« L’ombre d’un doute » de Nadia Agsous

L’ombre d’un doute de Nadia Agsous: Une ville, un mythe destructeur 

par Faris Lounis

in Le Quotidien d’Oran, samedi 22 mai 2021

Quand les mythologies s’installent, lever le voile sur de telles occultations devient une gageure. La vérité est mensonge et l’histoire n’est qu’une berceuse qui veille gracieusement sur les aveugles qui ne veulent pas voir. 


Ecrire une nouvelle histoire, par-delà le mensonge et la mythologie, n’est possible qu’à travers la remise en question du passé, d’une manière totale et absolue. Un nouveau regard est un nouveau départ. Nietzsche disait qu’ «il faut encore porter du chaos en soi pour pouvoir donner naissance à une étoile dansante» et le créateur doit faire danser, voire trembler, ceux qui voient l’avenir comme une répétition statique et religieuse du passé. 


Le récent roman de Nadia Agsous, L’ombre d’un doute, aborde la trajectoire des étoiles dansantes, afin de démythifier certaines légendes enkystées. Ces légendes dont le poids est devenu insupportable ont fait régner, pendant un temps considérable, une léthargie innommable sur la ville et le peuple de Bent’joy. 


La ville de Bent’Joy 


Bent’Joy est une ville à la mémoire engourdie. Une ville amnésique repliée sur elle-même. Elle est paranoïaque et toute tentative de renouveau y est vécue comme une menace à son identité. Le mensonge ancestral ronge le ciment de ses murs. De quel mensonge s’agit-il ? De celui de Sidi Akadoum, érigé en élu de Dieu. Il est devenu un être omniprésent dans l’histoire et la mémoire collective de la ville. Il repose sous une tombe en pierre de taille sur une plateforme surplombant la mer : « Femmes et hommes, grands et petits, implorent sa bénédiction dans leurs moments de doute et de malheur. Les jours de semaine, ils se remémorent ses actes et ses paroles. Tous ensemble, d’une seule voix, main dans la main, ils l’adulent, louent ses vertus, célèbrent son courage et son sens d’abnégation et de sacrifice »1. 


Par la force du hasard, cet individu devient le personnage principal d’une histoire défigurée et combien de fois réécrite. Lors des préparations précédant la célébration du centième anniversaire de sa disparition, le narrateur, s’interrogeant sur le sens du faste commémoratif dédié à Sidi Akadoum, demande à sa mère quel rôle a-t-il joué réellement dans le développement et l’épanouissement de la ville de Bent’Joy. Remontée par les questionnements de son fils, la mère réplique : « Comment oses-tu, fils indigne ? Hein ? Aurais-tu oublié que cet homme s’est sacrifié pour nous ? Qu’il nous a débarrassés des tyrans ? Qu’il nous a libérés des chaînes de l’inféodation ? Qu’il a enchaîné nos démons ? Qu’il nous a rendu notre dignité ? Ah, nos ancêtres doivent se retourner dans leurs tombes ! S’ils étaient encore de ce monde, ils châtieraient les incrédules de ta graine ! Va ! Va vite te recueillir sur sa tombe et implorer son pardon. Va, vite, fils de Satan ! »2. 


Sidi Akadoum avait tout pour plaire et persuader. Une chevelure longue et noire. Des yeux couleur miel luisant comme le sable du désert. Il est venu de loin, sur sa monture, portant un Livre Sacré: «Cet homme que le vent sec et brûlant du désert expulsa vers les contrées douces et clémentes du nord fut subjugué par Bent’Joy et ses paysages qui dégoulinaient de beauté sauvage. La mer et ses tremblements, qui exaltaient une plainte douce et capricieuse, l’intriguèrent. La quiétude des nuits éthérées l’éblouit; elle raviva son envie de vivre et alimenta son désir de graver son empreinte sur des sépultures sans noms »3. Son installation à Bent’Joy fut saluée par tous, y compris les anges qui gardent la ville. 

Le verbe de Sidi Akadoum 


Son discours était superstitieux. Il ne parlait que du monde invisible. Il voyait de petits êtres malins partout et nulle part. Il glosait absurdement sur la relation pathologique des djinns avec la lumière. Ce discours absurde et bien enchaîné séduisait une foule largement naïve et crédule : «Durant ces nuits, à l’aide du miroir qu’il cacha dans la grotte du Rocher flou, Sidi Akadoum s’improvisait exorciste. Il avait réussi à faire croire qu’il possédait des pouvoirs lui permettant d’expulser les esprits malins des corps des femmes, des hommes et des enfants frappés par le destin maléfique. Ses prétendus dons de guérisseur des désordres psychiques étaient appréciés par la population bent’joyienne qui venait nombreuse solliciter son aide, lui, le mage adulé et glorifié sans modération »4. La charlatanerie de Sidi Akadoum ne faisait pas l’unanimité mais, hélas ! ceux qui contestaient son endoctrinement obscurantiste ne purent guère pallier la crédulité de la majorité de la ville. 


