Le général Salah, dernière figure du « système » en Algérie.

Par Christophe Ayad, in Le Monde, dimanche 15 décembre 2019.

Malgré l’élection d’Abdelmadjid Tebboune à la présidence, le haut gradé demeure le véritable homme fort du pays. Sa montée en puissance, depuis 2003, aide à comprendre la crise actuelle.

L’Algérie a désormais un président, mais elle n’a qu’un seul vrai chef, et ce n’est pas Abdelmadjid Tebboune, élu jeudi 12 décembre au terme d’un scrutin contesté.

L’unique dirigeant de l’Algérie s’appelle Ahmed Gaïd Salah. Chef d’état-major et vice-ministre de la défense, le général Salah s’est imposé, à la faveur du « hirak », le mouvement de contestation qui agite le pays depuis le 22 février, comme le visage du pouvoir. Tous les soirs, au journal de la télévision d’Etat, il admoneste, sermonne, ordonne ou menace, à l’occasion de discours au ton lénifiant prononcés devant des troupes au garde-à-vous lors de telle ou telle inauguration, cérémonie ou commémoration.

Jamais depuis Houari Boumediene, qui régna de 1965 à 1978, un seul homme n’avait concentré autant de pouvoirs. Pourtant, Ahmed Gaïd Salah n’a ni la légitimité révolutionnaire et historique ni le charisme de son lointain prédécesseur. Aussi enrobé que Boumediene était maigre et frugal, le chef d’état-major en est comme le double inversé. Il incarne la mutation d’une armée sortie exsangue mais victorieuse et revancharde de la guerre d’indépendance en une institution puissante, sûre d’elle et repue de richesses. Contrairement à Boumediene et aux présidents Chadli (1979-1992) puis Zeroual (1994-1999), issus, eux aussi, de l’armée, il préfère manœuvrer dans l’ombre, en s’abritant derrière un pouvoir civil de façade, comme ce fut le cas pendant les dernières années de la présidence d’Abdelaziz Bouteflika.

Si Gaïd Salah n’a pas l’aura de Boumediene, il n’a pas non plus la cruauté machiavélique de ses aînés, les généraux Nezzar, Médiène, Belkheir, Lamari et Guenaizia, les fameux « décideurs » des années 1990 qui avaient surgi sur la scène politique en réprimant les émeutes d’octobre 1988, avant de démettre Chadli Bendjedid, trop tendre à leur goût, et d’annuler, en janvier 1992, les élections législatives que le Front islamique du Salut (FIS) s’apprêtait à remporter. Ces mêmes « décideurs » qui menèrent une sale guerre d’éradication contre les groupes armés islamistes, sacrifiant la population civile à leur appétit de pouvoir. Des années et quelque 200 000 morts plus tard, ils sont allés tirer Abdelaziz Bouteflika de son exil pour le porter à la présidence, en 1999, et signifier ainsi un retour à la « normale ».

« Cocainegate »
Gaïd Salah n’est pas un politique. Et pourtant, cet homme terne, sans envergure ni vision, est devenu à la fois le fossoyeur et la dernière figure du « système » rejeté ces derniers mois par les manifestants. Pour comprendre comment il en est arrivé là, il faut remonter dans le temps, détecter les petites secousses antérieures au séisme du « hirak ».

Le 29 mai 2018, la Marine nationale arraisonne à Oran le Vega Mercury, un cargo en provenance de Valence (Espagne). Les douanes découvrent, cachés dans les conteneurs de viande surgelée, 701 kg de cocaïne pure. Une saisie importante mais pas exceptionnelle à l’échelle mondiale. Seulement, en Algérie, c’est inédit.

« Ce pays est trop pauvre pour absorber une telle quantité, cette drogue devait probablement repartir vers l’Europe par la mer ou les pays du Golfe via des routes sahariennes, dont certaines sont contrôlées par des groupes djihadistes », confie une source policière française.

La cargaison était affrétée par un importateur de viande, Kamel Chikhi, alias « El-Bouchi » (« le boucher »), également promoteur immobilier. L’homme d’affaires appartient à la petite caste des enrichis, grâce à ses relations avec des cadres du « système », civils ou militaires. Il incarne une économie qui ne produit pas grand-chose d’autre que des hydrocarbures, et où l’on fait fortune en s’assurant des monopoles d’import-export. « El-Bouchi », lui, fournit les casernes en viande.

