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Le village de l’Allemand, de Boualem SANSAL

Le village de l’Allemand ou le journal des frères Schiller, de Boualem SANSAL

Lire également ici sur mon blog- 09 MARS 2008

De nouveau la machine Sansal s’est mise en branle, bousculant piétinant frappant gênant. Qu’est-ce ? Un roman sur la Shoah dit-on, un roman sur l’islamisme frère jumeau du nazisme dit-on encore. Quoi qu’il est soit, Le village de l’Allemand est un livre à la hauteur des attentes des amateurs de l’auteur. Un roman à la construction non linéaire, relatant l’histoire de deux frères abasourdis par la découverte du passé nazi de leur père. Un livre qui a entraîné de ce côté-ci de la Méditerranée une somme importante de commentaires béats et non nuancés, sur l’islamisme l’islam et le nazisme.

1- Structure narrative

Deux frères à la sensibilité dissemblable, Rachel la trentaine et Malrich adolescent, racontent l’histoire d’une tragique découverte, le passé monstrueux de leur père. Le livre est constitué de 21 chapitres ou parties de journaux intimes, 12 écrits par Malrich, 9 par Rachel. Il y a comme une imbrication des paroles de l’un dans celles de l’autre, comme une sorte de discussion à deux dans laquelle le petit frère est plus prolixe, 140 pages contre 118 pour Rachel. Malrich écrit entre 10/96 et 02/97 (5 mois) soit le quart du temps de Rachel qui écrit entre 9/94 et 4/96 (20 mois). Le livre s’ouvre avec la parole de Malrich (oct 96) qui parle du suicide de son frère aîné. Il se referme sur celle de Rachel qui se prépare au suicide le 24 avril 1996, deux ans jour pour jour après l’assassinat de leurs parents. Le suicide donc, ouvre et referme la boucle. La tonalité générale respecte en quelque sorte l’esprit du livre qui est la dénonciation de la terreur. La narration est soutenue, on se trouve parfois à se demander si le roman ne s’inscrit pas plutôt dans le registre du témoignage. On ne retrouve pas ou très peu, les belles grandes phrases-paragraphes alambiquées, auxquelles l’auteur nous a conviés dans ses précédents écrits. La dérision y est mesurée. On ne retrouve pas non plus les grandes envolées lyriques foisonnantes dans Le Serment des barbares- peut être à cause de l’objet observé- mais on a tout de même de beaux passages : « Je ne le savais pas, la maman d’Ophélie a une façon de sonner qui réveille les morts. C’est un appel brutal, incessant, chargé de remontrances (…) Rachel n’avait pas tord, les émigrés pensent à eux, à leur mort, à la tombe qui les attend au pays, jamais à leurs enfants qu’ils maintiennent dangereusement suspendus dans le vide (…) Je me retrouve à réfléchir à la meilleure façon de ne pas réfléchir et les mêmes idées déferlent… » et combien d’autres. On regrettera néanmoins quelques banalités et préjugés distillés parfois à travers le regard ordinairement raciste de Malrich, « Togo-au-lait se croit malin comme un singe (…) s’il avait été élevé comme son bisaïeul Togo-au-lait nous aurait tous dévorés » ou encore ce slogan pastiche « je crois en Hitler, je vis par lui et pour lui ».

2- L’histoire

Le village de l’Allemand n’est pas que l’histoire d’une terrible Histoire, il rapporte aussi l’histoire d’une sorte de retrouvailles entre deux frères métissés, Malrich et Rachel Schiller qui ont si peu échangé entre eux. Leur père est Allemand, leur mère Algérienne. C’est l’histoire d’une triple dénonciation : dénonciation du nazisme, de l’islamisme mais aussi du régime autoritaire Algérien. Rachel arrive en France en 1970 à 7 ans et Malrich en 1985, à 8 ans. Tous deux y sont envoyés par leur père pour parfaire leur éducation. Ils sont hébergés en banlieue parisienne par des amis parentaux : Ali et son épouse Sakina. Rachel a suivi des études universitaires, il est cadre ingénieur, marié puis divorcé, possède un pavillon… Malrich lui, n’a pas atteint le niveau du collège, il vit de petits boulots et parfois de larcins. Alternativement, l’un et l’autre détaillent chacun à sa façon la découverte qu’il fait du passé du père. Leurs visions sont tantôt différentes, tantôt parallèles, complémentaires. « Rachel est cultivé, sa requête est construite, ‘intelligente’, il théorise sa pensée… en revanche Malrich est protégé par son ignorance, il a une démarche spontanée » (Sansal).

