Annie Ernaux, prix Nobel

ANNIE ERNAUX PARLE DE SON ECRITURE _ 1984, « APOSTROPHES »

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Annie Ernaux « La Place » ⎜ Archive INA – Bernard Pivot, Apostrophe – 6 avril 1984 Annie ERNAUX présente son livre « la Place »  – Avec les interventions de Georges Emmanuel CLANCIER et d’Alain BOSQUET- Archive INA Institut National de l’Audiovisuel. AH 20221011

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Contexte historique

Par Johanna Pernot

Annie Ernaux est une écrivain contemporaine, connue pour ses écrits autobiographiques.

Née en 1940 en Seine-Maritime, à Lillebonne, elle passe son enfance et sa jeunesse à Yvetot, dans un milieu modeste. Dès avant sa naissance, ses parents se sont affranchis de leur condition d’ouvrier en achetant un café-épicerie à Lillebonne. Ils rêvent d’ascension sociale, pour eux et leur fille. Alors que celle-ci a cinq ans, ils acquièrent un café-alimentation à Yvetot. Annie, qui grandit dans ce café, au milieu de la clientèle, obtient de bons résultats à l’école. Après des études universitaires à Rouen, elle devient institutrice puis professeur certifiée en 1967. Elle est reçue à l’agrégation de lettres modernes en 1971. Au début des années 1970, elle enseigne dans un collège d’Annecy, puis à Pontoise, avant d’intégrer le CNDP. En 1974, son premier roman autobiographique, Les Armoires vides, signe son entrée en littérature. En 1983, elle rencontre le succès avec La Place. De nombreux récits autobiographiques vont suivre, dont Passion simple, en 1991, qui relate une liaison à l’âge adulte ou La Honte en 1997, davantage centré sur le couple parental et la quête d’un traumatisme originel, social et sexuel. Dans Les Années qu’elle publie en 2008, l’auteur commente des photographies d’elle-même qu’elle intercale, dans son récit à la troisième personne, avec des souvenirs choisis pour leur portée historique ou sociologique. « Les images réelles ou imaginaires » construisent une vaste fresque qui court de l’après-guerre à nos jours. Dans L’Autre fille, Annie Ernaux adresse en 2011 une lettre à sa sœur qu’elle n’a pas connue, morte de la diphtérie à l’âge de six ans. La même année paraît son anthologie, Ecrire la vie, qui réunit la plupart de ses écrits autobiographiques, précédés de cent pages de photos et d’extraits de son journal intime et inédit.

L’autobiographie au sens strict, telle que la définit Philippe Lejeune, est un « récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité. » Elle requiert une homonymie explicite entre auteur, narrateur et personnage. En scellant un « pacte autobiographique », l’autobiographe s’engage à être sincère sur son identité, et le lecteur à le croire. L’autobiographie passe par des étapes-clés, comme le portrait physique, social et moral de la personne, le récit des origines et de l’enfance, les épreuves affrontées… Les Confessions de Rousseau, qu’on considère comme le modèle fondateur du genre, pose déjà un des problèmes de l’autobiographie : celui de la véracité et de la bonne foi de l’auteur. Deux cents ans plus tard, Sartre, avec Les Mots et le recours à l’intertextualité et la parodie, mine définitivement les principes du récit autobiographique. À la définition de Philippe Lejeune, on pourrait donc préférer une notion plus large, qui inclurait l’autofiction, mais aussi les correspondances et les interviews, les albums de photos… À partir des années 60, le récit autobiographique se diversifie et se généralise dans les bibliographies des écrivains. Il prend plus récemment une nouvelle orientation : pour se dire, l’auteur se décentre. Le récit autobiographique initie alors un va-et-vient entre soi et autrui, identité et altérité, comme en atteste La Place d’Annie Ernaux.

Cette autobiographie de cent pages, rédigée entre novembre 1982 et juin 1983, relate l’ascension sociale des parents d’Annie, leurs conditions de travail et leurs espoirs. L’écrivain rend hommage à son père. Il décède deux mois après qu’elle-même a « trahi » son milieu d’origine en devenant professeur de lettres. Le récit, fait de paragraphes qui s’interrompent brutalement, rend compte de la difficulté de dire. Sa sécheresse révèle la douleur latente et la difficulté de parler, entre membres d’une même famille.

Éclairage média

Par Johanna Pernot

Créée par Bernard Pivot en 1975, Apostrophes s’impose rapidement comme l’émission littéraire de référence à la télévision. Ce salon littéraire moderne remplit parfaitement sa fonction de démocratisation culturelle. Diffusée tous les vendredi soirs pendant quinze ans, l’émission accueille en direct plusieurs invités venus débattre autour d’ouvrages dont Pivot lit de nombreux extraits. Instigatrice de certains succès, révélatrice de phénomènes littéraires, mais aussi lieu d’affrontement des idéologies, Apostrophes connaît une forte audience (plus de 2 millions de téléspectateurs). De l’ivresse scandaleuse d’un Bukowski à l’interview exclusive d’un Soljenitsyne en passant par les entretiens à domicile de Yourcenar ou Duras, l’émission a fortement marqué la mémoire télévisuelle (voir Florilèges de l’émission Apostrophes). Pour les professionnels de l’édition, le passage par Apostrophes est devenu crucial en vertu de sa capacité à lancer le succès d’un livre – à l’instar de La Place, prix Renaudot 1984.

La lecture initiale de Bernard Pivot oriente la discussion sur le style d’Annie Ernaux et son refus du roman. Les plans rapprochés révèlent le visage à peine fardé de l’auteur, qui, l’attitude humble, le regard un peu fuyant, résume la vie très modeste de son père et sa « toute petite ascension sociale », de paysan à petit commerçant.

En refusant délibérément la fiction mensongère du roman, Annie Ernaux respecte l’ambition originelle de toute autobiographie : dire la vérité, sur soi et son entourage. La création d’un personnage aurait nécessairement embelli son père. Au contraire, le choix d’une « écriture plate », sans commentaire, lui permet de raconter objectivement l’histoire paternelle. Le style dépouillé se veut à l’image d’une vie marquée par la nécessité.

Les écrivains et critiques Alain Bosquet et Georges-Emmanuel Clancier soulignent l’un après l’autre le paradoxe de cette écriture : la pudeur, la simplicité des phrases laissent affleurer les émotions. L’ascétisme du style rend le récit d’autant plus touchant.

Le débat s’achève sur l’articulation tragique entre parole et écriture. « On ne parlait plus le même langage » déclare Annie Ernaux. C’est parce que le père ne maîtrise pas « le beau langage » de la culture dominante, et que la communication devient impossible, que la fille se tourne vers l’écriture et consomme la rupture avec son milieu d’origine.

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