Il y a cinq ans disparaissait Léonard Cohen

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Il y a cinq ans disparaissait LEONARD COHENPour ne pas oublier Léonard et SuzanneC’était en 1973. J’avais l’âge de toutes les folies et même deux ans de plus. Et le diable au corps. Je me trouvais dans un pays lointain, aujourd’hui à deux clics de souris, à deux doigts donc. Mais à l’époque, ce pays qui nous faisait rêver était pour nous le bout du monde. Par ce « nous » j’entends la bande Snouci and C° du quartier Michelet d’Oran – bande à laquelle s’est jointe Suzanne L. fraîche émoulue de La Sorbonne, enseignante à la fac de Lettres d’Oran Sénia. Dès qu’arrivait le vendredi, veille de week-end, nous délaissions la brasserie Le Majestic, notre quartier général, pour aller fureter les quartiers autour de la place des victoires, du marché, de la cinémathèque. Mais LGF, « el-khawa » nous empêchaient de tourner en rond. Treillis verts et triques noires, non merci. Où que nous allions, ils exigeaient de nous qu’on écrase l’Afras ou la Marlboro et qu’on leur montrât le livret de famille, ou de rentrer à la maison. Le temps était venu pour notre groupe, la bande Snouci and C°, d’aller voir ailleurs. Au début des années soixante-dix, notre plus bel ailleurs, à l’unanimité, était la Suède. Chacun a fait comme il a pu pour quitter (déjà !) notre pays d’enfer (le terme est ici très négatif). Il nous fallait bouger.En 1973, je me trouvais donc en Suède et plus exactement à Farsta dans un grand appartement de son centre. Farsta est un joli bourg dans le sud de Stockholm. J’étais à moitié allongé sur un sofa. J’étais plus ou moins allongé avec dans la main une cannette de je ne sais plus trop quoi. Il me reste dans mes souvenirs que le jus était sacrément énergisant. Dans la pile de vinyles j’avais choisi « Suzanne » un morceau très en vogue, « Suzanne takes you down to her place near the river/ You can hear the boats go by/ You can spend the night beside her/ And you know that she’s half crazy… » Dans le spacieux appartement vivait une demi-douzaine de personnes, toutes – je le découvrirais – aussi sympathiques et farfelues que déglinguées. C’était Suzana, une fille que j’avais connue dans une auberge de jeunesse « L’auberge du quai de Jemmapes » à Paris qui m’y avait invité. Nous avions fait le trajet ensemble en stop de la Porte de Clichy jusqu’à la banlieue de Stockholm grâce à un routier sympa de Max Meynier (vous ne connaissez pas Max ? un jour je vous raconterai). Trois jours de route. Ce jour à Farsta était un samedi, je m’en souviens bien, Suzana m’avait proposé d’aller voir ensemble Viskningar och rop de Bergman, à son retour. Elle était partie voir sa mère je ne sais plus où. Les autres co-locataires étaient eux aussi absents. J’étais seul, allongé sur un sofa blanc, une canette à la main, captivé par Suzanne de Cohen. « But that’s why you want to be there/ And she feeds you tea and oranges/ That come all the way from China/ And just when you mean to tell her/ That you have no love to give her » Les Suzanne m’envoutaient. De sa voix profonde Cohen nous embarquait auprès de lui, il nous invitait aux voyages les yeux fermés en toute confiance. J’étais plus ou moins allongé en sirotant mon jus de je ne sais plus quoi, lorsque j’entendis le bruit d’une clé dans la serrure de l’appartement suivi par le grincement de la porte. Le temps de me retourner, un mec était planté là, courbé, un pack de Carlsberg V dans les bras. Il a dit quelques mots en suédois. J’ai compris « vän » (ami). Son allure générale n’inclinait guère à la bienveillance. Manifestement il semblait bien éméché. Et même plus qu’éméché. Je me suis levé comme un soldat prêt