La haine en offrande

LA HAINE EN OFFRANDE_ 09

Près d’une année s’écoula depuis le dernier voyage de Charly à Beyrouth. Cela fait quelques semaines qu’il s’entraîne dans un groupe nommé Phalanges K., sous la responsabilité de Zaki Bouznati, un homme proche de Béchir Gemayel et du commandant Kaleb Azoulay du Mossad. Agile et habile comme un funambule Bouznati réussit de nouveau à se positionner sur l’échiquier politico-militaire national. Ce chef phalangiste vécut quelque temps à Lyon et à Paris au début de l’année pour se protéger contre des responsables chrétiens qui supportaient de moins en moins son influence montante, d’aucuns voulaient même le réduire au silence définitif. Lorsqu’une insinuation concernant l’affaire pointe, Bouznati l’évacue d’un geste vif de la main, contrastant avec la lourdeur de son corps, « cette histoire est derrière nous ». En recevant Charly il lui lança un « bienvenu chez vous » et pour lui signifier combien est grande la confiance qu’il lui accorde, dès la deuxième rencontre il lui offrit un MAT 49, « prenez-en soin ! »

À la fin de ce mois de juillet, Charly participe à un ratissage dans Beyrouth-Ouest à la lisière de la ligne de démarcation. L’année dernière il logeait à quelques centaines de mètres de la ligne verte. Pour des raisons qu’il n’avance pas et qu’aucun de ses proches ne lui demande, Charly décide de se faire appeler Klein, Charly Klein. En Israël c’est cette identité qu’il revendiquera. Pendant cette mission de nettoyage Charly rencontre Kaleb « Ah c’est vous le Français ! vos compatriotes sont bien sympathiques, ils déroulent très fraternellement le tapis vert au vieux barbu de Qom ! » Chez Kaleb la haine des musulmans et des Arabes — non chrétiens — est encore plus profonde que celle qu’éprouve à leur égard Zaki et ses phalanges qui, pour ces raisons, prônent le rapprochement avec Israël, « contre le péril arabo-musulman ». Le commandant a à cœur de rééditer l’expédition de Tell-El-Zaatar. « Il nous faut deux, trois, cinq Tell El-Zaatar », dit-il souvent en agitant son gros poing. Kaleb est âgé d’une quarantaine d’années. Son volume avoisine les limites autorisées dans les armées et services connexes. Des membres de son entourage qui ne l’apprécient guère le désignent entre eux à voix basse comme le Vieux khazyr bigleux. Qu’il soit en extérieur ou non, qu’il fasse beau ou pas il ne se départit jamais de la grosse paire de lunettes noires qui accentue sa laideur plutôt qu’elle ne la dissimule.

Malgré la colère et la haine qui l’enserrent, Charly est heureux au milieu de la foule. Il scande parmi plusieurs milliers de camarades sionistes « Bonnet, Giscard, Barre, complices des assassins » en tapant dans les mains au rythme des syllabes, deux fois deux coups, un autre coup, puis six. La veille, un attentat dévasta la synagogue de la rue Copernic causant la mort de trois personnes et faisant d’énormes dégâts. Charly est heureux, alors que le moment est à la gravité, au drame. Son corps semble désarticulé, il sautille en tapant des mains. Généralement cet état de fébrilité qui le saisit en ce moment apparaît à l’occasion d’un événement heureux, d’une naissance, d’une rencontre… Et là au milieu de toutes ces bonnes volontés au milieu de ce caillot de feu, Charly est traversé par une impulsion qui germe en lui depuis plusieurs mois, mais qui, le temps passant, commence à donner des signes, à se dévoiler, à prendre forme. C’est ce mouvement interne qui le rend heureux. Pierre Doinas, bien qu’horrifié par l’attentat, ne veut pas se joindre à ces « cortèges porteurs d’orages » dit-il à Charly. Pierre est souvent en désaccord avec lui. Leurs discussions à propos des groupuscules politiques que fréquente Charly sont tendues. Pierre est un libéral, plutôt giscardien, et tous ces groupements extrémistes le rendent malade. Sa rupture avec Charly sera consommée quelques semaines après son mariage, celui de Pierre, qui se déroula en mars 1981. Pendant des années leurs familles n’en sauront rien.

