Les Ombres de Sabra

.

Il y a 38 ans bientôt, les 16, 17 et 18 septembre 1982, les Phalanges libanaises, aidées par les forces israéliennes, ces Ombres, massacraient plusieurs milliers de Palestiniens.

Ce qui suit est extrait de l’une de mes fictions. (pages 125 à 133)

« Le soleil de Beyrouth dérive progressivement d’est en ouest, le ciel peu à peu se charge, et l’obscurité s’installe sur Chiayah, El-Horch, la Cité sportive défigurée, mais encore debout et sur le flanc est des camps palestiniens. Charly et son groupe sont postés derrière l’hôpital, à la lisière de Sabra, sur Tarik Jdideh. Des équipes de commandement israéliennes installées sur des terrasses d’immeubles depuis la veille, mercredi, surveillent tous les quartiers autour du stade. Les tanks de Tsahal encerclent les camps. Les Israéliens contrôlent toutes les routes, tous les carrefours des alentours. Charly se réjouit « les terroristes sont faits comme des melons ». Le plan Moah barzel, Cerveau de fer, fut mis en branle à la mi septembre. Il s’accélère deux jours avant Rosh Hashana.

À la vue des deux drapeaux croisés peints sur la grande façade du mur de Dar Al Ajaza, l’un représentant Israël, l’autre les Kataëb, puissamment éclairés par les phares d’un engin militaire qui se dirige vers l’entrée du camp, Charly est parcouru d’une agréable sensation. Il a une pensée pour les siens et se promet de les appeler aussitôt qu’il le pourrait. Il se voit en soldat conquérant de la liberté, à Verdun peut-être ou à Canton. Deux phrases de Drieu qu’il avait relues la veille lui reviennent à l’esprit. Il se convainc qu’il lui faut les noter sur son calepin : « Enfant, à cause de la splendeur des images, j’ai préféré les pays exotiques à ma patrie. Son sol et son ciel étaient trop modestes. » Deux semaines auparavant, plus de quinze mille Palestiniens, avec à leur tête Yasser Arafat, étaient expulsés du Liban. Défaits. Charly et ses camarades n’ont aucune difficulté à éliminer les poches restantes. Chaque Palestinien sur la terre du Liban libre et ailleurs, doit payer l’assassinat du président Gemayel. Certains membres des Phalanges K. intègrent le groupe israélien Sayeret Mat’Kal que dirige Beni Elhem — un membre de la lignée des Hashomer réputés va-t-en-guerre. Charly en fait partie. L’incorporation se fit avec l’accord formel des responsables des Phalanges K. Charly et ses compères portent des vêtements civils et des sacs à dos, sans signe distinctif. D’autres groupes arborent les insignes des milices des Forces libanaises, ou des écussons avec l’emblème du Liban, le cèdre, comme les membres de l’armée libanaise dissidente de l’ALS de Saad Haddad contrôlée par Tsahal. D’autres portent des crêpes noirs. Le ciel au-dessus des ruelles des camps palestiniens s’ambre totalement. L’obscurité qui s’installe progressivement tout autour de la Cité sportive et du cimetière absorbe, indifférente, l’effervescence du jour. Elle réduit à néant l’agitation ordinaire, celle des voitures, des foules, des marchés. Pas celle du ciel tourmenté ni celle du feu. Au milieu de la chaussée, de nombreuses voitures avec des impacts de balles sur les pare-brise, les portières grandes ouvertes, les capots, sont abandonnées. Cinq jeunes qui sortent du cinéma de quartier où ils mettaient en scène des poèmes de Mahmoud Darwich ont juste le temps de se faufiler hors du camp.

(Sa ya’ti barabara akharoun… Les tambours rouleront et d’autres barbares viendront. La femme de l’empereur sera enlevée chez lui / Et dans ses appartements, prendra naissance l’expédition pour ramener la favorite au lit de son maître. / En quoi cela nous concerne-t-il ? En quoi, cinquante mille tués seraient-ils concernés par cette noce hâtive ?)