à se mettre au garde-à-vous. Que faire d’autre lorsqu’à vingt ans on se trouve dans de tels draps ? « Hi » j’ai dit en tendant la main, peu rassuré. Le gars m’a regardé un moment. N’a pas répondu à la main tendue. Il s’est affalé dans un fauteuil, puis a posé sans délicatesse le pack de bière sur la table basse à côté. « U come here with Suzana, is n’t man ? » Et l’autre là-bas qui sillonnait sur le tourne-disque, se fichant de la situation. Il chantait encore « Then she gets you on her wavelength/ And she lets the river answer/ That you’ve always been her lover ». J’ai dit « Suzana, heu, yes, yes… » Je ne savais quoi dire en fait, car le type ne m’inspirait pas confiance. Le visage déformé il a baragouiné je ne sais quoi d’autre, a porté son bras droit dans la poche arrière de son pantalon pour en extraire un objet noir qu’il a tendu vers moi. « Cohen se fiche de moi » ai-je pensé. Il n’arrêtait pas. « And she shows you where to look/ Among the garbage and the flowers/ There are heroes in the seaweed/ There are children in the morning/ They are leaning out for love/ And they will lean that way forever/ While Suzanne holds the mirror ». Le voyou cracha « This is for you guy ». Le « this » signifiait l’objet qu’il tenait fermement dans la main. Et il disait qu’il me le destinait. Je n’avais pas trop vite saisi. Était-ce une plaisanterie ? Le gars ne souriait pas. Son regard, sa bouche, son visage, exprimaient plutôt de la colère. Je compris au terme d’un moment qui me parut une éternité que décidément non, le malfrat ne rigolait vraiment pas. Mais alors pas du tout. J’ai tenté d’entamer une discussion avec lui. Sur le bout des doigts ou des pieds. Plutôt des pieds. Le type était occupé à dégoupiller une Carlsberg, il cherchait dans sa poche avec sa main libre un instrument pour. L’autre main tenait fermement un révolver. Le moment était propice si je voulais connaître la suite du temps qui passe. En une fraction de seconde, de celles qui nous motorisent, qui nous galvanisent lorsque nous nous trouvons dans d’identiques situations, j’ai réussi à m’extraire de la nasse qu’était devenu l’appartement. J’ai dévalé je ne sais comment les trois étages de l’immeuble, traversé la cour, suis sorti dans l’avenue, ai couru, couru, couru, sans me retourner jusque dans Djurgarden, un grand parc où se promenaient des centaines de personnes au sein desquelles je me suis fondu. « Peut-être pas des centaines » ai-je penssé, mais enfin, ce n’était pas l’heure de ronchonner. Il faisait lourd, il faisait beau, je ne sais plus. Ces petits détails n’ont pas marqué mon esprit. J’entendais au loin Suzanne, « And you want to travel with her/ And you want to travel blind/ And you know that you can trust her/ For she’s touched your perfect body with her mind. » Je ne voulais rien d’autre que « voyager avec elle… voyager les yeux fermés » Je savais que je pouvais lui faire confiance… »Le soir, lorsque la nuit se fut bien installée, Suzana me raconta l’histoire de ce type « il est un peu dérangé, il n’est pas méchant, non, il dit toujours qu’il va tuer quelqu’un. He always says that ! ». C’était en 1973. J’avais l’âge de toutes les folies et même plus.Aujourd’hui, lorsque j’écoute cette chanson, je retrouve mes vingt ans. Finalement le temps, est d’une certaine manière, défait.Leonard Cohen est mort, mais pas Suzanne. Aucune des trois. La suédoise est grand-mère, l’égérie d’Oran a retrouvé Paris et Suzanne l’éternelle est en nous tous. Elles sont toutes plus vivantes que jamais. Je les entends encore, près de cinquante ans plus tard, les cheveux blanchis, me fredonner notre air préféré, « And you want to travel with her/ And you want to travel blind … »

