Le Petit Pichet de Borges dans les chantiers des dix Turcs de Perrault

VOICI LA NOUVELLE DE BORGES QUI M’A INSPIRÉ

,

Le Jardin aux sentiers qui bifurquent

À Victoria Ocampo.

À la page 22 de l’Histoire de la Guerre Européenne de Liddell Hart, on lit qu’une offensive de treize divisions britanniques (appuyées par mille quatre cents pièces d’artillerie) contre la ligne Serre-Montauban avait été projetée pour le 24 juillet 1916 et dut être remise au matin du 29. Ce sont les pluies torrentielles (note le capitaine Liddell Hart) qui provoquèrent ce retard – certes, nullement significatif. La déclaration suivante, dictée, relue et signée par le docteur Yu Tsun, ancien professeur d’anglais à la Hochschule de Tsingtao, projette une lumière insoupçonnée sur cette affaire. Les deux pages initiales manquent.

 » … et je raccrochai. Immédiatement après, je reconnus la voix qui avait répondu en allemand. C’était celle du capitaine Richard Madden. Madden, dans l’appartement de Viktor Runeberg, cela signifiait la fin de nos angoisses et aussi – mais cela paraissait très secondaire, ou devait me le paraître – de nos vies. Cela voulait dire que Runeberg avait été arrêté ou assassiné (1). Avant que le soleil de ce jour-là ait décliné, j’aurais le même sort. Madden était implacable. Ou plutôt, il était obligé d’être implacable. Irlandais aux ordres de l’Angleterre, accusé de tiédeur et peut-être de trahison, comment n’allait-il pas profiter et être reconnaissant de cette faveur miraculeuse : la découverte, la capture, peut-être l’exécution de deux agents de l’Empire allemand ? Je montai dans ma chambre ; je fermai absurdement la porte à clé et m’allongeai sur mon étroit lit de fer. Par la fenêtre je voyais les toits de toujours et le soleil embrumé de six heures. Il me parut incroyable que ce jour sans prémonitions ni symboles fût celui de ma mort implacable. Malgré la mort de mon père, malgré mon enfance passée dans un jardin symétrique de Haï Feng, allais-je maintenant mourir, moi aussi ? Puis, je pensai que tout nous arrive précisément, précisément maintenant. Des siècles de siècles et c’est seulement dans le présent que les faits se produisent; des hommes innombrables dans les airs, sur terre et sur mer, et tout ce qui se passe réellement c’est ce qui m’arrive à moi… Le souvenir presque intolérable du visage chevalin de Madden abolit ces divagations. Au milieu de ma haine et de ma terreur (peu m’importe à présent de parler de terreur ; à présent que j’ai joué Richard Madden, à présent que ma gorge souhaite la corde) je pensai que ce guerrier tumultueux et sans doute heureux ne soupçonnait pas que je possédais le Secret. Le nom du lieu précis du nouveau parc d’artillerie britannique sur l’Ancre. Un oiseau raya le ciel gris et je le traduisis aveuglément en un aéroplane et celui-ci en un grand nombre d’aéroplanes (dans le ciel français) anéantissant le parc d’artillerie avec des bombes verticales. Si ma bouche, avant d’être fracassée par une balle, pouvait crier ce nom de sorte qu’on l’entendît en Allemagne… Ma voix humaine était bien pauvre. Comment la faire parvenir à l’oreille du Chef ? À l’oreille de cet homme malade et odieux, qui savait seulement de Runeberg et de moi que nous étions dans le Staffordshire et qui attendait en vain de nos nouvelles dans son bureau aride de Berlin, en examinant infiniment les journaux… Je dis à haute voix : Je dois fuir. Je me redressai sans bruit, dans un silence inutilement parfait, comme si Madden me guettait déjà. Quelque chose – peut-être le pur désir de me prouver ostensiblement que mes ressources étaient nulles – me fit passer mes poches en revue. J’y trouvai ce que je savais y trouver. Ma montre nord-américaine, sa chaîne de nickel avec sa pièce de monnaie quadrangulaire, le trousseau avec les clés compromettantes et inutiles de l’appartement de Runeberg, mon carnet, une lettre que je décidai de détruire immédiatement (et que je ne détruisis pas), une couronne, deux shillings et quelques pence, mon crayon rouge et bleu, mon mouchoir, mon revolver chargé d’une balle. Je le pris absurdement et le soupesai pour me donner du courage. Je pensai vaguement qu’on peut entendre un coup de revolver de très loin. En dix minutes mon plan était mûr. L’annuaire des téléphones me donna le nom de la seule personne capable de transmettre le renseignement : elle habitait un faubourg de Fenton, à moins d’une demi-heure de train.

