Rue Darwin, de Boualem SANSAL

Dès les premières pages parcourues du dernier roman de Boualem Sansal, Rue Darwin (Gallimard, 2011), on pense à une de ses nouvelles qu’il a intitulée Ma mère, parue dans un ouvrage collectif portant le même titre (ed Chèvrefeuille étoilée, 2008, 406 pages). On y retrouve cette errance du jeune Boualem/Yaz ; la dislocation de la famille, les liens difficiles qu’entretiennent les grands-parents avec leur bru. Ma mère, est beaucoup plus autobiographique que Rue Darwin qui s’inspire du vécu de Boualem Sansal certes, mais c’est une fiction. Dans l’un et l’autre la déchirure est fortement présente. Dans Rue Darwin violence et douleur traversent tout le récit. B. Sansal disait en juin dernier sur France Culture avoir écrit Rue Darwin en écoutant l’adagio de Samuel Barber. Il me faut signaler ou préciser ici que cet adagio a été exécuté en septembre 2001 à New-York, quatre jours après les attentats contre les tours du World Trade Center (New-York) et le Pentagone (Washington DC) et qui firent près de trois mille morts en comptant ceux du Boeing qui s’est écrasé à Shanksville (Pennsylvanie). Ecoutez ou réécoutez ce chef-d’œuvre, vous comprendrez la profondeur de l’infinie douleur qui s’en dégage.

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Pour revenir au roman lui-même, Rue Darwin s’ouvre sur une citation bien à-propos de Milarépa (11°siècle), un grand maître spirituel du Tibet, orphelin de père à sept ans et qui vécut avec sa mère dans de grandes souffrances, et sur une dédicace de l’auteur : « A ma défunte mère, A mes frères et mes sœurs de part le monde. » Boualem Sansal a perdu sa mère en avril 2008. Quelques semaines plus tard il entamait l’écriture de ce roman. Elle durera donc deux ans. Son titre, Rue Darwin, renvoie à une rue de Belcourt (Belouizded aujourd’hui), un quartier d’Alger où a résidé le jeune Yaz et sa famille, mais aussi l’adolescent Boualem, au numéro 13 exactement. Le roman se compose de deux parties inégales. La première (200 pages), est constituée de huit chapitres, la seconde (40 pages) de deux. Le roman retrace l’histoire complexe d’une quête d’identité, il raconte aussi l’histoire d’une famille sur laquelle règne une maquerelle intransigeante. Il révèle aussi l’histoire d’un pays qui ne cesse de sombrer dans la médiocrité, dans l’obscurité.

Les réminiscences du passé, parfois obscures, parfois très précises, sont permanentes. Tout le roman est écrit au passé donc, hormis de très courts extraits qui indiquent le temps du présent, c’est-à-dire le moment où le narrateur décide d’abandonner ce pays où il « demeure mais ne réside pas », où « il ne possède rien, n’a besoin de rien », abandonner l’Algérie, un pays trop froid ou trop chaud au profit d’un ailleurs « où il ne fait ni trop froid ni trop chaud. » Le premier de ces extraits qui indiquent le présent figure au chapitre trois, le narrateur dit qu’avant de prendre la route il a consigné par écrit les sept jours d’affilée qu’il a passés à rue Darwin sur injonction d’une voix de l’au-delà. Un deuxième moment indique le temps présent, il se trouve au chapitre quatre lorsque Yaz se dit que sa vraie mère travaillait dans une maison close, « c’est la première fois, là, aujourd’hui, que je me le dis à moi-même. » Puis un troisième temps du présent est mentionné au chapitre sept : « nous sommes en 2002 ». Enfin, un quatrième temps marquant le présent se situe en fin d’ouvrage « me voici arrivé au bout de ma route. Je vais maintenant partir ».
La partie une, et seulement celle-ci comporte treize monologues – comme  le 13 de la rue Darwin, lieu qui renferme une grande part de vérités –, monologues au travers desquels le narrateur s’interroge sur la vérité, le mensonge.

Trois phases articulent l’architecture du livre Rue Darwin : La première est celle qui montre combien Paris et la rue Darwin furent des lieux de vérités retrouvées, la deuxième phase porte sur la recherche de soi et la clarification. La troisième concerne l’environnement, le pays et un certain regard.