Ahmed Hanifi,Marseille le 6 novembre 2021Ce texte (modifié) a été initialement écrit le 12 novembre 2016

Léonard Cohen est mort le 7 novembre 2016 à Los Angeles à l’âge de 82 ans

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Sur Facebook, il y eut des réactions au texte…

Il y eut des réactions quant à la proximité de Léonard Cohen avec l’état (colonial) d’Israël. Je ne les ai pas reprises ici, car mon propos se veut axé sur la poésie, la chanson, la littérature, le souvenir d’une époque… Nous savons tous les ravages de l’État d’Israël et nous savons que beaucoup de chanteurs, écrivains… sont proches de lui hélas, mille fois.

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Suzanne takes you down to her place near the riverYou can hear the boats go byYou can spend the night beside herAnd you know that she’s half crazyBut that’s why you want to be thereAnd she feeds you tea and orangesThat come all the way from ChinaAnd just when you mean to tell herThat you have no love to give herThen she gets you on her wavelengthAnd she lets the river answerThat you’ve always been her lover Etc.

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Et sa muse, la connaissez-vous ? Vous ne connaissez pas Suzanne VERDAL ?

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LES PAROLES

(en français = de Graeme Allright°

Suzanne takes you down to her place near the river

Suzanne t’emmène chez elle près de la rivière

You can hear the boats go by

Tu peux entendre les bateaux voguer(1)

You can spend the night beside her

Tu peux passer la nuit auprès d’elle

And you know that she’s half crazy

Et tu sais qu’elle est à moitié folle

But that’s why you want to be there

Mais c’est pour ça que tu veux rester

And she feeds you tea and oranges

Et elle te nourrit de thé et d’oranges

That come all the way from China

Qui ont fait tout le chemin depuis la Chine

And just when you mean to tell her

Et juste au moment où tu veux lui dire

That you have no love to give her

Que tu n’as aucun amour à lui donner

Then she gets you on her wavelength

Elle t’entraîne dans ses ondes

And she lets the river answer

Et laisse la rivière répondre

That you’ve always been her lover

Que tu es son amant depuis toujours

And you want to travel with her

Et tu veux voyager avec elle

And you want to travel blind

Et tu veux voyager les yeux fermés

And you know that she will trust you

Et tu sais qu’elle aura confiance en toi

For you’ve touched her perfect body with your mind.

Car tu as touché son corps parfait avec ton esprit.

And Jesus was a sailor

Et Jésus était un marin

When he walked upon the water

Quand il marchait sur l’eau

And he spent a long time watching

Et il passa très longtemps à observer

From his lonely wooden tower

Du haut de sa tour solitaire en bois

And when he knew for certain

Et quand il eût la certitude

Only drowning men could see him

Que seuls les hommes sur le point de se noyer pouvaient le voir

He said All men will be sailors then

Il dit tous les hommes seront des marins alors

Until the sea shall free them

Jusqu’au moment où la mer les libérera

But he himself was broken

Mais lui-même fut brisé

Long before the sky would open

Bien avant que le ciel ne s’ouvre

Forsaken, almost human

Abandonné, presque humain

He sank beneath your wisdom like a stone

Il sombra sous ta sagesse comme une pierre

And you want to travel with him

Et tu veux voyager avec lui

And you want to travel blind

Et tu veux voyager les yeux fermés

And you think maybe you’ll trust him

Et tu penses que peut-être tu lui feras confiance

For he’s touched your perfect body with his mind.

Car il a touché ton corps parfait avec son esprit.

Now Suzanne takes your hand

Maintenant Suzanne prend ta main

And she leads you to the river

Et te conduit à la rivière

She is wearing rags and feathers

Elle est vêtue de haillons et de plumes

From Salvation Army counters

Venant des guichets de l’Armée du Salut

And the sun pours down like honey

Et le soleil coule comme du miel

On our lady of the harbour

Sur notre dame du port

And she shows you where to look

Et elle t’indique où regarder

Among the garbage and the flowers

Au milieu des déchets et des fleurs

There are heroes in the seaweed

Il y a des héros dans les algues

There are children in the morning

Il y a des enfants dans le matin

They are leaning out for love

Ils s’inclinent par amour

And they will lean that way forever

Et ils s’inclineront ainsi pour l’éternité

While Suzanne holds the mirror

Pendant que Suzanne tient le miroir

And you want to travel with her

Et tu veux voyager avec elle

And you want to travel blind

Et tu veux voyager les yeux fermés

And you know that you can trust her

Et tu sais que tu peux lui faire confiance

For she’s touched your perfect body with her mind.

