Bleu, blanc, vert, de MAISSA BEY

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Bleu, blanc, vert de Maïssa Bey (ed. de l’Aube/Points, 2007) raconte l’histoire d’un double désenchantement développé sur trois parties temporelles, trois décennies. La dédicace ‘‘à Djilali, tant de chemin parcouru ensemble’’ semble indiquer que des parcelles autobiographiques sont incluses dans le roman. Celui-ci peint d’une part la désillusion d’un couple, déception beaucoup plus marquée chez l’une que chez l’autre et peint d’autre part la désillusion d’un pays à la dérive voguant entre interdits et corruptions, répressions et assassinats.

Le livre (284 pages) est construit autour de 49 séquences d’inégale importance (de 9 lignes à 10 pages) alternant la narration de l’un puis de l’autre. Ces séquences sont réparties au sein de trois fractions : 1962-1972, 1972-1982 et 1982-1992. L’écriture y est aérée, de bout en bout marquée par un style épuré et par l’absence de tout superflu.

I- Le désenchantement du couple

Deux narrateurs, Ali et Lilas, relatent leur quotidien, la famille, l’environnement, à travers leur regard d’ados puis d’adultes avant de vivre ensemble. Leurs familles vivent à Alger dans le même immeuble. Les jeunes se rencontrent fatalement, s’apprécient, puis se fréquentent jusqu’au mariage. L’histoire s’arrête en 1992 avec leur déménagement.

* Ali dont l’identité n’apparaît qu’en page 93, peu avant la première des trois parties, a 13 ans en 1962. Devenu soutien de famille après le départ du frère Hamid pour l’Union soviétique et du père pour une autre femme, il bénéficie d’un sursis du service militaire. La mère analphabète est totalement effacée. Elle vit dans le culte du passé.

Le père est moudjahid pour avoir combattu le colonialisme français et l’agression marocaine de 1963. A l’indépendance il reprend ses études abandonnées et obtient une licence de droit. Au fil du temps il va asseoir sa légitimité, son autorité et sa puissance sur le socle de son passé de résistant. Il abandonne sa famille, reniera ses racines et changera de mode de vie. En homme médiatique et de pouvoir il s’habille désormais en costume cravate jusqu’à devenir un homme important du sérail. Lorsqu’il entend sa mère pleurer Ali a « des envies de meurtre » en pensant probablement au père. A la mort de celui-ci, la cérémonie de mise en bière et le transport… sont pris en charge par l’ambassadeur.

Le frère Hamid deviendra capitaine de l’armée après une période passée en URSS. On n’en saura pas grand chose. Il a manifestement tout le pouvoir d’agir mais il n’intervient pas notamment lorsque Ali essaie d’acquérir l’acte de propriété de sa nouvelle maison.

* Lilas a 12 ans en 1962. Elle découvre la lecture chez la voisine de palier, partie en France en 1962. Le livre deviendra sa seule consolation. Très jeune elle prend conscience de la ségrégation et des rapports de domination entre les hommes et les femmes : « Je me demande pourquoi on fait une fête pour les garçons [lors de la circoncision], et rien pour les filles le jour où elles deviennent des femmes. On dirait que c’est honteux de devenir une femme ». Elle tient un journal intime, a les meilleures notes au lycée. Elle écrit des poèmes à celui qu’elle ne connaît pas encore, à « celui qui viendra un jour habiter mes rêves ». Elle ne sait pas trop si elle a envie de s’engager tout de suite auprès de Ali. A 20 ans elle se donne à lui. Le même jour, « imprégnée de son odeur, de la chaleur de son corps », elle écrit un texte qu’elle retrouve plus tard comme « des fleurs séchées » alors qu’elle est cernée d’interrogations sur sa relation physique avec Ali, sur leur relation à construire, sur la direction que prend le pouvoir dans le pays, sur la société.

