La haine en offrande

LA HAINE EN OFFRANDE_ 03

Mimoun Pinto et sa famille vécurent toujours dans Derb lihoud, le quartier israélite d’Oran. Leur dernière adresse se trouve derrière la maison Darmon, précisément au 34 rue d’Austerlitz, la longue rue du marché, à quelques dizaines de mètres du temple protestant qui est, lui, dans la rue de la Révolution. Les plus jeunes comme les plus âgés des Pinto, enfants, parents, arrières-parents, tous n’habitèrent que dans ce quartier où ils naquirent. Les Pinto sont établis dans l’Ouest algérien depuis une vingtaine de générations. Leurs ancêtres, originaires de l’extrême ouest de la province de Valencia, furent condamnés pour impureté raciale et chassés d’Espagne à la fin du 15e siècle, à l’instar de plus de cent mille autres juifs victimes, avec les musulmans, de la Reconquista et de la Limpieza de sangre. Et, depuis, dans ce Maghreb central qui les reçut les bras grands ouverts, les Pinto arpentent les dimensions du temps, au gré des événements, heureux ou malheureux, des naissances et des morts. Mimoun ne se vanta jamais de cette origine. Il ne la récusa jamais non plus. Ces discussions n’encombraient pas les enfants. Sa mère, Dihia Zenata, est une Berbère juive Zénète dont les aïeux prennent source dans la région de Tlemcen. Lorsque dans les années trente une première tragédie vint directement les frapper ici même, les Pinto vivaient humblement, sans éclat, comme l’écrasante majorité des populations indigènes, entourés d’amis et d’anonymes. Dans les territoires du nord, entre les deux guerres mondiales, la Communauté juive était mise à l’index par des hommes et des femmes qui avaient laissé couler en eux la haine qu’on exaltait partout. Quelques années auparavant, dans ces contrées-là, un capitaine de confession juive avait été injustement accusé de collusion avec l’ennemi allemand. Ces mêmes hommes et femmes étaient venus jusque dans ces terres arides, vierges, mais plutôt paisibles et accueillantes, où les différentes communautés vivaient en symbiose depuis les temps les plus reculés, qu’ils fussent temps de paix ou de guerre, pour répandre leur venin. La nuit et le jour des groupuscules sillonnaient les rues d’Oran, particulièrement celles du Derb lihoud, en scandant des rengaines outrageantes. Ces provocations se répétèrent jusqu’à la grande catastrophe :

« Y a trop longtemps qu’on est dans la misère

Chassons l’étranger ça fera travailler

Chassons chassons de notre pays

Cette sale bande de Youdis… » 

L’État national abrogea le Décret qui avait fait des israélites des membres à part entière de la communauté française en leur octroyant la pleine citoyenneté, mais en semant en conséquence les graines de la discorde entre juifs et musulmans.

