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Le lait était noir

Un récit biographique de Mohammed Benjeddi écrit par Amira Leziar. Traduit de l’arabe par Ouahib Mortada

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Ci-après mon compte-rendu de lecture de ce livre

« Le lait était noir » est un récit biographique de l’homme de théâtre marocain Mohammed Benjeddi écrit par Amira Leziar et traduit de l’arabe par Ouahib Mortada. Il est présenté par l’Agence de L’Oriental. Le livre est paru en arabe aux éditions Yotoubia (Maroc). L’ouvrage en français, édité à compte d’auteur, comporte 147 pages. Il s’ouvre par une dédicace et une introduction et s’achève par un mot de l’auteur sur sa rencontre avec Mohammed Benjeddi, ainsi que par des témoignages d’une douzaine d’hommes et de femmes de la sphère culturelle marocaine et française. Le livre est écrit de sorte à ce que le rendu reflète au plus près la parole de l’homme de théâtre qui se veut directe, sans fioriture. Le cœur du récit se distribue en 25 très courts chapitres, y compris « Les premières années du 21° siècle » placé en fin de livre. Parmi eux ces titres « À l’école », « Les premiers pas », « Le premier grand voyage », « Rester ou partir », « La fermeture des frontières »…

L’introduction présente la cité minière de Jerada (60 kms au sud d’Oujda) et la famille de Mohammed Benjeddi dont le père, Abdelkader, qui est mineur. Dès sa première enfance Mohammed fait face à des problèmes de santé qui l’ont éloigné de ses parents. Tout petit il souffre des jambes et des bras qu’il ne peut bouger. Il n’est pas le seul dans Jerada. Plusieurs enfants de la ville sont hospitalisés. Autre mal, Mohammed boite et souffre d’une protubérance dorsale. Ses camarades de classe se moquent de son handicap, mais ne peuvent faire mieux que lui dans l’apprentissage scolaire. Il est le meilleur de la classe. Le hasard a voulu que Mohammed connaisse les premières planches à l’école grâce à son maître d’école qui lui propose d’interpréter le rôle d’un personnage d’une pièce de Maxime Gorki où il est question d’un boiteux. Mohammed découvre un nouvel univers, encouragé par ses parents et ses enseignants. À la fin d’un spectacle de fin d’année qui se déroule au sein de la mine, Mohammed reçoit les encouragements du directeur. 

Il poursuit ses études dans un lycée d’Oujda, en interne. C’est par le journal local où son nom est écrit en toutes lettres qu’il apprend qu’il est admis au bac. Sa mère fête l’événement par une zerda où sont invités famille et voisins, et offre à son fils des vêtements neufs. La suite des études se déroulera à Oujda. Mohammed suit également les cours de la faculté de lettres de l’université de Fès, à distance. Il a un rêve, celui de voyager à l’étranger. Il se rend donc en Espagne où il se fait voler les documents de voyage, échappe à une tentative d’attentat à la bombe qui s’est révélée fausse. Il poursuit son voyage en France. Il se rend chez sa sœur, en attendant une convocation pour travailler, puis à Paris « la ville envoûtante ». Sa rencontre avec une voisine de sa sœur causera des problèmes familiaux. Il revient à Oujda où il commence à enseigner, précisément dans sa ville natale, Jerada. Mais pas pour longtemps. Il sera « disqualifié » pour cause de mauvaise santé, alors qu’un médecin le déclare apte. Il constitue un dossier prouvant qu’il est à même physiquement et mentalement d’assumer sa mission d’enseignant. Il apprendra que c’est à la suite d’une plaisanterie (la sienne) visant un médecin, que Mohammed s’est retrouvé « disqualifié de la fonction d’enseignant pour raison de santé ». Il passa des mois entre Oujda, Fès, Rabat, de ministère en ministère. Au ministère de la Fonction public on le décourage « cela prendra beaucoup de temps » lui dit-on. Et ce temps, Mohammed veut le mettre à profit.

Il se rend de nouveau en France (St Quentin) où il rencontre plusieurs artistes, participe à des projets culturels, mais le climat familial ne l’incite guère à rester en France. Ses va-et-vient reprennent entre les différents ministères. Au lycée Jerada où il enseigne, il réalise avec ses élèves une pièce de théâtre. Plus tard il participe à la mise en place du premier festival de théâtre scolaire. Il mettra en scène Al Maghout, réalise des émissions de radio, rencontre des artistes algériens, coordonne les activités de l’Alliance française à Oujda. Après la mort de son père en 2005, il quitte l’Éducation nationale après 37 années de service. Il se détache de l’Alliance française et s’installe dans un petit village, à Tafoughalt.

Mohammed Benjeddi poursuit néanmoins ses activités artistiques. Il participe avec sa troupe Comédrama au Festival d’été de Bruxelles alors que sa santé est très fragile. Le diagnostic des médecins est sans appel. Il rentre alors en urgence au Maroc puis repart en France sur insistance de son fils pour intégrer le CHU de Montpellier. La solidarité entre les artistes va formidablement jouer par l’intermédiaire d’une de ses amies, Danielle Pugnale, qui ouvre une cagnotte sur les réseaux sociaux pour aider Mohammed. Et c’est un grand succès. Les dons affluent de nombreuses régions, de nombreux pays. L’opération médicale est couronnée de succès. À son arrivée à l’aéroport d’Oujda l’artiste est accueilli par une foule importante. On organise une soirée spéciale à son honneur.

Mohammed Benjeddi, dans son entretien avec Amira Leziar l’auteure de son récit biographique, se souvient d’une belle rencontre alors qu’il était en France pour une nouvelle hospitalisation et un contrôle. Une rencontre en Normandie d’une vieille dame. C’était à la suite d’un « week-end théâtral » à Rouen. Une de ses amies qui l’accompagnait lui présenta sa tante qui avait vécu au Maroc. Et à Jerada où elle était infirmière à l’hôpital de la compagnie des mines jusqu’en 1960 et son départ pour la France. Elle a connu « Kader » le père de Mohammed et surtout la vérité sur la composition du lait qu’on distribuait aux familles. « Il y avait du lait mélangé avec des particules de goudron qui tombaient des grandes chaudières où se faisaient le remplissage des bouteilles de lait… » qui causera tant de ravages chez les enfants de Jerada. 

Sur deux pages, l’auteure, explique les conditions de cette rencontre avec Mohammed Benjeddi, notamment à Montpellier où il lui conta son histoire. Une douzaine d’acteurs de la scène artistique marocaine et française lui rendent un hommage appuyé. Le dernier chapitre du livre s’intitule « Parcours de l’artiste » qui en énumère les grands axes. Ses débuts avec « Aïcha Kandicha », son parcours professionnel à Oujda, la troupe qu’il a fondée, « Comédrama », ses représentations, ses participations à différents festivals, ses beaux échanges avec les artistes algériens. Mohammed Benjeddi a reçu la médaille d’or de la Fédération internationale du théâtre en France. Il continue aujourd’hui de suivre de très près le monde du théâtre qui ne l’a jamais abandonné.

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Les douze contes de minuit de Salim BACHI, 18.04.2007

Le dernier livre de Salim BACHI Les douze contes de minuit (Gallimard) se présente sous la forme d’un recueil de nouvelles (12 donc) de différentes longueurs allant de quatre à vingt-deux pages. Parfois une nouvelle répond comme en écho à une autre ainsi Le bourreau de Cyrtha répond-il à Enfers, Insectes à Le vent brûle

On retrouve une écriture fluide, spiralée qui fait une place non négligeable au monologue intérieur parfois démultiplié ou s’entrecroisant comme dans Histoire d’un mort. Salim BACHI nous dit à propos de ce récit « J’ai pensé écrire un roman sur le modèle de Tandis que j’agonise (W. Faulkner). Au final, je me suis retrouvé avec cette nouvelle. » Une symphonie à plusieurs voix comme dans la tragédie Compson dans « Le bruit et la fureur » du même Faulkner. Sami BACHI amalgame avec bonheur jeux de mots, interruptions syntaxiques, avec des phrases s’interrompant à mi-parcours, ou autrement des phrases sans fin ou un texte de plusieurs pages délesté de toute ponctuation comme une mer sans fin (Le naufrage). Une écriture qui « s’attaque aux formes périmées du dialogue, aux alinéas, aux tirets… » pour reprendre les mots de Gaëtan Brulotte.

Les nouvelles sont des récits allégoriques sur l’Algérie des années 1990, d’ailleurs ce passé ne cesse de cogner tout au long des douze coups ou contes. Un pays où des hommes qui luttent contre toute forme d’oppression, qu’elle émane de l’Homme, des islamistes qui ont « perdu la religion de (leur) mère » de Big Brother, du pouvoir militaire ou d’une Instance-béquille ; des hommes qui ne demandent qu’à survivre (Le naufrage, Le messager, Le cousin)

Extraits de Le naufrage :

« cette garce avec son mioche ses yeux bleus comme la mer affreuse qui délivra ces cadavres car ce sont des pieuvres et je les hais comme je hais ce foutu enfant de putain qui pour m’avoir tendu la main croit exercer son pouvoir sur moi je n’ai pas à prendre ce sceau ni à écoper puisque je ne suis pas son esclave l’esclave de personne d’ailleurs qu’il le fasse lui l’homme civilisé avec ses boniments sa morale moi je veux qu’il crève sous mes yeux »

de Nuée ardente :

« Quand le mal fut venu, le Colonel se trouva fort dépourvu ; il ne se sentait pas l’âme d’une fourmi, lui qui régnait sur ses sujets comme Belzébuth sur ses mouches. C’était une lèpre qui s’attaqua d’abord à sa chair avant de s’en prendre à son âme. A chaque once de peau qu’il perdait, il rendait grâce pour les forfaits commis durant sa brève mais terrible existence. »

De cette nouvelle Salim BACHI dit qu’elle est « une de mes premières nouvelles, écrite au début des années 90 sur le modèle de l’Automne du patriarche et des Funérailles de la grande mémé, (1962) de Garcia Marquez. » qui préfigure l’extraordinaire Cent ans de solitude.

Mais Les douze contes de minuit, où l’on retrouve des personnages de « l’immémoriale Cyrtha », d’Ulysse, de La Kahéna, de Tuez-les tous ; Hchicha Hamid Kaïm, la tribu des Béni Djer…, ces douze contes de minuit ont-ils sonné pour Cyrtha comme l’indique la quatrième de couverture ? Salim BACHI est resté silencieux sur cette question. Pour le moment.

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Le train d’Erlingen, Boualem Sansal

Le train d’Erlingen ou la métamorphose de Dieu, Boualem Sansal

Le samedi 1° septembre, j’achetai le roman de Boualem Sansal, Le train d’Erlinger. 

Le lendemain, dimanche 2 septembre, eut lieu une importante manifestation de néo-nazis dans la ville de Chemnitz (ex RDA), en Allemagne, contre les « envahisseurs » (immigrés, réfugiés…), essentiellement musulmans.

« Si à nouveau des gens défilent aujourd’hui dans les rues en effectuant le salut nazi, notre histoire passée nous oblige à défendre résolument la démocratie » (Heiko Maas, ministre allemand des Affaires étrangères, AFP 02 septembre 2018)

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Dans son dernier roman, Le train d’Erlingen, Boualem Sansal développe une longue et profonde réflexion sur notre monde, « une chronique sur les temps qui courent », principalement sur les sociétés occidentales, naguère pourvoyeuses d’émigrants désirés par l’Amérique, et aujourd’hui cibles des immigrants du Sud majoritairement musulmans et de leurs « croyances pourries » et plus encore de l’islamisme (l’Islam ?) et sa « mainmise sur les zones fragiles de notre société ». L’auteur s’aventure – aussi – sur les terres opaques du questionnement de la liberté de conscience et donc de croyance, au risque d’alimenter la couche d’humus sur laquelle croissent l’amalgame et la stigmatisation. Le livre se clôt par plusieurs interrogations dont celle de savoir si le monde se dressera contre l’Islam ou s’il peut le soumettre, lui l’Islam (et non l’islamisme), dont « la mission est précisément de soumettre le monde » ? On est là autant dans de la littérature de témoignage « fondée sur une esthétique du vraisemblable » (Susan Rubin Suleiman, Le Roman à thèse) proche de La Soumission de Houellebecq, dans le développement d’une thèse – réitérée, une sorte de suite du précédent numéro –, que dans une fiction construite prodigieusement d’une main de maître. Ou peut-être dans un entre-deux.

La réflexion politique et philosophique, au centre de laquelle trônent côte à côte le transcendantalisme et la désobéissance civile de Henry David Thoreau ainsi que le discours-combat tenace désormais connu de l’auteur contre l’islamisme (l’Islam ?), est accompagnée ou portée par l’imaginaire complexe et enchanteur de l’auteur, qui non seulement invente « une terre nouvelle et un ciel nouveau » (G. Durand), mais aussi nous fait prendre la réalité pour  un fantasme et inversement.

Boualem Sansal, empruntant d’une certaine manière l’exergue des deux parties du livre à Dante écrit : «  Toi qui entres dans ce livre, abandonne tout espoir de distinguer la fantasmagorie de la réalité ». Et toute la difficulté vient de là justement. Comment raconter l’intrigue d’un roman complexe où se croisent des personnages « du monde réel » et d’autres « d’une réalité métamorphosée » de sorte que notre lecteur n’abandonne pas à la cinquième ligne ? Cela n’est possible que par la simplification que voici.

Dans sa forme le roman est constitué d’un prologue, de deux parties contenant une vingtaine de chapitres, d’un épilogue suivi d’un dernier chapitre et d’un Post-Scriptum (cf. infra). Deux personnages-clefs, deux femmes, chacune dans son espace-temps, rédigent des lettres à leur parente et prennent des notes en vue d’un futur roman. Les personnages vivent en France, en Allemagne, ou en Grande-Bretagne. Le premier, Léa Potier, écrit à sa maman Élisabeth. L’autre se nomme Ute Von Ebert, elle écrit à sa fille Hannah. Les écrits de Léa occupent la seconde partie du livre, ceux d’Ute la première. Commençons par la seconde partie.