Le jour où tout a basculé 


Vendredi, journée sainte. La mère du narrateur prépare, avec les femmes de la ville, la grande célébration de l’ancêtre qui a sauvé leur ville, Sidi Akadoum. Les festivités se déroulent à Tiguemmi N’Ouguellid el Kheir. Comme tout parent désireux de transmettre ses rites et legs ancestraux, la mère du narrateur a trouvé l’occasion d’exprimer son mécontentement à l’égard de son fils. Voyant la révolte de ce dernier à l’égard de la tradition ancestrale, elle l’admoneste, tout en rappelant que le Saint de la ville est sacré et que cette dernière doit sa conservation à sa prédication, son Livre Sacré et sa bénédiction dont la source est son tombeau, lieu de pèlerinage et point névralgique de Bent’Joy. 


Impassible, le fils ne cède rien à la tradition qui sacralise l’ignorance : « Je la regarderais droit dans les yeux et lui avouerais sans détour ce que je pensais de Sidi Akadoum, cet homme du hasard inopiné qui avait envoûté plusieurs générations, emprisonné tant d’âmes, bluffé les plus incrédules, trompé les plus malicieux, amadoué les plus tenaces et les avait enfermés dans un monde étriqué où la vie prenait l’allure d’un cercueil dans lequel chaque âme attend son départ ultime »5. Le constat du fils est le suivant : les Bent’Joyiens sont les prisonniers de la mémoire d’un fantôme, Sidi Akadoum. Et cet asservissement mémoriel et dogmatique ne pourra pas durer : « Le passé n’est pas une prison : il n’est pas une demeure éternelle. C’est un lieu mémoriel où chacun vient puiser des forces, méditer, se ressourcer, se reposer, trouver des réponses à des questions qui taraudent l’esprit, et prendre de la distance avec le présent pour mieux appréhender l’avenir. Aujourd’hui ne sera pas hier. Demain ne sera pas aujourd’hui. Lorsque le soleil se lèvera, la graine prendra. Une nouvelle génération naîtra »6. Mettre le passé au repos et dessiner les voies du renouveau, c’est ainsi que le narrateur décide de s’opposer à sa mère et aux obscurantistes de Bent’Joy. 


La ville de Bent’Joy avait non seulement des personnes éveillées, mais aussi une ombre blanche qui veillait, depuis un temps immémorial, sur sa prospérité. Le jour où le narrateur a décidé de rompre avec la coutume commémorative et cultuelle qui ronge sa ville, l’ombre blanche fait son apparition, comme si par miracle, elle avait entendu l’appel au renouveau. Durant la procession du vendredi, la foule des croyants dociles a rompu avec sa léthargie : «Le lendemain à l’aube, dès que les premières lueurs du jour caresseraient son visage, elle irait boire le lait de dattes qu’Ang’Ava, la messagère des jours bénis, lui offrirait pour célébrer l’ensevelissement de la Prophétie de l’Aube 1602 dans le terreau des ténèbres. Lorsqu’elle aurait étanché sa soif, elle lui confierait un sac de mots multicolores, et chaque jour, elle jouerait au troubadour sur la place centrale de la ville. Sa voix gutturale répandrait le lot de verbes, de noms, de conjonctions, d’adjectifs contenus dans le sac. Les araignées laborieuses s’empareraient de ces perles finement ciselées, et à l’aube de chaque jour nouveau, elles tisseraient l’histoire renouvelée de Bent’Joy, fontaines de nos joies. Oasis de nos passions heureuses »7. 


Vers l’avenir comme ouverture 


Le progrès est une imitation infidèle, transfigurée. Surpassement. L’imitation totale et rigide est une mort. Une mort dans la lassitude et la sclérose. C’est ainsi que les habitants de Bent’Joy ont décidé de réécrire leur Histoire, en regardant vers l’avenir. Leur créativité a cassé ses chaînes, regardant vers le ciel et mer, se tenant sur le tombeau du Saint-Corrupteur des générations, désormais dépassé et jeté dans les oubliettes de l’histoire.

Faris Lounis

 
Notes: 

1- Nadia Agsous, L’ombre d’un doute, Boumerdès, Editions Frantz Fanon, 2020, p. 9. 

2- Ibid., p. 10-11. 

3- Ibid., p. 23. 

4- Ibid., p. 73. 

5- Ibid., p. 141. 

6- Ibid., p. 142. 

7- Ibid., p. 144. 

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