Maïssa Bey nous a
accordé l’entretien qui suit, en marge du 19° festival du livre de
Mouans-Sartoux (Alpes Maritimes) qui s’est déroulé du 6 au 8 octobre.
Cette année le Festival a rendu hommage à un homme d’exception, Ismaïl
Kadaré. De nombreux autres auteurs, venus d’horizons divers ont
participé à cette édition » sans barrières et sans tabous « . On a noté
parmi les 350 auteurs la présence de G. Kelman, B. Stora, A. Kahn, D.
Thu-Huong, A. El Aswany, G. Halimi, A. Touraine… et des algériens, S.
Belhaddad, B. Sansal, M. Mokeddem, et M. Bey, qui ont animé des
rencontres parmi la quarantaine proposée.Les textes de Maïssa Bey sont
fortement centrés sur la problématique féminine, ils sont marqués par
une écriture créative, sobre et aérée au rythme lent et à la syntaxe
raffinée. Une écriture qui hante la réalité de surface – ce » matériau
ordinaire » – qui la marque au plus près, qui la restitue sans jamais
tenter de s’y substituer.Même si son entrée en écriture fut guidée par »
l’urgence de porter la parole comme un flambeau contre la menace de sa
confiscation « , Maïssa Bey ne témoigne pas mais crée, elle privilégie
l’esthétique et l’exercice de style à la reproduction.Maïssa Bey est née
en Algérie dans la région de Médéa (Algérie). Elle tient
l’apprentissage du français de son père instituteur, avant l’école. Elle
suit des études universitaires de lettres à Alger. Elle a longtemps
enseigné le français. Maïssa Bey réside aujourd’hui à Sidi Bel Abbès
(Ouest algérien) où elle anime une association culturelle.Elle a écrit
plusieurs romans, nouvelles pièces de théâtre et récits dont certains
furent récompensés par des prix : Au commencement était la mer (roman,
ed. Marsa, 1996), Cette fille là (roman, ed. l’Aube, 2001),
Entendez-vous dans les montagnes (roman ed. l’Aube, 2002), Sous le
jasmin la nuit (nouvelles, ed. l’Aube et Barzakh, 2004), Surtout ne te
retourne pas (roman, ed. l’Aube et Barzakh, 2005), Bleu, blanc, vert
(ed. l’Aube, 2006)…
——————-
Ahmed HANIFI :
Il ne fait pas de doute, la femme tient dans vos écrits un espace
essentiel. Vous regrettez et dénoncez la place qui lui est faite dans la
société algérienne par les hommes, par les intégristes, c’est direct et
c’est clair par contre vous êtes silencieuse sur ceux qui fomentent et
légifèrent des » codes infâmes « , des » lois scélérates « , sur ceux qui
sont tapis dans l’ombre et qui » tirent les fils « , ceux sans lesquels
cette réalité faite aux femmes (et aux hommes) aurait probablement été
dépassée.
Maïssa BEY :
Je tente d’appréhender l’espace réservé aux femmes en Algérie tel qu’il
m’apparaît. Ce qui m’intéresse c’est le vécu des gens, je ne m’inscris
pas dans un discours politique, je suis écrivain. Ce qui est important
c’est de saisir ce qui est socialement en mouvement et de le transférer
dans l’écriture.
AH :
Sur le plan esthétique nombreuses sont les phrases, dans vos romans ou
nouvelles, qui demeurent inachevées, ouvertes. Par ces aposiopèses
répétées vous faites du pied au lecteur pour l’intégrer dans vos
fictions, pour qu’il achève la phrase, pour qu’il se positionne, pour
qu’il partage, pour qu’il s’approprie le destin du récit de la même
manière que le fait la narratrice perdue, non ?
Maïssa BEY : Oui, on peut faire cette lecture en effet. Le lecteur est associé au roman.
AH : De quels écrivains ou courants littéraires vous êtes le plus proche ?
Maïssa BEY :
Je dois dire que je ne souhaite pas que l’on me confine à tel ou tel
courant. Je suis à l’écoute de toutes les formes de la littérature.
AH :
Un des rares personnages homme, empli de générosité, c’est le jeune
Mourad ( » surtout ne te retourne pas « ) il renvoie à Mondo, un
personnage de Le Clézio, d’identique humanité.
Maïssa BEY:
Des Mondo on en trouve partout. Mourad n’est pas un enfant unique en
son genre. Il est le fruit de la misère, ils n’a envie que d’une seule
chose, se construire ce qui n’est envisageable que dans le départ.
Partir. Partir est un thème récurrent aujourd’hui dans la littérature
maghrébine. Ces jeunes harragas ( » brûleurs de route « ) sont prêts à
affronter tous les dangers pour fuir. Mourad fait partie de cette
génération. Sa propre vie ne représente pas un bien précieux. Il a tout à
gagner à partir. Ces jeunes qui n’ont absolument rien, qui vivent dans
le dénuement et qui peuvent être à l’abord très durs, qui peuvent même
agresser, sont d’une grande tendresse, il nous suffit de leur tendre la
main, de leur sourire. Ils sont dotés d’une carapace que les aléas de la
vie leur ont destiné. Ils ne sont pas intrinsèquement violents. Ils ont
été violentés par la vie.
