Des Genêts au Nord, au Mont Tahat au Sud
Janvier-Février 2019
I
« Que faire alors de tous les trésors / Du reflet de la lune le soir/ Seul au monde devant le plan d’eau / Du jardin de Sultanahmet / Ou au cœur de la Küçük Ayasofya cami / Quand ma mère chemine vers le rebord du monde » écrivais-je au soir d’un beau jour de juin dernier à Istanbul (1).
Depuis, elle bascula de l’autre côté du monde. Dès que j’appris la nouvelle je pris le premier vol de Marseille en direction d’Oran. Nous dûmes affronter des jours et des nuits funèbres, sous l’empathie et l’affection des amis et voisins, même d’inconnus. Mais que faire alors lorsque, en réponse à la disparition de l’être cher qui se présente à vous vulgaire et hautaine, un besoin irrépressible, en ami compatissant venu du Sud, vous tire vers l’envers du blanc du monde accessible, sinon de se laisser emporter dans les recoins de l’isolement, de la méditation. Le Sud est à portée de main. Celui-la-même, ce Sud, qui vous installe à votre place effective, qui vous voit grain de sable et qui vous le signifie pour que vous vous abreuviez de l’infinie Beauté qu’il révèle ou exhale comme un parfum des Jardins d’Éden, et qui vous dit combien vous n’êtes que fétu devant le firmament au pied duquel il vous invite. Que faire alors sinon bourrer votre sac à dos et emprunter le train du désert.
Oran, Les Genêts, jeudi matin. Le temps est froid et humide. Je prends le bus jusqu’au « Rond-point des trois cliniques ». Le tram n’est pas bondé. J’ai acheté le ticket à la guérite : « quat’ mille ». Il y en a une à chaque station. Au lancement du tram (au printemps 2013) on l’oblitérait dans les rames, mais nombre de voyageurs l’omettaient dans leur poche. Depuis deux ans, il est vendu « poinçonné ». Quatre ou cinq contrôleurs montent à l’arrêt Les Castors, « Salem alikoum, tickets les frères s’il vous plaît ». Au moment où j’allais présenter le mien l’un d’eux me dit « ça va el-hadj ça va » en me tapotant l’épaule, bon. Je descends à la station Sekka hadidiya. Je marche sur quelques centaines des mètres dans la rue Mostaganem, que nul ne connaît sous le nom qu’elle porte comme une charge depuis des décennies : Mohamed Boudiaf. Des blacks « Africains » discutent au coin de la rue Bouanani Guendouz (ex Brancion). Leurs bras s’élancent, se retirent, forment avec leurs têtes, leurs jambes, une chorégraphie joyeuse. J’entends « les cotisations des frères », « deux chambres sur la côte »…
« 170000 » lance le guichetier de la gare, avec couchette évidemment. Belle gare de style orientaliste comme on l’aimait – le style – au temps des colonies chez les Européens (l’architecte Ballu compris évidemment). Belle mais exigüe depuis que la ville qui l’héberge s’est considérablement accrue. « À huit heures le départ ». Il me faut maintenant tuer le temps.
Dans le salon de coiffure de la place du Maghreb (ex place de la Bastille ou de la Grande poste), coincé entre le mythique ex bar l’Aiglon devenu café et le Grand Hôtel en décrépitude, les coiffeurs versent leur fiel fangeux sur leurs amis et voisins, femmes, hommes, vieux ou jeunes aux clients silencieux. « El hadj, la barbe normal ? » Certains acquiescent tandis que d’autres abondent dans leurs dérives, moi je hoche la tête, mais le coiffeur me fait comprendre qu’il ne faut pas. Lui et ses collègues glosent sur un jeune chanteur décédé ce lundi lors d’une opération de chirurgie esthétique dans une misérable clinique privée d’Alger. À tour de rôle les corniauds raillent son comportement, ses paroles, ses fréquentations. « Maintenant il est en enfer ha ha ! » « Allah inaâleh… quarante mille cheikh ».
Au Musée d’Art Moderne d’Oran (MAMO) il n’y a presque rien à voir, sinon une quintette de tableaux posés sur des chevalets. Le reste est à l’avenant. Quelques objets d’artisanat kabyle.
Sur la grande rue, des voitures aux immatriculations non oranaises sont immobilisées par des « sabots » de la police. Les immatriculations étrangères et elles seules (non oranaises) sont très appréciées par nos agents de l’ordre. « non mais… une oranaise, bien sûr… une algéroise, ou ouarglia ou toulousaine… on leur montre de quel bois on se chauffe ici… »
Dans la bibliothèque, abritée par l’ancienne cathédrale, des étudiants révisent avec leurs enseignants. Si j’y suis c’est pour me reposer. J’ai marché longtemps et suis fatigué, plus par le poids du sac à dos que par la marche elle même. Et puis j’ai assez pris de thé. Le premier aux Pyramides, près du Rond-point des trois cliniques les deuxième et troisième en face du Titanic (Bonjour K.D…) Très sucré le premier, amers les deux autres (je préfère). Dans ses sous-sols se tient un festival de l’artisanat à l’occasion de Ennaïr
Le gérant du Cyber-café de la rue de la Paix me désigne une cabine, « la numéro 16 elle marche bien ». Google… Je me renseigne sur le temps qu’il fait dans le sud, sur les prix et adresses des hôtels et sur les festivités éventuelles à l’approche de Ennaïr, le nouvel an berbère. Le jour commence à décliner, je remonte l’avenue Émir Abdelkader. En face du passage Gasquet, « ammi Moussa » le bouquiniste, installé dans son véhicule soviétique sans âge s’ennuie profondément, il somnole. Il réagit lorsque je toque sur la portière brinquebalante. « Ch’hal ? » lui dis-je en exhibant un numéro de Rodéo (Miki le ranger, Tex, Kit Carson…) comme je déploierais tout un pan de mon adolescence, « vingt mille ». Il est daté « 5 mars 1963 » et numéroté « 139 », je le prends. Les histoires de Cow-boys et de Tuniques bleues, de Cheyennes et de Navajos ont répandu sur ma jeunesse d’innombrables arcs-en-ciel apaisants. « C’est mon heure » fait-il, l’heure de remballer. Je continue ma marche vers la gare. En face du marché couvert, près du commissariat du 2° arrondissement j’achète un paquet de biscuits fourrés Famelio au « goût chocolat », des dattes et une bouteille d’eau de Saïda.
À la gare on ne se presse pas vraiment. Les voyageurs arrivent tranquillement. La jeune femme chargée de la fouille des bagages nous fait passer sans aucune vérification. Un policier lui raconte des histoires à rire, puisqu’ils rient tous les deux, presque sans retenue. La salle d’attente se remplit peu à peu. Un enfant, il tient difficilement sur ses petons, tente d’arracher avec ses deux mains le bonnet jaune ridicule qui lui couvre la tête et une partie du visage, il tourne sur lui-même et tombe. Sa maman accourt, le ramasse d’une main en le grondant et de l’autre lui donne une tape sur le dos. Il pleure. Un autre enfant, plus âgé, c’est une fille, tourne autour des bancs tout en piochant dans un sachet de chips. Elle s’arrête devant la maman et le bébé au bonnet jaune. Elle en tend une poignée mais la maman la repousse. À l’autre bout du hall, au kiosque à journaux, des voyageurs achètent Le Quotidien d’Oran en une duquel on lit « Individu possessif ou collectif ? » ou des friandises puis reviennent à leurs places. « Il est interdit de fumer » et personne ne fume, c’est une véritable performance. La maman de l’enfant au bonnet jaune ridicule lui montre un chaton gris au ventre et pattes blancs allongé sous un banc, ils sont tous en bois naturel ciselé, mais lui la regarde. L’horloge accrochée au mur derrière les derniers bancs indique en chiffres rouges lumineux, l’heure « 18 : 54 » et la température « 14° ». Plus à droite, sur un grand tableau, sont affichés les heures, voies et quais des trains au départ et à l’arrivée de Maghnia, Témouchent, Alger, Béchar. En arabe et en français.
À 19h15, comme un seul homme, presque tous les voyageurs assis se lèvent. Le chaton s’installe sur un banc, un homme en kachabia s’assoit à ses côtés, lui ne bouge pas. Les passagers en partance pour Béchar sont appelés à se présenter au départ. On quitte le hall pour l’esplanade devant les quais. Toute cette agitation excite les plus jeunes des enfants qui crient, sautent, se réchauffent. Un policier passe, suivi d’un non-voyant dont il tient le bras. Ils avancent devant la grille que l’agent de police pousse, puis ils disparaissent derrière la locomotive. C’est alors que je m’aperçois que sur la gauche, rangés dans la pénombre comme des peupliers de cimetière et silencieux, une centaine d’hommes en uniforme attendent que leur chef leur ordonne de prendre place dans les voitures qui leur sont réservées : une centaine de militaires en fin de permission.