Je suis un lâche. Je le dis maintenant, maintenant que j’ai réalisé un plan que personne ne qualifiera pas de risqué. Je sais que l’exécution de ce plan fut terrible. Je n’ai pas fait cela pour l’Allemagne, non. Peu m’importe un pays barbare qui m’a contraint à l’abjection d’être un espion. En outre, je connais un Anglais – un homme modeste – qui n’est pas moins que Gœthe pour moi. Je n’ai pas parlé plus d’une heure avec lui, mais, pendant une heure, il fut Gœthe… J’ai fait cela, parce que je sentais que le Chef méprisait les gens de ma race – les innombrables ancêtres qui confluent en moi. Je voulais lui prouver qu’un jaune pouvait sauver ses armées. En outre, je devais fuir le capitaine. Ses mains et sa voix pouvaient frapper à ma porte d’un moment à l’autre. Je m’habillai sans bruit, me dis adieu dans la glace, descendis, scrutai la rue tranquille, et sortis. La gare n’était pas loin de chez moi, mais je jugeai préférable de prendre une voiture. De cette façon, argumentais-je, le risque d’être reconnu était moindre ; le fait est que, dans la rue déserte, je me sentais infiniment visible et vulnérable. Je me rappelle que je dis au cocher de s’arrêter un peu avant l’entrée centrale. Je descendis avec une lenteur voulue et presque pénible ; j’allais au village d’Ashgrove, mais je pris un billet pour une gare plus éloignée. Le train partait dans quelques minutes, à huit heures cinquante. Je me hâtai ; le prochain partirait à neuf heures et demie. Il n’y avait presque personne sur le quai. Je parcourus les voitures : je me rappelle quelques paysans, une femme en deuil, un jeune homme qui lisait avec ferveur les Annales de Tacite, un soldat blessé et heureux. Les voitures démarrèrent enfin. Un homme que je reconnus courut en vain jusqu’à la limite du quai. C’était le capitaine Richard Madden. Anéanti, tremblant, je me blottis à l’autre bout de la banquette, loin de la vitre redoutable.

De cet anéantissement je passai à un bonheur presque abject. Je me dis que le duel était engagé et que j’avais remporté la première manche en déjouant, du moins pour quarante minutes, du moins par une faveur du hasard, l’attaque de mon adversaire. J’en conclus que cette victoire minime préfigurait la victoire totale. J’en conclus qu’elle n’était pas minime, puisque, sans cette différence précieuse que m’accordait l’horaire des trains, je serais en prison, ou mort. J’en conclus (non moins sophistiquement) que mon lâche bonheur prouvait que j’étais homme à bien mener cette aventure. Je trouvai dans cette faiblesse des forces qui ne m’abandonnèrent pas. Je prévois que l’homme se résignera à des entreprises de plus en plus atroces ; bientôt il n’y aura que des guerriers et des bandits ; je leur donne ce conseil : celui qui se lance dans une entreprise atroce doit s’imaginer qu’il l’a déjà réalisée, il doit s’imposer un avenir irrévocable comme le passé. C’est ainsi que je procédai, tandis que mes yeux d’homme déjà mort interrogeaient ce jour qui s’écoulait, peut-être le dernier, et la nuit qui s’épanchait. Le train roulait doucement entre des frênes. Il s’arrêta, presque en pleine campagne. Personne ne cria le nom de la gare. Ashgrove ? demandai-je à des enfants sur le quai. Ashgrove, répondirent-ils. Je descendis.

Une lampe illustrait le quai, mais les visages des enfants restaient dans la zone d’ombre. L’un d’eux me demanda : Vous allez chez le professeur Stephen Albert ? Sans attendre de réponse, un autre dit : La maison est loin d’ici, mais vous ne vous perdrez pas si vous prenez ce chemin à gauche et si, à chaque carrefour, vous tournez à gauche. Je leur jetai une pièce (la dernière), descendis quelques marches de pierre et entrai dans le chemin solitaire. Celui-ci descendait, lentement. Il était de terre élémentaire ; en haut, les branches se confondaient, la lune basse et ronde semblait m’accompagner.