L’élection de François Mitterrand au Palais de l’Élysée déclenchera la décision que Charly mûrit depuis longuement surtout après cet attentat du Marais, une double décision : primo, abandonner ses études de Droit, la licence qu’il obtint l’année dernière — il avait dû redoubler la 3e année — suffit pense-t-il, pour lui ouvrir les portes d’une carrière professionnelle dans la magistrature ou sa périphérie. Secundo, retourner durablement au Proche-Orient. Son père, dépité, profondément déçu, ne lui parla pas pendant une semaine, mécontent non seulement que son fils renonce aux études si près du but, mais aussi, et peut-être surtout, qu’il retourne en Israël.

Charly commande un autre « café italien » dans la brasserie Monot, derrière l’église du Saint-Sauveur. Il se sent définitivement heureux, car il vient d’apprendre qu’il est « officiellement affecté au groupe des Phalanges K. à compter du… » Il repense à la longue veillée fortement arrosée avec Kaleb et à sa promesse tenue, « je m’en charge » lui avait-il dit. Il ouvre son carnet pour y porter telles quelles les notes qu’il avait prises sur un bout de feuille cartonnée lors de la soirée, il était très tard : « L’ébriété se manifeste chez moi de deux façons, selon que j’ai bu en compagnie de tels gars ou de tels autres. Tantôt la soûlerie m’extrait de mon réel, m’éloigne de ma perception habituelle du monde, la rendant hideuse,  tantôt au contraire, elle renforce mes attitudes et comportements. Celle qui m’arrache un temps de ma lucidité et par conséquent des ‘‘bas-fonds de la vulgarité dans lesquels me plonge la haine que j’ai de l’islam et des musulmans’’, comme ils disent ! (Oui je les déteste au-delà de la haine, et je l’exprime dès que je le peux en actionnant la détente de mon nouvel engin, le AK47), cette ivresse-là me fait rire sans retenue, enlacer des inconnus, les embrasser, moi l’obsédé de l’ordre, de la pureté et de la rigueur. C’est pourquoi, pour les maintenir intactes, voire renforcer mes convictions judéo-chrétiennes, je m’abstiendrais de boire avec les gris, les pas clairs. Cela n’est pas toujours aisé, on ne maîtrise pas toutes les situations. Kaleb est clair comme une eau de roche. »

En face de Charly, un homme portant une casquette et une écharpe noires, en coton, lit L’Orient-Le jour. L’assassinat de Sadat fait encore l’objet d’articles en une. Un autre papier traite de la récente rencontre à Bagdad entre Tarek Aziz et deux émissaires libanais, Élie Hobeika et Zahi Boustani.

Au début du mois, l’avion de la compagnie El-Al dans lequel se trouvait Charly atterrissait à Tel-Aviv. C’était le premier jour de novembre en début d’après-midi, le temps frisait la canicule avec un ciel par endroit couvert d’un voile laiteux, faussement limpide. Charly revenait en Israël le cœur léger. L’année sabbatique lui fut accordée. Il l’avait demandée au lendemain de l’élection présidentielle, « sur un coup de tête » ment-il. La décision de quitter la France, il y avait longuement réfléchi. Mais la victoire de Mitterrand, il n’y croyait pas. Il ne l’envisageait même pas. Le dimanche soir du deuxième tour de l’élection, au moment de la diffusion des résultats, il était assis dans le fauteuil du salon de l’appartement de ses parents, à côté d’eux. Comme eux, Mimoun avait voté pour Giscard d’Estaing au second tour, faute de candidat plus à même de mieux le représenter. Au premier il avait voté pour Jean-Marie Le Pen. Il le détestait, mais il disait pour se défendre « l’ennemi de mes ennemis est mon ami ». Tous les trois avaient, pendant les dix dernières minutes, gardé le silence, entièrement accrochés aux paroles des journalistes qui ne disaient rien d’important jusqu’à 20 heures précises. Yacoub et Yvette préférèrent s’éloigner de ces ambiances politiques, elle chez une amie dans le quartier, lui au Wepler qui projetait Mon oncle d’Amérique. Lorsqu’apparut le portrait électronique du vainqueur sur l’écran d’Antenne2 et lorsqu’il entendit Elkabbach déclarer, le visage blême et la gorge nouée, « François Miterrand est élu président de la République » et Mougeotte confirmer « François Mitterrand 51,7 % », Charly vacilla. Sa mère se couvrit le visage des deux mains. Son père se leva et quitta le salon. Le corps de Charly fut parcouru d’un long frisson. Une sensation fortement désagréable le secoua. On eut dit qu’on avait glissé dans son dos non pas un, mais plusieurs gros cubes de glaçons. Il demeura de longues secondes comme pétrifié. Il avait prévu de sortir, mais il se ravisa. Il changea de chaîne. Sur l’écran de TF1 s’affichaient les mêmes taux avancés par sa concurrente chaîne publique, se confirmaient. Dihia ne disait plus rien. Elle se leva et alla rejoindre sa chambre à coucher avec une petite radio à piles. Les semaines suivantes furent exécrables et chaque jour qui passait suppliciait Charly plus que le précédent. Il ne supportait ni les commentaires de ses collègues de travail ni ceux de la presse. Le mois de mai ne s’était pas entièrement déroulé lorsqu’il formula une demande de congé sabbatique d’une année, onze mois, « pour convenance personnelle » précisait-il aux collègues indiscrets. Elle lui fut accordée sans difficulté. Charly eut, au moment de la réception du document qui le libérait, une pensée pour Jacques Doinas.