Pour Rachel tout commence par le journal télévisé du 25 avril 1994. Le journaliste rapporte que « hier soir, un groupe armé a investi un village ayant pour nom Aïn Deb (…) Selon la télévision algérienne, cet énième massacre est encore l’œuvre des islamistes du GIA… » La barbarie a atteint notre village s’exclame Rachel. L’ambassade algérienne confirme le massacre et l’informe que ses parents figurent parmi les victimes. 1994 fut une année importante dans l’accroissement de la terreur en Algérie. Des centaines de villageois sont massacrés. Le 23 mars 1994, le colonel-ministre de l’intérieur Salim Saadi (gouvernement de Rédha Malek) annonce la création de milices. Des escadrons de la mort voient le jour (OJAL…) Sur les lieux du carnage Rachel récupère « une petite valise pelée » contenant l’horreur absolue : le passé nazi de son père Hans Schiller devenu Hassan. Désormais et jusqu’à sa mort Rachel se consacrera à la recherche de ce passé. Il fouille dans les ténèbres « pour tenter de comprendre pourquoi, pour apprendre l’origine du mal ». Sa compagne le quitte, il est renvoyé de son travail. Il erre durant un mois en Euope jusqu’à Auschwitz Birkenau, se met dans la peau du père, va jusqu’à prendre une photo pour lui ressembler, « une réplique exacte » de celle de son père. Il achète Mein Kampf, rencontre le fils d’un autre nazi qui lui dit « tu es bien le fils de ton père ». Rachel la victime se déclare coupable, mais pense-t-il, « se dire ‘‘je suis le fils d’un criminel de guerre’’ ce n’est pas comme s’entendre dire ‘‘tu es le fils…’’ » Il sait qu’il n’en sortira pas, il sait qu’il est condamné. Il est seul au monde. « Tout en moi était cassé. J’étais comme ces gens définitivement brisés, veufs d’un grand amour ou rescapés d’un désastre absolu, qui entrent dans des deuils qui ne finissent jamais (…) Arrivé où je suis ça ne peut être que la fin ». Vêtu d’ « un drôle de pyjama, un pyjama rayé », comme les victimes de son père. Il se suicide au gaz pour expier ses crimes.

Malrich lui, réagit autrement à la perte de son frère, de ses parents, d’une voisine qu’il « connaissait sûrement » et à la découverte du journal de son frère. Comme lui, Malrich est revenu à son village natal pour retrouver « les traces de mon frère, à la recherche de notre père, de notre mère, de notre vérité ». Une grande détresse s’empare alors de lui. Dès qu’il ouvre le journal intime de son frère, journal que lui a remis l’empathique commissaire Daddy, Malrich a honte de vivre. Le commissaire lui dit « ton frère a eu la seule attitude digne : chercher à savoir, d’abord comprendre ». Même si, comme son frère Malrich s’enferme, ne sort plus, même si comme lui il est seul au monde, comme lui il sombre, il ne culpabilise pas, ne reconnaît pas en quelque sorte son géniteur, « nous ne sommes pas responsables de l’Holocauste ! » Car comme dit Régis Debray (ce que certains ne lui pardonnent pas) les hommes ont conscience de leur propre histoire et la Shoah n’est pas constitutive de l’histoire des peuples non occidentaux. Elle leur est en effet extérieure, ils ne peuvent, ne doivent l’assumer qu’avec une certaine distance liée à son extériorité. La résistance à l’islamisme Malrich la pense radicalement. Il veut tuer l’imam, tuer les islamistes. Il est revenu de loin, lui qui a passé une période parmi les intégristes.
Malrich dont le racisme ordinaire est féroce, amalgame abusivement banlieue et camp de concentration, islam et islamisme : « islam, islamisme c’est un détail, on s’en fout ». J’écris abusivement en pensant à l’auteur qui reprend à son compte les points de vue de ses personnages, notamment lors d’émissions radiophoniques (lire plus bas). Il se rend sur la tombe de son frère et lui parle longuement, lui raconte son voyage à Ain Deb, comment il a été interrogé par l’imam dans son bunker… La conscience de Malrich naît par la force des choses. Il souhaite aller demander pardon au Mémorial juif de Jérusalem. A son tour la culpabilité le rattrape. Il endosse comme son frère a endossé. Il ira pour son frère et pour lui-même demander pardon au nom de leur père. La descendance doit-elle expier pour les ancêtres, et jusqu’à quand ? Il dit : « Pour Rachel justice n’est pas faite. Il en a porté le poids jusqu’à la fin et je le porte à mon tour ».