Un instant, je pensai que Richard Madden avait pénétré de quelque façon mon dessein désespéré. Je compris bien vite que c’était impossible. Le conseil de toujours tourner à gauche me rappela que tel était le procédé commun pour découvrir la cour centrale de certains labyrinthes. Je m’y entends un peu en fait de labyrinthes : ce n’est pas en vain que je suis l’arrière-petit-fils de ce Ts’ui Pên, qui fut gouverneur du Yun-nan et qui renonça au pouvoir temporel pour écrire un roman qui serait encore plus populaire que le Hung Lu Meng, et pour construire un labyrinthe dans lequel tous les hommes se perdraient. Il consacra treize ans à ces efforts hétérogènes, mais la main d’un étranger l’assassina et son roman était insensé et personne ne trouva le labyrinthe. Sous des arbres anglais, je méditai : ce labyrinthe perdu, je l’imaginai inviolé et parfait au sommet secret d’une montagne, je l’imaginai effacé par des rizières ou sous l’eau ; je l’imaginai infini, non plus composé de kiosques octogonaux et de sentiers qui reviennent, mais de fleuves, de provinces et de royaumes… Je pensai à un labyrinthe de labyrinthes, à un sinueux labyrinthe croissant qui embrasserait le passé et l’avenir et qui impliquerait les astres en quelque sorte. Plongé dans ces images illusoires, j’oubliai mon destin d’homme poursuivi. Je me sentis, pendant un temps indéterminé, percepteur abstrait du monde. La campagne vague et vivante, la lune, les restes de l’après-midi agirent en moi, ainsi que la déclivité qui éliminait toute possibilité de fatigue. La soirée était intime, infinie. Le chemin descendait et bifurquait, dans les prairies déjà confuses. Une musique aiguë et comme syllabique s’approchait et s’éloignait dans le va-et-vient du vent, affaiblie par les feuilles et la distance. Je pensai qu’un homme peut être l’ennemi d’autres hommes, d’autres moments d’autres hommes, mais non d’un pays; non des lucioles, des mots, des jardins, des cours d’eau, des couchants. J’arrivai ainsi devant un grand portail rouillé. Entre les grilles je déchiffrai une allée et une sorte de pavillon. Je compris soudain deux choses, la première banale, la seconde presque incroyable : la musique venait du pavillon, la musique était chinoise.

C’est pourquoi je l’avais acceptée pleinement, sans y prêter attention. Je ne me rappelle pas s’il y avait une cloche ou un bouton ou si j’appelai en frappant dans mes mains. Le crépitement de la musique continua. Mais du fond de la maison intime, un lampion approchait : un lampion que les troncs d’arbres rayaient et annulaient par moments, un lampion en papier qui avait la forme des tambours et la couleur de la lune. Un homme de grande taille le portait. Je ne vis pas son visage, car la lumière m’aveuglait. Il ouvrit le portail et dit lentement dans ma langue :

– Je vois que le compatissant Hsi Pêng tient à adoucir ma solitude. Vous voulez sans doute voir le jardin ?

Je reconnus le nom d’un de nos consuls et je répétai, déconcerté :

– Le jardin ?

– Le jardin aux sentiers qui bifurquent.

Quelque chose s’agita dans mon souvenir et je prononçai avec une incompréhensible assurance :

– Le jardin de mon ancêtre Ts’ui Pên.

– Votre ancêtre ? Votre illustre ancêtre ? Entrez.

Le sentier humide zigzaguait comme ceux de mon enfance. Nous arrivâmes dans une bibliothèque de livres orientaux et occidentaux. Je reconnus, reliés en soie jaune, quelques volumes manuscrits de l’Encyclopédie Perdue que dirigea le Troisième Empereur de la Dynastie Lumineuse et qu’on ne donna jamais à l’impression. Le disque du gramophone tournait à côté d’un phénix en bronze. Je me rappelle aussi un grand vase de la famille rose et un autre, antérieur de plusieurs siècles, ayant cette couleur bleue que nos artisans ont imitée des potiers persans…

Stephen Albert m’observait en souriant. Il était (je l’ai déjà dit) très grand, il avait des traits accusés, des yeux gris et une barbe grise. Il y avait en lui un peu du prêtre et aussi du marin ; il me raconta plus tard qu’il avait été missionnaire à Tientsin  « avant d’aspirer à être sinologue ».