Dans l’aéroport juif, la chaleur était accablante, la climatisation aléatoire. On s’essuyait, on s’éventait, on buvait ou on s’aspergeait d’eau. Aussitôt passées les formalités douanières et policières, Charly se retrouva dans la longue file d’attente d’un taxi. Il arriva à la Central bus station dans l’heure qui suivait. Il était convaincu que les assourdissants ronflements des moteurs et les polluants gaz d’échappement accroissaient la température. Dans le hall, des dizaines de personnes déambulaient, amorphes, parfois avec dans une main un mouchoir pour s’éponger le visage et dans l’autre un baluchon, une valise ou rien. Charly acheta un billet pour « la ville de son adolescence » puis monta dans l’autocar. Il dit toujours « Ashdod est la ville de mon adolescence », ce qui est faux. En réalité il n’y a passé que trois années et demie, mais Ashdod occupe une place particulière dans son cœur. Après ses derniers voyages en Israël, il s’en est voulu de l’avoir ignorée. Il s’installa à la première place, à droite du chauffeur qui faisait ronronner le moteur comme ses collègues. Il tendit la main et Charly lui montra le billet qu’il vérifia. Le Français avait programmé de rester une petite semaine dans Ashdod. Il demanda au chauffeur la permission de garder son sac Palladium avec lui, mais celui-ci, bien qu’habitué aux hautes températures, ne lui répondit pas. Peut-être voulait-il économiser ses forces, ou peut-être avait-il sommeil, car à l’instant où il hocha la tête, il ouvrit grand la bouche et demeura ainsi une longue minute, offrant au large rétroviseur intérieur, et par conséquent aux voyageurs fixant ledit rétroviseur, sa piteuse dentition. Charly glissa le bagage sous son siège après en avoir retiré le livre qu’il avait entamé dans l’avion. Il l’ouvrit à la page 23 qu’il parcourut :

« Et quand le 305 accourut sur le long rail de sa clameur/ Une étincelle se raviva sous le souffle/ Parmi mes stupeurs consumées, elle pétilla : / Je suis donc, je pense encore. / À cette seconde une explosion lyrique m’ouvrit à l’épanouissement du cratère,/ Toute ma vie je resterai l’inconnaissable initié à cette lueur indicible. / Je fus dans un tonnerre/ la pensée du monde/ Qui jouit d’être jusqu’au paroxysme de l’éclatement… »