Le cinéma est à moitié détruit. Les troupes pénètrent dans Sabra et Chatila par le sud, à 18 h, peu après la coupure programmée d’électricité. On ne voit guère que des ombres courbées aux dos proéminents. Elles avancent en file indienne. Un silence circonstanciel recouvre peu après toute la zone, le temps d’une longue respiration ou d’une interminable prière avant l’agonie. D’autres groupes, comme ceux du Jihaz de Habika, entrent par les portes ouest. Ils avancent dans les ruelles bordées de petites maisons d’un ou de deux étages, parfois inachevées ou détruites. Des masques d’une intense laideur sont dessinés sur leurs visages. C’est que ces ombres sophistiquées, surarmées, viendraient à bout des plus téméraires des humbles. Sur le toit de certaines maisons, des briques sont posées, comme abandonnées près de tiges de fer à béton déformées. Des fils électriques se balancent un peu partout. Certains finissent dans l’entrebâillement d’une porte, d’une fenêtre, d’autres tombent sur les toits. Les Israéliens occupent l’hôpital de Acca. Des balles traçantes se mettent à siffler, annonçant la fin attendue du silence comme on annoncerait le début de l’estocade dans une arène aux gradins archicombles suspendus à l’épée du torero, car tous savaient le silence provisoire. Des trombes d’eau tombées elles aussi du ciel se déversent sur les quartiers. On entend des tirs d’armes automatiques avant l’explosion générale. Des Bulldozers Aleph parcourent les zones d’ouest à nord. Des fusées que des unités israéliennes tirent à partir des terrasses d’immeubles avec les mortiers IDS de 81 millimètres éclairent les Sayeret Mat’Kal, appuyées par les milliers de torches au magnésium que répandent les avions. Il fait aussi clair qu’un matin de juin, un matin de tous les possibles, au bord du lac Moraine ou d’une bouche du Kilauea. Les instructions ne prêtent à aucune équivoque : « tirez sur tout ce qui bouge. S’il le faut, exécutez les foetus dans les entrailles de leur mère ». Elles émanent de Raphaël Sheytan le Rav halouf, de ses proches et des subalternes. Elles ruissellent du sommet de la pyramide à sa base, du général — halouf — au halouf mishne, au sgan halouf, aux rav samal et samal, sergent, et jusqu’au milicien. Les enfants qui tambourinaient sur des jerrycans en criant, dégoulinant d’eau et de foi, « La Ilaha Illa Allah, la Kataeb wa la sahyoun » se volatilisèrent, ou furent exterminés. Un ordre est un ordre. Le groupe de Charly applique les consignes avec un zèle démesuré et dans la bonne humeur générale. Rares sont les âmes qui échappent à ses épouvantables armes. Un fou sort en courant des méandres de Chatila. Il s’immobilise au centre de la rue Khalil Haoui, nu comme un alexandrin et trempé jusqu’à la moelle. Dans la main il tient un couteau de boucherie. Il déclame,

‘‘Yaâbourouna el jisra fi essabahi khifafen…

Légers, ils traversent au matin le pont,

Mais demain le vert paradis fleurira

Dans un soleil sur le tranchant du sabre…’’