La dernière dénonciation pointe le régime autoritaire d’Alger et ses supplétifs. Malrich : mes parents et nos voisins ont été assassinés et je ne sais ni pourquoi ni par qui… un jour on saura ». Il dénonce les brutalités, évoque les disparitions forcées dont sont responsables les « agents spéciaux » Algériens. Il doute quant aux commanditaires de l’assassinat de ses parents. Rachel dit qu’il y a la guerre en Algérie en 1994 entre le régime et les islamistes, entre la peste contre le choléra. « Il était de notoriété mondiale que les grands dirigeants de l’Algérie l’avaient saccagée et la préparaient activement à la fin des fins »

L’on peut regretter que Rachel fasse à son tour un parallèle abusif et inapproprié entre l’Union de la jeunesse du FLN et les Hitlerjugend, quel que fut la brutalité du régime algérien d’alors. Rachel écrit au Ministre algérien des affaires étrangères pour lui demander où en est l’enquête sur les massacres du 24 avril 1994 ? « Selon la télévision le groupe armé non identifié est indubitablement un groupe de terroristes bien connu de vos services de police ». Rachel est prêt d’entreprendre une action en direction des instances internationales car il soupçonne des parties du Pouvoir de vouloir étouffer l’avènement de la vérité « je suis obligé d’engager toutes actions visant à vous contraindre et à établir que vous êtes partie liée d’une opération d’étouffement de la vérité »
Lorsqu’il arrive à Alger Malrich subi un contrôle tel qu’il a eu l’impression d’avoir purgé 30 ans de prison. Lui et 20 autres passagers sont arrêtés par la police politique. Il assiste à un enlèvement de passagers par la SM/DRS vers une destination inconnue : « un jour on saura ». « Les agents spéciaux de l’aéroport nous ont traités comme des déportés…. Ils nous ont pris nos valises, notre identité, ils nous ont empoisonnés avec leur gaz d’échappement ». Malrich est confiant en l’avenir « un jour je retournerai… et je raconterai l’histoire de Hans… je dois dire la vérité, dans la tête des enfants, elle fera son chemin ». Il sera un passeur de vérité.

3- Un tabou et des interrogations

Sansal a bien fait de traiter d’un sujet aussi lourd, tabou parmi d’autres en Algérie. Son roman pose nombre de questions liées à la Shoah à l’islamisme à la dictature, mais aussi à la complexité et au paradoxe de l’homme constitué du bien et du mal, « oui, quelle que soit sa déchéance, la victime est un homme et quelle que soit son ignominie, le bourreau est aussi un homme ». Malheureusement en France la critique parisienne n’a retenu de Le village de l’Allemand qu’un parallèle entre nazisme et islamisme. Hélas, Interrogé par des journalistes « très intéressés » et aux points de vue bien arrêté (orienté), Sansal lui-même leur a emboîté le pas, n’évoquant que le parallèle entre islamisme et nazisme, éludant toutes autres questions… Lequel parallèle ne peut facilement opérer pour deux simples raisons : les nazis avaient une doctrine écrite à travers le programme en 25 points du NSDAP de février 1920 et avaient une source fondamentale « Mein Kampf » de leur leader Adolf Hitler, programmes approuvés par plus de 80% de la population Allemande. Autre raison, les Islamistes ont autant de discours que de leaders. La tentative de faire croire en un vaste réseau terroriste islamiste mondial avec à sa tête une organisation aux ramifications tentaculaires dont le führer suprême serait Oussama Ben Laden, est une manipulation médiatique occidentale.