Quarante minutes plus tard, les rues des premiers quartiers d’Ashdod absorbaient l’autocar. Charly eut une étrange sensation. Du bourg ensablé qu’il était dans son adolescence, le village se transforma en une grande ville relativement moderne. Charly eut comme un haut-le-cœur en réaction à la forte chaleur et à l’odeur d’œufs pourris ou de soufre qui remontait du port, transportée par un vent tout autant désagréable. Les champs rocailleux à la périphérie du village se métamorphosèrent en tours de standing. Le front de mer, jadis au plus près de la nature, est méconnaissable, s’étalant à l’infini, bordé de grandes avenues avec une marina pour familles aisées. Les dunes disparurent presque toutes. Ashdod figure désormais une pieuvre sournoise qui déploie, insatiable, ses tentacules à la recherche de nouveaux territoires adverses pour y appliquer ses ventouses déprédatrices. Dans la souricière formée par les avenues, places, buldings, Charly finit par repérer un hôtel convenable, précisément sur la Ha Tayelet. Les hôtels sont étrangement peu nombreux dans la ville. Il dut la parcourir en long et en large avant de se poser enfin. Celui qu’il trouva à l’est de l’agglomération ressemble à s’y méprendre à un lupanar. Après avoir renseigné le formulaire d’occupation de la chambre, posé son sac, pris une douche et repris ses esprits, il se rendit à pied dans le quartier nord, malgré le vent marin qui sifflait dans les oreilles. Il flâna tant qu’il put, sans grand enthousiasme. Il avait pensé glaner des nouvelles sur ses anciens camarades, espéré, pourquoi pas, en rencontrer. Redécouvrir pour les aimer encore plus les quartiers du port. Mais, maintenant qu’il était sur place, dans cette bourgade métamorphosée, Charly se rendit compte que sa vie et sa perception avaient changé avec le monde comme la ville elle-même avait changé sans l’attendre. Le cœur n’y était plus. Le sien bat beaucoup plus pour la capitale du cèdre au bord de l’implosion que pour cette ville trop tranquille, trop cauteleuse, trop ambitieuse. Charly ne s’étonna finalement pas du malaise qu’il y éprouvait. L’environnement dans lequel il baigna adolescent se transforma complètement. Cette ville, ses commodités et ses occupants ne lui inspirent plus que peu d’indulgence. Trois jours lui suffirent. Les sentiments peu chaleureux qu’il ressentait, et ce peu d’empressement qu’il avait de retrouver son passé et qui se manifestait chaque heure davantage en lui au fur et à mesure qu’il se réappropriait les artères de la ville métamorphosée, ont pour source son changement à elle certes, mais surtout sa hâte à lui de rejoindre le Liban pour en extirper « le cancer palestinien qui le ronge. » Le Palestinien est la justification première de sa présence dans la région en cette fin d’année. C’est pourquoi il atteignit Tel-Aviv, le cœur léger. Léger de progresser vers des perspectives prometteuses qui lui semblent venir elles-mêmes à sa rencontre, parées de leurs plus beaux atours. « Éradiquer le cancer » se répète-t-il sereinement, la fébrilité lui étant dans ces moments précis complètement étrangère.

Quelques semaines plus tard, Charly retrouvait Kaleb Azoulay à Zouq Mkayel, un village à vingt kilomètres au nord de Beyrouth. Kaleb se souvint vaguement de Charly, qui pourtant s’en était rapproché il y a un peu plus de trois ans. Ils avaient même échangé quelques mots à propos des « sympathiques Français », ce sont les termes qu’avait utilisés Kaleb. Il raillait ces « sympathiques Français » qui déroulaient le tapis vert aux opposants à Reza Pahlavi, le Shah d’Iran. C’était en août 1978 à Beyrouth lorsque le commandant du Mossad qui faisait la tournée des camps d’entraînement était venu faire un topo chez les Phalanges K.

À Zouq Mkayel, dans un pavillon non loin de l’église grecque Saint-Basile, se tint une importante réunion dirigée par Kaleb. Outre des responsables politico-militaires, étaient présents Zaki et un autre membre de son groupe, ainsi qu’un certain Brando, un homme redoutable aux dents longues, dit-on. Et bien sûr Charly. Ensemble ils mirent « un point final au plan d’extermination des terroristes de Beyrouth pour le siècle à venir ». Le plan sera exposé aux dirigeants israéliens pour approbation. Dès la réunion terminée, la plupart des membres quittèrent la ville, probablement pour se rapprocher de leurs familles en ces jours saints. Charly, Kaleb et trois Libanais se donnèrent rendez-vous pour le lendemain à Beyrouth dans le quartier Achrafieh, dans l’appartement de l’un des trois Libanais. C’est au bas de la rue Sassine et il y vit seul. En se rendant à cette rencontre, à hauteur de l’Hôtel-Dieu de France, Charly aperçut un homme avancer vers lui en claudiquant. Il portait un bandage qui lui comprimait la tête. Il marchait la tête basse, semblait plongé dans un marécage de problèmes insolubles. Aussitôt passé l’effet de surprise, Charly le reconnut. Il se crut un instant revenu entre le quai de la Loire et l’avenue Jean Jaurès à Paris, du côté de Félix Potin. Lorsque l’homme arriva à sa hauteur, Charly lui donna une tape sur le bras. Un coup plutôt inamical, voire agressif. L’homme, qui était profondément plongé dans ses réflexions, sursauta. « Ta petite maigre noiraude, ton Antigone à deux balles, c’est une salope mon cher connard ! » lui lança Charly avec sur les lèvres un sourire sardonique. Georges Chalandon connaît Charly de réputation. Il l’avait aperçu à Paris probablement (« c’était y a mille ans » pensa-t-il), mais là, il ne le reconnut pas. « Ce ton familier, cette désinvolture, quelle obscénité ! » se dit-il, mais il ne répondit pas. Il se contenta de faire un geste, comme pour dire « passe ton chemin » ou « ôte-toi de mon soleil ». Georges couvre les événements pour Libération, mais il est là également pour monter Antigone de Jean Anouilh. Le théâtre est sa grande passion. Georges aime ses comédiens. Il aime Hémon et Créon. Mais il a un faible pour Antigone, la Palestinienne qu’il entend répéter avec cet accent chantant et rocailleux qu’on ne rencontre qu’ici : « je suis noire et maigre. Ismène est rose et dorée comme un fruit. » Georges porte ce pansement à la suite d’une agression dont il a le plus grand mal à se remettre. Il fit un nouveau geste du bras et poursuivit sa route. Il pensa en son for intérieur que les propos de Charly ne relevaient que du crétinisme, c’est le terme qui lui vint à l’esprit : crétinisme. Il en était presque content, et le garda pour lui.

