Archives mensuelles : novembre 2014

Le msemen retrouvé

Un ami me proposa de lire un texte en me mettant au défi d’en découvrir l’auteur. Lorsqu’après lecture je lui avouai mon échec, il me livra cette piste : « le nom de cet auteur se dissimule dans le mien ! s’exclama-t-il, quant au texte, il ne m’appartient pas, mais je l’ai en quelque sorte parsemé d’éléments de ma propre histoire ».

Voici ce texte :

« Un jour d’été, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j’avais chaud, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de lben*. Je refusai d’abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher quelques petites crêpes rectangulaires et feuilletées appelées msemen* qui semblent avoir été saupoudrées de rouille. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du lben où j’avais laissé s’amollir un morceau de msemen. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes de la crêpe toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse : ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D’où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu’elle était liée au goût du lben et de la crêpe, mais qu’elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D’où venait-elle ? Que signifiait-elle ? Où l’appréhender ? Je bois une seconde gorgée de lben où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m’apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m’arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n’est pas en lui, mais en moi. Il l’y a éveillée, mais ne la connaît pas, et ne peut que répéter indéfiniment, avec de moins en moins de force, ce même témoignage que je ne sais pas interpréter et que je veux au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact, à ma disposition, tout à l’heure, pour un éclaircissement décisif. Je pose le pot métallique et me tourne vers mon esprit. C’est à lui de trouver la vérité. Mais comment ? Grave incertitude, toutes les fois que l’esprit se sent dépassé par lui-même ; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher ? pas seulement : créer. Il est en face de quelque chose qui n’est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière.

Et je recommence à me demander quel pouvait être cet état inconnu, qui n’apportait aucune preuve logique, mais l’évidence, de sa félicité, de sa réalité devant laquelle les autres s’évanouissaient. Je veux essayer de le faire réapparaître. Je rétrograde par la pensée au moment où je pris la première gorgée de lben. Je retrouve le même état, sans une clarté nouvelle. Je demande à mon esprit un effort de plus, de ramener encore une fois la sensation qui s’enfuit. Et, pour que rien ne brise l’élan dont il va tâcher de la ressaisir, j’écarte tout obstacle, toute idée étrangère, j’abrite mes oreilles et mon attention contre les bruits de la pièce voisine. Mais sentant mon esprit qui se fatigue sans réussir, je le force au contraire à prendre cette distraction que je lui refusais, à penser à autre chose, à se refaire avant une tentative suprême. Puis une deuxième fois, je fais le vide devant lui, je remets en face de lui la saveur encore récente de cette première gorgée et je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s’élever, quelque chose qu’on aurait désancré, à une grande profondeur ; je ne sais ce que c’est, mais cela monte lentement; j’éprouve la résistance et j’entends la rumeur des distances traversées.

Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit être l’image, le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente de la suivre jusqu’à moi. Mais il se débat trop loin, trop confusément ; à peine si je perçois le reflet neutre où se confond l’insaisissable tourbillon des couleurs remuées ; mais je ne peux distinguer la forme, lui demander comme au seul interprète possible, de me traduire le témoignage de sa contemporaine, de son inséparable compagne, la saveur, lui demander de m’apprendre de quelle circonstance particulière, de quelle époque du passé il s’agit.

Arrivera-t-il jusqu’à la surface de ma claire conscience, ce souvenir, l’instant ancien que l’attraction d’un instant identique est venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever tout au fond de moi ? Je ne sais. Maintenant je ne sens plus rien, il est arrêté, redescendu peut-être ; qui sait s’il remontera jamais de sa nuit ? Dix fois il me faut recommencer, me pencher vers lui. Et chaque fois la lâcheté qui nous détourne de toute tâche difficile, de toute œuvre importante, m’a conseillé de laisser cela, de boire mon lben en pensant simplement à mes ennuis d’aujourd’hui, à mes désirs de demain qui se laissent remâcher sans peine.

Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût, c’était celui du petit morceau de msemen que le vendredi matin à Tadjena (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l’heure de la prière de la joumouâ*), quand j’allais lui dire bonjour dans sa kheima*, ma grand-mère Nanna m’offrait après l’avoir trempé dans le lben ou le raïb* frais. La vue de la petite part de msemen ne m’avait rien rappelé avant que je n’y eusse goûté ; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des vendeurs ambulants, leur image avait quitté ces jours de Tadjena pour se lier à d’autres, plus récents; peut-être parce que, de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s’était désagrégé ; les formes (…) s’étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d’expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles, mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir. »

Mon  ami s’appelle Omar Luc Prets.

* Lben : lait fermenté.

Msemen : crêpe feuilletée.

Joumouâ : vendredi.

Kheima : tente traditionnelle. Ici il s’agit de la maison.

Raïb : lait caillé.

Mai 2014

Un jour ordinaire en linguistique de base

« Ci la pouse monsieur, ci la pouse ! » s’impatientent certains des stagiaires de mon cours de linguistique de base. Je suis assis, légèrement en retrait, les bras en A sous le menton, à l’opposé du grand tableau blanc, tout blanc. Je leur fais signe de patienter. Je les libérerai dès lors qu’ils auront tous fini leurs exercices. Le thème choisi est celui de la violence. Nous y travaillons depuis trois jours. Les exercices de ce matin portent sur le mauvais sort fait aux enfants dans le monde. Le texte de base est simple et fort perturbant : « Toutes les quatre secondes un enfant meurt quelque part dans le monde, le plus souvent en Afrique » lit-on dès les premières lignes. On meurt à cause de maladies anachroniques, de faim violente, de malnutrition meurtrière. On meurt également des suites de violences subies ou de guerres endurées. Les stagiaires, une quinzaine, lurent chacun à son tour une dizaine de lignes. Le texte, plutôt court – trente-huit lignes – fut par conséquent parcouru plus d’une fois et ses passages les moins accessibles expliqués autant de fois que nécessaire. Je suis assis, légèrement en retrait, et de temps à autre je me tourne en direction d’un élève ou d’un autre, attentif à la moindre demande, au moindre signe. Les stagiaires sont tous étrangers, je veux dire non français. Certains sont mineurs, d’autres voguent aux confins de la quarantaine, ou même de la cinquantaine. Officiellement on les désigne par ce mot-valise consensuel : primoarrivants. Le plus ancien des stagiaires – qui est en fait la plus ancienne des stagiaires – arriva en octobre 2009. C’est écrit sur son récépissé provisoire renouvelé, valable quelques mois. Cette stagiaire arriva donc en France il y a exactement un an et demi. Nombre d’entre ces apprenants sont des réfugiés politiques. Ils vinrent de pays d’Europe, d’Asie ou d’Afrique. Certains autres rejoignirent leur famille : les parents, l’époux ou l’épouse. La plupart des parents des stagiaires maghrébins, les pères pour être précis, sont employés dans l’agriculture, les mères activent au foyer.

Le désir de réussir, commun à chacun des stagiaires, est inversement proportionnel à l’accueil que leur réserve la population autochtone ou fraîchement installée, convertie et oublieuse de sa propre histoire, de son propre cheminement. « Qu’est-ce qu’il fait, qu’est-ce qu’il a, qui c’est celui-là » s’offusquent en effet quelques bonnes âmes aux terrasses lisses ou rugueuses des bars-PMU ou bar-tabac-loto, affalées autour de tasses de café serré, de verres de bière, de pastis ou de piquette, pleins à ras bord. Bonnes âmes fermées au monde qui les entoure.

De temps à autre l’un des stagiaires m’interpelle, ainsi Ruslan « chez nous aussi en Tchétchénie les militaires tuent les enfants ». Yao la Thaïlandaise enchérit « dans mon pays beaucoup d’enfants travaillent dans les champs ». Jilian, la belle Jilian, irakienne, évoque les massacres de familles entières pour cause de croyances déviantes. La syntaxe n’est pas des plus sophistiquées, mais nous avons le temps et la conviction, et le cœur y est. Et peu nous chaut les commérages et l’égoïsme des habitués des bars. Les journalistes africains indexeraient « l’ethnocentrisme de certains groupes sociaux français. » Alors je quitte mon siège pour m’avancer au centre de la salle, au centre des stagiaires assis sagement derrière des tables, alignées pour former un grand U. L’émotion se manifeste parfois par une voix qui s’éraille, se casse, un visage qui se crispe, se transforme ou un mouvement brusque, de bras le plus souvent. Elle cristallise l’attention de tous les autres. On écoute avec beaucoup d’attention l’histoire du voisin qui aurait pu être la nôtre, car ces histoires, souvent intimes, parfois décousues, débordent toutes de profonde humanité dans ce qu’elle a de plus tragique, de plus poignant ou de plus léger.

Les interventions des uns et des autres s’entrecroisent, tels ces fils de trame et de chaîne du métier à tisser, jour après jour pour rapprocher les stagiaires et contribuer à leur connaissance mutuelle et par conséquent à relativiser la vérité que chacun de nous élabore en méconnaissance de l’autre, dans un café, au travail ou calfeutré chez soi, savourant un plat chaud assaisonné à l’outrance ou la légèreté de la télévision. Lorsque les discussions sont provisoirement closes, lorsque les corrections sont achevées, le moment de la pause s’impose à tous, « la pause monsieur, c’est la pause ! » reprennent tels des éclaireurs les moins attentifs ou les plus excédés par les exercices.

Et tous se lèvent comme un seul homme, en faisant geindre les chaises dont les pieds métalliques sont dépourvus d’embouts protecteurs. Dans vingt minutes, nous reprendrons nos travaux. Certains stagiaires se précipitent sur le clavier de leur téléphone qu’ils activent, d’autres sur leur paquet de cigarettes dont ils vont griller quelques-unes dans la pinède. Jamal l’Afghan se propose à la préparation du café – c’est un exercice qu’affectionnent et accomplissent à tour de rôle les amateurs du breuvage. J’aime le café au moment du café. Qahwé, Kofe, Gaa-fae, Kafi… Noir arabica ou non peu importe l’essentiel se trouve ailleurs.

Dans le sucre qu’on reçoit, dans la cuillère qu’on tend et dans l’échange libre. Jamal est le dernier arrivé dans le groupe. Les autres stagiaires lui posent beaucoup de questions auxquelles il répond avec retenue, mais sans en esquiver aucune. Il parle de sa vie à Assadabad son village natal. Il parle en faisant des efforts pour qu’on le comprenne. Il parle en anglais, en pachtoune, en arabe, mais aussi en français dont il commença l’apprentissage à Nice, puis à Toulon où il transita avant d’arriver ici. Jamal aime parler de son pays, de son village, et par-dessus tout de son compatriote Jamal-Eddine El-Afghani, le plus illustre des Afghans, né comme lui à Assadabad et ayant vécu quelque temps en France. Avant Jamal, la semaine dernière, les mois et les ans derniers, d’autres stagiaires racontèrent leur pays, leur famille, des pans entiers de leur vie. D’eux j’apprends beaucoup. Ils m’apportent et m’apprennent autant que ce que je leur enseigne.

À la reprise je leur propose de revenir sur un texte de Duras. Il faut bien aérer… « Demain matin nous traiterons de la violence dans la famille ». Reprenons Moderato, Page 9. Olga lève la main : « La dame s’étonna de tant d’obstination. Sa colère fléchit et elle se désespéra de si peu compter aux yeux de cet enfant… » La malicieuse Olga continue avec un accent volontairement mielleux, mais fortement et naturellement sourcé au fin fond de l’Oural, là-bas du côté de Kazan : « quel mittiyai, quel mittiyai, quel mittiyai, gémit-elle. »

Et elle répète en riant : « Quel mittiyai, mais quel mittiyai, mais quel mittiyai ! » appuyant par deux fois sur la dernière syllabe. Et toute la classe de rire, car toute la classe lut – eh oui, ma bonne dame, mon bon monsieur de la terrasse – toute la classe lut et apprécié le roman duquel est extrait ce « quel métier, mais quel métier ! » de l’incomparable et sublime Duras.

À la fin de chaque séance, je note toutes sortes d’informations concernant le contenu et le déroulement du cours : les réactions des apprenants, leurs difficultés individuelles, leurs préoccupations éventuelles… Chaque jour. Pour avancer.

Avril 2011

* * *

La valise

La poignée est robuste et la valise lourde. De crainte que la fermeture à glissière ne cède, mais aussi qu’on la force, Rayan enserra la valise, dans sa longueur comme dans sa largeur, avec un large scotch packaging transparent. Il forme sur ses côtés les plus larges, de couleur rouge et bleue, deux grandes croix à l’aspect gris. Rayan saura ainsi, lorsqu’il sera arrivé à Oran vers 18h30, s’il y eut ou non tentative d’effraction ou effraction de la valise. Il paraît que le vol de contenu de valises, et de valises, est une pratique internationale assez répandue. Le voilà prêt. Il ferme à double tour la porte de son appartement et entreprend de descendre les dix étages de l’immeuble. Exceptionnellement et par malchance, l’ascenseur ne fonctionne pas aujourd’hui. Le gardien avait averti les locataires des HLM par affichettes que la veille il avait punaisées dans le hall et scotchées devant et à l’intérieur même de la cabine : « demain il y a risque de coupure de courant, par conséquent les ascenseurs seront bloqués toute la journée. » Toute manifestation d’humeur eut été vaine, nulle et non avenue. Rayan connaît trop bien monsieur Gilbert, depuis sept ans qu’il vit dans cette barre. Le gardien est têtu comme deux mules et droit dans ses décisions, « c’est comme ça ».

