Jack London

Yukon et Alaska

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Jack London

Le 22 novembre 1916, disparaissait Jack London. Un célèbre écrivain américain, connu pour ses formidables histoires, souvent en lien avec la nature, le Grand Nord américain… Je citerais le plus célèbre de ses romans, « L’Appel de la forêt ». Il a écrit « Croc Blanc » et le récit poignant de certains quartiers de Londres (où il est correspondant pour un journal américain) « Le Peuple de l’abîme ». Sans oublier d’innombrables nouvelles dont « Le Fils du loup ». Jack London a vécu une vie (une partie) tumultueuse et très difficile qu’il a comblée par l’écriture. Pendant près de vingt ans, il fut très attaché au socialisme d’abord révolutionnaire puis réformiste.

J’arrive à Dawson City

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Lorsqu’il y a 9 ans, à une distance d’un peu plus d’un siècle du Klondike de London je me rendais dans l’extrême nord-ouest américain, j’ai tenu à me rendre en Alaska et dans le Yukon, notamment à Dawson city où vécut Jack London, le chercheur d’or (il y fut même hospitalisé pour cause de scorbut). De cette virée j’ai écrit une nouvelle « Sur les traces de la petite mosquée des Inuits » qui est une autre histoire.

Je vous propose le premier chapitre de « L’Appel de la forêt »

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« Buck ne lisait pas les journaux et était loin de savoir ce qui se tramait vers la fin de 1897, non seulement contre lui, mais contre tous ses congénères. En effet, dans toute la région qui s’étend du détroit de Puget à la baie de San Diégo on traquait les grands chiens à longs poils, aussi habiles à se tirer d’affaire dans l’eau que sur la terre ferme…

Les hommes, en creusant la terre obscure, y avaient trouvé un métal jaune, enfoncé dans le sol glacé des régions arctiques, et les compagnies de transport ayant répandu la nouvelle à grand renfort de réclame, les gens se ruaient en foule vers le nord. Et il leur fallait des chiens, de ces grands chiens robustes aux muscles forts pour travailler, et à l’épaisse fourrure pour se protéger contre le froid.

Buck habitait cette belle demeure, située dans la vallée ensoleillée de Santa-Clara, qu’on appelle « le Domaine du juge Miller ».

De la route, on distingue à peine l’habitation à demi cachée par les grands arbres, qui laissent entrevoir la large et fraîche véranda, régnant sur les quatre faces de la maison. Des allées soigneusement sablées mènent au perron, sous l’ombre tremblante des hauts peupliers, parmi les vertes pelouses. Un jardin immense et fleuri entoure la villa, puis ce sont les communs imposants, écuries spacieuses, où s’agitent une douzaine de grooms et de valets bavards, cottages couverts de plantes grimpantes, pour les jardiniers et leurs aides ; enfin l’interminable rangée des serres, treilles et espaliers, suivis de vergers plantureux, de gras pâturages, de champs fertiles et de ruisseaux jaseurs.

Le monarque absolu de ce beau royaume était, depuis quatre ans, le chien Buck, magnifique animal dont le poids et la majesté tenaient du gigantesque terre-neuve Elno, son père, tandis que sa mère Sheps, fine chienne colley de pure race écossaise, lui avait donné la beauté des formes et l’intelligence humaine de son regard. L’autorité de Buck était indiscutée. Il régnait sans conteste non seulement sur la tourbe insignifiante des chiens d’écurie, sur le carlin japonais Toots, sur le mexicain Isabel, étrange créature sans poil dont l’aspect prêtait à rire, mais encore sur tous les habitants du même lieu que lui. Majestueux et doux, il était le compagnon inséparable du juge, qu’il suivait dans toutes ses promenades, il s’allongeait d’habitude aux pieds de son maître, dans la bibliothèque, le nez sur ses pattes de devant, clignant des yeux vers le feu, et ne marquant que par un imperceptible mouvement des sourcils l’intérêt qu’il prenait à tout ce qui se passait autour de lui. Mais apercevait-il au-dehors les fils aînés du juge, prêts à se mettre en selle, il se levait d’un air digne et daignait les escorter ; de même, quand les jeunes gens prenaient leur bain matinal dans le grand réservoir cimenté du jardin, Buck considérait de son devoir d’être de la fête. Il ne manquait pas non plus d’accompagner les jeunes filles dans leurs promenades à pied ou en voiture ; et parfois on le voyait sur les pelouses, portant sur son dos les petits-enfants du juge, les roulant sur le gazon et faisant mine de les dévorer, de ses deux rangées de dents étincelantes. Les petits l’adoraient, tout en le craignant un peu, car Buck exerçait sur eux une surveillance sévère et ne permettait aucun écart à la règle. D’ailleurs, ils n’étaient pas seuls à le redouter, le sentiment de sa propre importance et le respect universel qui l’entourait investissant le bel animal d’une dignité vraiment royale.