Léa Potier

Léa est une jeune trentenaire qui vit à Londres. D’emblée elle nous apprend que sa mère, Élisabeth, est morte « bonjour ma maman chérie qui est (sic) au ciel ». Elle est morte un mois après sa sortie du coma à la suite d’une agression. Deux années auparavant elle prenait sa retraite, après avoir enseigné l’Histoire durant trois décennies dans un lycée de la Deuxième chance, « lycée Kaboul » ou « lycée Sing-Sing » dans le 9.3., département de la Seine Saint-Denis où elle habitait, dans un pavillon. Son agresseur, Laaziz, était un de ses anciens élèves. Léa a quitté la France où elle ne se considérait plus dans son pays. Il était interdit de parler des Serviteurs et de leurs croyances. « Par décret divin, ils ont nationalisé la Cité et lancé un puissant programme de soumission… Ils voulaient savoir si j’étais baptisée, si je portais une perruque… il y a eu du charabia derrière le voile… je suis née ici quand même, je ne suis pas un envahisseur… adieu la Seine-Saint-Denis, le cher 9.3 ! Étrangère pour étrangère autant l’être à l’étranger. »

Pour ne pas s’ennuyer et bien occuper sa retraite, Élisabeth répondit à une offre d’emploi en Allemagne pour « accompagner une enfant de onze ans dans son éducation », la jeune Cornélia (ou Nele) fille des riches Von Hornerberger. Léa suit avec bonheur la nouvelle vie de sa maman qui semble se plaire dans son nouveau travail. Lors d’un week-end, elle s’est rendue dans le port de Bremerhaven, au Musée des émigrés, puis un mois plus tard au musée de Hambourg. C’est pour la petite Cornelia qu’elle effectua ces déplacements. Il fallait à Élisabeth voir le port de Bremerhaven « cet endroit mythique d’où plus de sept millions d’Allemands embarquèrent pour l’Amérique au cours des 18 et 19° siècles. » Parmi ces émigrants, Victor Tamas Von Horneberger, l’arrière-grand-père de son employeur. Il embarqua en décembre 1831 sur le « Die neue Hansa ». Il fera « fortune dans la peau de castor », plus tard « dans l’exploitation des indigènes » en Amérique du Sud, avant de s’installer définitivement en Afrique du Sud où il devint Africaner, chef de police puis ministre des Mines. Ses descendants s’installeront à Londres et à Bremen.Toutes ces familles qui ont traversé l’atlantique pour le Nouveau Monde « ont vécu le mystère bouleversant de l’Exode, de l’Égypte vers la Terre promise, porteuses d’une espérance que rien ne pourra infléchir ». « Poussée par une force, Élisabeth s’arrêta devant un personnage de cire, un jeune homme petit, râblé, l’air rusé et entêté… qui s’appliquait de toutes ses forces à écrire une lettre ». Elle prit plusieurs photos du jeune homme et de la lettre qu’elle traduisit. L’émigrant s’adressait à ses parents, ses frères, sa sœur Ute, pour leur dire que tout allait pour le mieux. Cet homme de cire représente Ernst Hans-Günter Von Ebert qui avait embarqué sur le même bateau que l’aïeul des employeurs d’Élisabeth. Il était accompagné de son épouse Iris Wilhelmine Dana Rolf. Lui aussi fera fortune. Grâce à l’argent qu’il envoyait à sa famille, sa sœur Ute ouvrit une petite biscuiterie. Élisabeth voulait écrire une notice biographique sur l’arrière-grand-père de l’enfant et sur son voisin de voyage, qui, lui aussi, fit fortune en Amérique, sur sa femme, sur sa sœur Ute… Élisabeth « avait besoin de ces informations pour alimenter ses travaux pratiques », pour expliquer à Cornelia « qu’avec les autres il faut avoir des liens qui s’inscrivent dans l’histoire des siens et du monde. » 

La famille Von Ebert, du sommet à la base de la pyramide, et particulièrement Ute, la descendante et mystérieuse Ute responsable d’entreprise, a fait « une intrusion magique dans la vie de maman » écrit Léa qui veut comprendre ce qui lui est arrivé. En fait, deux histoires, l’une ancienne, l’autre inscrite dans notre temps, vont « converger vers Élisabeth et la prendre dans leur cours tumultueux ».

Lorsque le 13 novembre 2015, la France fut frappée par des attentats, Élisabeth quitta l’Allemagne pour rejoindre son pavillon. Il lui fallait faire quelque chose. Avec des amis elle se rendit à Paris pour se recueillir devant le Bataclan, cible d’un des attentats islamistes. Mais alors qu’elle revenait de ce rassemblement, elle a été violemment agressée dans le métro, place de la République, « par des malabars patibulaires, l’air de mauvais poil. Ils portaient la tenue réglementaire du moudjahid, blouson sur gandoura, pantalon parachute à mi-mollet, barbe en bataille, et une pastille nécrosée sur le front ». La France explosait sous la violence de ses islamistes, l’air était comparable à celui des années 40. Élisabeth fut hospitalisée. Elle plongea dans le coma durant quelques jours. Lorsqu’elle en est sortie elle « reprenait une figure humaine… elle parlait d’un monde que nous ne connaissions pas… elle s’adressait en allemand à des gens d’une autre vie… d’un ton fatigué, autoritaire même. » Élisabeth s’était-elle métamorphosée ? « Pour elle nous étions Hannah, Magda, Helmut ». Un autre monde, une autre réalité. L’infirmière dit « elle délire ». Puis elle revenait à la lucidité en remerciant ses amis d’être venus lui rendre visite, et sa fille d’avoir informé ses employeurs à Bremen. Elle avait mal à la hanche. Elle avait hâte de retrouver Cornelia. Léa dit avoir deux mamans en une. « Je lui téléphonais tous les jours et je me mettais à son diapason, je pouvais tomber sur maman et avoir une conversation bien familiale avec elle, comme je pouvais tomber sur Ute Von Ebert, mon autre mère en quelque sorte, et parler avec elle de toute autre chose, les menaces d’invasion et de fin du monde… » Sa conscience basculait sans que rien n’annonce le mouvement dit Léa. Et elle, répondait tantôt en étant Léa, tantôt en étant Hannah la fille d’Ute. « Hannah n’existait que comme rêve dans la tête d’un autre rêve nommé Ute. » Le médecin parlait d’oscillation de la conscience de soi non maîtrisée. Il y avait entre le monde d’Ute et celui d’Élisabeth « un lien par-delà le réel ». Léa n’a pas osé parler aux amis de sa mère, qui sont tous les jours à l’hôpital , car ils ne sont pas comme elle, elle Léa, dans la théorie mais dans la réalité. Léa intègre de plus en plus le monde d’Ute, celui de sa ville Erlingen (il existe bien une ville au nord-ouest de Munich qui porte ce nom, mais la première « une théorie inventée » par Ute n’a rien à voir avec la seconde.)

Ute Von Ebert

Ute Von Ebert, descendante d’Ernst Hans-Günter Von Ebert, est cette autre femme qui, comme Léa, rédige des lettres à un membre de sa famille – sa fille en l’occurrence, Hannah, qui réside à Londres – et des notes en vue d’écrire un roman. Ute est à la tête d’une grande entreprise de biscuits « mondialement connue ». La situation qui prévaut dans sa ville Erlingen qui est « infestée par les Ombres » (de la même engeance que celle qui hante – et pardonnez-moi – mon dernier roman, Le choc des Ombres) la panique. La ville est proche de l’anéantissement « la bombe n’est pas loin d’exploser ». Les jeunes fricotent avec l’ennemi, partagent ses idées. On dit « ennemi », mais le terme, une sorte de mot tronqué ou amalgame, « englobe toutes les hypothèses ». Ute est une radicale, elle est « pour le rentre-dedans et contre les services de déradicalisation » de ces gens, ces ennemis, ces « lâches et hideux » envahisseurs.

Le malheur de la ville, « le début de la fin », a commencé lorsque le Conseil communal, incapable et veule, plutôt que de se mobiliser pour défendre la ville, prit la décision d’organiser la fuite devant l’ennemi « ce mystère archaïque surgi du néant… des envahisseurs dont la croyance regarde l’abîme plutôt que le ciel ». Ute accuse les pacifistes, ce sont eux les responsables de la situation. Eux qui, avec d’autres, préparent la fuite de la population, « la déportation » par train. Les heureux élus « porteront un brassard jaune, les policiers les reconnaîtront et sauront les protéger… Où les emmènera-t-on, dans quels camps seront-ils entassés ? » Il est normal et juste pour Ute de faire disparaître les pacifistes comme tous les lâches. « On en est arrivé à penser que la défaite et la soumission sont une solution satisfaisante » devant l’ennemi qui approche d’Erlingen. L’humanité n’avait jamais rencontré un ennemi de cet acabit ». Son nom « Petit village 2084 bis ». Et nous suivons le regard ou le doigt de Boualem Sansal, dirigé vers La fin du monde. Un hameau métamorphosé, une sorte d’Abistan avant l’heure, devenu amnésique par la soumission imposée par le glaive, ou par la soumission adoptée. La métamorphose peut bien être aussi « un phénomène collectif. » Mais Ute est prise de remords. Elle compare les sournois envahisseurs d’aujourd’hui aux envahisseurs qui, comme ses aïeux, se sont jetés sur l’Amérique et sur ses peuples qui « furent dépossédés de leurs terres, de leurs cultures, de leurs âmes ». Elle dit « nous aussi nous avons été envahisseurs… chez les Ebert la religion et la vie c’est l’argent et la gloire… c’est dur pour moi d’être l’héritière d’Ernst l’esclavagiste et la gardienne receleuse de son immense fortune. » Mais des différences importantes semblent séparer les deux types d’envahisseurs. Comme le dit Ute « chez les Ebert la religion et la vie c’est l’argent et la gloire », or pour ces envahisseurs la gloire c’est « la soumission du monde » à leur vérité exclusive. Une autre différence, cette fois entre les Indiens et les Européens, tous deux « envahis », les Indiens n’ont, contrairement aux Européens, envahi aucun autre peuple, ni sont à l’origine des monstrueux drames humains passés et actuels liés au changement climatique (inondations, érosions, désertification, migrations…), à la mondialisation (extrême pauvreté, impérialismes, guerres…) Une vie souterraine faite de résistance s’est organisée dans Erlingen et sa banlieue. « Une bande d’excités – est-il écrit dans un rapport de police – se réunit dans une librairie libertaire et dans un parc à ferraille. Ute prend part à cette mobilisation contre les envahisseurs.

Mais la confusion voulue par l’auteur, où se croisent « réalité » et « fiction », persiste. Ute n’est pas dans sa peau, elle est dans celle que son rêve ou la fiction dictent « vous n’avez pas encore compris que nous sommes dans une fiction, un roman, la réalité ne se laisse pas abuser comme ça. » Nous sommes à la fois dans le roman et dans la confusion donc. À partir du rêve un petit film décousu s’est formé dans sa tête. Elle a mal à la hanche, elle y voit des bribes d’images, un train, un tunnel, des images qui explosent, une sirène… » des visages surgissent, elle entend des noms, celui de Léa, c’est que nous sommes – peut-être – à deux doigts de la place de la République et d’Élisabeth un certain novembre 2015. La confusion est totale. « Ce qui m’angoissait, ajoute Ute, c’est que dans mon rêve j’avais la parfaite conscience d’être dans le réel… oui je le savais, dans nos rêves la conscience est toujours là, dans un coin, veillant au grain, pour empêcher le naufrage dans la mort, pour nous rappeler que nous sommes dans la fiction, pas dans le réel… C’est affreux, quelque chose tourne en rond en moi, le réel et le rêve n’appartiennent pas à la même personne… comment savoir qui vit dans le rêve de l’autre et quel réel est à l’une et à l’autre… » Et si l’une est l’autre ? Il y a chez l’une comme chez l’autre, «  une quête de vérité que certains affirment posséder en exclusivité et vouloir imposer au monde. »

Architecture et écriture

Le roman se présente sous la forme de deux parties contenant des chapitres d’inégale longueur, 12 pour la première, 11 pour la seconde. Il faut ajouter un prologue, un  épilogue, un dernier chapitre et un Post-Scriptum.

Dans la première partie du livre, celle d’Ute, intitulée « La réalité de la métamorphose », on compte 12 chapitres : quatre notes pour la prévision d’un roman qui portent chacune un titre comme « Le début de la fin », « La vie secrète des Ebert »…, deux notes de lecture elles aussi portant un titre, cinq lettres à sa fille dont le début commence par des mots  écrits soit en italien soit en français,  et un « chapitre additif »

Dans la seconde partie du livre, celle de Léa, dont le titre est « La métamorphose de la réalité », il y a 11 chapitres : six notes en prévision d’un roman à écrire ( la première est « Le temps des migrants », les quatre autres portent ce même titre « Au croisement de deux histoires » suivi de sous-titres différents, sur les six notes trois sont suivies d’extraits bibliques), deux notes de lecture, trois lettres à sa fille. À la suite de cette seconde partie, il y a un épilogue, un chapitre à propos du roman (interne au roman) et un Post-scriptum. Celui-ci est un e-mail de la jeune Cornelia/Nele adressé à Léa.

Dès l’exergue du roman, celui de Boualem Sansal, en page 11, l’auteur adresse ses « pensées reconnaissantes » à nombres d’auteurs, tous ceux qu’il a convoqués pour étayer son « discours » comme Kafka à propos de la métamorphose, Henry David Thoreau (et par conséquent Emerson) concernant le transcendantalisme (un barbarisme !), Dino Buzzati avec Le désert des Tartares ou la recherche/l’attente inassouvie, Buridan et le paradoxe de l’âne, Dante et l’Enfer (Divine Comédie), Virgil Gheorghiu et Les immortels d’Agapia (Boualem Sansal se fourvoie-t-il ? car enfin cet auteur prêtre orthodoxe radicalement anticommuniste, fut diplomate sous le règne du premier conducator roumain – extrême droite – et antisémite dans les années quarante), mais aussi Charles Baudelaire, Albert Camus et Sisyphe qu’il faut imaginer, « pourquoi pas heureux dans son enfer », Prévert, La Fontaine, Voltaire, Proust, Dumas, Beaumarchais… et jusqu’à des auteurs anonymes comme ceux ou celui qui écrivit « Le Traité des trois imposteurs », livre qui exista bel et bien !

Boualem Sansal ne nous déçoit pas, tant s’en faut. Ni par son discours radical ou si l’on préfère celui d’Ute ou même d’Élisabeth, ni par son style toujours aussi pétillant quoique je trouve qu’il n’y a pas suffisamment de nuance entre les narratrices. Leur langage est proche, que ce soit dans les lettres à la mère/ à la fille ou que ce soit dans les notes pour l’écriture du roman dans le roman… Les interventions d’Ute ne sont pas égales. Tantôt elle s’exprime en chef d’entreprise, tantôt comme une citoyenne ordinaire, tantôt en utilisant un jargon improbable. On retrouve l’écriture de Boualem Sansal, mais peu ses grandes embardées comme dans certains de ses précédents romans caractérisés par l’emphase et l’amplification. Voici un extrait du roman :

« Je n’ose penser à ce qui a pu se commettre en ces terres d’islam, Mahomet est la prunelle des yeux d’Allah, les fidèles tueraient leurs enfants dans le ventre de leurs mères pour un seul de ses cheveux. Des rumeurs terrifiantes remontaient du Bosphore, le calife aurait envoyé des séides en Europe, à Amsterdam, Kiel, Oslo, Paris, Bâle, Genève, Lyon, partout où des éditeurs perfides se sont fait l’habitude de dénigrer la vraie religion et de moquer son prophète. Une liste de présumés coupables fut dressée, ils étaient voués à être enlevés et conduits devant le Grand Turc qui promettait de leur arracher le foi et de le dévorer cru, selon une certaine tradition arabique qu’il souhaitait actualiser et imposer sur les champs de bataille, tant pour le pouvoir d’excitation qu’elle exerce sur les troupes que pour le potentiel de terreur qu’elle exerce sur l’ennemi, et sur laquelle je me suis documenté tant elle m’a paru extraordinaire. »

Une perle, au-delà du discours.

Ahmed Hanifi, auteur.

Marseille, 10 septembre 2018

LE TRAIN D’ERLINGEN ou La métamorphose de Dieu

Boualem SANSAL_ Ed Gallimard- 2018. 248 pages.

Les écrivains algériens dans la décennie noire

Le livre «Algérie, les écrivains dans la décennie noire» de Tristan Leperlier (CNRS Éditions, Paris septembre 2018, 344 pages), est « la version remaniée » d’une thèse de doctorat de l’auteur, soutenue il y a trois ans à l’École des hautes études en sciences sociales (Paris) et intitulée «Une guerre des langues ? Le champ littéraire algérien pendant la décennie noire (1988 – 2003). Crise politique et consécrations transnationales».


Le livre se positionne «entre études littéraires et sociologie des intellectuels» et s’adresse aussi bien «aux lecteurs curieux de découvrir une littérature (algérienne)… qu’aux lecteurs qu’intéressent les enjeux de l’engagement politique en période de censure religieuse, de migrations intellectuelles et d’identités postcoloniales». Il s’articule autour de quatre grandes interrogations (chapitres). La première interroge le statut de l’écrivain, la deuxième ce que fut la guerre civile, la troisième l’engagement de l’écrivain et la quatrième les écrivains dans la relation France-Algérie. Comme l’indique l’intitulé de la thèse, la recherche couvre la période allant de 1988, année de la révolte des jeunes Algériens, à 2003, année de Djazaïr, une année de l’Algérie en France, «couronnant une période où les relations littéraires entre la France et l’Algérie ont été intenses, et marquant le retour de l’État algérien en matières culturelles».