Rayan descend une à une les marches de l’immeuble (deux fois sept marches par étage, soit cent quarante) en tenant la valise posée sur la tête, tantôt avec la main gauche, tantôt avec la droite. À chaque étage, des rayons de soleil pénètrent par sa lucarne. L’absence d’ascenseur incite Rayan à maugréer après Gilbert et ÉDF. « Je ne suis plus alerte, je flageole plus facilement sur mes jambes ». Fini le temps du torse bombé, du « poussez-vous c’est moi ». Awwah* pense-t-il, ce temps est révolu. Aucun des jeunes qui montent ou descendent en criant ne jugea utile de faire une B.A*. Rayan comprend bien ceux qui montent, mais les autres ? Dire bonjour, leur coûte. Il dut s’arrêter cinq fois pour souffler, autant dire tous les deux étages ou toutes les deux lucarnes. Ce n’est pas tous les jours qu’il descend ou monte les dix étages, une valise bourrée sur la tête. En face de l’immeuble, il y a un ridicule jardin comme il y en a souvent dans les cités. Et dans le jardin trois bancs. Sur l’un d’eux, Rayan reprit ses esprits quelque peu chahutés. Il garda les bras ballants pendant plusieurs minutes avant de les solliciter de nouveau. Sur le trottoir, en ses parties lisses et vides de nids de poule, il fait rouler la valise sans difficulté. Vingt minutes de marche jusqu’à la gare. Le train pour Marseille arrive à l’heure. Il y a peu d’effets personnels dans la valise, mais beaucoup de cadeaux. En fin de journée Rayan sera de l’autre côté de la Méditerranée. Tous ses neveux et nièces l’attendent. Nombre d’entre eux seront présents à l’aéroport. Les plus vigilants. Ceux-là reconnaissent et apprécient sa générosité. Leurs attentes joyeuses, leurs plaisirs naturellement puérils sont aussi les siens. De les savoir heureux le rend joyeux.  

Moins d’une heure plus tard, le TER arrive à Marseille. La navette pour l’aéroport attend sur le flanc gauche de la gare Saint-Charles. La soute à bagages est pleine. Rayan peine à y introduire sa valise. Le chauffeur, visiblement habitué à la surcharge lui porte main-forte. L’année dernière, sa précédente valise avait rendu l’âme dans l’enceinte de l’aéroport d’Oran, malmenée par des bagagistes (de Marseille ou d’Oran) peu respectueux. La fermeture avait cédé. Plusieurs sachets s’étaient éventrés et des bonbons s’étaient répandus sur le tapis roulant, en tournoyant. Les responsables locaux avaient noté sur leur registre les réclamations de Rayan. Mais il n’y eut jamais de suite.

La navette quitte la gare Saint-Charles à 14 h 50. Vingt minutes plus tard, elle atteint Marignane. Les gens sont toujours pressés. Par habitude, par mimétisme ou atavisme. Lorsqu’enfin Rayan arrive devant la soute de la navette, sa valise, tournée et retournée, teint bon. Il y mit le prix.  C’est une vraie S., rouge et bleue : 100 X 0,60 X 0,40 cm. Il comprend qu’elle puisse être convoitée. Il la reconnaît de loin sa valise. Par sa forme, par ses couleurs, mais aussi par un autocollant imposant, vantant une marque de produits canadiens introuvables ici. Elle est unique et identifiable parmi toutes. Sans oublier le gros scotch. À l’enregistrement un manutentionnaire l’aide à la porter et à la poser sur le tapis. Elle glissera sur de grands S avant de rejoindre sur un chariot, puis dans la soute de l’avion tous les autres bagages. Auparavant Rayan dut payer sept kilos d’excédent (trois lui furent offerts).

Lorsqu’arrive l’heure attendue, une hôtesse appelle les passagers pour l’embarquement « immédiat ». Une nuée se lève et avance en même temps vers les deux jeunes employées de la compagnie qui supplient « les femmes et les enfants en priorité ». La valise de Rayan doit être maintenant dans le ventre de l’avion. Ils arriveront à Oran dans moins de deux heures si tout va bien. Mais tout n’alla pas pour le mieux. A quelques minutes du décollage, alors que tous les passagers avaient attaché leur ceinture, redressé leur siège et récité la Fatiha*, alors que le commandant de bord avait mis les moteurs en action, celui-ci reçut l’ordre de tout arrêter. Il dut annoncer ce contretemps aux passagers. Aussitôt un chahut indescriptible parcourut la cabine. Les hôtesses de l’air ne souriaient plus. On ouvrit la porte avant de l’avion, fit descendre les passagers, y compris les récalcitrants, en leur demandant un peu plus de patience. « Pour des raisons de sécurité et conformément à la réglementation en vigueur, un nouveau contrôle des bagages sera effectué. Nous vous remercions de votre compréhension. »

*Awwah : pourrait signifier ‘non, pas du tout’ ou ‘bien au contraire’ ou ‘tu n’y es pas du tout’. Ici, par cette exclamation, Rayan admet qu’il n’a plus la force qu’il eut.

B.A : bonne action.

Fatiha : Soura d’ouverture du Coran. La Soura (Sourate au pluriel) est un groupe de versets.

2009 et 2013

* * *

Comme une étincelle

Ce fut comme une étincelle, une pensée éphémère qui enveloppa Omar, le secoua. Elle jaillit d’une image d’un reportage sur la nouvelle Chine diffusé récemment sur une chaîne de télévision.

Tout autour d’une immense esplanade de Pékin, riche en couleurs, des centaines de buildings aux formes futuristes montent la nouvelle garde. Ils sont le reflet de ce réveil chinois. Autant de véhicules circulant à vive allure et qui n’ont rien à envier aux voitures des agglomérations occidentales. Au centre de cette grande place, des Chinois sur leur trente-et-un, des chaussures au chapeau, ainsi que des étrangers moins nombreux, se prennent en photos, clic-clac, cadrant comme il se doit la modernité alentours, sans laquelle la photo ne vaudrait rien ou si peu.

L’éphémère pensée, l’étincelle qui submergea Omar, jaillit de l’image d’un homme, petit, presque invisible, que la caméra, zoom avant, met à la portée du téléspectateur. L’homme est manifestement pauvre. Il est assis sur ses talons au centre de cette gigantesque place devant une petite carriole à deux roues dans laquelle sont posés des sachets de bonbons acidulés, des tablettes de chocolat, des œufs bouillis. Il doit avoir la soixantaine bien tassée. La caméra s’approche encore du gueux, balaie ses jambes repliées contre la poitrine sous son corps frêle, misérable. Elle remonte, encore, puis se fixe sur son visage. Gros plan. Les yeux du malheureux semblent saturés de vide. Il est absent, comme absorbé. Dans sa main gauche immobile, il tient un livre plaqué contre la poitrine. Peut-être s’invente-t-il un passé, pas même heureux, juste ordinaire parmi les siens. Ou bien se souvient-il de quelque fête familiale quand toutes ces arrogances étalées devant lui n’étaient encore qu’élucubrations dans l’esprit des grands timoniers. L’homme voit ou croit voir un groupe, surgi de son livre, chantant et dansant qui s’avance vers lui, une fête qui traverse son esprit. Et le film bascule : « Le rythme tout à coup change, s’accélère ; les sonnettes s’agitent, les gongs battent plus fort, et cela devient une danse. Alors, de là-bas, du recul des cours et des vieux portiques, dans la poussière qui s’épaissit, on voit, au-dessus des têtes de la foule, arriver en dansant une troupe de personnages qui ont deux fois la taille humaine, et qui se dandinent, qui se dandinent en mesure, et qui jouent du sistre, qui s’éventent, qui se démènent d’une façon exagérée, névrosée, épileptique… Des géants ? Des pantins ? Qu’est-ce que ça peut bien être ?… Cependant ils arrivent très vite, avec leurs grandes enjambées sautillantes, et les voici devant nous… Ah ! des échassiers !… »*

Brusquement, sorti de ses lunes, le vieil homme en haillons sursaute, relève la tête. Un enfant tape du pied contre la carriole en tendant un objet, certainement une ou deux pièces d’un 元*. L’échange est rapide. L’enfant arrache l’objet acheté des mains de l’humble, lui crache au visage et s’en retourne en courant et en criant vers ses parents hautement distingués, demeurés bien à distance, un pantin désarticulé, mais fier de son déplorable exploit. L’homme baisse la tête, regarde longuement la chose qu’il tient précieusement dans la main droite avant de la comprimer de tous ses doigts. Puis il s’essuie le visage sur la manche de la veste-tunique. Sur son cœur, le livre et son autre main sont immobiles. L’homme rêve de pain ou d’un bol de soupe. Dans un long mouvement, la caméra abandonne le gueux, préférant suivre l’enfant, ses parents, la foule, les voitures, les buildings et le vide rouges. L’éphémère pensée, l’étincelle qui submergea Omar, jaillit de cette image précisément du vieil homme assis sur ses talons, devant son minable chariot.

Cette image plongea Omar dans les années de sa prime adolescence et déjà orphelin. Il était lui-même quelque temps vendeur ambulant. Il dut abandonner le collège, quelques courtes années seulement  heureusement. Il lui fallait…

Non, inutile d’aller plus avant, l’important ne se trouve pas dans cette direction… L’important est de dire que durant cette période très difficile, où Omar était amené par la force des choses à vendre des bonbons et autres sucreries à travers les rues de son quartier, il avait un compagnon unique – des amis il en avait, mais eux-mêmes devaient mener leur vie, et quand on a quinze ans elle doit être intrépide, pas figée devant une carriole – un ami, qu’il avait emprunté au Centre culturel français. Ce compagnon, un livre unique, s’appelait « un ami véritable » ou quelque chose comme ça. C’était un roman volumineux, trois cents ou quatre cents pages pleines. Format 23X15 cm, couverture tout en cuir. Omar ne se souvient pas de l’auteur. Était-il Russe, Français ou autre, il ne sait plus. L’histoire était terrible. Celle d’un jeune homme dans la guerre, abandonné à son sort, cerné par la solitude, le froid sibérien et au loin les ennemis. Il les vaincra tous.

La lecture de ce roman éloignait un temps Omar de sa condition. Elle le transportait dans un autre monde, à travers les étendues soviétiques. Omar découvrait les villages et les hommes du grand froid, l’hospitalité, la solidarité et la persévérance acharnée… Un autre ami véritable qu’il empruntait comme le précédent au CCF était Jean-Jacques Rousseau. Il ne le quittait pas. « Ses Rêveries m’ont sauvé » dit Omar.

L’extrait du film diffusé récemment sur une chaîne de télévision, l’image du vieux chinois à la carriole, délaissé, sur la grande place de Pékin, a renvoyé Omar à son adolescence. Il est vrai que nul ne guérit jamais de son enfance, c’est entendu.

*Pierre Loti, Les derniers jours de Pékin.

元 : yuan.

Décembre 2012

* * *

Marre des courses, Marge !

… je suis fatigué Marge me fatigue voilà des semaines que quelque chose ne tourne pas rond entre nous… je ne sais quoi exactement mais quelque chose ne tourne plus dans le bon sens le sens entendu… et puis pourquoi roule-t-elle si vite… a-t-on besoin de rouler comme un bolide pour se rendre au centre commercial… ce rituel des courses m’ennuie au plus haut point chaque samedi que dieu fait ce sont les mêmes lieux visités les mêmes produits achetés les mêmes gestes effectués les mêmes caissières renfrognées remerciées… ce matin encore elle fait la tête comme elle la fait souvent… et à chaque samedi son prétexte aujourd’hui elle fait la carpe et la moue parce que la liste des achats que j’ai pourtant minutieusement préparée est incomplète …

Tu as oublié les courgettes le poisson et le coca ! 

… je ne prends jamais de coca, je n’aime pas le coca… courgettes… quelle catastrophe j’ai oublié les courgettes…. Poisson d’accord d’accord ok…

Tu es passée à l’orange.

Non je ne suis pas passée à l’orange.

Je te dis que si.

… elle est bien passée à l’orange… j’ai oublié aussi de prendre les chaussures pour les donner à réparer au cordonnier je n’ai rien contre les cordonniers ni contre les chaussures à réparer j’ai juste oublié… et cette chose qui n’a plus d’âge cette voiture elle nous lâchera dans pas longtemps le bruit que fait le pot d’échappement n’est pas rassurant elle nous lâchera… on tangue ce n’est pas une route mais une mer démontée ce n’est pas une Dedeuche mais un trawl… heureusement il y a encore l’autoradio… Neil Young veut vivre il nous prend à témoin c’est un moment de bonheur un moment comme un fétu de paille pourquoi est-il si rarement diffusé… je connais beaucoup de chansons de Neil Young… depuis Harvest I want to live I want to give I’ve been a miner for a heart of gold… cette chanson remonte au début des années 70’… les années 70’… qui a dit que le temps n’était qu’un leurre qui a dit cette sottise le temps existe bien je l’ai vu vécu… j’arrivais du Bled à l’époque j’étais allé direct dans les pays du Nord Copenhague Oslo Stockholm… Nous avions vingt ans et l’éternité devant nous l’horizon imperceptible lointain de l’autre côté du monde presque inexistant seuls comptaient les instants d’alors… Copenhague c’est le Tivoli d’accord mais c’est aussi Christiana et Nyhavn et le camping je ne sais plus…

… tu vieillis mon cher tu ne te souviens même plus du nom…

… non je ne m’en souviens pas le temps s’est ébréché… un trou béant… mais cela me reviendra… je revois cette fantastique soirée autour d’un immense feu de bois… nous étions bien une cinquantaine… je revois le grand noir de Chicago qui s’éreintait en répétant le même vers It’s these expressions I never give je n’ai pas oublié le parfum ouaté de Sandy…

… la belle Indienne posait sa tête sur tes épaules et vous ne disiez rien…

… oui nous nous taisions I’ve been a miner for a heart of gold elle venait de Santa Monica elle avait une voix mielleuse… chaude… elle murmurait… et l’autre le grand noir répétait comme un moulin It’s these expressions I never give… il jouait comme un pied et Sandy posait sa tête sur mes épaules…

… c’est elle l’indienne qui t’a appris plus tard que le black était complètement shooté…

… That keep me searching for a heart of gold And I’m getting old …

… imbécile pourquoi avais-tu refusé de l’accompagner au Casanova club?…

… je n’ai pas refusé d’accompagner Sandy pas du tout elle m’a demandé de l’attendre devant l’entrée principale du Camping dont le nom m’échappe… Ballajo ou quelque chose comme ça… non non ça y est il m’est revenu Bellahoj… oui c’est cela… Bellahoj-camping… on s’est perdu de vue… Sandy était une authentique indienne avec ses longs cheveux roux et tressés comme les cheveux d’une sioux…

… elle n’était pas sioux…

… elle n’était peut-être pas sioux mais elle m’avait invité à Santa Monica… une tignasse entièrement tressée… les cheveux coulaient jusqu’au bas du dos… nous étions convenus d’aller danser au Casanova club cela n’a pas été possible je ne me souviens plus de ce qui s’était passé…

… il s’était passé que tu l’as snobée imbécile…

… je la revois la Sandy je revois son regard irisé lové dans des yeux grands et beaux comme des amandes vertes ou des billes de flipper… elle avait une belle voix… I’ve been in my mind it’s such a fine line I’ve been a miner for a heart of gold… quel imbécile étais-je pourquoi l’ai-je abandonnée…

… je te le disais…quel imbécile…

… quel imbécile… Keeps me searching for a heart of gold… le rock a été très important pour moi pour ma construction… exactement comme le jazz pour Bryan Stanley Johnson même si ce n’est pas le terme adéquat oui le terme adéquat… Qu’est-ce que ce parking… mince ou flûte ou… quelque chose ne tourne plus dans le bon sens le sens entendu jadis… pourquoi ce stationnement à l’américaine et puis ce rituel des courses m’ennuie au plus haut point chaque samedi que dieu fait ce sont les mêmes gestes effectués les mêmes lieux visités ce matin encore nous nous pointons devant le même centre commercial… encore et encore… Mais où est Marge…

Mais arrête Marge, arrête de crier, ne crie pas !