Le matin du 9 septembre 1941, comme tous les matins, Mimoun Pinto accompagnait son fils Gaston, le père de Mimoun, à sa nouvelle école qui se trouvait derrière la mairie, dans la rue Eugène Étienne. Des hommes les suivaient depuis la place Foch en sifflotant l’air de chansons scandaleuses, haineuses et antisémites. De temps à autre ils s’exclamaient « Señor cura ! Señor cura ! » en tapant dans leurs mains. Ces hommes partageaient avec l’ancien abbé et maire d’Oran, Gabriel Séraphin Lambert — Señor cura—, la haine des juifs. Dans l’esprit de l’ancien maire en soutane et col blanc « ces gens ne poursuivent qu’un but, se rendre maîtres du monde. Ils ont crucifié le Christ et attendent le Messie pour nous tenir sous leur domination. » Curieusement, de nombreux israélites avaient rallié les comités de soutien à l’abbé qu’on appelait « les Amitiés Lambert ». Ce n’était pas la première fois que ces individus intimidaient Mimoun et son fils, parfois jusqu’à la porte de l’immeuble qui abritait l’école. Ce mardi-là, alors qu’ils traversaient le boulevard Sébastopol, un des hommes donna un coup d’épaule au père en l’injuriant. Mimoun eut un geste défensif, et ce faisant, involontairement, libéra la main de Gaston qu’il avait serrée fort durant tout le trajet au point de lui en écraser les doigts. L’affront renouvelé que lançaient ces voyous à Mimoun, en même temps qu’il développait chez lui un courage dont il ignorait jusqu’alors être capable, réduisait la honte qu’il avait de son impuissance à réagir, de sa paralysie. Ce matin-là, contrairement aux jours précédents, Mimoun ne baissa pas la tête, ne fit pas le sourd, ne se laissa pas faire. Porté par une énergie dont il ne s’expliquait pas les ressorts, il ralentit le pas, se retourna vers les hommes qui redoublaient d’outrages, et se jeta sur celui qui le bouscula, en criant « ¡matones ! » Puis il les menaça de porter plainte. Sa colère était si grande qu’il s’adressa à eux dans la langue des aïeux, en espagnol, dans une gestuelle théâtrale qu’il n’aurait pu, pour sûr, rejouer si on le lui avait demandé, « ¡ que son tarados! » À la maison, les Pinto parlent indifféremment le français, l’espagnol ou derja, l’arabe algérien très coloré. Du berbère il demeure quelques expressions qu’on retrouve dans la bouche de Habiba et Dihia sa bru. L’hébreu ils le connaissent suffisamment pour pratiquer les prières et les rites religieux en général. Pas les enfants. Mais dans certaines situations, lorsque l’émotion atteint son comble, de toutes les langues, c’est l’espagnol qui s’impose aux aînés comme un recours inévitable, une nécessité absolue dictée par la fidélité à la lignée paternelle. Les racistes reprirent à tue-tête « Y a trop longtemps qu’on est dans la misère/Chassons l’étranger ça fera travailler… » L’un des bandits, celui-là même qui donna à Mimoun un coup d’épaule, le somma « répète, répète voir, sale race » et Mimoun répéta « vous n’êtes que des abrutis, des voyous ! » « Sale youpin » reprit l’homme en glissant sa main dans la poche révolver de son pantalon. Il en sortit un couteau à cran d’arrêt qu’il actionna et planta à plusieurs reprises d’abord dans la gorge, puis dans le ventre de Mimoun Pinto en hurlant « Les Youpins hors de France ! » Mimoun s’écroula devant son fils qui se jeta sur lui en criant « papa, papa ! » Des dizaines d’hommes et de femmes s’étaient regroupés autour des malheureux et tenaient des propos incompréhensibles. Un homme, penché sur Mimoun, déboutonna sa chemise en bafouillant « je suis médecin, appelez la police ! » tout autour, d’autres personnes s’étaient agglutinées de sorte qu’on ne voyait plus le médecin incliné sur le père, ni celui-ci, ni Gaston. Lorsque l’ambulance s’immobilisa, il était trop tard et les agresseurs s’étaient volatilisés. On gesticulait, parlait haut, mais on ne comprenait rien. Deux fillettes pleuraient. Le cercle s’était encore renforcé quand la police arriva. Son chef s’adressa à la foule « Allez, poussez-vous ! » avant de se tourner vers le médecin : « comment étaient-ils, combien étaient-ils, c’étaient bien des Arabes ? » Le docteur répondit qu’il ne savait pas, mais une dizaine d’hommes et de femmes disaient être prêts à témoigner. Un policier nota leur nom et adresse. Puis les ambulanciers emportèrent le corps. Bien après leur départ, on continuait de s’agiter avec gravité. C’est un parent d’élève de l’école Bénichou qui raccompagna jusqu’à son domicile le petit Gaston pétrifié. Il avait douze ans ce jour-là. Il s’en souviendra toute sa vie. Régulièrement il racontera l’agression dans le détail à Mimoun, son propre fils. Comment les bandits les regardaient, comment ils les avaient bousculés et fait tomber à terre son père. Comment l’un d’eux, ils étaient six,  exhiba un couteau qu’il brandit entre ses propres yeux comme dans les films noirs de Fritz Lang, puis le plaqua contre la gorge de son père. « Je ne voyais à ce moment-là que la lame et la lumière qui papillotait sur la surface », se rappelait-il. Il se souvenait de l’attroupement des curieux, de leurs commentaires souvent incompréhensibles. De l’ambulance et de sa sirène insupportable. Et du vacarme qui suivit. Gaston se remémorait aussi de parents tenant fermement la main de leurs petits qui s’agitaient comme s’agiterait tout enfant mis devant une même situation, dans le désordre, bruyamment. Il se souvenait de ce jeune enseignant, chétif, qui répétait en toussant et en balançant son cartable « Depuis des années, ce monde est livré à un déferlement de haine qui n’a jamais eu son égal ! Depuis des années, ce monde… » Mimoun Pinto allait sur ses trente-cinq ans. Il accompagnait son fils aux cours privés de la rue Eugène Étienne comme il le faisait depuis la nouvelle rentrée. On disait « L’école de Bénichou », mais en réalité c’était l’appartement d’un de ses proches. Depuis les lois raciales d’octobre 1940, le décret Crémieux qui accordait la citoyenneté française à tous les israélites indigènes d’Algérie fut abrogé et les enfants juifs interdits de scolarité publique. Parce que Juifs.

