour Boudiaf (une autre fois, je raconterai ma proximité de jeunesse avec les premiers cercles du PRS non loin de mon prof, Krim, c’était à Vincennes dans les années 70).

Les camarades et moi avions un grand respect pour Boudiaf, mais nous pensions qu’il avait en quelque sorte perdu le Nord, comment pouvait-il être si naïf ? « Nous » c’est-à-dire au moins une partie des partisans du FFS, notamment de la wilaya d’Oran dont j’étais un des membres actifs et le candidat aux législatives avortées de décembre 1991 pour la circonscription d’Arzew (3). Nous lui reprochions d’avoir accepté de se laisser ainsi alpaguer, prendre au piège par des généraux sans scrupules et sans le moindre état d’âme, ceux-là mêmes qui ont monté de toutes pièces un fantomatique, mais néanmoins dangereux et pompeux « Conseil National de Sauvegarde de l’Algérie », ceux-là mêmes qui ont extrait de sa tranquille retraite marocaine Si Tayeb El Watani (nom de guerre de Boudiaf), ceux-là mêmes qui, avec les islamistes radicaux, parfois même main dans la main « khawa-khawa » dit-on (« dit-on », car il n’y a jamais eu d’enquête), précipiteront la nation dans l’impensable, ceux-là mêmes, anciens DAF (4) qui hurlaient à qui voulait les entendre qu’ils étaient prêts à sacrifier une partie de la population. En mai 1992, Smaïn Lamari déclarait devant de nombreux officiers supérieurs à Châteauneuf : « je suis prêt et décidé à éliminer trois millions d’Algériens s’il le faut pour maintenir l’ordre que les islamistes menacent » (5). Celui-là même dont une ‘‘indiscrète’’ vidéo a filmé les salamaleks et tapes dans le dos dans le maquis avec le leader de l’armée islamique du salut (AIS), grand assassin devant l’éternel.

Le CNSA a été monté le 30 décembre 1991 « dans le bureau du ministre de l’information M. Abou Bakr Belkaïd » (Louisa Hanoune) en présence de la direction de l’UGTA, de cadres de l’administration publique et de membres du patronat et bien sûr des Ombres en vareuses. Ce Comité a été agréé le lendemain 31 décembre. Une célérité jamais observée en Algérie, inouï, 24 heures, alors qu’habituellement il fallait plusieurs mois ou années pour créer une organisation, association, c’est dire les connivences ‘‘miltaro-démocrates’’. Nombre de ces ‘‘démocrates’’ se sont cramponnés à cette bouée de sauvetage kaki poreuse, comme on ronge un os.

Cela s’est passé il y a 29 ans. El Watan titrera le lendemain de l’assassinat de Boudiaf, mardi 30 juin 1992 : « Le complot », Le Soir d’Algérie : « Tué par la haine », Le Matin : « Ils l’ont assassiné ». « Ils »… « Ils », ou trois lettres pour éviter Serkaji. Trois lettres pour ne pas affronter l’éthique. Trois lettres pour une génuflexion salvatrice (pensaient-ils).

Cela s’est passé en 1992. Cela a commencé en 1992. Nous avons depuis badigeonné de nombreuses plaies, par la force du temps, toujours douloureuses, malgré ce temps. Il nous faut avancer, mais une Commission nationale indépendante « Vérité et Justice » s’imposera tôt ou tard, comme en Afrique du Sud ou comme en Amérique latine. Au troisième jour suivant l’assassinat, le vendredi 2 juillet, la Police des frontières passait au crible ma 505 durant plus d’une heure, coffre, habitacle, intérieur des portières en utilisant de longues tiges métalliques, une perche-miroir pour voir sous la voiture, un aimant… Avec Jamel nous avons pris la route la veille à 19 heures en direction d’Alger. J’ai omis de préciser que Jamel était un coco-stal (il ne le criait pas sur les toits). Oui, j’avais des amis stals et nous étions toujours en guerre froide ouverte. Il me faut préciser ici que je désignais tous les admirateurs du Grand Archipel comme des stals, même s’ils n’avaient pas le Petit Père des Peuples froids dans leur cœur. Admirer le Grand Archipel me suffisait pour les stigmatiser « entre nous ». À hauteur de la forêt de Miliana, mon stal et moi n’en menions pas large. Nous avions eu des glaçons dans le dos sur des kilomètres. Je me souviens qu’une fois les pieds sur l’autre rive de la Méditerranée avoir regretté notre folie (la deuxième en moins de dix jours pour ce qui me concerne). Sur tout le trajet entre Oran à Alger, nous avons dû croiser en tout et pour tout une vingtaine de véhicules et passé sans encombre cinq barrages militaires. Je me demande encore aujourd’hui comment nous avons fait pour traverser sans encombre la forêt de Miliana. Nous étions la seule voiture sur près de 100 km, de la forêt du Zaccar à El Affroun. Aucun véhicule, aucun contrôle. Nous sommes arrivés au cœur de la nuit à Alger. Nous avons dormi quelques heures, dans la voiture, non loin du port. Dès cinq heures du matin, les véhicules arrivaient de plus en plus nombreux pour l’embarquement. Lorsque notre tour pour la fouille est arrivé, les hommes de la sécurité portuaire étaient persuadés que nous n’étions pas tout à fait blancs, Jamel et moi. Ils ne comprenaient pas que l’on traverse une partie du pays pour prendre le bateau à Alger afin de rejoindre Marseille trois jours après l’assassinat du président de la République alors qu’il y a des départs pour Marseille à partir d’Oran. Ils n’ont rien trouvé malgré le renfort de deux autres douaniers. Nous avons repris notre respiration lorsque nos passeports nous ont été restitués par des douaniers dans le regard desquels coulaient des incendies. Cela nous était presque égal. Nous avons passé toute la traversée à bord du Zéralda, en compagnie de Denis Martinez et de sa compagne à se raconter des blagues plus que nos aventures. J’ai gardé de lui un grand soleil noir, dessiné au dos d’une carte postale. Je le retrouverai un jour.

Mon fils et moi sommes rentrés épuisés du stade ce lundi-là, 29 juin 1992 à la tombée du jour. Malek s’est enfoncé dans le canapé flétri avec un jus d’oranges et 50 grammes de Caprices. En deux cils, trois pressions sur le vieux bouton de la vieille télé américaine, il avait traversé l’écran. La Petite maison de la prairie était son dernier refuge. Nous étions à l’aube d’une longue nuit macabre.

Ce dernier mot. Depuis cette traversée, nos routes (Jamel et moi) ne se sont jamais plus croisées. Je n’ai jamais plus eu ni le désir ni le courage de reprendre langue avec celui qui a été un ami et qui un jour de 1994 m’avait dit spontanément , un jour de massacres, un jour de beuverie (donc de réalité profonde) en me fusillant du regard « lorsque j’entends les mots ‘‘Droits de l’homme’’ j’ai envie de tirer ». Et le temps s’est dilaté, a passé, a tamisé. Aujourd’hui, nombre de ces Ombres en vareuses que Jamel vénérait, nombre de ces Issaba qui le faisaient rêver d’une Kolyma locale pour les gueux, croupissent en prison, sont en fuite à l’étranger ou suffoquent 666 pieds sous terre en lui faisant un bras d’honneur. Je lui pardonne.

Ahmed Hanifi, écrivain

Jeudi 25 Juin 2020

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 (1) : « Goffat el aïd » est un couffin alimentaire annuel offert gracieusement par la direction (et par le Syndicat) aux travailleurs à chaque fête du mouton. Il contenait 1 gros bidon d’huile, 1 bouteille de vinaigre, 1 paquet de semoule, de farine, de lentilles, de riz, de sucre, 250gr de café, 2 packs de lait, 2 boîtes de sardines à la tomate ‘‘Ammi Mokhtar’’, 1 boîte de « loubia grini » (haricots égrenés), de harissa, 2 boîtes d’allumettes, 1 plaquette de cubes Jumbo, des patates et des oignons et tous les sigles qui vont avec : Soalco/Jucoop, Enafla/Ofla, Sélecto, Enapal/Onaco, Oaic, Cofel, Eriad/Sempac, Snta… Je ne me souviens plus si le contenant en fibres de palmier nous était, lui aussi, gracieusement offert.

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« El goffa »

(2) : Lire ici : http://www.2022mag.com/algerie-0-bresil-3-lecon-de-samba-pour-les-verts/

(3) : Depuis le coup de force appelé « Putsch des militaro-démocrates » du 11 janvier 1992, nous ne nous réunissions plus de manière régulière. Les intimidations étaient fréquentes (convocations par la police, suivis sur la route nationale…, « conseils de collègues bien intentionnés », coups de téléphones anonymes…) L’Hebdo libéré de A. Mahmoudi (de la SM) ne cessait de tirer à boulets rouges sur le FFS « les 3F+ France » (14/01) et son leader « La supercherie Aït-Ahmed » en faisant appel ( sur 9 pages le 25/11) à un groupe d’extrémistes très modernes (Bakhta, Boucherak, Chergui…) et aux accointances très spéciales, et qui défendaient l’idée de la création par l’ANP d’un Bantoustan à la frontière saharienne (hors champs pétrolifères) dans lequel on eut parqué tous les mal-votants opposés à leur modernité à défaut de les éradiquer ces mal-votants.

(4) : DAF, « Déserteurs de l’armée française », c’est le nom donné aux hauts gradés de l’armée algérienne (Khaled Nezzar, Mohamed Touati, Abdelmalek Guenaïzia, Larbi Belkheir, Mohamed Lamari…) Ils ont déserté les rangs de l’armée française peu avant l’indépendance algérienne, pour rejoindre l’Armée de libération nationale.

(5) : La déclaration de Smaïn Lamari est extraite de « Chronique des années de sang » (Mohammed Samraoui)

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CLIQUER ICI POUR VOIR UNE VIDE1O CONSACRÉE À BOUDIAF

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VOUS POUVEZ LIRE MON TEXTE SUR MÉDIAPART EN CLIQUANT ICI

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(ajouté ce jour, mercredi 15 mars 2023)

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Le Petit Pichet de Borges dans les chantiers des dix Turcs de Perrault

Jorge Luis Borges, est un écrivain argentin, né le 24 août 1899 à Buenos Aires et mort à Genève le 14 juin 1986.

M’intéressent ses romans, ses nouvelles, sa poésie. Point. Non ses vagabondages politiques très très contestables.

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Le Petit Pichet de Borges dans les chantiers des dix Turcs de Perrault

Pastiche, pistaches et cacahuète, ou clin d’œil à Borges décédé le 14 juin 1986, précisément à sa nouvelle  « Le jardin aux sentiers qui bifurquent » (in Fictions)

La semaine dernière Omar, le plus jeune de mes fils, a trouvé un livre dans la cour de récréation de son collège. Omar, qui est un garçon très curieux, n’a pas jugé utile d’en parler à ses camarades de classe, ni à ses professeurs, ni plus tard à ses camarades de quartier. Il a préféré le glisser en douce sous sa chemise, puis dans son cartable. Il a dû probablement préféré découvrir le contenu de ce livre au titre étrange, avant de me le proposer et peut-être d’en parler à ses camarades ou à ses professeurs. Hier.

J’étais enfoncé dans le vieux canapé du salon usé par notre poids et celui du temps, les pieds croisés, posés à l’angle de la table basse en faux bois suédois. Je regardais tranquillement d’un œil une ennuyeuse émission de divertissement sur l’Île de Pâques, en parcourant Télérama, l’hebdomadaire des programmes TV préféré de ma femme. Comme dans la plupart des émissions de divertissement (ou d’économie ou de politique…) l’animateur autant que les invités de l’émission, peut-être un peu plus, essayait de noyer le poisson plutôt que de faire acte de pédagogie : les œufs des tortues, les récifs, les Moaïs, les coûts… Pâques mal défendue m’ennuyait autant que l’animateur et ses invités. Bref, mon fils qui avait saisi au premier coup d’œil mon profond sentiment d’insatisfaction, me proposa la lecture d’extraits du dit ouvrage qu’il avait trouvé dans la cour de récréation de son collège la semaine dernière. Et pour interrompre mes divagations silencieuses. « L’histoire s’appelle Le Petit Pichet dans les chantiers des dix Turcs » me dit Omar. C’est un livre très intéressant, mais hélas peu connu, écrit par un certain Ts’ui Pên, ‘‘grand philosophe et architecte chinois’’ (1) est-il crayonné sur une des pages blanches d’ouverture.  Je trouve personnellement étrange qu’un grand philosophe chinois de je ne sais quel siècle s’intéresse à des Turcs. Quelque chose ne tourne pas rond. M’enfin.

Hier donc, vers vingt et une heures, Omar s’est assis à mes côtés, sur le canapé cuir vieilli. Il ne posa pas les talons sur la table basse. Il plia ses jambes sous lui, ouvrit le livre à la page qu’il avait écornée. C’est un livre court (2), un récit d’une petite vingtaine de feuilles aux caractères assez imposants. Il ouvrit donc le livre à la page sept et lut, d’abord d’une voix mal assurée : « … Le Père et la Mère déposèrent sous mes yeux leurs sept Pichets dans l’endroit de la Forêt le plus épais et le plus obscur, sous une grosse pierre près du labyrinthe. Le Père et la Mère ne savaient pas que les Pichets possédaient des dons féeriques. Aussitôt qu’ils les eurent déposés les méchants parents s’en allèrent… »

Je pensais à voix haute, une main posée sur le bras de mon fils qui s’interrompit : ‘‘quel parent peut ainsi se lancer dans une telle entreprise, tellement étrange et maléfique ?  Ces parents ne peuvent envisager d’avenir que le plus noir, aussi noir que leur entreprise…’’Omar continua d’un ton, cette fois stabilisé : « Le plus petit des Pichets ne se chagrina pas beaucoup de tous ces arbres anglais, de toute cette forêt immense, humide et noire parce qu’il croyait retrouver aisément son chemin grâce à ses dons spéciaux et précieux plus importants que ceux que possédaient ses frères ; mais il fut bien surpris lorsqu’il s’aperçut que sans aide il ne pouvait rien. Il fallait en effet aux Pichets se soustraire du gros bloc de pierre sous lequel leurs parents les avaient coincés. Un groupe de bûcherons turcs qui s’acharnaient à leur besogne entendirent les cris aigus et continus des petits Pichets. Ils ne me virent pas. L’un des Turcs signala à ses coreligionnaires ‘‘Ca vient de par là !’’ Puis ensemble les six frères crièrent au plus petit d’entre eux, au petit Pichet – ils étaient sept petits Pichets – qu’ils avaient peur. Ils murmurèrent à la suite de leurs cris autre chose que je n’entendis pas, qu’ils craignaient le loup ou qu’ils avaient froid. La nuit vint, et il s’éleva un grand vent qui leur faisait des peurs épouvantables. Les Turcs qui ne trouvèrent pas les Pichets abandonnèrent leur recherche et s’en allèrent tard dans la nuit. Les Pichets croyaient n’entendre de tous côtés que des hurlements les uns plus effroyables que les autres. C’est ce moment que je choisis pour libérer les Pichets. Aussitôt, à la rencontre de l’air libre, ils se transformèrent en sept matous bien portants, chaussé chacun de magnifiques bottes. Ils sautèrent sur mes épaules, léchant cheveux, nuque, oreilles. Nous avons pris sans attendre un chemin qui descendait et bifurquait. Une musique syllabique s’approchait, nous accompagnait. Comme ils se sentaient en sécurité, les sept chats sautèrent à terre. Nous marchâmes toute la nuit avant d’atteindre le premier village. C’est là qu’habitent le Père et la Mère des sept Chats. En passant devant leur maison ils se mirent à miauler méchamment comme des chats d’égouts malingres et affamés. Un moment ils hésitèrent, tournèrent leur tête triangulaire à gauche, à droite. Ils se mirent un instant sur leurs pattes arrières puis disparurent dans la brume du jour levant… »  Mon fils ressentait mon impatience. Il répéta : « puis disparurent dans la brume du jour levant… » un ton au-dessus, en brandissant le livre comme un trophée en dépliant ses jambes engourdies. Je trouvais personnellement qu’à l’heure qu’il était, des histoires comme celle-ci ne devaient pas être racontées entièrement. Trois pages suffisaient amplement. Aussi lui ai-je proposé : « Merci Omar, on arrête là. Tu me liras la suite une autre fois, tu es d’accord ? Il se fait tard et je suis fatigué. » Il était d’accord et m’a cru. Omar a refermé le livre, a posé ses lèvres sur mon front, a sauté du canapé fatigué puis est monté dans sa chambre en sautillant sur les marches de l’escalier. Je l’ai entendu éternuer. Je vais à mon tour éternuer. Et voilà, c’est fait. Et deux fois ! Attendez, j’oubliai ! à la dernière page du livre il est écrit : « Buenos Aires 1944. Traduit de l’espagnol par P. Verdevoye. »  Il y est écrit aussi : « Note 1 : Ts’ui Pên : célèbre auteur qui périt de la main d’un étranger (lui-même assassiné par un Irlandais) dans son propre labyrinthe. Note 2 : Aristote avait souligné dans sa Poétique la nécessité de restreindre l’étendue du récit afin que le lecteur puisse embrasser l’ensemble du récit et qu’il puisse le mémoriser ‘‘[…] les histoires doivent avoir une certaine longueur, mais que la mémoire puisse retenir aisément.’’ »

Ahmed Hanifi novembre 2009 et juin 2020

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Palestinien, un peuple abandonné

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DR

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.À JÉRUSALEM _ UN POÈME DE MAHMOUD DARWICH_ CLIQUER ICI

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Fi el Qodsi (A Jérusalem)

À Jérusalem, je veux dire à l’intérieur des vieux remparts,
je marche d’un temps vers un autre
sans un souvenir qui m’oriente.

Les prophètes là-bas se partagent l’histoire du sacré …

Ils montent aux cieux et reviennent moins abattus et moins tristes,
car l’amour et la paix sont saints et ils viendront à la ville.
Je descends une pente, marmonnant :
Comment les conteurs ne s’accordent-ils pas
sur les paroles de la lumière dans une pierre ?
Les guerres partent-elles d’une pierre enfouie ?
Je marche dans mon sommeil.
Yeux grands ouverts dans mon songe,
je ne vois personne derrière moi. Personne devant.
Toute cette lumière m’appartient. Je marche.
Je m’allège, vole
et me transfigure.
Les mots poussent comme l’herbe
dans la bouche prophétique d’Isaïe : « Croyez pour être sauvés. »
Je marche comme si j’étais un autre que moi.
Ma plaie est une rose blanche, évangélique.

Mes mains sont pareilles à deux colombes
sur la croix qui tournoient dans le ciel
et portent la terre.
Je ne marche pas.

Je vole et me transfigure.
Pas de lieu, pas de temps.

Qui suis-je donc ?
Je ne suis pas moi en ce lieu de l’Ascension.
Mais je me dis :
Seul le prophète Muhammad
parlait l’arabe littéraire. « Et après ? »
Après ?

Une soldate me crie soudain :
Encore toi ? Ne t’ai-je pas tué ?
Je dis : Tu m’as tué … mais, comme toi,
j’ai oublié de mourir.

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Racisme en France: lettre de Virginie DESPENTES

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Virginie DESPENTES – DR

« Lettre adressée à mes amis blancs qui ne voient pas où est le problème… » – Virginie Despentes-

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Lettre lue par Augustin Trapenard sur France Inter, le jeudi 4 juin 2020, 8h57

Virginie Despentes est écrivaine. Dans cette lettre, rédigée après la manifestation en soutien à Adama Traoré et adressée à « ses amis blancs qui ne voient pas où est le problème », elle dénonce le déni du racisme et explique en quoi « être blanc » constitue un privilège.

Paris, le 3 juin 2020 

Lettre adressée à mes amis blancs qui ne voient pas où est le problème. 

En France nous ne sommes pas racistes mais je ne me souviens pas avoir jamais vu un homme noir ministre. Pourtant j’ai cinquante ans, j’en ai vu, des gouvernements. En France nous ne sommes pas racistes mais dans la population carcérale les noirs et les arabes sont surreprésentés. En France nous ne sommes pas racistes mais depuis vingt-cinq ans que je publie des livres j’ai répondu une seule fois aux questions d’un journaliste noir. J’ai été photographiée une seule fois par une femme d’origine algérienne. En France nous ne sommes pas racistes mais la dernière fois qu’on a refusé de me servir en terrasse, j’étais avec un arabe. La dernière fois qu’on m’a demandé mes papiers, j’étais avec un arabe. La dernière fois que la personne que j’attendais a failli rater le train parce qu’elle se faisait contrôler par la police dans la gare, elle était noire. En France on n’est pas raciste mais pendant le confinement les mères de famille qu’on a vues se faire taser au motif qu’elles n’avaient pas le petit papier par lequel on s’auto-autorisait à sortir étaient des femmes racisées, dans des quartiers populaires. Les blanches, pendant ce temps, on nous a vues faire du jogging et le marché dans le septième arrondissement. En France on n’est pas raciste mais quand on a annoncé que le taux de mortalité en Seine Saint Denis était de 60 fois supérieur à la moyenne nationale, non seulement on n’en a eu un peu rien à foutre mais on s’est permis de dire entre nous « c’est parce qu’ils se confinent mal ».  

J’entends déjà la clameur des twitteurs de service, s’offusquant hargneusement comme ils le font chaque fois qu’on prend la parole pour dire quelque chose qui ne corresponde pas à la propagande officielle : « quelle horreur, mais pourquoi tant de violence ? »

Comme si la violence ce n’était pas ce qui s’est passé le 19 juillet 2016. Comme si la violence ce n’était pas les frères de Assa Traoré emprisonnés. Ce mardi, je me rends pour la première fois de ma vie à un rassemblement politique de plus de 80 000 personnes organisé par un collectif non blanc. Cette foule n’est pas violente. Ce 2 juin 2020, pour moi, Assa Traoré est Antigone. Mais cette Antigone-là ne se laisse pas enterrer vive après avoir osé dire non. Antigone n’est plus seule. Elle a levé une armée. La foule scande : Justice pour Adama. Ces jeunes savent ce qu’ils disent quand ils disent si tu es noir ou arabe la police te fait peur : ils disent la vérité. Ils disent la vérité et ils demandent la justice. Assa Traore prend le micro et dit à ceux qui sont venus « votre nom est entré dans l’histoire ». Et la foule ne l’acclame pas parce qu’elle est charismatique ou qu’elle est photogénique. La foule l’acclame parce que la cause est juste. Justice pour Adama. Justice pareille pour ceux qui ne sont pas blancs. Et les blancs nous crions ce même mot d’ordre et nous savons que ne pas avoir honte de devoir le crier encore, en 2020, serait une ignominie. La honte, c’est juste le minimum. 

Je suis blanche. Je sors tous les jours de chez moi sans prendre mes papiers. Les gens comme moi c’est la carte bleue qu’on remonte chercher quand on l’a oubliée. La ville me dit tu es ici chez toi. Une blanche comme moi hors pandémie circule dans cette ville sans même remarquer où sont les policiers. Et je sais que s’ils sont trois à s’assoir sur mon dos jusqu’à m’asphyxier – au seul motif que j’ai essayé d’esquiver un contrôle de routine – on en fera toute une affaire. Je suis née blanche comme d’autres sont nés hommes. Le problème n’est pas de se signaler « mais moi je n’ai jamais tué personne » comme ils disent « mais moi je ne suis pas un violeur ». Car le privilège, c’est avoir le choix d’y penser, ou pas. Je ne peux pas oublier que je suis une femme. Mais je peux oublier que je suis blanche. Ça, c’est être blanche. Y penser, ou ne pas y penser, selon l’humeur. En France, nous ne sommes pas racistes mais je ne connais pas une seule personne noire ou arabe qui ait ce choix. 

Virginie Despentes

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Coup de sang serein (de Kessous au colonialisme)_

Ce qui suit n’est pas un conte. C’est l’histoire bien réelle d’une hystérie et d’une gabegie. Une hystérie entendue comme une « excitation violente, inattendue, spectaculaire et qui paraît exagérée. ») Une hystérie collective, qui vient s’ajouter à d’autres, toutes nées globalement de nombreuses frustrations. Celle qui nous préoccupe concerne un film. Une hystérie portée essentiellement par un des médias les plus utilisés par les Algériens : Facebook. Le film en question s’intitule « Algérie, mon amour » réalisé par Mustapha Kessous, un franco-algérien, avec la participation de France Télévisions, diffusé par la chaîne de service public France 5. La télévision est un moyen de divertissement et d’information très prisé par l’écrasante majorité des Algériens. Ils sont « quelques centaines de milliers à regarder les chaînes locales algériennes (publiques ou privées) ». Ils sont très nombreux à regarder les chaînes étrangères, les chaînes orientales (par rancœur) pour les uns, ou françaises (qu’ils disent détester) pour d’autres.

Je reviens au film. Tout ce qu’il y a de plus banal. Un film d’une heure et dix minutes avec ses plus et ses moins, ses qualités et ses imperfections. Avec une part d’objectivité et une autre de subjectivité. Comme dans toute œuvre en somme. Et comme tout film, celui-ci a d’abord provoqué des réactions de satisfaction, de mécontentement ou d’indifférence ordinaires. Nombre de commentaires lus sur Facebook soutiennent le film. « Cette avalanche de critiques me sidère… ya djmaaa, c’est le seul reportage réalisé sur le hirak et qui plus est, le seul événement depuis des mois. Il est peut-être incomplet, mais pouvons-nous résumer notre histoire en une heure ? » d’autres commentaires sont nuancés « Pourquoi sommes-nous encore si sensibles au regard que porte la France et l’image qu’elle se construit de nous ? » Mais la plupart des commentaires s’inscrivent contre le film « Le reportage a dénaturé le hirak » « c’est un documentaire sur la jeunesse, pas sur le hirak »… Puis de plus en plus violentes furent les réactions contre le réalisateur et contre les jeunes participants « il véhicule des clichés très réducteurs » « Pourquoi ce soi-disant journaliste a choisi cette catégorie de manifestants » « (le jeune avocat) c’est un KDS » (KDS, un Kabyle de service, c’est-à-dire acquis au régime) « où sont les jeunes de Bab-el-Oued, ceux qui ne parlent pas français ? » « On nous laisse entendre que nous sommes sortis pour construire une Algérie des flirts, des cigarettes et des boissons pour les jeunes filles » « La ‘‘frustration sexuelle’’ est le sujet N°1 des médias français depuis 1988-1989. »

Hélas, très rares sont ceux qui s’interrogent sur l’absence de films réalisés en Algérie sur les jeunes, le Hirak et qu’on aurait diffusés sur les chaînes publiques algériennes. Aucun film. Je n’ose même pas évoquer l’idée de la réalisation d’un documentaire sur la France du 21° siècle avec ses hommes et ses femmes vivant leur vie de tous les jours, avec ses villages de montagnes, avec ses lacs, ses parcs, ses châteaux, juste un petit film de respiration. Je blasphémerais. Le monde entier reconnaît pourtant la beauté inscrite dans chaque région, dans chaque département, dans chaque canton de ce pays qui reçoit près de cent millions de touristes par an. Ce serait lever un tabou inouï.

Certains commentaires évacuent le film et ciblent l’entité France5, et surtout la France, cet ennemi éternel. « Le but de ce reportage sur le hirak est clair : le discréditer pour le casser » « Je sais détecter le message qu’un média veut faire passer aux populations de base » « Pourquoi France5 n’a pas parlé dans ce doc des 20 ans de soutien de la France au maintien su système Bouteflika ? » « Est-ce si surprenant cette image que la France renvoie des Algériens ? » « Ils sont gangrénés par la Nostalgérie et la Françafrique ». Les commentaires contre la France (générique très vaste) sont très nombreux.

Et là, je ne peux passer par-dessus jambe, ce nationalisme obtus, fermé, aveugle, « cette haine des autres » (Romain Gary) dont le pouvoir abreuve les Algériens depuis 1962, depuis toujours donc, par le biais de son école stérile à en pleurer (où on fait prier les gamins dans les classes en guise d’apprentissage), de son administration, de ses médias, de ses intellectuels organiques. Un nationalisme outrancier qui participe à la division des peuples d’Afrique du Nord plutôt que de les rapprocher, (plutôt jouer la division des peuples au profit économique réel et faramineux de la France et de l’Europe qui ne demandent pas mieux, la responsabilité des dirigeants des trois pays est ici engagée). Un nombrilisme aussi dangereux que vain « nahnou, nous, nous, nous », et puéril. Il serait faux de dire que si une partie des médias et de l’élite s’aligne sur le discours « antifrançais » c’est parce qu’elle est soumise. Non, cette frange de l’élite avec ses anciens « commissaires politiques » nostalgiques d’un ordre discrédité, participe depuis longtemps de cet amalgame délibéré entre les époques. D’ailleurs certaines parmi ces élites médiatiques ou intellectuelles viennent souvent en France. Elles y ont même trouvé refuge durant la « décennie noire ». Nombre d’entre ces individus bénéficient même d’allocations diverses, familiales, RSA… (tout en vivant en Algérie). D’autres, pour mille et une raisons, se sont installés en France où ils bénéficient d’une carte de résidence, et parfois même de la nationalité de ce pays d’accueil, de ses libertés de son système de santé ou d’éducation pour leurs enfants tout en crachant dans la soupe nuit et jour (je l’écris en toute connaissance de cause) devant un café ou une bière. Un « pays où tu peux insulter Macron dans un tweet alors qu’au pays que tu as quitté, tu ne peux même pas parler d’un wali » s’agaçait très justement Kamel Daoud (Le Q.O, 13.12.2018).

Je marque une pause pour d’une part préciser qu’il s’agit là d’une minorité agissante. Il n’est nullement dans mon intention d’indexer la majorité des cadres, enseignants, journalistes, etc. algériens. D’autre part, pour rejeter par anticipation toute accusation de « harki » et tutti quanti, qui me serait adressée. Je ne connais que trop cette mauvaise symphonie. La France coloniale je l’ai toujours dénoncée et continue avec toutes mes forces, lorsque l’occasion se présente, de la condamner, sans crainte aucune, dans ce pays la loi sur la libre expression me protège. La France va-t’en guerre, de Sarkozy et les autres, contre la Libye, la politique pro-israélienne des gouvernements successifs, les interventions militaires en Afrique… nous sommes des dizaines milliers à les dénoncer dans nos marches, dans nos écrits, dans nos conférences, dans nos tracts, dans nos actions politiques… Que cela soit clair. La France d’aujourd’hui est faite (comme hier, comme avant-hier) d’hommes aux idéaux exécrables (Zemmour, Finkielkraut, Le Pen, Renaud Camus, Soral…) Mais la France d’aujourd’hui est aussi faite d’Hommes, beaucoup plus nombreux qui sont nos frères et nos sœurs dans nos idéaux de fraternité, de solidarité. L’un d’eux, Guy Bedos, nous a quittés il y a deux jours. Il aimait se rendre fréquemment en Algérie et aimait beaucoup les Algériens. Mais hélas, beaucoup d’Algériens  sont aveugles à cette France-là qu’ils ne connaissent pas.

Dans son marasme perpétuel, le pouvoir algérien que seule une infime minorité d’Algériens soutient, s’emploie, systématiquement, et dès qu’il en a l’occasion (et pour des considérations internes évidemment) à tirer à boulets rouges contre la France perçue et voulue comme une totalité, un bloc monolithe, sans jamais nuancer, de sorte que beaucoup d’Algériens, matraqués depuis l’indépendance par un discours nationaliste chauvin, amalgament les politiques des gouvernements français avec l’ensemble de la France et des Français. Comme avec ce film de Kessous (Kessous- France5- France = même combat) et la réaction disproportionnée du pouvoir qui a rappelé son ambassadeur en France et qui a donné l’occasion à un journal français, Courrier International, de le ridiculiser, mais le pouvoir algérien l’a cherché. Je vous laisse au titre du journal : « Quand deux documentaires sur le hirak algérien deviennent une affaire d’État ». Une affaire d’État. Si la réaction du pouvoir algérien ne le tue pas, elle le ridiculise.

Les Algériens ne savent peut-être pas que certains de ces mêmes responsables algériens qui poussent à haïr la France ont la double nationalité algérienne et française ou possèdent une carte de résident en France, et y viennent souvent en vacances. Les responsables algériens ont détruit l’école pour tous, ils ont fait un désert de la Culture, ils ont paupérisé le tiers de la population algérienne « 14 millions vivent sous le seuil de la pauvreté » (LADDH, 2015), ils ont dilapidé les fruits des hydrocarbures (la rente ne permet plus désormais d’acheter la paix sociale)… ils ont détruit l’économie (30% des jeunes de 16 à 24 ans sont au chômage), ils ont planté la xénophobie et la haine dans le cœur des gens.

Depuis 1962 on s’échine à rendre responsable la France de tous les maux du pays, du manque de blé ou de produits alimentaires, à l’ouverture de lignes de crédits, au manque de soutiens en tous genres (ce qui est manifestement inexact, la France ayant soutenu tous les gouvernements algériens successifs). Dans une très belle intervention lors de l’inauguration du Maghreb-Orient des livres, à Paris, le 7 février dernier, Kamel Daoud s’interrogeait : « Que faire de l’ex-colonisateur ? » Le culpabiliser sans fin sur la scène d’une hallucinante précision, celle de la mémoire totale. Peut-être faire du commerce avec lui ou lui demander des excuses, une réparation financière. Je peux aussi, au choix, en faire un partenaire stratégique ou un ennemi commode. C’est d’ailleurs cette dernière formule qui fait mode depuis des décennies : un ex-colonisateur, si on ne peut rien contre lui, explique tout chez nous : l’état des routes, la ruine des villes, les fièvres du nationalisme, etc. On a même inventé, pour donner à l’excuse le verbe d’une nouveauté, l’expression de ‘‘néocolonisation’’. Et si le terme désigne, à juste titre, des lois de prédations internationales patentes, il dérobe cependant sa tricherie pour se décharger de la responsabilité sur le dos de l’histoire. »

Il ne reste à Kessous, à France5, à la France, que de mobiliser ses cinéastes et créer cinq, dix, quinze, mille « L’Algérie vue du Ciel », à l’instar du très soft et mielleux documentaire réalisé dans le sens du poil par Yann Arthus-Bertrand (en 2015) avec la participation de… France Télévisions et le soutien du Ministère algérien de la Culture et plébiscité par 45 millions d’Algériens », Pouvoir compris.

Une gabegie sans fin ?

Ahmed Hanifi, auteur         

Marseille, le 30 mai 2020

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(à la minute 1′ 55)

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Coup de sang serein (de Kessous au colonialisme)

Ce qui suit n’est pas un conte. C’est l’histoire bien réelle d’une hystérie et d’une gabegie. Une hystérie entendue comme une « excitation violente, inattendue, spectaculaire et qui paraît exagérée. ») Une hystérie collective, qui vient s’ajouter à d’autres, toutes nées globalement de nombreuses frustrations. Celle qui nous préoccupe concerne un film. Une hystérie portée essentiellement par un des médias les plus utilisés par les Algériens : Facebook. Le film en question s’intitule « Algérie, mon amour » réalisé par Mustapha Kessous, un franco-algérien, avec la participation de France Télévisions, diffusé par la chaîne de service public France 5. La télévision est un moyen de divertissement et d’information très prisé par l’écrasante majorité des Algériens. Ils sont « quelques centaines de milliers à regarder les chaînes locales algériennes (publiques ou privées) ». Ils sont très nombreux à regarder les chaînes étrangères, les chaînes orientales (par rancœur) pour les uns, ou françaises (qu’ils disent détester) pour d’autres.

Je reviens au film. Tout ce qu’il y a de plus banal. Un film d’une heure et dix minutes avec ses plus et ses moins, ses qualités et ses imperfections. Avec une part d’objectivité et une autre de subjectivité. Comme dans toute œuvre en somme. Et comme tout film, celui-ci a d’abord provoqué des réactions de satisfaction, de mécontentement ou d’indifférence ordinaires. Nombre de commentaires lus sur Facebook soutiennent le film. « Cette avalanche de critiques me sidère… ya djmaaa, c’est le seul reportage réalisé sur le hirak et qui plus est, le seul événement depuis des mois. Il est peut-être incomplet, mais pouvons-nous résumer notre histoire en une heure ? » d’autres commentaires sont nuancés « Pourquoi sommes-nous encore si sensibles au regard que porte la France et l’image qu’elle se construit de nous ? » Mais la plupart des commentaires s’inscrivent contre le film « Le reportage a dénaturé le hirak » « c’est un documentaire sur la jeunesse, pas sur le hirak »… Puis de plus en plus violentes furent les réactions contre le réalisateur et contre les jeunes participants « il véhicule des clichés très réducteurs » « Pourquoi ce soi-disant journaliste a choisi cette catégorie de manifestants » « (le jeune avocat) c’est un KDS » (KDS, un Kabyle de service, c’est-à-dire acquis au régime) « où sont les jeunes de Bab-el-Oued, ceux qui ne parlent pas français ? » « On nous laisse entendre que nous sommes sortis pour construire une Algérie des flirts, des cigarettes et des boissons pour les jeunes filles » « La ‘‘frustration sexuelle’’ est le sujet N°1 des médias français depuis 1988-1989. »

Hélas, très rares sont ceux qui s’interrogent sur l’absence de films réalisés en Algérie sur les jeunes, le Hirak et qu’on aurait diffusés sur les chaînes publiques algériennes. Aucun film. Je n’ose même pas évoquer l’idée de la réalisation d’un documentaire sur la France du 21° siècle avec ses hommes et ses femmes vivant leur vie de tous les jours, avec ses villages de montagnes, avec ses lacs, ses parcs, ses châteaux, juste un petit film de respiration. Je blasphémerais. Le monde entier reconnaît pourtant la beauté inscrite dans chaque région, dans chaque département, dans chaque canton de ce pays qui reçoit près de cent millions de touristes par an. Ce serait lever un tabou inouï.

Certains commentaires évacuent le film et ciblent l’entité France5, et surtout la France, cet ennemi éternel. « Le but de ce reportage sur le hirak est clair : le discréditer pour le casser » « Je sais détecter le message qu’un média veut faire passer aux populations de base » « Pourquoi France5 n’a pas parlé dans ce doc des 20 ans de soutien de la France au maintien su système Bouteflika ? » « Est-ce si surprenant cette image que la France renvoie des Algériens ? » « Ils sont gangrénés par la Nostalgérie et la Françafrique ». Les commentaires contre la France (générique très vaste) sont très nombreux.