Nous nous assîmes ; moi, sur un divan long et bas ; lui, le dos à la fenêtre et à une grande horloge ronde. Je calculai que mon poursuivant Richard Madden n’arriverait pas avant une heure. Ma décision irrévocable pouvait attendre.

– Étonnante destinée que celle de Ts’ui Pên, dit Stephen Albert. Gouverneur de sa province natale, docte en astronomie, en astrologie et dans l’interprétation inlassable des livres canoniques, joueur d’échecs, fameux poète et calligraphe : il abandonna tout pour composer un livre et un labyrinthe. Il renonça aux plaisirs de l’oppression, de la justice, du lit nombreux, des banquets et même de l’érudition et se cloîtra pendant treize ans dans le Pavillon de la Solitude Limpide. À sa mort, ses héritiers ne trouvèrent que des manuscrits chaotiques. Sa famille, comme sans doute vous ne l’ignorez pas, voulut les adjuger au feu : mais son exécuteur testamentaire – un moine taoïste ou bouddhiste – insista pour les faire publier.

– Les hommes de la race de Ts’ui Pên, répliquai-je, exècrent encore ce moine. Cette publication fut insensée. Le livre est un vague amas de brouillons contradictoires. Je l’ai examiné une fois : au troisième chapitre le héros meurt, au quatrième il est vivant.

Quant à l’autre entreprise de Ts’ui Pên, son Labyrinthe…

– Voici le Labyrinthe, dit-il, en me montrant un grand secrétaire laqué.

– Un labyrinthe en ivoire ! m’écriai-je. Un labyrinthe minuscule…

– Un labyrinthe de symboles, corrigea-t-il. Un invisible labyrinthe de temps.

C’est à moi, barbare anglais, qu’il a été donné de révéler ce mystère transparent. Après plus de cent ans, les détails sont irrécupérables, mais il n’est pas difficile de conjecturer ce qui se passa. Ts’ui Pên a dû dire un jour : le me retire pour écrite un livre. Et un autre : Je me retire pour construire un labyrinthe. Tout le monde imagina qu’il y avait deux ouvrages. Personne ne pensa que le livre et le labyrinthe étaient un seul objet. Le Pavillon de la Solitude Limpide se dressait au milieu d’un jardin peut-être inextricable ; ce fait peut avoir suggéré aux hommes un labyrinthe physique. Ts’ui Pên mourut ; personne, dans les vastes terres qui lui appartinrent, ne trouva le labyrinthe ; la confusion qui régnait dans le roman me fit supposer que ce livre était le labyrinthe. Deux circonstances me donnèrent la solution exacte du problème. L’une, la curieuse légende d’après laquelle Ts’ui Pên s’était proposé un labyrinthe strictement infini. L’autre, un fragment de lettre que je découvris.

Albert se leva. Pendant quelques instants, il me tourna le dos ; il ouvrit un tiroir du secrétaire noir et or. Il revint avec un papier jadis cramoisi, maintenant rose, mince et quadrillé. Le renom de calligraphe de Ts’ui Pên était justifié. Je lus sans les comprendre mais avec ferveur ces mots qu’un homme de mon sang avait rédigés d’un pinceau minutieux : Je laisse aux nombreux avenirs (non à tous) mon jardin aux sentiers qui bifurquent. Je lui rendis silencieusement la feuille.

Albert poursuivit :