Les choix méthodologiques : l’analyse qui s’inscrit «à la croisée des études littéraires et des sciences sociales» est à la fois qualitative et quantitative, elle introduit des concepts empruntés notamment à Max Weber, Émile Durkheim, Pierre Bourdieu, Erving Goffman. Tristan Leperlier procède à des entretiens semi-directifs en français ou en arabe, avec 80 individus dont 65 écrivains, 15 éditeurs, 2 journalistes… La base de données des œuvres littéraires algériennes en contient «plus de deux mille» (ou : «environ deux mille») et 174 écrivains algériens en activité entre 1988 et 2003». Tout le long du livre, argumentaires et justifications s’enchaînent sous différents angles et contenus et se complètent pour aboutir à une construction cohérente de la question centrale du rôle des écrivains algériens durant la décennie noire et les conséquences que les bouleversements politiques et sociaux ont eues sur eux. Autrement dit, comment les écrivains algériens ont été partie prise et partie prenante ? Le contenu de la recherche est très dense et très circonstancié. Aussi, nous proposons cinq rubriques ramassées qui, dans leur ensemble, espérons-le, en reflètent l’essentiel : 1- la position de l’intellectuel, 2- les différents groupes, 3- francophones, arabophones, 4- engagement et témoignage, 5- une littérature spécifique et des logiques économiques.

1- La position de l’intellectuel


Tristan Leperlier introduit la question de l’autonomie de l’écrivain et la tradition française quant à l’engagement de ce dernier au nom des valeurs universelles de tolérance, de vérité… Deux types d’écrivains sont opposés, l’ «intellectuel critique» et le «conseiller du prince». L’auteur n’évoque pas la question de l’intellectuel organique d’Antonio Gramsci, ni la critique de Pierre Bourdieu. En Algérie, l’écrivain dispose d’un statut éminent, il est le «parangon de l’intellectuel» jusqu’aux années 90, qui seront aussi les années qui mettront un terme à cette position de prestige, au bénéfice des journalistes. Deux facteurs sont la cause du déclin de l’écrivain phare : la crise politique et son internationalisation, et la guerre civile qui suivit. Mais aussi son soutien «bon gré mal gré» à un régime «semi-autoritaire». L’auteur nuance, «l’engagement des écrivains algériens paraît bien plus complexe que le discours d’héroïsation à leur propos ne donne à penser». Alors qu’ils étaient «à l’avant-garde de la contestation du pouvoir politique», au début de la décennie Chadli Bendjedid, ils se mirent en retrait pendant les émeutes d’octobre 88. Kateb Yacine allant jusqu’à appeler à serrer les rangs autour du FLN (Front de libération nationale) post-octobre, écrivant dans une tribune «Le FLN a été trahi» (Le Monde daté du 26 octobre 1988), alors que les journalistes «étaient en première ligne… Dès mai 88, un mouvement des journalistes algériens s’était d’abord structuré autour de revendications salariales». Les journalistes «en tant que journalistes» remplacent les écrivains à l’avant-poste de la contestation». Le silence des écrivains prendra fin au lendemain de «l’arrêt du processus électoral», lorsque la montée en puissance des islamistes mettait en péril l’autonomie du champ littéraire.


À la suite des émeutes d’octobre 88, l’Algérie se démocratise, s’ouvre au multipartisme. Une nouvelle Constitution, garantissant les droits fondamentaux des citoyens, liberté d’expression, d’opinion, d’association, liberté religieuse, liberté de la presse, est adoptée. Le gouvernement de Mouloud Hamrouche libéralise la presse (loi 90-07 du 3 avril 1990). Dans l’effervescence que vit le pays, les journalistes occupent le devant de la scène et le champ intellectuel. Ils sont «l’avant-garde intellectuelle de la contestation politique», alors que les écrivains se mettent en retrait. L’auteur liste les forces politiques en présence alors, citant le FLN et le PAGS (Parti de l’avant-garde socialiste), puis les islamistes, les berbéristes et les libéraux ou réformateurs, en accusant ces derniers d’être «stratégiquement alliés aux fondamentalistes», faisant l’impasse sur les autres organisations dont plusieurs sont trotskystes et le FFS (Front des forces socialistes), le plus ancien parti d’opposition au régime depuis l’indépendance. L’auteur évoquera plus loin ce parti sans le qualifier ou bien l’indexer comme «participant à la Quatrième internationale».

«Formés généralement dans le marxisme, les écrivains, en tant qu’élite, ont connu une forte promotion dans les années 70 et ne sont donc pas foncièrement hostiles au régime FLN» face auquel ils adoptent «une attitude de soutien-critique» jusqu’au changement intervenu à la tête du Pouvoir avec l’arrivée de Chadli Bendjedid. Avec les émeutes d’octobre 88, «la représentation de l’intellectuel, et de l’écrivain en particulier, est rompue». Il y a entre ces intellectuels et les jeunes émeutiers «un décalage social». 25% (de la base de données de l’auteur) «des écrivains actifs pendant les années 90 ont tenu un poste de responsabilité (haute administration, direction de recherche…)».

Le « retour de la gauche» aux commandes du pays, à la fin des années 80 début 90, invite les intellectuels les plus indépendants par rapport au FLN à «élaborer de nouvelles politiques culturelles publiques» favorisant l’autonomie. On assiste à une forte libéralisation du secteur culturel. La SNED (Société nationale d’édition et de diffusion) où Rachid Boudjedra officiait depuis sa nomination en 1981 comme «censeur en chef assumé» (El Watan, 10 octobre 2017) ne dispose plus du monopole.

 
Le réengagement politique des écrivains ne s’effectuera qu’à la fin de la décennie avec la «visibilisation publique croissante des islamistes» et leur menace. De nombreux écrivains intégreront au début de l’année 89, le «Rassemblement des artistes, intellectuels et scientifiques (RAIS)» qui publie le 29 février une «Déclaration pour la tolérance». Le texte, signé par près de 8.000 personnes, sera déposé à l’Assemblé nationale le 8 mars de la même année. À la fin des années 80, «comme dans les années 70 quand ils acceptaient de répondre aux injonctions de la célébration nationaliste et socialiste, les écrivains reprennent à leur compte les enjeux du champ politique». Leurs sollicitations ont été entendues. «En 1992, ils se sont rangés majoritairement du côté d’un «État» qui n’hésitait pas à mettre en cause le résultat des élections législatives, puis à mettre en place des mesures répressives à l’égard du mouvement islamiste». Les écrivains sont «plus engagés pour les libertés individuelles que pour la démocratisation susceptible de mettre en danger ces libertés». Une dizaine d’années plus tard, «lors du Printemps noir en Kabylie en 2001 -répression massive provoquant des centaines de morts-, les écrivains se sont, comme en 1988, peu mobilisés».



2- Les différents groupes


L’auteur distingue trois positions politiques chez les écrivains : il y a les anti-islamistes radicaux (les éradicateurs), les anti-islamistes dialoguistes et les pro-islamistes. À partir des entretiens et des bases de données, les trois-quarts des anti-islamistes sont radicaux. «Les positions pro-islamistes et dialoguistes paraissent marginales». Tristan Leperlier questionne dans un premier temps la relation entre les prises de positions politiques des écrivains et leur position dans le champ littéraire, et dans un second temps la relation entre ces prises de positions politiques à l’aune de leur proximité ou non avec le Pouvoir, l’auteur écrit souvent «État» sans éclaircissement des deux notions.

Il se dégage de son analyse «trois nuages» : individus, modalités, modalités politiques, à partir desquels sont dégagés trois idéaux-types : les Professionnels (souvent héritiers d’un capital littéraire, ils vivent de leurs écrits), les Professeurs (fonctionnaires, anciens étudiants en Lettres), Les reconvertis (ceux-là, souvent journalistes, venus tard à la publication).


Dans la rubrique «Deux rapports à‘l’État’», l’auteur distingue deux groupes d’écrivains s’inscrivant contre les islamistes : les dialoguistes et les radicaux. Les écrivains du premier ont dénoncé le coup d’État et soutenu la Plateforme de Rome en 1995 signée «entre trois partis frustrés de leur victoire en 1992». Dans les faits, la Plateforme de Rome n’a pas été ratifiée par trois, mais sept partis politiques et la Ligue des droits de l’homme de maître Ali Yahia Abdenour. Les écrivains dialoguistes sont à la marge du champ littéraire, écrit l’auteur, il n’y en a que deux de grande carrure, et ils sont «les moins dotés en toutes sortes de capitaux et ont peu accès aux postes politiques ».


Les écrivains du second groupe ont soutenu l’arrêt du «processus électoral» et «la politique anti-islamiste radicale de Rédha Malek, figure politique importante de la gauche». D’ailleurs, «la tendance de leur participation au pouvoir politique s’est renforcée». Les anti-islamistes radicaux, s’ils reconnaissent qu’au sein du pouvoir il y a une «diversité», ils la «nient» s’agissant du mouvement islamiste, «c’est un leurre», répète par exemple Rachid Boudjedra «communiste très intégré aux cercles du Pouvoir». Ce «Voltaire d’Alger» qui se veut «orientateur des consciences dans son pays et ambassadeur de l’image de l’Algérie dans le monde». Il s’agit en définitive de deux rapports au Pouvoir politique. Nombre d’écrivains de la génération de Novembre «doivent à ‘ »l’État » algérien leur très forte promotion sociale… Si la plupart des jeunes écrivains de langue française ont été favorables à l’arrêt du processus électoral de décembre 1991», contrairement à nombre de leurs aînés, ils «semblent être les premiers à s’éloigner de l’approche anti-islamiste radicale pour mettre en cause et  »l’État » et les islamistes».


L’auteur met en avant la concurrence entre écrivains et journalistes dans le champ intellectuel. «Par les écrivains dialoguistes, le champ littéraire rentre en friction avec d’autres champs intellectuels». L’opposition entre intellectuels anti-islamistes radicaux (des écrivains) et dialoguistes (des journalistes et universitaires structurés autour de la maison française d’édition La Découverte comme Mohammed Harbi, Benjamin Stora, Tassadit Yacine José Garçon, Salima Ghezali, Ghania Mouffok…), on la retrouve entre intellectuels critiques «universalistes» et «spécifiques». Les premiers interviennent dans le débat «au nom des valeurs», les seconds «au nom d’une spécification».


3- Francophones, arabophones


L’auteur réfute cette image qu’ont certaines élites françaises reconduisant une perception coloniale, selon laquelle face à l’Algérien «évolué et moderne» et donc francisé et dont l’horizon est tourné vers la France, est posté «l’archaïsme, voire la barbarie du reste de la population». Selon cette «doxa française, la guerre civile algérienne aurait été avant tout une guerre culturelle opposant arabophones et francophones» Mais il précise que les écrivains algériens exilés en France ont contribué à la diffusion de cette représentation. Boualem Sansal (qui n’est pas exilé à l’étranger) «parle de guerre linguistique». Chez les arabophones, la langue arabe est mise en avant contre le français «langue de la colonisation et de l’aliénation». Brahim Saci, philosophe laïc, «mais» -conjonctionne l’auteur- opposé à l’arrêt du processus électoral, se permet de généraliser : «C’était aussi une guerre des langues», affirme-t-il. Tristan Leperlier indique que dans le champ littéraire «fortement bipolarisé, la guerre civile est devenue une guerre des langues», ce qu’elle n’était pas avant.


Selon l’auteur, en partie, le conflit entre les pro et les anti-islamistes se résume à l’opposition entre fondamentalistes et gauche marxiste qui avait structuré la vie politique depuis l’indépendance. Ce raccourci (il n’y en a pas beaucoup heureusement) ne nous semble pas à la hauteur des prétentions du chercheur. Quelques pages plus loin, et pour illustrer son propos, Tristan Leperlier rapporte les mots d’un auteur de la gauche marxiste qui, -près d’un an après octobre 88-, dans le numéro du 7 juillet 1989 de Révolution Africaine (FLN), faisait sur cinq pages le panégyrique de Nicolae Ceausescu. Cette «opposition entre les pro et les anti-islamistes a été en partie absorbée par le clivage linguistique francophone/arabophone».


4- Engagement et témoignage


La problématique de l’engagement a été «réactivée» par la guerre civile alors qu’elle s’était effacée durant la décennie 80 après qu’elle fût «centrale dans les années 70». L’auteur propose à partir de la sociologie d’Émile Durkheim (explication causale du réel) et de Max Weber (compréhensive et subjectiviste ou le point de vue de l’acteur) une typologie du geste d’engagement par le biais de la littérature. L’engagement d’attestation, l’engagement d’évocation et l’engagement d’interrogation.

L’engagement d’attestation est une «affirmation d’un propos politique». L’objectif de cette stratégie est de contrer les discours pro-islamistes «et surtout dialoguistes». L’engagement d’évocation «ne formule pas de propos politique explicite, n’affirme pas de valeurs». Cet engagement-là «entre en discussion» plus avec un imaginaire. L’engagement d’interrogation «est fondamentalement politique tout en cherchant l’autonomie de la littérature». Il est contradictoire avec l’ethos de témoin, il peut mettre en cause les valeurs  »attestées » par d’autres.


Mais ces engagements sont une chose et l’engagement esthétique en est une autre.


Si l’exil des écrivains algériens est important (le quart d’entre eux), l’accueil qui leur est fait n’en n’est pas moins très positif du fait de l’attente du public français. Il y a une «délocalisation exceptionnelle de la littérature algérienne en France». Les préoccupations nationales sont très présentes dans les livres de ces écrivains. La plupart d’entre eux «ont assumé un ethos de témoin» et nombreux sont leurs écrits qui sont présentés comme des témoignages alors qu’ils se situent entre fiction et histoire vécue. Lors de notre enquête, écrit Tristan Leperlier, «Malika Mokeddem est la plus souvent citée comme l’exemple typique de la  »littérature d’urgence » ou de  »témoignage », elle est devenue une sorte de bouc émissaire ». L’auteur émet l’hypothèse que c’est «son virulent engagement féministe anti-islamiste qui lui est reproché».


La reconnaissance de tous ces écrivains n’est pas acquise. «Cette notion de témoignage, écrit l’auteur, est souvent rattachée dans les années 90 à celle de l’urgence», une représentation très controversée. Pour étayer ses affirmations, l’auteur prend pour exemple le contenu d’ouvrages de Rachid Mimouni, Yasmina Khadra, Malika Boussouf… Il fallait constituer en France, où se développe un discours hostile aux anti-islamistes radicaux, un discours opposé politique et littéraire, même si, comme dans ‘ »La Malédiction » (Stock 1993) de Rachid Mimouni, «la qualité du texte n’a plus rien à voir avec celle des précédents du même auteur» (1). Ce roman «abandonne toute recherche littéraire au profit d’un roman à thèse politique».


Chez Yasmina Khadra, le chercheur note que «les cinq romans qu’il publie entre 1997 et 1999 proposent au lecteur une interprétation spécifique de la guerre civile : elle sert non un peuple opprimé que les islamistes représenteraient, mais les intérêts économiques de la classe dirigeante, appelée «mafia politico-financière». La crédibilité de ce «discours» est liée à l’auteur lui-même, à son identité «à la fois algérienne et musulmane et féminine» et qui est sans cesse rappelée dans le paratexte de ses romans de cette période. Yasmina Khadra révèlera sa véritable identité en 2001 dans son livre L’Écrivain (Julliard).