Voilà qu’on ouvre grand la grille. Je demande s’il s’agit bien du train en partance pour Béchar, car le panneau indique « Maghnia, départ 12h15 ». « Ah… n’saw » me dit un agent du nettoyage, « ils ont oublié », oublié de modifier les informations. Bof. On se bouscule un peu, juste ce qu’il faut pour ne pas perdre la main. Je montre le billet au contrôleur au pied de la porte de la première rame, « Billet n° 24101-087-0115618-067790- ORAN/BECHAR- date de réservation 10/01/2019- Supplément couchette 300,00 DA- Classe 1-voit N°/place N° 2/4 – 1700,00 DA ». Il m’autorise à monter et crie à son collègue qui se trouve à l’intérieur « andek wahed wehdou ! » Tu en as un, il est seul ! Le collègue semble paniqué, certains passagers voudraient rester regroupés « nous sommes en famille » ou « nous sommes trois on veut rester ensemble » lancent-ils aux contrôleurs. Dans notre compartiment dont les numéros de couchettes « 21-22-23-24 » sont mentionnés sur la porte, nous sommes quatre. Arrivé le premier, je choisis une couchette du bas, numéro 22. La 21 est occupée par un jeune homme, probablement un beznassi, vu le sac de jute immense (un mètre cube au minimum) qu’il posa au pied de son lit, contre la fenêtre et les conversations qu’il a eues.
J’imagine les couleurs, tailles des pulls, sous-vêtements, chaussettes, casquettes, pantalons, que sais-je, de toute la lingerie que le sac renferme. À moins que cela soit tout autre chose. Dans le compartiment voisin de gauche l’ambiance est à la fête. Un enfant hurle, une femme tape dans ses mains en ricanant, une autre rassure ses proches au téléphone. Tant bien que mal et à l’heure (on peut dire ici d’un moyen de transport qu’à quinze minutes près, voire à vingt ou à trente, il est à l’heure), c’est dans une atmosphère plutôt houleuse que le train se lance dans la nuit. Aucun de mes voisins de cabine ne fume, la cigarette est interdite, mais de leurs vêtements se dégage cette odeur typique et désagréable de tabac froid. Les téléphones sonneront et les conversations sur les amis, les problèmes, la vie iront bon train jusque tard dans la nuit. Des écouteurs reliés à mon iPhone monte la voix de Marcel Khalifa « Fais de moi, si je revenais un jour / Un combustible dans ta fournaise enflammée / Et une corde à linge sur la terrasse de ta maison / Car je ne peux plus me tenir debout / Sans la prière de ta journée… »
——————–
Cliquer ici pour lire le poème écrit à Istanbul
________
II
Je ne pense pas avoir rêvé les fréquents arrêts du train. Je n’étais pas non plus tout à fait éveillé. J’ai bien entendu des grincements perçants de freins, des gens qui parlaient, mais les ai-je réellement entendus ou bien était-ce des élucubrations cérébrales ? Dans cet entre-deux, mon obsession était que je me réveille et que je ne puisse ensuite de nouveau m’endormir.
Le matin, un contrôleur est passé en toquant sur chacune des portes comme un forcené, ou bien un sergent-chef qui n’a pas dormi de la nuit, réveillant à l’aube ses ouailles « Béchar, aya Bechar, Bechar ! »
Nous sommes arrivés à 8h37 sous un beau soleil timide, mais frais et accueillant et avec près de deux heures et demi de retard. Et c’est aussi bien, car où serais-je allé et qu’aurais-je fait à six heures du matin un jour saint ? Là il me suffit de lever le bras et hop un taxi garé dans l’enceinte de la gare s’approche. « La gare routière saha ». 50 DA.
La « SOGRAL » est une agence récente aux formes élégantes tout en arrondi ou cubiques. Ses couleurs sont le bleu et le blanc, fenêtres vitrées sur plusieurs étages. Des voutes au style maghribi se présentent à l’entrée qui donne sur le parc des taxis.Y-a-t-il un départ pour Adrar ?
- Ah, il vient de partir.
- Le prochain ?
- Après El-Asr,
- Quelle heure ?
- Vers trois heures… Estenna…
Le guichetier me demande de patienter, il téléphone. Il raccroche et me demande 1150 DA.
- Il y a un départ ?
En fait le car qu’il m’a dit être parti, est sur le point de partir, pas parti. « Suit l’homme là » fait le guichetier en me remettant le billet. C’est le receveur venu me chercher à la suite de l’appel du guichetier. Il me fait monter dans le car après avoir déchiré mon ticket. Une manière comme une autre pour le valider. Il est ainsi donc « vérifié ». Raqm, Essaâ, el yaoum, el ittijah, el mablagh. Cela donne, traduit en français : N°, L’heure, le jour, la destination, le prix ou encore 016307, 9h, le 11 janvier, Adrar, 1150.
Je m’enfonce à l’arrière. Un beau car Higer bleu de 45 places. Plutôt propre. Sur son flanc quatre éoliennes blanches, ou quelques fleurs ou autre chose qui leur ressembleraient sont dessinées. Nous sommes cinq passagers plus les eux employés. On est bien assis et les sièges sont réglables. C’est un plus pour les longues distances et entre Béchar et Adrar il y a 600 km. À la sortie de la ville bien après Bidandou (Bidon2 ou Béchar Jdid) et la SNTR, bien après le contrôle de gendarmerie, après l’immense marché de fruits et légumes, de brocantes, de pièces détachées, de brics, de brocs et plus encore, étalés sur cinq hectares, on délaisse à gauche la direction de Taghit et d’Igli, et on continue sur la N6. Le conducteur est respectueux du code de la route et même plus que cela, les panneaux indiquent « 90 » et lui roule à dix ou vingt kilomètres en dessous, alors qu’il n’y a plus de contrôles militaires, sur de longues distances et que la voie est double et large. L’alfa règne alentour. Cette fois la vitesse est autorisée jusqu’à « 80 ». On longe un immense espace cultivé, protégé par une clôture. La terre est humide, elle longe un oued asséché. Voilà Abadla, notre premier arrêt. À une dizaine de kilomètres de cette ville nous apercevons le village octogonal, Mechraa Houari Boumediene, de Ricardo Bofill au cœur duquel trône la mosquée du village initialement agricole et modèle. Devant La Salle du Fellah, deux hommes discutent devant une baraque fermée qui abrite certainement cigarettes et bonbons. Est fermé également, le centre culturel Remili derrière la fontaine d’eau sans eau et le beau trottoir rouge et blanc. Hélas, nous ne nous y arrêtons pas. Cela m’aurait intéressé d’avoir quelques échanges avec des habitants, les plus anciens si possible, de prendre des photos, d’écouter leurs points de vue sur le village, l’agriculture et l’évolution de leur environnement depuis 1978, depuis Thawra ziraïyya, ou le flop de la « Révolution agraire » toute bureaucratique et verticale avec pour les étudiants la fleur entre les dents… (j’ai habité deux années dans les parages… deux ou trois années après sa construction, c’était l’euphorie organisée.) La conduite du chauffeur est jusque-là très agréable. Nous arrivons à un croisement, une plaque indique sur notre droite « Béni Abbès 15 km ». Le conducteur s’arrête au niveau de la station d’essence, juste pour laisser monter un client, chèche blanc et kachabia ocre. 12h50, le soleil tape dur à travers la vitre. Je ne sais si c’est la route ou lui qui a viré, mais il est haut sur notre droite, aveuglant. Apparaissent au large, à gauche comme à droite, d’importantes dunes au manteau doré. Quelques kilomètres plus loin, une plaque indique « Tamtert 66 km » sur notre gauche. Et voilà El Ouata, un beau village… que je connais. Il y a quelques années je m’y étais arrêté. Il m’avait inspiré un texte que j’avais intitulé Un thé à El-Ouata. En voici les premières lignes : « Le thé rouge que je déguste sous la tonnelle qu’ombragent de respectables bougainvilliers fleuris à faire rougir de lointains congénères mieux lotis, a le goût suave de l’immuabilité. Pour beaucoup ici la mesure du temps est une abstraction, une fantaisie étrangère dont on se moque éperdument comme on raille les instruments – la montre ou le sablier – chargés de cette énigmatique et impossible opération. Les éléments et les vicissitudes de la vie des hommes sont plus importants, parfois plus inquiétants, que l’horloge et le faux temps qu’elle dissèque. L’une et l’autre sont mis à distance par les hommes qui les observent avec le juste intérêt qu’ils leur doivent. Aucun sablier ne sied au temps éternel. » (in : La petite mosquée des Inuits et autres confettis, 11. 2014, aujourd’hui épuisé). Et comme il y a quelques années, au même endroit, je déguste un thé rouge. Le chef refuse mon argent, comme il refuse d’encaisser le couscous demandé par le conducteur et son adjoint. Je le remercie. Eux, le conducteur et son compère, contrairement à moi savaient – ils ont l’habitude – qu’ils mangeraient gratis. « El joumouâ » s’est contenté de dire le chef gargotier. Nous sommes vendredi et c’est l’heure de la prière, les commerces doivent cesser. Mon verre de thé ne coûte pas cher, quant aux couscous du chauffeur et de son adjoint, le gargotier ne peut se permettre de les leur refuser au risque de ne plus revoir ces hommes et leurs éventuels voyageurs les jours à venir. Le moteur du car n’a pas arrêté de ronronner durant toute la halte. Un peu moins d’une heure plus tard nous reprenons la route. À 100, 110 km/h, le conducteur semble vouloir récupérer le temps perdu, maintenant qu’ils ont mangé, à l’œil. Je comprends alors pourquoi depuis le départ de Béchar nous avions roulé à moins de 80 km/h. Arriver à l’heure du repas ou plutôt à l’heure de la prière pour se goinfrer gratos. Peut-être bien.