De Paris à Alger, rue Darwin :

Yaz le narrateur hospitalise sa mère à Paris. Elle est mourante, atteinte d’hémopathie maligne. Il voulait que sa mère meure dignement. Qu’elle meure dans un lieu propre « dans une chambre claire sentant l’iode frais et la Javel parfumée lavande » et non dans un espace crasseux, poisseux comme l’offrent les hôpitaux en Algérie où « on meurt comme on mourrait dans les temps médiévaux, dans l’effroi et le grouillement de la misère. » Le luxe d’aller mourir ailleurs, n’est pas donné à tout le monde. A Paris, à l’hôpital Salpêtrière Yaz et ses frères et sœurs accompagnent leur mère dans le coma, jusqu’au dernier soupir. Les échanges entre lui et ceux-là sont pauvres, Yaz constate amer, « nous nous sommes retrouvés à Paris, étrangers les uns aux autres. » A la mort de sa mère Yaz entend comme un murmure venu de l’au-delà qui l’incite à retourner sur le lieu de son enfance pour y rechercher sa vérité. « Va, retourne à la rue Darwin (…) va voir Farroudja ». « Après le deuil de maman j’ai pris le chemin de Belcourt et de la vérité. » Yaz part à la recherche de son identité bousculée, reniée, violée. Cette recherche s’effectue à Paris et à Belcourt, rue Darwin. Les identités ne sont pas figées, certes. Elles sont plurielles, vouloir en renier ou en cacher une part, un pan, un volet et c’est tout notre être qui en souffre.
Durant toute une semaine « sainte » il plongera dans son quartier d’enfance veloutée, pour se redécouvrir. Car Yaz est « un enfant du néant et de la tromperie, écrasé par la honte. »  Il n’est pas ce qu’il devrait être. Il ne se connaît pas, ou du moins il s’est toujours caché la vérité, il l’a toujours refoulée, il s’est toujours contenté d’artifices. Alors, en retournant sur Belcourt, ce « pèlerinage réveillera tant de zones d’ombres », il ravivera une histoire, la sienne, qu’il avait jusque-là refusée, qu’on lui avait jusque-là dissimulée. Mais avant, à Paris, durant l’agonie de sa mère, Yaz a découvert plus ou moins aidé par la chance, beaucoup d’informations sur un de ses proches, Daoud. Cette découverte dont certains aspects le troublent (leur ressemblance…), le confortera dans sa recherche de toute la vérité le concernant lui-même et Daoud. « J’étais comme un vase brisé dont les morceaux ont été dispersés et dont on vient par miracle de retrouver quelques pièces, que l’on a rapidement recollées. »

Recherche de soi et élucidation :

Dans un premier temps nous apprenons que Yaz (Yazid) est le fils de Karima et de Kader Kadri mort en 1957 à 37 ans dans un accident de voiture. C’était un fêtard, il aimait les femmes et les nuits embrumées. Après la mort du père de Yaz, Djéda la grand-mère paternelle chasse Karima sa bru et garde le jeune Yazid. A huit ans celui-ci est kidnappé par Farroudja une amie de la mère, en complicité avec celle-ci. Yaz habitera chez sa mère à Alger « dans une pièce de quinze mètres carrés » (in Ma mère) dans la rue Darwin jusqu’en 1964. Comme l’auteur, Yaz est né en 1949. Auparavant il a habité dans un village à 300 km au sud-ouest d’Alger, comme l’auteur, chez la grand-mère paternelle qui est dans le roman une maquerelle très fortunée. Comme le fut la grand-mère de l’auteur. Au fil des pages nous nous apercevons de la complexité qui marque la grande famille. Ainsi, Djéda est, depuis le début du 20° siècle, à la tête d’un phalanstère où seuls ses intérêts comptent, d’une grande maison close, d’un bordel aux ramifications internationales. Quitte à s’accoquiner avec l’administration coloniale. En maquerelle intransigeante elle n’accepte pas d’écart. Autrement ils sont sanctionnés. C’est tout le drame de la mère de Yaz, la vraie ou fausse mère, la mère biologique. Celle-ci, Farroudja – « une jeune esclave enchaînée dans la citadelle de Djéda » – très probablement de son « nom d’artiste » Houda, se voit confisquer deux enfants : Daoud d’abord, puis Yaz. Un jour, entraîné par son amie Faïza, Yaz assiste impuissant au « spectacle de cette jeune prostituée, ma mère, suppliant une vieille maquerelle, ma grand-mère, de lui rendre son enfant » Il découvrait « que mon père n’était pas mon père, que ma mère n’était pas ma mère ; que ma vraie mère était une inconnue qui m’avait conçu avec des inconnus de passage dans une maison interdite. Ne restait que Djéda et plus tard j’ai découvert qu’elle n’était pas ma grand-mère. J’ai dû me demander qui j’étais, d’où je venais. » Yaz cherchera et trouvera qui il est. Il le saura en partie à Paris grâce notamment à Jean un ami de Doud, qui lui fera des révélations inattendues. Le reste, il le saura à Rue Darwin, grâce à Farroudja la mère biologique et amie de sa mère adoptive, Karima décédée à Paris donc, en 2002 d’un cancer du sang, à 72 ans. Farroudja mourra quelques jours après le décès de Karima. Elles avaient presque le même âge. Mais Yaz  « enfant du néant et de la tromperie, écrasé par la honte. » découvre la vérité grâce aussi à ses propres efforts sur soi. Lui qui n’a « eu ni père ni grand-père » qui n’a « jamais dit ni à l’une ni à l’autre [Karima et Farroudja ses deux mères] : ‘‘Maman, je t’aime.’’ » Toute la seconde partie est dédiée à la vérité et à celle qui la porte, Farroudja.