AH :
Par qui ou quoi avez-vous été inspirée pour écrire les nouvelles Sous
le jasmin la nuit et En ce dernier matin ? Dans la première les regards
et pensées de l’homme croisent ceux de sa compagne dans un continuum
binaire…, la seconde nous fait penser à l’Addy de Tandis que j’agonise
de Faulkner qui, crapahutée dans un cercueil entre monts en vallées,
nous dit tout le bien et le mal qu’elle pense de sa famille qui la suit
jusqu’à sa dernière demeure.
Maïssa BEY:
Sous le jasmin la nuit est le fruit d’expériences vécues. Il m’a semblé
intéressant de se mettre dans le regard de l’autre, de se mettre dans
le regard d’un homme qui a de grosses difficultés à communiquer et de se
demander ce qu’il pouvait bien abriter, y a-t-il amour, indifférence,
haine… Il m’a semblé intéressant de mettre les deux regards dans un même
plan où tout ne s’exprime que par des regards. La femme ne sait pas ce
qui se dissimule derrière le regard de cet homme qui ne sait pas dire à
sa femme l’amour qu’il éprouve pour elle et qui est en même temps
terriblement jaloux des silences de sa compagne.La seconde nouvelle
s’inscrit dans la même veine à savoir les facteurs qui entravent la
communication. Au dernier matin de sa vie cette femme se souvient que
quelque chose a frémi en elle et qu’elle a pu peut-être passer à côté.
Il m’arrive en croisant de vieilles femmes de me demander si elles ont
eu des désirs ou si elles ont seulement vécu ? Elles sont dans une telle
relation au monde et à elles-mêmes qu’on les suppose heureuses à
l’abord, car elles ont réussi leur vie sociale, elles ont eu des
enfants, elles sont mères respectées… mais l’écriture c’est aussi de
savoir gratter et lorsqu’on va au delà des apparences, au delà de cette
réalité donnée on découvre une autre réalité . Le titre initial de la
nouvelle était Et si demain, mais j’ai pensé qu’elle serait trop
suggestive.
AH : quels sont vos projets ?
Maïssa BEY :
Je suis prise par tout ce qui tourne autour du dernier roman, Bleu,
blanc, vert qui paraît en ce moment, promotions, lectures… j’ai écrit
une pièce de théâtre qui s’intitule Chaque pas que fait le soleil, qui
est actuellement jouée à Saint-Etienne par la Comédie de la ville,
j’écris des nouvelles, et m’attelle à un important projet de livre…
AH : Bleu, blanc, vert
Maïssa BEY :
Ce dernier roman est issu d’une histoire véridique, l’histoire d’un
élève auquel son maître demande de ne plus écrire avec du bleu, car
corriger au rouge des exercices écrits à l’encre bleue sur du papier
blanc revient à utiliser les trois couleurs de la France coloniale. Il
faut utiliser le vert de l’islam exige l’enseignant. J’ai transposé
cette histoire dans le roman et la situe aux débuts de l’indépendance.
AH : Vous animez une association à Sidi Bel-Abbès ?
Maïssa BEY :
Je suis présidente d’une association de femmes qui s’appelle Parole et
écriture qui est à vocation exclusivement culturelle. Partie d’un espace
restreint orienté vers des ateliers d’écriture, les ambitions de
l’association se sont étoffées. Nous avons reçu des fonds de la
Communauté Européenne dans le cadre d’un programme d’aide aux
associations qui nous ont permis de créer une bibliothèque à Sidi
Bel-Abbès. Nous mettons à la disposition des intéressés, notamment les
enfants des espaces de partages, de rencontres, des animations, des
ordinateurs…
AH : Cet octobre est le mois du centenaire de la naissance de Léopold Sédar Senghor
Maïssa BEY :
J’ai écrit un texte sur Senghor. La poésie m’émeut tellement que je ne
suis pas en mesure d’en parler. Maintenant on ne peut évoquer Senghor
sans parler de la francophonie. Je suis bien sûr personnellement
concernée. Le français n’est pas une langue seconde pour ce qui me
concerne, il est ma langue, ma langue paternelle. Le français m’a été
transmis par mon père qui était instituteur. C’est un héritage paternel
donc, que je tente de faire fructifier par mon écriture..
AH : Que pensez-vous de l’ostracisme dont font l’objet en Algérie les écrits de Sansal, notamment son dernier, Poste restante ?
Maïssa BEY :
Boualem est un ami. C’est un homme extraordinaire de simplicité de
modestie extrêmement talentueux et d’une grande humilité. Il est en même
temps un homme de grand courage parce qu’il dit ce qu’il pense. Il dit
tout haut ce que nombreux pensent tout bas. J’ai entendu partout en
Algérie les mêmes réflexions que Sansal pose dans son dernier livre.
Lorsque dans une Algérie plongée dans la pénombre, quelqu’un apporte une
lumière il faut croire qu’il dérange. Boualem dérange, mais il faut
savoir que la culture dérange, l’écriture dérange, l’opposition dérange.
Propos recueillis par Ahmed Hanifi.
–