La route n’est pas vierge de circulation, mais il y a peu de véhicules légers. De temps à autre un groupe de camions et semi-remorques reprennent des forces, respirent, le moteur à l’arrêt. Autour, des hommes s’affairent, équipés de matériels divers, astreints à travailler un jour de week-end (vendredi et samedi). Des employés chargés de la mise en état du courant électrique, de la pose de nouveaux poteaux, immenses allongés à terre, s’affairent. Une plaque prévient « Attention chameaux ». Le Petit prince dirait « dessine moi un dromadaire ». Une autre informe « Kerzaz 20 ». Sur notre gauche les dunes, parsemées de touffes d’herbes, caressent le flanc de la route. La parole circule peu dans le car, pas même entre les deux employés de la compagnie. On vient de passer Zaouia el kebira, nous arrivons à Kerzaz à 14h25. Plus dur tape le soleil. Ici comme d’autres villes et villages du sud, les nouvelles constructions font la part belle au ciment et au fer à béton, torsadé ou non. Aucune originalité. La facilité la plus élémentaire règne partout. Aucune once d’art.
Le conducteur ralentit à cause d’un troupeau de dromadaires déambulant sur la route même. Il fait un arrêt de deux minutes à 20 km de Ouled Khodeïr qui se trouve sur notre gauche, c’est ce qu’indique un panneau de signalisation, un village niché sous une immense dune qui un jour, peut-être, l’ensevelira avec ou sans ses habitants réfractaires, sans état d’âme. Au croisement à venir l’autocar prendra à droite. À gauche est la route qui mène à Timimoun. À l’arrêt, un homme monte, embrasse le conducteur. Il ne l’a manifestement pas vu depuis longtemps. Un autre descend de l’autocar son téléphone collé à l’oreille. Il ne dit mot, ni à son correspondant, ni aux passagers. Une voiture l’attend de l’autre côté. À un mètre d’elle, sur le sable, son conducteur lève les bras près des oreilles puis se prosterne. Les monts sur notre gauche, plus nombreux que les dunes, sont sombres, révélant ainsi la présence de métaux en leur cœur. Les deux hommes s’enlacent. Et nous, nous continuons. Nous traversons un long oued sec. Entièrement. C’est Oued Ghriss. Depuis longtemps les dunes ont – quasiment – cédé la place à d’interminables étendues de terre noire et des monts de même couleur comme signalés plus haut. La présence humaine n’est décelable qu’à travers la route et les véhicules. Tout autour c’est le royaume de l’infinie nature. Brute. Des panneaux en arabe avertissent « Attention danger. Sable. » Un autre signale « Adrar 140 ». De nouveaux apparaissent de majestueuses dunes de part et d’autre de la route. Un camion-citerne de la SNTR est à l’arrêt. Son chauffeur prie sur le bas-côté. Je me demande si les minutes qu’il consacre à Dieu sont autorisées par son employeur ou volées à lui, si elles sont prévues dans son contrat de travail, puis je me dis que cette question est, dans un monde où la rationalité est une notion étrange, voire même étrangère chez de nombreuses franges de la société, farfelue. Qui oserait seulement la murmurer ?
Je commence à en avoir assez de rouler et je l’écris sur mon calepin (tous mes petits cahiers à spirale sur lesquels, depuis des années, je note tout, sont numérotés. Celui-ci porte le numéro 28 de la nouvelle série). Vivement Adrar, pense-je et écris-je, avant la nuit si possible. Le receveur, qui ne m’a ni entendu (évidemment) ni lu, éternue. Deux fois. À ses souhaits. Par endroits, des plaques entières de sable recouvrent la chaussée. Au loin, un autocar est à l’arrêt, le triangle de sécurité est posé à l’arrière, à trois mètres environ. Le nôtre le double puis s’arrête devant. Le conducteur et le receveur en descendent sans un mot. Ils reviennent treize minutes plus tard et nous repartons sans qu’ils n’aient rien dit, rien justifié, et puis quoi encore ? À une vingtaine de kilomètres de Tsabit, un contrôle militaire impressionnant. Le militaire armé en faction signifie d’un geste preste du bras, « passe ». Et le conducteur qui ne se le fait pas répéter deux fois, embraye. Nous passons.
16h50. Il semble que ce qui se profile au loin avec de nombreux « trains » et de grandes tours, est une usine à gaz. Une vraie. Les tours en son sein sont des torchères. Nous arrivons devant un grand et beau rond-point tout en rouge et blanc brillants. Là je fais une pose pour dire, écrire, ceci : peindre les trottoir est une obsession de tous les maires d’Algérie. Ils font les trottoirs d’abord (deux à trois fois durant leurs mandats), puis ils en font peindre les rebords : peindre les rebords des trottoirs, les pavés qui les bordent, tous. Généralement cette entreprise précède la visite d’un officiel. Plus celui-ci est important, plus l’ouvrier en charge de la peinture est un haut gradé, un véritable pro. Inversement, s’il s’agit de la visite d’un simple petit chef de Wilaya (préfecture) ou de l’administration centrale, alors ce n’est qu’un peintre ordinaire qui peint, sans émotion, sans soin aucun, laissant derrière lui, sur le trottoir et sur la chaussée, quantités de traces blanches et rouges, parfois même les bidons vides. Je reviens à la route. Nous longeons une palmeraie aux dimensions de dizaines de terrains de football. L’usine s’approche en se déplaçant de sorte qu’elle se retrouve suivre la route. Une illusion. Tout le long de la route des acacias, plus ou moins vaillant ou rabougris, veillent dans un positionnement désordonné, irrégulier. Finalement, l’usine est un « complexe raffinerie » signale un panneau. J’ai pris tant et tant de photos avec mon iPhone qu’il a perdu 65% de sa charge.
17h30 : Une grande palmeraie, une caserne militaire, une station d’essence Naftal et trois gendarmes motards, et deux kilomètres plus bas un contrôle « Halte police » et une nouvelle caserne militaire. Ils dessinent l’approche de la grande ville que voici après un immense château d’eau aux couleurs locales, couleurs du sable et rouge sahraoui, et un grand parc dédié aux enfants, le « Familly Park ». Voilà donc Adrar, le pays de la miss Algérie 2018. La lumière du jour prend congé.
________
III
D’Adrar à Tamanrasset…
Mon premier contact est un homme au volant d’une petite voiture, recouverte, comme nombre d’autres véhicules, de poussière et de sable. Elle a dû tourner des mois et des années dans Adrar et ses environs. Son conducteur ralentit à mon niveau, je lève le bras, ça doit être un taxi clandestin. Il s’arrête, la cinquantaine bien en chair, il porte une casquette gavroche grise qui lui couvre la tête, le haut des oreilles et le sourcil gauche et un chèche beige enroulé autour du cou, négligemment noué. Il est assis de travers, le corps penché à droite comme attiré par le vide entre les deux sièges, une main sur le volant, l’autre sur la boule du levier de changement de vitesse. « Salam alikoum ». Je monte, lui dis que je cherche un hôtel, pas trop cher… il me répond « fi sabil Allah… » et me dit connaître un « dortoir » sympathique, propre et pas cher. Il me dépose devant, « nous sommes dans le quartier 140 » me dit-il, et pour me rassurer « là il y a la poste et derrière la mosquée et le lot 191 ». Il n’est pas question pour lui d’encaisser. Il m’avait bien dit « fi sabil Allah… » Il ajoute « je t’attends ici, s’il ne te plaît pas, je t’accompagne à un autre ». J’engage un rapide échange avec le réceptionniste à l’étage et descends. Je fais un signe de la main au taxi qui n’en est pas un, pour dire « merci, c’est ok. » Dans la chambre il y a trois lits. Je comprends que normalement le prix indiqué (1700 DA) est celui du lit que j’occupe et non de la chambre. Mais il précise « ne t’en fais pas, tu occuperas seul la chambre », car nous sommes en très basse saison. Je renseigne un document : nom, adresse etc. J’avale quelques dattes achetées à Oran, moins mielleuses, mais toujours bonnes. Cela me suffit, je n’ai pas envie de ressortir. « Pour le réseau wifi, c’est Jaweb 1573949, mot de passe : 04935…… ». Le soir, sur France Inter que je capte via mon iPhone, la belle Laure Adler reçoit dans son émission L’Heure bleue, la metteuse en scène Phia Menard à l’occasion de sa dernière création, « Saison sèche ». Et ça ne s’invente pas.