Et là, je ne peux passer par-dessus jambe, ce nationalisme obtus, fermé, aveugle, « cette haine des autres » (Romain Gary) dont le pouvoir abreuve les Algériens depuis 1962, depuis toujours donc, par le biais de son école stérile à en pleurer (où on fait prier les gamins dans les classes en guise d’apprentissage), de son administration, de ses médias, de ses intellectuels organiques. Un nationalisme outrancier qui participe à la division des peuples d’Afrique du Nord plutôt que de les rapprocher, (plutôt jouer la division des peuples au profit économique réel et faramineux de la France et de l’Europe qui ne demandent pas mieux, la responsabilité des dirigeants des trois pays est ici engagée). Un nombrilisme aussi dangereux que vain « nahnou, nous, nous, nous », et puéril. Il serait faux de dire que si une partie des médias et de l’élite s’aligne sur le discours « antifrançais » c’est parce qu’elle est soumise. Non, cette frange de l’élite avec ses anciens « commissaires politiques » nostalgiques d’un ordre discrédité, participe depuis longtemps de cet amalgame délibéré entre les époques. D’ailleurs certaines parmi ces élites médiatiques ou intellectuelles viennent souvent en France. Elles y ont même trouvé refuge durant la « décennie noire ». Nombre d’entre ces individus bénéficient même d’allocations diverses, familiales, RSA… (tout en vivant en Algérie). D’autres, pour mille et une raisons, se sont installés en France où ils bénéficient d’une carte de résidence, et parfois même de la nationalité de ce pays d’accueil, de ses libertés de son système de santé ou d’éducation pour leurs enfants tout en crachant dans la soupe nuit et jour (je l’écris en toute connaissance de cause) devant un café ou une bière. Un « pays où tu peux insulter Macron dans un tweet alors qu’au pays que tu as quitté, tu ne peux même pas parler d’un wali » s’agaçait très justement Kamel Daoud (Le Q.O, 13.12.2018).

Je marque une pause pour d’une part préciser qu’il s’agit là d’une minorité agissante. Il n’est nullement dans mon intention d’indexer la majorité des cadres, enseignants, journalistes, etc. algériens. D’autre part, pour rejeter par anticipation toute accusation de « harki » et tutti quanti, qui me serait adressée. Je ne connais que trop cette mauvaise symphonie. La France coloniale je l’ai toujours dénoncée et continue avec toutes mes forces, lorsque l’occasion se présente, de la condamner, sans crainte aucune, dans ce pays la loi sur la libre expression me protège. La France va-t’en guerre, de Sarkozy et les autres, contre la Libye, la politique pro-israélienne des gouvernements successifs, les interventions militaires en Afrique… nous sommes des dizaines milliers à les dénoncer dans nos marches, dans nos écrits, dans nos conférences, dans nos tracts, dans nos actions politiques… Que cela soit clair. La France d’aujourd’hui est faite (comme hier, comme avant-hier) d’hommes aux idéaux exécrables (Zemmour, Finkielkraut, Le Pen, Renaud Camus, Soral…) Mais la France d’aujourd’hui est aussi faite d’Hommes, beaucoup plus nombreux qui sont nos frères et nos sœurs dans nos idéaux de fraternité, de solidarité. L’un d’eux, Guy Bedos, nous a quittés il y a deux jours. Il aimait se rendre fréquemment en Algérie et aimait beaucoup les Algériens. Mais hélas, beaucoup d’Algériens  sont aveugles à cette France-là qu’ils ne connaissent pas.

Dans son marasme perpétuel, le pouvoir algérien que seule une infime minorité d’Algériens soutient, s’emploie, systématiquement, et dès qu’il en a l’occasion (et pour des considérations internes évidemment) à tirer à boulets rouges contre la France perçue et voulue comme une totalité, un bloc monolithe, sans jamais nuancer, de sorte que beaucoup d’Algériens, matraqués depuis l’indépendance par un discours nationaliste chauvin, amalgament les politiques des gouvernements français avec l’ensemble de la France et des Français. Comme avec ce film de Kessous (Kessous- France5- France = même combat) et la réaction disproportionnée du pouvoir qui a rappelé son ambassadeur en France et qui a donné l’occasion à un journal français, Courrier International, de le ridiculiser, mais le pouvoir algérien l’a cherché. Je vous laisse au titre du journal : « Quand deux documentaires sur le hirak algérien deviennent une affaire d’État ». Une affaire d’État. Si la réaction du pouvoir algérien ne le tue pas, elle le ridiculise.

Les Algériens ne savent peut-être pas que certains de ces mêmes responsables algériens qui poussent à haïr la France ont la double nationalité algérienne et française ou possèdent une carte de résident en France, et y viennent souvent en vacances. Les responsables algériens ont détruit l’école pour tous, ils ont fait un désert de la Culture, ils ont paupérisé le tiers de la population algérienne « 14 millions vivent sous le seuil de la pauvreté » (LADDH, 2015), ils ont dilapidé les fruits des hydrocarbures (la rente ne permet plus désormais d’acheter la paix sociale)… ils ont détruit l’économie (30% des jeunes de 16 à 24 ans sont au chômage), ils ont planté la xénophobie et la haine dans le cœur des gens.

Depuis 1962 on s’échine à rendre responsable la France de tous les maux du pays, du manque de blé ou de produits alimentaires, à l’ouverture de lignes de crédits, au manque de soutiens en tous genres (ce qui est manifestement inexact, la France ayant soutenu tous les gouvernements algériens successifs). Dans une très belle intervention lors de l’inauguration du Maghreb-Orient des livres, à Paris, le 7 février dernier, Kamel Daoud s’interrogeait : « Que faire de l’ex-colonisateur ? » Le culpabiliser sans fin sur la scène d’une hallucinante précision, celle de la mémoire totale. Peut-être faire du commerce avec lui ou lui demander des excuses, une réparation financière. Je peux aussi, au choix, en faire un partenaire stratégique ou un ennemi commode. C’est d’ailleurs cette dernière formule qui fait mode depuis des décennies : un ex-colonisateur, si on ne peut rien contre lui, explique tout chez nous : l’état des routes, la ruine des villes, les fièvres du nationalisme, etc. On a même inventé, pour donner à l’excuse le verbe d’une nouveauté, l’expression de ‘‘néocolonisation’’. Et si le terme désigne, à juste titre, des lois de prédations internationales patentes, il dérobe cependant sa tricherie pour se décharger de la responsabilité sur le dos de l’histoire. »

Il ne reste à Kessous, à France5, à la France, que de mobiliser ses cinéastes et créer cinq, dix, quinze, mille « L’Algérie vue du Ciel », à l’instar du très soft et mielleux documentaire réalisé dans le sens du poil par Yann Arthus-Bertrand (en 2015) avec la participation de… France Télévisions et le soutien du Ministère algérien de la Culture et plébiscité par 45 millions d’Algériens », Pouvoir compris.

Une gabegie sans fin ?

Ahmed Hanifi, auteur         

Marseille, le 30 mai 2020


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(précédé d’un radio-trottoir sur le documentaire « Algérie mon amour »)

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Algérie, mon amour_2

Une déferlante de propos virulents s’abat depuis la diffusion par France 5, ce mardi 26 mai d’un documentaire intitulé « Algérie, mon amour » à l’encontre de France 5, du réalisateur Mustapha Kessous et des jeunes ayant participé au reportage. Des insultes qui visent le réalisateur, les jeunes qui ont dit ce qu’ils avaient à dire, et le média qui a diffusé le documentaire.

Insultes à l’intelligence, à la liberté et à l’indépendance du réalisateur Mustapha Kessous qu’on soupçonne de travailler sur ordre ou pour « la main de l’étranger ».

Insultes aux jeunes algériens, désemparés, déçus, mais qui savent très bien défendre leurs opinions radicalement contre le régime algérien. Insulte à l’égard de ces jeunes qu’aucune caméra algérienne n’a sollicités, ces jeunes qui réitèrent leurs propos sur Facebook (alors faut-il brûler Facebook ?)

Insultes à l’égard de France 5 qui dispose d’un service éditorial qu’on imagine mal se mettre au garde à vous au premier signal officiel, fut-il sonore (si tant est qu’il y en ait). France 5 ou d’autres chaînes du service public sont parfois condamnables (et je les ai condamnées plusieurs fois, leur ai écrit pour leur dire mes quatre vérités), mais de là à y voir l’œil de Moscou, c’est aller trop loin. France 5 est insidieusement mise en parallèle avec l’inénarrable (et pire encore) El-Moudjahid et au sein de laquelle actionneraient, comme dans le journal algérien (et plusieurs journaux algériens, souvenons-nous du trop fameux Colonel Fawzi qui, de l’intérieur même des salles de rédaction, imposait ses ordre au sein de la Maison de la presse) abritant des taupes à peine déguisées.

Ces procédés sont anciens. Le pouvoir en abuse depuis l’indépendance. Ce qui est nouveau c’est que, dans cette Algérie où une certaine liberté d’expression a été arrachée au Pouvoir (par la grâce notamment des 600 morts d’octobre 88), celui-ci actionne des intellectuels organiques, des universitaires et politiciens autant à la recherche de strapontins, pour faire diversion. Car enfin les Algériens vont très mal. L’Algérie va mal, très mal. Et nous sommes en droit de nous poser la question de feu Mohamed Boudiaf « Où va l’Algérie ? » Boudiaf a été assassiné pour avoir tenté de mettre le pays sur des rails propres et droits. Et France 5, je vous le jure, n’y est pour rien, ni Kessous, ni les jeunes algériens.

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Ajouter à cette déferlante, ce ridicule « rappel de l’ambassadeur »

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Lire également ici – CLIQUER

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Dieu merci, il y a des réactions sereines, constructives, en voici une:

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VOICI CE QUE DIT SUR FACEBOOK, SONIA SIAM , L’UNE DES JEUNES CONCERNÉS

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« Algérie mon amour »

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(LIRE PLUS BAS LES RÉACTIONS, SOUVENT ENFLAMMÉES SUR FACEBOOK)

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https://www.youtube.com/watch?v=A3CS7g1cf6Y

Un docu qui déchaîne les passions, notamment sur les réseaux sociaux.

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« Algérie mon amour »

Il était une fois, avant-hier ou bien hier, comme aujourd’hui, dans nos contrées…
Un vieux couple traverse un village, sous un soleil de plomb. Passe devant un groupe de villageois qui s’ennuient. L’homme et la femme marchent côte à côte derrière leur mule, comme elle, silencieux.
– Ândek, ândek yaw, s’écrient en même temps plusieurs villageois, ils ont une mule et ils ne s’en servent même pas.
Le vieil homme murmure quelques mots.

Le vieux couple traverse un deuxième village, sous de fortes chaleurs. Passe devant un groupe de villageois assommés par la torpeur. L’homme avance, appuyé sur sa canne, et devant lui son épouse est immobile et silencieuse sur leur bonne mule, les yeux sur son menton.
– Ândek, ândek yaw, dit un villageois, le vieux avance péniblement et sa femme se relaxe sur la mule.
Le vieil homme dit quelque chose à sa femme qui ne répond pas.

Le vieux couple traverse un troisième village écrasé par l’astre solaire. Passe devant un groupe de villageois engourdis par la monotonie du temps. L’homme, calé sur le dos de la mule docile sur la tête de laquelle il assène quelques coups légers. Sa femme suit derrière eux, le regard vide tombant sur son menton.
– Ândek, ândek yaw, fait un villageois Wallah ma yehchem, il n’a pas honte de laisser sa maison marcher par le temps qu’il fait, alors que lui se prélasse sur sa monture.
La femme accélère le pas lorsque le mari se retourne.

Le vieux couple traverse un quatrième village torride. Passe devant un groupe de villageois apathiques. Une mule généreuse et résignée avance, le museau et les oreilles tombant à hauteur de son poitrail. Sur sa croupe, la femme, raide, le regard plongeant sur ses mules marocaines à bout pointu, est agrippée à la djellaba de son époux devant elle.
– Ândek, ândek yaw, crie un villageois Wallah ma yehechmou, ils n’ont pas honte de traiter ainsi leur baghla.

La femme susurre quelques mots à l’oreille de son mari qui claque avec douceur ses pieds contre le ventre de la bête, « errr ».

Ainsi va le monde. Ainsi va « Algérie mon amour ». Il est passé hier soir sur la mule numéro 5. Et le village FB s’enflamme. Et, comme Kessous, et comme la mule, FB le village théorique a raison. 
Il lui faut des dizaines de Kessous, des dizaines de mules, des dizaines de villageois, des dizaines de positions éparpillées dans l’espace idéologique. Ainsi va le monde et l’Algérie mon amour, que l’on apprécie ou non, les pieds dans l’eau froide de la Méditerranée, qui tempère, nécessairement, en oubliant son propre nombril, avec des jus à boire (chacun le sien) dans la main. Allez, Face u Caldu, skål, cheers, Bsahtek, Gāmbēi, cin… en attendant le retour de notre boussole, le retour du Hirak. Bientôt. Très bientôt.

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Sur le site de France 5:

Ils ont entre 20 et 30 ans et vivent en Algérie. Mehdi, Anis, Athmane, Hania et Sonia, ont décidé d’écrire eux-mêmes leur destin. Depuis leur naissance, ils n’ont connu qu’un président, Abdelaziz Bouteflika. L’annonce, en février 2019, de sa candidature pour un cinquième mandat, a provoqué une colère et un soulèvement d’une ampleur inédite, appelé le hirak.

Depuis plus d’un an, l’Algérie est secouée par d’immenses marches à travers tout le pays. La jeunesse dénonce le « pouvoir » en place qui les empêche de vivre. Une jeunesse qui a soif de démocratie et de liberté. Dans ce pays si proche de nous mais tellement étranger, le hirak est parvenu à évincer Bouteflika. Mais le régime autoritaire et militaire continue de s’accrocher au pouvoir.

Ce film montre le combat de cinq jeunes algériens pour leur liberté. En témoignant, ils ont accepté de prendre des risques insensés pour se raconter et raconter leur pays. Leurs destins individuels épousent désormais une cause plus grande qu’eux : la révolution. Car cette quête démocratique, c’est la déclaration d’amour d’un peuple à son pays.

Les témoins :

Anis, 20 ans, étudiant en informatique. Il tient une petite boutique de métal à Alger centre.

Mehdi, 28 ans, ingénieur en génie civil à Oran. Il est au chômage et rêve de développer le tourisme en Algérie.

Sonia, 26 est psychiatre à Tizi Ouzou. Engagée pour la défense des droits des femmes, elle se félicite de la place essentielle des Algériennes dans la révolution.   

Athmane, 29 ans, avocat à Tizi Ouzou. Militant des droits de l’homme, il défend les détenus d’opinions et politiques lors du Hirak.

Hania, 26 ans, technicienne de cinema. C’est une « hirakiste » de la première heure qui est prête à tous les sacrifices pour vivre dans une Algérie libre et démocratique.

En partenariat avec La Croix.

Réalisé par : Mustapha Kessous


La projection du film a été suivie d’un débat présenté par : Marina Carrère d’Encausse – Suite à la diffusion du documentaire « Algérie, mon amour », Marina Carrère d’Encausse poursuit le débat avec ses invités sur le Hirak, le mouvement de contestation en Algérie. La jeunesse se soulève depuis un an et organise des marches à travers tout le pays pour se battre pour sa liberté et pour la démocratie tandis que le régime autoritaire et militaire, de son côté, continue de s’accrocher au pouvoir.

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VOICI LES RÉACTIONS (NOMBREUSES TRÈS ENFLAMMÉES) SUR FACEBOOK:

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Pour un autre possible, demain

Pour un autre possible, demain

La pandémie du virus Covid-19, – affection transmise par un animal à l’homme, ou zoonose – a contaminé, à ce jour, près de 5.000.000 de personnes dans le monde. Plus de 318.500 en sont mortes. La quasi-totalité des pays a été touchée, particulièrement les pays les plus développés. On dénombre ainsi 90.700 décès aux États-Unis, 34.800 en GB, 32.000 en Italie, 29.000 en France, 27.700 en Espagne. En Afrique, les pays les plus touchés sont l’Égypte avec  533 morts, l’Algérie 507, le Maroc 192. On a enregistré 2.900 décès en Russie, 17.000 au Brésil, 1.220 en Indonésie, 174 en Bolivie, 10 au Costa-Rica…

La pandémie a mis en relief un système mondialisé néolibéral du tout marchand où l’homme sous contrôle n’est perçu que comme « une machine efficace » à but lucratif et uniquement. Un système dont le bon fonctionnement dépend de la disponibilité du cerveau de l’homme pour le « divertir » de ses vérités au profit du profit de « l’Entreprise ». Un système dans lequel les politiques économiques, sociales, environnementales sont hautement inégalitaires et désastreuses. Il y a là manifestement un déni de démocratie. Même les secteurs sanitaires sont perçus comme des lieux où doivent s’exprimer librement la compétition économique, la soif du gain, au point de réduire drastiquement leurs moyens. Un système prédateur, pilleur dans lequel les valeurs humaines sont confisquées et ouvertement dévoyées. 

Cette crise sanitaire a mis en avant les inégalités sociales (raconter dans des journaux son confinement dans des maisons secondaires pour certains, dans des appartements exigus et surchargés pour d’autres, accès au numérique, scolarisation à distance…) et nous interroge sur nos « modes de vie ». Quels types de consommation voulons-nous ? (solidaires et locaux ou aggravant la pollution de notre environnement) Elle a également mis en avant l’importance des services publics. Aujourd’hui « notre vie est mutilée. Nous vivons dans un monde déshumanisé, un monde qui a rendu obscène notre instinct de liberté » (Gunther Stern Anders). Un monde dans lequel le marché, la mondialisation économique et financière contribue à la destruction d’une grande partie de l’humanité, un monde où 8 % des hommes possèdent 83% des richesses du monde, et où une infime minorité détient le système de communication/information qui s’impose au monde (avec ses contrôles – sans même le recours à l’enfermement –, ses drones, ses caméras de surveillance, une « société de contrôle » (selon Gilles Deleuze, Toni Negri). Ce monde-là l’Homme ne peut plus l’accepter.

Cet autre monde, ce monde nouveau au sein duquel les hommes n’auront plus les yeux braqués sur les richesses africaines ou sur le Nasdaq et autres indices boursiers Cac 40, Dow Jones… j’ai la naïveté de le croire possible. « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve », disait Hölderlin. Alors, en réaction à ce « péril », demain un autre monde sera. Cette crise sanitaire nous donne l’opportunité de penser pour demain un monde nouveau. Je ne vois pas comment éviter (d’espérer) de changer de société après une telle catastrophe – à moins de se résigner à attendre sa réédition ou de participer, consentant ou non, au maintien des conditions de sa survenue. Le sens de l’intérêt général, du bien commun,  doit primer sur les égoïsmes des individus et des États. Et plutôt que cette obsession des incorrigibles capitalistes à vouloir réduire l’intervention de l’État au strict minimum, il faut renforcer sa puissance sociale. Edgar Morin écrit que la crise du virus Covid-19, comme dans toute autre crise, va susciter deux processus contradictoires : le premier qui stimule l’imagination, le second qui recherche le retour à la stabilité passée ou la désignation d’un coupable à éliminer (Le Monde 19 avril 2020). Soit une « renaissance »  avec au cœur de l’homme la solidarité, le partage, l’altruisme ou le care, une société « altermoderne », soit l’accentuation du repli vers le passé, un repli nationaliste et xénophobe où l’Autre est le problème de tous les problèmes (et cela est tangible dans de nombreux pays, hautement en Europe). Les peuples du tiers et quarts monde, majoritairement les plus lourdement impactés, devront faire pression (par leur force numérique), plus encore que par le passé contre leurs gouvernements complices des multinationales assassines et des grands groupes économiques boursiers alimentaires, pharmaceutiques égocentriques, sans foi ni loi,  à l’origine de beaucoup de désastres humanitaires (destruction de pays, fomentation de guerres, migrations économiques…), gouvernements complices et multinationales aujourd’hui ébranlés par un simple virus qu’ils n’ont pas prévu (hormis  Bill Gates en 2012). « Votre société violente et chaotique (le capitalisme et sa concurrence illimitée) porte en elle la guerre comme la nuée dormante porte en elle l’orage écrivait Jean Jaurès (7 mars 1895).

Pour éviter que se renouvelle ce type de pandémie, il faudrait transiter  vers des sociétés du prendre soin, de l’attention, des sociétés de l’éthique de la sollicitude, ou du care, depuis Carol Gilligan… cette « activité caractéristique de l’espèce humaine qui recouvre tout ce que nous faisons dans le but de maintenir, de perpétuer et de réparer notre monde, afin que nous puissions y vivre aussi bien que possible » écrit Joan Tronto, et abandonner les politiques qui favorisent l’individualisme, l’égocentrisme et même l’anthropocentrisme porteurs d’impasse. Transiter  vers des sociétés qui valoriseraient les « Biens communs mondiaux ». L’Homme devrait apprendre à vivre naturellement en bonne harmonie avec le vivant, le végétal et les animaux sauvages dont il a souvent nié l’existence ou qu’il a relégués dans des espaces pour safaris rouges. La responsabilité de l’Homme dans le dérèglement climatique avec fonte des glaces, pollution, déforestation… globalement de l’effondrement  de la biodiversité est largement engagée. La pandémie nous a donné à constater des animaux sauvages errer dans le cœur des villes provisoirement abandonnées par l’Homme. L’origine de cette pandémie montre bien la responsabilité de l’Homme dans le saccage de l’habitat/espace animalier.

Pour éviter que se renouvelle ce type de pandémie, pour s’extraire de ce monde mortifère désormais,  il faudrait transiter vers des sociétés qui mettraient à bas le mythe de la croissance sans fin. « Le progrès technique semble avoir fait faillite, puisque au lieu du bien-être il n’a apporté aux masses que la misère physique et morale où nous les voyons se débattre… Nous vivons une époque privée d’avenir. L’attente de ce qui viendra n’est plus espérance, mais angoisse.  » écrivait Simone Weil en 1934, déjà. Il faudrait transiter vers des sociétés qui interrogeraient leurs espaces sociaux afin d’en réduire les inégalités (logements dignes versus les cages des grands ensembles), des sociétés qui condamneraient la consommation effrénée, qui favoriseraient les circuits courts d’approvisionnements, des sociétés où le Collectif et la centralité de l’individu seraient repensés. Celui-ci, ne serait plus perçu comme un îlot parmi d’autres, au détriment du tout, de la Communauté. Il faudrait transiter vers un monde nouveau dans lequel consommer ce qui pousse ou se fabrique, se transforme dans et autour de sa ville ou de sa région, réduire la masse des déchets, les recycler, et pourquoi pas créer des monnaies locales autour d’associations du « sel » pour contourner la spéculation, mettre en commun les biens les plus lourds (les nationaliser), valoriser les loisirs, deviendrait notre lot. Il faudrait transiter vers un monde nouveau dans lequel la santé serait appréhendée comme un bien précieux non négociable, hors comptabilité, n’en déplaise à ces « consultants » qui « militent » par exemple, dans le cadre de démarches d’excellence, pour  « transformer l’hôpital de stocks en hôpital de flux »  (selon un neurochirurgien français).

Un autre monde possible est devant nous, j’en suis convaincu, qui mettra fin aux crises multidimensionnelles écologiques, économiques, sanitaires, spatiales… que traversent de très nombreux pays, et en leurs seins les classes intermédiaires et populaires, que traverse notre humanité.

Partout dans le monde, des peuples en mouvement manifestent sans relâche – la pandémie du coronavirus nouveau n’est qu’une parenthèse – pour qu’advienne un autre monde, luttent contre leurs gouvernements cyniques, parfois tyranniques ou autoritaires : en Amérique latine comme au Chili, Argentine, Vénézuela…, en France (gilets jaunes, personnels soignants…), en Algérie (le puissant et long mouvement populaire ou Hirak n’a pas dit son dernier mot), au Liban, influencé par les Algériens…, Hong-Kong, Iran, en Espagne, en Égypte… Espérons, avec ou sans naïveté, que ce monde de demain auquel a aussi appelé au début d’avril dernier le président du Sénégal Macky Sall, que ce nouvel ordre « qui met l’humain et l’humanité au cœur des relations internationales », soit le plus proche possible. Un nouveau New Deal à l’échelle planétaire au cœur duquel s’épanouiraient en symbiose l’Homme digne et son environnement naturel et culturel, est autant nécessaire que le souffle qui nous porte. Pour un nouvel humanisme en quelque sorte, en interaction avec le vivant, tout le vivant.

Ahmed Hanifi, auteur.

Marseille, le 20 mai 2020

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Lire également ici sur MEDIAPART _ (CLIQUER)

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(à partir de la minute 1’10)

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Edgar Morin: Autocritique

Écoutez Edgar Morin parler (à travers N. Bouchaud) de son parcours au sein du Communisme. ÉCOUTEZ ATTENTIVEMENT CHACUNE DE SES PHRASES, APPRÉCIEZ-LES À LEUR JUSTE PROFONDEUR. Comment il évoque « Ce monde merveilleux » comme osaient dire les égarés (ou les croyants). Edgar Morin raconte comment il est devenu stalinien (forcément), comment il en est sorti. « Un grand mensonge, une grande religion de l’aire mondiale », jusqu’à son implosion en 1989. Il demeure quelques débris de Grand mensonge, de cette Avant-garde du monde, y compris en Algérie bien sûr, des spécialistes de l’infiltration. Mais l’Histoire a jugé.  Un autre monde est possible au delà du libéralisme économique, au-delà du Communisme. Les bilans matériels et humains de l’un sont aussi exécrables que ceux de l’autre.

Edgar Morin, un grand humaniste.

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IL est « L’Invité » de Patrick Simonin sur TV5MONDE en mars 2017.

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En quatrième de couverture de l’édition du seuil de Autocritique il est écrit:

« Entré simultanément, à vingt ans, en Résistance et en communisme, Edgar Morin a connu le doute à l’égard du second dès la Libération puis, de déchirements en désillusions, au moment des procès et des purges de la  » deuxième glaciation  » stalinienne, le rejet réciproque en 1951. Son appartenance au Parti avait duré dix ans, au cours desquels il avait vu comment l’Appareil pouvait transformer un brave en lâche, un héros en monstre, un martyr en bourreau. Ce livre, publié pour la première fois en 1959, plusieurs fois réédité et augmenté ici d’une nouvelle préface, est le récit sincère d’une aventure spirituelle. Dans ce détournement de l’exercice tristement célèbre de confession publique que le pouvoir soviétique exigeait de ceux dont il entendait se débarrasser, Edgar Morin ne se contente toutefois pas de dénoncer le dévoiement d’une idéologie. Il restitue le communisme dans sa dimension humaine en montrant comment celui-ci a pu tout à la fois porter et trahir les plus grands idéaux. En élucidant le cheminement personnel qui l’avait conduit à se convertir à la grande religion terrestre du XXe siècle, il se délivre à jamais d’une façon de penser, juger, condamner, qui est celle de tous les dogmatismes et de tous les fanatismes. Ce témoignage, qui est celui d’une génération, est aussi une leçon actuelle dans notre époque menacée par de nouveaux obscurantismes. Philosophe et sociologue, directeur de recherche émérite au CNRS et docteur honoris causa de vingt-sept universités étrangères, Edgar Morin est l’auteur d’une œuvre transdisciplinaire abondamment commentée et traduite, dont l’ambitieuse Méthode, en six tomes, publiée au Seuil. »

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VIDEO EDGAR MORIN _ CLIQUER ICI

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Lettre ouverte d’Ines Ibbou à Dominic Thiem à la suite de ses déclarations

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Déclaration de Dominic Thiem

Alors qu’un fonds d’aide a été créé cette semaine par les instances dirigeantes du tennis pour les joueurs les moins bien classés, l’Autrichien Dominic Thiem a exprimé son désaccord avec l’élan de solidarité général. Pour lui, « aucun joueur n’a à lutter pour sa vie »… « Aucun de ces joueurs mal classés ne lutte pour survivre, a-t-il asséné.Toute l’année, j’en vois beaucoup qui ne donnent pas tout au tennis. Beaucoup ne sont pas très professionnels. Je ne vois pas pourquoi je devrais leur donner de l’argent. » In sport.francetvinfo.fr

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INES IBBOU LUI RÉPOND

CLIQUER ICI POUR VOIR LA VIDÉO

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Lettre ouverte d’Ines Ibbou à Dominic Thiem

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Photo radioalgerie.dz

« Cher Dominic, après avoir lu ta dernière déclaration, je me suis demandé ce qu’aurait été ma carrière, et donc ma vie, si j’avais été à ta place. Je me suis imaginé ce que ça aurait été d’avoir des parents profs de tennis quand j’ai touché une raquette pour la première fois, à l’âge de 6 ans, et que j’en suis immédiatement tombée amoureuse. Comme j’ai grandi dans les environs d’Alger, dans une famille très modeste, avec des parents qui n’avaient absolument rien à voir avec le monde du tennis, je ne peux pas m’empêcher de penser que ça aurait pu m’aider. Mais je ne te le reproche pas.

Et j’ai arrêté d’y penser, parce qu’après tout, on ne choisit pas là où on naît. Je réalise maintenant la chance que j’ai d’avoir des parents comme les miens, que j’aime plus que tout et que je n’échangerais pour rien au monde. Tu sais, dans un pays comme le mien, ce n’est pas facile pour une femme d’être athlète de haut niveau. Je ne remercierai jamais assez mes parents pour leur soutien et tous les sacrifices qu’ils ont consentis pour que je puisse poursuivre mon rêve.

Si seulement tu savais, Dominic…

Au moins, on peut compter sur les installations locales. Oups ! Savais-tu qu’en Algérie, les tournois juniors ITF sont très, très rares et qu’il n’y a pas le moindre tournoi pro ITF, ATP ou WTA ? Qu’il n’y a pas un seul entraîneur sur le circuit international ? Qu’il n’y a pas le moindre court indoor ? Je ne sais pas comment c’était pour toi, mais pour nous, là-bas, s’il pleut pendant une semaine, on bosse notre revers… à la salle de sport. Et je ne parle même pas de la qualité des installations ou des courts… On ne savait même pas sur quelle surface on jouait. C’est du gazon ? C’est de la terre battue ? « L’Afrique », comme ils disent.

Mais ne te méprends pas. Ça ne m’a pas empêchée de construire ma propre route et d’être l’une des meilleures joueuses du monde à 14 ans. J’ai remporté mes premiers points WTA en gagnant un 10 000 dollars au même âge. Plutôt impressionnant, non ? Comme toi, j’ai atteint les sommets des classements juniors. Pas le top 10, mais 23e mondiale. Pas si mal pour une Africaine, non ? C’était tellement improbable que beaucoup de journalistes m’ont appelée « le miracle du tennis ». Ce n’est pas une blague ! Très peu de jeunes Africains l’ont fait avant moi, disaient-ils. Et aucun dans mon pays.

Si j’avais fait partie de ton monde magique à l’époque, j’aurais probablement attiré l’attention de nombreux sponsors et la fédération aurait pris soin de moi. Mais ça ne s’est pas passé comme ça. Des sponsors, tu dis ? Adidas ? Nike ? Wilson ? Prince ? Head ? Ils n’existent même pas en Algérie ! À part quelques équipements et le soutien de petites entreprises locales, j’ai seulement reçu le minimum pour couvrir ma participation aux Grands Chelems juniors. Et tu sais, en Afrique, le budget pour un athlète finit rarement dans son compte en banque, si tu vois ce que je veux dire…

Je me suis demandé ce qui aurait pu changer pour moi à ce moment-là si j’avais fait partie de ton cercle proche. Si j’avais partagé le même environnement, les mêmes règles. Comme être capable de décider quand c’est le meilleur moment pour passer sur le circuit pro. Personne n’en sait rien en Algérie. Si j’avais eu un budget raisonnable, quel impact cela aurait-il eu sur ma carrière ? Ça aurait changé toute ma vie ! Je chéris le jour où j’aurai les moyens d’offrir un cadeau à mes parents. Je rêve de ce jour…

La meilleure joueuse du pays, au sommet du classement junior, mais pas un centime en poche. C’est ironique, tu ne crois pas ? Je ne suis pas sûre que ça se serait passé comme ça dans ton pays ou dans n’importe quel pays européen. Mais ça ne m’a pas arrêtée. Quand tout était en train de s’écrouler et me poussait vers la fin de ma carrière, j’ai eu la chance de recevoir un coup de main. Des gens qui ont pris soin de moi, qui m’ont fourni le minimum vital : de la nourriture et un endroit où dormir. Certains m’ont aidée en me fournissant gratuitement du matériel, d’autres avec le travail physique.

Ma situation était désespérée. Mais je me suis remise sur les bons rails et j’ai réussi mon passage vers les pros. Malheureusement, je me suis blessée au pire moment possible. Au moment où l’ITF a changé ses règles. Je ne suis pas sûre que ça t’ait vraiment affecté…

Les ressources financières sont la clé pour se remettre en forme. J’ai vraiment pu m’en rendre compte à ce moment-là. Mais, encore une fois, ça ne m’a pas arrêtée. Malgré toutes les difficultés, je me suis débrouillée pour revenir dans le classement WTA. Aujourd’hui, j’ai 21 ans et je suis autour de la 600e place mondiale. J’espère toujours réaliser le rêve pour lequel j’ai sacrifié mon enfance, ma scolarité, mon adolescence, ma vie de famille, mes amis, mon argent, les anniversaires, les vacances, toute ma vie !

Je me demande, Dominic, ça fait quoi d’avoir un entraîneur qui t’aide sur le circuit ? Un préparateur physique ? Un kiné ? Un coach mental ? Un staff rien que pour toi ? Je vis seule la plupart du temps. Je suis une femme solitaire qui voyage à travers le monde, généralement avec deux escales, toujours à la recherche du billet le moins cher. Qui sacrifie son temps, ses entraînements et son repos simplement pour postuler à un simple visa, sans garantie de l’avoir. Parce que, devine : pas de tapis rouge, pas de laisser passer, pas de Schengen. Et, j’oubliais, j’ai besoin d’un visa pratiquement partout. C’est un budget de plus…

J’étudie toutes les possibilités dans le calendrier, à la fois pour optimiser les coûts et essayer de gagner le maximum de points. Je loge loin des tournois pour réduire les coûts. Alternes-tu entre terre battue et dur d’une semaine à l’autre comme moi ? Finis-tu les tournois avec des trous dans tes chaussures comme moi ? Je fais toujours de mon mieux pour satisfaire les espoirs que les gens avaient quand j’étais junior, malgré le manque de financement.

Dominic, laisse-moi te demander : qu’est-ce que ça fait d’offrir un cadeau à tes parents ? Qu’est-ce que ça fait de les voir plus d’une fois par an ? De fêter ton anniversaire avec eux ? Je ne me souviens même pas du dernier anniversaire que j’ai célébré avec mes proches… Oui, tous ces sacrifices font partie du jeu, mais le court devrait décider de l’issue de ma carrière, pas mes ressources financières. C’est totalement injuste. Je fais avec tous les jours, sans me plaindre. Je me bats en permanence, en silence.

Cher Dominic, contrairement à toi, beaucoup partagent ma réalité. Juste un rappel : ce n’est pas grâce à ton argent qu’on a survécu jusqu’à présent, et personne ne t’a rien demandé. L’initiative est venue de joueurs généreux qui ont immédiatement fait preuve de compassion, avec classe. Des joueurs désireux de répandre de la solidarité et de trouver des solutions pour changer les choses. Des champions en toutes circonstances. Dominic, cette crise inattendue nous plonge dans une période délicate et révèle la véritable nature des gens. Aider les joueurs, c’est aider le tennis à survivre. Ce jeu est noble.

La signification du sport, c’est de distinguer les plus talentueux, les plus tenaces, les plus travailleurs, les plus courageux. À moins que tu ne veuilles jouer seul sur le court ? Dominic, je te l’ai dit, on ne t’a rien demandé. À part un peu de respect pour nos sacrifices. Des joueurs comme toi me font m’accrocher à mon rêve. S’il te plaît, ne gâche pas ça. Ines Ibbou. »

Samedi 9 mai 2020-  Quentin Moynet in L’Équipe.fr

L’établi – Robert Linhart

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J’écoutais récemment une émission de radio animée par Laure Adler où il était question d’un livre intitulé L’Établi. Un livre que j’avais lu il y a plus de quarante ans, l’année même de sa sortie. Il nous était recommandé par notre professeur de sociologie. Nous travaillions alors sur la classe ouvrière. « Classe contre classe » était un mot d’ordre fortement partagé qui traversait les universités françaises estampillées de gauche. « Mouvement social et intervention politique » (C. Weckerlé) était l’intitulé du cours (« unité de valeur ») ou bien était-ce « La qualification » (R. Lourau) ? Toujours était-il qu’il nous fallait préparer un texte à partir de la lecture du livre de Robert Linhart, L’Établi édité quelques mois plus tôt (Gallimard). Il m’a fallu l’acheter, car il n’y avait pas assez d’exemplaires à la bibliothèque de l’université. On nous a distribué des photocopies, mais j’ai toujours aimé avoir entre les mains les livres, pouvoir les feuilleter, les humer, les sentir, souligner des passages et y revenir un jour, peut-être. Ce livre est bouleversant. C’est un des plus beaux que j’ai eu à lire. Tant concernant son objet que son esthétique. Je l’ai prêté à Oran à un ami, K., qui ne me l’a jamais rendu. Il y a une dizaine d’années, alors que j’étais en vacances dans cette ville, j’ai trouvé le titre chez un bouquiniste de la rue Khemisti (à hauteur de l’ancien local du Pari sportif). Je l’ai donc relu de nouveau et j’étais heureux de cette belle « retrouvaille ».

Un livre bouleversant écrivais-je, au rythme des ateliers de production de voitures Citroën de la porte de Choisy (Paris). En 1968. Un vibrant hommage est rendu par l’auteur aux immigrés yougoslaves, africains, marocains, algériens. Jamais je n’ai lu un texte aussi près de la réalité vraie de l’oppression patronale, aussi près de la réalité vraie de la condition ouvrière, aussi près de ceux de nos anciens qui ont donné leur santé à un pays très peu reconnaissant, la France, et qui vécurent longtemps dans la souffrance et la solitude de l’exil. Robert Linhart leur rend de manière magistrale leur dignité. En lisant le livre, ligne après ligne, page après page, nous plongeons dans une réalité affreuse et nous avons la forte impression de saisir au plus près l’endurance de tous ces ouvriers, tellement le verbe de Linhart est fort. La profondeur du texte, sa force, est rehaussée par l’utilisation du temps présent. Tellement près de la réalité de ce monde implacable où les petits chefs sont plus petits, exécrables, à vomir. Il est vrai que l’objet de l’Établi est centré sur « la chaîne, les méthodes de surveillance et de répression » dans une usine de fabrication automobile française. Mais, précisément, les immigrés algériens, nombreux, et d’autres, étaient au cœur de cette machine.