Avec le roman de Malika Boussouf ‘ »Vivre traquée » (Calmann Lévy, 1995) dédié à André Glucksman et à ses proches, «s’affirme le modèle du témoignage de journaliste». Il y a concurrence entre journalistes et écrivains, conséquence de leur «très grande proximité». L’auteur précise que la moitié des écrivains algériens de la période analysée ont exercé comme journalistes.

Ces écrits sont qualifiés d’intimes, de «témoignages». Dans ‘ »Peurs et mensonges » de Aïssa Khelladi (Amine Touati) qui «travaille à la Sécurité militaire avant de devenir journaliste politique… dans la presse de gauche francophone» (2) peut être qualifié d’autofiction, balançant entre journalisme et témoignage. «C’est un texte sobre et réfléchi : une écriture de l’urgence d’abord», écrit sa collègue Marie Virolle de la revue Algérie Littérature/Action. Une littérature de l’urgence, une «expression quasi oxymorique». Cette notion est critiquée, «une littérature à une dimension uniquement politique et conjoncturelle, et écrite dans la précipitation, c’est-à-dire insuffisamment élaborée (3). C’est en creux, le spectre d’une littérature de journalisme qui se dessine». Ce qu’approuve Leïla Sebbar. Quant à Maïssa Bey (l’auteur écrit Samia Benanteur), même si elle utilise l’éthique du modèle de témoignage (engagement féministe et anti-islamiste), elle prend ses distances avec cette littérature grâce à «son esthétique transparente». À son propos, l’auteur écrit :  »Maïssa Bey met en avant les raisons commerciales qui auraient conduit Le Seuil à refuser son manuscrit  »Au commencement était la mer », puisqu’on lui signifiait que son texte était  »trop poétique pour dire la réalité sanglante de l’Algérie d’aujourd’hui ». C’était le plus beau compliment qu’on pouvait me faire. Ce qui voulait dire que je n’avais pas écrit un  »témoignage », s’est réjouie l’écrivaine.



De nombreux autres exemples sont donnés sur ces questions : S. Ammar-Khodja, S. Bachi, A. Camus, M. Dib, A. Djebar, A. Djemaï, A. Mosteghanemi… que nous ne reprenons pas ici car leur développement alourdirait notre texte.


5- Une littérature spécifique et des logiques économiques



Durant les années 90, La France, en même temps qu’elle accueillait les écrivains algériens, «elles les ghettoïsait dans une étiquette nationale et les soumettait à des logiques économiques».

En France, comme les écrivains algériens francophones, leur littérature est aussi marquée. «Marquée comme toutes les littératures périphériques» et en même temps, elle est étiquetée, ce qui lui donne une visibilité marchande («francophone», «algérien»). Les écrivains sont «conscients des effets de ces étiquetages et en jouent». D’un côté, ils apprécient de pénétrer le marché, mais de l’autre, ils appréhendent «l’assignation à un ghetto».

 
«La guerre civile provoque une forte auto-identification des écrivains algériens». Ils s’alarment de la situation politique du pays et de son image qui se dégrade, et sont pénétrés par un «sentiment de honte», un sentiment exprimé dans les romans comme dans‘ »La troisième fête d’Ismaël »,  »Chronique algérienne », août 1993-août 1994 de Nayla Imaksen ou Soumya Ammar-Khodja (Le Fennec, Casablanca). Une auto-identification que ne partagent pas tous les écrivains, ainsi Anouar Benmalek cité par Tristan Leperlier : «Je revendique et mon enracinement en Algérie ainsi que mon droit à l’universalité. Le terme écrivain algérien a une espèce de connotation ethnique». Mais c’est justement sur ces points, sur «cette auto-identification», sur cette «nouvelle littérature algérienne» que s’édifiera à Paris la revue Algérie Littérature/Action. Il y a un fort intérêt en France quant à cette littérature algérienne pendant les années de guerre civile (et même avant, un «intérêt renouvelé» depuis octobre 88). «Une niche de marché» lui est ouverte avec un risque qu’elle perde son autonomie. Il y a «un double soupçon mercantile» porté à la fois sur les écrivains algériens et les éditeurs français. Certains écrivains algériens qualifiés en Algérie d’«opportunistes» sont accusés de rechercher «les suffrages étrangers», ce qui implique «de se soumettre à la demande d’exotisme du public étranger», quant aux éditeurs français, ils sont qualifiés d’ «ethnocentriques» parce qu’intéressés par la seule violence. Ce soupçon est pour l’auteur «en passe de devenir un lieu commun, tant il circule entre les cercles intellectuels des deux rives». Il ajoute que ce «point de vue est polémique, il exprime le rejet (par les agents du pôle national du champ littéraire) de la domination du pôle international. Le refus de la littérature de témoignage, de l’urgence par les éditions Barzakh relève de cette logique».


Pour le pôle national du champ littéraire algérien, «c’est l’authenticité de la littérature algérienne produite à l’étranger qui est mise en doute. L’auteur cite Kamel Daoud (journaliste) et Sadek Aïssat, auteur. Kamel Daoud qui écrivait alors (à cette époque, il n’avait pas encore publié de livre) : «La littérature algérienne publiée en France est une véritable mise en scène perpétuelle de soi-même et de son propre drame, simplifiée et vulgarisée pour la consommation de l’autre (…). Il ne peut y avoir de culture algérienne en exil en vérité». De son côté, Sadek Aïssat qui avait publié  »L’année des chiens » (Anne Carrière, 1996) déclare : «J’avais peur qu’on m’emmène là où je ne voulais pas aller, j’avais peur que l’édition, les circuits autorisés, me demandent des choses…, me fabriquent, en fait me fabriquent et fassent de moi ce que je ne voulais pas être». Il y a dans l’appréhension de cet auteur et en filigrane la récupération et la transformation de ses écrits par les maisons d’édition françaises. Ce qu’a montré avec pertinence et force détails Kaoutar Harchi (4).

Tristan Leperlier relativise la question du «constat d’ethnocentrisme… (qui) n’est pas particulier aux relations franco-algériennes… les conclusions tirées sont parfois excessives… On a même parlé de ‘‘machine éditoriale à mouliner les auteurs »». L’auteur considère que «les écrivains francophones entrent dans le marché français sans passer par l’intermédiaire d’un traducteur (comme d’autres auteurs), ce qui leur permet une plus grande marge de manœuvre dans la négociation avec leur éditeur». Il distingue différentes postures éditoriales selon que l’on est «petit éditeur», «éditeur moyen» ou «grand éditeur» avec des capitaux faibles ou importants. Il ajoute toutefois que le champ littéraire algérien est aussi soumis aux contraintes du marché «qui sont partiellement des pressions politiques privilégiant l’approche anti-islamiste radicale». En France, les écrivains algériens sont fortement valorisés, «moins du fait de leur autorité propre que des valeurs qu’ils promeuvent comme  »intellectuels musulmans alibis »». Et nous pouvons ajouter et préciser qu’ils sont d’autant valorisés que leurs discours politiques s’emboîtent dans ceux des intellectuels français et autres faiseurs d’opinions. Plusieurs pages de la recherche sont consacrées à la revue Algérie Littérature/Action qui, en France, «avec des capitaux symboliques et économiques français», a participé à la reconstruction d’«un pôle autonome au champ littéraire algérien» qui subissait tant en Algérie qu’en France «des pressions économiques et idéologiques».

En conclusion, Tristan Leperlier affirme notamment que le champ littéraire algérien a été surpolitisé durant la période observée, poussant les écrivains à s’engager politiquement. Le fait que les écrivains «aient été en retrait de la politisation des émeutes d’octobre 88 et qu’ils se soient rangés (majoritairement) du côté de  »l’État » dans la lutte radicale contre le mouvement islamiste, à rebours de l’image héroïque habituelle de l’écrivain luttant contre un État liberticide», s’explique en partie par l’idée que l’écrivain «est censé participer à la construction de la nation et qu’il est ambassadeur du pays à l’étranger, en particulier en direction de l’ancienne métropole coloniale».

Avec la fin de la guerre civile, il y a eu «une dépolitisation inédite du champ littéraire». La hiérarchie qu’on y observe entre francophones et arabophones «s’appuie en bonne partie sur le fait que la langue française est en lien avec la France». Le chercheur conclut que ce livre a permis de battre en brèche trois lieux communs de la critique que nous citons ici sans en reprendre les développements : «Rejeter l’opposition entre littérature et société, rejeter le culturalisme, reconsidérer les relations postcoloniales.


Au terme de notre lecture de cette volumineuse et importante recherche doctorale, nous avons, d’une part, regretté que l’auteur n’ait pas tenu à distinguer clairement «l’État» entendu comme personne juridique et morale de gouvernance et «Pouvoir» en tant que puissance détenue par un groupe de personnes sur les citoyens et, d’autre part, déploré l’absence d’œuvres et de romanciers algériens qui auraient pu apporter un point de vue autre ou nuancé aux côtés de tous ceux qui ont été pris en référence, comme Ahmed Zitouni, Ahmed Kelouaz, Hassan Bouabdallah, Yahia Belaskri, Djamel Mati, Slimane Aït-Sidhoum et bien d’autres ayant publié entre 1988 et 2003, loin des champs altérés.


Dernier roman paru : Le Choc des ombres (Incipit en W- Novembre 2017).


Notes :

1- Charles Bonn, «Paysages littéraires algériens des années 90 et post-modernisme littéraire maghrébin», cité par Tristan Leperlier in page 171.


2- Il y a lieu de préciser que Aïssa. Khelladi «a participé au lancement du Nouvel Hebdo à Alger en 1990, et co-fondé l’Hebdo Libéré en 1991» (africultures.com)


3- http://leblogdeahmedhanifi.blogspot.com/2005/12/la-littrature-de-lurgence.html


4-http://www.lequotidien-oran.com/index.php?news=5245220


Cliquer ici pour lire l’article (1° partie) in Le Quotidien d’Oran

Cliquer ici pour la deuxième partie

Le prix de la reconnaissance littéraire…

Le prix de la reconnaissance littéraire : Kamel Daoud, Boualem Sansal et le système littéraire français de légitimation.

(Lire la réaction de Kamel Daoud, sur cette page, en fin d’article)

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Le prix de la reconnaissance littéraire : Kamel Daoud, Boualem Sansal et le système littéraire français de légitimation. Les éditions Pauvert ont édité un très intéressant ouvrage écrit par une jeune chercheuse et romancière, Kaoutar Harchi. Une étude issue d’une thèse de doctorat en sociologie[1]. Kaoutar Harchi a enseigné au sein de différentes universités françaises et a publié de nombreux articles sur la littérature, notamment algérienne. Elle est chercheuse associée au Cerlis (Laboratoire Paris-Descartes, CNRS).

Sa recherche pose la question de la reconnaissance littéraire des écrivains non français d’expression française. Lorsqu’un écrivain écrit, il aspire à être publié, lu et reconnu. Kaoutar Harchi interroge cette consécration ainsi que les conditions et instruments de son obtention. Et les écrivains quel prix doivent-ils payer, ou sont-ils prêts à cela pour intégrer le club des consacrés ? Pour ce faire la chercheuse va « rassembler toutes les traces », éléments de biographie, articles de presse, etc. Il s’agit écrit-elle « de rendre vie » aux auteurs étudiés, en revenant pour chacun sur sa biographie, sa trajectoire littéraire en intégrant échecs et victoires. Son analyse se présente sous la forme de cinq monographies d’écrivains algériens de langue française : Kateb Yacine, Assia Djebar, Rachid Boudjedra, Kamel Daoud et Boualem Sansal (ces deux derniers ont été ajoutés, ils ne figurent pas dans la thèse universitaire).

D’emblée se pose la question de « la langue de l’autre » et du rapport qu’entretient avec elle l’écrivain. Elle est appréhendée différemment selon qu’on a commencé à écrire sous la colonisation ou après. Durant la colonisation les écrivains algériens « détournent la langue française contre ses usages dominants. » Kateb Yacine et Assia Djebar s’inscrivent dans une réalité coloniale, où, dépossédés de leur langue, « ils furent contraints » d’utiliser celle des dominants, mais ils résistent, ils refusent de contribuer à « révéler au monde la façon de vivre » des colons, ou « d’offrir à la littérature française un territoire supplémentaire » dont ils seraient absents. Kateb Yacine déclare « le défi a été pour moi de faire de la langue française le moyen d’exprimer le monde méconnu, caché ou nié de l’Algérie… » et pour Assia Djebar la langue française fut « non choisie au départ ». Kamel Daoud et Boualem Sansal s’affirment dans une Algérie indépendante. Leur rapport à la langue française est différent. Pour le premier elle est celle « du rêve et du fantasme », même si dans la famille Daoud (Boudaoud ?) il n’y avait pas ou peu de livres, tout au plus  « une quinzaine de livres chez mes grands-parents chez qui je vivais ». Le second a « une relation apaisée avec la langue française, elle est ma langue, je le ressens ainsi, je n’ai par conséquent aucun souci avec la question »[2]

Tous ces écrivains, Kateb, Djebar, Daoud et Sansal ont été d’une manière ou d’une autre consacrés par les institutions littéraires françaises. L’expérience de Rachid Boudjedra est particulière. Il a 21 ans à l’indépendance, et n’a commencé à publier qu’en 1965, « Pour ne plus parler/rêver » (Ed. SNED, Alger). Il nous a semblé intéressant, à la lumière de l’actualité ayant mis périodiquement sur le devant de la scène Kamel Daoud et Boualem Sansal, de ne retenir dans la recherche de Kaoutar Harchi que la partie traitant de ces deux écrivains.

L’édition en France des derniers romans de Kamel Daoud et Boualem Sansal, mais aussi (et surtout) les critiques françaises de ces auteurs à la recherche de reconnaissance et de leurs livres révèlent combien le système éditorial français – « un groupe restreint de spécialistes qui a le monopole de légitimer ou déligitimer un texte » – est intraitable. Car Paris dispose en la matière et à ce jour – du fait de la langue et de l’histoire pour ce qui nous concerne – du « monopole de la légitimité littéraire, c’est-à-dire, entre autres choses, le monopole du pouvoir de dire avec autorité qui est autorisé à se dire écrivain et qui a autorité pour dire qui est écrivain. »[3] « Le travail de valorisation, écrit Kaoutar Harchi, s’effectue selon des critères implicites ». La valeur d’un texte ne se trouve pas uniquement en lui, mais aussi « en dehors de la littérature » c’est à dire selon des critères n’ayant pas de lien avec l’esthétique du texte. C’est ce que montre clairement la sociologue à travers les cinq cas dont nous avons retenu ici les seuls Kamel Dadoud et Boualem Sansal qui écrivent librement en français. La reconnaissance de leur statut et de leur « valeur » en tant qu’écrivains est confirmée à l’aune de leurs ouvrages (et à leur capacité d’adaptation à la réalité littéraire française) et également ou plus encore de leurs prises de paroles et/ou de leurs articles de presse à l’occasion d’événements plus sociaux que strictement littéraires. Les deux parties, fictions et discours, sont intimement liées. Quelles « résistance, dénonciation, ou arrangement » ces deux auteurs ont-ils développés ?