Lendemain. 1° jour de l’an amazigh 2969. Il fait frisquet dans la pièce même et il n’y a pas d’eau chaude. Devant l’hôtel je prends un taxi et répète ce que m’a dit le réceptionniste « à Achen Messaoud ». C’est là que se trouve « sentivi jdida » la nouvelle gare routière où je me renseigne sur les départs pour In Salah. Avant moi est passé un vieux monsieur portant kachabia marron et chèche blanc. Il demande un ticket puis sort de sa kachabia un sachet en plastique bleu qu’il dénoue pour en extraire un billet de 1000 DA. Il le pose lentement devant lui. Ensuite il renoue le sac et le range à l’intérieur de sa djellaba. Il sort un autre plastique, blanc, le dénoue pour en sortir cette fois des pièces. Il en choisit quelques-unes qu’il dépose, lentement, l’une après l’autre, devant le guichetier qui ne bronche pas, mais fume comme une cheminée d’usine des années quarante. Avant de quitter le guichet l’homme prend soin de ranger à son emplacement le sachet blanc. Il garde en main le billet de voyage et part prendre place sur un banc de la gare. Il ne bougera pas jusqu’à notre départ. C’est à moi. « Il y a des cars demain pour In Salah et pour Tamanrasset aussi, à 14h30 et 18h. C’est 1800 DA pour Tam et 750 pour l’autre. Et Tamentit ?
Aujourd’hui, et c’est un peu pour cela que j’ai fait cette halte à Adrar, j’aimerais aller à Tamentit. Le nom de cette ville perdue au sud de la capitale régionale résonne en moi comme quelques autres dans le monde ainsi Baden-Baden, Honolulu, les Samoa ou Tataouine… « Pour Tamentit, me dit le guichetier-cheminée, il faut aller à l’autre gare routière, à sentivi elqdima ». Je quitte la gare pour déambuler sur les grandes avenues. Elles sont larges et plutôt propres. Je passe devant l’université africaine qui vous accueille sous deux arceaux croisés en forme d’épées, des takoudas touareg (terguiète à vrai dire), plantées de part et d’autre de la large grille verte de l’entrée. Très peu d’étudiants en vue. Des formes rondes émergent tous les dix mètres sur l’un des trottoirs d’une autre avenue, ce sont des foggaras. Je fais signe à un taxi clandestin (j’ai appris à les reconnaître grâce à une forme cylindrique, un gros tuyau jaune qu’ils mettent bien en vue sous le pare-brise), lui demande de m’emmener à l’ancienne gare SNTV. Un gars sympathique qui me présente le quartier, « ici c’est Lemdina, le centre-ville, voici la daïra, la prison, ici à droite l’auberge des jeunes, le quartier s’appelle El Ari… » Le taxi est employé à l’hôpital comme chauffeur et à ses heures perdues il transporte les citoyens pour cent dinars la course. « C’est ici ». Il me dépose devant l’agence « Entreprise de transports Hamdi ». Quelques clients patientent à l’intérieur en sirotant un thé. Un minibus japonais Hiace, blanc, est à l’arrêt devant la boutique, portes fermées. Nous n’attendons pas longtemps. Il a suffit que le chauffeur prenne place et qu’il ouvre les portes pour que nous nous engouffrions et occupions les quinze place assises. Une musique lancinante se dégage des hauts parleurs discrets du minicar. Les plus prisées sont les places de devant, aux côtés du chauffeur. Moi je préfère m’installer au plus loin possible du conducteur. Arrière toute. Les gens se saluent. J’ai l’impression qu’ils se connaissent tous. « Yek Ntoum labess ? » « Hemdou Allah ya weddi ». Un jeune homme s’assoit à mes côtés. Il engage la discussion. J’apprends qu’il n’est pas de Tamentit, mais de Zaouiet Kounta, à 70 kms au sud d’Adrar. Il me demande si je viens du nord. Il entend Oran et aussitôt évoque la mort de ce jeune chanteur de raï, celui qui a été expédié en enfer par les saligauds coiffeurs et dont j’ai parlé au début, jeudi. Il est abasourdi par la haine des gens et par cette façon qu’ils ont de parler d’un mort, à peine inhumé. « On n’a pas le droit de juger à la place de Dieu… » Il dit qu’il a plusieurs fois passé des vacances d’été dans un centre à Mostaganem, un mokhayem. Je le coupe et m’en excuse, lui demande de répéter. Il m’arrive de ne pas saisir parfaitement ce qu’il dit, mais pas que lui, d’autres personnes avant lui, depuis Béchar. Cela est dû plus à l’accent qu’aux mots utilisés. Bref, il m’apprend qu’il y a un arrêt juste devant l’auberge de Tamentit où nous arrivons, il me l’indiquera. « Il n’y a que deux arrêts à Tamentit, le premier à l’entrée, le deuxième à la sortie, devant l’auberge. » Je lui demande ce qu’on entend, « Tinariwen, un groupe du Mali » fait-il. C’est très beau. Une femme âgée crie « Yeh ! » pensant peut-être que le chauffeur n’allait pas s’arrêter. Il ralentit, elle crie de nouveau « Yeh ! » Cette fois il s’arrête et ouvre la porte latérale. La femme descend donc au premier arrêt et s’apprête à ouvrir son sac. Le conducteur referme la porte et on entend de nouveau le cri de guerre de la dame « Yeh ! » et de nouveau il ouvre la porte. La dame ouvre son porte-monnaie et dit « hak tokhloss » en tendant des pièces à un voyageur qui les remet à un autre… jusqu’au conducteur. Il n’y a pas de receveur. Nous arrivons à l’autre bout du village. « L’arri ! » crie mon voisin au chauffeur qui s’arrête à hauteur de l’auberge. Elle est posée à côté du dernier pâté de maisons, sur la grande avenue principale. Je salue mon voisin, paie le conducteur (35 DA) et descends. Le portail de l’auberge est ouvert. Je m’aventure dans ses jardins, pas plus. L’administration est fermée. Nous sommes à dix kilomètres d’Adrar. Je traverse la grande avenue et m’enfonce dans le village en direction du village ancien. Le silence y est majestueux. Pas même le vrombissement des ailes d’un jrad, ce n’est pas la période par dessus le marché. Les sauterelles n’aiment l’hiver que pour hiberner. Je passe devant le centre culturel qui semble n’avoir jamais fonctionné et devant l’école d’enseignement moyen Cheikh Sidi el Bekri (fondateur de la zaouia el Bikria au milieu du 17° siècle) et aussitôt bifurque sur la gauche pour emprunter la longue piste qui mène au ksar. Elle longe un cimetière sur la gauche et des jardins sur la droite. Elle s’achève après la première palmeraie, derrière un autre cimetière, Ouled Ali ben Moussa. Derrière, les chemins entièrement sablés sont si étroits que deux carrioles ou deux ânes ne se croiseraient pas. Au bout de la rue Cheikh Sidi Youcef, j’arrive au quartier Ouled M’hammed.
Depuis l’auberge de jeunesse j’ai croisé deux adolescents, un homme qui rentrait en voiture. Puis un autre qui sortait de chez lui. Dans le vieux Ksar j’ai apostrophé un groupe de jeunes en vélos, échangé avec plusieurs adultes. Aucun n’a jamais entendu parler du Bélier de Tamentit, ni de la pierre tombée du Paradis, moins encore de juifs sahraouis ou de cette école « i-madrassa tadamoun ». « Tout ça pour ça » pense-je. J’ai tourné dans le village en rond et en large, « Tout ça pour ça ». I-madrassa (que j’avais essayé de contacter, et même réussi, pour animer un atelier d’écriture créative ici-même, qui m’a promis de me rappeler…) n’est en définitive qu’une météorite (une vraie celle-là, tombée de nulle part et aussitôt vaporisée). De l’agitation dans un verre d’eau. De l’enfumage. Au bled c’est très courant. Tant pis pour les gamins hélas.
Tamentit porte un joli nom, de beaux jardins (plus ou moins cachés au regard des curieux), deux grandes avenues, mais elle est vide de tout, de commerces, de cafés, de culture, de kiosques… Un vent frais picote le visage. Le même que celui qu’on trouve au nord, sur le rivage des villes côtières. Ici on parle plus ou moins l’arabe dialectal avec ses nuances, le berbère, mais pas un seul mot de français. Le français est ici tombé à terre comme cette plaque de signalisation que j’enjambe à l’instant. Me voilà sur la nationale, à hauteur du lycée « Chikhe Sidi Ahmed Didi » à attendre un transport pour Adrar. Des gens ont posé un jerrycan d’eau potable avec un récipient attaché à l’anse du bidon pour les personnes assoiffées. D’autres ont fait la même chose cinquante mètres plus haut. Les véhicules de transport passent sans s’arrêter car ils sont surchargés de voyageurs venant d’El Mansour, de Lahmar, de Tiourinine ou de Zaouiet Kounta. Une heure d’attente plus tard une camionnette s’arrête enfin et dépose trois passagers. Je descends au souk « Dinar », j’y fais un petit tour. Rien d’exceptionnel.