Un dernier mot pour dire que Robert Linhart, qui était diplômé de l’université (philosophie) s’est volontairement « établi » dans cette usine durant un an, jusqu’à son licenciement pour avoir fomenté une grève (sans que cela ne soit ouvertement reconnu). Il a renouvelé l’expérience dans une autre entreprise, mais elle ne dura pas. Robert Linhart a intégré l’université comme enseignant de sociologie jusqu’à sa retraite.

À la fin des années soixante, la France était en ébullition du fait des grands mouvements étudiants, suivis par les salariés. Des centaines d’étudiants se sont fait embaucher dans les usines pour vivre et comprendre la condition d’ouvrier. Robert Linhart raconte merveilleusement bien son expérience dans ce livre de 180 pages. Il rend leur dignité à ces hommes oubliés par tous. Je vous donne à lire des extraits. Mais je vous recommande de le lire absolument.

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CLIQUER ICI POUR LIRE DES EXTRAITS DU LIVRE « L’ÉTABLI »

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Lire également in ce site (CLIQUER SUR l’IMAGE)

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Les Ombres de Sabra

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Il y a 38 ans bientôt, les 16, 17 et 18 septembre 1982, les Phalanges libanaises, aidées par les forces israéliennes, ces Ombres, massacraient plusieurs milliers de Palestiniens.

Ce qui suit est extrait de l’une de mes fictions. (pages 125 à 133)

« Le soleil de Beyrouth dérive progressivement d’est en ouest, le ciel peu à peu se charge, et l’obscurité s’installe sur Chiayah, El-Horch, la Cité sportive défigurée, mais encore debout et sur le flanc est des camps palestiniens. Charly et son groupe sont postés derrière l’hôpital, à la lisière de Sabra, sur Tarik Jdideh. Des équipes de commandement israéliennes installées sur des terrasses d’immeubles depuis la veille, mercredi, surveillent tous les quartiers autour du stade. Les tanks de Tsahal encerclent les camps. Les Israéliens contrôlent toutes les routes, tous les carrefours des alentours. Charly se réjouit « les terroristes sont faits comme des melons ». Le plan Moah barzel, Cerveau de fer, fut mis en branle à la mi septembre. Il s’accélère deux jours avant Rosh Hashana.

À la vue des deux drapeaux croisés peints sur la grande façade du mur de Dar Al Ajaza, l’un représentant Israël, l’autre les Kataëb, puissamment éclairés par les phares d’un engin militaire qui se dirige vers l’entrée du camp, Charly est parcouru d’une agréable sensation. Il a une pensée pour les siens et se promet de les appeler aussitôt qu’il le pourrait. Il se voit en soldat conquérant de la liberté, à Verdun peut-être ou à Canton. Deux phrases de Drieu qu’il avait relues la veille lui reviennent à l’esprit. Il se convainc qu’il lui faut les noter sur son calepin : « Enfant, à cause de la splendeur des images, j’ai préféré les pays exotiques à ma patrie. Son sol et son ciel étaient trop modestes. » Deux semaines auparavant, plus de quinze mille Palestiniens, avec à leur tête Yasser Arafat, étaient expulsés du Liban. Défaits. Charly et ses camarades n’ont aucune difficulté à éliminer les poches restantes. Chaque Palestinien sur la terre du Liban libre et ailleurs, doit payer l’assassinat du président Gemayel. Certains membres des Phalanges K. intègrent le groupe israélien Sayeret Mat’Kal que dirige Beni Elhem — un membre de la lignée des Hashomer réputés va-t-en-guerre. Charly en fait partie. L’incorporation se fit avec l’accord formel des responsables des Phalanges K. Charly et ses compères portent des vêtements civils et des sacs à dos, sans signe distinctif. D’autres groupes arborent les insignes des milices des Forces libanaises, ou des écussons avec l’emblème du Liban, le cèdre, comme les membres de l’armée libanaise dissidente de l’ALS de Saad Haddad contrôlée par Tsahal. D’autres portent des crêpes noirs. Le ciel au-dessus des ruelles des camps palestiniens s’ambre totalement. L’obscurité qui s’installe progressivement tout autour de la Cité sportive et du cimetière absorbe, indifférente, l’effervescence du jour. Elle réduit à néant l’agitation ordinaire, celle des voitures, des foules, des marchés. Pas celle du ciel tourmenté ni celle du feu. Au milieu de la chaussée, de nombreuses voitures avec des impacts de balles sur les pare-brise, les portières grandes ouvertes, les capots, sont abandonnées. Cinq jeunes qui sortent du cinéma de quartier où ils mettaient en scène des poèmes de Mahmoud Darwich ont juste le temps de se faufiler hors du camp.

(Sa ya’ti barabara akharoun… Les tambours rouleront et d’autres barbares viendront. La femme de l’empereur sera enlevée chez lui / Et dans ses appartements, prendra naissance l’expédition pour ramener la favorite au lit de son maître. / En quoi cela nous concerne-t-il ? En quoi, cinquante mille tués seraient-ils concernés par cette noce hâtive ?)

Le cinéma est à moitié détruit. Les troupes pénètrent dans Sabra et Chatila par le sud, à 18 h, peu après la coupure programmée d’électricité. On ne voit guère que des ombres courbées aux dos proéminents. Elles avancent en file indienne. Un silence circonstanciel recouvre peu après toute la zone, le temps d’une longue respiration ou d’une interminable prière avant l’agonie. D’autres groupes, comme ceux du Jihaz de Habika, entrent par les portes ouest. Ils avancent dans les ruelles bordées de petites maisons d’un ou de deux étages, parfois inachevées ou détruites. Des masques d’une intense laideur sont dessinés sur leurs visages. C’est que ces ombres sophistiquées, surarmées, viendraient à bout des plus téméraires des humbles. Sur le toit de certaines maisons, des briques sont posées, comme abandonnées près de tiges de fer à béton déformées. Des fils électriques se balancent un peu partout. Certains finissent dans l’entrebâillement d’une porte, d’une fenêtre, d’autres tombent sur les toits. Les Israéliens occupent l’hôpital de Acca. Des balles traçantes se mettent à siffler, annonçant la fin attendue du silence comme on annoncerait le début de l’estocade dans une arène aux gradins archicombles suspendus à l’épée du torero, car tous savaient le silence provisoire. Des trombes d’eau tombées elles aussi du ciel se déversent sur les quartiers. On entend des tirs d’armes automatiques avant l’explosion générale. Des Bulldozers Aleph parcourent les zones d’ouest à nord. Des fusées que des unités israéliennes tirent à partir des terrasses d’immeubles avec les mortiers IDS de 81 millimètres éclairent les Sayeret Mat’Kal, appuyées par les milliers de torches au magnésium que répandent les avions. Il fait aussi clair qu’un matin de juin, un matin de tous les possibles, au bord du lac Moraine ou d’une bouche du Kilauea. Les instructions ne prêtent à aucune équivoque : « tirez sur tout ce qui bouge. S’il le faut, exécutez les foetus dans les entrailles de leur mère ». Elles émanent de Raphaël Sheytan le Rav halouf, de ses proches et des subalternes. Elles ruissellent du sommet de la pyramide à sa base, du général — halouf — au halouf mishne, au sgan halouf, aux rav samal et samal, sergent, et jusqu’au milicien. Les enfants qui tambourinaient sur des jerrycans en criant, dégoulinant d’eau et de foi, « La Ilaha Illa Allah, la Kataeb wa la sahyoun » se volatilisèrent, ou furent exterminés. Un ordre est un ordre. Le groupe de Charly applique les consignes avec un zèle démesuré et dans la bonne humeur générale. Rares sont les âmes qui échappent à ses épouvantables armes. Un fou sort en courant des méandres de Chatila. Il s’immobilise au centre de la rue Khalil Haoui, nu comme un alexandrin et trempé jusqu’à la moelle. Dans la main il tient un couteau de boucherie. Il déclame,

‘‘Yaâbourouna el jisra fi essabahi khifafen…

Légers, ils traversent au matin le pont,

Mais demain le vert paradis fleurira

Dans un soleil sur le tranchant du sabre…’’

Le voilà nez à nez avec un soldat israélien qui le met en joue, prêt à l’anéantir. L’homme brandit son couteau au ciel avant de le porter violemment contre son cœur, devançant les balles du soldat qui toutes s’écrasèrent contre un mur à moitié dévasté. L’homme tombe à la renverse, victorieux, le cœur offert au ciel. Le poète — c’est un poète ! — se fait hara-kiri aussi élégamment qu’un samouraï au plus haut de sa certitude, de l’apogée de son être libre, échappant aux balles de l’envahisseur, le terrassant par son geste. L’homme, au cœur de l’impasse, soustrait à son ennemi la décision de la mort, de sa propre mort. Et de tous les siens. Il meurt ainsi, libre, d’une mort debout, désormais plus vivant que jamais, faisant chanceler le ciel et le béton tout autour. Son regard encore tiède semble viser un balcon fleuri auquel il adresse un dernier vers comme une dernière supplique ou un dernier sourire d’homme sans entrave. Mort et libre dans l’éternité. Un peu plus loin, dans Ghobeiry, une ruelle où guette une dizaine de soldats de Sayeret Mat’Kal, un marchand ambulant avance. Il a l’âge d’un collégien. Son regard donne à lire l’horreur que lui infligent les armes, là, devant lui. Il avance hagard, les bras tenus en l’air. Il abandonna sa carriole de fruits, pressant le pas de peur, trébuchant sur un cadavre à moitié recouvert de boue. Charly a le sentiment qu’un fluide gras, s’écoule dans toutes les parties de son corps, si violemment, si intensément qu’il s’évacue par ses pores. Sueur putréfiée, elle soulève son propre cœur. L’adolescent supplie Jésus fils de Dieu et de Bethléem et Marie de Nazareth Ennasira pour qu’ils prennent la forme d’une créature, de n’importe quoi, de n’importe qui, qu’ils intercèdent en sa faveur, que le soldat en avant, Charly, se fige brusquement, qu’il s’écroule puis disparaisse avec son arme dans le ventre de la terre, et les autres avec lui. Charly ne se fige pas, ne disparaît pas, mais il laisse passer le garçon « ayya, edheb ! » lui fait-il. Ses compères rient bruyamment. Le garçon accélère le pas, passe devant les soldats. Il fait quelques dizaines de pas avant de chanceler près d’un immeuble où sont disposées quatre lignes de sacs de sable superposées de sorte qu’elles forment un abri. Charly frissonne à l’idée qu’il va, dans les secondes qui s’annoncent, de nouveau savourer un spectacle incroyable dont il sera l’initiateur, le maître. Il n’est pas à son premier fait d’armes. Charly est aguerri, c’est un spécialiste. Son cœur se contracte, son rythme s’accélère un peu plus et dans le fond de ses iris sombres des filaments étincellent. Aucune âme ne vibre en lui. En son être ne sourdent ni le sentiment de fraternité, ni la mansuétude. L’effleurèrent-ils jamais ? C’est à ce moment précis, alors que l’enfant se signe en tombant contre un de ces sacs, que Charly décharge dans son dos les munitions de son AK47 — des balles calibre 7,62 qui disposent ‘‘d’une grande capacité de pénétration’’. Charly répond aux ordres avec une sorte d’allégresse. « Tirez sur tout ce qui bouge, s’il le faut exécutez les fœtus dans les entrailles de leur mère ». Sitôt le chargeur vidé, une envie folle le saisit qu’il ne peut réprimer, une envie folle d’uriner. Il pisse dans son pantalon sans aucune gêne, au contraire, et dans la foulée lâche un collier de pets. Il est parcouru d’un chaleureux sentiment de bien-être, de plaisir anal, génital et jusqu’à la plante des pieds. Charly éprouve une sensation jamais égalée sinon à la suite de situations similaires, une sensation plusieurs fois ressentie, mais dont il est pourtant incapable de décrire ou d’expliquer la jouissance qu’elle lui procure. Il entre dans une sorte de transe. De la bouche ouverte du jeune garçon coule un filet bordeaux visqueux, vite absorbé par le sable qui ruisselle d’un sac de protection percé par les projectiles. Désormais immobile l’enfant n’entendra plus, ne verra plus toutes ces ombres oppressantes qui assaillent son quartier. Des photographes horrifiés immortalisent ce temps de l’ignominie. Charly ne fait pas dans la dentelle, n’y va pas de main morte. Il se vante du plaisir qu’il éprouve, à la mort qu’il plante dans le dos de ses adversaires démunis. « Le chant de mon fusil d’assaut me procure une immense jubilation », dira-t-il à son chef direct Amoq Shahak, son mem-mem, et aux poètes de l’abjection. « L’AK 47 dont j’actionne la détente et la conséquence en face, la chute de la vermine palestinienne, qu’elle soit homme, femme, vieillard ou enfant, peu m’importe, me transmet en retour un fluide qui se niche au plus profond de mon être où il me procure une immense jouissance et engendre un ravissement qui transfigure mon visage, le ranime, le réconforte ». Charly reprend son avancée. Un moment il s’abrite dans un couloir d’immeuble, sort son carnet pour y écrire « 7-me-7yse. » Il ajoute la date et l’heure. Puis il revient sur la chaussée. Lui et ses camarades de Sayeret Mat’Kal mettent un point d’honneur à neutraliser les Palestiniens de Sabra et de Chatila. Des dormants du Mossad, résidant dans les camps, informent les assaillants. Aucun habitant ne doit être épargné, tels sont les ordres « tuez, tuez même les enfants, pour les empêcher de grandir, de devenir des terroristes », hurlait Amoq Shahak. Un groupe d’une vingtaine d’hommes et de femmes est neutralisé par les Phalanges K. Toutes ces personnes travaillent à l’hôpital Gaza. Ce sont des médecins, des infirmiers ou des auxiliaires de santé. Les trois médecins palestiniens et syriens sont abattus sur-le-champ. Les phalangistes demandent aux autres d’enlever leur tablier de travail et de leur remettre tout ce qu’elles ont sur elles : pièce d’identité, argent, montre… avant de les emmener à l’extérieur du camp, vers une destination que seuls connaissent les phalangistes. « Maltraités, injuriés, ils n’ont pas ouvert la bouche. Comme des agneaux conduits à l’abattoir, comme des brebis muettes devant les tondeurs. Ils n’ont pas ouvert la bouche ». Les Sayeret Mat’Kal crieront au monde qu’ils n’ont « rien vu, rien entendu », que les photos ne disaient rien, contrariant Saint Genet : « pendant les nuits de jeudi à vendredi et vendredi à samedi, on parla hébreu à Chatila… La photographie ne saisit pas les mouches ni l’odeur blanche et épaisse de la mort. Elle ne dit pas non plus les sauts qu’il faut faire quand on va d’un cadavre à l’autre. Si l’on regarde attentivement un mort, il se passe un phénomène curieux : l’absence de vie dans ce corps équivaut à une absence totale du corps ou plutôt à son recul ininterrompu. Même si on s’en approche, croit-on, on ne le touchera jamais. Cela si on le contemple. Mais un geste fait en sa direction, qu’on se baisse près de lui, qu’on déplace un bras, un doigt, il est soudain très présent et presque amical. » Durant la nuit, de 23 h à 4 h, entre 169 et 189 millimètres d’eau par heure tombèrent sur la ville, ajoutant à la mort le désastre du ciel. « Il nous fallait détruire tous les nids des terroristes, et nous avons réussi » fanfaronnera Charly. Aux premières lueurs du 18, jour de shabbat et de Rosh Hashana, Charly et ses collègues s’ennuient comme des rats noirs ou gris après l’apocalypse. Ils prennent la pose devant les objectifs des journalistes, les pieds posés avec délicatesse sur des cadavres, les doigts en V et les bouches radieuses, hilares. Charly fête avec les Phalanges K et Sayeret Mat’Kal la victoire de la monstruosité. Une odeur épaisse se dégage des vêtements de Charly et de ses camarades, de leur corps dégoulinant de boue rouge. Elle n’est pas celle de corps ou d’habits neufs ou usés. Pas celle de martyrs. Une odeur âcre, une odeur de cendre, de cadavres, de charognes. Charly écrit : « À chaque fois que j’élimine un Palestinien — ou une Palestinienne —, qu’il soit terroriste ou non, adulte ou ado ; que j’élimine ou que j’apprends qu’un Palestinien ou un musulman a été abattu, j’éprouve, comme mon cher Vilbec, un profond sentiment de joie, et me dis qu’il y a un cafard de moins dans ce monde. » La fête spontanée qui suit est à la mesure de la victoire. Sans concession ni miséricorde. À lui seul Charly vide une vingtaine d’Almaza Pilsner. La mission fut parfaitement accomplie. De crainte que sa joie ne s’estompe, passant outre les interdits religieux, il téléphone à sa mère dans un enthousiasme et une surexcitation jamais égalés, pour lui dire l’amour qu’il lui voue à elle, à Eretz Israël, à Yehweh, qu’il outrage en le prononçant יהוה. Son exaltation atteint le comble. Il est totalement ivre. Il lui crie : « nous avons vaincu les rats ! » Non loin, ses camarades prennent d’autres photos, les pieds soigneusement posés sur les martyrs glacés et les doigts en V devant une équipe de télévision danoise qui filme pour les archives du monde et la mémoire en devenir, pour les générations futures et l’heure de vérité. Ils se photographient devant d’autres journalistes internationaux, stupéfaits, trempés de la tête aux pieds. Parmi ces journalistes se trouvent les Français Alain Ménargues et Georges Chalandon, bouleversés. Ils fixent longuement Charly et ses camarades de boucherie. Georges Chalandon pense à Anouilh, à Antigone la petite maigre palestinienne, à Hémon et aux autres. La présentation est prévue pour le premier octobre, dans treize jours, non loin de la Maison jaune, l’immeuble Barakat. Georges frissonne. La séquence est immortalisée. Sur pellicule pour certains, sur papier pour d’autres. Raphaël Sheytan félicite tous les combattants pour avoir rendu leur honneur aux Libanais et donne son accord pour que les camps soient rasés et que sur leur emplacement un grand jardin zoologique voie le jour. Lui aussi souhaite exaucer le vœu du président assassiné. « Il faut effacer les camps, nettoyer le pays des Palestiniens pour les cent prochaines années ». Les travaux commenceront le lendemain. En ce jour de Rosh Hashana, 5743 martyrs seront enfouis sans prière ni compassion par des bulldozers implacables dans des fosses communes. »

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IDIR est parti

IDIR au Salon du livre d’Alger en Octobre 2017 _ DR

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ou ici:

(vidéo postée Par ‘Sherlock Homes’ en nov 2016 sur Youtube)

C’était tous les jours jour de printemps, Paris était belle comme souvent à vingt ans et ses rues et ses places comme la Place de la République, grouillaient de lumières, de couleurs et de groupes de toutes sortes, des qui montaient vers Magenta, des qui vers les Halles, des qui vers la Bastille, et d’autres. La République immobile depuis près d’un siècle, veille sur son piédestal, à l’angle de la rue du Faubourg-du-temple. « Notre journal » Libération (j’y ai bossé gratos !) n’a que quelques années d’âge, et concurrence Rouge et Le Matin de Paris. Il est un des rares à refuser les publicités payantes de sa lointaine rue de Lorraine, bien avant (plus tard, bien plus tard après ses revirements, la rue Béranger à deux pas de République où il s’installera (après Christiani, aussi). Libé n’écrit rien sur Idir, il ne connaît pas, comme beaucoup, mais faisait une place conséquente à Areski et Brigitte (et José Arthur raffolait de Lettre à monsieur le chef de gare de La Tour de Carol). Libé se rattrapera plus tard. Mais là, autour de la place de la République, par dizaines, des hommes et des femmes, jeunes et moins jeunes avançaient vers le Bijou qu’est le Palais des glaces, trente mètres plus haut. Plus on avançait et plus la foule grossissait. Une affiche grandeur d’homme indiquait « Concert avec le chanteur kabyle IDIR ». Toute la gamme des robes kabyles traditionnelle, panachées de bandes noires, rouges, jaunes, orange, se déployait devant la salle de spectacle et des touristes ébahis, débordant sur la rue encombrée de véhicules. Dans ces années-là l’expression vestimentaire maghrébine était encore timide en France. Ce jour-là elle frappait un grand coup. Les appareils photos crépitaient, les youyous fusaient. Et les touristes (d’autres) sidérés. On ne s’entendait pas. Un tel événement n’était pas courant, même à Paris. « Qui c’est Idir ? » « Ah Kabyle ? » Oui madame, et plus encore, Algérien s’il vous plaît. Nous ne rasions pas et plus les murs comme nos parents s’y résignaient durant les décennies précédentes, mais.

LE PALAIS DES GLACES

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La dame, l’œil noir et le regard haut, feignait « Touré Kunda, Police, Nina Simone d’accord, mais là… Qui c’est ? » On ne lui répondit pas. Je me contentai de lui montrer l’affiche, si elle voulait bien se donner la peine, elle qui voguait sur un registre peu engageant. Nous, nous le savions depuis peu, mais nous le savions. Idir rehaussait notre fierté. Nous étions tous Kabyles « Txilek elli yi n taburt a Vava Inouva/ Ccencen tizebgatin-im a yelli Ghriba/ Ugadegh lwahc elghaba a Vava Inouva ». Des taxis kabyles (probablement, qui autrement ?) claxonnaient comme des malades et nous leur faisions de grands signes amicaux. Il n’y a pas si loin, Pathé Marconi enregistrait A Vava Inouva : « Txilek elli yi n taburt a Vava Inouva/ Ccencen tizebgatin-im a yelli Ghriba/ Ugadegh lwahc elghaba a yelli Ghriba… Je t’en prie père Inouva ouvre-moi la porte/ O fille Ghriba fais tinter tes bracelets/ Je crains l’ogre de la forêt père Inouva/ O fille Ghriba je le crains aussi… » Titre aussitôt repris, en français, par le duo David Jisse et Dominique Marge :  « Ouvre-moi vite la porte A vava inou va, A vava inou va/J’entends cette voix m’appelle, ma fille dehors a froid/Les loups de la vie me guettent, A vava inouva, A vava inouva/ J’ai si peur pour toi ma fille, mais la porte n’ouvre pas… » Puis les portent du Palais s’ouvrirent, plus rapidement sous les poussées, absorbant d’une traite une seule les centaines de fans de tout ce qui touche de près ou de loin une partie de l’Algérie. Sur le trottoir du Faubourg-du-Temple, le vide suppléa à la vague et la dame à l’œil noir soupirerait.

.IDIR au Salon du livre d’Alger en Octobre 2017 _ DR

À l’intérieur, tous les fauteuils, quatre cents, cinq cents ? rouges comme les cœurs, furent pris d’assaut. Idir est apparu sous une clameur indescriptible. Dès les premières notes de musique, des jeunes femmes se lancèrent au devant de la scène pour danser, pour libérer le corps, pour dire nous sommes là. Elles seront suivies par des dizaines d’autres, des jeunes hommes également. Nous étions dans une étuve improvisée. Et cela dura une éternité bien remplie. « Amghar yedel deg wbernus/Di tesga la yezzizin/Mmis yethebbir i lqut/Ussan deg wqarru-s tezzin…Le vieux enroulé dans son burnous/A l’écart se chauffe/Son fils soucieux de gagne pain/Passe en revue les jours du lendemain… »

C’était il y a quelques décennies, prises aujourd’hui dans la nasse. Le temps passa donc. Avec ses vicissitudes. Plus récemment, en février 2008, il était venu chanter dans le théâtre de notre petite ville du sud. Il était bien sûr archicomble. Et les titres chantés couvraient la trentaine d’années.

Plus récemment encore, à la fin du mois d’octobre 2017, je l’ai vu au Salon international du livre d’Alger, entouré de nombreux journalistes et fans et discutant avec eux. Il se trouvait dans le stand de l’ONDA accompagné de son directeur, Samy Bencheikh.

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Le 5 janvier 2018, l’APS écrivait : « ALGER – L’icône de la musique kabyle, Idir a renoué avec son public à la faveur d’un grand spectacle festif organisé jeudi soir à Alger marquant son retour sur scène après près de quarante ans d’absence. Accueilli dans la grande salle de la coupole du Complexe olympique Mohamed-Boudiaf, Idir était accompagné par un orchestre de 30 instrumentistes dirigés par Mehdi Ziouèche, un musicien polyvalent qui a présenté les différentes pièces choisies dans un nouvel habillage harmonique plein de créativité, et une chorale de jeunes, essentiellement de l’Institut national supérieur de musique. »

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.Intérieur du Palais des glaces



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.Salut l’artiste !

Photo du site officiel de Idir

« Un bicot comme ça, ça nage pas, ça coule ! » – Police française en 2020

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LÂ-BAS SI J’Y SUIS: Le 26 avril, à deux heures du matin, à L’Île-Saint-Denis (93), un homme poursuivi par la police s’est jeté dans la Seine. Selon une vidéo tournée par un témoin, l’homme, une fois repêché, a fait l’objet d’insultes racistes et de violences policières. « UN BICOT COMME CA, CA NAGE PAS ! » ou encore  » HAHA ! TU AURAIS DU LUI ACCROCHER UN BOULET AU PIED ! »
Dans un message adressé à l’AFP, la préfecture de police a affirmé saisir l’IGPN afin de « déterminer l’identité des auteurs des propos entendus ».

https://la-bas.org/la-bas-magazine/reportages/un-bicot-comme-ca-ca-nage-pas?fbclid=IwAR34J6o2q7Kd54cEVGbvnMSbTLPlXxUV9b_6dNDQWcx4L6QtuoxPJHYkT44

Kamel Daoud – Divers

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Photo DR.

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(je n’ai pu avoir accès à cet article. Si vous l’avez….. faites-nous signe – merci)

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(La littérature est… hors champs)

Même vidéo ici sur Youtube

Kamel Daoud à « La grande librairie »- lecture de Camus – sur F5

(LIRE EN BAS DE CETTE PAGE SON INTERVENTION SUR FRANCE CULTURE, LE LENDEMAIN VENDREDI 24 AVRIL 2020)

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L’animateur, François Busnel fait une proposition aux téléspectateurs… J’y ai répondu le soir même. Nulle réponse. Alors, je poste ici l’extrait que je j’ai enregistré. Les premières pages de La peste.

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La peste.

Les curieux événements qui font le sujet de cette chronique se sont produits en 194. à Oran. De l’avis général, ils n’y étaient pas à leur place, sortant un peu de l’ordinaire. À première vue, Oran est en effet une ville ordinaire et rien de plus qu’une préfecture française de la côte algérienne.

La cité elle-même, on doit l’avouer, est laide. D’aspect tranquille, il faut quelque temps pour apercevoir ce qui la rend différente de tant d’autres villes commerçantes, sous toutes les latitudes. Comment faire imaginer, par exemple, une ville sans pigeons, sans arbres et sans jardins, où l’on ne rencontre ni battements d’ailes ni froissements de feuilles, un lieu neutre pour tout dire ?

Le changement des saisons ne s’y lit que dans le ciel. Le printemps s’annonce seulement par la qualité de l’air ou par les corbeilles de fleurs que de petits vendeurs ramènent des banlieues ; c’est un printemps qu’on vend sur les marchés. Pendant l’été le soleil incendie les maisons trop sèches et couvre les murs d’une cendre grise, on ne peut plus vivre alors que dans l’ombre des volets clos. En automne c’est au contraire un déluge de boue. Les beaux jours viennent seulement en hiver. Une manière commode de faire la connaissance d’une ville est de chercher comment on y travaille, comment on y aime et comment on y meurt. Dans notre pette ville, est-ce l’effet du climat, tout cela se fait ensemble, du même air frénétique et absent. C’est-à-dire qu’on s’y ennuie et qu’on s’y applique à prendre des habitudes. Nos concitoyens travaillent beaucoup, mais toujours pour s’enrichir. Ils s’intéressent surtout au commerce et ils s’occupent d’abord, selon leur expression, de faire des affaires. Naturellement, ils ont du goût aussi pour les joies simples, ils aiment les femmes, le cinéma et les bains de mer. Mais, très raisonnablement, ils réservent ces plaisirs pour le samedi soir et le dimanche essayant les autres jours de la semaine de gagner beaucoup d’argent. Le soir lorsqu’ils quittent leurs bureaux, ils se réunissent à heure fixe dans les cafés, ils se promènent sur le même boulevard ou bien ils se mettent à leurs balcons. Les désirs des plus jeunes sont violents et brefs tandis que les vices des plus âgés ne dépassent pas les associations de boulomanes, les banquets des amicales et les cercles où l’on joue gros jeu sur le hasard des cartes.

On dira sans doute que cela n’est pas particulier à notre ville et qu’en somme tous nos contemporains sont ainsi. Sans doute, rien n’est plus naturel aujourd’hui que de voir des gens travailler du matin au soir et choisir ensuite de perdre aux cartes au café et en bavardages le temps qu’il leur reste pour vivre. Mais il est des villes et des pays où les gens ont, de temps en temps le soupçon d’autre chose. En général cela ne change pas leur vie. Seulement il y a eu le soupçon. Et c’est toujours cela de gagné. Oran au contraire est apparemment une ville sans soupçons c’est-dire une ville tout à fait moderne. Il n’est pas nécessaire en conséquence de préciser la façon dont on s’aime chez nous. Les hommes et les femmes ou bien se dévorent rapidement dans ce qu’on appelle l’acte d’amour ou bien s’engagent dans une longue habitude à deux. Entre ces extrêmes il n’y a pas souvent de milieu. Cela non plus n’est pas original. À Oran comme ailleurs, faute de temps et de réflexion, on est bien obligé de s’aimer sans le savoir. Ce qui est plus original dans notre ville est la difficulté qu’on peut y trouver à mourir. Difficulté, d’ailleurs, n’est pas le bon mot et il serait plus juste de parler d’inconfort. Ce n’est jamais agréable d’être malade, mais il y a des villes et des pays qui vous soutiennent dans la maladie, où l’on peut en quelque sorte se laisser aller. Un malade a besoin de douceur, il aime à s’appuyer sur quelque chose, c’est bien naturel. Mais à Oran les excès du climat, l’importance des affaires qu’on y traite, l’insignifiance du décor, la rapidité du crépuscule et la qualité du plaisir, tout demande la bonne santé. Un malade s’y trouve bien seul. Qu’on pense alors à celui qui va mourir, pris au piège derrière des centaines de murs crépitant de chaleur pendant qu’à la même minute toute une population au téléphone ou dans les cafés parle de traites, de connaissement et d’escomptes. On comprendra ce qu’il peut y avoir d’inconfortable dans la mort, même moderne, lorsqu’elle survient ainsi dans un milieu sec.

Ces quelques indications donnent peut-être une idée suffisante de notre cité. Au demeurant, on ne doit rien exagérer. Ce qu’il fallait souligner, c’est l’aspect banal de la ville et de la vie. Mais on passe ses journées sans difficulté aussitôt qu’on a des habitudes. Du moment que notre ville favorise justement les habitudes, on peut dire que tout est pour le mieux. Sous cet angle, sans doute, la vie n’est pas très passionnante. Du moins, on ne connaît pas chez nous le désordre. Et notre population franche, sympathique et active, a toujours provoqué chez le voyageur une estime raisonnable. Cette cité sans pittoresque, sans végétation et sans âme finit par sembler reposante et on s’y endort enfin. Mais il est juste d’ajouter qu’elle s’est greffée sur un paysage sans égal au milieu d’un plateau nu entouré de collines lumineuses devant une baie au dessin parfait. On peut seulement regretter qu’elle se soit construite en tournant le dos à cette baie et que, partant, il soit impossible d’apercevoir la mer qu’il faut toujours aller chercher.

Arrivé là, on admettra sans peine que rien ne pouvait espérer à nos concitoyens les incidents qui se produisirent au printemps de cette année-là et qui furent, nous le comprîmes ensuite, comme les premiers signes de la série des graves événements dont on s’est proposé de faire ici la chronique. Ces faits paraîtront bien naturels à certains et à d’autres, invraisemblables au contraire. Mais, après tout, un chroniqueur ne peut tenir compte de ces contradictions. Sa tâche est seulement de dire : « ceci est arrivé », lorsqu’il sait que ceci a intéressé la vie de tout un peuple, et qu’il y a donc des milliers de témoins qui estimeront dans leur cœur la vérité de ce qu’il dit.

Du reste, le narrateur, qu’on connaîtra toujours à temps, n’aurait guère de titre à faire valoir dans une entreprise de ce genre si le hasard ne l’avait mis à même de recueillir un certain nombre de dépositions et si la force des choses ne l’avait mêlé à tout ce qu’il prétend relater. C’est ce qui l’autorise à faire œuvre d’historien. Bien entendu, un historien, même s’il est un amateur, a toujours des documents. Le narrateur de cette histoire a donc les siens : son témoignage d’abord, celui des autres ensuite, puisque, par son rôle, il fut amené à recueillir les confidences de tous les personnages de cette chronique, et, en dernier lieu, les textes qui finirent par tomber entre ses mains. Il propose d’y puiser quand il le jugera bon et de les utiliser comme il lui plaira. Il se propose encore… Mais il peut être temps de laisser les commentaires et les précautions de langage pour en venir au récit lui-même. La relation des premières journées demande quelque minutie.

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ET SUR FRANCE CULTURE LE VENDREDI 24 AVRIL 2020 DANS L’ÉMISSION DE TEWFIK HAKEM

.CLIQUER ICI

Le printemps berbère, Tafsut Imaziɣen

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En haut: meeting pour la libération des détenus. Ci-dessus manif. 26 mars 1960- in Tamurt iw

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Jeudi 20 avril 1980, lundi 20 avril 2020 : 40 années nous séparent de cette mémorable journée du 20 avril 1980 qui marquera d’une pierre blanche notre histoire. En quelques mots d’intro : Ce jour-là en Kabylie, la population se met en grève. Le 10 mars, Mouloud Mammeri devait tenir une conférence sur la poésie kabyle, mais elle serait interdite. La première semaine d’avril, des centaines d’étudiants étaient arrêtés. Des cours libre de langue tamazight sont donnés dans le Campus universitaire occupé. Le 17, la télévision diffuse un discours de Chadli Bendjedid s’en prenant à la population de Tizi-Ouzou. L’université de Tizi Ouzou était prise d’assaut par les forces de l’ordre le 19 avril. Comme El Moudjahid contre Mouloud Mammeri, Algérie-Actualité s’en prend au mouvement de contestation accusé d’être sous les ordres d’une « main étrangère ».

Mais laissons la parole à Arab Aknine, militant de la première heure, nous relater (texte d’avril 2011) les faits tels qu’il les a vécus. Je vous ajoute une chronologie réalisée par Rachid Chaker.

Enfin, je termine avec l’article diffamatoire et malsain de Kamel Belkacem (El Moudjahid et Algérie- Actualité) suivi de la réponse mémorable de Mouloud Mammeri.

J’ai ajouté le chapitre « Le printemps berbère » de 1980 du livre de Amar Ouerdane intitulé « La question berbère »

Trois photos montrent une manifestation à Alger du MCB-CN à laquelle j’ai participé. C’était le 20 avril 1994, en pleine terreur. Les autres, correspondent aux grandes manifestations de 1980

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ARAB AKNINE

Le Mouvement berbère

Par Arab Aknine, 17 avril 2011

Le Centre universitaire de Tizi-Ouzou après deux ans d’existence

À la rentrée universitaire 1979-1980, le Centre universitaire de Tizi-Ouzou (Cuto) était à sa troisième année d’existence et comptait déjà près de deux mille étudiants. Le Cuto était composé de trois campus qui accueillaient les deux mille étudiants.

Le site de Oued-Aïssi qui abrite le siège du rectorat du Cuto et l’Institut des sciences exactes en plus d’une résidence universitaire de garçons, le site de M’douha transformé pour la circonstance en résidence de filles et le campus de Hasnaoua, encore en chantier, inauguré en partie pour abriter les structures des instituts de biologie, de droit, de sciences économiques, de lettres arabes et une résidence universitaire. Les deux mille étudiants du Centre universitaire de Tizi-Ouzou provenaient pour l’essentiel des wilayas de Tizi-Ouzou, Béjaïa et de Bouira. Durant les deux premières années de son existence, le Cuto s’est déjà distingué par deux grèves et des actions de protestation d’étudiants.

À sa première année d’ouverture (1977-1978), les autorités de wilaya (1) avaient interdit le gala du chanteur Aït Menguellet, invité par les comités estudiantins d’animation culturelle et artistique. Aucune raison, pour motiver ce refus, n’a été avancée par l’administration. L’année suivante, à l’occasion du 19 Mai, Journée nationale de l’étudiant, c’est la représentation théâtrale de la pièce de Kateb Yacine La guerre de 2000 ans, interprétée par la troupe des étudiants, qui fera les frais de l’interdiction sous le motif, cette fois clairement assumé, de : « Thème ne concordant pas avec la journée. » On a également enregistré durant cette année des actes mystérieux de mise à sac de deux salles de prière (M’douha et Oued-Aïssi) par des inconnus.

La dynamique autonome : pour une représentation légitime

Même si les relents d’une atmosphère lourde sont largement perceptibles dans les milieux universitaires, rien ne pouvait tout de même présager la tournure de ce qui allait être le mouvement d’Avril 1980. Nous voilà subitement en face d’une situation politique inédite qui va surprendre même les groupes politiques qui activaient clandestinement. La campagne d’inscriptions dans les rues de Tizi-Ouzou et les distributions de tracts du FFS dénonçant la dictature et réclamant les libertés pour les Algériens n’avaient pas suscité d’intérêt à la mesure de ce qui allait s’enclencher brutalement.

Nous sommes à la deuxième semaine du mois d’octobre 1979, la grogne commençait à se faire sentir autour des conditions de vie des étudiants dans les campus universitaires. Un groupe d’étudiants des sciences exactes prend l’initiative de convoquer une assemblée générale pour débattre de ces conditions. C’est de nuit, en faisant le porte-à-porte, que les étudiants furent invités à la réunion en dépit de l’omniprésence des éléments structurés dans l’UNJA moribonde. Nous étions loin de soupçonner qu’on venait alors d’inaugurer un processus qui allait évoluer vers un événement qui marquera la vie politique de l’Algérie. Très vite, le bouillon de débats va se structurer et s’axer sur une revendication de contestation de la légitimité des représentations des comités d’étudiants sous la bannière de l’UNJA, organisation de masse du FLN. Une grève qui durera près d’un mois (du 17 octobre au 13 novembre 1979) fut déclenchée par les étudiants. La décision de cette grève fut prise par vote en assemblée générale qui désigna également un groupe dénommé « la délégation » pour représenter ces derniers auprès des structures de l’administration. La grève se prolonge et installe la crise dans la durée pour se corser davantage. Des manœuvres sournoises seront entreprises par des éléments de l’UNJA pour briser la grève et démobiliser le mouvement. En vain.