Depuis quatre ans, Buck menait l’existence d’un aristocrate blasé, parfaitement satisfait de soi-même et des autres, peut-être légèrement enclin à l’égoïsme, ainsi que le sont trop souvent les grands de ce monde. Mais son activité incessante, la chasse, la pêche, le sport, et surtout sa passion héréditaire pour l’eau fraîche le gardaient de tout alourdissement et de la moindre déchéance physique : il était, en vérité, le plus admirable spécimen de sa race qu’on pût voir. Sa vaste poitrine, ses flancs évidés sous l’épaisse et soyeuse fourrure, ses pattes droites et formidables, son large front étoilé de blanc, son regard franc, calme et attentif, le faisaient admirer de tous.

Telle était la situation du chien Buck, lorsque la découverte des mines d’or du Klondike attira vers le nord des milliers d’aventuriers. Tout manquait dans ces régions neuves et désolées ; et pour assurer la subsistance et la vie même des émigrants, on dut avoir recours aux traîneaux attelés de chiens, seuls animaux de trait capables de supporter une température arctique.

Buck semblait créé pour jouer un rôle dans les solitudes glacées de l’Alaska ; et c’est précisément ce qui advint, grâce à la trahison d’un aide-jardinier. Le misérable Manoël avait pour la loterie chinoise une passion effrénée ; et ses gages étant à peine suffisants pour assurer l’existence de sa femme et de ses enfants, il ne recula pas devant un crime pour se procurer les moyens de satisfaire son vice.

Un soir, que le juge présidait une réunion et que ses fils étaient absorbés par le règlement d’un nouveau club athlétique, le traître Manoël appelle doucement Buck, qui le suit sans défiance, convaincu qu’il s’agit d’une simple promenade à la brume. Tous deux traversent sans encombre la propriété, gagnent la grande route et arrivent tranquillement à la petite gare de Collège-Park. Là, un homme inconnu place dans la main de Manoël quelques pièces d’or, tout en lui reprochant d’amener l’animal en liberté. Aussitôt Manoël jette au cou de Buck une corde assez forte pour l’étrangler en cas de résistance. Buck supporte cet affront avec calme et dignité ; bien que ce procédé inusité le surprenne, il a, par habitude, confiance en tous les gens de la maison, et sait que les hommes possèdent une sagesse supérieure même à la sienne. Toutefois, quand l’étranger fait mine de prendre la corde, Buck manifeste par un profond grondement le déplaisir qu’il éprouve. Aussitôt la corde se resserre, lui meurtrissant cruellement la gorge et lui coupant la respiration. Indigné, Buck, se jette sur l’homme ; alors celui-ci donne un tour de poignet vigoureux : la corde se resserre encore ; furieux, surpris, la langue pendante, la poitrine convulsée, Buck se tord impuissant, ressentant plus vivement l’outrage inattendu que l’atroce douleur physique ; ses beaux yeux se couvrent d’un nuage, deviennent vitreux… et c’est à demi mort qu’il est brutalement jeté dans un fourgon à bagages par les deux complices.

Quand Buck revint à lui, tremblant de douleur et de rage, il comprit qu’il était emporté par un train, car ses fréquentes excursions avec le juge lui avaient appris à connaître ce mode de locomotion.

Ses yeux, en s’ouvrant, exprimèrent la colère et l’indignation d’un monarque trahi. Soudain, il aperçoit à ses côtés l’homme auquel Manoël l’a livré. Bondir sur lui, ivre de rage, est l’affaire d’un instant ; mais déjà la corde se resserre et l’étrangle… pas sitôt pourtant que les mâchoires puissantes du molosse n’aient eu le temps de se refermer sur la main brutale, la broyant jusqu’à l’os…

Un homme d’équipe accourt au bruit :

– Cette brute a des attaques d’épilepsie, fait le voleur, dissimulant sa main ensanglantée sous sa veste. On l’emmène à San Francisco, histoire de le faire traiter par un fameux vétérinaire. Ça vaut de l’argent, un animal comme ça… son maître y tient…

L’homme d’équipe se retire, satisfait de l’explication.

Mais quand on arrive à San Francisco, les habits du voleur sont en lambeaux, son pantalon pend déchiré à partir du genou, et le mouchoir qui enveloppe sa main est teint d’une pourpre sombre. Le voyage, évidemment, a été mouvementé.

Il traîne Buck à demi mort jusqu’à une taverne louche du bord de l’eau, et là, tout en examinant ses blessures, il ouvre son cœur au cabaretier.

– Sacré animal !… En voilà un enragé !… grommelle-t-il en avalant une copieuse rasade de gin ; cinquante dollars pour cette besogne-là !… Par ma foi, je ne recommencerais pas pour mille !