… pourquoi crie-t-elle?

Trois fois Christian que je te demande de m’aider à prendre le caddy ! Trois fois et toi tu ne me réponds même pas, marre à la fin !

Et moi, je te dis marre des courses Marge !

… marre des courses… marre des produits marre des caissières renfrognées… marre… I want to live I want to give I’ve been a miner for a heart of gold…

Décembre 2011

* * *

Au 38° lacis

Mes grands-parents possédaient une grande ferme et avaient pour voisine une famille dont le nom était Révétsi. Ils disaient qu’ils étaient heureux. Qu’ils s’appréciaient mutuellement. La famille Révétsi était nombreuse. Les Révétsi avaient beaucoup d’animaux. Leur domaine était si grand qu’on l’appelait la ferme des animaux. Les plus jeunes de leurs enfants étaient mes amis les plus proches. D’aucuns disaient de cette famille qu’elle venait de Cartagéna, de Sanaa ou de Tataouine. D’autres affirmaient qu’elle était des nôtres depuis la nuit des temps. Ces conjectures évidemment ne me concernaient point, moi qui baignais dans un présent démesuré. Ma préférence juvénile s’arrimait instinctivement à la jupe irisée de ma Révétsi, la plus belle de toutes nos voisines, de toutes mes connaissances. Elle était tout à la fois ma Mrs Dalloway, ma Nedjma, je veux dire mon étoile. Nous traversâmes ensemble notre enfance, main dans la main, dans un climat pourtant peu enclin à la sérénité.

Elle était jolie ma Révétsi. Mon éducation sentimentale se nourrissait à sa peau métissée, à son sourire naïf et à ses paroles roses. Ses étreintes maladroites enserraient mon regard dès lors qu’il s’alanguissait pesamment. Elle était polie, avenante et tout et tout, éclatante de mille feux, de mille arcs-en-ciel. Ma Révétsi était un kaléidoscope pour tout vous dire. Cela me peinait de la voir affronter seule et dans le silence, les tourments qu’infligent les dogmes. Le contexte aliénait, aveuglait beaucoup de nos semblables – et je ne m’en exclus pas malgré des circonstances atténuantes que je peux évoquer, ma jeunesse d’alors – nos semblables dis-je à la recherche d’une issue monochrome quelle qu’elle aurait été, noire ou blanche ou jaune, au détriment parfois de leurs convictions ou de l’évidence élémentaire. Elle me fit aimer le Capitaine Fracasse ma Révétsi, Moby Dick ainsi que les nuances des pastels de Cézanne et Pissarro. Elle était naturelle et directe, mais intransigeante.

Il lui était intolérable que l’on évoquât en mal ou même égratignât, ses frères, ses cousines ou ses parents, ses proches. Quelles que fussent les critiques, elle les récusait avec une grâce toute personnelle qu’elle savait envelopper dans un argumentaire choc cousu de fil d’or. Nul raisonnement adverse, avec ou sans subterfuges, ne parvenait à la cheville de ses démonstrations. À son âge, entre le rose et le rouge, entre le rouge et le noir elle fricotait avec les aventures de la dialectique sans même le moindre remord à l’ère du soupçon généralisé. Lorsque sa force, sa pertinence et sa faconde me désarmaient, je me consolais de n’être jamais seul dans l’échec, dans la chute. Mes défaites répétées me donnaient forcément la nausée. Flairant la rupture elle se ravisait modérément, atténuait ses élans et même parfois se reculait puis lançait l’un de ses mots scapulaires étoffés comme « lis ! » terme qu’elle ponctuait d’une exclamation qu’elle me plaquait aux oreilles, impérative qu’elle était, et qu’elle est encore j’en suis convaincu. « Lis ! » disait-elle, ou bien lorsque nous tentions une intimidation en meute, « lisez ! » ou en algérien « Qro ! »

Un jour, alors que mes arguments me revinrent encore une fois à la figure comme un boomerang fissuré, éclaté, mes combinaisons erratiques abandonnèrent lamentablement. Démuni, je décidai de renoncer définitivement à la partie. L’adolescence traversée, nous nous séparâmes. J’avoue que je fus – mauvais perdant – responsable de la rupture de la relation qui se tissait patiemment entre nous deux, tant bien que mal, au gré du temps et des prises de bec. Les lauriers de notre jardin commun furent coupés. Je mis à profit la liberté que m’offraient mes nouvelles connaissances qui commençaient à s’échafauder au-delà des premiers cercles spatiaux (de quartier). Lorsqu’elles se firent nombreuses et disparates, elles m’incitèrent à larguer les amarres. Ma futile jalousie s’estompait. Il demeure en moi le regret de n’avoir jamais su ou pu adopter alors l’unique défaut de Révétsi : l’intransigeance. Ou de m’y adapter. J’aurais gagné du temps.

Nous nous séparâmes donc. Je revêtis l’habit de l’étranger. Mon unique soulagement fut que je n’étais pas seul dans la confrontation achevée, définitive alors. Je m’en remis à la comédie humaine, et aux âmes mortes. Le sac à dos et quelques monnaies de singe pour uniques compagnons de fortune m’éloignèrent pour longtemps de ma vérité puérile. Je me jetai corps et âme dans le bruit et la fureur du monde tel l’Ulysse de nos rêves mythiques, de Samarkand au ventre de Paris en passant par et caetera. Plus mes désirs d’éloignement de ma Révétsi se prenaient en charge, plus je pénétrais l’univers des crimes et châtiments, plus le temps passait et plus une force intérieure inconnue façonnait minutieusement ma conscience, mon être et mon néant, irrémédiablement, tel un Rodin de Claudel otage de ses passions. Cette force me dictait les mots d’une loi que peu à peu j’assimilais. Elle m’ordonnait de revenir à ma Révétsi de mon berceau, de ma source opaline. Cela dura des années et des années au terme desquelles j’entrepris de la retrouver. Alors je cherchai, cherchai, ma Révétsi qui, évidemment, elle aussi vivait sa vie. Cette recherche de ma Révétsi, cette recherche du temps perdu ne fut pas vaine. Le serment des barbares n’avait désormais plus prise sur mes convictions débarbouillées, armées des mots mâts de ma Révétsi, des mots totems et tabous, que j’embrassai.

Les eaux coulèrent jours et nuits sous tous les ponts de l’oued Allala à Mirabeau et sous ceux de toutes les certitudes, de tous leurs messages et de tous leurs procès inhérents. Mes convictions craquelèrent de toutes parts tels des remparts argileux. Le jour comme l’ère du soupçon se levèrent définitivement alors que j’étais loin des miens, bien avant l’année dernière à Marienbad.

Lorsque je réussis à renouer les liens avec elle, ma Révétsi accepta de m’accompagner bien que nous étions physiquement loin l’un de l’autre. Elle me guidait, m’encourageait, m’ouvrait au Nouveau monde retrouvé. Dans mes solitudes souvent noctambules, devant l’affront que lançaient à mon désarroi des lignes entières de romans, j’implorais son aide. Dans ma quête quotidienne, je ne percevais pas de solution qui fasse l’impasse sur ma Révétsi.

Aujourd’hui à mon âge, j’avoue fièrement que les passions de mon âme pour ma Révétsi sont plus fortes que jamais. Elle est ma conviction, ma force, ma vie. Elle est mon salut, mon arc-en-ciel, mes fruits d’or, ma vérité métissée. Elle est ma Révétsi. Elle est là, dissimulée – comme un intrus, mais sans l’être – dans ce dédale de mots, tapie derrière le premier homme, entre le planétarium et le livre de sable… Elle s’y trouve, blottie, éclatante tels des fragments de verre colorés et patiente telle Grisélidis, la Révétsi. Plus proche que jamais. Un jour je retrouverai mon amie véritable. L’amie de toutes les innocences.

PS : ma Révésti m’a accompagné auprès de chacun de ces auteurs (et d’artistes) ici présents, en toute humilité : Guillaume Apollinaire _ Honoré de Balzac _ Jorge Luis Borges _ Albert Camus _ Fiodor Dostoïevski_ Édouard Dujardin _ William Faulkner _ Gustave Flaubert _ Sigmund Freud _ Théophile Gautier _ Nicolas Gogol _ James Joyce _ Franz Kafka _ Kateb Yacine _ Amin Maalouf _ Herman Melville _ Maurice Merleau-Ponty _ Georges Orwell _ Charles Perrault _ Marcel Proust _ Alain Robbe-Grillet _ Boualem Sansal _ Nathalie Sarraute _ Jean-Paul Sartre _ Stendhal _ Virginia Woolf _ X russe _ Émile Zola.

Octobre 2004 et mars 2013

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Au ‘Pont tournant’ chez Jeniya

Cela a duré plusieurs années. La veille de l’inauguration du Salon du livre, au mois de mars, Razi prenait le train pour se rendre à Paris. Il y demeurait généralement une semaine. La journée, durant le Salon, il arpentait ses allées à la recherche de nouveautés, à guetter l’arrivée d’auteurs : Sansal, Laurens, Bey, Bachi, Angot, Échenoz et d’autres, pour des interviews. Durant des heures. Sur un coin de table, entre un verre de peu importe quoi et un enregistreur, dans un brouhaha digne du bourdonnement du grand souk de Marrakech ou celui de Marseille, il préparait ses articles. La visite et le travail terminés, il errait dans la ville une ou deux heures durant, volontairement seul, à la recherche d’une respiration, d’un souffle, d’une inspiration. Le soir venu, elle le retrouvait ici même au Pont tournant. C’est ici, dans ce bar, que Razi aimait la rencontrer – lorsqu’elle ne faisait pas son cinéma – ainsi que quelques amis de jeunesse. Aujourd’hui mars est passé et les amis qui lui restent, le saoulent. Et s’il est revenu seul au Pont tournant, c’est pour y sentir l’arôme que son corps, ses traces, son souvenir ont répandu. Pour l’y retrouver. Une dernière fois. Demain Razi prendra le train pour se rendre à Stockholm.

Le Pont tournant se trouve sur le quai de Jemmapes à Paris, à l’angle de la rue des Écluses. Razi se demande si elle arriverait à le situer aujourd’hui ? Il était à l’époque tenu comme un commandant son vaisseau ou un brigadier sa brigade. La tenancière était une fille du Bled, Jeniya la diablesse, la vraie, bent* Saïda. Elle connaissait chaque client qu’elle désignait par son prénom et son origine. « Hé toi Razi fils d’Oran » ou bien « Viens que je t’embrasse Kader fils de Mascara. À tel ou tel, elle lançait parfois « Rak h’na weld el hlal ? »* Toujours avec bienveillance, toujours avec cet accent qui oscille entre le parler fanfaron des parvenus de la côte ouest et le parler vernaculaire des hauts plateaux, à la frontière du feu. Jeniya était pour tous tout à la fois la sœur, l’amie, et pour certains la mère. C’est dans ce bar qu’il retrouvait chaque année ses amis d’enfance et d’adolescence. Elle, était jeune, trop jeune, et ses amis l’apercevaient comme cette Lolita de Vladimirovith, maligne et luisante comme un ciel pur de mai au crépuscule ou à l’aube, qu’on ne quitte pas des yeux. En réalité elle était sucre sa Lolita. Il l’aimait ainsi.

Ils ont, ses amis et lui, subi les mêmes enseignants et suivi les mêmes cours durant de nombreuses années. Depuis la première année de collège à Oran jusqu’au lycée. Ils ont fait les quatre cents coups ensemble, jusqu’à ce que le destin de chacun prenne son envol, pour telle ou telle raison, indépendamment des autres. Ils se sont perdus de vue durant de nombreuses années. Puis chacun d’entre eux – hasard encore de la vie – s’est retrouvé dans la capitale française. La renommée du troquet de Jeniya les a aspirés, puis les a entraînés à un moment ou à un autre, vers lui, vers elle.