Les deux derniers romans que ces auteurs ont écrits sont « Meursault, contre-enquête » pour Kamel Daoud[4] et « 2084. La fin du monde » pour Boualem Sansal[5]. Dans l’article « Le contre-Meursault ou l’‘Arabe’ tué deux fois »[6], Kamel Daoud écrit à propos de l’‘Arabe’ tué par Meursault : « personne, même après l’indépendance, n’en a cherché le nom. Kamel Daoud soumet ‘L’Étranger’ à une lecture critique qui vise à révéler les rapports de domination à l’œuvre dans le texte d’Albert Camus, écrit Kaoutar Harchi. En restituant à l’Arabe son identité, poursuit-elle, Kamel Daoud répare l’injustice commise à son encontre. Il y a là un « acte littéraire engagé ». Dans la tentative de l’écrivain se niche « une sorte de droit de réponse littéraire, une charge politique conséquente ». Et pourtant un problème va surgir avec le « déplacement du roman d’Alger vers Arles » quelques mois après la version algérienne. Le texte de la quatrième de couverture et même le corps du roman sont modifiés, adaptés à la réalité française (à son attente). La note au lecteur a été corrigée. Dans celle de Barzakh on lit : « L’auteur a cité, parfois en les déformant, certains passages de L’Étranger ; le lecteur les retrouvera entre guillemets », dans la version française : « L’auteur a cité, parfois en les adaptant, certains passages de L’Étranger d’Albert Camus (Ed. Gallimard 1942). Le lecteur les retrouvera en italiques ». Des modifications de forme. Par contre en quatrième de couverture, les changements sont importants. Alors que les Éditions Barzakh écrivent : « Un homme, tel un spectre soliloque dans un bar. Il est le frère de l’Arabe… le narrateur est peu sympathique… Il s’empêtre dans son récit, délire, ressasse rageusement ses souvenirs, maudit sa mère, peste contre l’Algérie. Il n’épargne personne. Mais en vérité, sa seule obsession est que l’Arabe soit reconnu, enfin », les éditions Actes Sud notent dans la collection Babel (2016) : « Soir après soir, dans un bar d’Oran, le vieillard rumine sa solitude, sa colère contre les hommes… Hommage en forme de contrepoint rendu à L’Étranger d’Albert Camus… » Dans leur édition de 2014 il est écrit : « En appliquant cette réflexion à l’Algérie contemporaine, Kamel Daoud, connu pour ses articles polémiques, choisit cette fois la littérature pour traduire la complexité des héritages… » Plus importantes encore sont les transformations au sein même du roman. Pour exemple, en page 14 de l’édition de Barzakh ce passage « tué mon frère, et qui s’en est allé le crier sur les toits du monde » est supprimé  et remplacé dans la version française par « l’a écrite ». En page 18 ce passage « et discourir sur la signification du prénom du meurtrier »  est purement supprimé. En page 25 « Mon frère s’appelait Moussa. Il avait un nom. ‘‘Chez nous les objets n’avaient pas de nom, on disait : les assiettes creuses, le pot qui est sur la cheminée, etc.’’, écrit ton héros en évoquant son enfance pauvre. Eh oui, avec le temps, les objets s’appelleront service de Quimper, grès flambé des Vosges, comme il l’expliquera doctement dans ses livres. Mais Moussa, lui, il sera l’Arabe… », cet extrait sera dans la version française lourdement atrophié « Mon frère s’appelait Moussa. Il avait un nom. Mais il restera l’Arabe… » En page 40 Kamel Daoud adresse un clin d’œil à l’auteur de Le Minotaure ou la halte d’Oran : « C’est d’ailleurs ici, qu’a échoué ton héros quand il a voulu passer du crime au génocide. Dans l’un de ses livres, il parle de cette ville, Oran, comme d’une gare. Il mentionne à peine un quartier ou deux, pas de Moussa, pas de soleil, juste de la métaphysique. Si tu sors du bar [AH : ‘Le Titanic’ que K. Daoud signale plus loin], prends sur la gauche, sous les arcades. C’est là que ton héros, malade et sans le sou, est venu habiter quelques mois il me semble, ou peut-être moins. Tu vérifieras dans tes livres, tu dois avoir tout noté. » Cet extrait devient « On y vient pour chercher le sou, la mer ou un cœur. Personne n’est jamais né ici, tous arrivent de derrière l’unique montagne de cet endroit », Camus disparaît. Nous ne reprenons pas toutes les modifications, elles sont nombreuses. Albert Camus malade a bien résidé au 67 rue d’Arzew (aujourd’hui Larbi Ben M’hidi). Pourquoi ces suppressions de texte, quel sens donner à ces transformations ? Kaoutar Harchi cite Sylvie Ducas. Ces changements visent à « orienter la réception du livre dans le sens d’un hommage appuyé à Camus et non pas d’un procès à charge… Pour Actes Sud, c’est le narrateur, l’assassin de Moussa, pas Camus. La fiction sauve d’une accusation qui fâche[7]. » Modifications qui sont ici plus le fait des ayants-droit d’Albert Camus que de la maison d’édition selon Kaoutar Harchi. Probablement l’une et les autres, également.

Le transfert de l’œuvre du pays d’origine vers « le Centre littéraire » est accompagné par celui de l’auteur (même temporairement). « C’est une condition sine qua non à remplir… le pays natal est nécessairement quitté, même symboliquement ». L’on s’aperçoit alors que le produit célébré en France n’est pas celui édité en Algérie, « c’est le projet dépolitisé par le franchissement littéraire » où Albert Camus est célébré, mais où la « petite voix »[8] de Kamel Daoud a été étouffé. L’accueil réservé à Kamel Daoud, cette reconnaissance littéraire « a pour effet d’infléchir le discours de l’auteur qui se trouve obligé de l’adapter « à l’horizon d’attente des consacrants et plus largement du lectorat français » constate Katouar Harchi. L’auteur a de fait « fissuré le ‘nous’ auquel il appartient. Cette qualification littéraire par le Cercle germanopratin élargi – dont les critiques sont unanimes et dithyrambiques – est par conséquent opposée à « une disqualification algérienne ». Kamel Daoud devient « l’icône de la liberté de créer, héros laïc des temps modernes », « le Voltaire oranais » (sic). La controverse de Cologne[9] va couronner cet ensemble. A la suite d’agressions sexuelles de femmes en Allemagne, Kamel Daoud a écrit deux tribunes[10]. Si dans les deux articles Cologne est au centre, « la version de La Repubblica porte sur la relation entre culture musulmane et violence tandis que la version du Quotidien d’Oran porte sur le risque, en Europe, d’une interprétation raciste des agressions » écrit la sociologue. Nombre d’intellectuels français soutiendront l’auteur, d’autres dénonceront ses prises de position. Kamel Daoud avance « une série de lieux communs navrants sur les réfugiés originaires de pays musulmans… il recycle les clichés orientalistes les plus éculés…[11] » Kaoutar écrit « dans un contexte de tensions sociales relatives au fait migratoire et au fait terroriste, et dans un contexte d’affrontement politique quant à la place de l’Islam en France et en Europe, le soutien que certains témoignent à Kamel Daoud est sous-tendu par la défense idéologique d’intérêts particuliers. » Il y a là manifestement un « usage intéressé du discours… Une forme de braconnage symbolique où un groupe pille des éléments du discours pour l’arranger à sa convenance. »  Kaoutar Harchi déduit donc que la notoriété médiatique croissante de Kamel Daoud « est fondée sur des éléments extralittéraires, précisément idéologiques. » 

Il en est de même pour Boualem Sansal. Chez cet auteur il y a un vieux sentiment d’anti-religiosité écrit Kaoutar Harchi, au moins depuis qu’il a découvert que sa fille, alors en cours primaires, s’est retrouvée « à suivre des cours religieux à la mosquée » par le fait de la directrice de l’école, sans qu’il en soit lui-même informé. « La problématique existentielle de Boualem Sansal, se reconfigure progressivement, passant de la revendication personnelle d’un ‘anticléricanisme’ à l’affirmation publique d’un danger d’expansion mondiale du terrorisme islamique. Cette problématique a fait l’objet d’une transposition littéraire intense et régulière. »

Six mois après sa sortie, « 2084. La fin du monde », son septième roman, a déjà fait l’objet de plusieurs dizaines d’articles « sous-tendus par une dimension extralittéraire ».

Kaoutar Harchi explique ainsi comment le rapport que la critique littéraire française instaure avec ces romanciers étrangers « est fondé sur la déterritorialisation et la déshistorisation de leurs conditions d’écriture » et comment ce rapport est « de facto, rapporté aux problématiques sociopolitiques du Centre littéraire parisien ». Mais il est acquis que « cette propension ethnocentrique de l’appareil critique français » est ancienne. Les louanges contenues dans les critiques formulées par des intellectuels français à l’égard de « Meursault, contre-enquête » ou de « 2084. La fin du monde » sont semblables à celles que d’autres exprimaient au début du 20° siècle en faveur de « l’auteur colonial… qui exerce une action tonifiante dans notre littérature, comme dans notre vie spirituelle. » Ces intellectuels médiatiques (dans le sens que leur attribuait Pierre Bourdieu) veulent des émotions autres, « violentes et primaires. » Quelles soient destinées à l’un ou à l’autre, la plupart de ces louanges, émanent ou sont « soutenues par la frange néo-réactionnaire des intellectuels médiatiques dans le dessein de légitimer davantage leurs propres positionnements » sociopolitiques. « Ces valorisations, ces mises en lumières flatteuses, sont intéressées. » L’un et l’autre, Kamel Daoud comme Boualem Sansal ont tenté de s’extraire du stigmate d’islamophobie qui leur a été affligé. « Que des universitaires pétitionnent contre moi aujourd’hui [cf. ici note 11], je trouve cela immoral : parce qu’ils ne vivent pas ma chair ni ma terre et que je trouve illégitime sinon scandaleux que certains me prononcent coupable d’islamophobie depuis des capitales occidentales… Je vais donc m’occuper de littérature. J’arrête le journalisme sous peu. »

Dès la sortie du livre de Boualem Sansal « 2084… », le sulfureux Michel Houellebecq, comme de nombreux autres intellectuels, lui apporte son soutien. L’écrivain algérien veut bien bénéficier de la reconnaissance que lui accorde cet écrivain consacré et consacrant : « 2084… j’aime bien. C’est un bon livre… Y a des points communs (avec son propre livre Soumission) », mais en même temps Boualem Sansal veut se soustraire des conséquences négatives possibles de ce même soutien. L’écrivain français est notoirement réputé néo-réactionnaire et islamophobe : « Le fait que Michel Houellebecq, souvent classé islamophobe, me considère comme plus radical, c’est assez terrible. » Et « je ne suis pas islamophobe, je suis contre les islamistes… Je suis islamistophobe.[12] »

Qu’il se nomme Sansal, Daoud ou autrement, l’écrivain d’expression française venu des aires géographiques anciennement colonisées est soumis au même traitement. « Pour accéder à la reconnaissance, ces écrivains doivent se plier aux normes – décrétées universelles – par ceux qui ont le monopole de l’universel.[13] Payer le prix.

Kaoutar Harchi montre parfaitement comment et par quels procédés l’Institution littéraire française exerce son monopole du pouvoir de consécration. Et comment certains auteurs de territoires géographiques anciennement dominés – en l’occurrence Algériens – en quête de reconnaissance (par le Centre), « adoptent une posture consensuelle… Ils sont, pris dans un engrenage, « conduits à investir en plus de leur œuvre dans leur propre personne. » L’auteur algérien a pourtant le choix d’un destin d’écrivain national ou celui de tenter de « rejoindre à la nage la côte de la langue française », le territoire du patrimoine littéraire central et ses « instances de consécration », en en payant le plus souvent chèrement le prix.

L’espace nous manque ici pour dire plus sur cette recherche remarquable. Une étude – nécessairement – très documentée où la rigueur imbibe chacune des 295 pages.

Cette formidable démonstration de Kaoutar Harchi s’appliquerait tout autant à d’autres écrivains de la périphérie, à tous ces auteurs français de la banlieue réelle ou symbolique, d’origine maghrébine, dont Kaoutar Harchi elle-même.

Ahmed HANIFI


[1] Kaoutar Harchi, « Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne : des écrivain s à l’épreuve ». Ed. Pauvert, Paris 2016. 295 pages.

[2]  Entretien que nous a accordé B. Sansal,  In : http://www.dzlit.fr– 6 mai 2006.

[3] Kaoutar Harchi cite ici Pierre Bourdieu  « Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Genèse et structure du champ littéraire ». Éd. Seuil, Paris, 1998. 576 pages.

[4] Éd. Barzakh, Alger, 2013.192 pages. Et Éd. Actes Sud, Arles, 2014, 160 p, puis Actes Sud/Babel, Arles, 2016. 157 p.

[5] Éd. Gallimard, Paris, 2015.276 p.

[6] Le Monde daté 09 mars 2010

[7] Sylvie Ducas, L’entrée en littérature française de Kamel Daoud : ‘Camus sinon rien’, Littératures n°73, 2015.

[8] Kamel Daoud : « Je ne réponds pas à Albert Camus, je joins ma petite voix au cri houleux et muet d’Edward Munch. » Béatrice Arvet in La Semaine, 01 juin 2014, reprise par Kaoutar Harchi.

[9] Dans la nuit du 31 décembre 2015 au 1° janvier 2016, à Cologne (Rhénanie, Allemagne), des dizaines de femmes ont subi des agressions sexuelles, ‘529 dans tout le pays’ (Libération, 11 avril 2016).

[10] La Repubblica le 10 janvier 2016, (tribune reprise par Le Monde le 31 janvier intitulée « Cologne, lieu de fantasmes.) et Le Quotidien d’Oran le 18 janvier.

[11] « Nuit de Cologne : Kamel Daoud recycle les clichés orientalistes les plus éculés ». Le Monde daté 11 février 2016.

[12] Premier extrait : Les Inrockuptibles. 6 septembre 2015, second extrait : entretien avec Mohamed Berkani, 22 septembre 2015.

[13] Pascale Casanova, La République mondiale des lettres, Paris, Seuil, 2008

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Kamel Daoud n’a pas apprécié l’article ou plus exactement le livre de Kaoutar Harchi. Voici l’extrait d’un échange (par Messenger) que nous avons eu le 31 mai, 01 et 2 juin 2017:

NB: Kamel Daoud ne m’a plus recontacté.

Rue Darwin, de Boualem SANSAL

Dès les premières pages parcourues du dernier roman de Boualem Sansal, Rue Darwin (Gallimard, 2011), on pense à une de ses nouvelles qu’il a intitulée Ma mère, parue dans un ouvrage collectif portant le même titre (ed Chèvrefeuille étoilée, 2008, 406 pages). On y retrouve cette errance du jeune Boualem/Yaz ; la dislocation de la famille, les liens difficiles qu’entretiennent les grands-parents avec leur bru. Ma mère, est beaucoup plus autobiographique que Rue Darwin qui s’inspire du vécu de Boualem Sansal certes, mais c’est une fiction. Dans l’un et l’autre la déchirure est fortement présente. Dans Rue Darwin violence et douleur traversent tout le récit. B. Sansal disait en juin dernier sur France Culture avoir écrit Rue Darwin en écoutant l’adagio de Samuel Barber. Il me faut signaler ou préciser ici que cet adagio a été exécuté en septembre 2001 à New-York, quatre jours après les attentats contre les tours du World Trade Center (New-York) et le Pentagone (Washington DC) et qui firent près de trois mille morts en comptant ceux du Boeing qui s’est écrasé à Shanksville (Pennsylvanie). Ecoutez ou réécoutez ce chef-d’œuvre, vous comprendrez la profondeur de l’infinie douleur qui s’en dégage.

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CLIQUER SUR CE LIEN POUR ÉCOUTER L’ADAGIO (et voir l’orchestre jouer)

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Pour revenir au roman lui-même, Rue Darwin s’ouvre sur une citation bien à-propos de Milarépa (11°siècle), un grand maître spirituel du Tibet, orphelin de père à sept ans et qui vécut avec sa mère dans de grandes souffrances, et sur une dédicace de l’auteur : « A ma défunte mère, A mes frères et mes sœurs de part le monde. » Boualem Sansal a perdu sa mère en avril 2008. Quelques semaines plus tard il entamait l’écriture de ce roman. Elle durera donc deux ans. Son titre, Rue Darwin, renvoie à une rue de Belcourt (Belouizded aujourd’hui), un quartier d’Alger où a résidé le jeune Yaz et sa famille, mais aussi l’adolescent Boualem, au numéro 13 exactement. Le roman se compose de deux parties inégales. La première (200 pages), est constituée de huit chapitres, la seconde (40 pages) de deux. Le roman retrace l’histoire complexe d’une quête d’identité, il raconte aussi l’histoire d’une famille sur laquelle règne une maquerelle intransigeante. Il révèle aussi l’histoire d’un pays qui ne cesse de sombrer dans la médiocrité, dans l’obscurité.