– Cinquante ? fait le patron. Et combien l’autre a-t-il touché ?

– Hum !… il n’a jamais voulu lâcher cette sale bête pour moins de cent… grogne l’homme.

– Cent cinquante ?… Pardieu, il les vaut ou je ne suis qu’un imbécile, fait le patron, examinant le chien.

Mais le voleur a défait le bandage grossier qui entoure sa main blessée.

– Du diable si je n’attrape pas la rage ! exclame-t-il avec colère.

– Pas de danger !… C’est la potence qui t’attend… ricane le patron. Dis donc, il serait peut-être temps de lui enlever son collier…

Étourdi, souffrant cruellement de sa gorge et de sa langue meurtries, à moitié étranglé, Buck voulut faire face à ses tourmenteurs. Mais la corde eut raison de ses résistances ; on réussit enfin à limer le lourd collier de cuivre marqué au nom du juge. Alors les deux hommes lui retirèrent la corde et le jetèrent dans une caisse renforcée de barreaux de fer.

Il y passa une triste nuit, ressassant ses douleurs et ses outrages. Il ne comprenait rien à tout cela. Que lui voulaient ces hommes ? Pourquoi le maltraitaient-ils ainsi ? Au moindre bruit il dressait les oreilles, croyant voir paraître le juge ou tout au moins un de ses fils. Mais lorsqu’il apercevait la face avinée du cabaretier, ou les yeux louches de son compagnon de route, le cri joyeux qui tremblait dans sa gorge se changeait en un grognement profond et sauvage.

Enfin tout se tut. À l’aube, quatre individus de mauvaise mine vinrent prendre la caisse qui contenait Buck et la placèrent sur un fourgon.

L’animal commença par aboyer avec fureur contre ces nouveaux venus. Mais s’apercevant bientôt qu’ils se riaient de sa rage impuissante, il alla se coucher dans un coin de sa cage et y demeura farouche, immobile et silencieux.

Le voyage fut long. Transbordé d’une gare à une autre, passant d’un train de marchandises à un express, Buck traversa à toute vapeur une grande étendue de pays. Le trajet dura quarante-huit heures.

De tout ce temps il n’avait ni bu ni mangé. Comme il ne répondait que par un grognement sourd aux avances des employés du train, ceux-ci se vengèrent en le privant de nourriture. La faim ne le tourmentait pas autant que la soif cruelle qui desséchait sa gorge, enflammée par la pression de la corde. La fureur grondait en son cœur et ajoutait à la fièvre ardente qui le consumait ; et la douceur de sa vie passée rendait plus douloureuse sa condition présente.

Buck, réfléchissant en son âme de chien à tout ce qui lui était arrivé en ces deux jours pleins de surprises et d’horreur, sentait croître son indignation et sa colère, augmentées par la sensation inaccoutumée de la faim qui lui tenaillait les entrailles. Malheur au premier qui passerait à sa portée en ce moment ! Le juge lui-même aurait eu peine à reconnaître en cet animal farouche le débonnaire compagnon de ses journées paisibles ; quant aux employés du train, ils poussèrent un soupir de soulagement en débarquant à Seattle la caisse contenant « la bête fauve ».

Quatre hommes l’ayant soulevée avec précaution la transportèrent dans une cour étroite et noire, entourée de hautes murailles, et dans laquelle se tenait un homme court et trapu, la pipe aux dents, le buste pris dans un maillot de laine rouge aux manches roulées au-dessus du coude.

Devinant en cet homme un nouvel ennemi, Buck, le regard rouge, le poil hérissé, les crocs visibles sous la lèvre retroussée, se rua contre les barreaux de sa cage avec un véritable hurlement.

L’homme eut un mauvais sourire : il posa sa pipe, et s’étant muni d’une hache et d’un énorme gourdin, il se rapprocha d’un pas délibéré.

– Dis donc, tu ne vas pas le sortir, je pense ? s’écria un des porteurs en reculant.

– Tu crois ça ?… Attends un peu ! fit l’homme, insérant d’un coup sa hache entre les planches de la caisse.

Les assistants se hâtèrent de se retirer, et reparurent au bout de peu d’instants, perchés sur le mur de la cour en bonne place pour voir ce qui allait se passer.

Lorsque Buck entendit résonner les coups de hache contre les parois de sa cage, il se mit debout, et mordant les barreaux, frémissant de colère et d’impatience, il attendit.

– À nous deux, l’ami !… Tu me feras les yeux doux tout à l’heure !… grommela l’homme au maillot rouge.

Et, dès qu’il eut pratiqué une ouverture suffisante pour livrer passage à l’animal, il rejeta sa hache et se tint prêt, son gourdin bien en main.