Le Pont tournant est un lieu que le Tout-Paris des Oranais affectionnait (et ceux de province). C’est-à-dire le Tout-Paris des Oranais qui n’ont rien contre les bars ni contre les soirées embrumées. Jeniya est une des premières femmes maghrébines que Razi a connues en arrivant à Paris. C’était à la fin des années soixante-dix, bien avant qu’elle ne surgisse, elle. Quant à Jeniya, elle était incontournable. Aujourd’hui il ne s’avancerait pas, il n’a plus l’âge de l’observation. Ni celui du courage. D’ailleurs où peut-elle bien se nicher ? Aucun Oranais sérieux ne pouvait imaginer visiter Paris sans faire une halte chez Jeniya. Le Pont tournant était pour le groupe d’amis plus qu’un bistro. C’était un souk, une gare, un port. Un havre de rencontres, d’échanges de nouvelles, un monument. Il l’est demeuré peut-être, pour d’autres gens. Pourtant le Pont tournant est un lieu ridicule dans son espace. S’en souvient-elle ? sa surface est si réduite au rez-de-chaussée, qu’au-delà de douze pèlerins de Paris ou quinze manchots d’Adélie, il affiche complet. Souvent, le samedi soir, certains clients se tenaient devant le rideau blanc à lanières en plastique de la porte ouverte, une semelle dedans, l’autre sur le trottoir. Le premier étage était réservé à la restauration. Couscous fin midi et soir, six jours sur sept. Parfois, à l’occasion d’une fête ou sur un coup de tête – une humeur – elle l’offrait à tous les consommateurs présents. Une dizaine de tables. Sur les murs décrépis du rez-de-chaussée, une série de photos en noir et blanc d’acteurs et d’actrices des années cinquante rappellent la proximité du mythique Hôtel du nord et le pont sur lequel Arletty s’époumonait gouailleuse jusqu’à perdre le souffle un jour de tournage « atmosphère, atmosphère… », jusqu’à la bonne prise. On connaît la suite. Elle aimait bien s’approcher d’elle, de la légende. Elle aimait ses yeux charbonnés, la finesse de son visage, elle disait qu’elle était zouina*. Elle enviait peut-être sa renommée, elle regrettait peut-être sa disparition. La connaissait-elle ? Elle dévorait les photos incrustées dans les cadres (0.60m X 0.80m) et parfois l’oubliait, lui, Razi, dont les amis lui demandaient si elle n’était pas lunatique. Il ne leur répondait pas, mais elle l’était en effet.

La belle Garance, à demi-nue épinglée sans amour ni respect, dans une pose suggestive, émoustillait les yeux pourpres et l’air vaseux des clients. Il faut dire aussi que ce ridicule boui-boui (21 m2 au rez-de-chaussée, un peu plus à l’étage) était – l’air de rien – affectionné par Simenon, mais si, celui-là même avec son manteau sa pipe et son canotier, comme Maigret. Simenon s’installait toujours au même endroit, à la dernière table dit-on, et se mettait à griffonner des histoires à trembler debout. D’autres hommes du milieu artistique y prenaient un verre, parfois plus. Marcel Cerdan et Mouloudji figurent en bonne place sur le mur, punaisés comme Arletty. Pas d’amour ni respect pour eux non plus. Ils accueillent de leur sourire éternel chaque client attentionné. L’un est accroché à gauche en entrant, près du juke-box (qui sature l’espace), l’autre au-dessus du comptoir, près de la guêpe. Celle-ci, Cerdan et Mouloudji « Quai d’Jemmapes, quai d’Jemmapes, pour respirer un peu d’air frais de ce bon vieux quartier. Passez la monnaie, passez la monnaie… », sont souvent le point de départ de discussions infinies et agitées – because le houblon, la mousse, bien sûr – pour impressionner ou peut-être juste un prétexte pour inviter d’autres clients pas encore éméchés, locaux ou étrangers, venus à la découverte de l’Hôtel du nord mitoyen, prêts à festoyer avec Jeniya, qui finissait toujours par offrir sa tournée. « Tu sens bon Lolita », lui révélaient certains qui l’avaient à l’œil. Ceux-là, maladifs qu’ils étaient, aimaient souvent jauger du niveau de connaissances des uns et des autres. Elle, répondait naïvement « Ci Mirac ». Miracle, son parfum préféré parbleu ! Il arrive encore aujourd’hui à Razi, d’en acheter pour le seul plaisir de la retrouver en le humant. Elle ne le sait pas. Retrouver sa chair, sa spontanéité, sa jeunesse et la sienne aussi d’une certaine manière. Encore que… S’enivrer encore d’elle. C’était chez Jeniya. Dans ce trou où, au mois de mars lorsque se tenait le Salon du livre, durant de nombreuses années, il retrouvait quelques amis de jeunesse pour des moments de fête. Et elle, au centre, rayonnante.

Depuis quelques années, les amis de Razi sont devenus louches et insupportables. Elle, il y a longtemps qu’elle l’a définitivement oublié. Le Salon du livre et les articles de presse il les a abandonnés. Et si, comme aujourd’hui alors que mars est passé, il revient malgré tout au Pont tournant c’est pour y retrouver ses traces, l’y retrouver. Une dernière fois. Mais elle ne le saura pas. Mouloudji semble le fixer avec des yeux goguenards, comme il semble défier le temps qui s’abat sur le monde, « Quai d’Jemmapes, quai d’Jemmapes, pour respirer un peu d’air frais de ce bon vieux quartier. C’était parfait, oui, mais, oui, mais… »

Demain Razi prendra le train pour se rendre à Stockholm où l’attendent Éva et son ancienne compagne… Il n’a jamais rencontré sa fille.

* Bent : fille de.

Rak h’na weld el hlal ?: Tu es là fils de la vertu ?

Zouina : belle.

2010 et 2014

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Éva Freyja

Je fuyais la bêtise humaine, l’obscurité et le silence. Comme la majorité des enfants du Bled, j’étais frustré d’une vie ordinaire. Je fuyais la bêtise humaine lorsque Paname m’offrit ses bras dans lesquels je plongeai les yeux fermés et le cœur enfin délesté de la haine qui l’encombrait. Je n’avais pas encore vingt ans et l’horizon d’un nouveau monde tant rêvé se profilait désormais. J’arpentais les places et les larges avenues tumultueuses de la ville-monde depuis une semaine, affamé. Ville-monde que j’avais commencé d’investir avec des fantasmes mêlés de curiosité que j’avais depuis des années minutieusement accumulés en silence.

Ce jour-là, je flânais le long des quais de Jemmapes. Des rêves de lendemains bleus, comme on peut à cet âge l’espérer, se bousculaient dans mon esprit. Je flânais le long des quais lorsque je la croisai non loin de l’hôtel du nord. Elle fit quelques mètres puis se retourna, alors même que je revenais sur mes pas. Elle souriait. J’agitai une main comme on le fait machinalement, pour d’autres raisons, sur le quai d’une gare. Je pressai le pas jusqu’à la rejoindre en formulant le vœu qu’elle ne bronche pas et elle ne bougea pas. Une lueur dans ses yeux invitait à l’optimisme. Elle était grande. Une tête de plus. Blonde chevelure comme un champ de blé d’Auvers sans corbeaux. Dans ses yeux d’Elsa, j’y aurais dissimulé ma mémoire. La blancheur de sa peau dirait le poète rivalise d’éclat avec une lune pleine. Le Cœur en or que j’aimais fredonner se présentait à moi. Qu’ai-je hasardé pour qu’elle rie de bon cœur? J’ajoutai quelques mots et fis des gestes, mais je dus les dire ou les faire, de telle sorte qu’elle se mit à rire de nouveau. Je me souviens d’avoir porté ma main sur le cœur après le Salamalek. Était-ce cela qui la faisait tant rire ? Innocemment, je lui demandai : « Wh’re you from ? » Elle susurra : « Tromsø » en roulant le r comme le « ra » arabe. Elle ajouta autre chose. Elle parlait encore, elle s’agitait aussi, gesticulait. Elle parlait, parlait, mais je n’entendais plus que quelques mots, emporté par la générosité de son corps, de son élégance. Soudain, pour une raison que j’ignore encore, la chanson de Neil Young  inonda mon esprit : I want to live, I want to give, I’ve been a miner for a heart of gold … Je la regardais, mais ne la voyais pas. J’étais secoué. J’entendis « Tromsø, it’s north of Norway ». Elle répéta et attendit ma réaction. J’eus chaud. Les jambes flageolaient. Sciées. C’est que je n’avais pas l’habitude de ce type de rencontre. De cette légèreté, de cette liberté. C’était nouveau. Ma langue s’alourdit. Sciée. Mes émotions lâchèrent prise. Une joie intense submergea mon esprit. Ma pensée patina dans son propre labyrinthe. Je déraisonnais : « C’est pas possible, mon Dieu, c’est pas possible, au paradis à vingt ans non révolus ». Et l’autre qui bousculait : « It’s these expressions, I never give… » Ma pensée pataugea puis fit des liens étranges entre ces paroles, cette fille, Paris, le Bled, ma famille, Dieu… Je trouvais cette rencontre insolite. « Pourquoi cet ange qui traversait Paris, décida-t-il de passer par ce quai, décida-t-il  de s’arrêter, de me parler à moi, alors même que j’entamais la découverte de Paris, du monde normal ? Pourquoi faut-il que cela m’arrive à moi ? » C’était la première fois que je quittais mon bled, là-bas, deux mille kilomètres, au sud du sud. Du haut de mes vingt ans à venir je n’avais jamais vu avant ce jour-là quelque chose ou quelqu’un d’aussi séduisant, d’aussi beau. Pas même ma mère. Vers quelles latitudes allais-je m’embarquer ? Le sourire soyeux de l’ange naviguait dans le bleu intense de ses yeux. Bleus. Ce ne sont pas des yeux, mais des coupoles de quelque mosquée de Samarkand ! Un sourire bleu, glissant, sous une toison naturelle flavescente. Deux corolles de pervenches, posées sur un bouquet d’épis de blé à couper le souffle. Cet échange provoqua un trouble lumineux et parfumé qui s’installa entre l’ange et moi. De nombreuses secondes s’étaient écoulées quand je me rendis compte que la Norvégienne attendait que je réagisse. Je ne pus que lui rendre son sourire. Nous échangeâmes trois banalités, puis elle me proposa d’aller prendre un verre. L’ange norvégien me proposait, à moi, un drink. Le zénith. Mon ami canadien me secouait : « I want to live, I want to give, I’ve been a miner for a heart of gold. It’s these expressions, I never give, That keep me searching for a heart of gold… »

Nous entrâmes dans Le Pont tournant qui se trouve juste à l’angle de la rue des Écluses. Les onze mètres carrés n’étaient pas peu fiers. Les clients du bistro feignirent l’indifférence. La fille de Tromsø commanda : « Cola please ». Je demandai un verre d’eau. La serveuse qui nous dévisagea dès l’entrée me parut s’énerver gratuitement : « Vittel ? Perrier ? Bad… » « C’est comme vous voulez madame », « mais quoi jeune homme ? » La serveuse s’énervait pour rien. Je voulais de l’eau, et la serveuse me compliquait la vie. J’arrivais du Bled, je ne maîtrisais pas encore tous les codes relationnels. J’ai pensé « de l’eau c’est de l’eau, qu’importe la marque ». Mais cette réflexion je l’ai gardée pour moi. Plus tard, je serai confronté à de nombreuses situations similaires.  Elles seront source d’incompréhensions et causeront des frictions dans mes relations avec les Français. Ma Norvégienne suivit le manège, mais sans rien y comprendre. Elle éclata de rire. Franchement. Elle éclata d’un rire unique, tonitruant, vrai. Afin d’en atténuer la portée, elle l’accompagna de ses mains qu’elle posa délicatement sur ses lèvres. Mais le rire prit une longueur d’avance. Il enveloppa tout l’espace du café, chatouillant chacune des oreilles des clients et du personnel. Et la serveuse revint.

– Voilà, dit la névrosée agacée, en faisant crisser le cul des bouteilles sur la table de verre. Cela fait treize francs cinquante. S’il vous plaît !

L’ange Éva – elle s’appelle Éva, Éva Freyja ! –  compris qu’il y avait un lézard entre la névrosée et moi, alors, de nouveau elle éclata du même rire unique, tonitruant, vrai. « What’s that ? » Ses mains virevoltèrent quelques instants puis renoncèrent à se poser sur la bouche. Deux quinquagénaires, chauves et bedonnants, se retournèrent au moment même où l’irrésistible rire vrai de la Norvégienne retentit. Ils bredouillèrent lamentablement, en nous toisant du coin de l’œil, quelque obscénité, quelque insulte. Probablement. Ils étaient hargneux et jaloux comme des insectes parasites qui cherchent querelle dans la tête des braves gens. Contaminé par la belle je me mis aussitôt à rire de bon cœur. Franchement. Je dit une bêtise quelconque dont je ne me souviens guère aujourd’hui sinon que c’était une sottise sympathique. Les deux gras reprirent leurs marques. Debout, flan contre flan, ils murmuraient quelques ragots à leur image en fixant leur verre de piquette. Ou en se retournant en scrutant tantôt l’ange, tantôt la serveuse fort occupée, fort agitée, fort malade, fort jalouse, sûrement fort raciste. A Oran on m’avait mis en garde « tu vas en France, Hbelt wella ?*, ça va pas toi, yekkarhouna !* » Lorsque nous eûmes fini nos boissons, je posai quinze francs sur la table, puis nous nous levâmes, saluâmes les clients aux yeux de caméléons et la serveuse enragée. Au loin plusieurs cloches carillonnaient en l’honneur du temps, de la prosternation ou d’un événement.