Le voilà nez à nez avec un soldat israélien qui le met en joue, prêt à l’anéantir. L’homme brandit son couteau au ciel avant de le porter violemment contre son cœur, devançant les balles du soldat qui toutes s’écrasèrent contre un mur à moitié dévasté. L’homme tombe à la renverse, victorieux, le cœur offert au ciel. Le poète — c’est un poète ! — se fait hara-kiri aussi élégamment qu’un samouraï au plus haut de sa certitude, de l’apogée de son être libre, échappant aux balles de l’envahisseur, le terrassant par son geste. L’homme, au cœur de l’impasse, soustrait à son ennemi la décision de la mort, de sa propre mort. Et de tous les siens. Il meurt ainsi, libre, d’une mort debout, désormais plus vivant que jamais, faisant chanceler le ciel et le béton tout autour. Son regard encore tiède semble viser un balcon fleuri auquel il adresse un dernier vers comme une dernière supplique ou un dernier sourire d’homme sans entrave. Mort et libre dans l’éternité. Un peu plus loin, dans Ghobeiry, une ruelle où guette une dizaine de soldats de Sayeret Mat’Kal, un marchand ambulant avance. Il a l’âge d’un collégien. Son regard donne à lire l’horreur que lui infligent les armes, là, devant lui. Il avance hagard, les bras tenus en l’air. Il abandonna sa carriole de fruits, pressant le pas de peur, trébuchant sur un cadavre à moitié recouvert de boue. Charly a le sentiment qu’un fluide gras, s’écoule dans toutes les parties de son corps, si violemment, si intensément qu’il s’évacue par ses pores. Sueur putréfiée, elle soulève son propre cœur. L’adolescent supplie Jésus fils de Dieu et de Bethléem et Marie de Nazareth Ennasira pour qu’ils prennent la forme d’une créature, de n’importe quoi, de n’importe qui, qu’ils intercèdent en sa faveur, que le soldat en avant, Charly, se fige brusquement, qu’il s’écroule puis disparaisse avec son arme dans le ventre de la terre, et les autres avec lui. Charly ne se fige pas, ne disparaît pas, mais il laisse passer le garçon « ayya, edheb ! » lui fait-il. Ses compères rient bruyamment. Le garçon accélère le pas, passe devant les soldats. Il fait quelques dizaines de pas avant de chanceler près d’un immeuble où sont disposées quatre lignes de sacs de sable superposées de sorte qu’elles forment un abri. Charly frissonne à l’idée qu’il va, dans les secondes qui s’annoncent, de nouveau savourer un spectacle incroyable dont il sera l’initiateur, le maître. Il n’est pas à son premier fait d’armes. Charly est aguerri, c’est un spécialiste. Son cœur se contracte, son rythme s’accélère un peu plus et dans le fond de ses iris sombres des filaments étincellent. Aucune âme ne vibre en lui. En son être ne sourdent ni le sentiment de fraternité, ni la mansuétude. L’effleurèrent-ils jamais ? C’est à ce moment précis, alors que l’enfant se signe en tombant contre un de ces sacs, que Charly décharge dans son dos les munitions de son AK47 — des balles calibre 7,62 qui disposent ‘‘d’une grande capacité de pénétration’’. Charly répond aux ordres avec une sorte d’allégresse. « Tirez sur tout ce qui bouge, s’il le faut exécutez les fœtus dans les entrailles de leur mère ». Sitôt le chargeur vidé, une envie folle le saisit qu’il ne peut réprimer, une envie folle d’uriner. Il pisse dans son pantalon sans aucune gêne, au contraire, et dans la foulée lâche un collier de pets. Il est parcouru d’un chaleureux sentiment de bien-être, de plaisir anal, génital et jusqu’à la plante des pieds. Charly éprouve une sensation jamais égalée sinon à la suite de situations similaires, une sensation plusieurs fois ressentie, mais dont il est pourtant incapable de décrire ou d’expliquer la jouissance qu’elle lui procure. Il entre dans une sorte de transe. De la bouche ouverte du jeune garçon coule un filet bordeaux visqueux, vite absorbé par le sable qui ruisselle d’un sac de protection percé par les projectiles. Désormais immobile l’enfant n’entendra plus, ne verra plus toutes ces ombres oppressantes qui assaillent son quartier. Des photographes horrifiés immortalisent ce temps de l’ignominie. Charly ne fait pas dans la dentelle, n’y va pas de main morte. Il se vante du plaisir qu’il éprouve, à la mort qu’il plante dans le dos de ses adversaires démunis. « Le chant de mon fusil d’assaut me procure une immense jubilation », dira-t-il à son chef direct Amoq Shahak, son mem-mem, et aux poètes de l’abjection. « L’AK 47 dont j’actionne la détente et la conséquence en face, la chute de la vermine palestinienne, qu’elle soit homme, femme, vieillard ou enfant, peu m’importe, me transmet en retour un fluide qui se niche au plus profond de mon être où il me procure une immense jouissance et engendre un ravissement qui transfigure mon visage, le ranime, le réconforte ». Charly reprend son avancée. Un moment il s’abrite dans un couloir d’immeuble, sort son carnet pour y écrire « 7-me-7yse. » Il ajoute la date et l’heure. Puis il revient sur la chaussée. Lui et ses camarades de Sayeret Mat’Kal mettent un point d’honneur à neutraliser les Palestiniens de Sabra et de Chatila. Des dormants du Mossad, résidant dans les camps, informent les