Buck était méconnaissable ; l’œil sanglant, la mine hagarde et farouche, l’écume à la gueule, il se rua sur l’homme, pareil à une bête enragée… Mais au moment où ses mâchoires de fer allaient se refermer en étau sur sa proie, un coup savamment appliqué en plein crâne le jeta à terre. Ses dents s’entrechoquent violemment ; mais se relevant d’un bond, il s’élance, plein d’une rage aveugle ; de nouveau il est rudement abattu. Sa rage croît. Dix fois, vingt fois, il revient à la charge, mais, à chaque tentative, un coup formidable, appliqué de main de maître, arrête son élan. Enfin, étourdi, hébété, Buck demeure à terre, haletant ; le sang dégoutte de ses narines, de sa bouche, de ses oreilles ; son beau poil est souillé d’une écume sanglante ; la malheureuse bête sent son cœur généreux prêt à se rompre de douleur et de rage impuissante…

Alors l’Homme fait un pas en avant, et froidement, délibérément, prenant à deux mains son gourdin, il assène sur le nez du chien un coup terrible. L’atroce souffrance réveille Buck de sa torpeur : aucun des autres coups n’avait égalé celui-ci. Avec un hurlement fou il se jette sur son ennemi. Mais sans s’émouvoir, celui-ci empoigne la gueule ouverte, et broyant dans ses doigts de fer la mâchoire inférieure de l’animal, il le secoue, le balance et, finalement, l’enlevant de terre à bout de bras, il lui fait décrire un cercle complet et le lance à toute volée contre terre, la tête la première.

Ce coup, réservé pour la fin, lui assure la victoire. Buck demeure immobile, assommé.

– Hein ?… Crois-tu… qu’il n’a pas son pareil pour mater un chien ?… crient les spectateurs enthousiasmés.

– Ma foi, dit l’un d’eux en s’en allant, j’aimerais mieux casser des cailloux tous les jours sur la route, et deux fois le dimanche, que de faire un pareil métier… Cela soulève le cœur…

Buck, peu à peu, reprenait ses sens, mais non ses forces ; étendu à l’endroit où il était venu s’abattre, il suivait d’un œil atone tous les mouvements de l’homme au maillot rouge.

Celui-ci se rapprochait tranquillement.

– Eh bien, mon garçon ? fit-il avec une sorte de rude enjouement, comment ça va-t-il ?… Un peu mieux, hein ?… Paraît qu’on vous appelle Buck, ajouta-t-il en consultant la pancarte appendue aux barreaux de la cage. Bien. Alors, Buck, mon vieux, voilà ce que j’ai à vous dire : Nous nous comprenons, je crois. Vous venez d’apprendre à connaître votre place. Moi, je saurai garder la mienne. Si vous êtes un bon chien, cela marchera. Si vous faites le méchant, voici un bâton qui vous enseignera la sagesse. Compris, pas vrai ?… Entendu !…

Et, sans nulle crainte, il passa sa rude main sur la tête puissante, saignant encore de ses coups. Buck sentit son poil se hérisser à ce contact, mais il le subit sans protester. Et quand l’Homme lui apporta une jatte d’eau fraîche, il but avidement ; ensuite il accepta un morceau de viande crue que l’Homme lui donna bouchée par bouchée.

Buck, vaincu, venait d’apprendre une leçon qu’il n’oublierait de sa vie : c’est qu’il ne pouvait rien contre un être humain armé d’une massue. Se trouvant pour la première fois face à face avec la loi primitive, envisageant les conditions nouvelles et impitoyables de son existence, il perdit la mémoire de la douceur des jours écoulés et se résolut à souffrir l’Inévitable.

D’autres chiens arrivaient en grand nombre, les uns dociles et joyeux, les autres furieux comme lui-même ; mais chacun à son tour apprenait sa leçon. Et chaque fois que se renouvelait sous ses yeux la scène brutale de sa propre arrivée, cette leçon pénétrait plus profondément dans son cœur : sans aucun doute possible, il fallait obéir à la loi du plus fort…

Mais, quelque convaincu qu’il fût de cette dure nécessité, jamais Buck n’aurait imité la bassesse de certains de ses congénères qui, battus, venaient en rampant lécher la main du maître. Buck, lui, obéissait, mais sans rien perdre de sa fière attitude, en se mesurant de l’œil à l’Homme abhorré…

Souvent il venait des étrangers qui, après avoir examiné les camarades, remettaient en échange des pièces d’argent, puis emmenaient un ou plusieurs chiens, qui ne reparaissaient plus. Buck ne savait ce que cela signifiait.

Enfin, son tour vint.

Un jour, parut au chenil un petit homme sec et vif, à la mine futée, crachant un anglais bizarre panaché d’expressions inconnues à Buck.

– Sacrrré mâtin !… cria-t-il en apercevant le superbe animal. V’là un damné failli chien !… Le diable m’emporte !… Combien ?