C’est au tour du FLN de mobiliser pour la circonstance ses militants extra-universitaires par cars et d’envahir les campus universitaires, brassards aux bras, pour contraindre les étudiants à reprendre les cours. L’irruption des militants du FLN à l’intérieur de l’enceinte de l’université offrait un spectacle inédit et stupéfiant. Les contacts et les discussions directs qui s’engagent dans le calme entre les étudiants et ces militants en faction nous révélèrent l’ignorance totale de ceux-ci des raisons de leur présence au milieu des étudiants. Le soir, ils repartirent sans heurts et dans le calme. La grève se prolonge. Même avec la détermination certaine qui était manifeste dans la masse des étudiants, l’atmosphère commençait à peser lourdement sur le moral. Les analyses que nous faisions nous dictaient l’impératif de rester vigilants et d’agir avec doigté et sans répit pour assurer un souffle continu au mouvement et maintenir le niveau de mobilisation. C’était l’unique voie à même de nous mettre à l’abri des contrecoups d’une éventuelle situation de reflux. Un bras de fer s’engage entre les autorités locales et le mouvement de contestation des étudiants représenté par « la délégation ».

Les autorités locales choisissent la stratégie de pourrissement et espéraient une désaffection et le reflux du mouvement. Une action énergique de solidarité du corps enseignant algérien avec le mouvement de contestation coupa l’herbe sous les pieds aux partisans de la logique du pourrissement. « La délégation » s’imposa comme représentant incontournable du mouvement des étudiants et renvoie définitivement à la marge les structures de l’UNJA. La grève prend ainsi fin le 13 novembre 1979 et consacre la légitimité de « La délégation ». Le terrain est définitivement libéré à l’action et aux activités de « La délégation ». Au mois de janvier 1980, tous les campus avaient fêté avec éclat, de façon libre et autonome, la journée de Yennayer. Des représentations théâtrales et des galas artistiques avaient été organisés dans les trois campus durant la nuit du 12 janvier 1980. Je ne puis manquer de rendre hommage à la mémoire de feu Ouahioune Djaffar, étudiant en sciences exactes, et de rappeler son dynamisme qui était pour l’essentiel dans la réussite de ces festivités. Le FLN cesse définitivement d’exercer la tutelle, par l’entremise de l’UNJA, sur les structures estudiantines. Les deux premiers mois de l’année 1980 seront vécus comme période de répit et d’observation. La surveillance policière autour des campus universitaires s’est accrue et s’est renforcée même de nuit. Des informations qui nous parvenaient à la cantonade faisaient état de discussions dans les rangs du FLN pour la création de milices de surveillance pour parer aux distributions nocturnes de tracts.

L’université autonome ou la conscience en mouvement

Ce sont les maisons d’édition françaises qui publient l’écrivain Mouloud Mammeri. Si ses œuvres romanesques et théâtrales en langue française sont disponibles dans les librairies en Algérie, ce n’est pas du tout le cas pour les œuvres portant sur la langue berbère. La Sned, société publique d’édition et de diffusion, n’a distribué que quelques exemplaires de celles-ci. Le livre consacré au poète Si Mohand ou Mhand ( Isefra de Si Mohand ou Mhand, éd. Maspero 1969) et La grammaire berbère Tajerrumt n Tmazirt, éd. François Maspero 1976).

Au début de l’année 1980, M. Mammeri publie, toujours chez Maspero, Les poèmes kabyles anciens. Le journal français Libération rend compte de la publication de ce livre consacré à la poésie kabyle ancienne. En Algérie, pas même un entrefilet d’annonce n’a été réservé à celle-ci par les journaux de l’époque. Dans les milieux universitaires, rares sont ceux qui étaient au fait de cette publication. Mais, ce sont les poèmes anciens qui vont mettre le feu aux poudres, titrera quelques semaines plus tard un journal français.

Deux enseignants de l’université, Ramdane Achab et Hend Sadi, étaient en contact avec l’écrivain Mouloud Mammeri qui rentrait de France après la parution de son livre. Ils nous font part au campus de Oued-Aïssi de la possibilité d’inviter l’écrivain pour une conférence sur son dernier livre consacré à la poésie kabyle ancienne. La nouvelle a été accueillie favorablement dans les comités d’étudiants. Il restait à confirmer et fixer la date. Les deux enseignants sont chargés pour cela auprès de Mouloud Mammeri. Quelque temps plus tard, arrive la confirmation et la date du lundi 10 mars 1980 à quatorze heures au campus de Hasnaoua fut retenue pour cette conférence. À quelques jours seulement de cette date, les comités de cités placardent des affichages muraux pour annoncer l’information aux étudiants. Il était difficile de croire qu’une conférence de Mouloud Mammeri sur la poésie kabyle ancienne pouvait déranger en haut lieu de hiérarchie. Tant pis pour ceux qui affectionnent et privilégient la logique de contrôle policier au détriment de l’autonomie et des libertés. Des manœuvres dilatoires et des agissements occultes seront mis en branle durant la nuit du 9 au 10 mars. Un appel téléphonique mystérieux se faisant passer pour le recteur du centre universitaire annonce à M. Mammeri l’annulation de la conférence. Ces manœuvres qui ont suscité beaucoup d’inquiétudes sont restées dans le secret total parce que cela risquait de provoquer un effet de démobilisation. Plus tard, le nom du directeur du Cous (Nour Merabtene) a été évoqué comme l’auteur probable de ce coup de fil. Pouvait-il agir seul ? Pas si sûr !

Conférence interdite : le sursaut de dignité

Avant de se rendre à Tizi- Ouzou durant la matinée du lundi 10 mars, M. Mammeri avait pris le soin de confirmer les choses par téléphone auprès de M. Arab, recteur du Cuto. Ce dernier avait démenti le report ou l’annulation de la conférence et s’est déclaré étranger à cet appel téléphonique. Pour les étudiants, cette matinée du 10 mars se présentait au rythme du train de vie ordinaire.

Habituellement, les après-midi des journées du lundi étaient libres de toute activité pédagogique pour être consacrées à l’animation culturelle ; le plus souvent au cinéclub de la Maison de la culture. Mais pour ce lundi 10 mars 1980, les bus du transport universitaire commençaient à converger massivement vers le campus de Hasnaoua à partir de treize heures. Il y avait foule dans la cour du campus et beaucoup parmi les présents étaient des extra-universitaires, informés sans doute de la tenue de la conférence et venus y assister. Quand arrive l’heure prévue pour la tenue de la conférence, M. Mammeri n’était toujours pas là. La foule commençait à s’impatienter au fur et à mesure que le temps passait. Un sentiment d’indignation générale se lisait sur les visages même si aucune information n’avait été donnée par les organisateurs, qui eux-mêmes ignoraient tout. Une heure passe. Il est quinze heures et les organisateurs n’avaient toujours aucune information sur ce qui est advenu du conférencier. Une demi-heure plus tard, Tari Aziz, étudiant en sciences exactes, prend la parole pour inviter la foule présente à se disperser dans le calme et rester attentive en attendant des informations. La foule se disperse calmement mais non sans grande consternation.

Que s’est-il passé au juste ? M. Mammeri en compagnie de Salem Chaker a été interpellé par un barrage de police à la hauteur de Draâ-Ben-Khedda puis conduit au cabinet du wali. Après avoir été retenu pendant longtemps au siège de la wilaya, on lui annonça que sa conférence était annulée et qu’il était indésirable à Tizi-Ouzou, qu’il doit quitter impérativement. Blessés, affectés dans notre dignité, nous étions loin d’imaginer une forme quelconque de réaction à cet attentat à la dignité tant l’émotion du sentiment d’injustice pesait si fortement sur nos esprits. Il y avait comme un sentiment général éprouvé de dépossession. Mais la détermination et la volonté à rétablir l’éthique piétinée à l’université étaient totales et lisibles chez tous les étudiants. Il ne restait que les formes à définir. Après le dîner, les étudiants du campus de Oued-Aïssi improvisent une assemblée générale. Quelque temps après avoir fait le porte-à-porte des pavillons de résidence, l’amphithéâtre des sciences exactes était déjà bondé de monde. Une heure à peine avait suffi à l’assemblée pour prendre des décisions et arrêter des actions : manifestation pour le lendemain dans les rues de la ville pour dénoncer l’interdiction de la conférence. Constitution de plusieurs groupes de volontaires désignés pour informer tôt le matin du mardi 11 mars les étudiants du campus de Hasnaoua de ces décisions.

Confectionner dans la nuit des banderoles avec les slogans retenus. Préparer les conditions matérielles de l’assemblée générale de toute l’université à 9h au restaurant universitaire de Hasnaoua. Canaliser et orienter les étudiants et les étudiantes à la salle de réunion. En un tour de main, les choses étaient totalement ficelées. Quatre draps d’étudiants seront sacrifiés dans la foulée pour faire office de banderoles peintes au gros marqueur. Quand arrive minuit, le groupe se disperse pour quitter la chambre de Aziz Tari du pavillon E avec toutes les tâches accomplies. Les quatre banderoles avaient tout le temps de sécher au petit matin.

– « La culture berbère n’est-elle pas algérienne » ?
– « Wali, CNP conférence de M.Mammeri interdite ».
– « Non à la répression culturelle ».
– « Oui pour une culture populaire algérienne ».

Au matin du mardi 11 mars 1980, quand arrivent à Hasnaoua les étudiants de Oued-Aïssi à bord de bus pleins à craquer, les groupes désignés étaient à pied d’œuvre et avaient déjà accompli l’essentiel des tâches assignées d’information et de mobilisation. La salle de restaurant était bondée d’étudiants attentifs et prêts à toute consigne qui pouvait être donnée. Les véhicules de la police rôdaient ostensiblement autour de l’université avec leurs gyrophares en action pour nous intimider. En l’espace d’une heure à peine, toutes les décisions furent soumises de nouveau à l’assemblée générale de l’université et approuvées par la majorité des étudiants. Et vers dix heures trente, une marche de plusieurs centaines d’étudiants accompagnés de quelques enseignants universitaires s’ébranle vers la ville scandant des slogans de dénonciation de l’interdiction de la conférence. La ville s’est vite mise en arrêt d’activité, le trafic de véhicules et les agents de police disparaissent de la circulation. Quand arrive le cortège à hauteur de l’hôpital, les trottoirs étaient noirs de badauds. Beaucoup se joignaient au cortège. Deux tours des rues de la ville, une halte devant la wilaya et une autre devant le lycée polyvalent, une minute de silence devant le monument aux morts du centre-ville et la marche s’achève au campus de Hasnaoua en compagnie de beaucoup de ceux qui s’étaient joints au cortège. Les youyous des femmes lancés des balcons de la ville résonnaient encore dans nos oreilles et gonflaient l’orgueil de la foule qui s’est dispersée calmement avec les remerciements des étudiants et le sentiment du devoir accompli.

La dynamique d’automobilisation

Le 12 mars 1980, une lettre ouverte adressée au président de la République fut rédigée en assemblée générale. Elle ne parviendra à la présidence que le 15 mars, quand le groupe d’étudiants chargés de la remettre fut reçu par le secrétaire général (M. Benhabilès). A leur retour, un compte-rendu a été présenté devant l’assemblée générale des étudiants qui s’est tenue au campus de Hasnaoua. La lettre ouverte retraçait les étapes et les interdits dont étaient victimes les activités organisées par les comités autonomes des étudiants du Cuto. Dans sa conclusion, elle réaffirmait la nécessité de rétablir les droits de la culture berbère et garantir les libertés démocratiques au sein de l’université.

Le 13 mars 1980 au matin, les citoyens découvrent les murs de la ville recouverts d’inscriptions du FFS qui dénoncent l’injustice et appellent à la démocratie. Les autorités mobilisent une armée de peintres qui les couvrent précipitamment.

A partir du 16 mars 1980, des manifestations sporadiques de jeunes éclatent dans toutes les villes et villages. Et pour la première fois, certains titres de la presse étrangère rendent compte de ces manifestations. Le lendemain, Daniel Junqua, correspondant du journal Le Monde à Alger, s’était déplacé à Tizi-Ouzou et fut reçu à l’université par les étudiants et les enseignants.

Le 17 mars 1980, le chanteur Ferhat est invité par les étudiants pour un gala au campus de Hasnaoua. About Arezki, laborantin à l’université, prend la parole durant les débats pour évoquer les tracts distribués d’un parti clandestin dénommé FUAA (Front uni de l’Algérie algérienne). Il sera arrêté le lendemain par des agents de la gendarmerie.

Le 20 mars, le journal El Moudjahid publie un concentré d’insultes contre Mouloud Mammeri qu’il intitule « Les donneurs de leçons » avec une signature aux initiales K. B. Des informations nous parviennent à l’université faisant état de l’arrestation, à At Douala, d’un technicien en électronique (Chemim Mokrane). Tard dans la soirée, feu Benghezli Mohamed Achour, originaire de At Doula, nous confirme cette arrestation. La campagne de presse et les arrestations qui se poursuivaient commençaient sérieusement à susciter de l’inquiétude dans le milieu des étudiants.

Le 26 mars, l’assemblée générale des étudiants décide de manifester une seconde fois en ville pour dénoncer ces arrestations et les mensonges de la presse. Encore une fois, il a fallu tout le courage et l’énergie de feu Ouahioune Djaffar pour renverser la tendance à la réticence des étudiants, largement gagnés par l’inquiétude. Des informations nous parviennent de la wilaya de Béjaïa avec son lot de manifestations et d’arrestations également.

A partir du 2 avril 1980, des rumeurs persistantes faisaient état d’une manifestation à Alger le 7 avril à 10 h à la place du 1er- Mai. Dans la masse des étudiants, il y avait beaucoup de détermination à se rendre en force à cette manifestation.

C’est dans l’après-midi du 5 avril que nous parviendra la mise au point de M. Mammeri à l’article du journal El Moudjahid, intitulé « Les donneurs de leçons ». Quand les étudiants envahissent massivement le centre de reprographie de Oued-Aïssi pour reproduire la lettre de M. Mammeri, c’est le commissaire divisionnaire de police Naït Abdelaziz qui se rendra sur les lieux dans un style hollywoodien — talkie-walkie en main — pour nous inviter à surseoir à cette diffusion, car toutes les revendications étaient satisfaites. Il sera vertement pris à partie par les étudiants et vidé de l’université.

En désespoir de cause, et face à la fougue de notre jeunesse, il ne cessait de nous répéter qu’il avait encore le plomb du colonialisme français dans sa chair et qu’il n’avait pas le temps pour se faire opérer. Plus tard, nous apprendrons que c’est entre le Maroc et le nord de la France qu’il a passé toute la période de la guerre de Libération.

Des renforts de police antiémeutes ont été dépêchés dans la wilaya de Tizi-Ouzou. C’est le centre de formation professionnelle de Tadmaït qui est transformé pour la circonstance en caserne d’accueil.

Le dimanche 6 avril 1980, la communauté universitaire tient une assemblée générale et décide de participer massivement à la marche de protestation d’Alger. Pour échapper aux barrages de contrôle dressés sur la route Tizi-Ouzou/Alger, des groupes empruntent de nuit l’axe Ouadhias-Tizi Ghenif avec banderoles et tracts. Redoutant une répression et des arrestations massives durant la marche d’Alger, certains enseignants avec des étudiants restés sur place tiennent une réunion informelle dans la soirée et envisagent de constituer un comité de suivi. C’était l’embryon du futur comité anti-répression. Beaucoup de naïveté de notre part. L’inexpérience faisant. Nos méthodes de travail n’étaient pas exemptes de reproches. Le lendemain, une répression violente fut déclenchée contre les manifestants, plusieurs centaines d’arrestations ont été enregistrées en fin de matinée de ce lundi 7 avril 1980 à Alger. Et jusque tard dans la soirée, plusieurs dizaines d’autres étudiants n’avaient pas encore donné signe de vie.

Propagande et répression : l’impasse d’une vision utopique

Avec le bilan si lourd de cette situation inattendue, nos camarades restés sur place à Tizi-Ouzou proclament la naissance du comité anti-répression pour dresser le bilan de la marche.

Le mardi 8 avril 1980, le comité anti-répression tient sa réunion et installe ses structures composées à parité étudiants-enseignants-travailleurs. Il est structuré en quatre commissions présidées chacune par un enseignant universitaire : la commission coordination-information, la commission relations extérieures officielles, la commission relations extérieures non officielles, la commission animation et vigilance. Une assemblée générale se tient durant la journée et proclame la grève illimitée de l’université avec occupation de locaux jusqu’à la libération des emprisonnés. Une délégation du comité anti-répression est reçue en milieu d’après-midi par le wali qui a tenu des propos rassurants quant à la libération des emprisonnés.

C’est au paroxysme du climat de tension que Ramdane Achab va assurer le premier cours libre de langue tamazight au campus de Hasnaoua sous occupation. Un amphi bondé d’étudiants, qui découvraient pour la première fois la transcription latine de la langue amazighe. C’est le défilé devant le manuel de transcription édité par Imedyazen pour le regarder telle une relique de l’histoire. Les jours d’après, Mustapha Benkhemou assurera à son tour à la Faculté centrale d’Alger un autre cours libre.

Le lendemain 9 avril, le comité anti-répression rend publique une déclaration qui dénonce la campagne calomnieuse de la presse et les arrestations. Entre-temps, les stagiaires de la formation professionnelle manifestent massivement et rejoignent l’université à la fin de leur marche. Des représentants de la presse étrangère sont reçus à l’université. Avec une mine désappointée, le commissaire divisionnaire Naït Abdelaziz se présente devant le portail de Hasnaoua et demande à des étudiants, sur un air menaçant, que soient vidés les journalistes de la presse étrangère présents dans l’enceinte de l’université. En vain.

Le lendemain jeudi 10 avril 1980, le wali (Sidi Saïd Hamid) organise un meeting de soutien à la direction politique du pays. Il a rameuté par bus des paysans de la région de Dellys-Cap Djinet qui emplissent l’artère principale de la ville décorée de drapeaux pour la circonstance sous les caméras de la télévision. Une tension vive était perceptible chez les étudiants dont certains voulaient même saborder la manifestation, quitte à recourir à l’affrontement pendant que le comité anti-répression jouait l’apaisement. Toutes les allées menant vers l’esplanade du meeting étaient bloquées par les forces de l’ordre. En fin d’après-midi, le comité anti-répression tient une conférence de presse en présence de journalistes de la presse étrangère. Il avait expliqué les évolutions et les enjeux qui se développaient autour du mouvement et la dynamique de l’auto-mobilisation sans cesse croissante. Il a réaffirmé le caractère fondamentalement pacifique du mouvement et confirmé les arrestations et le maintien en prison de trois détenus : About Arezki, Chemim Mokrane et Naït Abdellah Mohamed.

Durant toute la semaine, des pages entières du journal El Moudjahid sont réservées aux messages de soutien des kasmates du FLN à la direction politique du pays. Des manchettes sont consacrées à la dénonciation des agents de l’impérialisme. La solidarité et les marques de sympathie au mouvement ne cessaient d’être affirmées chaque jour davantage par des citoyens le plus souvent anonymes. Ainsi, les étudiants qui assuraient la vigilance de nuit recevaient régulièrement des offrandes de nourriture, de gâteaux, de café et même de tabac.

Des visites incessantes de solidarité et de soutien durant les soirées de personnages publics. Je ne manquerai pas d’évoquer la première visite de la chanteuse Malika Domrane ; à l’époque infirmière à l’hôpital psychiatrique de Oued-Aïssi, qui, dès son entrée, attirera notre attention sur un intrus présent dans les locaux de la commission information, comme une taupe des services. En effet, H. M., fils du muphti de la mosquée, accompagnera le 20 avril au matin, avec un certain M. Khellaf des renseignements généraux, les brigades opérationnelles de la sécurité militaire pour reconnaître les têtes à sceller. Le premier nommé sera promu à de hautes fonctions dans l’administration de l’Etat. Il exerce aujourd’hui des responsabilités administratives dans les alentours d’Alger. Le personnel de l’hôpital tient une assemblée générale pour décréter sa solidarité avec le mouvement et affiche des banderoles sur son mur d’enceinte. La Sonelec, la Sonitex, la SNLB, les étudiants de l’ITE font de même et affirment leur solidarité au mouvement avec des arrêts d’activités observés successivement.

L’étau resserré et l’assaut de l’université

Le lendemain 11 avril 1980 au matin, tous les accès à l’université sont bouclés par les forces de l’ordre. L’accès sera désormais exclusivement réservé aux étudiants sur présentation de cartes, les autres sont systématiquement refoulés.

Le 12 avril 1980, le groupe de travail composé d’enseignants et d’étudiants chargé de mettre au point un programme de revendications a finalisé son travail pour être présenté aux autorités. L’information pour une grève générale le 16 avril 1980, qui n’était jusque-là qu’au stade de la rumeur, commençait à trouver écho favorable chez la population.

Dans la soirée du 13 avril, un tract signé comité de soutien aux étudiants et travailleurs en grève appelle les Algériens à se mettre en grève générale. Des centaines d’ouvriers des chantiers universitaires de l’Ecotec rentrant le soir chez eux, dans toutes les directions, avec chacun une liasse de tracts de l’appel à la grève et la consigne de les placarder dans tous les cafés des villages.

Le 14 avril, le ministre de l’Enseignement supérieur, Abdelhak Brerhi, se rend à l’université. Il arrive en compagnie de Djamal Labidi (conseiller du ministre), Hachemi Cherif (dirigeant syndical FTEC), les autorités civiles locales dont Sidi Saïd Hamid et le chef du secteur militaire de Tizi-Ouzou pour assister à l’assemblée générale.

En fin démagogue, M. Brerhi se lance dans une diatribe de menaces à peine voilées mêlées à une logomachie prolixe de « patriardise » pour dénoncer les harkis et les réactionnaires. Un étudiant bizarre va se livrer au jeu de la dénonciation des opposants qui manipulent de l’étranger que Brerhi félicitera d’ailleurs et applaudira chaudement du haut de son piédestal. Cependant, un incident sera enregistré en fin de journée. Mouloud Khellill et Idir Reddad seront arrêtés lors d’un contrôle de barrage de gendarmerie à la sortie ouest de Tizi-Ouzou. Ils étaient en possession de tracts appelant à la grève qu’ils acheminaient sur Draâ-Ben-Khedda.

Le 16 avril 1980 au matin, Tizi-Ouzou était ville morte. Vers 10 heures, des informations nous parvenaient de toutes les villes environnantes confirmant le suivi massif de la grève. Des processions de gens sans discontinuité se dirigeaient vers le campus de Hasnaoua, où il y avait déjà foule. Surpris par cette situation inattendue que nous contemplions de l’intérieur de l’université ; nous redoutions des actes de provocation qui pourraient facilement dégénérer. Mais l’intervention de Ramdane Achab à travers le haut-parleur de la commission information appelant la foule à la responsabilité dans un kabyle châtié, digne des amusnaw de jadis décrits par Mouloud Mammeri, a vite rasséréné les esprits et ramené le calme. C’était suffisant pour comprendre que la jeunesse venait de trouver pour la première fois en l’université un centre d’orientation qu’elle cherchait. Le soir, une réunion regroupant les représentants des différents sites : hôpital, Sonelec, université, etc. Sur proposition des délégués des médecins de l’hôpital, l’idée de création d’une structure de coordination du mouvement sera alors entérinée. Le comité de coordination populaire venait de naître avec son siège fixé à l’hôpital.

Le 17 avril 1980, une assemblée générale s’est tenue à Hasnaoua. A l’ordre du jour, la réponse au télex reçu la veille du ministre de l’Enseignement supérieur, nous invitant à reprendre les cours avant le samedi 19 avril, délai de rigueur. Le soir, la télévision diffuse un discours de Chadli qui s’en prenait vertement à la population de Tizi-Ouzou. Le montage n’était pas sans incidence sur le moral des étudiants. Les enseignants décident de rédiger un texte d’appel aux intellectuels. Avec l’assaut donné à l’université durant la nuit du 19 au 20 avril, la diffusion de ce texte reproduit n’a jamais pu être assurée.

Le 19 avril 1980, curieuse visite à la veille de l’assaut de l’université ! Abdelkrim Djâad du journal Algérie Actualité, en compagnie de Sid Ahmed Agoumi, directeur de la Maison de la culture de Tizi-Ouzou, rend visite à l’université.

Le jeudi suivant, l’hebdomadaire Algérie Actualité consacrera un long article aux thèses de la main étrangère dans le mouvement. Durant l’après-midi, les tensions dans le mouvement déjà persistantes depuis plusieurs jours se compliquent. Des clivages, avec des dessous idéologiques, entre enseignants, étudiants et travailleurs, déjà latents depuis longtemps, commençaient à s’affirmer subitement dans les réunions de travail. Des échanges de propos à la limite de la correction seront entendus. Toutes les tentatives initiées par certains enseignants pour désamorcer ces tensions ont été vaines. Vers 20 h déjà, les gens étaient usés par la cadence des réunions et le manque de sommeil. Tard dans la nuit, on se sépare avec la perspective de reprendre le travail le lendemain matin.

A l’aube du 20 avril 1980, vers 4 h du matin, tous les campus profondément plongés dans le sommeil avaient été investis manu militari par des commandos et des chiens d’attaque. Des centaines d’arrestations et de blessés évacués à l’hôpital, qui a également été investi tôt le matin pour procéder aux arrestations de médecins et infirmiers recherchés, seront enregistrés. Vers 10 h, quand la brume qui enveloppait la ville disparaîtra sous l’ensoleillement, la population découvre avec stupéfaction le spectacle des étudiants massacrés à l’intérieur de l’enceinte de l’université. Réaction immédiate, on érige des barricades et on déclenche des émeutes. Plusieurs jours durant, les jeunes et la population en général se sont mobilisés qui par cars, qui par camions qui à pied de tous les villages et villes environnants pour converger vers Tizi-Ouzou. Toute la Kabylie se mobilise dans un immense élan de protestation contre la violence de l’Etat faite à des étudiants à mains nues. La ville de Tizi- Ouzou va rester bouclée plusieurs jours durant.

A partir du jeudi 24 avril, les affrontements entre forces de l’ordre et la population vont baisser d’intensité. Les rares rescapés encore en liberté vont rétablir petit à petit les contacts entre eux et reconstituer des groupes pour se retrouver à Alger autour de la Fac centrale qui était en ébullition. Des dizaines d’étudiants de la Fac centrale étaient toujours en état d’arrestation. Un comité de solidarité a été mis sur pied pour collecter les informations. C’est ainsi que l’information faisant état de trente-deux morts qui circulait avait été démentie. Pour donner la preuve d’une situation maîtrisée et de calme revenu à Tizi-Ouzou, la télévision diffuse au JT de 20 heures du vendredi 25 avril des images de Tizi-Ouziens jouant aux dominos.

Le jeudi 15 mai 1980, le journal de 20 heures annonce subitement la réouverture du centre universitaire de Tizi-Ouzou pour le samedi 17 mai. Un communiqué du ministère de l’Enseignement supérieur lu à la télévision appelle les étudiants à reprendre les cours. Beaucoup de personnes arrêtées depuis le 20 avril seront relâchées et réapparaîtront durant cette journée du 15 mai 1980.

Le samedi 17 mai 1980, en dernière page du journal El Moudjahid, on publie la liste de 24 personnes à déférer devant la cour de Sûreté de l’Etat pour leur responsabilité dans ce qui était appelé les événements de Tizi-Ouzou.

Le dimanche 18 mai 1980, une grève générale est déclenchée spontanément en réaction à la décision de traduction des 24 personnes devant la cour de Sûreté de l’État. Très peu d’étudiants se présenteront en cette matinée du 18 mai au centre universitaire de Tizi-Ouzou.

Le lundi 19 mai 1980, les traumatismes, les séquelles de blessures et de fractures étaient encore visibles chez beaucoup du peu d’étudiants présents à l’université. Il était difficile d’imaginer une reprise normale des cours dans une telle situation. Un comité de solidarité, mixte enseignants, étudiants et travailleurs, avec les détenus et leurs familles sera quand même mis sur pied. Il initiera une quête d’argent pour venir en aide aux familles des détenus, des recueils de signatures d’une pétition pour la libération des emprisonnés, la constitution de collectif d’avocats pour la défense et organisation de cortèges de visites pour les prisonniers à la prison de Berrouaghia. Le climat de suspicion était tel qu’il était impossible pour nous d’œuvrer à une reprise pédagogique normale pendant que beaucoup de nos amis étaient encore en prison. Deux camarades étudiants toujours sous le choc psychologique seront hospitalisés à l’hôpital psychiatrique de Oued-Aïssi pendant plusieurs semaines.

Le dénouement

Une assemblée générale se tient dans des conditions extrêmement difficiles et décide de reprendre les cours pour assurer l’ouverture de l’université. L’université rouverte constituait tout de même un point de rencontre important pour œuvrer à la libération de nos camarades. Elle nous a permis de rester en contact avec les journalistes, les familles et proches des détenus, d’organiser la solidarité, etc. Les contacts seront rétablis avec des étudiants de l’Université d’Alger, les autorités locales, les avocats, le ministère de l’Enseignement supérieur.

Pour faire en sorte que les étudiants restent sur place dans les campus universitaires, la troupe théâtrale de Sidi-Bel-Abbès de Kateb Yacine et le chanteur Ferhat Mehenni, lui aussi parmi les libérés du 15 mai, vont assurer quelques soirées d’animation à Hasnaoua.

Cette situation, qui durera ainsi jusqu’à la mi-juin, nous a permis de panser les blessures psychologiques, maintenir la mobilisation et rétablir la confiance et l’assurance des familles et proches des détenus qui œuvraient en solidarité avec nous à leur libération.

Le 31 mai 1980, Abdelhaq Brerhi est reçu à l’université en compagnie du responsable du Snesup, des autorités locales et du recteur. Rien de spécial n’avait été apporté dans cette assemblée, sinon de justifier l’objet de sa présence par son désir d’écouter pour transmettre les préoccupations des universitaires à la direction politique du pays. A mesure que les choses évoluaient, la confiance s’installait de plus en plus en nous quant à la libération de nos camarades détenus. Nous serons d’autant plus soulagés à chaque visite qu’on leur rendait en prison.

Le 16 juin 1980, je les voyais dans un moral au top, se permettant même de raconter des blagues à travers le parloir. Le signe de dénouement, tant attendu, nous ne le percevrons que le 24 juin 1980 au soir au campus de Hasnaoua, quand une consigne transmise de la réunion du congrès du FLN par le biais du cabinet du wali nous demandait de surseoir à la quête d’argent. La mise en liberté de nos camarades détenus est confirmée le lendemain dans la soirée.

Le jeudi 26 juin 1980, un cortège sera organisé sur Berouaghia pour les accueillir à leur sortie. Trente ans après, que peut-on retenir du mouvement d’Avril 1980 ? Une grande débauche d’énergie. La langue tamazight reste plus que jamais dans sa situation de menace de disparition.

Par Arab Aknine, 17 avril 2011

in: kabyles.net

Bibliographie
Tafsut Imazighen, revue de presse. Ed Imedyazen Paris 1980.
– Chronologie des événements de Kabylie
– mars 1980. Rachid Chaker. Ed. ronéotée Tafsut.
– Archives personnelles.

Notes

(1) A cette période, M. C. Kherroubi était wali de la wilaya et Sidi Saïd Hamid, commissaire national du FLN.

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CHRONOLOGIE DU PRINTEMPS BERBÈRE 1980

Par Rachid Chaker

Dimanche 9 mars 1980.

En deux années et demie d’existence, le Centre universitaire de Tizi-Ouzou a déjà connu trois grandes grèves dont la dernière en date, très dure, s’est déroulée du 17 octobre au 13 novembre 79; elle posait le problème de la représentation authentique des étudiants dans l’instance universitaire. Le FLN avait accusé les meneurs d’être des berbéristes, voire des bébéro-marxistes (ou plus prosaïquement des Bougiots).

On avait alors supprimé la venue des étudiants bougiots sur Tizi-Ouzou, ceux-ci étant désormais orientés sur Sétif. De même les enseignants algériens ayant accompli leurs études en France, furent particulièrement surveillés, parfois intimidés. De nombreuses atteintes à la liberté des manifestations culturelles berbères se sont déjà produites à Tizi-Ouzou. Interdiction d’Aït Menguellet et d’Idir ; ou de la pièce de théâtre la Guerre de 2000 ans adaptée en kabyle. En rétorsion, une salle de prière aurait été alors mise à sac par les étudiants.

La venue le 10 mars 1980 de Mouloud Mammeri avait été annoncée par voie d’affiches depuis plusieurs jours déjà. Le recteur, bien qu’hostile à cette présence a toléré l’organisation de la conférence par le comité de cité d’Oued Aïssi (comité reconnu par l’administration). Toutefois, plusieurs affiches avaient été arrachées. Dans la nuit du dimanche au lundi à minuit, un mystérieux appel téléphonique de quelqu’un se faisant passer pour le recteur de Tizi-Ouzou prévient Mammeri de l’annulation de sa conférence.

Lundi 10 mars 1980.

Renseignement pris le matin, M. Mammeri s’est entendu démentir au téléphone, par M. Arab, lui-même, toute interdiction ou report de la conférence. Vers 12 heures Mammeri, en compagnie de S. Chaker et d’un chauffeur du CRAPE se dirige en direction de Tizi-Ouzou. Parvenu à 14 heures à Draâ Ben Khedda, ils sont interceptés par un barrage de police. (Un second barrage était d’ailleurs prévu à Boukhalfa.)

Conduit chez le Wali après vérification d’identité, M. Mammeri se voit signifier oralement, l’interdiction de sa conférence sur « la poésie kabyle ancienne » , sous prétexte de « risques de troubles de l’ordre public ». Il est également convié à quitter la wilaya immédiatement. Auparavant, il prend soin de se rendre chez le recteur pour s’enquérir de cette interdiction. Le Wali a en effet » lâché le morceau » en trahissant son exécuteur des basses œuvres, puisqu’il avait charge, le directeur du COUS, M. Mérabtène, de téléphoner « l’annulation » à Mammeri, la veille à minuit.

Le recteur et le secrétaire général de l’Université sont effondrés et déclarent être soumis à des pressions intolérables. Aux environs de 16 h 30, à Hasnaoua lorsque la nouvelle de l’interdiction parvient à la nombreuse foule attendant impatiemment (plus de 1000 personnes !) c’est l’effervescence qui succède à l’indignation. Une A.G. des étudiants est convoquée pour le lendemain mardi 11 mars à 9 heures.

Mardi 11 mars 1980.

Par Rachid Chaker, revue Tasfut n° 80

Publié le 17 Avril 2016 par Ameɣnas

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Les donneurs de leçons

Par Kamal Belkacem

« Des étudiants du Centre Universitaire de Tizi-Ouzou ont exprimé leur mécontentement il y a quelques jours à la suite d’une conférence annulée d’un homme qui, pour prétendre être le chantre d’une culture berbère, n’a rien fait de tel comme contribution a son pays que rédiger un travail de “création intellectuelle sur la culture aztèque...” (1) avant d’accorder une interview à un quotidien Parisien où il confond inquisition chrétienne, monarchie marocaine et l’islam et la Révolution algérienne.

On peut facilement comprendre pourquoi notre jeune génération a tout à gagner en se défiant de tels intellectuels. (2) Les vérités d’un Kateb Yacine ou a un Malek Haddad, même si elles ne font pas l’unanimité, sont les actes de foi patriotiques, un désir profond de communier.

L’incident que certains milieux ont tenté de récupérer n’a, il faut dire, aucune commune mesure avec la tournure qu’il a prise.

Les valeurs arabo-islamiques fondamentales de notre société et, principalement l’Islam qui a trouvé le meilleur accueil en Kabylie, n’ont jamais été édifiées sur l’intolérance et le repli sur soi-même. La Nation algérienne a trouvé son unité dans sa diversité et si, à un moment donné, nous avions jugé avec une grande sévérité les passions non retenues de jeunes, enthousiastes certes, au nom de l’arabisation, il convient par ailleurs, en pareil cas de dire à ceux qui se réfugient derrière d’autres slogans, d’observer la plus grande vigilance à l’égard de ces slogans.

Au moment où la Direction politique, à l’écoute des masses prend en charge tous les problèmes des citoyens, afin de les résoudre de manière globale et juste, notre peuple n’a que faire des donneurs de leçons et particulièrement de gens qui n’ont rien donné ni à leur peuple ni à la révolution, à des moments ou la contribution de chaque algérien à la cause nationale était symbole de sacrifice et d’amour de la patrie. La langue arabe – revendication de notre peuple – est notre langue nationale et il est temps qu’elle reprenne la place qui lui revient dans tous les secteurs d’activités du pays.

Nous ne pouvons en effet continuer à lier le destin des générations futures et notre indépendance à une langue étrangère qui fût la langue de nos oppresseurs, de notre dépersonnalisation.

L’arabisation, contrairement à ce qu’en pensent certains passéistes bornés et “Mac Cartystes” de la culture se traduira dans notre vie de tous les jours de façon réfléchie et révolutionnaire et avec l’adhésion de l’ensemble des Algériens. L’expérience nous a appris que toute tentative d’imposer quelque chose à notre peuple est vaine et relève d l’irresponsabilité.

La culture algérienne sortie, de ses ghettos, de ses inhibitions et de ses interdits – dus le plus souvent à quelques bureaucrates trop zélés qu’à autre chose – doit renaître grâce à l’apport des Algériens qui n’ont pas été engendrés quoiqu’en disent certains dans le berceau de la Rome antique ni dans celui du royaume du Macherek. Elle est l’expression d’une civilisation arabo-islamique qui s’est fondue harmonieusement dans les traditions et spécificités des peuples d’Afrique du Nord. Les plus grands acquis de notre peuple ne se sont pas réalisés à coups de slogans, ni contre la volonté des masses populaires. »

K. B. El Moudjahid 20 mars 1980

Notes

(1) Les “Aztèques” ce glorieux peuple anéanti par les Conquistadores, a fait aussi l’objet d’études célèbres de la part d’un certain Jacques Soustelle de triste mémoire. Curieux choix de ce thème.

(2) S’agissant de la participation à la guerre de libération est-il nécessaire de rappeler son refus de souscrire à un manifeste en faveur du FLN en 1956 et son dédain pour les moudjahidine de 1954, qualifiés par lui dans les colonnes de “l’Echo d’Alger” de chacals des Aurès.

in: kabyles.net

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Réponse de Mouloud Mammeri à l’article de Kamel Belkacem : « Des donneurs de leçons »

Dans la page culturelle du N° 4579 de votre journal (El Moudjahid), en date du 20 mars 1980, vous avez fait un article me mettant directement en cause, sous le titre les donneurs de leçons. Le texte contenant un certain nombre de contre-vérités, je vous prierai de faire paraître ce rectificatif dans la même page de votre prochain numéro.