Les réminiscences du passé, parfois obscures, parfois très précises, sont permanentes. Tout le roman est écrit au passé donc, hormis de très courts extraits qui indiquent le temps du présent, c’est-à-dire le moment où le narrateur décide d’abandonner ce pays où il « demeure mais ne réside pas », où « il ne possède rien, n’a besoin de rien », abandonner l’Algérie, un pays trop froid ou trop chaud au profit d’un ailleurs « où il ne fait ni trop froid ni trop chaud. » Le premier de ces extraits qui indiquent le présent figure au chapitre trois, le narrateur dit qu’avant de prendre la route il a consigné par écrit les sept jours d’affilée qu’il a passés à rue Darwin sur injonction d’une voix de l’au-delà. Un deuxième moment indique le temps présent, il se trouve au chapitre quatre lorsque Yaz se dit que sa vraie mère travaillait dans une maison close, « c’est la première fois, là, aujourd’hui, que je me le dis à moi-même. » Puis un troisième temps du présent est mentionné au chapitre sept : « nous sommes en 2002 ». Enfin, un quatrième temps marquant le présent se situe en fin d’ouvrage « me voici arrivé au bout de ma route. Je vais maintenant partir ».
La partie une, et seulement celle-ci comporte treize monologues – comme  le 13 de la rue Darwin, lieu qui renferme une grande part de vérités –, monologues au travers desquels le narrateur s’interroge sur la vérité, le mensonge.

Trois phases articulent l’architecture du livre Rue Darwin : La première est celle qui montre combien Paris et la rue Darwin furent des lieux de vérités retrouvées, la deuxième phase porte sur la recherche de soi et la clarification. La troisième concerne l’environnement, le pays et un certain regard.

De Paris à Alger, rue Darwin :

Yaz le narrateur hospitalise sa mère à Paris. Elle est mourante, atteinte d’hémopathie maligne. Il voulait que sa mère meure dignement. Qu’elle meure dans un lieu propre « dans une chambre claire sentant l’iode frais et la Javel parfumée lavande » et non dans un espace crasseux, poisseux comme l’offrent les hôpitaux en Algérie où « on meurt comme on mourrait dans les temps médiévaux, dans l’effroi et le grouillement de la misère. » Le luxe d’aller mourir ailleurs, n’est pas donné à tout le monde. A Paris, à l’hôpital Salpêtrière Yaz et ses frères et sœurs accompagnent leur mère dans le coma, jusqu’au dernier soupir. Les échanges entre lui et ceux-là sont pauvres, Yaz constate amer, « nous nous sommes retrouvés à Paris, étrangers les uns aux autres. » A la mort de sa mère Yaz entend comme un murmure venu de l’au-delà qui l’incite à retourner sur le lieu de son enfance pour y rechercher sa vérité. « Va, retourne à la rue Darwin (…) va voir Farroudja ». « Après le deuil de maman j’ai pris le chemin de Belcourt et de la vérité. » Yaz part à la recherche de son identité bousculée, reniée, violée. Cette recherche s’effectue à Paris et à Belcourt, rue Darwin. Les identités ne sont pas figées, certes. Elles sont plurielles, vouloir en renier ou en cacher une part, un pan, un volet et c’est tout notre être qui en souffre.
Durant toute une semaine « sainte » il plongera dans son quartier d’enfance veloutée, pour se redécouvrir. Car Yaz est « un enfant du néant et de la tromperie, écrasé par la honte. »  Il n’est pas ce qu’il devrait être. Il ne se connaît pas, ou du moins il s’est toujours caché la vérité, il l’a toujours refoulée, il s’est toujours contenté d’artifices. Alors, en retournant sur Belcourt, ce « pèlerinage réveillera tant de zones d’ombres », il ravivera une histoire, la sienne, qu’il avait jusque-là refusée, qu’on lui avait jusque-là dissimulée. Mais avant, à Paris, durant l’agonie de sa mère, Yaz a découvert plus ou moins aidé par la chance, beaucoup d’informations sur un de ses proches, Daoud. Cette découverte dont certains aspects le troublent (leur ressemblance…), le confortera dans sa recherche de toute la vérité le concernant lui-même et Daoud. « J’étais comme un vase brisé dont les morceaux ont été dispersés et dont on vient par miracle de retrouver quelques pièces, que l’on a rapidement recollées. »

Recherche de soi et élucidation :

Dans un premier temps nous apprenons que Yaz (Yazid) est le fils de Karima et de Kader Kadri mort en 1957 à 37 ans dans un accident de voiture. C’était un fêtard, il aimait les femmes et les nuits embrumées. Après la mort du père de Yaz, Djéda la grand-mère paternelle chasse Karima sa bru et garde le jeune Yazid. A huit ans celui-ci est kidnappé par Farroudja une amie de la mère, en complicité avec celle-ci. Yaz habitera chez sa mère à Alger « dans une pièce de quinze mètres carrés » (in Ma mère) dans la rue Darwin jusqu’en 1964. Comme l’auteur, Yaz est né en 1949. Auparavant il a habité dans un village à 300 km au sud-ouest d’Alger, comme l’auteur, chez la grand-mère paternelle qui est dans le roman une maquerelle très fortunée. Comme le fut la grand-mère de l’auteur. Au fil des pages nous nous apercevons de la complexité qui marque la grande famille. Ainsi, Djéda est, depuis le début du 20° siècle, à la tête d’un phalanstère où seuls ses intérêts comptent, d’une grande maison close, d’un bordel aux ramifications internationales. Quitte à s’accoquiner avec l’administration coloniale. En maquerelle intransigeante elle n’accepte pas d’écart. Autrement ils sont sanctionnés. C’est tout le drame de la mère de Yaz, la vraie ou fausse mère, la mère biologique. Celle-ci, Farroudja – « une jeune esclave enchaînée dans la citadelle de Djéda » – très probablement de son « nom d’artiste » Houda, se voit confisquer deux enfants : Daoud d’abord, puis Yaz. Un jour, entraîné par son amie Faïza, Yaz assiste impuissant au « spectacle de cette jeune prostituée, ma mère, suppliant une vieille maquerelle, ma grand-mère, de lui rendre son enfant » Il découvrait « que mon père n’était pas mon père, que ma mère n’était pas ma mère ; que ma vraie mère était une inconnue qui m’avait conçu avec des inconnus de passage dans une maison interdite. Ne restait que Djéda et plus tard j’ai découvert qu’elle n’était pas ma grand-mère. J’ai dû me demander qui j’étais, d’où je venais. » Yaz cherchera et trouvera qui il est. Il le saura en partie à Paris grâce notamment à Jean un ami de Doud, qui lui fera des révélations inattendues. Le reste, il le saura à Rue Darwin, grâce à Farroudja la mère biologique et amie de sa mère adoptive, Karima décédée à Paris donc, en 2002 d’un cancer du sang, à 72 ans. Farroudja mourra quelques jours après le décès de Karima. Elles avaient presque le même âge. Mais Yaz  « enfant du néant et de la tromperie, écrasé par la honte. » découvre la vérité grâce aussi à ses propres efforts sur soi. Lui qui n’a « eu ni père ni grand-père » qui n’a « jamais dit ni à l’une ni à l’autre [Karima et Farroudja ses deux mères] : ‘‘Maman, je t’aime.’’ » Toute la seconde partie est dédiée à la vérité et à celle qui la porte, Farroudja.

Le pays, de l’enfance à ‘aujourd’hui’, et un certain regard

L’enfance du narrateur se déroule dans un pays rongé par une « guerre [d’] une complexité effroyable ». Les Algériens subissent « une guerre monstrueuse ». Mais le jeune Yaz « phobique au mot imam » ne comprend pas « pourquoi les moudjahidin venaient commettre des crimes chez nous ? » Yaz recherche sa vérité et le lecteur découvre qu’elle n’est, parfois, pas très jolie, au-delà de la violence du microcosme constitué par le phalanstère. Voilà un homme (jeune, adolescent ou adulte) qui participe lui-même de la négation de son être social : il fustige son monde, celui de sa famille, mais aussi celui de ses compatriotes qui ont changé, « la terre a bien tourné ». Renié, il renie à son tour. Il fustige l’islam, qui dit-il « pousse ses partisans à l’orgueil, à l’exclusive ». Yaz opte pour une posture, pour le moins discutable. Lorsque son père adoptif, Kader, meurt en 1954, la veille de la guerre anticoloniale, c’est à dire à une période où la grande majorité des Algériens vivaient misérablement dans la pauvreté, le regard du narrateur est expéditif. Les récitants du Coran qui avaient « des yeux charbonneux et exaltés jetaient des lueurs étranges et sauvages sur les choses et les gens (…) sortes de mystiques, secs comme des pierres, réputés pour leur appétit pantagruélique (…) Une mousse blanchâtre abjecte leur montait aux commissures des lèvres et s’envolait en flocons neigeux. J’ai envie de vomir. » Nous aussi, mais pour d’autres raisons. Le narrateur (ou l’auteur) est-il frappé d’amnésie ? Il oublie qu’à l’époque, nos parents, qu’ils aient ou non été récitants de Coran, avaient en permanence faim. Habillés de guenilles rapiécées de toutes parts. Comment dans ces circonstances, dans une « maison collaboratrice » ne pas s’en donner à cœur joie ? « A mes yeux le problème est dans l’islam lui-même ». Le mot est lâché. Le narrateur déteste autant l’Islam que les récitants. Comme si celui-ci est figé de son propre fait et non de celui des hommes qui s’en réclament. Comme si les autres religions avaient évolué du fait de la religion intrinsèquement et non du fait des hommes qui les font dans leurs temps avec leurs perception contextualisée. Le narrateur, certes violenté lui même par son histoire et par l’histoire de Daoud son frère décédé, déraille : « seul le juif s’intéresse vraiment au monde et aux autres ». Le monopole de l’empathie et de la générosité est ainsi attribué au seul juif. Ma grand-mère aurait dit « Elhagna lemsegui », allons bon ! Evidemment, nous le connaissons, à travers Yaz, Boualem Sansal cherche à faire monter en mayonnaise une nouvelle polémique. Car dans un élan heureux, dans une sorte de spontanéité, il se rachète. Sansal fait dire ceci à Yaz s’adressant à Allah : « De ton islam tout blanc, très vénérable et festif, ils ont tiré un breuvage de sang et d’amertume. » Nous sommes alors bien d’accord.

A l’âge mûr, à l’âge où généralement on fait ses comptes, le narrateur ne peut plus vivre dans un pays qui va à vau-l’eau, où règne le chapardage, la gabegie et l’autoritarisme. Il ne peut vivre dans un pays où même le respect pour le mort a disparu, le mort qui, dans un hôpital, peut être « oublié quelque part, dans un cagibi, une soupente, un garage, et [qu’on] ne veuille pas se fatiguer à chercher. » Cela n’est plus possible. Alors Yaz, nanti de toute sa vérité, décide de « lever l’ancre, de quitter le pays ». Partir pour un pays où « il ne fait ni trop froid, ni trop chaud. » Mais dans cet ailleurs rêvé changera-t-il pour autant son identité comme l’ont fait ses frères et sœurs ? Peut-être pas. Ceux-là, ses demi-frères et demi-sœurs, n’ont pas eu à vivre la même histoire que Yazid. Une histoire puzzle dont il a retrouvé tous les fragments.

L’on peut reprocher à Boualem Sansal, ou à ses personnages, une certaine perception du monde, plutôt manichéenne, une perception parfois auto-flagellante. Ce reproche je le fais ici à travers cette recension incomplète, mais nous ne pouvons faire l’impasse sur la fiction en tant que telle. Rue Darwin est un roman de haute facture, même si cette inspiration, cette hardiesse, cette effervescence, ce mouvement qui ont émaillé ses premiers romans est moindre. Mouvement qui féconde la vérité, une vérité parmi d’autres, la vérité de la littérature. De son style fluide (à l’humour parfois malencontreux en l’espèce) transparaît un témoignage fort, bouleversant même, « écrit comme un impressionniste construit son œuvre », ou sa fresque.


Ahmed HANIFI,
le 11 septembre 2011

Le village de l’Allemand, de Boualem SANSAL

Le village de l’Allemand ou le journal des frères Schiller, de Boualem SANSAL

Lire également ici sur mon blog- 09 MARS 2008

De nouveau la machine Sansal s’est mise en branle, bousculant piétinant frappant gênant. Qu’est-ce ? Un roman sur la Shoah dit-on, un roman sur l’islamisme frère jumeau du nazisme dit-on encore. Quoi qu’il est soit, Le village de l’Allemand est un livre à la hauteur des attentes des amateurs de l’auteur. Un roman à la construction non linéaire, relatant l’histoire de deux frères abasourdis par la découverte du passé nazi de leur père. Un livre qui a entraîné de ce côté-ci de la Méditerranée une somme importante de commentaires béats et non nuancés, sur l’islamisme l’islam et le nazisme.

1- Structure narrative

Deux frères à la sensibilité dissemblable, Rachel la trentaine et Malrich adolescent, racontent l’histoire d’une tragique découverte, le passé monstrueux de leur père. Le livre est constitué de 21 chapitres ou parties de journaux intimes, 12 écrits par Malrich, 9 par Rachel. Il y a comme une imbrication des paroles de l’un dans celles de l’autre, comme une sorte de discussion à deux dans laquelle le petit frère est plus prolixe, 140 pages contre 118 pour Rachel. Malrich écrit entre 10/96 et 02/97 (5 mois) soit le quart du temps de Rachel qui écrit entre 9/94 et 4/96 (20 mois). Le livre s’ouvre avec la parole de Malrich (oct 96) qui parle du suicide de son frère aîné. Il se referme sur celle de Rachel qui se prépare au suicide le 24 avril 1996, deux ans jour pour jour après l’assassinat de leurs parents. Le suicide donc, ouvre et referme la boucle. La tonalité générale respecte en quelque sorte l’esprit du livre qui est la dénonciation de la terreur. La narration est soutenue, on se trouve parfois à se demander si le roman ne s’inscrit pas plutôt dans le registre du témoignage. On ne retrouve pas ou très peu, les belles grandes phrases-paragraphes alambiquées, auxquelles l’auteur nous a conviés dans ses précédents écrits. La dérision y est mesurée. On ne retrouve pas non plus les grandes envolées lyriques foisonnantes dans Le Serment des barbares- peut être à cause de l’objet observé- mais on a tout de même de beaux passages : « Je ne le savais pas, la maman d’Ophélie a une façon de sonner qui réveille les morts. C’est un appel brutal, incessant, chargé de remontrances (…) Rachel n’avait pas tord, les émigrés pensent à eux, à leur mort, à la tombe qui les attend au pays, jamais à leurs enfants qu’ils maintiennent dangereusement suspendus dans le vide (…) Je me retrouve à réfléchir à la meilleure façon de ne pas réfléchir et les mêmes idées déferlent… » et combien d’autres. On regrettera néanmoins quelques banalités et préjugés distillés parfois à travers le regard ordinairement raciste de Malrich, « Togo-au-lait se croit malin comme un singe (…) s’il avait été élevé comme son bisaïeul Togo-au-lait nous aurait tous dévorés » ou encore ce slogan pastiche « je crois en Hitler, je vis par lui et pour lui ».