Selon certains intellectuels Français « l’un des obstacles à la lecture de ce roman par les lecteurs Maghrébins réside dans le fait qu’Israël est un abcès de fixation… » Le problème est que la Shoah est exploitée, elle est instrumentalisée pour justifier le présent moyen-oriental. L’autre problème est qu’on tente en Occident de hiérarchiser les malheurs et les victimes. Sansal contribue à la confusion (dans la mesure où il se reconnaît dans les paroles de ses personnages) et à obscurcir le cœur du débat. On lit par exemple qu’ « au Moyen-Orient, rien n’est clair depuis la nuit des temps ». Rachel/Sansal exagère, tout y est au contraire très clair. Il n’y a de pire aveugle que celui qui ne veut voir. Le point noir qui empêche de voir clair est la colonisation et la politique du Bantoustan que mène Israël impunément depuis (au moins) 1967. Sansal a fait son boulot d’écrivain libre nous ne pouvons que lui être reconnaissant. Les questionnements foisonnent dès lors qu’il endosse toute la parole de ses hommes de laboratoire, ses personnages, ses homuncules nés de sa formidable alchimie. Où est la part du roman où est celle du témoignage ? Il est vrai comme le dit Sansal que le conflit Israélo-Palestinien sert de prétexte aux régimes arabes pour se maintenir au pouvoir, « qu’Israël sert d’exutoire » (A. Finkielkraut). Mais est-ce suffisant pour éviter de dire la colonisation terrible de l’Etat voyou d’Israël ? Lors de son émission « Répliques » (France Culture du vendredi 23 février dernier avec la tunisienne Hélé Béji et Boualem Sansal) Alain Finkielkraut a reproché aux colonisés d’avoir une mentalité de « créanciers ». Ils pensent dit-il, que le monde leur doit tout. Mais ce personnage évite d’aller jusqu’au bout de sa propre logique. Il ne dit pas combien Israël se comporte en Etat « créancier » éternel en imposant (grâce au silence complice des sociétés occidentales –de leurs dirigeants– matrices de colonisations d’esclavages et autres génocides dont celui de la seconde guerre mondiale) que « le monde leur doit tout » depuis 1948, jusqu’à coloniser un peuple, en tuer des milliers de membres, militaires ou civils, vieillards ou enfants en se réfugiant systématiquement derrière le honteux alibi des « malencontreux dégâts collatéraux » depuis toujours ; à violer les lois des instances internationales, en toute impunité. Cet Etat exploite impunément ce qu’Esther Benbassa appelle la « religion de l’Holocauste et de la Rédemption ». J’ai déploré le silence total de Sansal devant le parti pris inadmissible de Finkielkraut. J’ai par contre beaucoup apprécié la fulgurante réplique de la Tunisienne Hélé Béji « Certes il ne faut pas fonder son identité sa souveraineté intellectuelle sur nos humiliations, mais il faut que cela soit valable pour toutes les persécutions. A partir du moment où l’histoire est passée, hé bien il ne faut pas en faire hériter les enfants, quels que soient les crimes commis (…) Il y a un discours de domination de la communication qui met au cœur du débat… » Finkielkraut la coupe brusquement, Héji ne peut terminer sa pensée. Ce comportement médiatique, comme le démontrent si bien Hélé Béji et Esther Benbasa entre autres, nous avons pu le mesurer avec encore une fois France Culture lors de l’émission animée par Ali Badou (vendredi 15 février dernier). Celui-ci n’a posé aucune question portant sur la littérature durant une heure et trente minutes d’échanges, axant l’essentiel des questions (lui et ses collaborateurs) sur le parallèle entre nazisme et islamisme. Ce même Badou recevant mardi 4 mars l’écrivain suivant, l’américain Russell Banks « pourfendeur du rêve américain et porte-parole des marginaux » procède tout autrement, n’hésitant pas à évoquer les profondeurs de son écriture, les projets romanesques de l’intéressé et tutti quanti. Cela signifie qu’on ne reconnaît pas à Sansal sa qualité d’écrivain pleine et entière, mais en l’occurrence juste une sorte de journaliste local d’investigation.

Last but not least, le coup de chapeau de Guysen Israël News dont Sansal n’avait vraiment pas besoin, compte tenu des circonstances. Ce journal qui dénonce dans le même article les manifestations de Gaza, soutient Sansal en faisant appel à des personnes au racisme outrancier comme l’était celui d’Oriana Fallaci traitant les musulmans ces « fils d’Allah qui se multiplient comme des rats », ou bien en faisant appel à la provocatrice Ishad Manji « Je ne ferai jamais le pèlerinage à La Mecque car on y interdit l’entrée aux juifs et aux chrétiens (…) l’Occident, se laisse endormir par l’idée de multiculturalisme et est trop tolérant face à une religion (l’Islam) aux tentations totalitaires ». Non vraiment, Sansal n’avait pas besoin de cette fange. Mais où est donc passée la littérature ?

Ahmed HANIFI
Mars 2008

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