Éva accepta que je lui fasse découvrir le peu que je connaissais de Paris. Je dus rectifier mon plan initial, car j’avais un plan initial avant de la rencontrer. Je l’ai par conséquent reconsidéré de bout en bout. Ensemble, main dans la main, nous nous lançâmes à la conquête de Montmartre, de l’Arc de Triomphe, de la Tour Eiffel, du Quartier latin… en fredonnant I want to live, I want to give, I’ve been a miner for a heart of gold !… I’ve been to Hollywood, I’ve been to Redwood, I crossed the ocean for a heart of gold !

Je fuyais la bêtise humaine, l’obscurité et le silence de la quatrième cellule du sous-sol du Palais de justice d’Oran où, quelques mois auparavant – je n’avais pas vingt ans – des agents zélés de la dictature m’avaient jeté pour cause d’« outrage à magistrat dans ses fonctions ». Sans autre forme de procès.

* Hbelt wella : tu es devenu fou ?

Yekkarhouna : ils nous détestent.

In Le temps d’un aller simple, ed Marsa. Paris 2001, Alger 2002, remanié.

* * *

El Waâda

Cela fera une semaine que la fête dure, une semaine estivale dédiée au Marabout Sidi Abdelkader El Jilani le grand. Une semaine entière d’offrandes que tous les habitants de notre village et des villages environnants chantent, dansent et psalmodient en tapant dans les mains en l’honneur du grand saint. Les hommes sous les guitounes du haut, les femmes sous celles du bas. Et nous, les enfants, allons des unes aux autres avec délicatesse, malice et intérêt. Toute ma famille est là, tous mes cousins et cousines, tous mes amis et des centaines d’inconnus. Mais aussi et surtout Taos. C’est la plus belle de mes cousines. Taos est grande et bien en chair. Son regard est franc et ses grands yeux sombres n’indiffèrent aucun quidam averti. La tête haute et nue donne à voir une longue chevelure noire qu’elle déploie parfois en éventail et sur laquelle scintillent quantité de petites étoiles. Je sais que tant que durera la fête Taos ne sera pas loin. C’est la waâda* annuelle. Les mules, bardots et chevaux sont attachés aux troncs des eucalyptus alentour, au garde à vous ou résignés. Des chèvres, trois cinq ou sept, se laissent conduire sans résister vers leur destinée. La fête tourne d’un village à l’autre, une année dans l’un, une année dans un autre. Et Taos chaque année aussi ravissante aussi ensorceleuse. Chaque jour de fête qui passe, du premier au septième, est à la fois identique et différent. Identique dans la nourriture très abondante et peu variée (couscous royal et lait fermenté durant les sept jours), mais différent dans l’intensité qui le traverse, chaque jour plus forte que le précédent. Les réjouissances commencent très tôt le matin lorsque toutes les jeunes filles y compris Taos débarrassent de toutes les tentes ustensiles et restes de la veille. Celles du bas comme celles du haut. Discrètement je surveille ses allées et venues. Parfois un adulte me lance un regard oblique pour me signifier une transgression réelle ou par lui fantasmée. Les cousines sont suivies par une flopée d’autres femmes mobilisées pour le nettoyage des gigantesques tentes bédouines. Tous les tapis sont jetés à l’extérieur, à même le sol, sous le soleil brûlant, sans ménagement. Ils seront les uns après les autres nettoyés, cinglés et secoués à quatre, puis déposés de nouveau à l’intérieur des tentes. Cela dure jusqu’à la mi-journée. Lorsque les hommes reviennent de la prière du d’hor*, ils imposent une sieste générale qui m’insupporte au plus haut degré. Je hais dormir le jour. La sieste ne profite pas identiquement à tous. Les uns s’allongent les unes triment. Les plus jeunes font semblant. Vient alors la tombée du jour, et avec elle l’effervescence de la veille. L’animation va crescendo jusque tard dans la nuit. Après les repas, les théières passent de main en main, de groupe en groupe. Suivent les chants. Laborieux au début ils transpercent la vallée et reviennent en échos, castagnettes et percussions. Les Qarbaq-qarabaq… du haut fusionnent dans un total capharnaüm avec les chants et les stridents youyouyou du bas. On danse, on chante et on psalmodie de plus en plus haut, de plus en plus vite. Les corps trempés exultent. Et moi je suis plus libre encore avec tous mes amis, tous mes cousins, toutes mes cousines, Taos en tête. Je sautille, tangue, me reprends, tape des mains en tentant de suivre les rythmes impossibles. Qarbaq-qarabaq… Je distingue encore entre quinquets et ombres allongées celle de Taos la belle. Oubliées la médersa, l’école et toutes les corvées. Les cousines sont là, sollicitées sans arrêt. Taos sait que je ne la quitte pas d’un regard. Avec mes cousins je m’amuse à chaparder les rares morceaux de viande restant, sans distinction, tant l’excitation est forte. J’en garde un, sans rien leur dire, le plus gros, pour l’offrir à ma cousine aux grands yeux, ma paonne, dès qu’une voie s’offrira à moi, avant la tombée définitive du soir, demain.

* Waâda : fête religieuse pour célébrer un saint (zerda, moussem).

D’hor : Prière en début d’après-midi. Elle est la deuxième des cinq prières quotidiennes  

2009

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Kanoun ou Bakalao

Nous étions en cette après-midi de juin 1958 mon ami José, sa sœur Joëlle et moi, dans la cour du numéro 8 de la rue du docteur Strauss à Oran où nous habitions. Le quartier s’appelait Gambetta. Quelques jours auparavant nous fêtions avec notre maîtresse la fin de l’année scolaire. Nous étions José et moi en classe de CE1 chez madame Congi. Bonbons et chocolat. Les parents de José et de Joëlle avaient décidé ce jour-là d’affronter les agents de l’administration et leur grand chef. En leur absence mon ami me proposa de rentrer chez lui pour jouer au tour de France avec des capsules de bouteilles, des platicos disions-nous, que nous remplissions de goudron pour les alourdir. Pour y jouer donc, nous les faisions avancer, chacun la sienne, en leur donnant un léger coup de doigt, l’index ou le majeur. « Viens, il n’y a personne ». Joëlle a préféré sauter à cloche-pied sur les cases de la marelle qu’elle avait dessinée dans la cour.

Il y avait dans leur appartement beaucoup d’objets qui m’étaient familiers, mais il y en avait d’autres qui m’étaient complètement étrangers. Ainsi une tirelire, un poste de télévision, et d’autres choses encore. Un objet posé sur la table du salon retenait soudain toute mon attention. Je m’avançais vers la elle, d’abord hésitant puis décidé. La forme de la chose me parut d’abord tourmentée, chaotique. Une spirale métallique qui m’intriguait. Je n’en avais jamais vu auparavant. Surpris par mon propre étonnement José prit l’objet entre ses doigts et le fit virevolter. La chose dansa un moment. Puis avec sa main gauche, il empoigna le manche et entreprit de le faire tourner comme on tourne une clé dans une serrure, son autre main maintenant l’autre extrémité de l’objet. Quelques instants plus tard, il planta devant mes yeux le bouchon de liège qu’il venait de libérer.  L’objet était un tirebouchon. Je le pris à mon tour entre mes doigts et spontanément, imitant maladroitement mon ami, je le mis sous le nez. Aujourd’hui encore il me revient cette odeur de vinaigre mêlée aux senteurs des sous-bois qu’exhalait le bouchon de liège transpercé par la queue de cochon métallique.

Près du tirebouchon il y avait une bouteille en verre de couleur verte. Avec peine je devinai quelques lettres posées sur l’étiquette. José dit en la fixant – l’avait-il lue ? « Seneclauze ». Je fus ébahi. Il y avait aussi un verre posé entre la bouteille de vin et le tirebouchon, un verre avec un fond rouge. Il n’était pas tout à fait vide. Je savais qu’il ne nous était pas autorisé. Nous, c’est-à-dire ma famille et moi. Je devinais que c’était du vin, ce qu’il en restait. J’en avais entendu parler, je savais qu’il était très apprécié, mais il n’y en avait jamais eu à la maison chez nous. Délicatement, après avoir pris la précaution de la discrétion, attendu que José regarde ailleurs, je plongeais deux doigts tremblant au fond de l’interdit transparent avant de les poser sur mes lèvres. J’ai reconnu l’odeur du bouchon, mais beaucoup plus épaisse, beaucoup plus repoussante, plus écoeurante. J’ai aussitôt craché, essuyé plusieurs fois les doigts contre mon pantalon et, sur le revers du bas de mon tricot, essuyé la langue, les lèvres, la bouche, jusqu’à avaler quelques fibres du pull. Tout cela pour me défaire de ce goût si étranger, si désagréable alors. « C’est pas bon pour toi » s’était contenté de dire mon ami en riant de bon cœur. Il m’avait surpris et cela l’amusait. J’étais confus et embarrassé.

Par-dessus tout, il y avait dans la maison de mon ami José, un relent particulier de renfermé, une combinaison d’odeurs étrangères à l’intérieur de notre maison. Je ne sentais pas l’odeur du kanoun* ni celle de l’encens ou de la peau de mouton. Les odeurs étaient faites de saucisson, de Bakalao*, et d’abondants parfums inconnus mélangés.  Des odeurs froides. Désagréables. Parfois elles me prenaient à la gorge et j’avais honte pour mon ami, tandis qu’il riait du remous qu’exerçaient en moi ces découvertes, de mon étonnement. Je me souviens lui avoir menti ce jour-là « je dois partir, sinon ma mère va me chercher ». Je sus plus tard que l’odeur qui m’insupportait le plus, et dont je n’osais ni lui avouer la répugnante sensation qu’elle m’infligeait ni le questionner sur son origine, était celle d’un camembert bien fait qu’on posait nu dans une assiette, sur le vaisselier. Son odeur venait se juxtaposer, s’amalgamer aux autres. Nous vivions côte à côte dans deux mondes souvent clos. Nous ne jouâmes pas cette après-midi-là aux platicos.

* Kanoun : brasero en pot de terre cuite.

Bakalao : morue séchée.

Mars 2011

* * *

Gaston, mon maître

Les lumières et les couleurs printanières inondent depuis plusieurs jours toute la région. Hier, Véro et moi sommes allés à Marseille pour acheter des vêtements. En fin de journée, il devait être dix-sept heures trente, peut-être dix-huit, nous prîmes un rafraîchissement au Petit Nice, une brasserie branchée qui se trouve sur la grande place Jaurès. Puis nous avons pris la direction du très animé Cours Julien où j’avais stationné notre véhicule. Les terrasses bondées des bars et des restaurants, mais aussi les tréteaux des bouquinistes remplis de toutes sortes de livres, occupaient une imposante partie de l’espace. Lorsque nous sommes arrivés à hauteur du premier des carrés surchargés de livres, mes yeux furent happés par un titre choc, volontairement provocateur : « L’Agonie d’Oran, 5 juillet 1962 ». Je le feuilletai, guidé par mon intuition. Véro elle, prenait des clichés. Un tel livre, au vu des quelques pages parcourues, nostalgique et revanchard à souhait – de mon point de vue – ne pouvait faire l’impasse sur la disparition de Gaston. Personnellement je comprends que l’on évoque les disparus d’Oran ou d’ailleurs. Je ne comprends néanmoins pas la malhonnêteté, le mensonge et la mauvaise fois qui consistent à travestir ou à escamoter les faits et à mettre à l’index un peuple épris de liberté, en quête d’indépendance. Mais Gaston ? il figurait bien parmi de nombreux disparus à la veille de l’indépendance, en juillet 1962. J’ai retrouvé son nom et quelques indications le concernant : « Gaston F. : habitait au 32 rue Alexandre Dumas, Gambetta. Disparu le 5 juillet 1962. Cf le témoignage de l’Écho d’Oran en Annexe 1. » Gaston devait avoir la trentaine, j’avais six ans, peut-être sept, pas plus. Gaston était fils unique de cheminots communistes à la retraite. Car il s’agit bien de lui. Le Gaston du livre est bien celui que je connus. Il enseignait le français et d’autres matières dans une école de La Sénia, un village qui se trouve à une dizaine de kilomètres au sud d’Oran. Tous les matins il quittait Gambetta pour rejoindre son établissement. Nous habitions le même grand immeuble de deux étages, au numéro huit de la rue du docteur Strauss, et non de la rue Dumas. À l’intérieur, une cour spacieuse et protectrice abritait les jeux des enfants les plus jeunes : marelles, cordes à sauter, pignols et platicos*. Deux à trois fois par semaine, dès que nous rentrions, lui de l’école de La Sénia et moi de la maternelle qui se trouve à huit cents mètres de notre immeuble, Gaston me demandait de prendre place sur un tabouret bancal et surdimensionné de la salle à manger de ses parents. Il était devenu par la force des choses, mon tabouret. « Prends ton tabouret » me lançait Gaston en me tendant machinalement le bras, pour me signifier à la fois de prendre place et de lui remettre mon cahier de classe. C’est toutefois ainsi que je comprenais son geste. J’obtempérais, certes sans joie manifeste, mais persuadé que cette personne si grande, si avenante et si gentille, qui me comblait fréquemment de sucreries et de petite monnaie, ne pouvait, par ce rituel exigeant, que me vouloir du bien.  Deux à trois fois par semaine donc, nous bloquions toute une partie de la table de la salle à manger, sans nous soucier, sans nous alarmer des désagréments que nous causions parfois à madame F. sa maman, très âgée, qui ne disposait pour elle et son mari, outre la chambre à coucher, que de cet espace convivial qui abritait le salon et la salle à manger. Il donne directement sur le couloir extérieur, qui domine la cour, et qu’empruntent les résidents de l’immeuble. Gaston et son épouse (imbibée de haine celle-là, et je ne comprenais pas qu’un homme aussi bon puisse aimer une personne aussi méchante) occupaient un appartement du même ordre à l’étage inférieur. Je tendais à Gaston mon précieux cahier à spirales et à grands carreaux. Il le prenait avec une délicatesse toute particulière qu’affectionnent les enseignants méticuleux. Ces marques dessinées en rouge sur la marge par madame Congi, ma maîtresse, m’impressionnaient. Je savais que par elles, madame Congi exprimait un avis, une appréciation du devoir qu’elle nous avait donné. Par ces signes qui m’émerveillaient, même si je ne les déchiffrais pas encore, madame Congi évaluait mes compétences. Ces courbes qui ressemblaient à des arabesques, ces lettres qui par leur enchaînement formaient des mots, et qui marquaient la toute-puissance de ma maîtresse, j’en étais convaincu, étaient énigmatiques. La plupart d’entre eux ou d’entre elles me tenait à distance et cela je ne l’acceptais pas. Gaston, lui, arrivait avec une facilité qui me déconcertait un moment, puis, en pensant « il est maître lui aussi », je trouvais tout cela ordinaire et bien dans l’ordre des choses. Par la mimique qu’il exprimait, par le froncement de ses sourcils qu’il exagérait, par le sourire qu’il arborait, ou par la quantité de travail qu’il exigeait de moi par la suite, je comprenais bien sûr que ma maîtresse appréciait ou non mon travail, mes pattes de mouches débordant d’encre. Pour ces raisons-là, parce que je n’arrivais pas à lire ce que madame Congi écrivait et parce que lui, Gaston les lisait naturellement, mais aussi parce que je trouvais injuste que mon père ou que ma mère ne disposent pas de cette capacité à reproduire et à lire ces signes, pour toutes ces raisons-là, tel un forcené, j’avais décidé qu’il en serait autrement pour moi. Les jours, les mois et les années qui suivirent je me jetais sur tout ce qui ressemblait de près ou de loin à ces choses merveilleuses qui se présentaient à ma portée. Il me fallait à mon tour, je le ressentais comme d’un besoin vital, passer de l’autre côté du miroir. Je me trouvais du mauvais côté, comme l’étaient, à leur corps défendant, mes parents. Il me fallait passer de l’autre côté, du bon côté. Passer de l’autre côté du miroir, de l’autre côté du monde. Passer du côté du monde du gribouillage au côté du monde où ces mêmes griffonnages se métamorphosent en paroles muettes, allongées sur du papier, attendant qu’une bouche les réveille. Cette possibilité de traverser le miroir m’enchantait, me fascinait. L’entêtement combiné de madame Congi, de Gaston, mes maîtres premiers, et probablement ma propre opiniâtreté, finirent par avoir raison, très modestement à l’époque, de l’obscurité de ces formes appelées lettres, de mon obscurité.