Sur les allégations me concernant personnellement je fais l’hypothèse charitable que votre bonne foi a été surprise et que ce qui d’ailleurs s’appellerait mensonge et diffamation (et serait à ce titre passible des tribunaux) n’a été chez vous qu’erreur d’information. Il va de soi que je n’ai jamais écrit dans « l’Echo d’Alger » l’article mentionné dans votre texte. Il va sans dire que je n’ai jamais eu à refuser de signer le mystérieux manifeste de 1956 que vous évoquez en termes sibyllins.
Je serais heureux néanmoins que cet incident soit pour vous l’occasion de prendre une dernière leçon sur la façon même dont vous concevez votre métier. Le journalisme est un métier noble mais difficile. La première fonction et à vrai dire le premier devoir d’un journal d’information comme le vôtre est naturellement d’informer. Objectivement s’il se peut, en tout cas en toute conscience. Votre premier devoir était donc, quand vous avez appris ces événements (et non pas dix jours plus tard) d’envoyer un de vos collaborateurs se renseigner sur place sur ce qui s’est passé exactement afin de le relater ensuite dans vos colonnes.

Vous avez ainsi oublié de rapporter à vos lecteurs l’objet de mécontentement des étudiants. Cela les aurait pourtant beaucoup intéressés. Cela leur aurait permis en même temps de se faire une opinion personnelle. Ils n’ont eu hélas droit qu’à la vôtre. Vous auriez pu pourtant leur apprendre qu’il est des Algériens pour penser qu’on ne peut pas parler de la poésie kabyle ancienne à des universitaires algériens.

Nous sommes cependant quelques-uns à penser que la poésie kabyle est tout simplement une poésie algérienne, dont les kabyles n’ont pas la propriété exclusive, qu’elle appartient au contraire à tous les algériens, tout comme la poésie d’autres poètes algériens anciens comme Ben Mseyyab, Ben Triki, Ben Sahla, Lakhdar Ben Khelouf, fait partie de notre commun patrimoine.
En second lieu un journaliste digne (et il en est beaucoup, je vous assure) considère que l’honnêteté intellectuelle, cela existe, et que c’est un des beaux attributs. Attributs de la fonction – même et surtout quand on écrit dans un organe national : là moins qu’ailleurs on ne peut se permettre de batifoler avec la vérité.

Je parle de la vérité des faits, car pour celle des idées il faut une dose solide d’outrecuidance pour prétendre qu’on la détient. Mais visiblement pareil scrupule ne vous étouffe pas. Avec une superbe assurance et dans une confusion extrême vous légiférez, mieux : vous donnez des leçons. Vous dites la volonté, que vous-même appelez unanime, du peuple algérien, comme si ce peuple vous avait par délégation expresse communiqué ses pensées profondes et chargé de les exprimer. Entreprise risquée ou prétention candide ? Quelques affirmations aussi péremptoires dans la forme qu’approximatives dans le font peuvent être l’expression de vos idées (si l’on peut dire) personnelles. Pourquoi en accabler le peuple ?

Il n’est naturellement pas possible de traiter en quelques lignes la masse des problèmes auxquels vous avez, vous, la chance d’avoir déjà trouvé les solutions. Je vais donc tenter de ramener quelque cohérence la confusion des points que vous évoquez.

Vous me faites le chantre de la culture berbère et c’est vrai. Cette culture est la mienne, elle est aussi la vôtre. Elle est une des composantes de la culture algérienne, elle contribue à l’enrichir, à la diversifier, et à ce titre je tiens (comme vous devriez le faire avec moi) non seulement à la maintenir mais à la développer.

Mais, si du moins j’ai bien compris votre propos, vous concéderez comme incompatible le fait de vouloir le développement de cette culture avec ce qu’en vrac et au hasard de votre plume vous appelez : les valeurs arabo-islamiques, l’indépendance culturelle etc.

Vous êtes naturellement libre d’avoir une pareille opinion. Ce n’est pas la mienne. Je considère personnellement qu’au fond la culture berbère, qui nous est commune à tous, l’Islam et les valeurs islamiques sont venus apporter un élément essentiel à la définition de notre identité. Je considère que l’Islam des premiers siècles a été un instrument de libération et d’émancipation de l’homme maghrébin. Je pense que par la suite le ciment idéologique de la résistance nationale aux menées espagnoles et portugaises sur nos côtes (1). Naturellement entre les différents visages qu’il peut prendre dans la réalité j’opte quant à moi pour le plus humain, celui qui est le plus progressiste, le plus libérateur et non pour le visage différent qu’il a pu présenter aux heures sombres de notre histoire.

La contradiction visiblement ne vous gêne pas. « La nation algérienne, écrivez-vous, a trouvé son unité dans sa diversité ». Voilà un sain principe, mais comment le conciliez-vous avec l’article que vous venez de commettre ? Cette diversité que vous êtes fier d’affirmer dans les mots, cela ne vous gêne-t-il pas de la refuser aussitôt dans les faits ? Si je comprends bien, vous voulez-vous donner en même temps le beau rôle d’un libéralisme de principe avec les avantages de la tyrannie idéologique, en un mot être en même temps progressiste dans les termes et totalitaire dans les faits. Ne vous y trompez pas : ce genre d’agissement n’a pas la vie longue. On peut tromper tout le monde quelque temps, on peut tromper tout le temps quelques hommes, on ne peut pas tromper tout le monde tout le temps. C’est un autre que moi qui l’a dit au XIXe siècle et l’adage depuis a toujours été vérifié.

Le véritable problème est donc premièrement dans la conception étrange que vous avez de votre métier. Que vous soyez totalitaire c’est votre droit, mais vous concevrez aisément que d’autres Algériens préfèrent à la pratique des slogans contradictoires celle de l’analyse honnête. Le véritable problème est deuxièmement dans la vision que vous voulez imposer de la culture algérienne, évoluant entre l’oukase et la déclaration de bonne intention toujours démentie dans les faits. L’unité algérienne est une donnée de fait. Elle se définit, comme incidemment vous l’avez écrit, dans la diversité, et non point dans l’unicité.

À cette unité dans la diversité correspond une culture vivante. La culture algérienne est, dites-vous, « sortie de ses ghettos, de ses inhibitions et de ses interdits ». Votre article est la preuve éclatante qu’hélas elle y est enfoncée jusqu’au cou. Mais soyez tranquille : elle en a vu d’autres, la culture algérienne, une fois de plus elle s’en sortira. Elle s’en sortira car « toute tentative d’imposer quelque chose à notre peuple est vaine et relève de l’irresponsabilité ». C’est votre propre prose. Dommage que vous n’y croyiez pas !

Mouloud Mammeri

(1) : cette phrase semble incomplète

source : Revue Awal, 1990, édition spéciale, Hommage à Mouloud Mammeri, pp. 142-146.

N.B : El Moudjahid n’ayant pas accordé le droit de réponse de Mouloud Mammeri, cet article n’a jamais été publié dans ses colonnes.

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Chapitre 5 « Le printemps berbère » de 1980″ du livre de Amar Ouerdane intitulé « La question berbère »

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Et j’ai crié, crié, Aline !

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.CLIQUER ICI POUR ENTENDRE « ALINE » DE CHRISTOPHE

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Christophe a été emporté par le Covid 19, cette nuit. Il avait 74 ans. La majorité des jeunes ne le connaissent pas. Mais tous eux qui furent jeunes dans les années Yéyé (et la décennie suivante) le connaissent, ils ont aimé ses chansons. Christophe, c’est Aline (1965), Les marionnettes (1965), Les mots bleus (1974) et tant d’autres belles mélodies.

Comme une fulgurance, à la seconde même où, sur France Inter j’entendais la nouvelle, tôt ce matin, un puis deux lieux, deux moments, deux images ont traversé mon esprit. D’autres sont venus l’embouteiller. Je vous parlerai des deux premiers.

Dans le premier lieu, je me vois nettoyer avec un torchon élimé blanc à rayures vaguement rouges les verres sous le double regard, le premier, attentif de Mireille, la patronne que j’appelais « M’dame », je disais toujours « oui M’dame » et le second plus indulgent peut-être même indifférent et plutôt flottant, celui d’un vieux client à la corpulence d’ancien Sumotori, assis sur un tabouret devant un double Ricard et répétant en jouant de ses mains et de son corps « Et j’ai crié, crié, Aline pour qu’elle revienne, et j’ai pleuré, pleuré, Oh! J’avais trop de peine… » Le lendemain (ou le surlendemain, j’y venais trois ou quatre fois par semaine) il était assis au même endroit et lorsque de nouveau il entendait la même chanson, il fredonnait encore les mêmes paroles « Et j’ai pleuré, pleuré, Oh! J’avais trop de peine… ». Je pense aujourd’hui qu’il en avait plein le cœur ou la tête. Deux ou trois autres clients, plutôt silencieux, se partageaient le reste du pub. Je travaillais dans ce club, depuis la mort de mon père, trois années auparavant, quelques heures par semaine, entre deux et douze (les heures) par semaine. Il s’appelait  « l’Aéroclub d’Oranie » et était situé au 14 de l’avenue Loubet entre deux autres célèbres brasseries, Le Majestic à l’angle sud-ouest (plus ou moins) et Les Falaises à l’angle Nord-ouest (plus ou moins).

J’étais barman, pas 18 ans, ni fiche de paie, mais des bananes en guise de salaire. Sur son vieux tourne-disque, la patronne passait en boucle les chansons de Sylvie Vartan, Johnny, Marie Laforêt, Les chaussettes noires, Christophe  – Aline n’avait pas cinq ans… « J’avais dessiné Sur le sable Son doux visage Qui me souriait Puis il a plu Sur cette plage Dans cet orage Elle a disparu Et j’ai crié, crié… » Oui je criai aussi souvent à cette époque horrible (pourquoi donc ? laisse béton va) 

Dans le second lieu, je me vois avec mon ami B., à la même époque, sur le sable très chaud de Paradis-Plage, pas loin où l’Arabe Snp fut descendu par Meursault, bien avant le coup d’État et l’indépendance. Nous étions une bonne vingtaine d’adolescents agglutinés autour du stand de la RTA, autour de la bellissima Leïla Boutaleb. Elle faisait le tour des plages d’Algérie et offrait des disques, des jouets, des jeux… à celui ou celle (les filles étaient aussi nombreuses que les garçons) qui découvrait le titre de la chanson qu’elle nous donnait à entendre… à l’envers. C’eût été trop facile autrement ! Ce jour-là mon ami B. et moi ne savions pas que l’émission, « Radio-crochet » était son nom, se déroulerait sur les plages oranaises, mais nous la connaissions. « Écoutez » fit l’animatrice à la première note. Elle n’eut pas le temps de reprendre sa respiration.  À la deuxième ou troisième, peut-être la quatrième note, j’ai levé tous mes bras, et crié, mais crié comme un putois heureux, en trépignant : Aline ! Aline ! Aline ! » La bellissima (oui) Leïla Boutaleb avait des yeux gros comme ça de surprise. « Applaudissez-le, allez, applaudissez-le » se réjouissait-elle. Autour d’elle ses collaborateurs, techniciens, chauffeurs… applaudissaient, m’applaudissaient. Ils étaient tout autant cois qu’elle. Je l’aimais beaucoup Leïla Boutaleb, savez-vous. Elle nous faisait rêver avec ses émissions matinales. Elle en animait ou animerait plusieurs : le réveil musical, à cœur ouvert, le chant du coq (j’appréciais moins, il me semble aujourd’hui que c’était de la propagande). Je peux écrire aujourd’hui qu’elle (et d’autres) m’a aidé à tenir (quoi donc ? laisse béton va). Un jour, bien plus tard, non loin du Majestic, j’ai rencontré Djamel Amrani qui flânait sous les arcades. Je souhaitais parler de « Psaumes dans la rafale », mais il m’a assommé pendant quinze minutes en ne parlant que d’elle, « ma chérie, ma chérie » répétait-il, Leïla Boutaleb, sa fusion. Il me semble que je m’égare là. Revenons à l’émission « Radio crochet ». Ce jour-là, je suis reparti de Paradis-Plage avec une belle table pliante en fer (60X40) toute bleue que je n’ai pu partager avec mon ami B. Comme des vagues à l’âme. « J’avais dessiné/ Sur le sable/ Son doux visage/ Qui me souriait/ Puis il a plu/ Sur cette plage/ Dans cet orage/ Elle a disparu/Et j’ai crié, crié/Aline/Pour qu’elle revienne/Et j’ai pleuré, pleuré /Oh! J’avais trop de peine/Je me suis assis /Auprès de son âme/Mais la belle dame/S’était enfuie/Je l’ai cherchée /Sans plus y croire/Et sans un espoir/Pour me guider/Et j’ai crié, crié/Aline/Pour qu’elle revienne/Et j’ai pleuré, pleuré /Oh! J’avais trop de peine/Je n’ai gardé /Que ce doux visage/Comme une épave /Sur le sable mouillé /Et j’ai crié, crié/Aline/Pour qu’elle revienne/Et j’ai pleuré, pleuré /Oh! J’avais trop de peine… (de quoi de qui donc ? laisse béton va).

« Le Covid-19 à la rescousse des généraux » J.G

Algérie : le Covid-19 à la rescousse des généraux

Par José garçon

La crise sanitaire liée au coronavirus ne constituerait-elle pas une « aubaine » pour le régime algérien ? José Garçon, membre de l’Observatoire de l’Afrique du Nord et du Moyen de la Fondation, en soulignant l’inefficacité dramatique des autorités, montre que l’épidémie du Covid-19 permet en effet au pouvoir de poursuivre la politique de répression et de ne pas apporter de réponses au Hirak, mouvement qui a décidé de suspendre sa mobilisation.

Conspué par la rue, le régime algérien a pu nourrir une première fois, le 12 décembre 2019, le sentiment d’avoir « réussi son coup » en faisant passer en force « son » élection présidentielle. Depuis, il se heurtait à la même impossibilité : mettre fin au Hirak, cette insurrection populaire exemplaire par son pacifisme, son ampleur et sa maturité. Un fléau moyenâgeux aura obtenu – momentanément au moins – ce que les « décideurs » militaires n’osaient plus espérer : mettre fin aux marches hebdomadaires du Hirak qui, depuis plus d’un an, exigeaient un « changement de système ». Donnant là une énième preuve de sagesse et de conscience politique, le Hirak a lui-même pris les devants en décidant de suspendre ses rassemblements.

Les « décideurs » auraient toutefois tort de se réjouir de l’aubaine. Avec le Covid-19, le régime doit aujourd’hui gérer un séisme sanitaire majeur dont le coût humain risque d’être dramatique compte tenu du délabrement du système de santé : vétusté et dégradation des hôpitaux, manque criant de moyens (400 lits de réanimation – ne répondant pas aux standards internationaux – pour une population de près de 43 millions d’habitants, pénurie de moyens de protection pour les soignants, etc.), hygiène défaillante, personnel soignant insuffisant et sous-équipement des laboratoires hospitaliers, dont rares sont ceux qui peuvent assurer les tests de dépistage faute de répondre aux normes de sécurité indispensables…

Mise à nu par le Covid-19, cette incurie est dénoncée depuis vingt ans, à coup de grèves à répétition, par des médecins et des internes des hôpitaux. Au point que leur mobilisation fut l’un des moteurs du Hirak. On comprend dans ces conditions le malaise créé par la visite du Premier ministre algérien à l’hôpital de Blida : les combinaisons médicales lourdes et les masques dans lesquels Abdelaziz Djerad et son entourage étaient emmitouflés tranchaient singulièrement avec la simple blouse protégeant médecins et personnel hospitaliers ! Pour ne rien arranger, une intervention chirurgicale en Suisse du secrétaire général du ministère de la Défense, le général Abdelhamid Ghriss, est venue montrer que les hauts gradés continuaient à se faire soigner à l’étranger – signe de leur manque de confiance quant à la qualité des soins dispensés en Algérie… Pourtant, seuls les hôpitaux militaires, dont celui d’Aïn Naadja à Alger, échappent au délabrement généralisé. Ces structures auraient même récupéré l’aide matérielle, l’équipe médicale de 21 personnes et les médicaments chinois (1)arrivés le 27 mars dernier en Algérie.

I – LE CONFINEMENT, MISSION IMPOSSIBLE POUR BEAUCOUP

La parole officielle s’est d’abord voulue rassurante. « La situation est sous contrôle », assurait le chef de l’État le 17 mars dernier, cinq jours après le premier mort du Covid-19. Trois semaines plus tard, les chiffres officiels font état (au 14 avril 2020) de 2070 cas de coronavirus et de 326 morts (2), tandis que les médecins s’inquiètent « de formes graves surtout chez les jeunes », et que les hôpitaux de Blida et Alger sont débordés. Déjà difficile à établir faute de diagnostic, le nombre des personnes atteintes est de fait inconnu. D’autant que le chef de l’État a ordonné le 22 mars dernier « d’interdire la diffusion de toutes statistiques en dehors de celles du ministère de la Santé ». Cet ordre a été suivi par la menace de poursuites judiciaires contre les médias qui y contreviendraient, tandis que la page officielle du ministère du Commerce reprenait un faux communiqué de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) affirmait que l’Algérie était « hors de la zone de danger » et allait « bientôt vaincre le Covid-19 »…

Pour faire oublier cette situation, le chef de l’État a promis, le 13 avril 2020, un changement radical dans le secteur de la santé : suppression du service civil pour les médecins spécialistes (3), mesures pour les inciter à travailler dans les wilayas (préfectures) du sud et réévaluation de la grille des salaires des soignants. Les autorités, conscientes que les infrastructures sanitaires ne peuvent tenir le choc, ont par ailleurs passé outre la controverse sur le traitement du Covid-19 par la chloroquine. Elles annonçaient, le 31 mars dernier, que ce médicament – produit localement – serait utilisé pour traiter « tous les malades atteints du coronavirus, ainsi que tous ceux qui auront des signes de contamination » et pas seulement les cas aigus comme déclaré dans un premier temps. Volonté de prouver qu’elles se donnaient les moyens de « guérir » pour faire oublier l’état catastrophique des infrastructures sanitaires ? On ne compte plus en tout cas les communiqués « prévoyant des guérisons ».

Entretemps, la région de Blida – la plus touchée – était placée sous confinement total tandis qu’un couvre-feu allant de 19h à 7h était progressivement étendu à toutes les wilayasjusqu’au 19 avril 2020, avant d’être élargi de 15h à 7h dans neuf d’entre elles (dont Alger, Oran, Sétif, Tizi Ouzou, Tlemcen, Médéa, etc.). Alors que tous les transports publics sont à l’arrêt, les autorités n’excluent plus un confinement total. Non sans une certaine confusion : après une valse-hésitation, pharmacies et buralistes sont finalement restés ouverts, les marchands ambulants aussi, mais « en rotation par quartiers ».

En l’absence de réelles mesures d’accompagnement, les Algériens s’accommodent des mesures prescrites comme ils le peuvent – c’est-à-dire difficilement dans un pays où tant de gens ne survivent que de l’informel (4). Comment en serait-il autrement quand rester chez soi relève d’une mission impossible pour des secteurs très importants de la population qui vivent dans des logements insalubres ? Dans une ambiance générale assez anxiogène – qui, paradoxalement, n’empêche guère une fréquentation notable de certains étals de fruits et légumes –, les stations d’essence ont été prises d’assaut. La semoule, base de l’alimentation, est, quant à elle, introuvable depuis début avril 2020 en raison d’achats massifs à la suite d’une rumeur faisant état d’une rupture des stocks. La distribution des produits de première nécessité – qui relève désormais de la direction du commerce ou des municipalités – provoque bousculades, bagarres et files d’attente interminables, avec parfois des gens collés les uns aux autres… D’où la crainte d’un grand nombre de contaminations.

II – PROFITER DU CORONAVIRUS POUR METTRE AU PAS LE MOUVEMENT POPULAIRE

Fidèle à lui-même, le régime entend de toute évidence profiter de l’épidémie et de la trêve sanitaire décrétée par le Hirak pour… réprimer et censurer la presse. Partout dans le pays, il cherche à faire taire les récalcitrants – activistes politiques (5) ou journalistes comme Khaled Drareni –, décourager les autres et faire peur à tous. Signe qui ne trompe pas : la grâce de quelques 5037 prisonniers décrétée par le chef de l’État Abdelmadjid Tebboune ne concerne … aucun des 50 détenus d’opinion liés au Hirak, en dépit des dangers de contamination en prison. Et surtout pas le plus connu d’entre eux, Karim Tabbou, qui fait l’objet d’un surprenant acharnement judiciaire (6). Parallèlement, le verdict de plusieurs procès d’ex-détenus et de manifestants du Hirak a été renvoyé « à une date ultérieure », tandis que les audiences maintenues se sont déroulées à huis clos pour cause d’épidémie. Police et gendarmerie convoquent en outre nombre de militants, tandis que le procureur adjoint du tribunal de Tiaret, connu pour ses activités syndicales et son combat pour les droits des magistrats, a été placé sous mandat de dépôt. Plusieurs personnes ont aussi été placées sous mandat de dépôt pour « diffamation » sur… Facebook ! « Scandaleuse promptitude » du pouvoir « à profiter que le monde soit occupé par le coronavirus pour accélérer la répression du Hirak », résume notamment Human Rights Watch à l’unisson des autres ONG.

Rien ne dit cependant que le régime viendra à bout de la contestation populaire. Alors que sa rupture avec une grande partie de la société est consommée, la défiance des Algériens risque de tourner à la colère face au peu de moyens dont dispose le pays et en dépit de l’annonce de la participation de l’armée (7) à la lutte contre le Covid-19. Les décideurs militaires ne l’ignorent pas. Dans son numéro d’avril 2020, El Djeich, la revue de l’armée, martèle avec l’emphase qui lui est propre que la « détermination de l’État algérien (dans la lutte contre le virus) a permis au pays d’éviter une véritable tragédie » et souligne que l’armée « demeure prête en permanence à faire face à toute situation d’urgence ». El Djeichcroit bon de souligner au passage, ce dont personne ne doute par ailleurs, la « cohérence totale entre le président Tebboune et l’ANP (l’Armée nationale populaire) ».

Cette montée au créneau de l’armée survient au moment où l’on assiste à un chamboulement très conflictuel au sein de la haute hiérarchie des services de renseignement (8). Ce mouvement s’est accéléré au cours des derniers jours avec le limogeage puis l’arrestation le 14 avril dernier « pour haute trahison » du puissant général Bouazza, l’un des chefs de la police politique, ainsi que la disgrâce du patron de Antar, l’une des principales casernes des services de sécurité. L’accélération de cette crise – qui durerait depuis quatre mois – reste encore difficile à analyser. Sauf à noter deux faits significatifs : le général Bouazza s’était opposé à la candidature d’Abdelmadjid Tebboune à la présidence de la République ainsi qu’une surprenante déclaration du chef d’état-major, le général Chengriha. Ce dernier a jugé bon, le 13 avril 2020, d’ordonner aux officiers de la DGSI de « se mettre sous les ordres » de leur nouveau chef, le général Rachedi, et « d’agir dans le respect de la loi et de l’intérêt du pays ». Avertissement à d’éventuels partisans du général Bouazza ? Une chose semble sûre : ce grand chambardement vise à placer l’ensemble des services de renseignements sous la férule de l’état-major.

III – LE HIRAK, DU RASSEMBLEMENT PACIFIQUE À LA MOBILISATION SANITAIRE

Véritable école civique et démocratique qui, quoi qu’il arrive, demeurera une pépinière de nouveaux cadres politiques et reconfigurera le politique à long terme, le Hirak devrait, quant à lui, se réinventer et s’exprimer sous d’autres formes et par d’autres actions pour entretenir une mobilisation de la société. D’ores et déjà, son fameux mot d’ordre silmiya – pacifique – laisse place à sihya – sanitaire –, allusion aux opérations de sensibilisation et de solidarité prophylactiques menées par ses militants. Dans certains quartiers, alors que les autorités s’interrogeaient encore sur la nécessité de fermer les mosquées, des jeunes nettoyaient déjà les rues et désinfectaient les halls d’immeubles ou les rideaux des magasins fermés. Prenant acte de l’impossibilité de compter sur l’État, les Algériens ont, là encore, pris les devants. Une solidarité impliquant associations de la société civile, opérateurs économiques et hommes d’affaires s’organise un peu partout pour sensibiliser sur les risques du Covid-19, faire respecter les mesures barrières, collecter des aides et les redistribuer aux plus démunis. Soumise à un confinement total, la ville de Blida bénéficie d’un incroyable élan de solidarité, y compris à travers des dons en matériels médicaux pour ses hôpitaux.

L’absence d’illusion quant à l’efficacité de l’État est telle que nombre de villes et villages, notamment en Kabylie où la dynamique d’autogestion impliquant les structures traditionnelles est impressionnante, auto-organisent leur confinement, désinfectent les véhicules, répètent les mesures de prévention et préparent écoles, mosquées ou hangars pour servir d’hôpitaux. Partout, des entreprises, mais aussi des couturières, se sont mis à la fabrication de milliers de masques destinés principalement aux hôpitaux. Un élan dont l’ampleur rend dérisoire le don… d’« un salaire » par le chef de l’État, les ministres ou les officiers supérieurs de l’armée ! 

IV – L’ALGÉRIE ENTRE DANS UNE ZONE DE TEMPÊTE ÉCONOMIQUE

Le péril sanitaire agit en réalité comme révélateur d’une crise qui est aussi politique, économique et sociale. « L’Algérie est capable de résister à l’impact de cette crise », a commencé par assurer le gouvernement, avant que le chef de l’État n’évoque « la vulnérabilité » de l’économie « en raison de notre négligence à la libérer de la rente pétrolière » et dénonce, non sans cynisme, les « mauvaises pratiques comme le gaspillage et l’esprit de fainéantise et de surconsommation » ! Sans souffler mot de ce qui, avec le clientélisme, le népotisme et la corruption au sommet de l’État, rend l’Algérie ingouvernable depuis l’indépendance : l’existence d’un double pouvoir, celui décisionnaire de l’armée et celui – illusoire – d’un président chargé de l’intendance et ne pouvant agir sur les dossiers sensibles que dans le cadre défini par les « décideurs » militaires et les services de renseignement.

Aujourd’hui, même si les autorités peuvent arguer que la situation économique et financière n’est pas meilleure dans les autres pays, l’Algérie s’achemine vers une zone de tempête économique. Et ce même si elle a décidé en pleine crise du Covid-19 de réduire les dépenses publiques de 30 % (sans toucher aux salaires des fonctionnaires), de ramener les importations à 31 milliards de dollars (contre 41 milliards prévus pour 2020), d’économiser 7 milliards de dollars en n’ayant plus recours aux cabinets d’expertise étrangers, tandis que le géant public des hydrocarbures, la Sonatrach, affirme réduire son budget 2020 de 50 %. Les réserves de change ont en effet fondu, passant de 250 milliards de dollars en 2014 à… 60 aujourd’hui, soit un peu plus d’une année d’importations. Elles risquent de se contracter davantage encore avec la chute des prix du pétrole – 98 % des exportations du pays – d’autant que la loi de finances 2020 a été établie sur la base d’un pétrole à 50 dollars le baril (actuellement à 32 dollars).

À elle seule, cette situation économique exigerait de sortir de l’impasse politique actuelle pour aller vers une démarche de réconciliation et créer du consensus national. On en est loin au vu du durcissement sécuritaire observé à l’ombre du Covid-19. Depuis le 9 avril dernier, le terme « Censurés » en rouge barre les deux sites d’information électronique Maghreb Emergent et Radio M. Pour justifier le blocage de ces médias qui ne sont plus accessibles en Algérie, les autorités ressortent, sans surprise, le répertoire inoxydable des régimes autoritaires : « financement de l’étranger »(9) Peu avant, le porte-parole de la présidence avait déjà dû rétropédaler pour tenter, dans un communiqué aux furieux airs des années 1970, de se sortir du mauvais pas dans lequel il s’était mis à la télévision publique : avoir accusé le Hirak de faire « prendre au pays le risque d’une contamination ».

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Notes :

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C

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Covid-19, L’An 01 et la PM

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Le monde entier se souviendra du passage du Covid-19, et en sera marqué pour très longtemps, comme on est tatoué à vie. Des dizaines de milliers de morts en quelques mois. Le monde est bouleversé. Beaucoup de larmes de crocodile chez les dominants. On parle d’un monde nouveau à construire. « Rien ne sera plus comme avant » entend-on ici et là, parfois par ceux-là mêmes qui ont contribué, chacun dans leurs territoires, à leur niveau de responsabilité,  avec plus ou moins de fougue, plus ou moins d’ardeur, d’acharnement, à la situation dans laquelle se trouve notre monde aujourd’hui. Un monde déchiré, obnubilé par l’individualisme (méthodologique dirait Boudon à partir de l’ubac), par le gain facile, par l’outrance. « Il faut tout balayer », « il faut repenser la société » « jeter par dessus-bord la mondialisation »… « Une vieille rengaine » s’exclame un hebdomadaire de droite, qui n’est pas en reste. Tout ce cinéma, ces propos presque indécents venant de ces mêmes responsables ou quidam qui, jusque-là louaient la société des individus et du nombrilisme, jusque-là vouaient aux gémonies tout modèle sociétal qui s’écarterait de l’hégémonie des Bourses, des puissants, de leurs lois, de leurs outrances. Tout cela pour vous dire que ces mots m’ont renvoyé au cinéma. Un film revient au devant de la scène ces jours-ci. Un film que j’ai vu il y a très longtemps. Un film de Jacques Doillon tourné dans l’après Mai 68, « L’An 01 », c’est un film qui me replonge dans l’Oran des années 70 – peu avant mon grand départ – précisément dans la cinémathèque lorsqu’avec le théâtre d’Oran elle tournait à plein régime (mais c’est vrai aussi, dans une seule et unique direction).

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La cinémathèque, en contrebas du quartier Mirauchaux, passait des films du « cinéma nouveau » algérien et d’autres films engagés. Nombreux acteurs et réalisateurs nationaux et étrangers y sont intervenus. Je me souviens de Maryna Vlady, de Mohamed Rondo, de Marcel Hanoun, Mohamed Bouamari et combien d’autres. Mes souvenirs, vaporeux, me renvoient à ces jours où on projetait « L’An 01 ». Le film fait leur peau à l’économie capitaliste, au Stakhanovisme de l’Ouest. « On arrête tout et on recommence autrement ». Cette utopie nous faisait rêver. Certains d’entre nous voulaient tout bazarder pour aller voir ailleurs, mais nous étions surveillés. Il y avait des « débats » à la cinémathèque. Je mets débats entre guillemets. À vrai dire, c’étaient des moments de défoulement où rien n’était possible sous notre Big Brother national et ses bras nombreux. Respirer le bon air équivalait à respirer l’idéologie du Grand Est que propageaient des étudiants Stal eux-mêmes aveuglés. « L’An 01 » a été toléré car il interrogeait la seule société de conso. Puis sortis du cinéma on tombait dans notre noire réalité, notre nuit. Enfermement généralisé. Le virus (ou Le pharaon) régnait au sommet de l’État tentaculaire. La parole « critique » (corollaire du « soutien critique » des plus engagés) n’était tolérée que dans les espaces confinés (tiens, tiens). Les « Hbat » allaient et venaient le long des rues du centre-ville. Ils avançaient en tenue de combat, par groupe de cinq, en file indienne, la trique noire prête à l’usage. Et ils cognaient, embarquaient, quiconque dont la tête ne leur revenait pas, qui portait les cheveux trop longs ou les cheveux trop courts, qui avait un regard ou une tenue inadaptés, qui n’avait pas éteint, écrasé sa cigarette à leur passage en signe de soumission. Les « Hbat » c’est la Police Militaire ou « PM » en noir charbon sur leurs casques blancs. Entre nous, nous les chuchotions « Hbats », pour nous en moquer. Mais nous en avions peur. Qui n’avait pas peur en Algérie ? « Hbat » signifie « descend », un terme qu’ils utilisaient pour interpeller les jeunes. Dans notre parler oranais on ne dit pas « Hbat ». Ces militaires étaient souvent de l’Est du pays, alors que les militaires d’Oran faisaient leur loi dans l’est ou le sud algérien etc. 

Je me suis éloigné de L’An 01. Tant pis. Les années ont coulé sous les ponts et beaucoup, marqués par les contrariétés, voire les impasses de l’époque présente, ont hélas oublié l’inoubliable. N’oublions jamais pour venir à bout du présent, du corona et construire de meilleurs lendemains.

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Promenade déconfinée

En application de l’article 3 du décret du 23 mars etcetera, je soussigné ah certifie que mon déplacement est lié au motif suivant : Déplacements brefs, dans la limite d’une heure quotidienne et dans un rayon maximal d’un kilomètre autour du domicile, liés soit à l’activité physique individuelle des personnes, à l’exclusion de toute pratique sportive collective et de toute proximité avec d’autres personnes, soit…

Fait à M. ma ville, le… quotidiennement.

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Coronavirus et l’Afrique: la banalité du racisme

Une vidéo et deux articles: 1- Haythem Guesmi et 2- Dominique Sopo

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LA VIDÉO – à propos d’un discours tenu sur LCI, ici: CLIQUER ICI POUR VOIR LA VIDÉO de LCI ( notamment à partir de : 4’32 »)

OU.CLIQUER ICI

Camille Locht (g.) et Jean-Paul Mira (d.), invités par la chaîne française LCI le 1er avril 2020.

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Les articles:

1_ Le Blog de Haythem Guesmi _ in Mediapart.fr 8 avril 2020

La banalité du racisme abject dans les médias français vient confirmer une certitude sans faille chez beaucoup des Africains : si on veut imaginer ensemble la possibilité d’un autre monde après cette crise, il faut surtout sauver l’Afrique de la prédation de l’élite française.

La séquence largement partagée sur les réseaux sociaux est connue, le discours raciste et abject est familier, mais cette nouvelle « provocation » nous présente avec une scène inédite : après la figure de journaliste-polémiste, c’est autour d’un médecin reconnu, le chef de service réanimation à l’hôpital Cochin, de décider en l’espace d’une minute de se métamorphoser en un scientifique-troll pour stigmatiser tout un continent et son peuple.

De la pure ingénierie mentale. Parce qu’il savait que ses propos vont suivre une trajectoire connue : le buzz, l’indignation, les excuses, le révisionnisme néocolonial, et enfin l’avancement de carrière. Et le cycle ne s’arrêtera jamais. La mise en scène est même travaillée : avant de commencer son discours avec une timide « si je peux être provocateur », le scientifique-troll savait déjà la suite des choses. Le jeu de regard, la dédramatisation en premier temps de l’ampleur de sa provocation, qui légitime dans un deuxième temps un racisme d’une violence inouïe. Bien sûr, certains osent parler de l’idiotie, l’absence de jugement et l’involontaire pour justifier l’injustifiable.

Le médecin devenu troll ainsi que son interlocuteur le directeur de recherche Inserm à l’Institut Pasteur de Lille, ce que l’institution française a produit de mieux, ont volontairement et en toute connaissance de cause décidé d’insulter les africains en réitérant la thèse hégélienne raciste et ignorante que l’Afrique est un continent sous-développé et marqué par la barbarie et la brutalité. Un espace de diable.

La banalité de racisme abject chez ces deux médecins vient confirmer une certitude sans faille chez beaucoup des Africains : si on veut imaginer ensemble la possibilité d’un autre monde après cette crise, il faut surtout sauver l’Afrique de la prédation de l’élite française.

À la recherche d’une jouissance perdue   

L’imaginaire raciste sur l’Afrique que véhiculaient les propos racistes de deux médecins se retrouve dans beaucoup des récits politiques et médiatiques sur l’incapacité de ce continent à faire face à la crise sanitaire. Après le Christianisme, c’est la science qui devient le seul et unique fondement du progrès de l’humanité, et l’Afrique est réduite à être un laboratoire à ciel ouvert.  

La note de recherche du Centre d’analyse, de prévision et de stratégie (CAPS) ainsi que plusieurs analyses journalistiques et reportages médiatiques banalisent tout progrès scientifique et toute expertise en gestion de la pandémie. Chez des experts français, que l’état africain aille « faire massivement la preuve de son incapacité à protéger ses populations » lors de la pandémie de COVID-19 parait inéluctable.

Pourtant, dans les faits, rien ne justifie ces projections alarmistes sur l’Afrique. Non seulement le nombre des cas de contamination et de morts plusieurs pays africains restent à date très restreint, mais aussi les mesures de confinement et de distanciation sociale ont été mises en place en suivant les consignes de l’OMS, même lorsque ces mesures sont fortement ruineuses pour les économies locales. De plus, l’onde de choc à venir après cette crise n’est pas exclusive au continent africain et ses dictateurs. Même dans des démocraties solidement établies comme la France et les États-Unis, la gestion chaotique de la pandémie témoigne de leur vulnérabilité, voir l’irrationalité comme avec la tenue des élections municipales. Même avec leurs mensonges d’état à répétition, les dictateurs africains, eux, ne l’ont pas osée.

Dans un quotidien de pandémie où le spectacle morbide de la mort et d’effondrement se tient en Europe plutôt qu’en Afrique, l’inversion inattendue des rôles ne peut que suspendre la possibilité de jouissance. Dans ce sens, l’intérêt pour les éventuels scénarios de catastrophe en Afrique doit être appréhendé dans leur capacité à combler un vide dans l’imaginaire toxique qui lie la France et l’Afrique. Chez les racistes et les néocoloniaux, se fantasmer à faire violence à ces africains, réduits à des cobayes et des prostituées, aide à calmer leur crise d’angoisse. La répétition de l’ordre colonial intensément intériorisé chez l’élite française favorise un retour de jouissance dans l’espace public français.  

Elle est là la faille ! Quand l’élite française nous demande d’oublier le passé colonial et invite à passer à autre chose parce que le temps de la colonisation est révolu, nous les africains savons que le temps n’est jamais linéaire, surtout quand la notion de la continuité, dans son expression la plus ignoble, celle de néocolonialisme, se manifeste au quotidien dans le rapport que l’élite française a avec nous.

Le besoin urgent d’accuser l’élite française!  

Cette continuité néocoloniale qui caractérise la relation entre la France et l’Afrique prend toute son ampleur dans sa virulente capacité infinie à empoisonner l’horizon africain. Comme plusieurs analystes et observateurs africains l’ont souligné à maintes reprises, l’effet dévastateur des propos racistes de deux médecins français ne se résume pas seulement à « la montée du sentiment anti-français au sein de la jeunesse africaine », mais encore à une éventualité plus grave : le refus des jeunes africaines de se faire vacciner contre le coronavirus par peur de se faire passer pour des cobayes.