– Trois cents dollars. Et encore ! C’est un vrai cadeau qu’on vous fait, répliqua promptement le vendeur de chiens. Mais c’est l’argent du gouvernement qui danse, hein, Perrault ? Pas besoin de vous gêner ?

Perrault se contenta de rire dans sa barbe. Certes, non, ce n’était pas trop payer un animal pareil, et le gouvernement canadien ne se plaindrait pas quand il verrait les courriers arriver moitié plus vite que d’ordinaire. Perrault était connaisseur. Et dès qu’il eut examiné Buck, il comprit qu’il ne rencontrerait jamais son égal.

Buck, attentif, entendit tinter l’argent que le visiteur comptait dans la main de son dompteur. Puis Perrault siffla Buck et Curly, terre-neuve d’un excellent caractère, arrivé depuis peu, et qu’il avait également acheté. Les chiens suivirent leur nouveau maître.

Perrault emmena les deux chiens sur le paquebot Narwhal, qui se mit promptement en route ; et tandis que Buck, animé et joyeux, regardait disparaître à l’horizon la ville de Seattle, il ne se doutait guère que ses yeux contemplaient pour la dernière fois les terres ensoleillées du Sud.

Bientôt Perrault descendit les bêtes dans l’entrepont et les confia à un géant à face basanée qui répondait au nom de François. Perrault était un Franco-Canadien suffisamment bronzé ; mais François était un métis indien franco-canadien beaucoup plus bronzé encore.

Buck n’avait jamais rencontré d’hommes du type de ceux-ci ; il ne tarda pas à ressentir pour eux une estime sincère, bien que dénuée de toute tendresse ; car, s’ils étaient durs et froids, ils se montraient strictement justes ; en outre, leur intime connaissance de la race canine rendait vain tout essai de tromperie et leur attirait le respect.

Buck et Curly trouvèrent deux autres compagnons dans l’entrepont du Narwhal. L’un, fort mâtin d’un blanc de neige, ramené du Spitzberg par le capitaine d’un baleinier, était un chien aux dehors sympathiques, mais d’un caractère faux. Dès le premier repas, il vola la part de Buck. Comme celui-ci, indigné, s’élançait pour reprendre son bien, la longue mèche du fouet de François siffla dans les airs et venant cingler le voleur, le força de rendre le butin mal acquis. Buck jugea que François était un homme juste et lui accorda son estime.

Le second chien était un animal d’un caractère morose et atrabilaire ; il sut promptement faire comprendre à Curly, qui multipliait les avances, sa volonté d’être laissé tranquille. Mais lui, du moins, ne volait la part de personne. Dave semblait penser uniquement à manger, bâiller, boire et dormir. Rien ne l’intéressait hors de lui-même.

Quand le paquebot entra dans la baie de la Reine-Charlotte, Buck et Curly pensèrent devenir fous de terreur en sentant le bateau rouler, tanguer et crier comme un être humain sous les coups de la lame. Mais Dave, témoin de leur agitation, levant la tête, les regarda avec mépris ; puis il bâilla et, se recouchant sur l’autre côté, se rendormit tranquillement.

Les jours passèrent, longs et monotones. Peu à peu la température s’abaissait. Jamais Buck n’avait eu si grand froid.

CABANE ET MUSEE JACK LONDON À DAWSON-CITY (TNO_ CANADA)

Enfin l’hélice se tut ; et le navire demeura immobile ; mais aussitôt une agitation fébrile s’empara de tous les passagers. François accoupla vivement les chiens et les fit monter sur le pont. On se bousculait pour franchir la passerelle ; et tout à coup Buck se sentit enfoncer dans une substance molle et blanche, semblable à de la poussière froide et mouillée. Il recula en grondant ; d’autres petites choses blanches tombaient et s’accrochaient à son poil. Intrigué, il en happa une au passage et demeura surpris : cette substance blanche brûlait comme le feu et fondait comme l’eau…

Et les spectateurs de rire.

Buck était excusable pourtant de manifester quelque surprise en voyant de la neige pour la première fois de sa vie… » J.L.

Devant le Centre Jack LONDON

L’intérieur du Centre

L

Jack London au début du 20° s- photo Wikipedia

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Article de presse:

À Oakland, sur les traces de Jack London

Martine Laval _ Publié par Télérama le 03/12/10 mis à jour le 09/10/20

Dans cette cité voisine de San Francisco, tout est à l’enseigne de Jack London, né ici en 1876. Mais l’âme de l’écrivain tempétueux, alcoolique, qui a brûlé sa vie et s’est essayé à tous les genres, semble s’être envolée des lieux.