– Avant d’avoir exhumé cette lettre, je m’étais demandé comment un livre pouvait être infini. Je n’avais pas conjecturé d’autre procédé que celui d’un volume cyclique, circulaire. Un volume dont la dernière page fût identique à la première, avec la possibilité de continuer indéfiniment. Je me rappelai aussi cette nuit qui se trouve au milieu des 1001 Nuits, quand la reine Schéhérazade (par une distraction magique du copiste) se met à raconter textuellement l’histoire des 1001 Nuits, au risque d’arriver de nouveau à la nuit pendant laquelle elle la raconte, et ainsi à l’infini. J’avais aussi imaginé un ouvrage platonique, héréditaire, transmis de père en fils, dans lequel chaque individu nouveau eût ajouté un chapitre ou corrigé avec un soin pieux la page de ses aînés. Ces conjectures m’ont distrait ; mais aucune ne semblait correspondre, même de loin, aux chapitres contradictoires de Ts’ui Pên. Dans cette perplexité, je reçus d’Oxford le manuscrit que vous avez examiné. Naturellement, je m’arrêtai à la phrase : Je laisse aux nombreux avenirs (non à tous) mon jardin aux sentiers qui bifurquent. Je compris presque sur-le-champ ; le jardin aux sentiers qui bifurquent était le roman chaotique ; la phrase nombreux avenirs (non à tous) me suggéra l’image de la bifurcation dans le temps, non dans l’espace. Une nouvelle lecture générale de l’ouvrage confirma cette théorie. Dans toutes les fictions, chaque fois que diverses possibilités se présentent, l’homme en adopte une et élimine les autres ; dans la fiction du presque inextricable Ts’ui Pên, il les adopte toutes simultanément. Il crée ainsi divers avenirs, divers temps qui prolifèrent aussi et bifurquent. De là, les contradictions du roman. Fang, disons, détient un secret ; un inconnu frappe à sa porte ; Fang décide de le tuer. Naturellement, il y a plusieurs dénouements possibles : Fang peut tuer l’intrus, l’intrus peut tuer Fang, tous deux peuvent être saufs, tous deux peuvent mourir, et cætera. Dans l’ouvrage de Ts’ui Pên, tous les dénouements se produisent ; chacun est le point de départ d’autres bifurcations. Parfois, les sentiers de ce labyrinthe convergent: par exemple, vous arrivez chez moi, mais, dans l’un des passés possibles, vous êtes mon ennemi ; dans un autre, mon ami. Si vous vous résignez à ma prononciation incurable, nous lirons quelques pages.

Son visage, dans le cercle vif de la lampe, était sans doute celui d’un vieillard, mais avec quelque chose d’inébranlable et même d’immortel. Il lut avec une lente précision deux rédactions d’un même chapitre épique. Dans la première, une armée marche au combat en traversant une montagne déserte : l’horreur des pierres et de l’ombre lui fait mépriser la vie et elle remporte facilement la victoire ; dans la seconde, la même armée traverse un palais dans lequel on donne une fête ; le combat resplendissant leur semble une continuation de la fête et ils remportent la victoire. J’écoutais avec une honnête vénération ces vieilles fictions, peut-être moins admirables que le fait qu’elles eussent été imaginées par ma race et qu’un homme d’un empire éloigné me les eût restituées, au cours d’une aventure désespérée, dans une île occidentale. Je me rappelle les mots de la fin, répétés dans chaque rédaction ainsi qu’un commandement secret : C’est ainsi que combattirent les héros, le cœur admirable et tranquille, l’épée violente, résignés à tuer et à mourir.

Dès cet instant, je sentis autour de moi et dans l’obscurité de mon corps une invisible, intangible pullulation. Non la pullulation des armées divergentes, parallèles et finalement coalescentes, mais une agitation plus inaccessible, plus intime, qu’elles préfiguraient en quelque sorte. Stephen Albert poursuivit :

– Je ne crois pas que votre illustre ancêtre ait joué inutilement aux variantes. Je ne juge pas vraisemblable qu’il ait sacrifié treize ans à la réalisation infinie d’une expérience de rhétorique. Dans votre pays, le roman est un genre subalterne ; dans ce temps-là c’était un genre méprisable. Ts’ui Pên fut un romancier génial, mais il fut aussi un homme de lettres qui ne se considéra pas sans doute comme un pur romancier. Le témoignage de ses contemporains proclame – et sa vie le confirme bien – ses goûts métaphysiques, mystiques. La controverse philosophique usurpe une bonne partie de son roman. Je sais que de tous les problèmes, aucun ne l’inquiéta et ne le travailla autant que le problème abyssal du temps. Eh bien, c’est le seul problème qui ne figure pas dans les pages du Jardin. Il n’emploie pas le mot qui veut dire temps. Comment vous expliquez-vous cette omission volontaire ?

Je proposai plusieurs solutions, toutes insuffisantes. Nous les discutâmes ; à la fin, Stephen Albert me dit :

– Dans une devinette dont le thème est le jeu d’échecs, quel est le seul mot interdit ? Je réfléchis un moment et répondis :

– Le mot échec.