Face à cette réalité affligeante, il me parait évident que le besoin urgent de décoloniser l’élite française de son imaginaire toxique et prédatrice ne peut être la responsabilité des Africains. Nous on sait qu’un racisme anti-africain très ancré en France ébranle toute forme de solidarité et de coopération équitable dans le monde futur qui se prépare. Et on n’a pas cessé de le souligner dans notre activisme et littérature, mais en vain.  

Au lieu d’envisager le « patient politique zéro » qui vient déstabiliser les régimes africains, il est plus que vital d’imaginer une « grande figure politique zéro » en France qui aura le courage de sacrifier sa carrière, engager son honneur et s’exposer personnellement pour dénoncer ses collègues qui font du racisme un métier et un quotidien.

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Entre les commentaires, celui-ci de Cécile Winter

Les propos du médecin français ne sont pas étonnants, mais reflètent ce qu’a été jusqu’aujourd’hui la réalité du rapport des médecins français et en général de « l’occident » à l’Afrique en matière de santé. Il serait temps d’écrire et faire connaître l’histoire monstrueuse qui a été celle du rapport à l’Afrique concernant l’épidémie du VIH. Je ne cite ici que quelques points:

1. Dès le départ. Il y a une conférence du Pr. Gentilini faite à Abidjan en 1989 ( avant qu’il n’y ait aucun traitement). Je viens de voir qu’on peut la retrouver sur le net. Je me rappelle très bien la phrase  » si on devait écrire le bêtisier du Sida ce serait long… », or ce n’était que le début. Il mettait alors en cause l’OMS qui avait fait savoir aux gouvernements africains qu’il s’agissait d’une maladie « de blancs » qui ne les concernait pas , qu’ils devaient se focaliser sur leurs problèmes de santé endémiques, ce qui, expliquait-il, a faire prendre un retard énorme dans les campagnes d’information et de prévention. Or bien sûr la maladie venait d’Afrique (le virus a commencé à se répandre dans les années 20 avec la colonisation belge, les regroupements de gens dans les pires conditions d’hygiène dans ce qui allait devenir Kinshasa). Elle n’a pas été repérée pendant longtemps  étant donné les structures sanitaires, et est-ce qu’on allait trouver anormal que quelqu’un meure après avoir eu des diarrhées et avoir maigri ( forme clinique la plus fréquente que prenait le Sida en Afrique). Donc on l’a découverte quand des américains qui voyageaient ont présenté une infection opportuniste bizarre et peu fréquente. Par contre, et dans l’autre sens, vous savez qu’à l’époque on l’appelait la maladie des trois H, un des H étant pour « haïtien » de telle sorte que les USA avaient fermé leur frontière aux haïtiens, alors qu’en fait ce sont des « touristes » américains, qui ont introduit le virus VIH en Haïti. A ce sujet il y a des explications détaillées dans le livre de Paul Farmer intitulé « inégualities and infectious diseases » 

2. Chapitre « vaccins ». Pendant longtemps il y a eu un buzz considérable sur le thème: la solution pour l’Afrique ce sera le vaccin. Or la question d’un vaccin » pour le VIH, virus qui infecte les cellules du système immunitaire et s’intègre dans leur ADN, n’a rien à voir avec les vaccins contre des virus  donnant lieu à des infections aiguës, tels que Ebola grippe coronavirus etc… Les vaccins contre ces virus posent des questions de fabrication technique, mais la conception est simple et correspond à ce qu’ a toujours été un vaccin, à savoir: accélérer la réponse immunitaire normale de l’organisme, en injectant des antigènes de l’agent pathogène contre lequel on veut vacciner, qui vas susciter une réponse anticorps qui sera alors prête à agir immédiatement quand l’organisme rencontrera l’agent pathogène en question ( il y aura une « mémoire immunitaire » prête à l’avance pour « détruire l’agent infectieux). C’est le même principe pour tous les vaccins existants. Le VIH n’a rien à voir car l’organisme ne crée pas spontanément une réponse immunitaire qui protège (des anticorps, tous ceux qui ont le VIH en ont, c’est même comme ça qu’on faite le diagnostic: ils sont « séropositifs »), dont il faudrait en « inventer » une extra-naturelle, or malgré tous les labos qui sont sur le sujet, on n’en a même pas l’idée aujourd’hui en 2020 ( disons en 2017 parce que je ne suis plus la biologie fondamentale et les conférences VIH depuis ma retraite), on n’en a pas l’idée malgré les centaines d’études sur les 5% de gens qui ont le VIH mais contrôlent spontanément le virus (ils ont une charge virale négative spontanément et on les appelle « elite controlers »).

Bref, je vous dis tout cela parce que en 1992! à la conférence mondiale sur le Sida à Amsterdam, un type est monté à la tribune (je me rappelle le nom de sa firme, « Genetech ») et il a sorti des diapos montrant « combien de morts auraient été évitées en l’an 2000 »!!! grâce au vaccin. J’étais à côté d’une amie virologue bossant à Pasteur, on s’est regardées ahuries, pour apprendre effectivement au cours du congrès que 4 essais vaccinaux allaient commencer!!! dans 4 pays, Ouganda, Brésil, Thaïlande, j’ai oublié le 4è qui était aussi je crois un pays d’Afrique noire(en tout cas aucun pays en Europe ou Amérique du nord) Coïncidence bizarre, les seuls médecins « non blancs » qui ont parlé au cours de ce Congrès venaient de ces pays (je me rappelle la présentation du collègue ougandais parce qu’elle était bouleversante et pathétique). Lors d’une pause, mon amie et moi nous sommes assises à côté du premier « noir » que nous avons vu,  c’était un collègue de Zambie qui nous a expliqué qu’on avait fait pression sur eux tous pour leur faire accepter cet essai dans leur pays, lui et beaucoup d’autres avaient refusé parce que ils devaient accepter sans savoir qui serait vacciné et avec quel produit, mais ils avaient en même temps l’angoisse au ventre, au cas où ils auraient peut-être refusé quelque chose, ou des crédits futurs pour quelque chose qui aurait pu aider leurs malades. Il nous avait dit aussi qu’ils avaient chargé le médecin ougandais, seul invité à faire une présentation à la tribune, de parler pour eux tous.

je raconte cela parce que cette comédie du vaccin VIH avec l’antienne « pour l’Afrique ce sera le vaccin » a duré des années, avec je ne sais combien « d’essais ». Dans les congrès vous aviez les séances « essais vaccinaux » pendant que dans les sessions d’immunologie fondamentale on expliquait x hypothèses mais pas la moindre idée de ce qui pourrait protéger du VIH. Pourquoi je pense que cela mérite d’être raconté, entre autres parce que je pense que ce bluff énorme a pu générer une méfiance logique dans les pays d’Afrique vis-à-vis du « vaccin » en général

3 Pendant qu’on parlait pour l’Afrique de vaccins dont le concept même n’existait pas, les traitement antirétroviraux ont eux bel et bien commencé à arriver, et en 1996, on disposait d’une trithérapie permettant de contrôler la charge virale de tous nos malades, autrement dit on ne mourrait plus du Sida, on devenait porteur chronique d’un virus qu’on savait contrôler. Mais il n’ y avait aucun de ces traitements en Afrique noire. J’ai le souvenir d’un éditorial du » Monde » disant textuellement « étant donné le prix des médicaments, il faut que les africains comprennent qu’ils devront se contenter du préservatif », je ne l’ai plus sous la main pour retrouver sa date, mais je pense que c’est vers 1999 (c’est là que j’ai envoyé un dossier de presse à tous mes collègues et à tous les journaux, en obtenant seulement du Monde Diplomatique la proposition d’écrire un commentaire sur le livre de Paul Farmer, ce que j’ai fait). Comme vous le savez peut-être, ce qui nous a sauvés, ou commencé à nous sauver, c’est la décision du gouvernement brésilien de fabriquer des génériques (ainsi qu’un labo thailandais qui fabriquait à l’époque un générique d’une molécule). C’est ce qui a fait baisser le prix des antiviraux d’une facteur 20 ( ou plus, 150 euros le traitement mensuel contre environ 5000 euros en France à l’époque) et c’est seulement alors qu’a été fondé le fameux « fonds mondial contre VIH tuberculose et palu. Mais vient alors la question de l’usage de ces médicaments;

J’ai pris l’exemple de l’initiative mondiale pour éviter la transmission mère-enfant, annoncée au congrès international de Durban en 2000 – qui a été l’occasion pour la première fois d’une importante mobilisation, mais il n’y avait toujours pas d’antiretroviraux disponibles en Afrique. Cette initiative annoncée à grand bruit consistait à proposer aux femmes enceintes arrivant au moment d’accoucher et chez qui on diagnostiquait alors le VIH, un comprimé de Nevirapine (Viramune) en début de travail. Le « rationale » de l’affaire, c’est que la Nevirapine fait baisser très rapidement la charge virale, si bien qu’au moment de l’expulsion de l’enfant on pouvait éviter sa contamination per partum. Malheureusement, la charge virale remonte aussitôt à son niveau antérieur, avec cette fois un virus résistant à Nevirapine, car c’est très rapide, il suffit d’une mutation pour que ce médicament ne marche plus ( c’est même en se servant de Nevirapine que le fameux Dr. Ho avait pu calculer la quantité de virus produite quotidiennement dans l’organisme, grâce à la pente très rapide d’apparition de ce virus résistant): donc je veux dire que clairement tout le monde le savait.Moralité, les femmes qui ont reçu ce traitement avaient des chances heureuses d’avoir un enfant non infecté, mais la trithérapie à venir était foutue pour elles, car on savait que la trithérapie qui allait arriver comportait Viramune plus deux autres médicaments, 3TC et D4T ou AZT. Si elles ( ou leur enfant malheureusement infecté malgré Viramune) recevaient ensuite cette « trithérapie », c’était en fait une bithérapie puisque Viramune était inefficace: ce qui veut dire que le virus continuait à se multiplier, hors la résistance à 3TC survient en environ un mois ou moins ( il suffit aussi d’une seule mutation) donc la trithérapie était en fait monothérapie et on finissait par avoir aussi la résistance à D4T /AZT. Combien de patientes arrivant dans ce cas j’ai pu voir, venant d’Afrique noire et d’Haïti, et combien de publications à ce sujet!! Cela survenait – et survient encore – quand les médicaments viennent à manquer et qu’il y a des interruptions. Mais dans l’initiative internationale dont je vous parle, on le savait et on pouvait parfaitement l’éviter: il suffisait de donner à la femme, même si on voulait arrêter ensuite le traitement, un traitement de quinze jours après l’accouchement – avec AZT au moins ou AZT/3TC – le temps que la Nevirapine disparaisse du sang ( car ce médicament a une demi-vie longue): cela permettait d’éviter l’apparition de la mutation de résistance à Viramune et donc préserver l’efficacité de la trithérapie à venir pour la femme. C’est par exemple ce que les thaïlandais ont fait chez eux, ils prolongeaient par 15 jours d’AZT, c’était parfaitement faisable. Pourquoi cela ne s’est pas fait dans ce programme magnifique! pour l’Afrique noire, je suppose que c’est parce que le labo Boehringer qui fabriquait à l’époque Viramune le fournissait « gracieusement » et que les autres ne l’ont pas fait. Je n’étais pas dans leur tractation. j’ai levé timidement la main au cours de cette séance, timidement à cause de mon mauvais anglais, pour poser la question, me demandant comment il se pouvait que je sois la seule à intervenir! et je me suis fait rembarrer par l’orateur d’un revers de main, « ah, question de résistances… »

3) Pourquoi le type de Cochin parle de prostituées, ça a dû lui venir tout seul parce que sans doute comme moi il a entendu des années durant dans les congrès des communications faites à partir de « la cohorte des prostituées de Nairobi », chez lesquelles on faisait x prélèvements pour étudier la susceptibilité génétique au virus et x truc de ce genre sans inclure ces femmes dans aucun programme de soin. Tapez sur google « cohorte des prostituées de Nairobi ». Il y a eu plein d’études de ce genre à l’époque. Il serait temps que le « grand public » y mette son nez

4) Le florilège des interventions et commentaires relevant du racisme le plus bestial, je pourrais le faire, y compris dans les communications des congrès internationaux. Mais si je dis que toute cette histoire mérite d’être  racontée en détails, c’est d’abord en soi, et ensuite, parce que cela entretient une suspicion légitime, mais en même temps nuisible, parce qu’elle conduit parfois à refuser des choses qui sont fondées scientifiquement et utiles. Ceci dit, il suffit de s’expliquer. Il m’est arrivé bien souvent de dire à mes patients africains que je savais comme eux que les crimes des blancs étaient innombrables, mais que la « science des blancs » est à prendre comme telle dans la mesure où c’est la science tout court, d’ailleurs l’algèbre a été inventée en tel lieu, la physique moderne en tel autre, ce qui compte c’est que si on est dans la science elle vaut pour tout le monde . Ils comprenaient parfaitement, « vous voulez dire que c’est universel » et je répondais oui c’est ça.Je suis beaucoup moins optimiste quant au décrassage des esprits de nos compatriotes. Quand Paul Farmer  et son équipe ont réalisé le premier programme de trithérapie anti VIH « en région pauvre » – c’était sur le plateau central d’haïti -, tous les experts à l’époque émettaient des doutes, n’est-ce-pas, sur la capacité des pauvres et illettrés à prendre le traitement! il a eu des taux de succès de plus de 99%, bien mieux que chez nous, parce que l’observance était parfaite, parce que une ou deux dames déjà traitées faisaient le tour du village chaque jour, entraient chez ceux qui devaient prendre le médicament pour vérifier s’ils l’avaient pris, s’ils avaient de quoi manger avec etc..

In blogs.mediapart.fr – 8 avril 2020

Haythem Guesmi est doctorant à l’Université de Montréal en études anglaises et écrivain tunisien. (cette info, « doctorant… » lue in Le Monde daté 17 mai 2019 à la suite d’un article intitulé« L’Europe veut imposer aux Tunisiens un projet de dépendance économique totale »)

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2_ Dominique Sopo

[Tribune] Traitements contre le coronavirus testés en Afrique : LCI et les « provocateurs »

Par Dominique Sopo  – Président de SOS Racisme (France)

08 avril 2020

Deux médecins français ont évoqué, sur la chaîne d’information LCI, l’idée de tester des traitements contre le coronavirus en Afrique, déclenchant une vive polémique. Si les scientifiques se sont excusés depuis, Dominique Sopo, président de SOS Racisme, juge l’incident tristement révélateur.

Mercredi 1er avril sur LCI, deux médecins ont devisé du rôle du vaccin BCG contre le coronavirus. Le professeur Locht, directeur de recherche à l’Inserm, expose les protocoles mis en œuvre afin de tester ce vaccin. Il déclare que ces essais se déroulent en Europe – et qu’il espère les voir se dérouler également en France – ainsi qu’en Australie.

Le professeur Mira, chef de service à l’hôpital Cochin, amène alors le professeur Locht sur le terrain de l’efficacité de l’étude, qu’il serait compliqué de mener à une échelle suffisante dans les pays cités puisque les protections contre le virus s’y multiplieraient. Il finit par déclarer : « Si je peux être provocateur, est-ce qu’on ne pourrait pas faire ces tests en Afrique, où il n’y a pas de masques, pas de traitements, pas de réanimation, un peu comme c’est fait d’ailleurs pour certaines études avec le Sida, où chez les prostituées on essaie des choses parce qu’on sait qu’elles sont hautement exposées et qu’elles ne se protègent pas ? »

Quelques instants plus tard, le professeur Locht lui répond : « Vous avez raison, et nous sommes en train de réfléchir à une étude en Afrique pour faire ce même type d’approche avec le BCG et un placebo ».

Certes, comme je l’ai exposé, ces propos s’inscrivent dans une séquence plus longue où le professeur Locht explique que des tests se pratiquent sur d’autres populations et où ces deux médecins apportent des arguments scientifiques à l’appui de leurs analyses.

Mépris des corps noirs

Alors, pourquoi cette émotion devant de tels propos ? Au-delà des mauvaises interprétations – non, l’Inserm ne mène pas une étude sur les Africains à l’exclusion des autres populations -, les mots du professeur Mira révèlent à l’endroit des corps noirs un mépris, fut-il inconscient, et présenté d’un ton badin sur le thème de la « provocation ».

Provocation fort déplacée en réalité, tant les arguments avancés pour faire des Africains des cobayes (absence de masque, absence de traitement…) pourraient également être utilisés pour l’Europe. Provocation fort déplacée en réalité, tant le professeur Mira aurait pu éviter d’adopter un ton primesautier pour évoquer des tests sur des populations présentées comme démunies – elles le sont en partie – sans jamais se poser la question de leur dénuement, pas plus que celle de la façon d’y remédier pour les protéger d’un virus mortel.

Que dire, en outre, de la comparaison, strictement réservée aux Africains, avec le Sida et les prostituées ? Quelle association d’idée se réalise à ce moment-là chez ce professeur pour qu’il extraie de son registre de références cette analogie précise, dont on sait qu’elle est socialement péjorative ?

Interroger le dispositif médiatique

La direction de LCI que j’ai jointe a insisté sur le contexte dans lequel ces propos ont été tenus (c’est-à-dire la totalité de la séquence), sur la parole sans affect des médecins et sur la faible maîtrise des médias par ces derniers. Ces trois arguments doivent être interrogés.

Ce n’est pas là une parole sans affect. C’est une parole sans respect.

Tout d’abord, je constate que les problématiques du racisme, du mépris et de l’infériorisation disparaissent de la légitimité médiatique française. Les principaux médias de notre pays jurent qu’ils sont contre le racisme mais, curieusement, trouvent que les noirs et les Arabes poussent le bouchon trop loin à chaque fois qu’ils évoquent un irrespect à leur égard.

Ensuite, je constate que le manque d’affect n’est pas précisément ce qui caractérise la parole du professeur Mira lorsqu’il se réfère aux prostituées et au Sida. Ce n’est pas là une parole sans affect. C’est une parole sans respect. Nuance de taille.

Enfin, s’il est vrai que les médecins ne sont pas habitués à parler devant une caméra, pourquoi les chaînes d’infos multiplient-elles les directs avec eux ? A minima, si l’argument devait être retenu, cette séquence doit interroger les dispositifs des chaînes d’infos où il faut sans cesse remplir l’espace, à tout prix.

Condamner les propos stigmatisants

Mais si l’on sortait de ce « a minima », il faudrait interroger la scène médiatique sur un autre aspect : pourquoi, lorsque des professeurs de médecine dérapent, trouve-t-on à leur égard l’excuse d’une défaillance de la maîtrise du discours (rappelons qu’il s’agit de personnes d’âge mûr, ultra-diplômées et habituées à parler à des publics, que ce soit dans leurs services ou dans des activités d’enseignement) ? Peut-être faudrait-il, à l’aune de ce registre d’argumentation, relire toutes les polémiques insensées et violentes qui s’abattent régulièrement sur tel ou tel jeune d’origine immigrée qui, lorsqu’il était ado, a fait un tweet raciste, antisémite ou homophobe…

Cette séquence, en réalité, nous amène à deux conclusions. La nécessité – pour le média où ils ont été tenus – de savoir condamner les propos stigmatisants et, lorsqu’on les a tenus, de savoir s’en excuser, ce qu’a d’ailleurs fait le professeur Mira dans les termes les plus clairs. C’est la condition sine qua non de la fin d’un déni de racisme et celle, alors, pour recréer un espace où ces sujets reviennent autrement qu’à travers la stigmatisation ouverte contre les noirs et les Arabes dans des émissions avec des personnages tels qu’Éric Zemmour, expérience qui se prolonge par mille scènes médiatiques plus feutrées.

La nécessité, également, de rappeler que l’on ne peut aborder la crise sanitaire avec des dispositifs télévisuels qui deviennent des spectacles dans lesquels des médecins – dont certains chercheront à devenir des « bons clients » – n’ont finalement pas grand-chose à faire. Un rappel que les autorités sanitaires et le CSA – que SOS Racisme a saisi en ce sens – devraient opérer d’urgence. Un rappel, pour les chaînes d’info, à entendre tout aussi urgemment.

in : www.jeuneafrique.com

Médias

1_ FRANCE 24

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2_ CANAL ALGÉRIE

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3_ TF1/TMC… ah…h…ah…@y…com – mdp: olGA@le sud2chif

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4_ ALMAGHARIBIA TV

.CLIQUER ICI POUR VOIR EN DIRECT ALMAGHARIBIA TV- EN LIVE STREAM

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5_ LE QUOTIDIEN D’ORAN

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6_ RADIOS ALGÉRIENNES _ ALGER CHAÎNE 3 etc…

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7_ MÉDIAPART

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8_ LE MÉDIA

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9_ POLITIS

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10_ REGARDS

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La rue est mal élevée

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À l’image, Laurence Vielle lisant un poème de Milady Renoir.

La rue est mal élevée – Un poème de Milady Renoir

La rue dévie des droites, de ligne et de parti,

La rue traite les hypoténuses comme des abus de langage,

La rue est la langue des peuples,

La rue inonde les murs d’encre et de signes,

La rue est la naissance, sa mort, sa renaissance,

La rue est mal élevée,

La rue pisse debout, assise, à quatre pattes,

La rue désenfouit les origines communes,

La rue attrape des maladies, des papillons

La rue a mauvais genre

La rue converge les luttes, les putes, les mecs en rut,

La rue radote, des cris de gueux aux fanatiques de dieu,

La rue est orpheline mais pas infertile,

La rue ne chuchote pas avec les yeux,

La rue harangue au tambour,

La rue est mal élevée,

La rue, c’est pas un projet bioéthique à développement durable

La rue, c’est pas un laboratoire du vivre-ensemble repentant,

La rue, c’est pas un espace vert ou jaune ou bleu ou…

La rue, c’est pas une réserve naturelle pour tourisme de masse,

La rue c’est pas un safari pour flics malformés,

La rue c’est pas une ZAD à grenader,

La rue c’est le syndicat du pavé,

La rue, c’est le désir du désordre,

La rue est mal élevée,

La rue commence au ras du sol, avec des pas,

La rue, une mère qui élève mal mais qui laisse grandir tout autant,

La rue riposte à la frontière,

La rue, porte de la loi, fenêtre avec vue sur le manque de droits,

La rue où craquent les vernis,

Dans la rue, on ne naît pas vivant, on le devient,

La rue est mal élevée,

La rue laisse mourir entre ses bras froids,

La rue cible les sans papiers

La rue compile les cris, les rires, les crises et les méprises,

La rue, palimpseste des impuissances,

La rue décide du sort, joue du destin, Hécate au rond-point,

Mais

Mais

La rue, demain le jour va encore s’y lever,

Et faudra bien penser à bien l’occuper,

jusqu’à ce que les chants des opprimés

passent d’un vague écho à un cri d’unisson.

La rue est mal élevée et fière de l’être,

La rue, ça ne fait que commencer.

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.POUR ÉCOUTER LE POÈME, CLIQUER ICI

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Violence (s)

Il y a trois jours, ce dimanche 5 avril, j’ai posté un article sur Facebook (commençant ainsi : « J’ai lu ce texte, « dégueulasse »… ») en réaction à un post que j’ai trouvé indigne et inacceptable d’une personne qui fut dit-on influente dans un certain milieu algérois. Elle est médecin. Le terme « dégueulasse » c’est elle-même qui l’emploie à propos de son propre texte/comportement. Nos deux posts que j’ai repris sur mon site internet (1) – plus le sien que le mien – ont fait l’objet de beaucoup de réactions. La violence de nombre d’entre elles  m’a interpellé. J’ai répondu à certains posts, j’en ai supprimé d’autres, mais il y en avait tant que plusieurs m’ont échappé. Tous ces textes violents étaient destinés à ce médecin. Comment est-ce possible, me suis-je dit. N’avons-nous pas d’autres moyens pour exprimer notre désaccord ? N’avons-nous que l’injure, que la diffamation, que porter atteinte à la dignité de la personne, que de la salir ? Sommes-nous à ce point démunis pour ne retenir que la violence pour nous défendre ? Si mon post, en réaction à celui de cette personne, est rude, très rude, il ne traite que de ce qu’elle dit (elle-même est limite, limite), non de ce qu’elle est. Je me suis alors interrogé sur le pourquoi de cette violence. Cette violence « démocratisée », sur Facebook ou dans notre quotidien dans la vie formelle vraie, n’est pas tombée du ciel.

Nous sommes aujourd’hui mercredi 8 avril, c’est à dire au lendemain de la commémoration d’une grande violence. Meurtrière celle-là. Il s’agit de l’assassinat de maître Ali Mecili. Beaucoup d’utilisateurs des réseaux sociaux ne connaissent pas Ali Mecili. Combien connaissent les héros, les martyrs ? Les héros de la guerre de libération, ceux qui ont milité pour le respect des Droits du citoyen à commencer par le droit de dire et d’écrire. Ali Mecili en était un.

La commémoration du 33° anniversaire de son assassinat par un voyou missionné par la Sécurité militaire algérienne (SM) de sinistre mémoire, est quasiment passée sous silence. À ce propos, on ne peut aujourd’hui parler de censure ou d’autocensure. Il y a là une volonté éditoriale libre et indépendante. Hormis Le Quotidien d’Algérie et Libre Algérie dont Ali Mecili a été le fondateur, peu de médias (peut-être même aucun) ont évoqué la mémoire de cet infatigable combattant pacifique pour les libertés. Et peu de pages Facebook évoquent Ali Mecili. Pas même celles d’actuels ou d’anciens responsables ou cadres ou professionnels de gazettes, pas un petit mot. Culpabilité ou fil à la patte ? Étourderie peut-être. Pas même ceux qui habituellement pérorent sur tout et rien. Ali Mecili, enfoui de nouveau.

Depuis toujours, le pouvoir en Algérie a favorisé la violence politique illégitime au nom de l’histoire passée et en devenir. Même si aujourd’hui on peut introduire quelques nuances du fait du long combat politique des Algériens. Le pouvoir algérien a favorisé cette violence en la pratiquant par le biais des structures de l’État ou en la suscitant parmi des segments de la société, des radicaux de toutes sortes, assoiffés de pouvoir et autres opportunistes. Pour n’aborder que l’histoire récente de notre pays, on peut interroger nombre d’islamistes repentis ou d’anciens membres de milices armées par l’État dans les années de terreur, les années noires 1990-2000 telles que celles de Hadjout, Bougara, Jdiouia … par exemple.

À la suite de manifestations, de jeunes adolescents, des enfants, ont été les victimes majoritaires de ces violences (octobre 1988, printemps noir 2001…) Des jeunes exclus de l’enseignement, même en étant physiquement présents sur les bancs de l’école en faillite. Le rôle de l’éducation nationale n’est pas en reste. La violence physique et symbolique au sein des établissements scolaires (en particulier) a toujours été présente depuis l’indépendance. Cette violence n’a jamais véritablement été dénoncée, parfois même érigée en règle (ségrégation, humiliation et autres violences contre les filles notamment parfois en usant du registre religieux). Lorsque la religion est instrumentalisée, ce ne sont qu’exemples de violences brutes (extrapolation) et anachroniques qui sont servis aux auditoires en constitution. Les traumatismes « nationaux » sont évacués, je dirais étouffés, faute de moyens humains, matériels et de volonté politique. L’enseignement de la communication, du raisonnement, de l’amour de la connaissance, est bancal, frise l’incompétence… les prières deviennent le lot des lycéens, en classe ou dans la cour de récréation. Et la dualité s’installe, et l’altérité et la contradiction sont brutalisées, voire rejetées, niées. Grâce à l’Internet, aux réseaux sociaux (il y a du bon) beaucoup parmi ces jeunes s’ouvrent au monde, à la connaissance heureuse et ouverte. Et c’est heureux. Mais beaucoup sont peu encouragés, voire abandonnés sur le bord de la route.

La violence au sein des télévisions publiques et privées est régulière jusqu’à y compris des émissions « légères » comme ces « caméras cachées » – l’exemple criard – complètement irresponsables. Lors des « débats » (lorsque ce n’est pas l’animateur qui monopolise la parole de longues minutes avant de la céder à ses invités) on en arriverait fréquemment aux mains (c’est l’impression que nous avons). La gesticulation est si haute parfois qu’on en vient à retenir son souffle. La communication n’a plus de sens. Les échanges sont insipides, on n’y développe pas l’esprit d’écoute, de compréhension, de critique et c’est peu dire. Et même ce semblant d’échange a disparu depuis janvier dernier. L’unique démultipliée est de retour. Avez-vous regardé El Hayet TV ? (entre autres) Je ne vous y inciterais pas.

Enfin, l’espace public d’expression citoyenne est entièrement cloisonné ou réduit à sa plus simple expression. Durant le Hirak que j’appellerai I, Hirak I – le suivant attend patiemment la mort du Covid 19 pour jaillir et prendre la relève – les citoyens ont créé toutes sortes d’espaces et de formes d’expressions libres. La pandémie (et la violence du pouvoir) a brutalement interrompu ces expériences.

AH- 8 avril 2020

(1)- http://ahmedhanifi.com/un-medecin-algerien-suggere-la-selection-des-malades-du-covid-19/

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ALI MECILI

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Ali Mecili à gauche avec Da El Mouhoub Naït Maouche (photo Libre Algérie- 07.04.2020)

Le 7 avril 1987, la SM faisait assassiner Ali Mecili, au coeur de Paris.

;https://www.youtube.com/watch?v=Lxoc8UxP4hQ

CI-DESSUS: « 8 avril 1987 Portrait de maître Ali MECILI, avocat d’origine algérienne, proche de l’opposition dans son pays, qui vient d’être assassiné à Paris. Images d’archives du « JA2 20H » du 26/10/86 de la manifestation de sympathisants des treize Algériens menacés d’expulsion, en présence d’Ali MECILI ; images d’archives d’Ahmed BEN BELLA en Algérie ; extrait de « Midi 2″ d’A2, aujourd’hui, dans lequel Ait AHMED, chef historique de la lutte pour l’indépendance, accuse les services spéciaux algériens d’avoir assassiné Ali MECILI ; interview de Me Michèle BEAUVILLARD (avocate) sur la personnalité de l’avocat Ali MECILI ; extrait d’une conférence de presse de AIT AHMED au coté d’Ahmed BEN BELLA (archives). politique; archive television; archive tv; ina; inna; Institut National de l’Audiovisuel; french tv Images d’archive INA Institut National de l’Audiovisuel » (INA.FR)

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ICI: émission spéciale CANAL + 30 juin 1999

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Lisez ce « spécial Mecili » de Libre Algérie de ce jour.

CLIQUER ICI POUR LIRE CE SPÉCIAL « LIBRE ALGÉRIE »

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« Nous commémorons aujourd’hui (Mardi 7 avril 2020), le 33ème anniversaire de la disparition dramatique d’un homme exceptionnel, d’un militant hors pair et un repère politique de grande valeur pour le combat démocratique en Algérie. Dans un contexte mondial sans précédent, où l’ordre imposé par les hégémonies traditionnelles est fortement bouleversé, de par la crise sanitaire qui interpelle, tout individu est sur des lendemains incertains. L’Algérie, n’échappe pas bien sûr, d’autant frappée doublement, en plus de la crise que traverse la planète, ses recettes pétrolières se voient en baisse au fur et à mesure la crise du COVID19 perdure et perturbe le marché mondial des hydrocarbures, à cela s’ajoute l’instabilité du climat politique, depuis des décennies et davantage ces deux dernières.

Une commémoration, qui par la résilience nous devrions repenser le monde, à travers la mondialisation des droits de la personne humaine, de l’esprit de solidarité et d’égalité des peuples, au-delà des frontières tracées par l’économie de marché et les coalitions financières basées essentiellement par la spoliation des richesses des peuples les plus vulnérables, ainsi l’exploitation de l’homme par l’homme et pour l’homme. Un combat, longtemps mené par Ali.

N’ayant pas eu la chance de le côtoyer personnellement, feu Ali MECILI, pour les raisons que tout le monde peut savoir. J’ai eu à le connaitre, à travers ses écrits, témoignages de ses proches et du plus fidèle ami. J’ai particulièrement, par ailleurs, un sentiment de fierté d’avoir appartenu des années durant, en qualité de jeune militant universitaire à la section pépinière, portant son nom, une école où nous avions appris le sens le plus noble du militantisme, du combat démocratique et la véritable signification de l’épanouissement personnel sur le plan formation politique. Il m’est difficile de dissocier l’homme de son parcours de maquisard, de militant ayant été de tout temps pour l’autodétermination du peuple algérien, lui qui était pendant longtemps parallèlement à ses activités politiques, l’avocat des réfugiés africains, kurdes et iraniens… en France.

Dans son ouvrage, intitulé « L’Affaire Mécili », feu Hocine AIT AHMED, dans un passage il s’était posé la question : « Farouche ennemi, puis victime, du despotisme politique, Ali va-t-il subir longtemps encore le despotisme d’une légende ? ». Question posée en avril 1989, soit deux ans après le crime d’Etat, commis sur le sol Français. L’omerta sévit toujours, le nœud gordien de l’affaire Mécili, demeure non élucidé pour raisons d’Etats. Comme l’a si bien interprété par son fils « Yalhane », dans une de ses œuvres artistiques « Thagarra N-Ugrawlliw » « la fin d’un Révolutionnaire ».

Tout est dit, c’est-à-dire, une fin tragique pour un homme ayant fait et payé de sa propre vie le prix, pour une lutte des plus nobles, menée non pour soi, mais pour que cesse la tyrannie des plus forts sur la dignité humaine. Le combat pour faire la lumière, et rendre justice sur cet ignoble assassinat est plus qu’un devoir de tout militant engagé, pour l’idéal démocratique pour lequel Ali, est tombé sous des balles assassines, comme le témoigne sa lettre laissée où il disait : « Je meurs sous des balles algériennes pour avoir aimé l’Algérie. ».

Trente-trois ans durant, le despotisme de la légende est subi encore par Ali, sa famille et amis, à ce jour le meurtrier présumé, court toujours en toute liberté. Plus que jamais le combat pacifique pour l’instauration d’une véritable démocratie en Algérie, doit continuer, rendre justice et faire honneur à la mémoire et le combat d’Ali.

Il fut l’artisan du séminaire de mars 1979, il était le pionnier du combat démocratique de l’Algérie postindépendance, au moment où certaines formations politiques ont préférée l’autodissolution, après l’échec cuisant d’une politique dite d’entrisme. Un séminaire ayant éclos le printemps Berbère.

Il était également l’artisan de la conférence et de la déclaration de Londres, en décembre 1985, une vaillance inédite dans l’Algérie indépendante, qui à l’époque a réussi à rassembler l’opposition autour d’un projet permettant au peuple de recouvrer sa souveraineté à travers l’élection au suffrage universel d’une assemblée nationale constituante. Il est à rappeler à travers son engagement au profit de la construction d’une véritable alternative démocratique, des générations de militants se sont succédé pour reprendre le flambeau de son noble combat, et de la structuration d’une opposition réelle au système politique né après la crise de l’été 1962.

L’œuvre de feu MECILI, à travers son long parcours ne peut-être résumée en des lignes, car elle est salutaire, exceptionnelle et une source référentielle pour ceux et celles qui sur le terrain des luttes, essaient de travailler, d’apporter leurs pierres pour la construction de l’Algérie démocratique, telle que conçue et portée par les valeurs de Novembre et l’esprit de la Soummam. Un militant peut se tromper, ne doit jamais tromper !

A travers les différentes étapes de l’histoire de l’engagement politique, depuis le mouvement national algérien, en passant par la nuit coloniale, jusqu’au dernier soulèvement populaire de février 2019, ayant à une naissance inévitable d’une révolution citoyenne joyeuse. Des hommes et des femmes ont chacun à leur manière, ont contribués tant bien que mal à l’édification d’un Etat de droit, ce chemin était loin d’être un long fleuve tranquille, traversant des crises multidimensionnelles et cycliques, dont beaucoup ont succombé à la dialectique de la violence/corruption. Une dialectique orchestrée et organisée, dans la seule optique d’accroitre le discrédit sur la chose politique, des militants évitant l’émergence d’une véritable classe politique crédible, en laissant place aux apparatchiks, charlatans et certains clowns malléables au besoin, seulement pour perdurer la longévité d’un système politique à travers de fausses représentativités, fausses élections et de fausses organisations.

Pour preuve, au lendemain des manifestations de Kharatta et de Khenchla, avant que le soulèvement révolutionnaire ne gagne la totalité du territoire national le 22 Février, des mois durant l’ensemble de ces appareils balayés par une vague de manifestations pacifiques, avant de voir la majorité de leurs responsables gagner des places dans les prisons qu’eux-mêmes avaient construits. En définitif, il ne peut y’avoir de véritable changement sans une alternative démocratique sérieuse, qui traduira en actions politiques les véritables aspirations des algériennes et algériens, à travers des institutions démocratiquement élues, consacrant l’alternance au pouvoir comme principe démocratique fondamental.

Aujourd’hui, plus que jamais, les risques d’une paupérisation galopante, le fossé des inégalités se creuse davantage, et les équilibres régionaux sont plus que menacés, tous ces ingrédients sont réunis non seulement pour remettre en cause l’ordre établi, mais nous envoient au même moment des signaux d’alarme pour que l’espèce humaine risque de s’éteindre, si elle n’arrive pas à se résoudre dans la résilience pouvant assurer l’accompagnement des populations et des catégories les plus fragiles dans le processus du changement post-crise.

Là, la militance est multiforme, où chaque citoyen est mis face à ses responsabilités doit prendre acte, par quelconque moyen pacifique en sa possession, que ce soit, pour mener ce noble combat, qui est celui du militant !

Pour mettre le « militant » face à ses responsabilités historiques, que de mieux que cet appel, de feu Ali MECILI, daté du 13 Mars 1966.

MILITANT! Te voilà de nouveau mis face à tes responsabilités de militant révolutionnaire. En fait, ton combat n’a jamais cessé et il ne cessera tant que l’Algérie vivra sous le règne de la terreur, de la torture et des prisons.

Tu as le devoir impérieux, où que tu sois, de reprendre le combat contre la dictature, de mener comme par le passé une lutte sans merci contre tous ceux qui ont méprisé ton Peuple, lui ont refusé le droit de choisir librement ses authentiques représentants, de choisir librement son avenir politique. Plus que jamais tu lutteras pour la libération de tous les détenus politiques, pour sauver l’Unité nationale et préparer l’unité des forces révolutionnaires, sauvegarder les conquêtes et les acquis de la Révolution, recréer l’impulsion de la base et l’enthousiasme des masses en redonnant la parole au Peuple et à tous les révolutionnaires. MILITANT! Ne cède pas aux provocations et à la propagande criminelle des ennemis de la Révolution et de la Démocratie. Le Peuple Algérien met tous ses espoirs en toi pour hâter la chute des dictateurs et restaurer la légitimité populaire.

L’Histoire nous a déjà donné raison. Forts de l’expérience des années de lutte, en corrigeant les erreurs commises, nul doute que l’Avenir verra le triomphe de nos principes.