C’est là, dans cet appartement de la rue Sassine, autour de caisses de bière Almaza, de briques d’Arak, de sachets d’amuse-bouches et de petits plats chauds faits de pois chiches, de tahini, de samboussa, de pâte de sésame, d’épinards et de fromage que Charly et Kaleb — qui se dépouilla progressivement de son armure officielle de grand patron, mais pas de ses lunettes noires — apprirent qu’ils sont tous deux de même origine. Kaleb posa nombre de questions à Charly sur ses intérêts dans la région, sur sa famille. Puis il parla de lui-même. La famille Azoulay était parmi les plus anciennes d’Oran, comme la famille Pinto. Les parents habitaient à Saint-Eugène, deux rues derrière le square Garson. À longueur de journée son père, monsieur Yvars, travaillait le merrain, ajustait les douelles, cerclait les barriques chez Follana. Il lui en fallut des mois pour pratiquer des bondes en respectant les bonnes dimensions, des années pour devenir un bon tonnelier. Il y restera jusqu’à la grande catastrophe. Tous les membres de la famille quittèrent précipitamment l’Algérie, nus comme des vers de terre. En novembre 1962 ils se retrouvèrent en Israël, dans un kibboutz à Acre. Ils ne partirent plus de ce pays. Mais c’est sur Oran que s’appesantirent Charly et Kaleb : le cornet de frites du Théâtre de verdure, la calentica des marchands ambulants de La Calère, la pêcherie, les kermesses de Saint-Eugène, les auto-tamponneuses de la fête foraine de la place Fontanel à Gambetta, Santa Cruz, la Montagne des lions. Kaleb raconta son père, les bals et « la chasse à l’Arabe », Charly l’assassinat de son grand-père, le compte-rendu de L’Écho d’Oran — le quartier israélite. « Je connais, bien sûr, boulevard Joffre, la synagogue, oui je connais, je connais » fit Kaleb.

Avec les trois Libanais, ils n’échangèrent quasiment rien. Lorsqu’ils revinrent à leurs « moutons », c’est-à-dire à la question palestinienne, la question qui suinte en permanence des discussions dans ce pays, Charly fit part au Vieux khazyr bigleux de son souhait d’intégrer les Phalanges K. « Je les connais, je me suis entraîné avec eux, mais je souhaite en faire partie officiellement ! » Vers deux heures du matin, imbibés d’alcool et abandonnés à la cécité manœuvrée autant qu’eux par la colère et la haine — corps ineptes et entravés —, ils s’affalèrent sur les matelas posés à même le sol jonché de restes de nourriture, mouillé de bière et probablement d’urine. 

Charly va maintenant commander une bière. Il ne pense plus qu’aux Phalanges. Il relit son carnet, « L’ébriété se manifeste chez moi de deux façons, selon que j’ai bu en compagnie de tels gars ou de tels autres. Tantôt la soûlerie m’extrait de mon réel, m’éloigne de ma perception habituelle du monde, la rendant hideuse,  tantôt au contraire, elle renforce mes attitudes et comportements. Celle qui m’arrache un temps de ma lucidité et par conséquent des ‘‘bas-fonds de la vulgarité dans lesquels me plonge la haine que j’ai de l’islam et des musulmans’’ L’homme à la casquette noire et à la grande écharpe, qui était en face de lui, n’est plus là.

(à suivre)

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