Après chaque séance je descendais de mon tabouret bancal et surdimensionné, levais des yeux souvent interrogateurs en direction de Gaston, attendais son verdict. Il y en avait un à chaque séance. Souvent en ma faveur. Alors Gaston se tournait vers le vaisselier derrière nous, tendait la main, ouvrait une grande boîte métallique à bonbons « pastilles Vichy-État », y puisait soit une ou deux sucreries, soit une ou deux pièces de monnaie qu’il m’offrait en m’adressant quelques compliments. Heureux, je filais alors chez ma mère qui m’attendait de l’autre côté de l’immeuble. La pièce unique de notre logement faisait face à l’appartement de la famille F. Je lui sautais au cou en brandissant la récompense. Alors maman était plus belle encore.

Gaston et son épouse furent enlevés le jour du cessez-le-feu par un groupe armé identifié plus tard comme appartenant à l’OAS. Je n’ai plus jamais revu Gaston.

* Pignol : noyau d’abricot

Platico : capsule de bouteille.

In La folle d’Alger, ed L’Harmattan. Paris 2012, remanié.

* * *

Le vélo vert

J’attachai mon VTT à un poteau d’une plaque de signalisation à la sortie du village en direction d’Entressen, à hauteur du rond point situé sur la départementale D 10. C’est de là, devant la caserne militaire, que plus de cent cinquante cyclistes s’apprêtent à prendre le départ de la treizième étape du tour de France. Ils doivent être nombreux ceux qui, parmi les deux mille spectateurs présents, ont des quantités d’histoires de vélo à raconter. Des histoires de vélo où se conjuguent amitié, vacances, familles… Celle qui suit est la mienne. Une histoire un peu décousue peut-être par la volonté combinée du temps qui passe et de ma mémoire qu’il importune.

J’avais dix ans. Je remontais à pas lents la rue principale de notre quartier, Gambetta, traînant la bicyclette que j’avais dérobée à ma sœur aînée qui somnolait sous l’imposant mimosa de la grande cour commune de l’immeuble, pour me venger de ses caprices. J’avançais à mon rythme sur la longue rue Nobel, la tête congestionnée de pensées plus ou moins heureuses, jusqu’au jardin de la Place Fontanel. Je pensais à ma sœur, à sa réaction lorsqu’elle s’apercevrait de la disparition de sa bicyclette, mais je pensais plus profondément et plus longtemps encore à notre père qui venait de nous quitter lui qui, le plus souvent, prenait mon parti parce que, probablement, j’étais le plus jeune de toute la fratrie : cinq frères et sœurs. Je me demandais s’il m’aurait-il défendu ce jour-là ? L’image de son vélo me revenait, comme je la revois aujourd’hui.

Mon père avait un grand vélo vert. Il ne l’abandonnait pas et moi j’aimais sa stature imposante, ses grandes roues et les sacoches en cuir dans lesquelles je plongeais souvent la main par curiosité, parfois le nez pour l’odeur : pompe, clés, burette à huile, rustines « siamoises à tirette »… Lorsqu’il en avait le temps, la force et l’envie, nous allions nous promener. Il me soulevait, puis me posait devant lui sur le cadre, rarement sur le porte-bagages à l’arrière à cause des sacoches, les pieds ballants. Un dimanche sur quatre, il m’emmenait dans l’un ou l’autre des quartiers chics de la ville : Saint-Eugène, Place d’Armes, Place des Victoires… Nous ne nous attardions guère devant leurs manèges pour enfants gâtés, leurs pêches miraculeuses, les ballons de baudruche multicolores… Nous nous contentions d’une sucrerie, un ruban de réglisse ou une pomme caramélisée achetée au vendeur ambulant. Sur le retour, lorsque la route s’assombrissait, j’aimais aussi entendre le ronron de la dynamo sur le pneu, qui me berçait. « Attatio ! » lançait-il parfois. Il suffisait de peu en effet pour que le bout de ma chaussure se coince entre la fourche et les rayons, ce qui était déjà arrivé. Nous nous étions étalés sur la chaussée, heureusement sans gravité, même si, paniqué et prostré contre un mur, j’avais pleuré une heure entière se souvenait ma mère.

Je revois encore sa blouse bleue qu’il portait tous les jours comme on porte un chapelet. Je n’ai pas le souvenir d’un autre vêtement que celui de cette blouse fatiguée d’ouvrier frigoriste rigoureux. Lorsqu’il se décidait parfois de l’enlever, le temps du repas, une impitoyable usure pointait le haut des poches, les poches elles-mêmes, les genoux. Le bas de son pantalon de Shanghai, bleu aussi, mais d’un autre ton, plus marqué. Je me souviens de chacun des ourlets de jambe était saisi à un pince-linge en bois pour ne pas être sali, pour que le cambouis de la chaîne du vélo ne les encrasse pas. J’en voulais alors à la terre entière, indifférente à la condition qui nous était imposée. Lorsqu’il en avait le temps – il prenait alors un café – mon père extrayait de la poche latérale de sa blouse bleue, aux contours râpés depuis des lustres, son journal préféré La République (grand format : 578 X 410 mm) où, quand il l’a eu plié en huit, il l’enfouissait. Bien qu’il en parcourait toutes les pages, sa préférée était celle des petites annonces. Mon père aimait les annonces classées, qu’il s’efforçait de lire. Je le vois et l’entends encore bredouiller des lignes entières d’annonces : une demande de dépannage d’un réfrigérateur Géo, Frigidaire, une offre ou une recherche d’outils, de produits : condensateurs, compresseurs, vannes, clapets, gaz réfrigérant… Lorsqu’il avait fini, il me demandait si je pouvais les lire à mon tour et cela me réjouissait de lui prouver que j’en étais capable. Ma récompense prenait la forme d’un large sourire qu’il m’adressait en posant sa main affectueuse sur ma tête. Il m’arrive parfois de me demander ce qu’est devenu ce grand vélo vert de mon père qui le rendait si fier et relativement libre.

Je remontais la rue Nobel, heureux à la pensée de pouvoir la redescendre à grande vitesse, aussitôt arrivé à la place Fontanel. Dès que je l’atteignais, j’enfourchais la bicyclette, sans crainte, heureux même, et me laissais aspirer par l’attraction de la pente de plus en plus importante jusqu’au point de départ, la rue Beauchamp, trois cents mètres plus bas. Parfois, en un autre lieu ou en celui-là même, la combinaison de la forte inclinaison, de la vitesse et du guidon devenu incontrôlable me projetait durement sur l’asphalte. Et de nouveau je repensais à mon père. J’avais dix ans.

Lorsqu’aujourd’hui me reviennent en souvenir ces temps de mon enfance oranaise, il me semble qu’une part importante de mon être ou de mon âme m’a définitivement abandonné. Cette part de naïveté, de bonheur brut et d’innocence contrariés parfois par la peine et la douleur.

À la sortie du village, à hauteur du rond point situé sur la départementale D 10, il n’y a plus de coureurs. Les derniers camping-cars s’affairent, plient bagage pour, peut-être, rejoindre Montpellier la prochaine étape du treizième tour de France. Il me reste à enfourcher mon VTT vert pour aller parcourir tranquillement quelques kilomètres à travers la forêt de Grans et l’étang de Berre pendant quelques heures.

Juillet 2005

* * *

Cette ombre silencieuse

Ce bout de terre, ce bout du monde coincé entre les Bni Merzoug, les Bni Tamou et les Bni Tadjena, de l’autre côté de Carthagène, ce confetti, ce timbre-poste, c’est Talassa le pays de ma mère aujourd’hui silencieuse. Enclavés, ces hameaux tout de poutres en ronds de palmiers et de toub*, sont unis les uns aux autres par des lianes de codes et d’us, par des liens de sang et par des zerdas*, ces fêtes tournantes prétextes aux rassemblements sains et joyeux. Taâm*, couscous, psalmodies, méchouis décharnés et lait caillé étaient convoyés à l’époque par des ombres sur leur garde le long de sentiers sinueux et cahotants récusés par toutes les cartes routières, malmenés par les va-et-vient ininterrompus des baudets, des mulets, des chèvres et des cabris, rongés par des éternités de ronces, de jujubiers et de figuiers de barbarie sur la défensive, plantés au gré du vent et du hasard des hommes sur des collines souvent colorées et odorantes, tant oubliées. Tel un voile de délivrance, les lendemains de fête, une torpeur générale s’abattait alors sur les villageois qui, déjà, se préoccupaient du lieu et de la date de la prochaine réjouissance. Elle serait heureuse ou malheureuse. Où qu’ils se trouvent, les moindres buissons, les moindres cailloux, les moindres ombres, acculés dans leurs abris, retenaient leur souffle au passage insensible et lent des jours et des nuits. Même pas une agitation, pas un murmure. Blotties au creux des vallées, les racines des lauriers roses aspiraient les rares filets d’eau des oueds ridicules et silencieux. Rien n’étonnait jamais personne. Elle est nommée Dahra cette terre de soleil, de mouches et de bourdons insomniaques et suicidaires, cette terre assoiffée, outrageusement ridée, craquelée, qu’embaument depuis toujours les parfums des lentisques et des absinthes en folie. A Dieu ne plaise, ce pays n’est pas et n’a jamais été celui des sorcières, ni celui de la magie, encore moins celui des ânes d’or naïfs, c’est une légende, mais ce pays est bien celui de mon père, de ma mère, de nos aïeux et des ancêtres de nos tribus, de nos lignées. Une terre antique. Je la revois, elle colonise mes sens. Oui, je la revois, revois ma mère aux champs, courbée comme toutes les femmes et, comme elles, oubliée. Usée et silencieuse aujourd’hui, je la revois, belle et fière comme trois quinquets Lempereur, je la revois, mais je l’entends aussi fredonner un air léger de femme heureuse, un brin espiègle, « Ma jach el-barah, ma jach el-youm, Danitou sayeh weddah ennoum… »*, chevelure de jais, frisée, imprégnée d’huile d’olive, dénouée sans ambages, ondoyant sous ses gestes aérés. Revois aussi el-graba*, les chemins, les foules assiégeant l’autocar, et mon père. Diable ou fichtre, mon père, ce jour-là, au soug es-sebt*, laissa glisser ma main. ’Heureux étions-nous d’être enfin arrivés à Ténès – la ville se trouve à une poignée de kilomètres de nos bourgades – pour le grand marché hebdomadaire, les passagers du car se dispersèrent aussitôt, pourchassés par des nuages de poussière et par un soleil de feu baignant dans un ciel bleu de mer. Usagé à l’outrance, le vieil autocar gondolé de la famille Grandella parcourait invariablement trois fois par jour dans un sens puis dans l’autre la distance entre Talassa et Ténès. Invariablement quel que fût le mois de l’année ou le jour de la semaine. Samedi il était toujours bondé et toujours conduit par le même chauffeur à l’haleine aillée, à cent lieues repérable. Il regardait droit devant, l’œil et l’oreille aux aguets, son bleu de Shanghai empestant la Bastos la plus prisée des cigarettes chez les couches populaires et indigènes fatiguées, lancées dans une intoxication mutuelle. Le type, qui ne perdait jamais une miette de paroles interdites, avait toujours une cigarette qui pendait à sa lèvre gercée. Elle y semblait collée. Normalement, ce jour-là, comme les autres, il nous déposa devant la mairie. Chassés ou poursuivis par un soleil de feu baignant dans un ciel azuré, les passagers se dispersèrent aussitôt. Il n’était pas encore 10 h ce samedi-là lorsque nous traversâmes, main dans la main, la grande place du monument aux morts, mémoire de la nuit coloniale agonisante et gardien des lieux conquis. Enivrante chaleur et pas un nuage. Une fois encore, mon père qui tenait ma main, allait à son corps défendant, m’abandonner à mon sort, pour la dernière fois. Sidi Chewel Omar, notre marabout, règne en maître sur la grande place, la tahtaha*, qui se trouve à quelques centaines de mètres de la mairie. Et, pour atteindre tahtahat Sidi Chewel Omar ben Abderrahmane nous empruntâmes le pont de l’oued Allala. Plus qu’une grande place la tahtaha est un grand espace, une esplanade surdimensionnée et immensément poussiéreuse, défiant tout autre lieu, où se côtoyaient par centaines, hommes, femmes, bêtes de somme et carrioles, sardines fraîches, seiches bienveillantes, bonbons et étoffes soudanaises bariolées, burnous, haïks, chéchias, bérets et tant d’objets hétéroclites et vains, à vendre, vendus ou troqués. L’on venait de loin à soug es-sebt, si populaire, pour espérer tomber sur ce qui faisait défaut, une clé ce jour-là pour mon père. Utopiste ou résignée, tous les sept jours, l’affluence y était telle que la nonchalance renonçait à ses droits jusqu’au lendemain. Se faufiler entre ceux qui courent vers des besoins spirituels, ceux qui se pressent vers des besoins bien matériels, ou entre les uns et les autres à la fois, était un art enfantin. Que fut devenue la main de mon père, « où est-il ? » pleurais-je. Ulysse aurait, murmurait la mémoire populaire pied-noir, caressé Ténès, belle ville adossée à la Méditerranée plus qu’à la colline. ’Hier comme aujourd’hui Ténès a toujours été plus proche de la bourgade que de la ville. Images de cartes postales, les petites bâtisses tassées et alignées comme des dominos peinturlurés, sont prêtes à plonger dans la baie bleue de la mer miroir. Enveloppés par la modernité coloniale, ces édifices occupaient des espaces cohérents, complémentaires. Richement décoré, bâti à des époques différentes, chaque groupe de maisons nargue le précédent. Et, naturellement, chaque période nouvelle s’impose un temps aux autres, avant qu’elles ne déteignent sur elle, qu’elle finisse elle-même par leur ressembler. S’insérer discrètement parmi les autres et attendre les époques suivantes. Ténès est une contrée pudique dont on a gardé si peu de son histoire mille fois agressée depuis Cartennas. Méditerranéenne, son eau est d’un bleu aigue-marine, qu’envieraient bien des contrées tropicales. Avoir tenté de figer son identité au pied de la tombe de Clarissima fémina au cinquième siècle, était une grossière tromperie. Mère, mer quelle courte mémoire ! Elle est, Ténès, la perle pudique et puritaine que notre saint poète Ibn-Amsaïb alliait à six autres villes saintes identiquement, dans un espace-patrimoine commun éternel. ‘Romaine !’ ont-ils trop vite décidé, alors qu’elle est la terre des Aguellid Juba père et d’autres, bien avant ces trésors, bien avant les Romains ! Elle est Ténès cette autre terre des ancêtres de Sheshonq et des miens, de mon père, de ma mère.