L’opinion nationale et internationale peut désormais situer clairement les responsabilités. Le pouvoir issu du 19 juin n’ a ménagé aucun effort pour briser une Paix que tous les Algériens appelaient de tous leurs voeux. Devant l’Histoire et devant les Hommes, ceux qui ont oeuvré dans ce sens portent une très lourde responsabilité dont ils devront répondre un jour. Vive l’Algérie, vive la Démocratie !

Hachimi ARAB »

In : http://librealgerie.info/2020/04/07/mecili-ou-lesprit-du-militant/

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ALI MECILI AU CONGRÈS DU MDA, EN MARS 1987 À PARIS_ 16 JOURS AVANT SON ASSASSINAT PAR LA SM.

Ci-dessous capture d’écran de FB

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PAR TARIK MIRA

J’ai commencé à fréquenter plus assidûment Ali Mecili après l’accord de Londres entre Ait Ahmed et Ben Bella signé le 19 décembre 1985 pour instaurer la démocratie en Algérie. Il fallait donner une voix à cet évènement politique entre deux chefs historiques de la lutte de libération nationale. Le journal « El Badil » était d’obédience benbelliste stricto sensu et ne pouvait pas, en aucune manière, être le porte-parole de l’accord. Il fallait élargir le spectre médiatique d’autant qu’à cette époque, l’accord de Londres suscitait davantage d’hostilité que d’empathie. En tout cas dans les milieux qui sont supposés être proches de nous sur le plan politico-idéologique.

Ali Mecili, partisan résolu de cette alliance, ne craignait pas cette défiance et était persuadé que ce tandem est le seul qui arrivera à renverser le régime du parti unique. En lui rapportant un jour l’opinion hostile de nos proches amis sur le plan politico idéologique, il me répondit un peu énervé : « que veulent-ils ? ». « Ce texte est de Hocine, entièrement écrit par lui. Pas une virgule n’a été concédée », poursuit-il. Et, enfin, conclut-il, « c’est la seule déclaration de cette dimension où ni l’islam ni l’arabité ne sont cités. Tout est basé sur les valeurs et principes universels ». J’apprendrai plus tard que l’absence des deux notions avait en effet suscité des réticences au sein du Mda et, finalement, levées.

Pour lui, ce genre de critiques n’a d’autre but que d’éliminer politiquement son mentor Hocine Ait-Ahmed qui, rappelons-le, trois mois auparavant, soit le 22 septembre 1985, avait été écarté de participation au meeting, tenu à la salle de la Mutualité, à Paris, pour exiger la libération des détenus d’opinion, principalement les fondateurs de la LADDH, dont le Secrétaire général, était Hachemi Nait Djoudi, cadre du Ffs.
Après la signature de l’accord de Londres, s’entrouvrit la possibilité de lancer un journal d’informations tourné vers la démocratie. C’est à cette occasion que j’ai eu à fréquenter davantage Ali Mecili. Ce fut une période courte et dense. Je l’avais, un jour, accompagné, à Créteil, invité par les militants du Mda pour animer une conférence afin de promouvoir encore la démarche des deux chefs historiques, hier adversaires résolus ; aujourd’hui, réunis pour l’alternative démocratique. Au retour de cette conférence nocturne, il m’a conseillé de ne pas foncer tête baissée et de me ménager. Paroles prémonitoires !

Pour avoir plus de soutien à la démarche de Londres, Ali Mecili organisa un diner-débat le 19 mars 1987 au « Jugurtha », rue Saint André des Arts, à Paris. La toile d’un redéploiement politico-médiatique commençait à se préciser. Il me dira, le lendemain : « j’espère que Hocine saura transformer l’essai ». Parabole venue du rugby qui veut dire que tu marqueras des points supplémentaires par la pénalité accordée après le franchissement de la ligne d’essai.

A « Libre Algérie », Ali en tant que rédacteur en chef était chargé de l’éditorial principalement. Malheureusement, il n’avait dirigé que deux numéros avant qu’on l’assassine lâchement, dans le hall de son immeuble.

La veille et l’avant-veille de son assassinat, nous avions déjeuné ensemble pour parler du journal : qui sont les gens susceptibles de nous rejoindre et comment le financer ? Je l’avais même accompagné jusqu’au palais de justice. Il m’a raconté dans le menu détail la défense des benbellistes, en instance d’expulsion vers l’Algérie et qu’il a sauvés in extremis de cet arbitraire dicté par la logique policière. Il ne savait pas à cet instant qu’il sera le prochain sacrifié sur l’autel de la collaboration des services. Il ne s’empêchait pas d’évoquer avec humour l’interrogatoire d’un benbelliste lorsque le policier lui dit : « Alors, t’es terroriste ! » ; l’autre qui lui répond avec une naïveté déconcertante et en même temps véridique : « Non, je suis grutier ». Et,
Ali éclate de rire par l’évocation de ce surréaliste et absurde échange ! 

Il était heureux d’avoir sauvé des griffes du régime de modestes militants, engagés pacifiquement dans le combat politique. Son inquiétude, il me l’avait exprimée qu’une fois lorsqu’il est passé à la télévision en qualifiant le régime algérien d’assassin. Il m’a alors dit : « je crois que je suis allé trop loin ».
J’ai appris son assassinat vers 22h00, en cette journée funeste du 07 avril 1987. A l’époque, il n’y avait pas de téléphone portable. C’est Mohamed Benlhadj qui me l’a appris en me joignant à mon domicile. Il m’a dit : « Ali vient d’être assassiné ; Hocine a cherché à te joindre ». J’étais bouche bée, sonnée par l’énormité de la nouvelle et sidéré car, à cette époque, on ne croyait pas que le régime allait reprendre des méthodes expéditives de cette nature, pratiques normalement disparues. On se trompait, et l’avenir le confirmera.

Je garderai le souvenir d’un homme sensible, affable, aimant la chose publique, passionnément attaché à Hocine Ait Ahmed. Il y avait comme un amour filial entre les deux personnages. 

Quand on m’a demandé d’évoquer le souvenir d’Ali, je n’ai pas hésité mais que dois-je apporter de plus car, normalement, tout a été dit avec les livres de Hocine Ait Ahmed et de Michel Naudy consacrés au personnage et à l’affaire elle-même. J’ai donc voulu quelque chose de plus émouvant à mes yeux, comme par exemple son premier éditorial à Libre Algérie. Je cherchai dans mes archives et je suis tombé sur le manuscrit de l’oraison funèbre prononcée par Hocine Ait Ahmed. Il me l’avait envoyée pour la publier dans Libre Algérie. Et, sauf erreur, l’éloge funèbre a été édité sur ce support le mois de mai 1987….

TARIK MIRA

In: Libre Algérie 7 avril 2020

Un médecin algérien suggère la sélection des malades du Covid 19

(CE MEDECIN: AMIRA BOURAOUI sur son site Facebook)

OU LE FAUX DILEMME DU TRAMWAY

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Sur Facebook, dimanche 5 avril 2020, 10h30

J‘ai lu ce texte, « dégueulasse » de Amira Bouraoui.
Je n’ai pas pu lui répondre directement. Voici ce que j’aurais aimé qu’elle lise. Je viens de l’écrire à chaud ce matin de dimanche.
(publié sur ma page Facebook dim 5 avril 2020)
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Madame Amira Bouraoui, votre discours sur quatorze lignes Facebook, est provocateur, amoral, jeuniste et idiotement mimétique de la pire espèce qui a fait des ravages dans un monde où, il n’y a pas si loin on exaltait le culte de la sélection. Car il s’agit bien de cela : sélectionner des hommes parmi d’autres hommes. Parmi ces « exaltés » nombre de médecins hélas. Votre texte est une juxtaposition de mots sans envergure qui jettent par-dessus bord les nobles principes dont celui de l’égalité entre tous les citoyens. Un discours guerrier où la vie humaine est perçue comme un produit de consommation que vous marchandez aux enchères inversées. Votre discours aventurier et sans aucune précaution oratoire, bien au contraire, est un amas de phrases superficielles que vous qualifiez vous-même de « dégueulasse » dont le but est de faire le buzz et gagner le sommet ou le paradis de la renommée médiatique. Pôvres de nous, quelle médiocrité ! Un discours où « le faire société » est évacué (khawa khawa à la poubelle), un discours qui fait fi de toutes les victoires de la science pour l’Homme, un discours provocateur et mimétique de la pire manière car celui tenu par des spécialistes nord européen que vous semblez vouloir reproduire, vous le reprenez de manière outrancièrement caricaturale, sans délicatesse, sans précaution et sans aucune profondeur intellectuelle. Non madame, la vie humaine ne se marchande pas, quelle qu’elle soit. Vous êtes jeune peut-être, mais cela ne vous empêche pas de vous cultiver, de plonger dans l’Histoire dramatique de notre humanité, avec ses guerres, ses sélections au nom d’un alibi quelconque, sexe, race, apparence, culture… Je suis à deux doigts de vous demander de vous taire et d’aller en bibliothèque vous asperger d’humanisme. Il y a le déclin naturel physique, il y a le déclin moral et intellectuel, volontaire. Vous avez choisi. De grâce, ne détruisons ni l’esprit, ni le corps. Ils s’accomplissent tous les deux, le plus souvent tard dans la vie. « Voilà, détestez-moi ! » écrivez-vous. C’est fait, mais je ne vous déteste pas vous, je ne vous connais pas madame, mais votre fangeuse parole. « La jeunesse est le temps d’étudier la sagesse ; la vieillesse est le temps de la pratiquer » ya madame.

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AVANT LES RÉACTIONS, VOICI QUELQUES CAPTURES D’ÉCRAN DU COMPTE « AMIRA BOURAOUI »

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_________VOICI MAINTENANT LES RÉACTIONS FACEBOOK_____________

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Lundi:

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Atelier d’écriture. Une peinture (réponses) et N. DINET

Hier matin je vous proposais un atelier.

Écrivez une courte histoire. Une histoire à partir d’un tableau que voici, avec cette contrainte : 
Nous sommes au début du 20° siècle. L’histoire dans laquelle vous êtes partie prenante, (même si vous n’êtes pas nécessairement un des deux personnages visibles sur le tableau) est donc racontée « au présent ». (c’était ici : http://ahmedhanifi.com/atelier-decriture-une-peinture/)

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1_ Je vous propose ma réponse (mon texte)

2_ Les textes des lecteurs de ce sites (et de Facebook)

3_ À la suite des textes je vous propose une galerie de peintures de N. DINET

1_ Voici mon texte :

Une femme et son fils immobilisent le temps, reprennent des forces alors que le crépuscule pointe. La mère ne regarde pas son enfant, pas l’horizon ni Dinet. Son regard n’est nulle part ailleurs qu’en son for intérieur, au cœur de son cœur essoufflé, meurtri. Son fils dort, étendu sur son genou, en chien de fusil. Autant rompu que sa maman. Le deuxième soir va tomber et leurs ombres s’allongent. Ils sont harassés, mais la station n’est pas loin où ils passeront la nuit à l’arrière de ses murs, si personne ne les en chasse. Leurs pieds, nus, sont enflés et les crevasses comme les gerçures sont plus profondes qu’à leur départ de Naama, leur fuite obligée, la veille à l’aube. Khadra et Omar ont marché deux jours durant droit sous le soleil intraitable et dormi recroquevillés sous la froideur des étoiles, et ils n’ont presque plus de pain ni d’eau. La main droite posée en visière sur son turban, Khadra ne voit ni n’entend plus rien en dehors d’elle, en dehors de son être. De son fond, sa mémoire extirpe une image trouble au centre d’un flou voilé. Une image trouble d’elle petite fille tenaillée par la faim. Elle est assise sur une pierre devant leur maison, la tête contre sa maman qui pleure en silence. Khadra ne se souvient plus du reste. Le souvenir vaporeux la secoue. D’autres images sourdent. La famine avait décimé une partie de la population. On avait dit dans les nwayel que c’était à cause des sauterelles, et elle en avait attrapé, elle en avait mangé alors que des soldats français distribuaient des bonbons aux enfants. Elle avait haussé les épaules. Aujourd’hui elle tremble à ces souvenirs. Elle n’a plus la force de mouiller ses joues. Le bras gauche posé sur son fils lui transmet son amour. Il est l’essence de sa résilience, de son endurance. Khadta a longtemps enduré. Les plateaux en arrière-plan annoncent la ville de Aïn-Sefra. La main posée sur son front, Khadra souffre. On la dirait soldat au repos, le temps pour son esprit de se faire une raison. Elle est désormais seule au monde avec Omar posé sur elle, et sa veuve mère qui ne les attend pas à Sfissifa, mais qu’elle espère embrasser avant ou après la tombée du jour prochain, le troisième. Si Dieu le veut dans sa miséricorde. Ses pensées sont maintenant prisonnières de la lâcheté de « lui », howwa. Elle ne l’a jamais appelé qu’ainsi, howwa qui, par son comportement, sa cruauté récurrente, mille fois recommencée, l’a précipitée sur la route, leur dernier fils avec elle, répudiée, mtelga. Howwa l’avait prise à sa mère et emmenée, emportée, chez ses parents à lui, dans une ferme à Naâma, où ils l’ont réduite au silence et à la servitude, durant trois décennies. Elle n’avait pas seize ans. Hormis Omar, tous leurs enfants sont grands, mariés. Ils ne purent jamais rien. Omar qui souffrait autant que Khadra de cet odieux père et mari, est aujourd’hui heureux aux côtés de sa mère, mais là, Dinet les a voulus à bout, épuisés, seuls.

Le lendemain, à Sfissifa, au soir du troisième jour de marche, Khadra et son enfant embrasseront la porte de la maman avant de l’ouvrir. Khadra lui donnera tous les bijoux qu’elle porte et qu’elle lui avait offerts, il y a trente ans, bracelets, Jbin, Kholkhal, hzam…

AH. 3 avril 2020

NB : il y a un terme de la contrainte que je n’ai pas respecté. Je l’ai tout simplement zappé : « vous êtes partie prenante », tant pis.

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2_ CI-APRÈS LES PROPOSITIONS DES LECTEURS (de ce site et de Facebook):

A_ MEZIANI KAHINA.

« Au milieu ou au bord du désert c’est toujours un endroit perdu, un endroit qui s’est perdu pour qu’on le retrouve et surtout qu’on s’y retrouve. 

Elle était là sur cette dune de sable au sommet plein de petites pierres, assise appuyant son coude sur le genou.

Essoufflée et au bout de ses forces, elle expirait pour laisser sortir cette boule d’air qui l’étranglait, mais aussi pour empêcher ses larmes de tomber sur cet enfant qui s’allongeait sur ses pieds, elle ne voulait pas pleurer pour ne pas laisser ce sec espace saharien qu’elle adorait trop, être inondé par des larmes de tristesse. 

Elle était inquiète et rassurait son enfant, elle était grande devant lui et si petite devant tout ce qu’elle devait traverser toute seule, après que les grands vents du Sahara ou ceux de la vie n’aient emporté son mari, elle ne savait plus qu’elle était la vérité, mais surtout quelle serait désormais la solution. Sa main droite frottait sa tête comme pour creuser et chercher une réponse à toutes ses questions, elle avait besoin qu’on la rassure, qu’on l’oriente et qu’on la guide. 
Le soleil brillait, mais n’était pas pour autant doux, mais plutôt brûlant, mais les brûlures intérieures qu’elle avait, étaient bien plus douloureuses pour la faire agir ou bouger. Elle ne pensait plus à elle-même ni à ses besoins, ses peurs ou ses douleurs, mais à celles de son fils qu’elle ne cessait d’imaginer, elle lui serrait alors sa petite main comme pour essayer d’aspirer tout ce qui pouvait lui faire mal, elle lui caressait parfois le bras, mais ses lèvres risqueraient de la trahir tellement elles tremblaient, elle s’empêchait alors, difficilement, de l’embrasser ou d’avoir tout contact visuel avec lui. 

Lui était allongé sur le côté, les yeux fixés vers ce ciel bleu et ces tout petits nuages qui étaient comme signe d’espoir et d’assurance pour lui dire que le ciel est tellement beau et grand que ces petits nuages continueraient toujours d’avancer et d’exister, qu’ils seront parfois perdus de vue, mais qu’ils finiront toujours par réapparaître. 

Tandis qu’elle, elle avait les épaules courbées, ses yeux qu’elle n’avait plus le courage de lever étaient fixés vers le sol et ne voyaient alors que ces petites pierres qui lui avaient blessé ses pieds nus, elle suivait des yeux le sable que le vent mouvementait, ce qui la stressait et la désorientait encore plus, car elle n’avait plus de point d’équilibre même pour y poser ses beaux yeux noirs. 
Désespérée, elle décida de se rassasier avant de devoir reprendre ce ci long chemin qui l’attendrait en descendant cette haute dune qu’elle avait montée juste pour regarder de très haut son parcours qui l’attendait et lui faisait tellement peur, c’était sa façon à elle de lui dire qu’elle prendrait toujours le dessus et que ça serait toujours plus petit qu’elle et ses capacités, car elle regardera toujours ses misères de très haut. 

Pour se rassasier, elle releva donc ses épaules et se tint le buste bien droit, ferma ses yeux fatigués pour ouvrir ceux d’une petite fille forte et protégée. Son fils, secoué par le mouvement de sa mère, s’assit à côté d’elle et la regarda, intrigué.

Quand elle ouvrit la bouche, tous les vents s’arrêtèrent comme par peur de la déranger par les sables qu’ils emporteraient, une voix magique atteignit les cieux et immobilisa les nuages, l’espoir qu’elle chantait dessina un sourire sur le visage du petit enfant comme pour lui demander de grandir rapidement, ses yeux pétillaient comme un feu allumé dans une oasis habitée par des gens chaleureux pour donner des étincelles de réconfort à cette dame accablée par la vie. Les dunes quant à elles ne comprenaient aucunement les paroles, mais s’inclinèrent et devinrent toutes petites pour lui permettre de descende elle et son fils sans avoir à souffrir en parcourant un long chemin sous cette chaleur.

Le chant de cette femme et maman était d’un côté, un cri et une délivrance d’un poids insupportable pour elle et de l’autre un rêve d’enfant, une chanson et un symbole de joie et de festivité qui réconforta et redonna de l’espoir au petit homme qui deviendrait bientôt très grand pour protéger sa maman, ce mystérieux Sahara. » M.K. 7 avril 2020


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B_

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3_ Voici la galerie de peinture de Nasreddine DINET

La nuit du Mouloud

Jeunes filles de Bou Saada

Femmes de Bou Saada

Lumière des yeux, esclave d’amour

La voyante

Khadra, la danseuse

L’aveugle et l’insouciance de la jeunesse

El falaqa

Enfants de Bou Saada

La cueillettes des abricots

Les prisonniers

Femme abandonnée

(c’est celle qui ouvre l’atelier d’écriture)

Femmes et enfants dans l’oued de Bou Saada

Terrasses de Laghouat

Gardiens de chameaux

La procession

La prière

Les guetteurs

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Toutes ces images sont extraites d’un album intitulé « Un maître de la peinture algérienne NASREDDINE DINET » Éditions SNED_ALGER, 1975.

Atelier d’écriture. Une peinture

Pour sortir du Coronavirus,

Pour sortir de BFM TV

Ou Canal Algérie, ou Echorouk TV c’est idem.

Pour sortir de l’angoisse programmée.

Écartons les barreaux du confinement

Laissons voler notre imaginaire.

Écrivez une courte histoire.

Une histoire à partir d’un tableau que voici.

Proposition sur ma page Facebook: La peinture montre deux personnes. La première, jeune, est allongée, la seconde, âgée est assise. Autour d’elles, un grand espace, désertique. Nous sommes en Algérie au début du 20° siècle.

La consigne :

I

La consigne :

Imaginez une histoire que vous raconterez sur une seule page word (soit 50 lignes ou 500 mots)

Contrainte : Nous sommes au début du 20° siècle. L’histoire dans laquelle vous êtes partie prenante, (même si vous n’êtes pas nécessairement un des deux  personnages visibles sur le tableau) est donc racontée « au présent ».

Écrivez ce que bon vous semble à propos de ce cette peinture, ce qu’elle vous inspire. Je publierai votre histoire sur mon site : http://ahmedhanifi.com/atelier-decriture-une-peinture/

Monsieur le Président… Annie Ernaux

Annie Ernaux, lettre à Monsieur le Président

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Cergy, le 30 mars 2020

Monsieur le Président,

« Je vous fais une lettre/ Que vous lirez peut-être/ Si vous avez le temps ». À vous qui êtes féru de littérature, cette entrée en matière évoque sans doute quelque chose. C’est le début de la chanson de Boris Vian Le déserteur, écrite en 1954, entre la guerre d’Indochine et celle d’Algérie. Aujourd’hui, quoique vous le proclamiez, nous ne sommes pas en guerre, l’ennemi ici n’est pas humain, pas notre semblable, il n’a ni pensée ni volonté de nuire, ignore les frontières et les différences sociales, se reproduit à l’aveugle en sautant d’un individu à un autre. Les armes, puisque vous tenez à ce lexique guerrier, ce sont les lits d’hôpital, les respirateurs, les masques et les tests, c’est le nombre de médecins, de scientifiques, de soignants. Or, depuis que vous dirigez la France, vous êtes resté sourd aux cris d’alarme du monde de la santé et ce qu’on pouvait lire sur la  banderole  d’une manif  en novembre dernier –L’état compte ses sous, on comptera les morts – résonne tragiquement aujourd’hui. Mais vous avez préféré écouter ceux qui prônent le désengagement de l’Etat, préconisant l’optimisation des ressources, la régulation des flux,  tout ce jargon technocratique dépourvu de chair qui noie le poisson de la réalité. Mais regardez, ce sont les services publics qui, en ce moment, assurent majoritairement le fonctionnement du pays : les hôpitaux, l’Education nationale et ses milliers de professeurs, d’instituteurs si mal payés, EDF, la Poste, le métro et la SNCF. Et ceux dont, naguère, vous avez dit qu’ils n’étaient rien, sont maintenant tout, eux qui continuent de vider les poubelles, de taper les produits aux caisses, de  livrer des pizzas, de garantir cette vie aussi indispensable que l’intellectuelle, la vie matérielle.  

Choix étrange que le mot « résilience », signifiant reconstruction après un traumatisme. Nous n’en sommes pas là. Prenez garde, Monsieur le Président, aux effets de ce temps de confinement, de bouleversement du cours des choses. C’est un temps propice aux remises en cause. Un temps pour désirer un nouveau monde. Pas le vôtre ! Pas celui où les décideurs et financiers reprennent déjà sans pudeur l’antienne du « travailler plus », jusqu’à 60 heures par semaine. Nous sommes nombreux à ne plus vouloir d’un monde  dont l’épidémie révèle les inégalités criantes, Nombreux à vouloir au contraire un monde où les besoins essentiels, se nourrir sainement, se soigner, se loger, s’éduquer, se cultiver, soient garantis à tous, un monde dont les solidarités actuelles montrent, justement, la possibilité. Sachez, Monsieur le Président, que nous ne laisserons plus nous voler notre vie, nous n’avons qu’elle, et  « rien ne vaut la vie » –  chanson, encore, d’Alain  Souchon. Ni bâillonner durablement nos libertés démocratiques, aujourd’hui restreintes, liberté qui permet à ma lettre – contrairement à celle de Boris Vian, interdite de radio – d’être lue ce matin sur les ondes d’une radio nationale.

Annie Ernaux

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Lettre lue ce matin sur France Inter.

Ce matin, lundi 30 mars 2020, sur France Inter à 8h54. Émission « Lettres d’intérieurs » par Augustin Trapenard. Aujourd’hui, lettre d’ Annie ERNAUX « Sachez, Monsieur le Président, que nous ne laisserons plus nous voler notre vie… »

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CLIQUER CI-dessous pour voir la vidéo (lecture de la lettre):

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Mon atelier d’écriture, confiné

« photos d’une bibliothèque et son contenu »

(1) Ici la photo d’où germa l’idée de cet atelier

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Tout a commencé le matin de ce 4° lundi du mois de mars – il y a donc quatre jours – avec cette image trouvée sur Facebook (1) intitulée Labyrinthe de livres, elle montre deux adolescents courant dans un dédale de livres… La photo illustre l’occupation du temps en un lieu clos ou dans « un labyrinthe de livres ». Ce lundi ouvre la deuxième semaine de confinement (ordonné le mardi 17 à compter de midi). Le confinement nous oblige, par définition, à rester dans un lieu fermé sauf exceptions comme par exemple effectuer des « déplacements brefs, dans la limite d’une heure quotidienne et dans un rayon maximal d’un kilomètre autour du domicile, liés soit à l’activité physique individuelle, soit à la promenade… » Du coup, j’ai réduit à peau de chagrin ma marche quotidienne, pourtant hautement recommandée par mon médecin traitant « au moins 10000 pas ! » Me voilà confiné comme le gardien du phare de Langoz ou de Nividic en temps de tempête. Je passe mon temps dans mon bureau à errer de Facebook à YouTube en passant par des sites de toutes sortes. Mais, avec ou sans coronavirus, je continue de lire et d’écrire. Plus d’écrire, des heures durant. Ce matin, en regardant cette belle photo (1) des deux jeunes ados courant dans un dédale de livres, une idée a germé dans mon esprit. Je me suis dit que moi aussi je pouvais courir au cœur de ma bibliothèque, de mon labyrinthe de livres et monter un atelier d’écriture créative, ce que des années durant j’ai pratiqué (avec des élèves de tous niveaux et aussi des adultes, au profit d’associations, parfois de prisonniers),

Atelier dans la pinède et son champ lexical, à I…

mais aujourd’hui sans aucun participant sinon moi-même « joueur et arbitre ». Le temps de jadis à naguère, avec ou sans regret, est révolu. Alors, par où et comment commencer ? Par la photo justement. Dans la préparation d’un atelier d’écriture créative il est important de choisir « la situation initiale » sur laquelle reposera tout l’atelier. J’ai choisi celle de la combinaison « photos d’une bibliothèque et son contenu ». On peut apporter aux ateliers d’écriture créative autant de nuances qu’il y a de couleurs.  

J’ai donc pris des photos, beaucoup. Il en a fallu 44 pour balayer tous les rayons de ma bibliothèque, celle de mon bureau. Une à deux photos par casier. En moyenne chaque photo montre deux douzaines de livres. Beaucoup d’autres livres de vieilles éditions (voir photo n° 16)…, classés en deuxième rangée, ne sont pas visibles sur les photos. Je me suis contenté de travailler sur les titres apparents, en respectant des consignes ou contraintes élaborées en amont.

J’ai extrait parmi ces mille livres un par photo. J’ai ensuite feuilleté chacun des 44 livres choisis au hasard (plus ou moins), pour en extraire au hasard aussi (plus ou moins) un court passage de cinq phrases maximum. J’ai ensuite mis bout à bout les 44 courts textes en intégrant un apport personnel de deux phrases maximum (ou segment de phrases) pour faire jonction entre les extraits de livres. Cet ensemble j’ai « monté un texte » plus ou moins cohérent. Habituellement, avec les groupes de jeunes (ou non) je ne proposais pas autant de livres, deux ou trois par participant selon l’importance du groupe. À la fin de l’exercice, chacun lisait son texte que l’on portait au tableau, puis, dans un capharnaüm (obligé) indescriptible, ils en faisaient un texte global cohérent. Nécessairement nous abordions tel ou tel auteur, tel ou tel type de roman, de contenu, d’écriture…

Pour ce qui concerne l’exercice présent, j’ai retenu, comme écrit plus haut, un extrait par livre, soit 44 en tout. Je les ai ensuite classés de sorte qu’ils forment un ensemble censé sans quoi le jeu ne vaut rien. Cela n’a pas été facile et cela n’est pas toujours aisé. J’ai gardé les textes des auteurs quasiment tels quels. J’ai réduit au maximum mes interventions d’où les concordances de temps par exemple boiteuses. L’essentiel est ailleurs. Il a fallu que j’ajoute entre les extraits des auteurs ou au cœur des extraits eux-mêmes mes propres mots (ils sont en italique), mais cela fait partie du jeu, une contrainte parmi d’autres. Les nombres entre parenthèse renvoient aux titres/auteurs que l’on retrouve en fin du texte.

Voici d’abord la liste des 44 ouvrages. Puis ensuite le résultat de l’atelier

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Liste des ouvrages

1 : Amin Malouf- Les désorientés p 357

2 : David Grossman-Une femme fuyant l’annonce-p 95

3 : Philippe Roth- Némésis- page 157

4 : Carlos Liscano- Souvenirs de la guerre récente, p 43

5 : Jack Kerouac- Sur la route, 173

6 : Basho, Issa, Shiki- L’Art du Haïku, p 130

7 : Alessandro Barico- soie, p 15

8 : Marie Ndiaye- Trois femmes puissantes, p 250

9 : Mahmoud Darwich- La terre nous est étroite, p 215

10 : Attac- Transgénial !, p 98

11 : Edgar Morin- La méthode : 5-L’humanité de l’humanité, p 330

12 : Jorge Luis Borges- Fictions, p 96

13 : William Faulkner- Lumière d’août, p 527

14 : Michel Foucault- Surveiller et punir, p 294

15 : Georges Friedmann- Le travail en miettes, p 221

16 : Edouard Dujardin- Les lauriers sont coupés, p96-97

17 : Laurent Gaudé- De sang et de lumière, p 11 

18 : Arthur Rimbaud- Œuvres, Une saison en enfer, p 193

19 : Blaise Pascal- Pensées, p 76

20 : Littré- Tome 5, p 5720

21 : Marcel Proust- Du côté de chez Swann

22 : Homère- L’Odyssée, p 171

23 : Taha Hussein- Le livre des jours, p 224

24 : Tahar Ben Jelloun- La réclusion solitaire, p 39

25 : Ahlam Mostegnanemi- Le chaos des sens, p 360

26 : Salim Bachi- Autoportrait avec Grenade, p 45

27 : Isabelle Eberhardt- Amours nomades, p 49

28 : Abdelkader Djemaï- Zorah sur la terrasse, p 83

29 : Kaoutar Harchi- Je n’ai qu’une langue…, p 282

30 : Marsa- Jean Sénac, Pour une terre possible, p 212

31 : Mohamed Nedali- Morceaux de choix, p 112

32 : Ibn Khaldoun- Discours sur l’Histoire universelle T3, p 1214

33 : Saint Augustin- Confessions, p 422

34 : Jacques Ferrandez- L’Étranger (BD), p 64

35 : Albert Camus- Noces suivi de l’été, p 108

36 : Les Cahiers de l’Orient- 4°tr. 1994, 1° tr. 1995

37 : Pierre Bourdieu- Raisons pratiques, p 15

38 : El Hadi Chalabi- La presse algérienne au-dessus de tout soupçon, p 16

39 : Larousse : Encyclopédie médicale de la famille

40 : Dominique Eddé- Edward Said, le roman de sa pensée, p 57

41 : Ahmed Hanifi (désolé) Le choc des ombres, p 244

42 : Encyclopédia Universalis- Tome 18, p 133

43 : Encyclopédia Universalis- 1999, p 472

44 : JMG Le Clézio- Histoire du pied (ma lecture actuelle), p 259

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Résultat de l’atelier 

Pour commencer Le terme ‘‘photography’’ (des termes grecs ‘‘lumière’’ et ‘‘inscription’’ ou ‘‘écriture’’) a été créé en 1836 par sir John William Herschel, en Angleterre, pour désigner l’action ‘‘scriptrice’’ de la lumière sur certaines surfaces sensibles. (42)

Ensuite les textes. Je dois dire que Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire : ‘‘je m’endors.’’ (21) C’est décidé, Je monte à Paris, armé, dissident et heureux. Face aux heures noires, il me reste cet îlot, l’amitié de quelques-uns, la vôtre et l’espoir d’un soleil imputrescible. Avec cela, on peut affronter le dédale. (30) À propos de dédale tiens, je me souviens de Didier Le soir, il sortait avec des gens de son âge pour aller, en des endroits qui ne conviennent pas aux savants, entendre de la musique qui n’était pas faite pour les hommes graves ; enfin il prenait des plaisirs normalement interdits à ceux qui détiennent des fonctions religieuses. (23) Nous nous retrouvions au bistrot de la rue de la Charbonnière C’était un bistrot où on servait de grandes tasses de désolation, de lassitude et de tristesse ; de la bière à la pression et du vin ordinaire. C’était un dimanche matin ; le moment suprême du tiercé et des combinaisons bourrées de rêves petits et courts. J’étais bien habillé. (24) Un soir, il racontait son enfance à un peintre du nord de la France rencontré là Il n’y avait pas de calendriers illustrés, de portraits sous-verre ou de tableaux accrochés à nos murs. Sur ceux de votre enfance à Bohain-en-Vermandois non plus. Les seules images que je regardais étaient celles des livres de classe, des bandes dessinées, les photos de films et l’affiche en couleurs placardée au fronton du Kid, qui me faisait parfois rêver et voyager loin. (28) Le peintre préférait parler littérature  L’œuvre d’Octavio Paz est en cours de publication, sous la direction de J.C. Masson, dans la bibliothèque de la Pléiade, aux éditions Gallimard, où sont déjà publiés la plupart de ses livres traduits en français. (43) La pensée développée dans cet ouvrage a été une pensée par cas, ancrée dans un terrain, bornée par un certain espace et une certaine temporalité. (29) L’auteur mexicain a beaucoup été imité disait Didier et cela lui déplaisait Tel écrivain tente de reprendre à son compte l’œuvre d’un ancien auteur, avec d’autres mots et une disposition différente : c’est du plagiat pur et simple. Tel autre supprime des passages essentiels, ou mentionne des choses inutiles, ou remplace le vrai par le faux. Tout cela n’est que présomption et ignorance. (32) Quant à moi, je pensais à mon poème pastiche de Mouloudji J’avais glissé ce poème dans mon carnet noir. J’eus brusquement envie de le relire, de voir l’effet qu’il aurait sur moi, en ce lieu. (25) Je pensai à un labyrinthe de labyrinthes, à un sinueux labyrinthe croissant qui embrasserait le passé et l’avenir et qui impliquerait les astres en quelque sorte. Plongé dans ces images illusoires, j’oubliai mon destin d’homme poursuivi. (12) Je n’ai pas osé, peur du ridicule, c’est que Nous sommes dans plusieurs jeux, joués, jouets, mais en même temps joueurs. Toute existence humaine est à la fois jouante et jouée ; tout individu est une marionnette manipulée de l’antérieur, de l’intérieur et de l’extérieur, et en même temps un être qui s’auto-affirme dans sa qualité de sujet. (11)

Je les ai quittés tard dans la nuit pour rentrer chez moi Bercé par le roulis du taxi, des pensées décousues, sans lien aucun, me traversent comme des nuages gris, puis m’abandonnent sous la lumière écrasante. Je me souviens d’un jour semblable, où malade à en crever, je sentis que mourir sous l’éclatant soleil serait un gâchis insupportable. (26) C’était une époque ou nous vivions sous tension à cause d’épidémies Après ces cinq ou six nuits, l’alerte cessa de sonner durant quelques jours. On l’entendit de nouveau, sporadiquement, pendant un mois environ, puis elle ne sonna plus, de manière définitive. (4) Les conducteurs  d’autobus de la ligne 8 et de la ligne 14 disent qu’ils refusent de traverser Weequahic si on ne leur donne pas des masques de protection. Certains refusent même carrément de passer par là. Les facteurs refusent de venir distribuer le courrier. Les chauffeurs de camion qui livrent les marchandises aux magasins, aux épiceries, ceux qui ravitaillent les stations-service, et ainsi de suite, refusent eux aussi de venir. (3)Je suivais la foule grossissante de ruelle en ruelle, la tête lourde, les oreilles encore bourdonnantes de fièvre, les tempes en feu, les coudes et les genoux douloureux. La pression de la foule m’emportait comme un long torrent. (31) Arrivé à la maison, je pensais à Ora À dix-neuf heures trente, ce soir-là, elle s’active dans la cuisine en T-shirt et en jean sans oublier, pour parachever le tableau, le tablier à fleurs de la parfaite maîtresse de maison : un vrai cordon bleu. Et tandis que casseroles et poêles fumantes frétillent sur le feu, que des volutes de vapeur odorante s’élèvent jusqu’au plafond, Ora se dit que tout ira bien. (2) Puis, je ne sais pourquoi, j’ai pensé à Ingrid Bergman dans Gaslight Tour à tour son visage est éclairé puis obscurci, tour à tour dans l’ombre indécise et dans le  blanc des lumières, tandis que s’avance la voiture ; près des becs de gaz, en effet, est une grande clarté puis, après les becs, un obscurcissement ; encore ; le gaz de droite brille davantage ; oh ! sa belle blanche face, blanche mat, blanche d’ivoire, blanche de neige obscure, dans le noir qui l’enserre, et tour à tour plus blanche, plus lumineuse dans des lumières, et dans l’ombre s’atténuant, et puis resurgissant ; cependant sur le bois uni du pavé roule la voiture où nous sommes ; doucement, entre sa robe, il prend ses doigts ; elle les retire un peu ; et il lui dit : votre visage dans cette ombre et ces clartés s’harmonisent exquisément… (16) Je pensais à la Grèce et à l’auto-stop avec Dora On est retourné sur la route en pleine nuit, et bien entendu il ne s’est arrêté personne, vu qu’il ne passait pas grand monde, de toute façon. Comme ça jusqu’à trois heures du matin. (5) Dora était samienne Samienne : Terre samienne, nom d’une sorte de terre blanche et gluante à la langue, qui vient de l’île de Samos, et qui a été employée en médecine. (20) Je veux dire samienne, grecque de Samos où je l’ai rencontrée. Elle était avec un type à tourner dans l’île Ils montaient, se tenant par la main, comme des enfants bien sages, l’escalier bleu, puis, soulevant le mince rideau voilant leur porte comme d’une brume légère, ils retrouvaient l’ivresse interrompue la veille, les mille caresses, les mille jeux charmants. (27) Ils me laissaient rêveur, plus rêveur que mélancolique. Le type était nerveux, il gesticulait Où irons-nous, après l’ultime frontière ? Où partent les oiseaux, après le dernier. Ciel ? Où s’endorment les plantes, après le dernier vent ? Nous écrirons nos noms avec la vapeur. (9)La presse alimente l’affrontement tout en voulant donner l’impression qu’elle informe sur son contenu et sa dimension. Elle n’est donc rien d’autre qu’un instrument au service de choix stratégiques dans un affrontement sans merci où l’enjeu reste la population. (38)Beaucoup d’intellectuels sacrifient par ailleurs à des stratégies de pouvoir qu’ils font passer avant ce qui est à mes yeux la première fonction de l’intellectuel, la fonction critique. (36)Mais ce nouveau  courant, bien qu’il doive s’accentuer avec les progrès de l’automatisme et l’apparition de nouvelles fonctions, ne constitue ni une solution universelle, ni une panacée. (15) Apparemment, un homme peut tout supporter. Il peut même supporter ce qu’il n’a jamais fait. Il peut même supporter l’idée que certaines choses dépassent légèrement la limite de ce qu’il peut supporter. Il peut même supporter l’idée que, s’il pouvait se laisser aller à pleurer, il ne le ferait pas. Il peut même supporter l’idée de ne pas se retourner, même quand il sait que se retourner ou ne pas se retourner, ça revient en somme à la même chose. (13)Voilà je touche au but/ et je ne suis pas mort/ fin de l’automne (6) Oui dit Dora en souriant. Elle était triste, mais elle souriait L’automne déjà ! – Mais pourquoi regretter un éternel soleil, si nous sommes engagés à la découverte de la clarté divine, – loin des gens qui meurent sur les saisons. L’automne. Notre barque élevée dans les brumes immobiles tourne vers le port de la misère, la cité énorme au ciel taché de feu et de boue. (18) Le type l’a reprise. « La clarté, l’automne, l’hiver, le passé, le futur… » En quelle manière sont donc ces deux temps, le passé, et l’avenir ; puisque le passé n’est plus, et que l’avenir n’est pas encore ? Et quant au présent,  s’il était toujours présent, et qu’en s’écoulant il ne devînt point un temps passé, ce ne serait plus le temps, mais l’éternité. (33) L’éternité dans le cœur de la ville qui a changé depuis le tremblement de terre. On ne trouvait plus aucune trace, par exemple, de l’ancienne épicerie, du bouquiniste ou du vieux cinéma, celui devant lequel il était passé deux fois par jour, pendant des années, le matin autour de sept heures et le soir vers dix-huit heures trente. (10) J’étais triste lui dit Dora Curieusement ma colère est tombée d’un coup. J’ai ressenti une immense tristesse, je veux dire une immense fatigue. Je regardais cette ville, dont je connais chaque détour, chaque coin de rue, chaque coupole, parce que je n’ai jamais vécu ailleurs. (44)  Avant le tremblement dit le type, Au début des années soixante, cependant, l’épidémie de pébrine qui avait rendu inutilisables les œufs des élevages européens se répandit au-delà des mers, jusqu’en Afrique et même, selon certains, jusqu’en Inde. (7) Un virus implacable Virus : ce sont les plus petits agents infectieux que l’on connaisse. (39)Il faut survivre aux maladies,/ de celle qu’on attrape/ dans les rues éventrées des capitales immondes, de celles qu’on se transmet,/ de celles qu’on respire en famille/ attaché aux jambes d’une mère/ à ses seins,/ à ses bras,/ la mère/ qui n’en peut plus/ Mais se lève chaque matin en attendant de finir. (17)Ainsi s’écoule toute la vie ; on cherche le repos en combattant quelques obstacles, et, si on les a surmontés, le repos devient insupportable, par l’ennui qu’il engendre ; il en faut sortir et mendier le tumulte. (19) Le type, Il s’était levé puis, dans un soupir étranglé, presque un sanglot mais contenu, discret comme l’était cet homme, il s’était écroulé. (8) Appelle les pompiers lui ai-je dit, les pompiers Je parlerai d’un pays que je connais bien, non parce que j’y suis né, et que j’en parle la langue, mais parce que je l’ai beaucoup étudié… Est-ce à dire que ce faisant je m’enfermerai dans la particularité d’une société singulière et que je ne parlerai en rien de la Grèce ou de l’Algérie ? Je ne crois pas. (37)

