Éva Freyja

Je fuyais la bêtise humaine, l’obscurité et le silence. Comme la majorité des enfants du Bled, j’étais frustré d’une vie ordinaire. Je fuyais la bêtise humaine lorsque Paname m’offrit ses bras dans lesquels je plongeai les yeux fermés et le cœur enfin délesté de la haine qui l’encombrait. Je n’avais pas encore vingt ans et l’horizon d’un nouveau monde tant rêvé se profilait désormais. J’arpentais les places et les larges avenues tumultueuses de la ville-monde depuis une semaine, affamé. Ville-monde que j’avais commencé d’investir avec des fantasmes mêlés de curiosité que j’avais depuis des années minutieusement accumulés en silence.

Ce jour-là, je flânais le long des quais de Jemmapes. Des rêves de lendemains bleus, comme on peut à cet âge l’espérer, se bousculaient dans mon esprit. Je flânais le long des quais lorsque je la croisai non loin de l’hôtel du nord. Elle fit quelques mètres puis se retourna, alors même que je revenais sur mes pas. Elle souriait. J’agitai une main comme on le fait machinalement, pour d’autres raisons, sur le quai d’une gare. Je pressai le pas jusqu’à la rejoindre en formulant le vœu qu’elle ne bronche pas et elle ne bougea pas. Une lueur dans ses yeux invitait à l’optimisme. Elle était grande. Une tête de plus. Blonde chevelure comme un champ de blé d’Auvers sans corbeaux. Dans ses yeux d’Elsa, j’y aurais dissimulé ma mémoire. La blancheur de sa peau dirait le poète rivalise d’éclat avec une lune pleine. Le Cœur en or que j’aimais fredonner se présentait à moi. Qu’ai-je hasardé pour qu’elle rie de bon cœur? J’ajoutai quelques mots et fis des gestes, mais je dus les dire ou les faire, de telle sorte qu’elle se mit à rire de nouveau. Je me souviens d’avoir porté ma main sur le cœur après le Salamalek. Était-ce cela qui la faisait tant rire ? Innocemment, je lui demandai : « Wh’re you from ? » Elle susurra : « Tromsø » en roulant le r comme le « ra » arabe. Elle ajouta autre chose. Elle parlait encore, elle s’agitait aussi, gesticulait. Elle parlait, parlait, mais je n’entendais plus que quelques mots, emporté par la générosité de son corps, de son élégance. Soudain, pour une raison que j’ignore encore, la chanson de Neil Young  inonda mon esprit : I want to live, I want to give, I’ve been a miner for a heart of gold … Je la regardais, mais ne la voyais pas. J’étais secoué. J’entendis « Tromsø, it’s north of Norway ». Elle répéta et attendit ma réaction. J’eus chaud. Les jambes flageolaient. Sciées. C’est que je n’avais pas l’habitude de ce type de rencontre. De cette légèreté, de cette liberté. C’était nouveau. Ma langue s’alourdit. Sciée. Mes émotions lâchèrent prise. Une joie intense submergea mon esprit. Ma pensée patina dans son propre labyrinthe. Je déraisonnais : « C’est pas possible, mon Dieu, c’est pas possible, au paradis à vingt ans non révolus ». Et l’autre qui bousculait : « It’s these expressions, I never give… » Ma pensée pataugea puis fit des liens étranges entre ces paroles, cette fille, Paris, le Bled, ma famille, Dieu… Je trouvais cette rencontre insolite. « Pourquoi cet ange qui traversait Paris, décida-t-il de passer par ce quai, décida-t-il  de s’arrêter, de me parler à moi, alors même que j’entamais la découverte de Paris, du monde normal ? Pourquoi faut-il que cela m’arrive à moi ? » C’était la première fois que je quittais mon bled, là-bas, deux mille kilomètres, au sud du sud. Du haut de mes vingt ans à venir je n’avais jamais vu avant ce jour-là quelque chose ou quelqu’un d’aussi séduisant, d’aussi beau. Pas même ma mère. Vers quelles latitudes allais-je m’embarquer ? Le sourire soyeux de l’ange naviguait dans le bleu intense de ses yeux. Bleus. Ce ne sont pas des yeux, mais des coupoles de quelque mosquée de Samarkand ! Un sourire bleu, glissant, sous une toison naturelle flavescente. Deux corolles de pervenches, posées sur un bouquet d’épis de blé à couper le souffle. Cet échange provoqua un trouble lumineux et parfumé qui s’installa entre l’ange et moi. De nombreuses secondes s’étaient écoulées quand je me rendis compte que la Norvégienne attendait que je réagisse. Je ne pus que lui rendre son sourire. Nous échangeâmes trois banalités, puis elle me proposa d’aller prendre un verre. L’ange norvégien me proposait, à moi, un drink. Le zénith. Mon ami canadien me secouait : « I want to live, I want to give, I’ve been a miner for a heart of gold. It’s these expressions, I never give, That keep me searching for a heart of gold… »

