Entretien avec Boualem Sansal-20.03.2006

Entretien réalisé au Salon du livre de Paris, le lundi 20 mars 2006 – (lecture ici sur mon blog)

Entretien avec Boualem SANSAL Salon du livre le lundi 20 mars 2006

AHMED HANIFI : Dans vos romans d’un côté vous sculptez, habillez la langue française et de l’autre vous racontez des histoires. Vous distinguez le réel et ses blessures de l’écriture qui porte ce réel, vous rusez avec l’Histoire…

BOUALEM SANSAL : J’ai besoin de raconter des histoires vraies. Je n’aime pas la fiction. Je m’inscris dans le réel et dans des histoires auxquelles je suis personnellement mêlé. Je raconte cette histoire ensuite je fais un travail sur la langue. La réalité est complexe, derrière elle il y a un monde insoupçonnable, un monde imaginaire ; notre âme se tapie derrière cette réalité, alors je déplace cette réalité dans un autre univers.

– La réalité n’est-elle pas justement la fiction ?

– Oui effectivement et cela est bizarre, moi qui n’aime pas la fiction je pars d’histoires réelles que j’explore que je dépasse pour me retrouver dans un au-delà de la réalité, dans la fiction ou plutôt dans un univers magique. On se rend compte que la langue du récit ne suffit pas pour rendre compte de ça. Il faut une langue magique pour ce faire, mais comme il n’y a malheureusement pas de langue magique, j’essaie avec ce qu’il y a de meilleur dans la langue française, que je malaxe et qui me malaxe afin de pénétrer cet imaginaire abstraction.

– Vos personnages sont tourmentés par leur propre sort et par celui qui est fait aux leurs et aux lieux mêmes dans lesquels ils vivent ?

– Absolument, absolument. Mes personnages à l’image des Algériens, sont tourmentés. Par la violence par les questions religieuse, identitaire. Mon pays vit dans une tourmente séculaire, voire millénaire. Les Algériens portent en eux une profonde déchirure. Ils sont tourmentés, plus que la tourmente ils portent en eux l’incompréhension du monde. Un esprit rationnel aurait du mal à comprendre mes compatriotes dans leurs tourments. Nous ne savons pas qui nous sommes ou nous allons. Alors oui, mes personnages sont tourmentés.

– L’auteur et son écriture sont tourmentés ?

– Oh oui, je me pose beaucoup de questions sans trouver la moindre réponse.

– Est-ce que vous écrivez pour, je reprends vos propos « casser la langue de bois » créée de toute pièce pour réprimer ?

– Il y a une langue qui est en train de s’abattre sur le monde qui n’est ni l’anglais ni une autre langue mais une langue de bois qui formate les esprits. On pourrait penser que la modernité est la liberté mais en fait non, la modernité mal comprise formate les esprits, inculque des idées politiquement correctes…c’est cela la langue de bois. Evidemment dans des pays comme le mien, l’Algérie, cette langue de bois péremptoire se caractérise par la véhémence qui avilit l’être humain.

– N’y a-t-il pas contradiction entre d’une part l’omnipotence de cette langue de bois qui « formate » qui interdit qui empêche de dire et d’autre part le fait que vos romans se vendent en Algérie ?

– C’est une des contradictions de ce pays. C’est vrai que l’Algérie est un pays contraint par la dictature par l’islamisme par les traditions… et en même temps un auteur comme moi qui essaie de dire les choses comme il les sent est diffusé même si les contenus de ses écrits choquent. Oui je suis distribué en Algérie ; on me lit, on me critique. Peut être parce que je suis médiatisé, on veut savoir ce que je dis pour mieux me combattre, peut être. Je prends cela comme ça vient.

– Avez-vous choisi la langue française ou bien s’est-elle imposée à vous du fait de la situation coloniale de l’Algérie de l’époque ?

– J’ai une relation apaisée avec la langue française. J’ai été scolarisé normalement à l’école française. L’apprentissage de cette langue étrangère s’effectuait aux côtés de celui des langues du terroir que sont les langues arabe, dialectale et berbère. Il faut dire que j’ai beaucoup lu essentiellement en français. Le français est ma langue, je le ressens ainsi, je n’ai par conséquent aucun souci avec la question.

– Peut-on considérer que des écrivains francophones de pays tels que la Hongrie, le Canada, la Suisse ou l’Espagne font la même littérature, ont les mêmes choses à dire que des écrivains de pays africains, de Haïti, des Antilles… ?

– La francophonie a une dimension culturelle, une langue en partage, il est intéressant de constater comment chacun, marocain, malien, québécois… joue avec cette langue qui s’adapte à tous les imaginaires, à tous les univers. L’autre dimension est politique, faite de non-dits et de choses bizarres qui tourmentent des auteurs francophones qui ont l’impression d’être « ghettoïsés » comme l’a dit Alain Mabanckou…Je pense qu’il faut sortir de cette typologie des auteurs. On ne peut classer les auteurs en francophones du sud, du nord…Nous écrivons dans la même langue que nous déclinons chacun à sa manière quel que soit le lieu d’où nous sommes.

– Pensez-vous comme il a été dit que les écrivains français sont égocentriques ?

– Il me semble que la littérature française est nombriliste. Les auteurs français se racontent, racontent leurs histoires de famille, même si cela est bien écrit. Il y a un académisme, un formalisme…Ils gagneraient à s’ouvrir sur d’autres façons de raconter le monde, mais bon…

– Quel lien y a-t-il entre Boualem Sansal du Serment des barbares, de Harraga et Boualem Sansal du dernier livre- réquisitoire « Poste Restante : Alger » ?