Cette ombre aujourd’hui silencieuse, plus qu’hier je l’aime. Je la revois, je l’entends hurler notre douleur, non loin de la rue du Douar M’aïn, là-bas vers le bas du bled où vécurent Isabelle et Slimène héros furtifs de Ténès dont l’histoire officielle voila la liaison. « Je n’ai plus personne, je n’ai ni frère ni père ! » Non loin, dans la multitude bigarrée, la main de mon père de nouveau glissa. Définitivement. Non loin et de tous côtés apparurent mains et têtes de toutes les formes et couleurs. Mille et une, mais pas celles de mon père. Je ne bougeai plus. La foule autour, belliqueuse, s’agitait toujours. J’accompagnais ma mère dans ses hurlements « bouya ! » Je criais à tue-tête, « mon père, mon père ! Maman ! »

Trois coups claquèrent dans l’air. Peut-être beaucoup plus. Une folle chantait « Ô mon fils, cesse tes malices, Ton père va mourir, Ô mon fils, je meurs de souffrance… »* 1956, la nuit nous était trop longue, trop obscure. Mon Dieu que de souffrances. Mon père avait disparu. Emporté.

Des années plus tard, alors qu’à ses yeux lucides j’étais encore son fils, ma mère m’offrit une clé unique.

Oyez, oyez chers lecteurs, l’objet, tombé peut-être du ciel, se retrouve sous vos yeux, ici même, sous la forme de cinquante lettres alphabétiques figurant une longue farandole. Chaque lettre de cette clé, telle une locomotive, remorque des wagons vers le futur. Et cette ombre aujourd’hui silencieuse, plus qu’hier est ma mère, plus qu’hier je l’aime. Faut-il pleurer le grondement de son silence ou le silence de sa mémoire ?

* Toub : matériau traditionnel fait de terre argileuse, d’eau et de chaume de blé…

Zerda : fête religieuse pour célébrer un saint (waâda, moussem).

Taâm : le couscous.

Ma jach el-barah… : Il n’est rentré ni hier ni aujourd’hui,/ peut-être, étourdi,/ fut-il surpris par le sommeil…

El-graba : taudis (pluriel de Gourbi).

Soug es-sebt : marché hebdomadaire du samedi.

Tahtaha : esplanade.

Ô mon fils, cesse… : complainte des Aurès des années 1920.

in Le temps d’un aller simple, Marsa, Paris 2001, retravaillé à Marseille en 2013. * * *

Le blues, Oum Keltoum et moi

Le blues, Oum Keltoum et moi

Ne vous arrive-t-il jamais d’être pris dans la nasse de ce qu’on nomme trivialement « le cafard », d’avoir « un coup de blues » ? Comment y réagissez-vous ? « Cela dépend ». Je suis parfaitement d’accord. Cela dépend de la profondeur du spleen, du degré de fragilité de notre état au moment où il s’impose à lui et des circonstances de sa manifestation. Voici ce qui m’est arrivé récemment.

Jeudi dernier, alors que je montais dans le bus et que j’interrompais une communication téléphonique pour ne pas gêner les autres passagers, ou bien était-ce au moment où, dans ce même autobus, je cédais ma place à un malvoyant, mon esprit se mit à errer.  Progressivement, sans autre alerte ni procès, un sentiment étrange m’assiégeait. Quelque chose se tissait, se tramait. J’étais pris dans quelque zone de turbulence. Le doute m’envahissait sans que je sache de quoi il retournait. Les passagers me semblaient tristes. Moi-même je le devenais. Une peine m’enveloppait sans crier gare. Je n’ai rien demandé pourtant. Il est arrivé le blues, sans même demander mon avis, alors que je montais dans l’autobus, ou bien alors que je cédais mon siège. Toc, toc, « bonjour, c’est moi. Je viens t’accompagner un moment, pousse-toi. » Et je me suis poussé, obligé. En de telles situations, nous n’avons guère la possibilité de choisir. Le cafard s’est assis en moi et m’a tenu compagnie pendant plusieurs heures. Je ne l’ai pas rejeté, je n’en avais pas les moyens. Il a attendu que j’arrive à la maison pour me souffler une idée. Mais était-elle vraiment de lui ? Aussitôt la porte de mon appartement ouverte, un souffle, impossible à définir me poussait dans le salon, vers le meuble noir près de la bibliothèque. Provenait-il du spleen, d’un elfe, d’un lutin ou d’un ange gardien ?

Je me suis dirigé vers ma discothèque, on dit cédéthèque aujourd’hui ? je ne sais pas. Bref j’ai pris un CD et l’ai introduit dans la fente du lecteur de CD de la chaîne hi-fi du salon. En quelques secondes j’ai été projeté dans mon passé, aux confins de ma mémoire. Un coup de poing n’aurait pas mieux fait. 45 ou 48 ans plus tôt dans le rétroviseur de ma vie. Fichtre, tant que ça ? « Eh oui mon cher, qu’est-ce que tu crois ? » me suis-je entendu murmurer (je n’ai rien murmuré), un claquement de doigts et pschitt. Vous verrez (si vous n’avez pas encore vu). Une vie c’est comme une Agera sur Le Dakar ou la Highway 66. Vous verrez, vous verrez (si vous n’avez pas encore vu donc).

Que disais-je ? que j’ai inséré un CD dans la chaîne à l’insu du cafard. Un CD d’Oum Keltoum. Pourquoi Oum Keltoum ? Je n’en sais rien. Je ne contrôlais pas grand-chose. J’ai pris une dizaine de CD, et c’est le sien que mes doigts ont extrait du lot. Je ne sais pourquoi. C’est Oum Keltoum que je voulais entendre. Et dans mon palais, sur ma langue, des mots salivent dans mes souvenirs amers. Al Atlal*. Il n’y avait rien de rationnel. Un geste. Et la voix. Un tremblement, des frissons, une chair de poule. Et la mémoire qui s’agite me secoue. Du cocotier ou de l’Orangina surgissent Oran, Covalawa*, Gambetta, Ellidou*.  L’humus de l’émotion qui travaille sur les sols arides de l’être déconfit.

En attendant le film, en attendant que la salle de cinéma se remplisse, c’est elle, Oum Keltoum, Kewkeb Echarq* qui nous tient compagnie. L’agitation dans la salle enfle, mais ne peut rien contre cette voix, et quelle voix…

« Aatini hourriyyati atliq yadayya

Innani outaytou Ma stabqaytou chaï’a… »*

Et les placeuses – je ne plaisante pas, dans ces années-là, à Oran, il y avait des cinémas, beaux et propres avec des placeuses, je vous l’assure  – et les placeuses qui nous installent contre un pourboire de vingt centimes ou rien (je ne m’en souviens plus très bien à vrai dire). Et les placeuses disais-je, en blouse bleue, blanche et même rose, sur un jean ou une jupe au genou, nous placent et nous font toujours la même recommandation. « Ne jetez rien par terre s’il vous plaît » – elles étaient très polies et très jolies, les placeuses. Elles n’ont rien contre les cosses de cacahuètes ou de graines de potirons grillées, mais elles ne supportent pas qu’on les jette par terre. Et cette voix inimitable, à ce jour  inégalée, divine,  

« Hel raa el Hobbo soukara mithlana

Kem Banaïna min khiyalin hawlana… »*

Dès que Abdallah le projectionniste donne le signal, on éteint une première fois les lumières. D’abord la rangée de lumières qui se trouve au fond de la salle, puis progressivement, rangée après rangée, jusqu’à les éteindre toutes. C’est l’heure des Actualités. Le brouhaha s’estompe quelque peu. Étrangement, l’obscurité décuple nos capacités olfactives. Les odeurs mélangées de chewing-gum, de cacahuète, de cigarettes comme retenues par la lumière se propagent aussitôt dans toute la salle. Le président Ben-Bella squatte le grand écran avec la foire d’Oran ou le Comité de gestion de la Coopérative Franz Fanon. Quelques retardataires se font accompagner par une placeuse. Un filet de lumière en entonnoir qu’éjecte sa lampe de poche leur montre la voie. Dix minutes et de nouveau les lumières inondent la salle. « Aaaaah ! » soupirent les impatients. C’est « Lentrac ». De nouveau l’Étoile envoûtante

« Eh toi le noctambule qui s’assoupit

Tu marmonnes ton serment et tu te réveilles

Si une plaie se ferme

Le souvenir en fera revivre la blessure… »

La blessure de notre insouciance. « Kewkew, kewkew, zerriâa… »* propose le vendeur ambulant. Abdallah descend dans la salle. En quelques minutes il vérifie les allées, les sièges et les strapontins en bois. Puis il quitte la salle pour aller se caller contre le mur près du guichet et fumer une Bastos en discutant avec tel ou tel, ou avec le guichetier qui satisfait les retardataires jusqu’au dernier. Un dinar cinquante le ticket. Les lumières s’estompent de nouveau puis disparaissent. Le brouhaha tombe raide, paralysé par les nombreux « chuuut » lancés des quatre coins de la salle qui indiquent que la fin de l’entre-acte. C’est l’heure du film : « Les dix Commandements » avec Yul Brynner (ah Anne Baxter !), ou « La flèche brisée » avec James Stewart et Jeff Chandler (ah Debrat Paget !) ou alors « La prisonnière du désert » avec John Wayne (ah Natalie Wood !) Plus on tue d’Indiens, plus on exulte ! C’était comme ça à l’époque. On nous a toujours fait croire que les hommes les plus vilains, les plus méchants étaient les Sioux, les Comanches, les Apaches, les Iroquois, les Cheyennes… Alors évidemment nous souhaitions, comme tous les gamins du monde, que les Indiens soient exterminés jusqu’au dernier. C’était la Vérité venue du Nord et dont il nous fallait savourer le contenu de chacune de ses dimensions. Comme aujourd’hui pour d’autres situations tout aussi dramatiques. Prenez les Indiens de Palestine par exemple, ils se font écharper, leurs terres sont spoliées depuis la nuit des temps et ce sont leurs colons qui couinent qu’on encense. Lorsque le film nous plaisait, on pouvait rester pour le revoir, car c’était souvent « permanent ». Une fois je suis resté cloué à mon siège pour voir et revoir un même film. C’était à L’Idéal sur la Place des Victoires, ou au Mogador sur l’étroite rue pentue, pas au Lido. J’ai vu trois fois « Spartacus » avec Kirk Douglas et Tony Curtis (ah Jean Simmons !) trois fois cent quatre-vingt-quatre minutes dans la même journée ! Nous étions heureux. Oui, nous étions heureux à quinze ans.