Vers 19h30, je me rends dans un restaurant que m’a conseillé le réceptionniste de l’hôtel, « c’est propre et correct, tu sors, à droite jusqu’au croisement puis à gauche, il y a un rond-point, là tu demandes le restaurant Lqahwa ». Avec le réceptionniste, il vient de Bejaïa, on a discuté un peu de tout et de n’importe quoi. Du temps, de la ville… « Miss Algérie ? oui elle est d’ici, mais ça n’intéresse personne. C’est comme Yennaïr. Rien. Tu vas aller à Tamanrasset, tu vas voir que là-bas c’est différent. » Le restaurant était correct effectivement et pas cher, moins de 500 DA. Mais j’y ai eu froid. À la télé j’ai entendu qu’il ferait 3° à Adrar ce soir et demain aussi, comme à In Salah où je me rendrai. Et 17° la journée. À propos de TV, une place importante sur Canal Algérie est réservée à l’armée (plusieurs soirs de suite vers 21 h), à trois mois de l’attendue mais incertaine « élection » présidentielle. « Notre armée est prête à défendre le pays » clame un grand chef étoilé. On s’attend à tout. C’est sérieux. Le président est paralytique, 82 ans, aux moyens très limités. Il n’est pas sûr que « l’élection » ait lieu et les couteaux sont tirés. Le soir, sur France-culture, Charlotte Rampling fait son cinéma.
Dimanche 13. Je n’ai pas fermé les volets de la pièce et j’ai bien fait. Les rayons du soleil y pénètrent tôt. À la gare routière on me conseille d’aller à l’autre gare, l’ancienne. Il y a plus de départs pour In Salah et ils partent le matin « ici le premier départ aura lieu vers 14h30 ou peut-être vers 18 heures, ça dépend de son heure d’entrée ici… » C’est le Loto quoi… Le taxi qui m’emmène à l’ancienne gare routière s’appelle Aïssa. Il me dit que son oncle à Tamanrasset, Mimoun, travaille dans le tourisme. Nous échangeons nos numéros. On ne sait jamais. « bonne chance ». Je prends le billet (800 DA) et attends le départ. Il n’est plus à 11h30, heure portée sur le billet. Le Coaster arrive à midi. Nous sommes une petite dizaine dont un couple de personnes âgées, certainement des gens du nord qui ont passé une partie de leur vie dans le sud, probablement des enseignants à la retraite. Je n’en sais rien en fait. Lui porte au dessus d’un gilet beige un manteau bleu au col et envers rouges ainsi qu’un jean et une paire de lunettes rondes d’intellectuel. La femme qui l’accompagne, plus alerte, porte un pardessus blanc et un châle rouge qui couvre ses cheveux et ses épaules. J’occupe la place 17 à droite. Siège unique. La température a grimpé de plusieurs degrés. Son niveau et le numéro de mon siège ne font qu’un, le niveau de la première s’élève à 24 derrière la vitre. Je tire le rideau. Les villes défilent à la suite de Tamentit : El Mansourah, El Jadid, Lahmar… Une grande palmeraie surgit au loin, plus près des touffes d’alfa innombrables. La plupart des habitations de Lahmar sont en parpaing et ciment. Comme au Nord, d’étage il n’y a que les fers à béton et tuteurs qui les annoncent. On peut dire du premier étage qu’il est « à venir » ou comme pour une bande dessinée, « à suivre ». Les garages au rez-de-chaussée fonctionnent : garage ou magasin. Comme au Nord. Un panneau indique « Tamset 09 Zaouiet Kounta 32 ». Le « 9 » est exagéré. Les deux villes, Tamset et Lahmar sont quasiment accolées l’une à l’autre. À Tiouririne, un homme descend. Beaucoup de baraquements commerciaux sont construits en roseaux et branches de palmiers. J’ai dû m’assoupir. Il est 13h55. À hauteur d’un immense rond-point deux indications « Bahou » à droite et « GNR » à gauche. Je grignote quelques biscuits, avale des dattes. Il en reste encore. Une forêt de poteaux électriques émergent d’un mirage. La route se fait très mauvaise. Je change de place pour me protéger du soleil. On arrive à Nfiss, un village qui ne possède aucun trottoir et où le sable, qui remplace la neige, forme des congères du sud entre les constructions. Passent Azoua, Tidmaine, Sali. À la fourche, à l’entrée de Reggane nous laissons à droite Tinahadène pour prendre à gauche. On passe devant « Le café des amis », devant la banque de développement, la mairie pour enfin s’arrêter à hauteur du marché. Un vendeur de thé discute avec ses amis. Il est adossé à un mur sur lequel quelqu’un a graffité un symbole amazigh « Yaz ». En face d’eux, un autre vendeur de thé, je lui en prends un. Hard. Des passagers sont descendus, trois jeunes hommes et un vieux monsieur sont montés. Nous quittons la ville une demie heure après et plongeons dans un immense territoire complètement vide. Même la circulation se fait rare. Des étendues à l’infini. J’ai une pensée pour les victimes des essais nucléaires français réalisés ici-même alentour de Reggane. Le 1er avril 1960 à Hamoudia (une cinquantaine de km au sud-ouest de Reggane) a eu lieu le second essai nucléaire français, sous le nom de code « Gerboise blanche », (le 1° essai a eu lieu le 13 février 1960, « Gerboise bleue »). La bombe dégagea environ 4 kilotonnes… 150 Algériens vivants (retirés des prisons et des camps de concentration,) furent aussi volontairement exposés aux effets de la bombe, ligotés à des poteaux, à environ 1 km de l’épicentre. Des centaines, voire des milliers, de personnes furent irradiées. Il y a eu 17 essais nucléaires dans la région de 1960 à à 1966 (oui, 1966 sous Boum le Pharaon). À gauche de notre route, une autre prend source avec un grand panneau d’interdiction « sauf GNR ». Un peu plus loin, des bans de sable nous ralentissent. La route est mauvaise. De grands et nombreux plateaux dominent la région et une cuvette est traversée par les mêmes gigantesques poteaux électriques. De temps à autre, nous passons devant des carrés abritant une station d’hydrocarbure alimentée par des panneaux solaires. Il n’y a pas l’ombre d’un seul nuage, d’un seul arbre, d’une seule habitation. Le désert prend tout son sens ici dans cette région. Même la circulation est quasiment morte. Un grand étang apparaît, au-dessus duquel frémissent des vapeurs d’eau. On n’entend que le bruit du moteur et celui du vent qui siffle dans un rideau qui danse dans l’interstice entre la paroi du minicar et une vitre mal fermée. Rien n’interdit l’échange dans le véhicule, mais personne ne parle. Une série de hautes dunes dorées rompt la monotonie du paysage. Le type qui est assis derrière moi, s’est imbibé de musc et cela empeste l’animal depuis Reggane où il est monté. On a passé l’étang, la masse d’eau n’était qu’un mirage.
On arrive à Aoulef. Le chauffeur stationne devant l’agence de voyage. Le couple de retraités montés à Adrar descend. C’est la dame qui tire leur valise avec roulettes. Elle porte toujours le châle rouge et lui, derrière, a posé un béret basque sur sa tête et avance comme il peut, avec difficulté. Ils passent devant un mur rouge où il est écrit à la peinture noire « Votez 34, FLN ». Cette fois le minicar est presque complet. À mi-chemin de In Salah le conducteur s’arrête. Devant nous sur la gauche, une plaque mentionne l’entreprise « GRP ». À droite, au début d’une autre route, cette autre plaque sur fond jaune « TP 204 ». Un homme descend, probablement un employé qui reprend son quart. Un camion citerne SNTR passe à toute vitesse. Un rocher très imposant devant nous me rappelle – toutes proportions gardées – l’emblématique rocher d’Australie, Uluru (350 m de hauteur sur 3 km de long). Un barrage de gendarmerie nous rappelle la sensibilité de la région. Contrôle du conducteur. Certains passagers descendent pour se dégourdir les jambes ou fumer ou rien, juste comme ça. Le chauffeur extrait de son siège un extincteur qu’il montre au gendarme, celui-ci lui rend ses papiers et lui fait signe de ranger son matériel anti-flamme. Puis il compte les passagers. Il n’a rien trouvé qui justifierait une contravention. Depuis ce contrôle le chauffeur roule beaucoup plus vite. Les immenses étendues de sable sont contrariées de temps à autre par des panneaux de signalisation, par des stations traversées par des pipe-lines aériens (aériens le temps de la traversée). J’observe le premier cairn depuis le début du voyage. D’autres ont peut-être échappé à mon attention. Quelques décennies plus tôt on en voyait beaucoup sur les routes au sud de Béchar, à Taghit… Je pense aux Inukshuks (une construction de pierres empilées qui a une forme humaine) des Territoires du grand nord canadien. J’en voyais partout, de Yellowknife à Whitehorse, à Dawson-city. C’était il y a quelques années. Le temps passe trop vite. Il faut voyager, autant que Kerouac ou Tesson, plus qu’eux si possible, pense-je.
17h35, une plaque indique « In Salah 93 km ». Nous rattrapons le camion-citerne qui était passé à toute vitesse peu avant le contrôle de gendarmerie.
Un pont métallique nous informe que nous quittons la wilaya d’Adrar : « la wilaya de Tamanrasset vous souhaite la bienvenue ». Quelques kilomètres plus loin (vingt ou trente ?) nous nous arrêtons à la station Naftal juste après un très grand poste de contrôle militaire. « 10 minutes » crie le chauffeur qui s’engouffre dans les bureaux. Les toilettes sont correctes. Un employé de la station sort des bureaux avec deux cagettes en bois superposées remplies de poulettes blanches vivantes.