Tourner le dos à Sa Majesté San Francisco. Mettre le cap sur Oakland, la cité du labeur. Traverser l’immense baie en laissant au large Alcatraz, l’île de tous les malheurs. S’accrocher au bastingage et tenir tête aux bourrasques. Longer des kilomètres de quais, plus d’une trentaine, où s’agglutinent des collines de ferraille. Compter – en vain – les énormes containers aux couleurs vives, posés là comme des Lego. Regarder s’agiter, au-dessus des cargos gros comme des montagnes et en partance pour le bout du monde, des grues tentaculaires. Et se demander si cet Oakland-là, que l’on va découvrir en accostant, garde aujourd’hui quelques traces d’un de ses fils de la rue, un chenapan devenu écrivain, Jack London (1876-1916). Un acharné de l’écriture – mille mots chaque jour, quoi qu’il arrive -, malgré les infortunes, froid, pauvreté, solitude, colères et désespoirs.

Ici, à Oakland, il y a plus d’un siècle, « la vie n’offrait que laideur et misère », raconte, en 1909, un Jack London révolté (1). Il poursuit : « Je suis né dans la classe ouvrière. Très tôt, j’ai découvert l’enthousiasme, l’ambition, les idéaux : et les satisfaire devint le problème de mon enfance. » Son enfance, il la brûle sur les docks d’Oakland, où grouillent des durs à cuire, de mauvais garçons, des matelots bagarreurs, des dépenaillés menteurs. Crieur de journaux, ouvrier dans une conserverie, pilleur d’huîtres dans cette baie où chacun survit comme il peut, puis patrouilleur à la poursuite de ses anciens compagnons voleurs, celui qui deviendra plus tard marin sous toutes les latitudes, chercheur d’or dans le Klondike, vagabond sur les routes parmi les crève-la-faim (2), militant socialiste et journaliste sous la défroque d’un clochard dans les bas-fonds de Londres (3), trime douze heures par jour pour quelques sous, qu’il donne à sa mère. Le soir, dès l’âge le plus tendre, il largue sa volonté de fer, et, pour oublier l’épuisement, s’encanaille, face à la baie, au First and Last Chance, le bar de la première et dernière chance : un premier verre en posant pied à terre, un dernier verre avant d’appareiller.

Jack London boit : « La première fois que je m’enivrai, j’avais 5 ans », avoue-t-il dans John Barleycorn (4), un récit dans lequel il raconte son enfer avec l’alcool. Le texte est publié en 1912, quatre ans avant sa mort – à 40 ans tout rond -, et fait un tabac, comme nombre de ses livres.

Jack London crache à la gueule du destin sa soif de vivre – de tout vivre – et n’a qu’un seul désir, en découdre, à la force des poings s’il le faut, pratiquant la boxe comme une métaphore de la vie (5). Il interdit à quiconque, femme ou patron, de lui dicter son avenir. Se contenter de trimer, de rester un gosse de pauvres, une bête de somme, un analphabète ? Non. London – le nom de son père adoptif – sera Jack London : « J’aime mieux être un météore superbe plutôt qu’une planète endormie. La fonction de l’homme est de vivre, non d’exister. Je ne gâcherai pas mes jours à tenter de prolonger ma vie. Je veux brûler tout mon temps. »

Ces mots, entre poésie et grandiloquence, sont gravés sur une plaque de cuivre posée sur le Jack London Waterfront, à Oakland, un lieu sans âme, aseptisé comme savent l’être les constructions modernes, planté sur les anciens docks, que l’on imagine jadis grouillants de vie et désormais déserts. La salle de cinéma (close), l’hôtel (endormi), les immeubles (sans le moindre quidam à la fenêtre), la marina, où s’ennuient quelques voiliers, et même les bouches d’incendie (résurgence du passé ?) : tout ici est à l’enseigne du célèbre Jack London. Mais célèbre pour qui ? A deux pas de l’eau, une statue – la sienne. Il semble seul, perdu, oublié, pas à sa place. A ses pieds, un Croc-Blanc de bronze.

Le First and Last Chance, ce bar où il traîna tout jeune,
est écrasé par les tours de verre
qui le surplombent. Un décor de pacotille.

D’autres clichés : sa cabane de chercheur d’or, façon Jeremiah Johnson, soi-disant ramenée du Grand Nord, gît là comme une verrue entre des palmiers trop soignés ; le fameux First and Last Chance, ce bar où il traîna tout jeune, une minuscule chose faite de rondins, est écrasé par les tours de verre qui le surplombent. Un décor de pacotille. Un affront pour l’écrivain. Surprise ! Le barman est français, « échoué là depuis vingt ans ». Un rien laconique, il se force : « Quelques buveurs le soir, des habitués, quelques étrangers la journée, sans plus. C’est calme. » Il n’a pas lu Jack London, ou il y a longtemps, peut-être Croc-Blanc, il ne sait plus. Il vend des bières et des bricoles (tee-shirts, cartes postales, verres, tous à l’effigie de l’écrivain). Notre barman n’a pas eu la chance de croiser miss Ina Coolbrith, la bibliothécaire d’Oakland qui mit entre les mains de Jack, alors gamin, quelques livres qu’il avala comme si le monde s’ouvrait à lui.