Au cours de l’instruction, les enquêteurs saisissent un ordinateur contenant des dizaines d’enregistrements vidéo clandestins de toutes les rencontres du « boucher » avec des militaires, des juges, des policiers, des fonctionnaires ou des « fils de ». Bref, son réseau de pistons et d’obligés. Le dossier fuite dans la presse : des magistrats, des maires et des gouverneurs sont mis en cause pour trafic d’influence, ainsi que Khaled Tebboune, le fils du nouveau président. Surtout, cinq généraux majors, aussitôt évincés, sont placés en résidence surveillée par le juge militaire : trois chefs de régions, un patron de la gendarmerie, le directeur des finances du ministère de la défense. Le chef de la Sûreté nationale, le général Hamel, doit démissionner. 

Un coup de balai sans précédent orchestré par Gaïd Salah.
Sauf que les officiers en question seront libérés un mois plus tard… Les observateurs voient dans cette décision la marque de Saïd Bouteflika, le tout-puissant frère du président, incapable de gouverner depuis son attaque cérébrale en 2013. Saïd Bouteflika chercherait ainsi à protéger ses obligés ou à se créer des soutiens. Une « ligne rouge » pour Gaïd Salah, qui considère que les civils n’ont pas à se mêler des affaires de l’armée.

Culture du secret
Il est difficile de savoir ce qui se passe dans la « grande muette » algérienne, qui a hérité de ses années de guérilla une tradition de secret quasi paranoïaque : « Même nos officiers, qui traitent régulièrement avec l’état-major algérien, n’ont pas les numéros de portable de leurs homologues », confie un diplomate français.

En cette fin d’année 2018, l’opinion sent que quelque chose ne tourne pas rond au sommet de l’Etat. Les soubresauts de l’affaire du cargo exposent au grand jour un pouvoir corrompu – ce que tout le monde savait –, mais aussi divisé. Gaïd Salah, lui, continue de vouer une allégeance aveugle au président Bouteflika, mais pas à son clan, fût-ce son frère.

L’alliance entre les deux hommes remonte à 2003, lorsque le président appelle le général, alors à la tête de l’armée de terre, pour lui apprendre sa prochaine mise à la retraite, à 63 ans, par le chef d’état-major Mohamed Lamari. M. Lamari est l’un des « décideurs » ayant porté M. Bouteflika au pouvoir en 1999, et ne supporte pas de voir sa « créature » s’émanciper en briguant un second mandat sans même lui demander son aval.

Une fois Abdelaziz Bouteflika réélu, en 2004, il limoge Mohamed Lamari avec l’aide de Gaïd Salah, ravi de se venger et de prendre sa place. « Leur tandem fonctionnait parfaitement, analyse un diplomate ayant rencontré le chef d’état-major à plusieurs reprises. Gaïd Salah ne fait pas d’ombre à Bouteflika. En échange, l’armée est la première à bénéficier de la manne pétrolière. » « Les généraux algériens se déplacent en jet privé dans leur pays, témoigne un militaire français. Je n’ai pas vu cela ailleurs. » Alger devient le premier acheteur d’armes du continent africain.

Cette prodigalité permet à Gaïd Salah de gagner l’adhésion de la troupe, que son parcours n’avait pu lui gagner. La perte meurtrière de son unité lors de la guerre du Sahara occidental avec le Maroc, dans les années 1970, avait retardé sa progression hiérarchique. Ce handicap s’est finalement révélé une chance. Promu général major en 1993 seulement, il n’est ainsi pas impliqué dans la répression des émeutes d’octobre 1988 (159 morts officiellement, plus de 500 selon des sources hospitalières), ni dans l’interruption du processus électoral en janvier 1992. Son poste de commandant de l’armée de terre lui a aussi épargné les horreurs de la guerre civile des années 1990, celle-ci étant menée, sur le terrain, par les forces spéciales et les commandants de régions militaires.