Le père tombe en martyr en 1957 alors que la narratrice n’a que sept ans. Il était instituteur. Martyr et instituteur comme le père de l’auteure. La mère, ouverte à l’altérité, se lie d’amitié avec sa voisine juive. Son statut change, de veuve elle devient mère de docteur. Elle s’épanouit et s’appuie sur ses quatre enfants, Mohamed, Amine, Samir et Lilas. La métamorphose de la mère commence le jour où elle décide d’enlever le haïk, encouragée par ses enfants, « j’ai eu l’impression de découvrir une autre femme » dit Lilas. La mère qui a le niveau du certificat d’études donne des cours à celle d’Ali, autre voisine. En vieillissant elle portera une djellaba, contaminée elle aussi par « le phénomène » vestimentaire. Mohamed devient médecin et chef de famille. Amine est pendant un temps, un sportif de haut niveau. Samir quant à lui, joue de la guitare et ne pense qu’à émigrer. Il est homosexuel et vit sa pratique sexuelle comme une tragédie. Ne supportant plus l’intolérance qui frappe cette catégorie de personnes en Algérie, il s’installe en Grande-Bretagne.

* Ali aime Lilas, et elle aime qu’il l’aime. Il la compare à Anna Karina (coïncidence, le visage de Maïssa Bey, notamment le regard, les yeux, le nez, rappelle celui de cette belle actrice). Adolescents ils se rencontrent en cachette dans l’escalier de leur immeuble, plus tard ils se croisent dans l’appartement de Lilas. Ils passent le bac ensemble la même année. Ils se fréquentent à l’université, rêvent de Potemkine et de mutinerie. La répression de Boumediene qui ne veut pas que les étudiants soient « trop concernés par la Révolution » s’abat sur les étudiants, leur Union est dissoute. Mais la désillusion est à venir avec la disparition du « capitaine [qui avait repris] le commandement du bateau pour l’empêcher de sombrer ». Ils ont décidé de se marier, mais les préparatifs se font sans eux. Tous deux travaillent : lui est avocat, associé à un ami de l’université. Lilas est psychologue dans un centre de santé. Ali travaille de plus en plus, « il se fait un nom » alors ils ne se voient peu. Lilas porte en elle le fardeau de générations de femmes. Elle veut s’en défaire mais cela n’est pas du goût de Ali. Lui pense que le bonheur du couple ne peut se construire « qu’au prix de certains renoncements » y compris de ses propres convictions. Les malentendus commencent. La routine suit. Elle s’installe, la télé meuble les silences. Leur fille Alya comble le fossé qui a commencé à se creuser entre eux. Leurs relations se tendent. Pour Lilas « c’est sûr il n’y a rien d’autre que sa (ma) fille ». Elle quitte Ali pour aller passer quelques jours chez son frère Mohamed alors qu’elle envisageait de quitter son mari sans retour. D’autres fois elle s’en ira se revivifier, respirer à travers des déambulations dans la ville, à travers son architecture, à travers ses habitants. Lilas se bat pour que sa vie ne se résume pas aux volontés et aux opinions de Ali qui, lui, ne la comprend pas. Il pense que cela ira mieux lorsqu’ils habiteront leur maison en construction.

Ali est prisonnier des affaires. Il est de plus en plus partie prenante du système, il en est conscient. Il ressemble de plus en plus à son père, ce que lui dit d’ailleurs Lilas non sans hésitations. Elle lui lâche sa sentence (sous-jacente) après l’avoir tournée et retournée dans sa tête : « je ne te reconnais plus depuis que tu t’es mis à ressembler à ton père ». Peu à peu Lilas se déleste de ses rêves et participe au volontariat pour la propreté de l’immeuble (immeuble parabole), la tête recouverte d’un foulard emportée par « la contagion du phénomène ».

Les poids de la tradition de la corruption et du dénie de démocratie ont eu le dessus sur le couple et sur le pays. Lilas et Ali s’offrent quelques moments de répit en septembre 1988. Ils s’envolent pour Paris pour quelques jours. Octobre passe, ébranle le Palais qui concède quelques espaces de liberté, surveillés. Ali se recycle. Il se transforme en « démocrate » et adhère à la Ligue des droits de l’Homme. L’un et l’autre dénoncent les intégristes islamistes mais s’accommodent (par le silence) de l’annulation de l’élection de janvier 1992.

L’ouvrage s’achève avec un mot de Julio Cortazar, « l’espoir appartient à la vie. C’est la vie même qui se défend ». Lilas est à la fois résignée et ‘‘espérante’’ comme chaque Algérien, tendue vers le bleu du ciel. Vers le vert de l’espoir (autre que le vert du stylo imposé aux enfants innocents) alors même que rien ne change dans son quotidien, sinon le transfert de celui-ci dans une autre maison, un autre espace, dans un même environnement dégradé.