Viennent alors à l’enfant des idées de grand large, d’aventures, des envies d’écriture. Il veut étudier, passe le concours d’entrée à la prestigieuse université de Berkeley. Contre toute attente, il y est admis, y reste quatre mois – sans le sou, pas à sa place (encore !) parmi les fils de riches, il capitule, se politise avec ardeur et rejoint le Socialist Labor Party.

Il serait prétentieux de vouloir tout dire ici sur Jack London. Il a épuisé les biographes (6). Les bibliographies françaises sont incomplètes et s’annoncent clairement « sélectives » ! Aurait-il trop écrit ? Trop brûlé ses doigts à raturer, trop consumé son âme à dire la vie ? Les éditions Phébus ont entrepris de republier, dans leur collection de semi-poches Libretto et dans des traductions revues, l’intégralité de son oeuvre. Ecrivain culte pour les Français, Jack London est en revanche farouchement oublié de ses compatriotes. A Oakland, le Barnes & Noble, supermarché du livre, affiche trois ou quatre titres estampillés « intérêt local »… Idem à San Francisco, au City Lights Bookstore, le fief de la Beat Generation. Et au Bound Together, la librairie anarchiste, rien de l’illustre rebelle. Etrange. Car Jack London n’est pas – pas uniquement – l’écrivain du « grand dehors », de la nature sauvage, dans la lignée d’un Henry David Thoreau (1817-1862), chantre de l’écologie avant l’heure et auteur de Walden ou la vie dans les bois. Certes, Croc-Blanc, L’Appel sauvage, Construire un feu ont fait pleurer des générations d’enfants. Mais n’oublions pas que, même dans ces textes-là, Jack London, avec romantisme, insuffle sa rage contre l’injustice, l’inhumanité de la société. Il se revendique, sans honte, écrivain politique.

En littérature, Jack London fraye avec tous les genres, de la nouvelle cinglante au roman au long cours. Tout l’émerveille. Tout le révolte. Tout l’inspire. Récit autobiographique, texte d’anticipation et même fantastique, roman d’aventures, pamphlet politique, dont un virulent Grève générale ! – titre, en français, d’un recueil de deux histoires ouvertement anticapitalistes (7)… L’oeuvre se construit, fait du bruit. L’aventurier a des rêves de grandeur, se fait bâtir une demeure qui serait celle du bonheur. Sa Maison du loup, à Genn Helen, dans la Sonoma Valley, opulente région de vignobles prisée par le touriste aisé au nord de San Francisco, est partie en fumée en 1913. Elle n’est aujourd’hui que ruines, comme le sont ses livres, dans ce pays qui, pourtant, l’a vu naître…

Dépité, aigri, London voyage encore, fait le chroniqueur, puis, malade, retourne se terrer dans son bercail en cendres. Il quitte le Socialist Labor Party. Et meurt, en 1916. La légende veut qu’il se soit suicidé, comme son personnage emblématique, cette force de la nature terrorisé par l’injustice, Martin Eden, son double, celui qui se laisse couler dans les flots noirs : « Cette souffrance n’était pas la mort, se dit-il dans une demi-inconscience. La mort ne faisait pas mal. Non, c’était la vie, cette atroce sensation d’étouffement – le dernier mauvais coup que lui portait la vie. »

Admiré par Lénine et Trotski, adulé par nombre d’auteurs français(de Linda Lê à Fred Bernard…) et quelques auteurs américains, dont Eric Miles Williamson, auteur du fabuleux Gris-Oakland (éd. Gallimard), Jack London n’était pas un pur. Un peu machiste, un peu raciste, un peu séducteur, un peu fier-à-bras, un peu buveur… Mais aussi un homme rebelle, qui crut en la littérature, la bouscula, se servit d’elle pour mettre au grand jour ses tripes de rêveur de lune. Et s’il ne fallait lire, aujourd’hui, expressément, qu’un seul livre de cet homme au coeur trop grand pour une seule vie, ce serait Le Talon de fer, titre sans doute négligé mais d’une actualité folle (9). Jack London y montre ses talents d’imagination, fait plier la narration à son bon vouloir, assume à mots clairs ses convictions antilibérales. Et surprend le lecteur, car le narrateur est… une femme. Fille de la bourgeoisie intellectuelle, elle connaît le coup de foudre pour un homme, sorte de petit frère de Martin Eden à l’allure gauche mais séduisant, à la parole rare mais limpide, prolo qui a tout lu, tout compris, militant socialiste forcené, Ernest Everhard. L’amoureuse change de camp, raconte ses années de guerre militante contre le capitalisme aux côtés d’Ernest, bientôt leader, un héros – mi-Zorro, mi-Che Guevara – tel qu’il n’en existe plus… Jack London, comme dans un dernier défi à l’injustice, y énonce des vérités éclatantes sur l’égalité, la liberté, les droits les plus élémentaires pour chacun de vivre digne. Avec ardeur, il invente ou réinvente l’histoire, sous formes de notes comme dans les plus parfaits ouvrages de sciences humaines. Il anticipe la révolution russe, le nazisme, la Seconde Guerre mondiale. De là à penser qu’il est visionnaire…