Le lendemain, dans sa rubrique des faits divers, L’Écho d’Oran reprenait les termes du communiqué du commissaire de police. Sur la même page, dans un encadré officiel, le journal listait les professions interdites désormais aux Juifs : avocat, médecin, enseignant… Gaston ressortait tant de fois cette agression à son fils que le jeune Mimoun pouvait la dérouler dans son imagination dans le moindre de ses détails. Peut-être en atténuait-il certains, en accentuait, noircissait ou ajoutait d’autres. Gaston lui racontait avec précision les échanges qu’il avait avec son père lors des sorties au Théâtre de verdure, à la Promenade de Létang ou même au lointain Parc municipal. Tant et si bien que Mimoun avait appris à connaître son grand-père aussi bien que son père. Ainsi, il lui arrivait de lui attribuer telle qualité ou tel défaut dont la justesse, de l’une comme de l’autre, surprenait à peine Gaston. Évidemment, Mimoun ne vit jamais le corps de son grand-père allongé sur le trottoir devant l’immeuble qui abritait l’école fréquentée par son père. Il ne le connut naturellement pas. Et pourtant, il pouvait décrire les lieux et discourir sur les circonstances comme s’il avait vécu le drame dans sa chair. Son père lui racontait cette agression régulièrement en prenant soin de toujours présenter à son enfant la même source de son récit. « N’oublie jamais mon fils », répétait-il en agitant L’Écho d’Oran. Mimoun ne savait pas encore lire. Son père reprenait : « Zakhor, mon fils, zakhor… »

Plus tard, dans le petit appartement familial de la rue des juifs à Derb lihoud, alors que des rumeurs affolantes se répandaient dans tout le quartier, que des événements secouaient le pays d’est en ouest, qu’une guerre indigène de libération avait succédé à une guerre mondiale, le père de Mimoun lui proposa de lire l’article du quotidien oranais. Mimoun avait appris à lire et ne trébuchait plus trop sur les mots. Ce jour-là il était plongé dans la page 29 de son Manuel d’histoire de Bernard et Redon pour élèves de CM1 que son maître d’école avait demandé d’apprendre par cœur : « Il faut aller faire la guerre aux Turcs, dit le pape Urbain. Pourquoi? Parce que les musulmans maltraitent et quelquefois tuent les pèlerins, c’est-à-dire les chrétiens venus à Jérusalem pour prier sur le tombeau du Christ. La foule a crié : ‘‘Partons! Dieu le veut!’’ » La révision du cours d’histoire achevée, Mimoun débita la leçon à son père, sans regarder le livre. Mimoun hochait de temps en temps la tête, car il n’approuvait pas ce qui était écrit dans le livre. Ce n’était pas la première fois. « Tiens » dit-il à son fils. Mimoun s’empara du journal que lui tendait son père. L’Écho d’Oran, daté mercredi 10 septembre 1941. « Tiens, lis mon fils, lis », avait répété le père. Il lut, d’abord le titre de la rubrique « Agressions », puis le texte : « Un homme, Monsieur Mim… moun… Mimoun… » Il buta sur son nom. Il reprit : « Un homme, Monsieur Mimoun Pinto, 35 ans, de confession israélite et son fils Gaston qu’il accompagnait au collège, ont été attaqués par six Arabes à hauteur du boulevard Sébastopol, non loin de la Grande synagogue. Les agresseurs ont été arrêtés. Il s’agit de : Mokhamed Lakrim, Khamed Amrani, Ali El-Torki, Kadour Betouil, Mohamed Soundouci et Amar ou Omar Lakhal. Ces individus sont encore, à l’heure où nous mettons sous presse, entendus au Commissariat du deuxième arrondissement. Les truands ont tenté de voler l’israélite qui ne s’est pas laissé faire. »

De nouveau, un frisson parcourut son dos. « Il parle de l’attaque de saba » fit le fils. Gaston, lui qui savait, ne lui dit pas que le journal avait travesti la vérité. Il ne le lui dira jamais. Mimoun relut le papier sans que son père le lui ait demandé. Il s’exclama : « dans mon livre, c’est écrit! ‘‘Les Arabes sont méchants.’’ » Mimoun ressentit une grande et indéfinissable douleur dont il ne pouvait saisir sur le moment ni les contours ni même les prémices des transformations radicales qu’elle infusera dans son être. Comme si l’histoire de l’agression de son grand-père, saba, figée sur du papier jauni qu’il lut et relut jusqu’à ne plus pouvoir — une histoire partagée par de nombreux lecteurs — prenait soudain une dimension nationale, comme si elle délivrait la clé d’entrée dans cette guerre qui les enserrait tous. Mimoun avait punaisé l’article dans le couloir de l’appartement, à l’écart des photos de famille sous verre, comme étaient placardés autrefois sur les murs des saloons américains les wanted dead or alive, ces avis de recherche des bandits de grand chemin. Mimoun avait soigneusement recopié sur une feuille quadrillée le nom de chaque Arabe mentionné en gros caractères d’imprimerie qu’il scotcha au bas de l’article du journal. À cette époque les journaux pullulaient de noms d’Arabes — dans la presse aussi, on présumait que tous les autochtones musulmans étaient des Arabes — que l’on recherchait pour une raison ou une autre, ou de photos d’Arabes morts.

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