« Wa dahakna dahka tiflayni maân

Wa âdawna fassabaqna Dhillana ! »*

Le CD derviche dansa combien de fois ? Peu importe, monsieur spleen s’est fait discrètement la belle. Mes amis, mon quartier, une part de moi-même, disparurent, mais pas Madame Keltoum la Diva, l’Astre de l’Orient. Il me suffit d’appuyer sur la touche Play et les voilà tous réunis.

Et jeudi passa aussi.

*Kewkeb Echarq : l’Astre de l’Orient.

Al Atlal : Les Pyramides.

Covalawa : ou Cueva d’el agua. C’est le nom d’une zone située près de la jetée, au bas des falaises du quartier Gambetta, à l’est d’Oran. Jusque dans les années 60 c’était un bidonville.

Ellidou : ou Lido. Cinéma du quartier Gambetta.

Aatini hourriyyati… : Donne-moi ma liberté, lâche mes mains/ J’ai tout donné et il ne me reste plus rien
Hel raa el Hobbo… : L’amour a-t-il vu plus enivrés que nous/ Combien de mirages avons-nous construits autour de nous
Kewkew : cacahuètes.

zerriâa… : graine. Ici graines de potirons.

Wa dahakna dahka… : Et nous avons ri ensemble comme deux enfants/ Et avons couru plus vite que nos ombres.

Mai 2014

* * *

Un thé à El-Ouata

Un thé à El-Ouata

Les derniers jours de janvier s’effilochent à leur tour, paisiblement, en lambeaux ou en débris, naturellement ou au gré du Zef ou du Chergui comme tous ceux qui les précédèrent. Je me trouve dans le désert algérien. À El-Ouata exactement. Latitude 29°51’50 nord, à cinquante kilomètres au sud de Béni-Abbès. Le thé rouge que je déguste sous la tonnelle qu’ombragent de respectables bougainvilliers fleuris à faire rougir de lointains congénères mieux lotis, a le goût suave de l’immuabilité.  Pour beaucoup ici la mesure du temps est une abstraction, une fantaisie étrangère dont on se moque éperdument comme on raille les instruments – la montre ou le sablier – chargés de cette énigmatique et impossible opération.  Les éléments et les vicissitudes de la vie des hommes sont plus importants, parfois plus inquiétants, que l’horloge et le faux temps qu’elle dissèque. L’une et l’autre sont mis à distance par les hommes qui les observent avec le juste intérêt qu’ils leur doivent. Aucun sablier ne sied au temps éternel.

J’arrivai à Béni-Abbès hier en fin de journée. Je passai la nuit dans l’hôtel du Grand Erg, chambre 187.  Cet hôtel est une sorte d’îlot, très peu nombreux ici, dont les responsables – ils viennent du Nord –, par souci de « bonne gestion », ont souvent les yeux rivés sur la trotteuse et la grande aiguille qui tournent sans fin, chacune à son rythme, sous un cadran impassible. « Le petit déjeuner est servi entre 7 h 30 et 9 h » m’avait-on averti. Parmi les autochtones, nombreux poufferaient de rire. Ce matin, aussitôt réveillé je pris une douche froide avant de me rendre dans la salle de restauration pour le petit déjeuner – ce fut café au lait, khobz*, mini plaquette de beurre et confiture d’orange –, que je pris bien après l’horaire indiqué. Je saluai le réceptionniste très attentionné et me rendis au cœur de la ville, à hauteur du carrefour, sous les arcades. Les boutiques étaient ouvertes. Un marchand de journaux, des vendeurs à même le sol d’amulettes, de sandales, de bracelets et autres bijoux et souvenirs. Et un café. À droite, à quelques centaines de mètres sur l’artère principale, face au café-restaurant El-Aurès, des minibus et taxis collectifs attendent les clients. Mon intention était de me rendre à El-Bayada pour découvrir ses réputés artisans qui reproduisent à l’identique des ustensiles de cuisine en terre cuite tels qu’on les fabriquait dans les temps les plus reculés. El-Bayada se trouve à quelques kilomètres au sud d’El-Ouata. Des chauffeurs de minibus accostent les passants : « Taghit, Bechar ! », d’autres « El-Ouata ! »

El-Ouata, où je me trouve devant un verre brûlant et des dunes tout autour délaissées par les ombres, est un village offert au silence et à la torpeur, posé à cinquante kilomètres au sud de Béni-Abbès.

« À El-Ouata tu prendras un taxi » me répondit le propriétaire du minibus qui fit encaisser par son employé 80 dinars. Je m’assis au fond du véhicule, au cinquième et dernier rang, à gauche, prêt de la fenêtre. Sur ma droite un homme, vêtu d’un boubou de soie bleu et d’un chèche de même couleur mâchait une gomme. L’heure prévue pour le départ était depuis longtemps passée, mais personne ne se souciait de cette contrariété. Le véhicule démarra lorsqu’aucune place des cinq rangées de sièges n’était plus disponible, y compris les quatre strapontins du couloir. Au premier rang, deux hommes occupaient les deux sièges à côté du chauffeur. Les commentaires de l’un m’amenèrent à penser qu’il était fonctionnaire. Le deuxième, très jeune, avait en charge la vente des billets. Juste derrière le chauffeur, au deuxième rang, deux femmes discutaient. La plus jeune tenait dans ses bras un nouveau-né silencieux, emmitouflé dans une couverture en laine pourpre, complètement. Lorsqu’elle se retournait pour parler au jeune garçon assis derrière elle, je devinais les traits fins de son visage dissimulé par un âjar*. Les deux sièges de droite étaient pris par un vieux couple. Une jeune collégienne occupait le premier strapontin.

Nous abandonnâmes Béni-Abbès par l’est, par l’hôpital Mohamed Yagou. La température ne cessait de grimper. Le ciel était et demeure aussi pur que les eaux du lointain et pacifique lagon de Tetiaroa. Une traînée ridicule au loin, blanche, se lova quelque temps dans un creux de l’immensité, puis s’évapora. La route était libre. Peu de véhicules l’empruntent. Les portables ne cessaient de vibrer, de sonner, tout le long du voyage. Mélodies inconciliables. Les discussions étaient hautes et les intimités des jaseurs partagées avec les autres passagers qui ne rouspétaient pas, mais n’en pensaient pas moins : « et toi pourquoi tu es allée les voir ? Je t’ai déjà dit qu’il était inutile d’aller les voir ». Cherchaient-ils à dissimuler leur état émotionnel, leur angoisse ? Nous étions tous, j’en suis certain, tous, à des degrés divers, plus préoccupés par la conduite du chauffard qui s’imaginait à portée d’une victoire d’un rallye automobile quelconque que par le contenu imposé des échanges téléphoniques. Aucun d’entre nous n’osa rouspéter. Ceux qui téléphonaient, peut-être le faisaient-ils pour détourner leur esprit de l’inquiétude et de la peur qui l’auraient assiégé du fait de cette folle conduite ? J’eus moi-même grand-peine à prononcer ces mots à mon voisin « il roule trop vite ». Le voisin feignit l’indifférence : « Hum » fut sa seule réaction bien réfléchie. Ou complètement spontanée. Peu après le panneau qui indiquait « Béchir », le receveur descendit. Le chauffeur quitta la grande route pour se diriger vers ce village, à droite. À deux kilomètres, le hameau sorti de nulle part pointa ses premières façades ocre. Un passager descendit avec un impressionnant sac bariolé rempli d’une douzaine de baguettes de pain. Ou une vingtaine. Il ne regarda pas derrière lui, ne fit même pas un geste de bienveillance au chauffeur. Cet apparent désintérêt ne me parut pas s’inscrire dans les mœurs locales très chaleureuses, quel qu’ait pu être son sentiment d’inimitié à l’encontre du chauffeur, que néanmoins je comprenais et partageais. Le minibus revint sur sa route. À l’embranchement qu’il avait quitté, il ralentit. Le receveur reprit sa place. Dix minutes plus tard, une localité un peu plus étalée apparut. Je demandai à mon voisin si nous étions arrivés à El-Ouata. Il hocha la tête et dit : « Taansel », gêné, me sembla-t-il, par la mastication de sa gomme. Je le fis répéter. « Taamtel » fit-il en se levant, pressé sous son chèche bleu, mais je n’étais point satisfait. Il demanda de libérer le passage, pour descendre, soulagé. Lui non plus ne fit pas signe et cela me contraria. Un homme monta en articulant un « Tchalem alikum »* à l’assemblée. Il prit la place de l’homme au chèche, rota et remercia l’Invisible en faisant la main droite du front aux lèvres et en murmurant « Hamdjoullé* ». Au loin, des enfants jouaient au foot dans un mini-stade neuf de volley-ball sans gradins. L’avenue principale est bordée, de part et d’autre, de nombreux arbres. Un journal révèle : « Entamé il y a trois années, un projet permit à ce jour la plantation de 15.000 ha en brise-vent autour des périmètres de mise en valeur des terres sahariennes, à travers les daïras de Béchar, Béni Abbès, Tamtert… Ces opérations de lutte contre la désertification furent aussi marquées par la plantation de 150 ha d’oliviers et de près de 9000 ha d’espèces forestières adaptées aux conditions climatiques de la région… » Un oued sans eau traverse le village. Le pont qui l’enjambe est en travaux. A la sortie, son nom est barré d’une bande rouge. Je réussis à lire : Tamtert. Les téléphones chantaient toujours. Trois personnes dont une femme, racontaient dans leurs combinés des histoires qui nous encombraient certes, mais qui nous aidaient, car nous ne pouvions totalement les ignorer, totalement supporter la folie du chauffeur.

Le temps passa et de nouveau la fourgonnette ralentit, puis s’immobilisa. La belle jeune femme et son nourrisson – il fut silencieux ou pensif, peut-être dormit-il durant tout le transport – nous abandonnèrent à l’entrée du dernier village. Nous arrivions à El-Ouata. Le garçon qui était assis derrière elle, peut-être son jeune beau-frère, descendit aussi. Un homme les attendait. Il embrassa le jeune garçon et soulagea la femme de son sac sans la regarder. Il avançait, la main pressant celle du garçon. La jeune femme les suivait. Le terminus se trouve au centre de la daïra*, près du marché. « Tout le monde descend, Ham-waldjikum* ». Le chauffeur d’un autre minibus m’expliqua que je ne trouverai probablement pas de transport pour El-Bayada. L’objet de mon déplacement était la découverte de ce village et ses réputés artisans, à dix kilomètres d’ici. Mais « la route n’est pas bonne pour nos voitures ». Je n’irai donc pas plus au sud.

Au café du marché, je commandai un thé rouge « dans un grand verre merci ». Puis un second. D’une fourgonnette grise, un homme extrait des plantes vertes et de jeunes arbres fruitiers qu’il dépose et déploie derrière, à même la chaussée. Quelques personnes s’avancent, interpellent le vendeur. La saveur de ce thé rouge que je savoure sur cette place cernée de dunes sans ombre « Vingt-cinq dinars le grand verre », sous la frondaison des bougainvilliers écarlates est, je l’affirme, aussi exquise que la douceur de l’éternité. 

*Khobz : pain

Âjar : une voilette. C’est un tissu triangulaire, symbole de pudeur, traditionnellement porté par les femmes voilées. Il est posé sur le bas du visage, et qu’on attache derrière la tête.

Tchalem alikum ou salam alikoum : que la paix soit sur vous

Hamdjoullé ou Hamdou Allah (lillah) :  Remerciement à Dieu

Daïra : sous-préfecture.

Ham-waldjikum ou rham weldikoum : que Dieu bénisse vos parents.

El-Ouata le 26 janvier 2014.

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Confettis…

Ces courts textes (confettis) sont parus en novembre 2014 aux Éditions Incipit en W. Miramas.

Préface

Alors qu’assis à une terrasse de café nous observons les passants, les monuments…, alors que nous voyageons dans un autocar ou dans un train et qu’à travers la vitre nous admirons le paysage estival ou printanier…, alors que nous nous promenons autour du lac de La Maix dans les Vosges, que nous progressons simplement sur la cime du mont de La Clusaz, avançons sur la plus haute des dunes de Béni-Abbès ou, qu’effrayés, nous observons un ours repu se dandiner sans grâce sur le bas-côté d’une route du Yukon…, une émotion fugace, une petite musique,  l’ombre de bribes d’un vers, la fulgurance d’une idée de phrase ou de texte surgit, nous presse. Peu à peu l’indicible se transforme, mue. Aussitôt, au crayon à mine ou au stylo bille, nous alignons les mots sur notre carnet, prêt à les accueillir.

À d’autres moments, dans d’autres circonstances, d’autres idées, d’autres lignes s’imposeront à nous. Dans nos calepins à spirales ou sur une feuille volante, les mots, les phrases, s’encrent. Et s’ancrent. Ils s’amoncellent. Les pages foisonnent de toutes sortent d’idées, de textes. Les marges se voilent puis disparaissent. Emportés par notre enthousiasme ou notre scepticisme, des nuits, des semaines, des mois durant, nous ne nous soucions pas des espaces blancs des pages qui se rétrécissent, pour céder plus de place à un univers que nous croyions disparu. Un univers disparu, renfloué, ranimé par la force des mots ou un monde délibérément inventé, mais – nécessairement –  construit de bout en bout avec les matériaux de notre propre histoire.

Nous continuons, nous ajoutons, rayons, modifions. Puis un jour nous marquons un arrêt pour nous interroger : « le moment n’est-il pas venu de partager, de donner à lire nos respirations, nos émotions, nos rencontres, nos futilités, nos rythmes intérieurs ? »

Les textes que je vous propose sont ramassés, courts, comme ces petites rondelles de papier que l’on se lance à l’occasion des réjouissances. Ils couvrent plusieurs univers ou champs. Certains sont récents, d’autres non.

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