2- L’histoire

Le village de l’Allemand n’est pas que l’histoire d’une terrible Histoire, il rapporte aussi l’histoire d’une sorte de retrouvailles entre deux frères métissés, Malrich et Rachel Schiller qui ont si peu échangé entre eux. Leur père est Allemand, leur mère Algérienne. C’est l’histoire d’une triple dénonciation : dénonciation du nazisme, de l’islamisme mais aussi du régime autoritaire Algérien. Rachel arrive en France en 1970 à 7 ans et Malrich en 1985, à 8 ans. Tous deux y sont envoyés par leur père pour parfaire leur éducation. Ils sont hébergés en banlieue parisienne par des amis parentaux : Ali et son épouse Sakina. Rachel a suivi des études universitaires, il est cadre ingénieur, marié puis divorcé, possède un pavillon… Malrich lui, n’a pas atteint le niveau du collège, il vit de petits boulots et parfois de larcins. Alternativement, l’un et l’autre détaillent chacun à sa façon la découverte qu’il fait du passé du père. Leurs visions sont tantôt différentes, tantôt parallèles, complémentaires. « Rachel est cultivé, sa requête est construite, ‘intelligente’, il théorise sa pensée… en revanche Malrich est protégé par son ignorance, il a une démarche spontanée » (Sansal).

Pour Rachel tout commence par le journal télévisé du 25 avril 1994. Le journaliste rapporte que « hier soir, un groupe armé a investi un village ayant pour nom Aïn Deb (…) Selon la télévision algérienne, cet énième massacre est encore l’œuvre des islamistes du GIA… » La barbarie a atteint notre village s’exclame Rachel. L’ambassade algérienne confirme le massacre et l’informe que ses parents figurent parmi les victimes. 1994 fut une année importante dans l’accroissement de la terreur en Algérie. Des centaines de villageois sont massacrés. Le 23 mars 1994, le colonel-ministre de l’intérieur Salim Saadi (gouvernement de Rédha Malek) annonce la création de milices. Des escadrons de la mort voient le jour (OJAL…) Sur les lieux du carnage Rachel récupère « une petite valise pelée » contenant l’horreur absolue : le passé nazi de son père Hans Schiller devenu Hassan. Désormais et jusqu’à sa mort Rachel se consacrera à la recherche de ce passé. Il fouille dans les ténèbres « pour tenter de comprendre pourquoi, pour apprendre l’origine du mal ». Sa compagne le quitte, il est renvoyé de son travail. Il erre durant un mois en Euope jusqu’à Auschwitz Birkenau, se met dans la peau du père, va jusqu’à prendre une photo pour lui ressembler, « une réplique exacte » de celle de son père. Il achète Mein Kampf, rencontre le fils d’un autre nazi qui lui dit « tu es bien le fils de ton père ». Rachel la victime se déclare coupable, mais pense-t-il, « se dire ‘‘je suis le fils d’un criminel de guerre’’ ce n’est pas comme s’entendre dire ‘‘tu es le fils…’’ » Il sait qu’il n’en sortira pas, il sait qu’il est condamné. Il est seul au monde. « Tout en moi était cassé. J’étais comme ces gens définitivement brisés, veufs d’un grand amour ou rescapés d’un désastre absolu, qui entrent dans des deuils qui ne finissent jamais (…) Arrivé où je suis ça ne peut être que la fin ». Vêtu d’ « un drôle de pyjama, un pyjama rayé », comme les victimes de son père. Il se suicide au gaz pour expier ses crimes.

Malrich lui, réagit autrement à la perte de son frère, de ses parents, d’une voisine qu’il « connaissait sûrement » et à la découverte du journal de son frère. Comme lui, Malrich est revenu à son village natal pour retrouver « les traces de mon frère, à la recherche de notre père, de notre mère, de notre vérité ». Une grande détresse s’empare alors de lui. Dès qu’il ouvre le journal intime de son frère, journal que lui a remis l’empathique commissaire Daddy, Malrich a honte de vivre. Le commissaire lui dit « ton frère a eu la seule attitude digne : chercher à savoir, d’abord comprendre ». Même si, comme son frère Malrich s’enferme, ne sort plus, même si comme lui il est seul au monde, comme lui il sombre, il ne culpabilise pas, ne reconnaît pas en quelque sorte son géniteur, « nous ne sommes pas responsables de l’Holocauste ! » Car comme dit Régis Debray (ce que certains ne lui pardonnent pas) les hommes ont conscience de leur propre histoire et la Shoah n’est pas constitutive de l’histoire des peuples non occidentaux. Elle leur est en effet extérieure, ils ne peuvent, ne doivent l’assumer qu’avec une certaine distance liée à son extériorité. La résistance à l’islamisme Malrich la pense radicalement. Il veut tuer l’imam, tuer les islamistes. Il est revenu de loin, lui qui a passé une période parmi les intégristes.
Malrich dont le racisme ordinaire est féroce, amalgame abusivement banlieue et camp de concentration, islam et islamisme : « islam, islamisme c’est un détail, on s’en fout ». J’écris abusivement en pensant à l’auteur qui reprend à son compte les points de vue de ses personnages, notamment lors d’émissions radiophoniques (lire plus bas). Il se rend sur la tombe de son frère et lui parle longuement, lui raconte son voyage à Ain Deb, comment il a été interrogé par l’imam dans son bunker… La conscience de Malrich naît par la force des choses. Il souhaite aller demander pardon au Mémorial juif de Jérusalem. A son tour la culpabilité le rattrape. Il endosse comme son frère a endossé. Il ira pour son frère et pour lui-même demander pardon au nom de leur père. La descendance doit-elle expier pour les ancêtres, et jusqu’à quand ? Il dit : « Pour Rachel justice n’est pas faite. Il en a porté le poids jusqu’à la fin et je le porte à mon tour ».

La dernière dénonciation pointe le régime autoritaire d’Alger et ses supplétifs. Malrich : mes parents et nos voisins ont été assassinés et je ne sais ni pourquoi ni par qui… un jour on saura ». Il dénonce les brutalités, évoque les disparitions forcées dont sont responsables les « agents spéciaux » Algériens. Il doute quant aux commanditaires de l’assassinat de ses parents. Rachel dit qu’il y a la guerre en Algérie en 1994 entre le régime et les islamistes, entre la peste contre le choléra. « Il était de notoriété mondiale que les grands dirigeants de l’Algérie l’avaient saccagée et la préparaient activement à la fin des fins »

L’on peut regretter que Rachel fasse à son tour un parallèle abusif et inapproprié entre l’Union de la jeunesse du FLN et les Hitlerjugend, quel que fut la brutalité du régime algérien d’alors. Rachel écrit au Ministre algérien des affaires étrangères pour lui demander où en est l’enquête sur les massacres du 24 avril 1994 ? « Selon la télévision le groupe armé non identifié est indubitablement un groupe de terroristes bien connu de vos services de police ». Rachel est prêt d’entreprendre une action en direction des instances internationales car il soupçonne des parties du Pouvoir de vouloir étouffer l’avènement de la vérité « je suis obligé d’engager toutes actions visant à vous contraindre et à établir que vous êtes partie liée d’une opération d’étouffement de la vérité »
Lorsqu’il arrive à Alger Malrich subi un contrôle tel qu’il a eu l’impression d’avoir purgé 30 ans de prison. Lui et 20 autres passagers sont arrêtés par la police politique. Il assiste à un enlèvement de passagers par la SM/DRS vers une destination inconnue : « un jour on saura ». « Les agents spéciaux de l’aéroport nous ont traités comme des déportés…. Ils nous ont pris nos valises, notre identité, ils nous ont empoisonnés avec leur gaz d’échappement ». Malrich est confiant en l’avenir « un jour je retournerai… et je raconterai l’histoire de Hans… je dois dire la vérité, dans la tête des enfants, elle fera son chemin ». Il sera un passeur de vérité.

3- Un tabou et des interrogations

Sansal a bien fait de traiter d’un sujet aussi lourd, tabou parmi d’autres en Algérie. Son roman pose nombre de questions liées à la Shoah à l’islamisme à la dictature, mais aussi à la complexité et au paradoxe de l’homme constitué du bien et du mal, « oui, quelle que soit sa déchéance, la victime est un homme et quelle que soit son ignominie, le bourreau est aussi un homme ». Malheureusement en France la critique parisienne n’a retenu de Le village de l’Allemand qu’un parallèle entre nazisme et islamisme. Hélas, Interrogé par des journalistes « très intéressés » et aux points de vue bien arrêté (orienté), Sansal lui-même leur a emboîté le pas, n’évoquant que le parallèle entre islamisme et nazisme, éludant toutes autres questions… Lequel parallèle ne peut facilement opérer pour deux simples raisons : les nazis avaient une doctrine écrite à travers le programme en 25 points du NSDAP de février 1920 et avaient une source fondamentale « Mein Kampf » de leur leader Adolf Hitler, programmes approuvés par plus de 80% de la population Allemande. Autre raison, les Islamistes ont autant de discours que de leaders. La tentative de faire croire en un vaste réseau terroriste islamiste mondial avec à sa tête une organisation aux ramifications tentaculaires dont le führer suprême serait Oussama Ben Laden, est une manipulation médiatique occidentale.

Selon certains intellectuels Français « l’un des obstacles à la lecture de ce roman par les lecteurs Maghrébins réside dans le fait qu’Israël est un abcès de fixation… » Le problème est que la Shoah est exploitée, elle est instrumentalisée pour justifier le présent moyen-oriental. L’autre problème est qu’on tente en Occident de hiérarchiser les malheurs et les victimes. Sansal contribue à la confusion (dans la mesure où il se reconnaît dans les paroles de ses personnages) et à obscurcir le cœur du débat. On lit par exemple qu’ « au Moyen-Orient, rien n’est clair depuis la nuit des temps ». Rachel/Sansal exagère, tout y est au contraire très clair. Il n’y a de pire aveugle que celui qui ne veut voir. Le point noir qui empêche de voir clair est la colonisation et la politique du Bantoustan que mène Israël impunément depuis (au moins) 1967. Sansal a fait son boulot d’écrivain libre nous ne pouvons que lui être reconnaissant. Les questionnements foisonnent dès lors qu’il endosse toute la parole de ses hommes de laboratoire, ses personnages, ses homuncules nés de sa formidable alchimie. Où est la part du roman où est celle du témoignage ? Il est vrai comme le dit Sansal que le conflit Israélo-Palestinien sert de prétexte aux régimes arabes pour se maintenir au pouvoir, « qu’Israël sert d’exutoire » (A. Finkielkraut). Mais est-ce suffisant pour éviter de dire la colonisation terrible de l’Etat voyou d’Israël ? Lors de son émission « Répliques » (France Culture du vendredi 23 février dernier avec la tunisienne Hélé Béji et Boualem Sansal) Alain Finkielkraut a reproché aux colonisés d’avoir une mentalité de « créanciers ». Ils pensent dit-il, que le monde leur doit tout. Mais ce personnage évite d’aller jusqu’au bout de sa propre logique. Il ne dit pas combien Israël se comporte en Etat « créancier » éternel en imposant (grâce au silence complice des sociétés occidentales –de leurs dirigeants– matrices de colonisations d’esclavages et autres génocides dont celui de la seconde guerre mondiale) que « le monde leur doit tout » depuis 1948, jusqu’à coloniser un peuple, en tuer des milliers de membres, militaires ou civils, vieillards ou enfants en se réfugiant systématiquement derrière le honteux alibi des « malencontreux dégâts collatéraux » depuis toujours ; à violer les lois des instances internationales, en toute impunité. Cet Etat exploite impunément ce qu’Esther Benbassa appelle la « religion de l’Holocauste et de la Rédemption ». J’ai déploré le silence total de Sansal devant le parti pris inadmissible de Finkielkraut. J’ai par contre beaucoup apprécié la fulgurante réplique de la Tunisienne Hélé Béji « Certes il ne faut pas fonder son identité sa souveraineté intellectuelle sur nos humiliations, mais il faut que cela soit valable pour toutes les persécutions. A partir du moment où l’histoire est passée, hé bien il ne faut pas en faire hériter les enfants, quels que soient les crimes commis (…) Il y a un discours de domination de la communication qui met au cœur du débat… » Finkielkraut la coupe brusquement, Héji ne peut terminer sa pensée. Ce comportement médiatique, comme le démontrent si bien Hélé Béji et Esther Benbasa entre autres, nous avons pu le mesurer avec encore une fois France Culture lors de l’émission animée par Ali Badou (vendredi 15 février dernier). Celui-ci n’a posé aucune question portant sur la littérature durant une heure et trente minutes d’échanges, axant l’essentiel des questions (lui et ses collaborateurs) sur le parallèle entre nazisme et islamisme. Ce même Badou recevant mardi 4 mars l’écrivain suivant, l’américain Russell Banks « pourfendeur du rêve américain et porte-parole des marginaux » procède tout autrement, n’hésitant pas à évoquer les profondeurs de son écriture, les projets romanesques de l’intéressé et tutti quanti. Cela signifie qu’on ne reconnaît pas à Sansal sa qualité d’écrivain pleine et entière, mais en l’occurrence juste une sorte de journaliste local d’investigation.

Last but not least, le coup de chapeau de Guysen Israël News dont Sansal n’avait vraiment pas besoin, compte tenu des circonstances. Ce journal qui dénonce dans le même article les manifestations de Gaza, soutient Sansal en faisant appel à des personnes au racisme outrancier comme l’était celui d’Oriana Fallaci traitant les musulmans ces « fils d’Allah qui se multiplient comme des rats », ou bien en faisant appel à la provocatrice Ishad Manji « Je ne ferai jamais le pèlerinage à La Mecque car on y interdit l’entrée aux juifs et aux chrétiens (…) l’Occident, se laisse endormir par l’idée de multiculturalisme et est trop tolérant face à une religion (l’Islam) aux tentations totalitaires ». Non vraiment, Sansal n’avait pas besoin de cette fange. Mais où est donc passée la littérature ?

Ahmed HANIFI
Mars 2008

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Bleu, blanc, vert, de MAISSA BEY

Lire également ici, sur mon blog _ 11. 2007

Ici aussi mai 2009

Bleu, blanc, vert de Maïssa Bey (ed. de l’Aube/Points, 2007) raconte l’histoire d’un double désenchantement développé sur trois parties temporelles, trois décennies. La dédicace ‘‘à Djilali, tant de chemin parcouru ensemble’’ semble indiquer que des parcelles autobiographiques sont incluses dans le roman. Celui-ci peint d’une part la désillusion d’un couple, déception beaucoup plus marquée chez l’une que chez l’autre et peint d’autre part la désillusion d’un pays à la dérive voguant entre interdits et corruptions, répressions et assassinats.

Le livre (284 pages) est construit autour de 49 séquences d’inégale importance (de 9 lignes à 10 pages) alternant la narration de l’un puis de l’autre. Ces séquences sont réparties au sein de trois fractions : 1962-1972, 1972-1982 et 1982-1992. L’écriture y est aérée, de bout en bout marquée par un style épuré et par l’absence de tout superflu.

I- Le désenchantement du couple

Deux narrateurs, Ali et Lilas, relatent leur quotidien, la famille, l’environnement, à travers leur regard d’ados puis d’adultes avant de vivre ensemble. Leurs familles vivent à Alger dans le même immeuble. Les jeunes se rencontrent fatalement, s’apprécient, puis se fréquentent jusqu’au mariage. L’histoire s’arrête en 1992 avec leur déménagement.

* Ali dont l’identité n’apparaît qu’en page 93, peu avant la première des trois parties, a 13 ans en 1962. Devenu soutien de famille après le départ du frère Hamid pour l’Union soviétique et du père pour une autre femme, il bénéficie d’un sursis du service militaire. La mère analphabète est totalement effacée. Elle vit dans le culte du passé.