II- Le désenchantement du pays

Maïssa Bey s’attarde sur la bureaucratie, les dérapages (contrôlés) de ministre (Kaïd Ahmed), le poids de la tradition, mais survole le premier coup d’état de juin 1965 dont elle fait dire à la narratrice que c’est une mutinerie (comparable à celle de juin 1905 à l’Est) « c’est comme un capitaine qui reprend le commandement du bateau pour l’empêcher de sombrer ». A la disparition du dictateur elle fait dire au narrateur qu’il a vu de ses propres yeux le peuple « se déchirer le visage et pousser de longs cris de révolte contre un sort qui s’acharnait sur nous et nous laissait, une fois de plus, orphelins ». Pas moins. Nous savons aujourd’hui ce que fit du pays ce militaire et ce qu’il fit de ses habitants. Des orphelins de liberté. « Comme elle est pratique cette façon de désigner sans nommer », cette remarque de l’auteure vaut aussi pour elle-même qui nomme les islamistes : Hassan el Benna, Soltani, les enseignants, les islamistes (elle va jusqu’à comparer avec une certaine légèreté, un jeune islamiste à un militant de l’OAS), islamistes qui saluent par des youyous l’assassinat de Boudiaf. Mais comment interpréter ce lourd silence quant à la responsabilité de cette liquidation ? Peu est dit en effet pour désigner les responsables du régime autoritaire autrement que par des mots élastiques et poreux : eux, les apparatchiks, les lunettes noires, les hauts responsables… M. Bey n’est pas seule parmi les intellectuels algériens (sur le rôle des intellectuels, lire Bourdieu) à s’essayer à ce type d’analyse du drame algérien à partir d’un prisme manichéen qui suggère que la responsabilité échoit à la bureaucratie et à la « peste verte » sans jamais évoquer la nature même de l’état algérien, sans jamais évoquer le rôle de la Sécurité militaire (DRS) dorsale du régime saprophyte. Pas un seul mot n’évoque la date du 12 janvier 1992, car selon cette perspective cette date a été perçue en amont comme salvatrice. Elle causera la mort de plus de 150 000 personnes. Certains, rétablis de leur cécité font leur mea-culpa en 2007 et c’est bon signe (Les geôles d’Alger, M. Benchicou). Mais l’idéologie heureusement ne prend pas à son piège l’écriture sur laquelle nous revenons.

III- L’écriture de Maïssa Bey

Une belle écriture. Nue. Maïssa Bey continue avec ce roman de décrire avec force et précisions le pays, les gens, leurs sentiments, leur quotidien. Elle n’est pas sans rappeler des textes de JMG Le CLézio. D’anecdotes en anecdotes, l’écriture linéaire chemine sans superflu, de mots-clés en mots-liens. D’un point de départ à un autre, final. Les phrases sont souvent courtes, sèches, (deux voire même une seule proposition), parfois nominales. Il y a beaucoup de pudeur. Même pour décrire la forte relation, entre Lilas et Ali, M. Bey procède avec une grande retenue. Aucun mot ne déborde de son propre périmètre. Ce que parfois nous regrettons. M. Bey ne s’attarde pas, ne creuse pas, là où nous attendons des paragraphes entiers. Ce choix elle a choisi de ne pas le faire depuis ses premiers écrits.

Elle : « Il dit que je me pose trop de questions. Que je philosophe inutilement. Que tout pourrait être simple si je lui faisais vraiment confiance. Et je n’y arrive pas. Pas tout à fait. Tout est si contradictoire en moi. J’aimerais me libérer totalement des interdits qui m’étouffent, mais en même temps j’ai peur. Je sais qu’il voudrait qu’on couche ensemble. Il me l’a proposé, avec toutes les précautions de langage pour ne pas me choquer. Il dit : aller jusqu’au bout de notre amour. Mais je n’ose pas sauter le pas. Franchir les frontières. »

Lui : « J’aime entendre le froissement des vêtements qu’elle ôte pour venir à moi. J’aime la voir aller et venir nue dans la chambre. Je ne me rassasie pas de ce bonheur-là. Je sais qu’elle serait très heureuse de m’entendre le lui dire. A haute voix. Mais je ne peux pas. Je ne sais pas. »

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