Qui se soucie du Talon de fer, ici, sur les docks d’Oakland ? De l’oeuvre entière d’un de ses gamins ? Ernest Everhard est mort. Martin Eden est mort. Jack London est mort. Les clients boudent toujours le First and Last Chance. Le barman va-t-il encore longtemps servir ses bières aux rares amoureux de la littérature qui s’y perdent ? Ou fermer ses portes, renonçant au monde comme Martin Eden, comme Jack London…


(1) Ce que la vie signifie pour moi, éd. Le Sonneur, 48 p., 6 €.
(2) La Route, éd. Phébus, 192 p., 7,50 €.
(3) Le Peuple d’en bas, éd. Phébus, 256 p., 10 €.
(4) John Barleycorn, éd. Phébus, 256 p., 8,99 €.
(5) Sur le ring, éd. Phébus, 160 p., 6,90 €.
(6) Signalons Jack London ou l’écriture vécue, de Francis Lacassin, éd. Christian Bourgois.
(7) Grève générale ! éd. Libertalia, 160 p., 8 €.
(8) Martin Eden, éd. Phébus, 448 p., 7,40 €.
(9) Le Talon de fer, éd. Phébus, 320 p., 9,90 €.

A lire
Face de lune, trad. de l’anglais (États-Unis) par Louis Postif, éd. Phébus, coll. Libretto, 185 p., 11 EUR

Bonnes adresses
Un bar : le First and Last Chance, le bar où le petit Jack écoutait les récits des marins. Un lieu de culte pour les fans de l’écrivain, qui viennent y boire à sa postérité. 48 Webster St. in Jack London Sq., Oakland. Tél. : 510/839-6761.
Une promenade : de San Francisco à Oakland, traversée de la baie en ferry, un spectacle surprenant. Et aussi le Golden Gate, l’île d’Alcatraz et Oakland.

Blue & Gold Fleet (www.blueandgoldfleet.com). 15 $ aller et retour.

Une librairie : peu de livres de Jack London à la librairie City Lights, fondée en 1953, mais, point de ralliement de la Beat generation, elle vaut le détour ! 261 Columbus Av., San Francisco. Tél. : 415/362-8193.

Une visite : the Wolf House (La maison du loup), petit musée à la mémoire de Jack London.

Jack London State Historic Park, 2400 London Ranch Rd., Glen Ellen. Tél. : 707/938-5216.

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POUR EN SAVOIR PLUS:

FRANCE CULTURE _ 1ère diffusion : 14 décembre 1989

Jack London (1876-1916) : Une vie, une oeuvre [1989 / France Culture]

En 1989, l’émission “Une vie, une oeuvre”, proposait un documentaire radiophonique pour éclairer l’oeuvre imposante, aussi célèbre que mal connue, de l’écrivain américain Jack London. Un documentaire produit et réalisé par Geneviève Ladouès et Isabelle Yhuel, diffusé pour la première fois sur France Culture le 14 décembre 1989. Jack London écrivait : « J’aime mieux être un météore superbe, chacun de mes atomes rayonnants d’un magnifique éclat plutôt qu’une planète endormie. La fonction de l’homme est de vivre non d’exister. Je ne gâcherai pas mes jours à tenter de prolonger ma vie, je veux brûler tout mon temps. » S’il est bien un auteur dont l’oeuvre et la vie sont indissociables c’est London. Une vie sur l’origine et la fin de laquelle planera d’ailleurs toujours un mystère. La vie d’un homme exceptionnel sans doute plus qu’aucun autre de son temps dans une Amérique à la croisée de deux siècles. Jack London l’enfant du rêve américain, mais aussi de son cauchemar, a vécu une vie courte, d’à peine quarante années. Avec Jacques Darras, Simone Chambon et Pierre Lagayette. Production : Geneviève Ladouès Réalisation : Isabelle Yhuel “Une vie, une oeuvre” – Jack London 1ère diffusion : 14 décembre 1989 Indexation web : Sandrine England, documentation sonore de Radio France Source : France Culture

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Lire Wikipedia: https://fr.wikipedia.org/wiki/Jack_London

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