– Précisément, dit Albert. Le jardin aux sentiers qui bifurquent est une énorme devinette ou parabole dont le thème est le temps ; cette cause cachée lui interdit la mention de son nom. Omettre toujours un mot, avoir recours à des métaphores inadéquates et à des périphrases évidentes, est peut-être la façon la plus démonstrative de l’indiquer. C’est la façon tortueuse que préféra l’oblique Ts’ui Pên dans chacun des méandres de son infatigable roman. J’ai confronté des centaines de manuscrits, j’ai corrigé les erreurs que la négligence des copistes y avait introduites, j’ai conjecturé le plan de ce chaos, j’ai rétabli, j’ai cru rétablir, l’ordre primordial, j’ai traduit l’ouvrage entièrement : j’ai constaté qu’il n’employait pas une seule fois le mot temps. L’explication en est claire. Le jardin aux sentiers qui bifurquent est une image incomplète, mais non fausse, de l’univers tel que le concevait Ts’ui Pên. À la différence de Newton et de Schopenhauer, votre ancêtre ne croyait pas à un temps uniforme, absolu. Il croyait à des séries infinies de temps, à un réseau croissant et vertigineux de temps divergents, convergents et parallèles. Cette trame de temps qui s’approchent, bifurquent, se coupent ou s’ignorent pendant des siècles, embrasse toutes les possibilités. Nous n’existons pas dans la majorité de ces temps ; dans quelques-uns vous existez et moi pas ; dans d’autres, moi, et pas vous ; dans d’autres, tous les deux. Dans celui-ci, que m’accorde un hasard favorable, vous êtes arrivé chez moi ; dans un autre, en traversant le jardin, vous m’avez trouvé mort ; dans un autre, je dis ces mêmes paroles, mais je suis une erreur, un fantôme.

– Dans tous, articulai-je non sans un frisson, je vénère votre reconstitution du jardin de Tsui Pên et vous en remercie.

– Pas dans tous, murmura-t-il avec un sourire. Le temps bifurque perpétuellement vers d’innombrables futurs, Dans l’un d’eux je suis votre ennemi.

Je sentis de nouveau cette pullulation dont j’ai parlé. Il me sembla que le jardin humide qui entourait la maison était saturé à l’infini de personnages invisibles. Ces personnages étaient Albert et moi, secrets, affairés et multiformes dans d’autres dimensions de temps. Je levai les yeux et le léger cauchemar se dissipa. Dans le jardin jaune et noir il y avait un seul homme ; mais cet homme était fort comme une statue, mais cet homme avançait sur le sentier et était le capitaine Richard Madden.

– L’avenir existe déjà, répondis-je, mais je suis votre ami. Puis-je encore examiner la lettre ?

Albert se leva. Grand, il ouvrit le tiroir du grand secrétaire ; il me tourna le dos un moment. J’avais préparé mon revolver. Je tirai avec un soin extrême : Albert s’effondra sans une plainte, immédiatement. Je jure que sa mort fut instantanée : un foudroiement.

Le reste est irréel, insignifiant. Madden fit irruption, m’arrêta. J’ai été condamné à la pendaison. J’ai vaincu abominablement : j’ai communiqué à Berlin le nom secret de la ville qu’on doit attaquer. On l’a bombardée hier : je l’ai lu dans les journaux mêmes qui proposèrent à l’Angleterre cette énigme : le savant sinologue Stephen Albert est mort assassiné par un inconnu, Yu Tsun. Le Chef a déchiffré l’énigme. Il sait que mon problème consistait à indiquer (à travers le fracas de la guerre) la ville qui s’appelle Albert et que je n’avais pas trouvé d’autre moyen que de tuer une personne de ce nom. Il ne connait pas (personne ne peut connaître) ma contrition et ma lassitude innombrables.

(1)- Hypothèse odieuse et extravagante. L’espion prussien Hans Rabener surnommé Viktor Runeberg attaqua avec un revolver automatique le porteur de l’ordre d’arrestation, le capitaine Richard Madden. Celui-ci, pour se défendre, lui fit des blessures qui occasionnèrent sa mort. (Note de l’éditeur.)

FIN DE LA NOUVELLE

Jorge Luis Borges. In « Fictions ». Ed Gallimard/ Folio. Paris 2002.

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