– Dans tous mes romans, au-delà du récit, du travail sur la langue, j’ai abordé des questions qui tourmentent mon pays, les Algériens, c’est la question de l’identité, des langues, de la religion, des institutions, de la démocratie…Toutes ces questions se retrouvent en filigrane dans mes romans. Dans « Poste restante » j’ai rassemblé toutes ces questions sous forme pamphlétaire, notamment celles qui portent sur ce qu’on appelle en Algérie « les constantes nationales » afin de déclencher un débat.

– Que pensez-vous de la décision du gouvernement Algérien (reportée à juin) relative à la fermeture des établissements privés d’enseignement du français ?

– C’est une décision qui m’a bouleversé. Je n’aurais jamais cru que Monsieur Bouteflika qui est un homme très ouvert, puisse accepter cela. De quoi il ressort ? pour de multiples raisons l’école algérienne est sinistrée ; à cause de la politique d’arabisation, du départ de nombreux enseignants du fait de la guerre civile …Face à cette situation des gens ont réagi, notamment des femmes qui ont eu le courage de créer avec peu de moyens des écoles et donc des emplois, des parents se sont saignés pour mettre leurs enfants dans ces établissements afin de recevoir une bonne éducation. Ce processus qui a donné de très bons résultats est malheureusement « cassé ». En brisant tous les espaces de liberté que sont l’école, la presse indépendante, en réprimant les journalistes, les écrivains et cetera, le régime est entrain de se recroqueviller une nouvelle fois. C’est inquiétant pour l’avenir.
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NB: Cet entretien a été proposé à La Tribune (Algérie), à La Marseillaise, à Marianne (France) NB2 du 10 mai 2006: Je comprends mieux le refus de La Tribune (Algérie) de publier l’entretien que m’a accordé B. Sansal. Ce dernier indique à ‘‘24Heures’’ (Suisse) du 9 mai 2006 : « On m’a appris récemment que le livre [Poste restante : Alger – Gallimard – 03-2006] faisait l’objet d’une mesure de censure, mais de nombreux compatriotes partagent mon point de vue, même si mes adversaires me font passer pour un « agent de la France ».
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Dans tous les romans de Boualem Sansal ( Le Serment des Barbares, L’enfant fou de l’arbre creux, Dis-moi le Paradis, Harraga ; édités par Gallimard), c’est l’Algérie qui est mise en scène et à nue, l’Algérie d’aujourd’hui, schizophrène tournant sur elle-même, crapahutant avec ses malheurs et ses bonheurs, plus hantée par son passé décomposé et travesti que par son devenir. Les personnages sont à la fois réels et fictifs, tourmentés par leur destin. Les lieux sont chaotiques, blessés tout autant que les hommes, tout aussi merveilleux qu’eux.
L’écriture « fuyant par tous les bouts », libérée de nombreuses contraintes est artificiellement provocante. La raillerie et l’humour postés aux avant-gardes abritent en définitive des tragédies vivantes enchaînées dans des culs-de-sac infranchissables où « il ne se passe rien. Comme dans un cimetière, un jour d’automne d’une année morte dans un village abandonné d’une lointaine campagne d’un pays perdu d’un monde mal fichu » (Harraga). L’esthétique, telle un nectar, imbibe le récit qui explose, atteignant le lecteur attentif au plus profond de ses certitudes. Elle emporte tout sur son passage ; elle est un hymne à la liberté de l’Homme. La liberté de la femme et de l’homme : « Chérifa roulait du nombril et du popotin comme une vraie de vraie, pour ma part je la jouais modeste, mes formes ne sont pas celles d’une nymphette squelettique. Derrière, nous filant le train, réglés sur nos élans, les malades attendaient le déclic pour nous bondir dessus. Un peu avant le clash, je me transformais en femme à scandales et les voilà s’égaillant dans les venelles comme des cafards. Encore des lâches qui travaillent à leur honte ». (Harraga) Et l’espoir pointe alors nécessairement son petit bout de nez. Il en va légèrement différemment avec le décapant et dérangeant « Poste restante : Alger ». Paru mars 2006 aux éditions Gallimard, ce petit livre (49 pages) n’est pas un roman. C’est un pamphlet, une lettre de colère et d’espoir, composée de dix parties de quelques pages chacune. Une lettre cri du cœur, que l’auteur-citoyen adresse à ses compatriotes, ses amis, ses frères et sœurs, comme dans tous ses romans, même si là nous ne sommes plus (tout à fait) dans la littérature. Le récit règle leur compte à de vieux et solides tabous. L’auteur est brut, direct, violent parfois, querelleur même. Une diatribe contre le régime autoritaire Algérien manipulateur de mémoire, un libelle, contre les islamistes usurpateurs d’identités, contre les lâches et les corrompus : « Nos voix ont été réquisitionnées pour amnistier ceux qui, dix années durant et jusqu’à ce jour, nous ont infligé des douleurs…Que s’est-il passé ? les urnes ont été bourrées, d’accord, mais pourquoi n’avons-nous pas réagi ? Amnistier en masse des islamistes névrosés et blanchir des commanditaires sans scrupules tapis dans les appareils de l’Etat n’est pas comme élire un Président imposé… C’est douloureux de vivre avec l’idée que nos urnes ont servi de machine à laver le linge sale des clans au pouvoir… retenons ceci mes chers compatriotes : le devoir de vérité et de justice ne peut tomber en forclusion. Si ce n’est demain, nous aurons à le faire après-demain, un procès est un procès, il doit se tenir. Il faut se préparer ».A.H.

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