Pôles de pouvoir
Toutefois, il lui a fallu attendre 2015 pour s’imposer véritablement dans l’institution militaire. Jusque-là, le pouvoir algérien était tiraillé entre trois pôles : la présidence, l’armée et le Département du renseignement et de la sécurité (DRS), un véritable Etat dans l’Etat. Son chef, le mystérieux « Toufik », surnom du général Mohamed Médiène – un homme dont il n’existe à l’époque qu’une seule photo –, tire les ficelles.

« Ses services avaient des dossiers sur tout le monde, témoigne un diplomate occidental, qui admire sa « finesse » et son sens politique. Il n’y avait pas une nomination sans son aval. » En 2008, il avait irrité M. Bouteflika en faisant fuiter des documents prouvant la corruption de son ministre du pétrole et ami d’enfance, Chakib Khelil, contraint à la démission, puis à l’exil. En 2014, « Toufik » émet aussi des réserves sur un quatrième mandat de Bouteflika, tant la santé du président s’est détériorée après son AVC.

Abdelaziz Bouteflika est réélu la même année sans faire campagne, et Gaïd Salah, devenu vice-ministre de la défense, lance l’offensive contre le DRS. Le puissant Médiène est mis à la retraite : « Il n’a pas vu venir le coup et n’a pas voulu se battre », raconte un témoin. Le DRS est démantelé, dispersé entre la présidence et l’état-major.
Il ne reste donc plus que deux pôles du pouvoir : la présidence et l’armée. Pour renforcer ses positions et assurer son avenir, le frère du président Bouteflika achète les allégeances à des prix exorbitants. Pendant ce temps, les prix du pétrole s’effondrent. La guerre des clans est relancée. D’où le scandale de la cocaïne.

En janvier 2019, Gaïd Salah soutient un cinquième mandat d’Abdelaziz Bouteflika. Les premières manifestations, fin février, n’y changent rien. Son gendre, Abdelghani Zaalane, ex-gouverneur d’Oran puis ministre des travaux publics et des transports depuis 2017, devient même, en mars, le directeur de campagne du président sortant.

Mais la pression de la rue devient trop forte : le 26 mars, Gaïd Salah tourne casaque en « suggérant » au Conseil constitutionnel de déclarer l’empêchement du vieux chef de l’Etat pour raisons de santé. Une semaine plus tard, c’est chose faite. Tout le monde s’agite en coulisses pour lui trouver un remplaçant : son frère Saïd, prêt à tout pour sauver sa peau, se tourne vers Mohamed Médiène, ex-chef du DRS, et son dauphin, Bachir Tartag, pour tenter de convaincre le général Liamine Zéroual de revenir aux affaires. En vain.

Place nette
Gaïd Salah contre-attaque tous azimuts. Surfant sur le « hirak », il décrète une opération « mains propres ». Saïd Bouteflika et ses proches, dont l’homme d’affaires Ali Haddad, sont arrêtés, ainsi que ce qui reste du réseau Médiène. Au passage, il dégomme l’homme d’affaires Issad Rebrab, première fortune privée d’Algérie, pourtant un opposant de longue date à M. Bouteflika. Puis il s’en prend aux anciens premiers ministres Sellal et Ouyahia, à d’ex-ministres et chefs de partis, du pouvoir comme de l’opposition. Même son gendre y passe.

Gaïd Salah a fait place nette. Il ne reste plus que lui… et le « hirak », dont il est désormais la cible et qu’il réprime de plus en plus durement. Il est le dernier représentant du « système », mais le plus coriace.

« L’armée n’acceptera jamais que des civils poussent un chef d’état-major à la démission, résume un diplomate. Elle a l’habitude de tout décider en son sein et dans l’opacité. En Algérie, il n’y a que deux institutions fonctionnelles, l’armée et la Sonatrach, la société nationale pétrolière, mais un seul pouvoir : celui des militaires. Le pays leur appartient. Or ce pouvoir est nu, il n’a plus de cache-sexe depuis le départ de Bouteflika. Voilà pourquoi il fallait vite élire un président. » En clair, un nouveau fusible.

Malgré tout, l’avenir de l’Algérie reste entre les mains d’un militaire de 79 ans, décrit comme « suffisant et autoritaire, formé à l’école soviétique et ayant l’habitude d’être obéi ». Son principal mérite est de n’avoir pas eu recours, comme ses prédécesseurs, à un massacre pour mettre fin à la contestation. Pour l’instant.

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