Le pays, de l’enfance à ‘aujourd’hui’, et un certain regard

L’enfance du narrateur se déroule dans un pays rongé par une « guerre [d’] une complexité effroyable ». Les Algériens subissent « une guerre monstrueuse ». Mais le jeune Yaz « phobique au mot imam » ne comprend pas « pourquoi les moudjahidin venaient commettre des crimes chez nous ? » Yaz recherche sa vérité et le lecteur découvre qu’elle n’est, parfois, pas très jolie, au-delà de la violence du microcosme constitué par le phalanstère. Voilà un homme (jeune, adolescent ou adulte) qui participe lui-même de la négation de son être social : il fustige son monde, celui de sa famille, mais aussi celui de ses compatriotes qui ont changé, « la terre a bien tourné ». Renié, il renie à son tour. Il fustige l’islam, qui dit-il « pousse ses partisans à l’orgueil, à l’exclusive ». Yaz opte pour une posture, pour le moins discutable. Lorsque son père adoptif, Kader, meurt en 1954, la veille de la guerre anticoloniale, c’est à dire à une période où la grande majorité des Algériens vivaient misérablement dans la pauvreté, le regard du narrateur est expéditif. Les récitants du Coran qui avaient « des yeux charbonneux et exaltés jetaient des lueurs étranges et sauvages sur les choses et les gens (…) sortes de mystiques, secs comme des pierres, réputés pour leur appétit pantagruélique (…) Une mousse blanchâtre abjecte leur montait aux commissures des lèvres et s’envolait en flocons neigeux. J’ai envie de vomir. » Nous aussi, mais pour d’autres raisons. Le narrateur (ou l’auteur) est-il frappé d’amnésie ? Il oublie qu’à l’époque, nos parents, qu’ils aient ou non été récitants de Coran, avaient en permanence faim. Habillés de guenilles rapiécées de toutes parts. Comment dans ces circonstances, dans une « maison collaboratrice » ne pas s’en donner à cœur joie ? « A mes yeux le problème est dans l’islam lui-même ». Le mot est lâché. Le narrateur déteste autant l’Islam que les récitants. Comme si celui-ci est figé de son propre fait et non de celui des hommes qui s’en réclament. Comme si les autres religions avaient évolué du fait de la religion intrinsèquement et non du fait des hommes qui les font dans leurs temps avec leurs perception contextualisée. Le narrateur, certes violenté lui même par son histoire et par l’histoire de Daoud son frère décédé, déraille : « seul le juif s’intéresse vraiment au monde et aux autres ». Le monopole de l’empathie et de la générosité est ainsi attribué au seul juif. Ma grand-mère aurait dit « Elhagna lemsegui », allons bon ! Evidemment, nous le connaissons, à travers Yaz, Boualem Sansal cherche à faire monter en mayonnaise une nouvelle polémique. Car dans un élan heureux, dans une sorte de spontanéité, il se rachète. Sansal fait dire ceci à Yaz s’adressant à Allah : « De ton islam tout blanc, très vénérable et festif, ils ont tiré un breuvage de sang et d’amertume. » Nous sommes alors bien d’accord.

A l’âge mûr, à l’âge où généralement on fait ses comptes, le narrateur ne peut plus vivre dans un pays qui va à vau-l’eau, où règne le chapardage, la gabegie et l’autoritarisme. Il ne peut vivre dans un pays où même le respect pour le mort a disparu, le mort qui, dans un hôpital, peut être « oublié quelque part, dans un cagibi, une soupente, un garage, et [qu’on] ne veuille pas se fatiguer à chercher. » Cela n’est plus possible. Alors Yaz, nanti de toute sa vérité, décide de « lever l’ancre, de quitter le pays ». Partir pour un pays où « il ne fait ni trop froid, ni trop chaud. » Mais dans cet ailleurs rêvé changera-t-il pour autant son identité comme l’ont fait ses frères et sœurs ? Peut-être pas. Ceux-là, ses demi-frères et demi-sœurs, n’ont pas eu à vivre la même histoire que Yazid. Une histoire puzzle dont il a retrouvé tous les fragments.

L’on peut reprocher à Boualem Sansal, ou à ses personnages, une certaine perception du monde, plutôt manichéenne, une perception parfois auto-flagellante. Ce reproche je le fais ici à travers cette recension incomplète, mais nous ne pouvons faire l’impasse sur la fiction en tant que telle. Rue Darwin est un roman de haute facture, même si cette inspiration, cette hardiesse, cette effervescence, ce mouvement qui ont émaillé ses premiers romans est moindre. Mouvement qui féconde la vérité, une vérité parmi d’autres, la vérité de la littérature. De son style fluide (à l’humour parfois malencontreux en l’espèce) transparaît un témoignage fort, bouleversant même, « écrit comme un impressionniste construit son œuvre », ou sa fresque.


Ahmed HANIFI,
le 11 septembre 2011

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