Nous entrâmes dans Le Pont tournant qui se trouve juste à l’angle de la rue des Écluses. Les onze mètres carrés n’étaient pas peu fiers. Les clients du bistro feignirent l’indifférence. La fille de Tromsø commanda : « Cola please ». Je demandai un verre d’eau. La serveuse qui nous dévisagea dès l’entrée me parut s’énerver gratuitement : « Vittel ? Perrier ? Bad… » « C’est comme vous voulez madame », « mais quoi jeune homme ? » La serveuse s’énervait pour rien. Je voulais de l’eau, et la serveuse me compliquait la vie. J’arrivais du Bled, je ne maîtrisais pas encore tous les codes relationnels. J’ai pensé « de l’eau c’est de l’eau, qu’importe la marque ». Mais cette réflexion je l’ai gardée pour moi. Plus tard, je serai confronté à de nombreuses situations similaires.  Elles seront source d’incompréhensions et causeront des frictions dans mes relations avec les Français. Ma Norvégienne suivit le manège, mais sans rien y comprendre. Elle éclata de rire. Franchement. Elle éclata d’un rire unique, tonitruant, vrai. Afin d’en atténuer la portée, elle l’accompagna de ses mains qu’elle posa délicatement sur ses lèvres. Mais le rire prit une longueur d’avance. Il enveloppa tout l’espace du café, chatouillant chacune des oreilles des clients et du personnel. Et la serveuse revint.

– Voilà, dit la névrosée agacée, en faisant crisser le cul des bouteilles sur la table de verre. Cela fait treize francs cinquante. S’il vous plaît !

L’ange Éva – elle s’appelle Éva, Éva Freyja ! –  compris qu’il y avait un lézard entre la névrosée et moi, alors, de nouveau elle éclata du même rire unique, tonitruant, vrai. « What’s that ? » Ses mains virevoltèrent quelques instants puis renoncèrent à se poser sur la bouche. Deux quinquagénaires, chauves et bedonnants, se retournèrent au moment même où l’irrésistible rire vrai de la Norvégienne retentit. Ils bredouillèrent lamentablement, en nous toisant du coin de l’œil, quelque obscénité, quelque insulte. Probablement. Ils étaient hargneux et jaloux comme des insectes parasites qui cherchent querelle dans la tête des braves gens. Contaminé par la belle je me mis aussitôt à rire de bon cœur. Franchement. Je dit une bêtise quelconque dont je ne me souviens guère aujourd’hui sinon que c’était une sottise sympathique. Les deux gras reprirent leurs marques. Debout, flan contre flan, ils murmuraient quelques ragots à leur image en fixant leur verre de piquette. Ou en se retournant en scrutant tantôt l’ange, tantôt la serveuse fort occupée, fort agitée, fort malade, fort jalouse, sûrement fort raciste. A Oran on m’avait mis en garde « tu vas en France, Hbelt wella ?*, ça va pas toi, yekkarhouna !* » Lorsque nous eûmes fini nos boissons, je posai quinze francs sur la table, puis nous nous levâmes, saluâmes les clients aux yeux de caméléons et la serveuse enragée. Au loin plusieurs cloches carillonnaient en l’honneur du temps, de la prosternation ou d’un événement.

Éva accepta que je lui fasse découvrir le peu que je connaissais de Paris. Je dus rectifier mon plan initial, car j’avais un plan initial avant de la rencontrer. Je l’ai par conséquent reconsidéré de bout en bout. Ensemble, main dans la main, nous nous lançâmes à la conquête de Montmartre, de l’Arc de Triomphe, de la Tour Eiffel, du Quartier latin… en fredonnant I want to live, I want to give, I’ve been a miner for a heart of gold !… I’ve been to Hollywood, I’ve been to Redwood, I crossed the ocean for a heart of gold !

Je fuyais la bêtise humaine, l’obscurité et le silence de la quatrième cellule du sous-sol du Palais de justice d’Oran où, quelques mois auparavant – je n’avais pas vingt ans – des agents zélés de la dictature m’avaient jeté pour cause d’« outrage à magistrat dans ses fonctions ». Sans autre forme de procès.

* Hbelt wella : tu es devenu fou ?

Yekkarhouna : ils nous détestent.

In Le temps d’un aller simple, ed Marsa. Paris 2001, Alger 2002, remanié.

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