assaillants. Aucun habitant ne doit être épargné, tels sont les ordres « tuez, tuez même les enfants, pour les empêcher de grandir, de devenir des terroristes », hurlait Amoq Shahak. Un groupe d’une vingtaine d’hommes et de femmes est neutralisé par les Phalanges K. Toutes ces personnes travaillent à l’hôpital Gaza. Ce sont des médecins, des infirmiers ou des auxiliaires de santé. Les trois médecins palestiniens et syriens sont abattus sur-le-champ. Les phalangistes demandent aux autres d’enlever leur tablier de travail et de leur remettre tout ce qu’elles ont sur elles : pièce d’identité, argent, montre… avant de les emmener à l’extérieur du camp, vers une destination que seuls connaissent les phalangistes. « Maltraités, injuriés, ils n’ont pas ouvert la bouche. Comme des agneaux conduits à l’abattoir, comme des brebis muettes devant les tondeurs. Ils n’ont pas ouvert la bouche ». Les Sayeret Mat’Kal crieront au monde qu’ils n’ont « rien vu, rien entendu », que les photos ne disaient rien, contrariant Saint Genet : « pendant les nuits de jeudi à vendredi et vendredi à samedi, on parla hébreu à Chatila… La photographie ne saisit pas les mouches ni l’odeur blanche et épaisse de la mort. Elle ne dit pas non plus les sauts qu’il faut faire quand on va d’un cadavre à l’autre. Si l’on regarde attentivement un mort, il se passe un phénomène curieux : l’absence de vie dans ce corps équivaut à une absence totale du corps ou plutôt à son recul ininterrompu. Même si on s’en approche, croit-on, on ne le touchera jamais. Cela si on le contemple. Mais un geste fait en sa direction, qu’on se baisse près de lui, qu’on déplace un bras, un doigt, il est soudain très présent et presque amical. » Durant la nuit, de 23 h à 4 h, entre 169 et 189 millimètres d’eau par heure tombèrent sur la ville, ajoutant à la mort le désastre du ciel. « Il nous fallait détruire tous les nids des terroristes, et nous avons réussi » fanfaronnera Charly. Aux premières lueurs du 18, jour de shabbat et de Rosh Hashana, Charly et ses collègues s’ennuient comme des rats noirs ou gris après l’apocalypse. Ils prennent la pose devant les objectifs des journalistes, les pieds posés avec délicatesse sur des cadavres, les doigts en V et les bouches radieuses, hilares. Charly fête avec les Phalanges K et Sayeret Mat’Kal la victoire de la monstruosité. Une odeur épaisse se dégage des vêtements de Charly et de ses camarades, de leur corps dégoulinant de boue rouge. Elle n’est pas celle de corps ou d’habits neufs ou usés. Pas celle de martyrs. Une odeur âcre, une odeur de cendre, de cadavres, de charognes. Charly écrit : « À chaque fois que j’élimine un Palestinien — ou une Palestinienne —, qu’il soit terroriste ou non, adulte ou ado ; que j’élimine ou que j’apprends qu’un Palestinien ou un musulman a été abattu, j’éprouve, comme mon cher Vilbec, un profond sentiment de joie, et me dis qu’il y a un cafard de moins dans ce monde. » La fête spontanée qui suit est à la mesure de la victoire. Sans concession ni miséricorde. À lui seul Charly vide une vingtaine d’Almaza Pilsner. La mission fut parfaitement accomplie. De crainte que sa joie ne s’estompe, passant outre les interdits religieux, il téléphone à sa mère dans un enthousiasme et une surexcitation jamais égalés, pour lui dire l’amour qu’il lui voue à elle, à Eretz Israël, à Yehweh, qu’il outrage en le prononçant יהוה. Son exaltation atteint le comble. Il est totalement ivre. Il lui crie : « nous avons vaincu les rats ! » Non loin, ses camarades prennent d’autres photos, les pieds soigneusement posés sur les martyrs glacés et les doigts en V devant une équipe de télévision danoise qui filme pour les archives du monde et la mémoire en devenir, pour les générations futures et l’heure de vérité. Ils se photographient devant d’autres journalistes internationaux, stupéfaits, trempés de la tête aux pieds. Parmi ces journalistes se trouvent les Français Alain Ménargues et Georges Chalandon, bouleversés. Ils fixent longuement Charly et ses camarades de boucherie. Georges Chalandon pense à Anouilh, à Antigone la petite maigre palestinienne, à Hémon et aux autres. La présentation est prévue pour le premier octobre, dans treize jours, non loin de la Maison jaune, l’immeuble Barakat. Georges frissonne. La séquence est immortalisée. Sur pellicule pour certains, sur papier pour d’autres. Raphaël Sheytan félicite tous les combattants pour avoir rendu leur honneur aux Libanais et donne son accord pour que les camps soient rasés et que sur leur emplacement un grand jardin zoologique voie le jour. Lui aussi souhaite exaucer le vœu du président assassiné. « Il faut effacer les camps, nettoyer le pays des Palestiniens pour les cent prochaines années ». Les travaux commenceront le lendemain. En ce jour de Rosh Hashana, 5743 martyrs seront enfouis sans prière ni compassion par des bulldozers implacables dans des fosses communes. »

CLIQUER ICI POUR LIRE TOUT LE ROMAN, « LE CHOC DES OMBRES »

_______________________________________________________

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Résoudre : *
21 ⁄ 7 =