Doria pleurait, elle semblait avoir perdu le fil de la réalité Autrefois, l’Occident reprochait à nos pays d’Orient leurs éphèbes et leurs femmes lascives, et aujourd’hui on nous reproche notre extrême pudeur. À leurs yeux, quoi que nous fassions, nous sommes toujours en faute. (1) Elle respira longuement Sur ces plages…, tous les matins d’été ont l’air d’être les premiers du monde. Tous les crépuscules semblent être les derniers, agonies solennelles annoncées au coucher du soleil par une dernière lumière qui fonce toutes les teintes. (35)

Plus tard, Doria me parlera de Larbi, cet ami abandonné qui n’aimait pas les journalistes « il te ressemble » Larbi : « le journaliste dit que nous sommes son cauchemar. Il répète ‘‘la France c’est plus la France, c’est l’Afrique.’’ Pourquoi ces gens-là ils nous humilient, pourquoi ils nous assassinent ? Ces gens-là ils nous poussent à détester nos parents, à renier nos arrières grands-parents et nos racines ». (41) Dora me dira aussi qu’un jour, alors qu’elle se promenait avec Larbi sur la plage ils entendirent derrière eux « S’il y a de la bagarre, toi Masson, tu prendras le deuxième. Moi je me charge de mon type… Toi Meursault, s’il en arrive un autre, il est pour toi. » (34)J’ai là cet étranger dont j’ignore le nom ; en ma demeure, après naufrage il est venu ; mais nous arrive-t-il des peuples de l’aurore ou de ceux du couchant ? (22) Elle me dit que Larbi s’était dressé contre les agresseurs Ne craignez-vous pas que le pauvre que l’on traduit sur les bancs des criminels pour avoir arraché un morceau de pain à travers les barreaux d’une boulangerie, ne s’indigne pas assez, quelque jour, pour démolir pierre à pierre la Bourse, un antre sauvage où l’on vole impunément les trésors de l’État, la fortune des familles. Or cette délinquance propre à la richesse est tolérée par les lois, et lorsqu’il lui arrive de tomber sous leurs coups, elle est sûre de l’indulgence des tribunaux et de la discrétion de la presse. (14) Ces mots de Larbi me renvoyèrent à ceux d’un vieil ami d’Edward. Derrière la révolte d’Edward Saïd contre le regard supérieur que porte l’Occident sur l’Orient, d’où naîtra ‘‘L’Orientalisme’’, se jouent deux libérations : d’un côté, la sienne vis-à-vis d’un père en accord avec le pouvoir du plus fort (l’Amérique) et, bien plus complexe, plus difficile à formuler, vis-à-vis d’une mère aussi possessive que changeante, et, puis enfin, sur le plan collectif : celle des peuples abusés par les dominants. (40) »

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Moralité de cet atelier ?

Faut-il qu’il y ait une moralité ? je ne sais pas, mais je sais que l’on peut, avec un minimum de volonté, vivre intelligemment en interagissant par exemple avec des écrivains de tous horizons, à travers leurs écrits, quitte à en dégager sa propre morale et une idée d’écriture pour soi-même.

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Confinement, mais.

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Confinement, mais.

Je me faisais cette remarque de bonne heure ce samedi matin en traversant un des champs en bordure de la ville. Je me disais que contrairement à il y a quelques semaines, lorsque j’entends le mot « confinement », je ne vois plus, n’entends plus, un régiment de canards sauvages cancaner à la lisière d’un étang ou d’oies blanches printanières cacarder dans une ferme, les uns comme les autres sans vergogne ni respect pour leur voisinage. Aussitôt après cette remarque je me suis demandé « pourquoi des oies ? » Je n’en savais rien et n’en sais toujours rien en fait, peut-être à cause de ces sympathiques syllabes « confi » ? Aujourd’hui le terme confinement me renvoie très justement à enfermement (et à « caserne », allez savoir pourquoi, je ne détaillerai pas au risque de me retrouver – et de vous entraîner – au cœur d’un complexe labyrinthe semblable à ceux de Borges).

Aujourd’hui, disais-je, lorsque j’entends « confinement », j’entends en même temps « enfermement ». « Restez enfermés (confinés) chez vous, sauf pour de courtes exceptions » entend-on régulièrement à la radio et à la télé. On peut déroger à la règle « pour, par exemple, pratiquer brièvement un sport individuel ». Les termes exacts portés sur l’Attestation de déplacement – que l’on doit absolument porter sur soi avec sa pièce d’identité sous peine d’amende – sont ceux-ci : « Déplacements brefs à proximité du domicile, liés à l’activité physique individuelle… » Il y a d’autres exemples. Très bien. Mardi dernier lorsque je découvrais cette « Attestation de déplacement dérogatoire, je me suis demandé « mais que signifie ‘‘bref’’ ? » Le dictionnaire nous enseigne que le mot bref veut dire « Qui est court », « qui a peu d’étendue ». Comment puis-je continuer à marcher avec cette définition ? me suis-je alors questionné. Et que veut dire « proximité » ? Le même dictionnaire  répond sans se fouler « à faible distance, aux environs immédiats ». Faire le tour de deux, trois pâtés de maisons pensai-je. De gros pâtés alors, car il me faut répondre aux « recommandations fortes » de mon médecin « marchez une heure et demie par jour au pas accéléré ». C’est qu’il se fâcherait le toubib.

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Rester enfermé, sauf pour marcher, une fois par jour. J’ai donc continué à marcher ce mardi-là et  chaque jour comme les jours d’avant. Oui, il nous faut désormais dire « les jours d’avant », car depuis son déclenchement cette pandémie ravageuse de Coronavirus – une pierre blanche, plutôt noire – est un marqueur majeur pour notre monde, une frontière haute plantée entre deux mondes. Une date charnière. Une date historique comme la naissance de Jésus-Christ il y a 2020 ans (date erronée par ailleurs), où l’extinction des dinosaures il y a 65 millions d’années. On dira « c’était avant le coronavirus » comme on dit « avant J.C » ou « après le coronavirus », ou encore « pendant le coronavirus ». Le monde d’après sera autre. Un nouveau monde naîtra demain à la suite de cette dramatique et scandaleuse expérience humaine, je l’ai rêvé et je l’ai récemment mentionné. Un monde qui fera de la fraternité une vertu cardinale, auprès d’autres. « naïf » ai-je entendu dans mon rêve. Nous sommes pour sûr des millions de naïfs à penser, espérer ce nouveau monde. Nous y croyons et nous l’espérons les bras décroisés, le corps et l’esprit en action. Évidemment. 

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Mais revenons à nos oies d’aujourd’hui. J’ai donc continué à marcher mardi, mercredi, jeudi, vendredi et tôt ce matin comme les jours d’avant. Le soleil pointait au-dessus des arbres, bouffi d’insolence et impassible avec plus ou moins de vigueur, comme hier, et comme demain. Les fleurs du printemps « ces rêves de l’hiver » (Khalil Gibran) commencent à bourgeonner. Voyez la vigne ! Les rues étaient entièrement silencieuses. Le gazouillis des oiseaux, frénétique. Et mes pas qui se bousculaient. Au détour d’une ruelle, un homme surgit avec son petit chien noir au bout d’une laisse, tout frisé, un masque sur le visage. Il portait des gants aussi. Nous avons tous les trois, d’un même mouvement, sursauté. Le fox-terrier se blottit derrière son maître sans même aboyer. Nous avons dit (le monsieur et moi) en même temps « bonjour » sur un ton identique, empreint d’une légère inquiétude, plus que de surprise, le sien étouffé par le tissus. Le fox jappa en trépignant. J’ai traversé la rue et poursuivi mon challenge quotidien plongé dans mes pensées, mais en rasant les murs ou les arbres, comme si je ne souhaitais pas que l’on me voie.

Ahmed Hanifi,

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CONFINEMENT LUXUEUX D’UNE BOURGEOISE ?

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La toile s’affole…

« Je vais faire ma Leila S. ce matin. J’espère que Le Monde publiera ma prose immortelle… » ironise S. Bachi. D’autres : « Le ‘‘Journal de confinement’’ de Leïla Slimani est proprement indécent… un texte ‘‘déplacé’’ qui dit l’hébétude ‘‘d’une bourgeoisie qui se rêve écrivain, écriture en temps de pandémie mais qui n’exhibe que sa folie de classe, à l’heure où les gens meurent’’. « la romantisation du confinement est un privilège de classes. Alors que l’autrice rédige ses carnets de bord de sa maison de campagne, ‘‘les ouvriers partent travailler au péril de leur vie, tout s’effondre’’… »

Après lecture du texte de La Goncourt, je dois dire que finalement, il n’y a pas ici de quoi fouetter un chat. Les critiques que j’ai lues sont plutôt sévères, il eut pire. On a lu pire comme texte égocentré ou baignant dans le cynisme. Non, et sans préjuger des articles à suivre, il en y a bien d’autres de chats à fouetter. Par-dessus le marché, pour atténuer son propos – peut-être que Slimani avait envisagé le pire – elle écrit : « À la télévision, un homme qui était, j’en suis sûre, bien intentionné, a dit que nous étions tous à égalité face à cette épreuve et que nous devions nous unir. Mais nous ne sommes pas à égalité. Les jours qui viennent vont au contraire creuser, avec une cruauté certaine, les inégalités. Ceux qui ont peu, ceux qui n’ont rien, ceux pour qui l’avenir est tous les jours incertain, ceux-là n’ont pas la même chance que moi. Pers, je lui tire la langue, sans plus.

Toutefois, en attendant la suite, voici la chronique « Jour1 » (merci Sabrina F. et Mira M. de Facebook).

Le « Journal du confinement » de Leïla Slimani, jour 1 : « J’ai dit à mes enfants que c’était un peu comme dans la Belle au bois dormant » Le Monde 18.03.2020

Jour 1. Cette nuit, je n’ai pas trouvé le sommeil. Par la fenêtre de ma chambre, j’ai regardé l’aube se lever sur les collines. L’herbe verglacée, les tilleuls sur les branches desquels apparaissent les premiers bourgeons. Depuis vendredi 13 mars, je suis à la campagne, dans la maison où je passe tous mes week-ends depuis des années. Pour éviter que mes enfants côtoient ma mère, il a fallu trouver une solution. Nous nous sommes séparés, sans savoir dans combien de temps nous nous reverrions. Ma mère est restée à Paris et nous sommes partis. D’habitude, nous remballons le dimanche soir. Les enfants pleurent, ils ne veulent pas que le week-end se finisse. Nous les portons, endormis, dans la cage d’escalier de notre immeuble. Mais ce dimanche, nous ne sommes pas rentrés. La France est confinée et nous restons ici.

Je me demande si je n’ai pas rêvé. Ça ne peut pas être. Cela ressemble aux histoires qu’on invente à Hollywood, à ces films que l’on regarde en se serrant contre son amoureux.

Tout s’est arrêté. Comme dans un jeu de chaises musicales. Le refrain s’est tu, il faut s’asseoir, ne plus bouger. Un, deux, trois, soleil. Tu as perdu, il faut recommencer. D’un coup, le manège a cessé de tourner. Il y a une semaine, je faisais encore la promotion de mon dernier roman. Je me réjouissais de rencontrer des lecteurs dans les librairies de France. Certains disaient, « Je vous fais la bise, ça n’a jamais tué personne », et d’autres se moquaient de moi quand je refusais les selfies ou les poignées de main. « On ne va quand même pas croire à ces conneries », ai-je entendu. Il faut bien y croire puisque c’est là, puisque nous voilà cloîtrés, calfeutrés. Puisque jamais l’avenir n’a paru aussi incertain.

Nous sommes confinés. J’écris cette phrase mais elle ne veut rien dire. Il est 6 heures du matin, le jour pointe à peine, le printemps est déjà là. Sur le mur qui me fait face, le camélia a fleuri. Je me demande si je n’ai pas rêvé. Ça ne peut pas être. Cela ressemble aux histoires qu’on invente à Hollywood, à ces films que l’on regarde en se serrant contre son amoureux, en cachant son visage dans son cou quand on a trop peur. C’est le réel qui est de la fiction.

J’aime la solitude et je suis casanière. Il m’arrive de passer des jours sans sortir de chez moi et quand je suis en pleine écriture d’un roman, je m’enferme pendant des heures d’affilée dans mon bureau. Je n’ai pas peur du silence ni de l’absence des autres. Je sais rester en repos dans ma chambre. Je ne peux écrire qu’une fois mon isolement protégé. Le confinement ? Pour un écrivain, quelle aubaine ! Soyez certain que dans des centaines de chambres du monde entier s’écrivent des romans, des films, des livres pour enfants, des chansons sur la solitude et le manque des autres. Je pense à mon éditeur qui va crouler sous les manuscrits. « Chronique du coronavirus », « Quarante-cinq jours de solitude ». Je devrais me réjouir, tenter de tirer quelques pages de cette expérience folle. Mais je n’arrive pas à penser ni à écrire. Je ne parviens pas à me concentrer sur le livre que j’ai ouvert et qui traîne sur mon lit depuis des heures. Je regarde de manière compulsive les informations, je relis dix fois les mêmes articles, je cherche quelque chose mais je ne sais pas quoi. Je suis dans un état de sidération c’est-à-dire privée de mots, de sensations. Comme si j’avais reçu un coup de poing en plein visage et que j’essayais, lentement, de me relever.

A la télévision, un homme qui était, j’en suis sûre, bien intentionné, a dit que nous étions tous à égalité face à cette épreuve et que nous devions nous unir. Mais nous ne sommes pas à égalité. Les jours qui viennent vont au contraire creuser, avec une cruauté certaine, les inégalités. Ceux qui ont peu, ceux qui n’ont rien, ceux pour qui l’avenir est tous les jours incertain, ceux-là n’ont pas la même chance que moi. Je n’ai pas faim, je n’ai pas froid, j’ai une chambre à moi d’où je vous écris ces mots. J’ai le loisir de m’évader, dans des livres, dans des films. Le matin, je fais classe à mes enfants, et pour l’instant nous gardons notre calme. Pour expliquer le principe du confinement, je leur ai dit que c’était un peu comme dans la Belle au bois dormant. Pour que la princesse ne meure pas en se piquant au doigt, les fées ont pris la décision de l’endormir, elle et tous ses proches, pendant cent ans. Nous aussi, nous allons devoir prendre du repos, rester chez nous et un jour, tout comme le prince sauve la belle d’un baiser, nous pourrons nous embrasser à nouveau.

Nous rêvions d’un monde où on pourrait, depuis son canapé, regarder des films, lire des livres, commander à manger. Nous y voilà, ne bougez plus, vos vœux sont exaucés.

Mon fils demande : « C’est parce que la planète est fatiguée ? ». Oui, lui dis-je, tu dois avoir raison. Cette pauvre planète est épuisée, elle prend sa revanche, elle nous assigne à résidence. Comment s’empêcher de voir, dans ce qui nous arrive, une certaine ironie ? Celui qui écrit cette pièce à huis clos ne manque pas d’humour. Monde de solitudes, nous voilà esseulés. Monde de virtualité, nous voilà réduits à n’exister, à ne nous parler, à n’interagir qu’à travers des écrans. Monde inhospitalier, nous voilà enfermés. Nous rêvions d’un monde où on pourrait, depuis son canapé, regarder des films, lire des livres, commander à manger. Nous y voilà, ne bougez plus, vos vœux sont exaucés. Il y a dix jours nous scandions « on se lève et on se casse. » Mais il n’y a plus, à présent, nulle part où aller.

Mon fils est assis à la table de la salle à manger. Je lui apprends l’imparfait. « C’est quand on parle d’autrefois. » Et le futur. « Pour ce qui arrivera demain. » Je regarde ses petits doigts glisser sur la feuille et quelque chose, dans son application, dans son souhait de bien faire, me serre le cœur. Je me rends compte que je ne sais plus faire de multiplications. Je ne l’avoue pas et je cache mon portable sous la table pour utiliser ma calculatrice. Aujourd’hui, j’ai proposé un exercice. « Faites un portrait du coronavirus » et mes enfants ont dessiné des monstres colorés, aux yeux rouges et aux doigts couverts de griffes. « On l’aime ce virus. C’est quand même grâce à lui qu’on est en vacances. » Attendons la suite.

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Si vous l’avez adressez-la moi, merci, je complèterai.

J’ai écrit plus haut que les réactions au texte de Slimani furent nombreux, voici un exemple. Un texte de Diane Ducret paru hier 19 mars 2020 dans Marianne intitulé :

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Je pourrais vous dire que depuis ma fenêtre, Paris n’a jamais été si belle depuis que les hommes l’ont désertée. Que j’ai regardé l’aube se lever sur les immeubles, que j’ai vu les cerisiers japonais fleurir, que cela sentait bon le printemps. Que les mouettes appelant le touriste sur l’île Saint-Louis au loin m’ont fait penser aux vacances d’été à Belle-île-en-mer. Qu’en préparant mon café, j’ai songé à la Joconde prisonnière du Louvre, esseulée elle aussi, se languissant des regards émerveillés posés sur elle, au Baiser de Rodin, à ces amants de marbre que personne ne photographie plus.

Au foyer de l’Opéra de Paris, qui se demande où ses danseurs prodigieux ont bien pu passer depuis qu’ils l’ont quitté. Aux cygnes du jardin du Luxembourg qui s’en veulent d’avoir voulu mordre les enfants qui approchaient leurs doigts d’un peu trop près. A ces livres de la bibliothèque Sainte Catherine, qui soupirent d’ennui à présent qu’aucun doigt humide ne vient tourner leurs pages. Je pourrais vous dire que malgré la peur, je ne me sens pas seule car je suis entourée de ces trésors iconiques, et que, décidée à vivre ce confinement comme dans un roman, enivrée par les premières senteurs du printemps, et ouvert la fenêtre et mis la vie en rose… Mais je ne suis pas Leïla Slimani.

LA DERNIÈRE CUITE ET UN SUICIDE

Résumons. Samedi dernier je regardais Edouard Philippe annoncer la fermeture des bars, cafés et restaurants pour le soir même, à minuit. Dans le bar en bas de chez moi, la fête battait son plein. La dernière cuite avant la fin du monde venait de commencer. Les fêtes de Bayonne et le premier de l’an réunis en un samedi soir apocalyptique. On se prend par le cou, on s’embrasse. Tout le monde s’est transformé en Cendrillon d’un soir, craignant de voir minuit sonner et que le bar ne se change en citrouille. Une musique assourdissante fait trembler la fenêtre de mon deux pièces au 5ème étage, d’où mon voisin de palier, âgé de 80 ans, s’est suicidé quelques jours plus tôt, apprenant que la propriétaire du misérable studio qu’il louait depuis vingt ans voulait vendre l’appartement. Gentrification et loi du marché font bon ménage quand il s’agit de passer un coup de balai sur les vieux, les pauvres, les éclopés.

Dimanche, enfermée chez moi depuis déjà deux jours, j’ai vu les images de parisiens prenant des bains de soleil sur les quais de Seine, dans les parcs, comme des amnésiques joyeux. L’homo sapiens latin n’aime assurément pas obéir, tout impératif lui est insupportable. Sans doute les français sont-ils trop existentialistes, « l’existence précède le bon sens ».

PUNITION COSMIQUE

Lundi soir, fidèle au poste sur mon canapé, j’ai vu le Président annoncer la mise en quarantaine de la population pour le lendemain à midi. Quand on vit seule, dans un appartement aux dimensions modestes, et que l’on est loin de chez soi, ces mots vous pètent les tympans comme une déflagration. C’était comme si après une année de gilets jaunes et un hiver du mécontentement sur la réforme des retraites les français étaient punis d’avoir manifesté trop longtemps. Nous recevons une punition cosmique nous clouant à la maison comme dans une fable de Lafontaine « Vous avez défilé tout l’été, eh bien confinez-vous, maintenant ! ».

Le lendemain matin, j’ai fait la queue pour accéder à un supermarché. La bise était venue, pas un seul petit morceau de mouche ou de vermisseau dans les rayons. Je ne savais pas quoi acheter, j’avais peur, j’aurais voulu pouvoir rentrer chez mes parents, qu’on me dise que tout irait bien.

DE DEUX MAUX LEQUEL CHOISIR ? 

Mais je n’ai qu’une grand-mère, en province. Elle a 88 ans, une santé de fer, s’enorgueillit-elle toujours, mais jusqu’à quand ? Son aide à domicile est confinée, comment pourra-t-elle se faire à manger ? Aller la retrouver pour veiller sur elle et risquer de l’infecter si je suis porteuse du virus, rester ici et la laisser dépérir seule, de deux maux lequel choisir ?

J’ai vu aux informations de 13H des Parisiens quitter Paris pour leurs maisons de campagnes, leur résidence secondaire. De préférence au bord de la mer. Les célibataires, les petits salaires, les banlieusards, les sans famille, les gens en somme, nous n’avons nulle part où aller. Nous n’avons pas de vie de secours.

CEUX QUI N’ONT DE VIE DE SECOURS 

Pendant ce temps, dans un univers parallèle ordonné par les frères Grimm, Leïla Slimani nous livre son journal de confinement dans Le Monde. Depuis sa maison de campagne à colombages, dans laquelle, nous précise-t-elle, elle passe habituellement tous ces week-ends. Face aux collines que l’aube vient colorer, son camélia est en fleurs et le tilleul bourgeonne, comme c’est charmant. Avec son mari et ses enfants, ils jouent à « dessine-moi un coronavirus ». Les bambins dessinent un monstre, mais un monstre gentil, puisqu’il leur offre des vacances.

Pour Leïla Slimani, le coronavirus, c’est un peu La Belle au bois dormant (sic). Son journal de bord emploi la sémantique du conte, tout y est, les monstres et la bonne fée, la campagne enchanteresse. On met en scène l’enfant qui demande si la terre se venge car « la planète est fatiguée ? ». On en appelle la bonne conscience écologique du lecteur tandis que l’on cravache sa mauvaise conscience chrétienne.

LA QUARANTAINE, UNE AUBAINE…

Pour elle, une quarantaine, c’est « une aubaine ». Du temps pour soi, pour écrire et lire, se retrouver. Dans des centaines de chambres s’écrivent les nouveaux Goncourt, nous rassure-t-elle. C’est affreux ce qui se passe, la misère c’est horrible, surtout de loin, « ça ressemble aux histoires qu’on invente à Hollywood, aux films qu’on regarde en se serrant contre son amoureux en se cachant dans son cou quand on a trop peur ». Où l’expérience du confinement entre le conte de fée et le teen movie.

A tout le moins, nous ne vivons pas la même expérience. Si pour Leïla Slimani, le confinement est tel un conte de fée, je me sens plutôt dans un roman picaresque. Je suis le picaro, de rang social peu élevé, sans honneur ou marginal, aspirant à la liberté et espérant trouver sa survie en faisant preuve de débrouillardise.

MARIE-ANTOINETTE JOUANT À LA FERMIÈRE

En découvrant ses mots, je m’en suis voulue de songer que Marie-Antoinette jouant à la fermière à Trianon n’aurait pu être plus éloignée de la peur, l’angoisse du peuple. Une crise sanitaire agit comme un révélateur d’inégalités sociales. De notre devise « liberté égalité fraternité » dont nous sommes si fiers, que reste-t-il lorsque nous sommes attaqués ? Sitôt que notre chère, si chère liberté est remise en cause, l’égalité se montre un idéal et non une réalité.

Nos élites intellectuelles me semblent parfois hors sol, comme si la révolution française n’a pas eu lieu dans tous les domaines, et que seule une certaine classe sociale était autorisée à exprimer le goût de l’époque. Hélas, les écrivains, penseurs et artistes ne se cantonnent pas nécessairement à trois arrondissements bourgeois du centre de Paris, je regrette que Le Monde l’ait oublié.

Depuis ma fenêtre, on ne voit pas le ciel. L’immeuble d’en face est sale, les rues vides me filent des angoisses cafardeuses. Se faire décaniller par un virus dans ma trentaine, mourir seule, peut-être, dans un deux-pièces, ne me tente que très moyennement. Cela aurait été moins vendeur que les collines dorées et les camélias de Leïla Slimani, mais cela aurait été sans doute plus représentatif de ce que nous vivons.

CENDRILLON VEUT DANSER TOUTE LA NUIT

Au beau milieu d’une ère faite d’images et de superficialité, j’ai le sentiment d’avoir basculé dans l’ère de l’invisible. La menace est partout, en nous, un virus comme une idéologie terroriste se répandent à bas bruit et contaminent les corps et les esprits. Ils peuvent frapper à tout moment. Ma génération n’a jamais été confrontée à la guerre ni à la famine, la société de consommation a rendu floues les lignes entre nos besoins et nos désirs. Et pourtant, comme je me sens démunie face à ce changement de paradigme.

Nous ne voulons pas que la fête s’arrête, nous voulons être divertis, Cendrillon veut danser toute la nuit, et dans des pompes de marque. Nous n’avons jamais eu à retarder nos envies, à délayer nos besoins, et cet apprentissage nous est douloureux.

Résister, c’est moins grandiloquent et romanesque qu’on le souhaiterait. C’est fait d’égoïsme, d’ennui, d’énervement, de réveils nocturnes, mais on tient, presque malgré soi. Le seul ennemi d’un confinement, le temps. Sitôt qu’on sait l’apprivoiser, on ne craint plus grand-chose.

Diane Ducret

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Lettre aux Français depuis leur futur

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LIBERATION, 18 Mars 2020

Lettre aux Français depuis leur futur

Par Francesca Melandri

Je vous écris d’Italie, je vous écris donc depuis votre futur. Nous sommes maintenant là où vous serez dans quelques jours. Les courbes de l’épidémie nous montrent embrassés en une danse parallèle dans laquelle nous nous trouvons quelques pas devant vous sur la ligne du temps, tout comme Wuhan l’était par rapport à nous il y a quelques semaines. Nous voyons que vous vous comportez comme nous nous sommes comportés. Vous avez les mêmes discussions que celles que nous avions il y a encore peu de temps, entre ceux qui encore disent «toutes ces histoires pour ce qui est juste un peu plus qu’une grippe», et ceux qui ont déjà compris. D’ici, depuis votre futur, nous savons par exemple que lorsqu’ils vous diront de rester confinés chez vous, d’aucuns citeront Foucault, puis Hobbes. Mais très tôt vous aurez bien autre chose à faire. Avant tout, vous mangerez. Et pas seulement parce que cuisiner est l’une des rares choses que vous pourrez faire. Sur les réseaux sociaux, naîtront des groupes qui feront des propositions sur la manière dont on peut passer le temps utilement et de façon instructive ; vous vous inscrirez à tous, et, après quelques jours, vous n’en pourrez plus. Vous sortirez de vos étagères la Peste de Camus, mais découvrirez que vous n’avez pas vraiment envie de le lire.

Vous mangerez de nouveau.

Vous dormirez mal.

Vous vous interrogerez sur le futur de la démocratie.

Vous aurez une vie sociale irrésistible, entre apéritifs sur des tchats, rendez-vous groupés sur Zoom, dîners sur Skype.

Vous manqueront comme jamais vos enfants adultes, et vous recevrez comme un coup de poing dans l’estomac la pensée que, pour la première fois depuis qu’ils ont quitté la maison, vous n’avez aucune idée de quand vous les reverrez.

De vieux différends, de vieilles antipathies vous apparaîtront sans importance. Vous téléphonerez pour savoir comment ils vont à des gens que vous aviez juré de ne plus revoir.

Beaucoup de femmes seront frappées dans leur maison.

Vous vous demanderez comment ça se passe pour ceux qui ne peuvent pas rester à la maison, parce qu’ils n’en ont pas, de maison.

Vous vous sentirez vulnérables quand vous sortirez faire des courses dans des rues vides, surtout si vous êtes une femme. Vous vous demanderez si c’est comme ça que s’effondrent les sociétés, si vraiment ça se passe aussi vite, vous vous interdirez d’avoir de telles pensées.

Vous rentrerez chez vous, et vous mangerez. Vous prendrez du poids.

Vous chercherez sur Internet des vidéos de fitness.

Vous rirez, vous rirez beaucoup. Il en sortira un humour noir, sarcastique, à se pendre.

Même ceux qui prennent toujours tout au sérieux auront pleine conscience de l’absurdité de la vie.
Vous donnerez rendez-vous dans les queues organisées hors des magasins, pour rencontrer en personne les amis – mais à distance de sécurité.

Tout ce dont vous n’avez pas besoin vous apparaîtra clairement.

Vous sera révélée avec une évidence absolue la vraie nature des êtres humains qui sont autour de vous : vous aurez autant de confirmations que de surprises.

De grands intellectuels qui jusqu’à hier avaient pontifié sur tout n’auront plus de mots et disparaîtront des médias, certains se réfugieront dans quelques abstractions intelligentes, mais auxquelles fera défaut le moindre souffle d’empathie, si bien que vous arrêterez de les écouter. Des personnes que vous aviez sous-estimées se révéleront au contraire pragmatiques, rassurantes, solides, généreuses, clairvoyantes.

Ceux qui invitent à considérer tout cela comme une occasion de renaissance planétaire vous aideront à élargir la perspective, mais vous embêteront terriblement, aussi : la planète respire à cause de la diminution des émissions de CO2, mais vous, à la fin du mois, comment vous allez payer vos factures de gaz et d’électricité ? Vous ne comprendrez pas si assister à la naissance du monde de demain est une chose grandiose, ou misérable.

Vous ferez de la musique aux balcons. Lorsque vous avez vu les vidéos où nous chantions de l’opéra, vous avez pensé «ah ! les Italiens», mais nous, nous savons que vous aussi vous chanterez la Marseillaise. Et quand vous aussi des fenêtres lancerez à plein tube I Will Survive, nous, nous vous regarderons en acquiesçant, comme depuis Wuhan, où ils chantaient sur les balcons en février, ils nous ont regardés.

Beaucoup s’endormiront en pensant que la première chose qu’ils feront dès qu’ils sortiront, sera de divorcer. Plein d’enfants seront conçus.

Vos enfants suivront les cours en ligne, seront insupportables, vous donneront de la joie. Les aînés vous désobéiront, comme des adolescents ; vous devrez vous disputer pour éviter qu’ils n’aillent dehors, attrapent le virus et meurent. Vous essaierez de ne pas penser à ceux qui, dans les hôpitaux, meurent dans la solitude. Vous aurez envie de lancer des pétales de rose au personnel médical.

On vous dira à quel point la société est unie dans un effort commun, et que vous êtes tous sur le même bateau. Ce sera vrai. Cette expérience changera à jamais votre perception d’individus. L’appartenance de classe fera quand même une très grande différence. Etre enfermé dans une maison avec terrasse et jardin ou dans un immeuble populaire surpeuplé : non, ce n’est pas la même chose. Et ce ne sera pas la même que de pouvoir travailler à la maison ou voir son travail se perdre. Ce bateau sur lequel vous serez ensemble pour vaincre l’épidémie ne semblera guère être la même chose pour tous, parce que ça ne l’est pas et ne l’a jamais été.
À un certain moment, vous vous rendrez compte que c’est vraiment dur.
Vous aurez peur. Vous en parlerez à ceux qui vous sont chers, ou alors vous garderez l’angoisse en vous, afin qu’ils ne la portent pas. Vous mangerez de nouveau.

Voilà ce que nous vous disons d’Italie sur votre futur. Mais c’est une prophétie de petit, de très petit cabotage : quelques jours à peine. Si nous tournons le regard vers le futur lointain, celui qui vous est inconnu et nous est inconnu, alors nous ne pouvons vous dire qu’une seule chose : lorsque tout sera fini, le monde ne sera plus ce qu’il était.

Francesca Melandri

(traduit de l’italien par Robert Maggiori)

Copié du post FB de Noureddine K.

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La pandémie enrayée, un monde nouveau est possible

C’est comme un nouveau rêve : la pandémie enrayée, un monde nouveau est possible à l’horizon.

Nous arrivons au terme d’un cycle, j’en suis persuadé et j’en ai rêvé. Je suis convaincu que le monde actuel est à l’agonie. Ce monde, où chez beaucoup hélas l’égocentrisme est un repère un modèle, a produit sa propre impasse. Ce monde dans lequel le marché, la mondialisation économique et financière qui contribue à la destruction d’une grande partie de l’humanité où 8 % des hommes possèdent 83% des richesses du monde, ce monde-là est à l’agonie. Un monde nouveau est possible au sein duquel les hommes n’auront plus les yeux braqués sur le Nasdaq et autres indices boursiers Cac 40, Dow Jones… Indices dont ce monde nouveau, au risque de le perpétuer, réduira drastiquement l’objet, à défaut de les supprimer.

La pandémie du Coronavirus, à la suite des grandes crises mondiales financière et économique de 2007 et plus, tombe à point. Et si cette pandémie ne nous abat pas, elle nous instruit, nécessairement – on ne paie jamais trop cher une bonne leçon. La pandémie du Covid 19 nous confirme la faillite de notre monde présent (frontières financières et marchandes ouvertes/frontières humaines fermées, inégalités béantes Nord/Sud, faillites écologiques, dérégulations multiples, repli sur soi accentué, gestion chaotique, etc.) Aujourd’hui, ce virus qui se propage à travers le monde, et qui risque de laisser derrière lui des dizaines de milliers de morts, nous offre l’occasion inespérée de le repenser, repenser notre monde.

Depuis le début de ce 21° siècle, des voix s’élèvent. Elles sont essentiellement jeunes et c’est très bien. Elles sont l’avenir. Depuis quelques années des initiatives germent et se multiplient un peu partout, pour qu’un monde nouveau redonne sa dignité à l’homme, pour qu’enfin celui-ci puisse se débarrasser de la course effrénée au gain, à la dégradation de l’environnement.

Un monde nouveau est possible où les pratiques abusives et inadmissibles de l’économie de marché incontrôlée au nom de la liberté d’entreprendre (ainsi l’obsolescence programmée…), seront bannies, comme seront dénoncées les pratiques d’exclusion, la course à l’évaluation individuelle, à la notation individuelle au détriment de la collectivité. Un monde nouveau est possible où il sera mis un terme au nationalisme étriqué source de guerres à d’autres hommes, lointains ou proches, ces métèques ou ces barbares. C’est une nécessité.

Un monde nouveau dans lequel consommer ce qui pousse dans et autour de sa ville, réduire la masse des déchets, les recycler, créer des monnaies locales (pour contourner la spéculation), mettre en commun les biens les plus lourds (les nationaliser), valoriser les loisirs seront des activités encouragées à travers des territoires bien plus grands que les initiatives locales actuelles. Un monde nouveau dans lequel la santé est appréhendée comme un bien précieux non négociable, hors comptabilité. Un autre monde possible est devant nous j’en suis convaincu, qui mettra fin aux crises écologiques, économiques et  sociales que traversent de très nombreux pays, et plus encore leurs classes intermédiaires et populaires. Espérons-le le plus proche possible.

Un monde nouveau où les valeurs de solidarité et de partage diffusées à travers tous les territoires l’emporteront sur la course effrénée aux biens matériels de manière inconsidérée. Où la fraternité enfin, l’homme enfin, sera au-delà du verbe au cœur des hommes.

Encore faut-il que nous nous en donnions les moyens. Mais je l’ai rêvé.

Ahmed Hanifi,

Marseille, mercredi 18 mars 2020

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