Nous passons devant une belle et grande palmeraie. De nouveau un barrage, de gendarmerie. Nous avons pénétré la ville, In Salah, peu après une très grande dune, mais je n’ai pas aperçu la plaque d’entrée en agglomération. Le chauffeur éteint le moteur du Coaster devant l’agence de voyage. « Bienvenue à In-Salah ».
« Bienvenue » me dit pareillement le premier hôtelier « Badjouda services », bien sympathique « avec wifi » ajoute-t-il pour relativiser le prix de la chambre « 7000 DA » bien mis en évidence, non merci.
Au premier taxi qui passe devant cet hôtel je demande s’il y a un hébergement à la portée de bourse d’un citoyen ordinaire. Réflex de taxi qui connaît parfaitement sa ville et son affaire, il me répond spontanément « l’auberge ». Il y en a deux. La première se situe au cœur de la ville, mais elle est en cours de réfection. Un employé à l’intérieur m’oriente vers une autre auberge « tu dis au taxi à l’extrémité de la ville, en direction de Tamanrasset ». Le taxi m’a attendu « la nouvelle ? oui je connais ». Nous y sommes dans les minutes qui suivent. « 200 DA » pour le taxi (qui équivaut à deux courses à 100 DA).
Le lit est à 1200 DA, il y en a trois dans la chambre. Comme à Adrar, le réceptionniste me précise que je n’ai pas en m’en faire, les deux autres lits ne seront pas « loués ». C’est parfait. Je remplis le formulaire d’entrée et paie. Autant le dire de suite. La salle de bain pue le renfermé et les eaux usées. La lucarne qui donne sur une cour n’est pas souvent ouverte. Le flexible de douche, dont le pommeau est posé à même le sol, fuit abondamment et en guise de chasse d’eau il y a lieu de remplir le seau et de le verser dans la cuvette des wc. La télé ne fonctionne pas, et une seule prise électrique sur les trois possibles est utilisable. Je peux charger mon téléphone. Encore deux ou trois choses : il y a une armoire ancienne branlante, maintenue droite grâce au sommier du seul lit complet de la pièce (il y a en tout deux matelas et un lit complet et six couvertures). Il n’y a pas de chauffage électrique, à gaz, ou autre, et il fait un froid norvégien. Autant dire que je n’y resterai pas plus d’une nuit. J’ai ouvert Sur la route de Kerouac : « J’ai rencontré rencontré Neal pas très longtemps après la mort de ma mère… » la première ligne du roman bégaie comme dit Cunnell à l’entame du livre. Il continue : ensuite, tête baissée, dans un style intime, discursif, débridé et « vrai », avec des notations impromptu ponctuées de points de suspension et de tirets, et des phrases qui se recouvrent en vagues successives, avec des personnages qui portent leur vrai nom, Kerouac dynamite la distinction entre l’écrivain et le ‘’je’’ du récit, sans renoncer pour autant aux techniques d’écriture établies, dont le récit à double focalisation, qui contrôle l’avancée du texte… » je reprend Kerouac : je venais de me remettre d’une grave maladie que je ne raconterai pas en détail, sauf à dire qu’elle était liée à la mort de ma mère, justement, et à ce sentiment affreux que tout était mort… » Trop froid.
Lundi. Je suis debout à 7 heures. Toilette de chat, mais le chat est toujours propre. Comme il n’y a personne à l’accueil à cette heure-ci, je pose la clé de la chambre sur le bureau de réception et fuit. À deux cents mètres il y a un restaurant, un café animés de bon matin. À l’agence de voyage, j’achète un billet pour Tam (1300 DA). Nous prendrons la route à 11h30, mais en attendant je file dans le centre ville. Je demande s’il n’y a pas un musée. Il y en a un « dar el athar » ou maison des Antiquités. Son nom véritable est Kasbah de Badjouda. L’accueil y est excellent. Quatre hommes assis à même le sol discutent de je ne sais quoi. Lorsque je leur demande si je peux visiter les lieux, tous acquiescent spontanément. L’un d’eux se lève et m’invite à le suivre. Il me propose une visite guidée et gratuite du centre (guerba, une outre pour l’eau ou le lait, el guella ou cruche, tadara esfouf ou cruche pour les dattes écrasées, el gdah, récipient à lait, el maghi ou couffin, des sandales…)
Après ce centre je cherche « la dernière église de In Salah ». L’église est devenue le « Centre des Affaires religieuses » de la ville. L’accueil du responsable est courtois, mais pas question de pénétrer dans l‘église. « Il faut l’autorisation du wali (préfet). « juste prendre des photos… » « Il nous faut l’autorisation du wali. Nous devons lui écrire et attendre sa réponse. » Cet homme est le directeur du Centre, mais il ne peut prendre aucune décision. Ce n’est pas demain la veille que les touristes s’aventureront ici. Et le pays veut concurrencer le Maroc ! Le responsable rigole…
Nous prenons la route pour Tamanrasset à 12h tapantes (une heure de retard). Nous suivons un autre autocar de la même compagnie. On n’a pas fait cent kilomètres que nous nous arrêtons. Un troisième « Higin » de la même compagnie, Hamadi, est en panne. Ses voyageurs sont répartis entre les deux autres cars. Il y a plus de piste que de bitume. La route est en chantier sur des centaines de kilomètres. Tantôt nous roulons à 60 km/h, tantôt à 100, selon l’état de la route, et cela des heures durant. Nous avons droit à des contrôles de l’armée, des arrêts dans une station d’essence ou dans un village. À 16h30, un passager descend au milieu de nulle part, à quelques centaines de mètres d’imposants monts, certains ont la couleur de leurs millions de grains (naturellement), d’autres ont la couleur charbonneuse. L’un d’eux porte un manteau noir par endroits, doré par d’autres. Les espaces sont plus caillouteux, des regs. De nouveau la route est transformée en piste improbable. Les autocars se suivent de près. De temps à autre nous passons devant des baraquements, probablement des cantonnements de travailleurs.
Vers 17h, après avoir traversé un très beau « canyon », nous arrivons dans un lieu dit El Arak. Quelques maisons, mais un immense parking. J’ai compté plus d’une centaine de véhicules, essentiellement des camions, semi-remorques, citernes ou autocars de voyageurs. C’est un endroit incontournable avec restaurant, café…
Voilà de nouveaux cairns, posés sur des monticules, après ceux vus entre Reggane et In Salah. De grandes étendues me font penser à la steppe, assez désolée, plus au nord : de grandes étendues caillouteuses parsemées de touffes d’herbes.
Le paysage se transforme encore avec l’apparition vers 18h 30 de nouvelles couleurs. Le jaune fade tirant vers le blanc domine. Le ciel est aussi plus ou moins lacté, virant par endroits vers le rose ou le violet. La nuit ne tardera pas à arriver. Elle arrive. Nouvel arrêt devant un mont. Il fait noir à la minute où nous reprenons la route, à 18h45. Des feux de croisement ou de route d’autres véhicules viennent de temps à autres éclairer une partie de l’habitacle.
Nous arrivons à la gare routière « Jdida » de Tamanrasset autour de 21h30, j’ai omis de regarder l’heure sur mon téléphone. Je prends un taxi « pour un hôtel correct » ai-je dit au taxi. Un jeune monte et donne le nom d’un hôtel au chauffeur. En route il me dit qu’il est enseignant à In Salah, qu’il passera les trois prochains jours dans cet hôtel, et qu’il peut me faire bénéficier d’une réduction en me faisant passer pour son collègue, venu ici pour une formation régionale. Car l’hôtel en question privilégie plus ou moins ces employés de l’Éducation. Je n’y vois pas d’inconvénient. Alors va pour le « Centre d’Accueil et de Repos des Travailleurs de l’Éducation Nationale ! »
________
IV
TAMANRASSET
Mardi. Hier soir, le réceptionniste de l’hôtel des Travailleurs de l’Éducation Nationale, ne m’a demandé qu’une pièce d’identité et 1500 DA, « remplissez la fiche et signez-la ». La chambre, au deuxième étage, est spacieuse avec trois lits bien tenus, propres, la température juste ce qu’il faut et mon lit confortable. Cela me change de In Salah. J’ai bénéficié d’une réduction de 50%, mais ne souhaite pas partager la chambre une seconde nuit, je chercherai un autre hôtel. Lorsque je me suis réveillé (ai-je ronflé ?), le jeune enseignant était déjà sorti. C’est d’ailleurs le claquement de la porte qui m’a fait sortir de la nuit. Leur formation commence à 8h.
Je quitte les lieux après le petit déjeuner, non sans avoir laissé un mot dans la chambre, sur le bureau à mon voisin dont je ne connais pas le nom « bonjour, je passerai plus tard, vers 17 heures ».