Le père est moudjahid pour avoir combattu le colonialisme français et l’agression marocaine de 1963. A l’indépendance il reprend ses études abandonnées et obtient une licence de droit. Au fil du temps il va asseoir sa légitimité, son autorité et sa puissance sur le socle de son passé de résistant. Il abandonne sa famille, reniera ses racines et changera de mode de vie. En homme médiatique et de pouvoir il s’habille désormais en costume cravate jusqu’à devenir un homme important du sérail. Lorsqu’il entend sa mère pleurer Ali a « des envies de meurtre » en pensant probablement au père. A la mort de celui-ci, la cérémonie de mise en bière et le transport… sont pris en charge par l’ambassadeur.

Le frère Hamid deviendra capitaine de l’armée après une période passée en URSS. On n’en saura pas grand chose. Il a manifestement tout le pouvoir d’agir mais il n’intervient pas notamment lorsque Ali essaie d’acquérir l’acte de propriété de sa nouvelle maison.

* Lilas a 12 ans en 1962. Elle découvre la lecture chez la voisine de palier, partie en France en 1962. Le livre deviendra sa seule consolation. Très jeune elle prend conscience de la ségrégation et des rapports de domination entre les hommes et les femmes : « Je me demande pourquoi on fait une fête pour les garçons [lors de la circoncision], et rien pour les filles le jour où elles deviennent des femmes. On dirait que c’est honteux de devenir une femme ». Elle tient un journal intime, a les meilleures notes au lycée. Elle écrit des poèmes à celui qu’elle ne connaît pas encore, à « celui qui viendra un jour habiter mes rêves ». Elle ne sait pas trop si elle a envie de s’engager tout de suite auprès de Ali. A 20 ans elle se donne à lui. Le même jour, « imprégnée de son odeur, de la chaleur de son corps », elle écrit un texte qu’elle retrouve plus tard comme « des fleurs séchées » alors qu’elle est cernée d’interrogations sur sa relation physique avec Ali, sur leur relation à construire, sur la direction que prend le pouvoir dans le pays, sur la société.

Le père tombe en martyr en 1957 alors que la narratrice n’a que sept ans. Il était instituteur. Martyr et instituteur comme le père de l’auteure. La mère, ouverte à l’altérité, se lie d’amitié avec sa voisine juive. Son statut change, de veuve elle devient mère de docteur. Elle s’épanouit et s’appuie sur ses quatre enfants, Mohamed, Amine, Samir et Lilas. La métamorphose de la mère commence le jour où elle décide d’enlever le haïk, encouragée par ses enfants, « j’ai eu l’impression de découvrir une autre femme » dit Lilas. La mère qui a le niveau du certificat d’études donne des cours à celle d’Ali, autre voisine. En vieillissant elle portera une djellaba, contaminée elle aussi par « le phénomène » vestimentaire. Mohamed devient médecin et chef de famille. Amine est pendant un temps, un sportif de haut niveau. Samir quant à lui, joue de la guitare et ne pense qu’à émigrer. Il est homosexuel et vit sa pratique sexuelle comme une tragédie. Ne supportant plus l’intolérance qui frappe cette catégorie de personnes en Algérie, il s’installe en Grande-Bretagne.

* Ali aime Lilas, et elle aime qu’il l’aime. Il la compare à Anna Karina (coïncidence, le visage de Maïssa Bey, notamment le regard, les yeux, le nez, rappelle celui de cette belle actrice). Adolescents ils se rencontrent en cachette dans l’escalier de leur immeuble, plus tard ils se croisent dans l’appartement de Lilas. Ils passent le bac ensemble la même année. Ils se fréquentent à l’université, rêvent de Potemkine et de mutinerie. La répression de Boumediene qui ne veut pas que les étudiants soient « trop concernés par la Révolution » s’abat sur les étudiants, leur Union est dissoute. Mais la désillusion est à venir avec la disparition du « capitaine [qui avait repris] le commandement du bateau pour l’empêcher de sombrer ». Ils ont décidé de se marier, mais les préparatifs se font sans eux. Tous deux travaillent : lui est avocat, associé à un ami de l’université. Lilas est psychologue dans un centre de santé. Ali travaille de plus en plus, « il se fait un nom » alors ils ne se voient peu. Lilas porte en elle le fardeau de générations de femmes. Elle veut s’en défaire mais cela n’est pas du goût de Ali. Lui pense que le bonheur du couple ne peut se construire « qu’au prix de certains renoncements » y compris de ses propres convictions. Les malentendus commencent. La routine suit. Elle s’installe, la télé meuble les silences. Leur fille Alya comble le fossé qui a commencé à se creuser entre eux. Leurs relations se tendent. Pour Lilas « c’est sûr il n’y a rien d’autre que sa (ma) fille ». Elle quitte Ali pour aller passer quelques jours chez son frère Mohamed alors qu’elle envisageait de quitter son mari sans retour. D’autres fois elle s’en ira se revivifier, respirer à travers des déambulations dans la ville, à travers son architecture, à travers ses habitants. Lilas se bat pour que sa vie ne se résume pas aux volontés et aux opinions de Ali qui, lui, ne la comprend pas. Il pense que cela ira mieux lorsqu’ils habiteront leur maison en construction.

Ali est prisonnier des affaires. Il est de plus en plus partie prenante du système, il en est conscient. Il ressemble de plus en plus à son père, ce que lui dit d’ailleurs Lilas non sans hésitations. Elle lui lâche sa sentence (sous-jacente) après l’avoir tournée et retournée dans sa tête : « je ne te reconnais plus depuis que tu t’es mis à ressembler à ton père ». Peu à peu Lilas se déleste de ses rêves et participe au volontariat pour la propreté de l’immeuble (immeuble parabole), la tête recouverte d’un foulard emportée par « la contagion du phénomène ».

Les poids de la tradition de la corruption et du dénie de démocratie ont eu le dessus sur le couple et sur le pays. Lilas et Ali s’offrent quelques moments de répit en septembre 1988. Ils s’envolent pour Paris pour quelques jours. Octobre passe, ébranle le Palais qui concède quelques espaces de liberté, surveillés. Ali se recycle. Il se transforme en « démocrate » et adhère à la Ligue des droits de l’Homme. L’un et l’autre dénoncent les intégristes islamistes mais s’accommodent (par le silence) de l’annulation de l’élection de janvier 1992.

L’ouvrage s’achève avec un mot de Julio Cortazar, « l’espoir appartient à la vie. C’est la vie même qui se défend ». Lilas est à la fois résignée et ‘‘espérante’’ comme chaque Algérien, tendue vers le bleu du ciel. Vers le vert de l’espoir (autre que le vert du stylo imposé aux enfants innocents) alors même que rien ne change dans son quotidien, sinon le transfert de celui-ci dans une autre maison, un autre espace, dans un même environnement dégradé.

II- Le désenchantement du pays

Maïssa Bey s’attarde sur la bureaucratie, les dérapages (contrôlés) de ministre (Kaïd Ahmed), le poids de la tradition, mais survole le premier coup d’état de juin 1965 dont elle fait dire à la narratrice que c’est une mutinerie (comparable à celle de juin 1905 à l’Est) « c’est comme un capitaine qui reprend le commandement du bateau pour l’empêcher de sombrer ». A la disparition du dictateur elle fait dire au narrateur qu’il a vu de ses propres yeux le peuple « se déchirer le visage et pousser de longs cris de révolte contre un sort qui s’acharnait sur nous et nous laissait, une fois de plus, orphelins ». Pas moins. Nous savons aujourd’hui ce que fit du pays ce militaire et ce qu’il fit de ses habitants. Des orphelins de liberté. « Comme elle est pratique cette façon de désigner sans nommer », cette remarque de l’auteure vaut aussi pour elle-même qui nomme les islamistes : Hassan el Benna, Soltani, les enseignants, les islamistes (elle va jusqu’à comparer avec une certaine légèreté, un jeune islamiste à un militant de l’OAS), islamistes qui saluent par des youyous l’assassinat de Boudiaf. Mais comment interpréter ce lourd silence quant à la responsabilité de cette liquidation ? Peu est dit en effet pour désigner les responsables du régime autoritaire autrement que par des mots élastiques et poreux : eux, les apparatchiks, les lunettes noires, les hauts responsables… M. Bey n’est pas seule parmi les intellectuels algériens (sur le rôle des intellectuels, lire Bourdieu) à s’essayer à ce type d’analyse du drame algérien à partir d’un prisme manichéen qui suggère que la responsabilité échoit à la bureaucratie et à la « peste verte » sans jamais évoquer la nature même de l’état algérien, sans jamais évoquer le rôle de la Sécurité militaire (DRS) dorsale du régime saprophyte. Pas un seul mot n’évoque la date du 12 janvier 1992, car selon cette perspective cette date a été perçue en amont comme salvatrice. Elle causera la mort de plus de 150 000 personnes. Certains, rétablis de leur cécité font leur mea-culpa en 2007 et c’est bon signe (Les geôles d’Alger, M. Benchicou). Mais l’idéologie heureusement ne prend pas à son piège l’écriture sur laquelle nous revenons.

III- L’écriture de Maïssa Bey

Une belle écriture. Nue. Maïssa Bey continue avec ce roman de décrire avec force et précisions le pays, les gens, leurs sentiments, leur quotidien. Elle n’est pas sans rappeler des textes de JMG Le CLézio. D’anecdotes en anecdotes, l’écriture linéaire chemine sans superflu, de mots-clés en mots-liens. D’un point de départ à un autre, final. Les phrases sont souvent courtes, sèches, (deux voire même une seule proposition), parfois nominales. Il y a beaucoup de pudeur. Même pour décrire la forte relation, entre Lilas et Ali, M. Bey procède avec une grande retenue. Aucun mot ne déborde de son propre périmètre. Ce que parfois nous regrettons. M. Bey ne s’attarde pas, ne creuse pas, là où nous attendons des paragraphes entiers. Ce choix elle a choisi de ne pas le faire depuis ses premiers écrits.

Elle : « Il dit que je me pose trop de questions. Que je philosophe inutilement. Que tout pourrait être simple si je lui faisais vraiment confiance. Et je n’y arrive pas. Pas tout à fait. Tout est si contradictoire en moi. J’aimerais me libérer totalement des interdits qui m’étouffent, mais en même temps j’ai peur. Je sais qu’il voudrait qu’on couche ensemble. Il me l’a proposé, avec toutes les précautions de langage pour ne pas me choquer. Il dit : aller jusqu’au bout de notre amour. Mais je n’ose pas sauter le pas. Franchir les frontières. »

Lui : « J’aime entendre le froissement des vêtements qu’elle ôte pour venir à moi. J’aime la voir aller et venir nue dans la chambre. Je ne me rassasie pas de ce bonheur-là. Je sais qu’elle serait très heureuse de m’entendre le lui dire. A haute voix. Mais je ne peux pas. Je ne sais pas. »

Petit éloge de la mémoire

Petit éloge de la mémoire, quatre mille et une années de nostalgie,

de Boualem SANSAL

Lire sur mon blog- 04 février 2007

« Petit éloge de la mémoire, quatre mille et une années de nostalgie » (Gallimard, 2007, collection ‘‘Folio 2€’’) est un petit livre constitué de cinq parties et 25 partitions et une somme impressionnante d’informations étalées sur plusieurs millénaires.

C’est une humanité faite chair et esprit, faite homme, qui a souffert toutes les souffrances et vécu tous les bonheurs d’un l’homme, qui nous guide durant tout le livre, qui nous prend par la main et le cœur dans un voyage en nostalgie pour mieux se connaître. Une humanité qui fut fils et père de famille, tantôt prêtre, scribe, embaumeur, cuisinier ; qui née, vit, meurt et ressuscite autant de fois que nécessaire pour rappeler à la mémoire sélective qui est la nôtre, nous gens d’Afrique du nord, notre identité complexe refoulée. Dès les premières lignes nous sommes mis en garde : « La nostalgie, c’est à dire le mal du pays est une richesse, une liberté, un formidable gisement (mais) la nostalgie peut mener à l’errance au renoncement, à la colère. » A nous, hommes et femmes d’aujourd’hui, de regarder dans le rétroviseur de notre Histoire avec sérénité.

Il y a du Charles André Julien dans ce Sansal là. Nulle époque n’est laissée sur le bas côté de l’Histoire tumultueuse du Maghreb en général, de l’Algérie en particulier ; des origines fixées par les historiens à la période actuelle. C’est près de 4000 ans qui sont brassés en 134 pages, de Sheshonq 1°, Berbère fondateur de la 22° dynastie des pharaons (et non « l’un des premiers pharaons » comme l’écrit l’auteur) à Abane Ramdane en passant évidemment par Massinissa le grand (« l’Afrique aux Africains ! »), par Juba père et fils, par la Kahina, Saint -Augustin, les Circoncellions, Ibn Khaldoun, Ibn Tachfin et Abdelmoumen l’unificateur et bien d’autres encore, noms faits et lieux. Ici et là on détecte, on devine des parallèles judicieux entre des histoires ou faits anciens et des réalités contemporaines.

Au final Sansal invite les Maghrébins, notamment les Algériens, « jamais peuple n’a autant oublié son passé et renié ce qu’il fut », il invite les plus rétifs parmi nous, à assumer cet héritage tel qu’il est et non tel qu’on voudrait qu’il soit, à s’en revendiquer quel que soit le jugement que l’on peut porter sur telle ou telle époque, sur tel ou tel homme d’Etat. « Votre passé est encore devant vous… allez au musée ou à la bibliothèque, regardez, feuilletez, écoutez » nous interpelle Sansal. Un élan du cœur, de générosité.

Les dirigeants sont sommés d’assumer leurs responsabilités eux qui ont volontairement ou par ignorance mis sous le boisseau le cri de Massinissa. « L’Afrique est bien aux Africains mais ses rois et ses raïs ont placé ses richesses en Amérique et leurs enfants les dilapident en Europe. » C’est un écrit plus historique que littéraire. Sansal a voulu donner une suite à son précédent pamphlet « Poste restante: Alger » L’écrit est réussi mais je préfère la virtuosité du temps des Barbares ou celle de l’Enfant fou que je n’ai pas retrouvé dans ce Petit éloge de la mémoire. Je n’y ai pas retrouvé cette fougue, cette verve qui font la richesse de l’écriture de Sansal, ces envolées lyriques que j’ai admiré dans ses précédents ouvrages. Dans Petit éloge… les phrases sont souvent courtes et terriblement mesurées ou ‘sobres’. Sansal devrait revenir à ses véritables amours, revenir à une autre dimension du rêve, aux pages tonitruantes, aux passages qui nous enivraient tels celui-ci ; Farida l’émigrée naïve et bien installée de Dis-moi le Paradis, revient au bled pleurer sa mère morte : « Farida pleurait seule, c’est terrible, je ne pouvais rien. Elle chialait à l’européenne, debout, en silence, chichement, un mouchoir roulé en boule pour tout moyen. Elle ne savait pas se déchirer, rouler à terre, se cabrer à rompre des chaînes, hurler à briser les vitres, sombrer dans la transe, quoi. La pauvre. » Ou cet autre, lorsque dans Harraga, la narratrice et son hôte décident d’aller prendre une glace en ville. Elles sont suivies par des « malades » voyeurs : « Chérifa roulait du nombril et du popotin comme une vraie de vraie, pour ma part je la jouais modeste, mes formes ne sont pas celles d’une nymphette squelettique. Derrière, nous filant le train, réglés sur nos élans, les malades attendaient le déclic pour nous bondir dessus. Un peu avant le clash je me transformais en femme à scandales et les voilà s’égaillant dans les venelles comme des cafards ». C’est succulent.

Nous attendons et espérons avec impatience que dans son prochain, Sansal revienne au roman, même si certaines mises au point sont nécessaires, même si les évidences doivent être rappelées et questionnées au plus près comme dans ce Petit éloge qui fait suite plus large au « Poste restante : Alger », censuré par les autorités Algériennes.


Ahmed HANIFI