Kanoun ou Bakalao

Nous étions en cette après-midi de juin 1958 mon ami José, sa sœur Joëlle et moi, dans la cour du numéro 8 de la rue du docteur Strauss à Oran où nous habitions. Le quartier s’appelait Gambetta. Quelques jours auparavant nous fêtions avec notre maîtresse la fin de l’année scolaire. Nous étions José et moi en classe de CE1 chez madame Congi. Bonbons et chocolat. Les parents de José et de Joëlle avaient décidé ce jour-là d’affronter les agents de l’administration et leur grand chef. En leur absence mon ami me proposa de rentrer chez lui pour jouer au tour de France avec des capsules de bouteilles, des platicos disions-nous, que nous remplissions de goudron pour les alourdir. Pour y jouer donc, nous les faisions avancer, chacun la sienne, en leur donnant un léger coup de doigt, l’index ou le majeur. « Viens, il n’y a personne ». Joëlle a préféré sauter à cloche-pied sur les cases de la marelle qu’elle avait dessinée dans la cour.

Il y avait dans leur appartement beaucoup d’objets qui m’étaient familiers, mais il y en avait d’autres qui m’étaient complètement étrangers. Ainsi une tirelire, un poste de télévision, et d’autres choses encore. Un objet posé sur la table du salon retenait soudain toute mon attention. Je m’avançais vers la elle, d’abord hésitant puis décidé. La forme de la chose me parut d’abord tourmentée, chaotique. Une spirale métallique qui m’intriguait. Je n’en avais jamais vu auparavant. Surpris par mon propre étonnement José prit l’objet entre ses doigts et le fit virevolter. La chose dansa un moment. Puis avec sa main gauche, il empoigna le manche et entreprit de le faire tourner comme on tourne une clé dans une serrure, son autre main maintenant l’autre extrémité de l’objet. Quelques instants plus tard, il planta devant mes yeux le bouchon de liège qu’il venait de libérer.  L’objet était un tirebouchon. Je le pris à mon tour entre mes doigts et spontanément, imitant maladroitement mon ami, je le mis sous le nez. Aujourd’hui encore il me revient cette odeur de vinaigre mêlée aux senteurs des sous-bois qu’exhalait le bouchon de liège transpercé par la queue de cochon métallique.

Près du tirebouchon il y avait une bouteille en verre de couleur verte. Avec peine je devinai quelques lettres posées sur l’étiquette. José dit en la fixant – l’avait-il lue ? « Seneclauze ». Je fus ébahi. Il y avait aussi un verre posé entre la bouteille de vin et le tirebouchon, un verre avec un fond rouge. Il n’était pas tout à fait vide. Je savais qu’il ne nous était pas autorisé. Nous, c’est-à-dire ma famille et moi. Je devinais que c’était du vin, ce qu’il en restait. J’en avais entendu parler, je savais qu’il était très apprécié, mais il n’y en avait jamais eu à la maison chez nous. Délicatement, après avoir pris la précaution de la discrétion, attendu que José regarde ailleurs, je plongeais deux doigts tremblant au fond de l’interdit transparent avant de les poser sur mes lèvres. J’ai reconnu l’odeur du bouchon, mais beaucoup plus épaisse, beaucoup plus repoussante, plus écoeurante. J’ai aussitôt craché, essuyé plusieurs fois les doigts contre mon pantalon et, sur le revers du bas de mon tricot, essuyé la langue, les lèvres, la bouche, jusqu’à avaler quelques fibres du pull. Tout cela pour me défaire de ce goût si étranger, si désagréable alors. « C’est pas bon pour toi » s’était contenté de dire mon ami en riant de bon cœur. Il m’avait surpris et cela l’amusait. J’étais confus et embarrassé.

Par-dessus tout, il y avait dans la maison de mon ami José, un relent particulier de renfermé, une combinaison d’odeurs étrangères à l’intérieur de notre maison. Je ne sentais pas l’odeur du kanoun* ni celle de l’encens ou de la peau de mouton. Les odeurs étaient faites de saucisson, de Bakalao*, et d’abondants parfums inconnus mélangés.  Des odeurs froides. Désagréables. Parfois elles me prenaient à la gorge et j’avais honte pour mon ami, tandis qu’il riait du remous qu’exerçaient en moi ces découvertes, de mon étonnement. Je me souviens lui avoir menti ce jour-là « je dois partir, sinon ma mère va me chercher ». Je sus plus tard que l’odeur qui m’insupportait le plus, et dont je n’osais ni lui avouer la répugnante sensation qu’elle m’infligeait ni le questionner sur son origine, était celle d’un camembert bien fait qu’on posait nu dans une assiette, sur le vaisselier. Son odeur venait se juxtaposer, s’amalgamer aux autres. Nous vivions côte à côte dans deux mondes souvent clos. Nous ne jouâmes pas cette après-midi-là aux platicos.

* Kanoun : brasero en pot de terre cuite.

Bakalao : morue séchée.

Mars 2011

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