Je tourne dans le centre de Tamanrasset écrasée de chaleur avant même le milieu de la journée. Il ne fait bon marcher qu’à l’ombre. Je finis par me résoudre à prendre un taxi, le sac à dos me pèse. Nous tournons à la recherche d’un hôtel correct. On tourne sans résultat, plusieurs m’ont demandé de repasser l’après-midi. Je reviens dans le centre ville, derrière la mairie. Je traverse le long pont de l’oued Tamanrasset (complètement sec), passe trois rues, bifurque sur ma gauche, passe devant la mosquée El Atik. Derrière il y a deux rues qui font comme une fourche, je prends la seconde, et je vois « ONAT », l’office du tourisme. L’accueil est très chaleureux, mais hélas, le responsable n’a rien à offrir, « nous n’avons plus de moyens matériels et financiers pour proposer des circuits dans la région… Le tourisme est mort car il n’y a pas de volonté politique. Rien. » Très désabusé le responsable. Ses collègues et lui ne sont plus payés depuis des mois… « Alors que faire et comment ? » Il me donne les coordonnées d’une agence de voyages, Akar Akar, non loin de la grande esplanade, en face de L’Office de la culture et celles d’un « camping » à l’autre bout de la ville, à Adriane. Il me conseille de visiter le Musée de la civilisation de l’Ahaggar.
Je prends un taxi et en dix minutes nous arrivons au quartier de l’Adriane. Les routes ici sont plus ou moins fluides. Rien à voir avec la folie des villes du nord. Je demande au taxi de m’arrêter devant « l’Auberge du Caravansérail ». C’est un autre « camping », réputé. L’accueil est à la limite de la correction. Le responsable me fait bien comprendre que seuls les étrangers sont les bienvenus, « mais vous pouvez téléphoner ici » me dit-il en me tendant un prospectus avec les coordonnées de la maison-mère à… Ghardaïa. Je ne le conseillerai à personne. Je reprends le taxi qui me descend devant « le camping » cible, celui qui m’a été proposé par le responsable de l’ONAT. Ce n’est pas un camping, mais il y a suffisamment d’espace pour accueillir des campeurs. Il n’y a pas d’étages, les pièces sont agencées les unes à coté des autres et leur prix varie de 1200 à 3000 DA la nuit. La mienne ne fait pas plus de 20m2 avec trois lits, un sommier, plutôt seddaria que sommier, et un matelas. À In Salah je n’avais qu’un matelas posé à même le sol. Ce sont des cubes avec un minimum de contenu, une télé par exemple et une chaise. Les douches et sanitaires sont à l’entrée. Il n’y a pas de restaurant, mais une boutique à l’entrée qui fait aussi office d’accueil pour « le camping » et où l’on vous propose de l’alimentation. On y trouve aussi des oiseaux en cage avec des sachets de graines, des articles souvenirs. Tout un pan de mur est réservé à l’herboristerie.
À l’agence Akar Akar, l’accueil est formidable. Tous les renseignements disponibles sont offerts. Je suis accueilli par le responsable de l’agence. Il me dit « nous ne faisons que l’Assekrem, depuis quarante ans » et puis qu’il ne peut pas mobiliser un véhicule pour une seule personne. Ou du moins si, mais « cela vous reviendrait très cher. » Et il me communique les coordonnées d’une autre agence, « vous ne serez pas déçu, demandez Bahamoud de la part de Mokhtar ». Je note, le remercie et quitte les lieux. Je ne sais pourquoi, ce type je le crois. Dans un fast-food à côté de l’agence, je prends un Shawarma et, dans le café en face, à l’angle de la Tahtaha, derrière la mairie, un thé.
J’appelle Bahamoud « Allo ?… » Très sympa. N’a pas trop tergiversé sur la destination, ni sur le prix, « va pour 10 »… il comprend très bien mon désir d’aller au plus haut et moi son souhait de ne pas trop « casser le prix ». Il me donne rendez-vous demain devant l’hôtel Ahaggar, « tu dis au taxi Guetaâ el oued », c’est le nom du quartier.
- À quelle heure ?
- M’âa sbah
Je ne suis pas avancé, « tess’âa ? » neuf heures…
– Yeh !
Je reprends un verre de thé. Je respire. Je déambule au gré du vent, il n’y a pas de vent. Ferai-je du sur-place ? Non, je demande après le musée. Mieux vaut prendre un taxi me dit-on, à pied c’est un peu loin.
Me voilà devant le musée.
Il m’a l’air fermé. Je m’adresse au gardien d’une administration adjacente. « Entre par là » me fait un agent. C’est peut-être un administré qui connaît les combines. Je rentre par la grande porte de cette administration et, en effet, entre le musée et elle il y a un espace commun que je traverse pour me retrouver à l’intérieur de l’enceinte du musée : Musée national des civilisations de l’Ahaggar. Faute de pouvoir procéder autrement, j’entre comme dans un moulin – faut pas croire, l’âne n’est pas celui qui entre dans un moulin en l’absence de gardien, mais le responsable du moulin qui n’a pas fait garder l’entrée de son moulin ! – C’est affligeant. Tout est à la portée de n’importe qui. Dans toutes les pièces, je n’ai rencontré ni visiteur, ni employé. J’aurais pu me servir en objets préhistoriques (un récipient en terre cuite du néolithique, une hache en fer, un instrument de musique, un sac en cuir…) et sortir librement. Je ressors, complètement secoué. Comment une telle négligence est-elle possible ? Mais cela s’appelle-t-il de la négligence ?
Après le musée, je reviens au centre ville. Un chapiteau érigé à côté de la Maison des jeunes par la Sonelgaz invite le citoyen à y entrer. Derrière, accolé à la Maison des jeunes, une librairie propose une « expo-vente de livres ». 90% des rayonnages sont en arabe. Au fond à gauche quelques tables de livres édités ici en français ou importés. Il y a des livres sur l’informatique, sur la religion : Comment faire sa prière, la Umra… Des classiques français : Le Grand Meaulnes d’Alain Fournier, Un Thé dans le Sahara d’Eugène Fromentin, Le Blé en herbe de Colette, La Princesse de Clèves de Madame de La Fayette… Il y a également des auteurs algériens contemporains comme Les Femmes ne meurent plus d’amour de Ahlem Mosteghanemi, des titres de Yasmina Khadra, de Kamel Daoud… Je feuillette « Un thé dans le Sahara » d’Eugène Fromentin. Ce passage de la biographie m’interpelle : « La mort de Léocadie Béraud, en 1844, que Fromentin a passionnément aimée, renforce son désir de voyager… », m’interpelle et me touche. Je l’achète (Éditions Laouadi, Alger, 250 DA).
Dans la bibliothèque, en face de l’hôtel des travailleurs (de loin, l’hôtel ressemble à une citadelle arc-boutée sur ses deux piliers), il y a des festivités à l’occasion du nouvel an berbère. Beaucoup d’agitation à l’intérieur comme à l’extérieur. Non loin, un groupe de jeunes très enjoués, de l’association « Green tea, contre le Sida et la drogue » (fondation Anna Lindh) distribuent des prospectus, des ballons de baudruche et des bonbons. Ils font la fête, tout autour on sourit. Décidément Tam est vivante, c’est la joie, les sourires… Je pense à Aïssa, le taxi d’Adrar, celui qui m’avait dit que son oncle travaille à Tamanrasset. Je ne l’ai pas appelé. J’avoue que je l’ai oublié. Lui non plus ne m’a pas appelé.
À l’heure que j’avais indiquée à l’enseignant de l’hôtel des travailleurs etc., je me retrouve dans le café qui le jouxte (on peut y accéder de l’intérieur de l’hôtel). L’enseignant est attablé devant un thé. Il parcourt un document. « Ah bonjour, comment ça va ? » Il m’a détaillé sa journée de formation. Le contexte politique algérien (pour, contre, manifestations, « Union des travailleurs »…) plus que l’international est une occasion à la discussion, mais moins de dix minutes après nous effectuons une sortie de route…
- Kount dans les années 2000 impliqué dans la défense des intérêts des enseignants, je menais des combats auprès de l’administration, des journaux…
- C’est fini ?
- Awwah, les années ont coulé comme les eaux d’un fleuve sous un pont en bois.
- Elles ont tout charrié.
- Koullech, le bon et le mauvais.
- Tu n’écris pas ?
- Lala, non, mais je l’ai fait au début. J’écrivais des motions, je dénonçais l’administration, j’écrivais aux journaux, j’intervenais dans les débats. Koulch khorti yak kho.
- Il y a les réseaux sociaux.
- Wech Facebook wella Twetter hada tmaskhir. Les gens tapotent au maximum 280 caractères, rédigent des notes à l’emporte-pièces, après il y a des réponses, ça part dans tous les sens et ils ont l’impression de faire la révolution parce que 15 ‘‘amis’’ ont liké leurs commentaires et donc assouvi la voracité de leur profond ego, hada tmaskhir.
- Sérieux ?
- Awedi ils s’agitent dans un verre à tord-boyaux en se shootant à la Dopamine !
- Mais tu peux créer un site ou un blog, c’est autre chose. C’est ce que j’ai fait en 2005. Beaucoup de littérature et de textes… c’est beaucoup plus pertinent et constructif que leur « politique »
- Wallah tu as raison. Ils s’agitent dans un bocal et ils pensent sérieusement faire avancer le monde !
- J’approuve ton désenchantement, mais…
Cela a duré près de deux heures !
Pour le remercier de sa gentillesse, de son intelligence, de ces sympathiques moments, je lui offre « Le Choc des ombres », mon dernier roman. « Tu es écrivain ?!? » sursaute-t-il. Son intonation est telle que je ne sais s’il faut lire le point d’interrogation après ou avant le point d’exclamation. Je te laisse mon courriel, tu me feras part de tes réflexions.
Mercredi.
Il est 9 heures et je me trouve au lieu du rendez-vous. Le taxi connaît bien l’agence Tim-Missaw. Elle se trouve à deux cents mètres de l’hôtel Ahaggar. En face il y a un marché où l’on se procure des herbes pour le bétail, des produits divers pour la construction, on est dans un quartier de grossistes manifestement.
L’accueil est très chaleureux, comme souvent dans le Sud. À 9 h 30, on a fini de renseigner les documents (nom etc.), il me remet l’exemplaire qui me revient, un « Bon pour, location de 4X4… » L’agence, et je le découvre, est en fait une société de location de véhicules, et de tourisme ! Le patron, Bahamoud donc, me dit que c’est lui qui gère le camp de l’Assekrem.
Le 4X4 est prêt. C’est le gérant qui prend le volant. Au milieu de l’avenue on tourne à droite jusqu’au rond point Illamen, à gauche après la station d’essence. La traversée de la ville est rapide, larges avenues doubles avec terre-plein et lampadaires modernes, plusieurs ronds-points, parfois avec jets d’eau en action. Rocade N, rond point de la CNAS, on passe devant l’université et nous voilà sur la nationale 1. Sur quatre voies et terre-plein de nouveau, aux rebords rouge et blanc, planté de palmiers. À gauche la nouvelle gare routière. Je ne sais pourquoi, au moment où l’on passe devant le mémorial dédié aux 102 morts du crash de l’avion Air Algérie en 2003, juste devant l’aéroport, j’ai une pensée pour tous les morts du complexe gazier de Tiguentourine (près de la frontière libyenne, non loin d’In Amenas, à environ 700 km au nord est d’ici), à la suite d’une attaque terroriste islamiste. L’opération avait duré trois jours, du 16 au 19 janvier 2013. Il y eut 37 otages tués et 29 terroristes abattus.) Quant au mémorial, à cet endroit précis, le 6 mars 2003, un avion d’Air Algérie s’est crashé, deux minutes après son décollage. Il y eut un seul survivant, un appelé de l’armée, me dit Bahamoud. Il y avait aussi une douzaine d’Européens et un japonais. Quelques centaines de mètres après le mémorial, nous bifurquons à droite. Une route bitumée sur une trentaine de kilomètres, jusqu’à mi-chemin de Tahernanet, le reste est piste et tout autour de vastes étendues vides cernées en partie par des montagnes.
De l’autoradio se dégagent les magnifiques sonorités du luth de Alla le Béchari le maître du Foundou (du nom du fond N° 2 de la mine de Kénadsa). Des plaques de sable parsèment parfois la route. Des poteaux électriques se suivent sur le côté se tenant par leurs câbles, toute une partie de la route. Plus loin la terre se fait sablonneuse avec des monticules de pierres. On traverse l’oued Taghlat, à sec. Un peu plus loin on passe devant un hameau de moins de dix constructions, c’est Ouled Outoul. Le village Taguenart ouest est indiqué sur la gauche. De temps à autre des grandes surfaces, agricoles, sont protégées par des branchages de palmiers, d’acacias (talh) ou d’autres arbres de la région comme le tamaris (Tabarkat ou torha en tamachek), maintenus entre eux par d’autres plantes sèches en forme de lianes. En d’autres endroits et à défaut de branches on a posé côte à côte des dizaines de pneus. Le premier est perché sur la pointe d’une longue tige métallique, veillant sur les terres et les hommes, éloignant le mauvais œil. Suivent des acacias de plus en plus nombreux, penchés, peut-être sous la menace répétée des vents. Et toujours au loin les montagnes qui veillent. Au loin sur la droite, le mont Aharhar. Il y a peu de sable dans la région, nous sommes sur une zone volcanique. Lorsque nous entrons dans la piste ce sont des étendues de sable aussi larges que celle de la plage Napoléon en PACA. « Tiens, là-bas, tu vois ? c’est Tahat ! » s’exclame soudainement le guide « 3010 mètres ». Majestueux mont. Devant nous toujours des plantes de toutes sortes, certaines endémiques. Un conifère du désert (cyprès), des plantes qu’on dirait des pissenlits ou marguerites… et d’autres : absou, atoufar, tataït, aklouhen, wervaza, gergire….
Bahamoud me les donne dans le désordre et sans correspondance française, pas facile. Un autre oued, Inhouter. Nous sommes ici sur le plateau de l’Atakor à 2000 mètres au dessus du niveau de la mer (Tam est à 1400). Les espaces se font maintenant très caillouteux, de grands plateaux basaltiques. Rares sont les panneaux routiers de signalisation. La plupart d’entre eux indiquent un virage tantôt gauche tantôt à droite, la route serpente pas mal. Brusquement Bahamoud quitte la piste, bifurque vers la droite « un détour » me dit-il, en direction de Tajmart occidental. Pas pour rien. Nous traversons une sorte d’oued à sec, avec au fond le mont Tissilatine, il roule très vite braque à gauche, à droite, et plus vite encore, pour ne pas s’ensabler, ainsi pendant cinq bonnes minutes, avant de s’exclamer devant une sorte de cul-de-sac « et voilà ! » Magnifique en effet, nous sommes devant un rocher sans âge, sur lequel on aperçoit parfaitement les lignes d’un rhinocéros.
- C’est le fruit du travail de nos ancêtres !
- Combien 3000 ans ?
- Oui peut-être 5… »
- Il y en a d’autres ?
- Oui, mais c’est un peu loin et pas du tout sur notre route…
Et toujours ces poteaux électriques, nécessaires de nos jours, mais qui blessent le paysage. Nous croisons une trentaines de randonneurs, « ils descendent de l’Assekrem » dit Bahamoud qui salue leurs guides et demande des nouvelles de la haut. Tout autour de très nombreuses touffes de mil saharien. Au loin cette fois le Djebel Taramanent (appelé aussi pyramide). Cinq kilomètres plus loin, nous tombons sur une composition étrange : plusieurs cercles concentriques faits de pierres, le plus grand faisant environ douze mètres de diamètres.
– C’est un tombeau qui date de 3 à 5000 ans environ, les hommes tournaient autour en invoquant les dieux » dit le guide. Plus loin, un autre tombeau, plus discret et plus récent. Un saint local, L’Amenokal Moulay Abdallah, dont le guide ne peut jurer de l’exactitude du nom, est enterré ici. Cette fois le paysage est fait de monstrueux blocs dont une partie est cachée, comme les icebergs.
Nous sommes bientôt arrivés me fait le guide, alors que des dromadaires se déhanchent nonchalamment de l’autre côté. Encore des plantes, magnifiques Armoise, qui embaume l’ai, il suffit d’y passer les doigts, on en mangerait, « ça c’est une Zilla », une fleur violette, un arbre a la forme d’un caoutchouc du nord, je ne peux donner son nom, ni le guide. Au détour d’une courbe apparaît, un magnifique palmier, splendide dans sa solitude. Nous approchons maintenant d’un site très respecté ici. C’est le lieu de la plus vieille mosquée de toute la région. Une mosquée vieille de l’époque de Oqba Ben Nafi (7° siècle), avance imprudemment le guide. Le nom de cette mosquée est « Jamaâ Illamen » et construite avec de la bauxite apportée de l’actuel Mali. Il n’en reste presque rien, un amas de pierre et un réduit. Nous baignons dans un silence parfais lorsque le 4X4 se tait. Le désert nous renvoie à notre propre profondeur, à notre propre réalité, à notre propre découverte si l’on osait se poser quelques temps. Près d’un arbre appelé Tihounen qui ne pousse qu’entre les blocs de pierres ou rochers, nous étalons une natte le temps de manger une Taguella (pain local) avec un bouillon épicé (oignon, tomate séchée, un peu de viande), et de prendre quelques thés.
Nous reprenons la route, en direction du village de Terhenanet où nous sommes accueillis par les chefs locaux. Les échanges sont courtois.
Bahamoud les connaît tous et les échanges durent autant de temps qu’il nous faut pour apprécier les trois thés je dirais obligatoires. Le premier, disent les uns est dur comme la vie, amer disent les autres. Le deuxième est doux (ou fort) comme l’amour. Le troisième est suave (ou doux) comme la mort. On dit aussi dans un autre ordre que le premier est amer comme la mort, le deuxième doux comme la vie et le troisième sucré comme l’amour. Peu importe les déclinaisons finalement, l’important est de boire les trois verres pour en apprécier dureté, douceur ou amertume.
Bahamoud nous quitte. Et comme prévu je vais rester ici avec mes hôtes. Ils m’ont proposé d’occuper une salle attenante à l’école, juste derrière.
Demain j’emprunterai les chemins d’Illamen avant de poursuivre en direction du Temps du mont Tahat à ma propre découverte…
————–
Cliquer ici pour lire sur mon blog
________