Car elle a touché ton corps parfait avec son esprit.

(1)  littéralement passer ( mais fallait éviter la répétition de passer )

Merci à : w.lacoccinelle.net

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Suzanne, la femme qui fit chanter Leonard Cohen

le 13 novembre 2016, 

(modifié le 21 juin 2017)

La légende folk Leonard Cohen s’est éteinte jeudi. Cohen devait son tube planétaire à une danseuse hippie de Montréal, Suzanne Verdal, qui l’obséda toute sa vie.

Leonard Cohen est mort jeudi. (Reuters)

A-t-elle écouté son dernier album, You Want It Darker, chant funéraire paru il y a trois semaines? C’est peu probable. Écouter Leonard Cohen lui était devenu insupportable. Pourtant, qui d’autre connaissait mieux la légende folk, le plus sérieux concurrent de Bob Dylan, qui s’est éteint jeudi à l’âge de 82 ans? Justement, Suzanne Verdal le connaissait peut-être un peu trop. Le chanteur lui doit son premier succès et probablement la plus belle histoire d’amour de ce séducteur impénitent. Plutôt que de lui offrir son corps, la femme qui survit aujourd’hui avec ses rêves hippies dans un cabanon au bord du Pacifique, lui a inspiré la chanson qui restera à jamais associée à son œuvre.

« Je touchais son corps parfait par l’esprit »

L’histoire de Suzanne commence au début des années 1960. Poète et écrivain sans le sou, ­Leonard Cohen retrouve au Vieux Moulin, un club de jazz de Montréal, son ami, le sculpteur Armand Vaillancourt, dont la complicité avec sa très jeune fiancée sur la piste de danse le fascine. Trois ou quatre ans passent. Son ami a divorcé de sa danseuse. À l’été 1965, Leonard Cohen décide de rendre visite à la belle dans la maison au bord du fleuve Saint-Laurent, où elle élève seule sa fille, Julie.

Dans les rues de Montréal, ils se promènent à l’unisson, allument des bougies à l’église Notre-Dame-de-Bon-Secours. Chez elle, Suzanne lui offre du thé venu de Chine. « Nous n’avons jamais été amants sur un plan physique s’entend, c’était beaucoup plus profond que cela. Vous savez combien ­Leonard est un homme sexuel! Il est très attirant pour les femmes et je ne voulais pas être une de plus dans la foule », confiera Suzanne Verdal. « C’était un loft à une époque où l’on ne connaissait pas l’existence de ce mot. Elle m’a invité en bas à prendre du thé avec des zestes d’orange dedans. Les bateaux passaient devant les fenêtres et je touchais son corps parfait par l’esprit, faute de pouvoir faire autrement », racontera ­Leonard Cohen.

La chanson naît d’abord sous forme d’un poème, Suzanne Takes You Down. Quand le chanteur le psalmodie à Judy Collins au téléphone, elle lui demande d’en faire une chanson qu’elle enregistre en premier. Puis Suzanne ouvre en 1967 le premier album de Leonard Cohen, Songs of Leonard Cohen, avec pour autre succès, So Long Marianne, inspirée par Marianne Jensen, encore une ex-épouse d’un de ses amis artistes, avec laquelle Leonard Cohen vivra. Mais les histoires qui se concrétisent n’ont pas le privilège de l’éternité. ­Leonard Cohen rencontrera une autre Suzanne (Elrod), avec qui il aura deux enfants. La première devient un classique, bientôt repris par les compagnes et muses de Bob Dylan, Joan Baez et Françoise Hardy, mais aussi plus tard par la chanteuse de Abba, Anni-Frid Lyngstad, Graeme Allwright ou Alain Bashung. ­Leonard Cohen comparera sa Suzanne à un Château Latour de 1982.

Elle devient sans-abri à Los Angeles

À la fin des années 1970, ­Leonard Cohen se produit à Minneapolis. Suzanne Verdal s’est acheté un billet et vient le voir dans les coulisses à la fin du concert. « Tu m’as offert une belle chanson », la remercie le chanteur, devenu une superstar. Celle qui a voyagé de San Francisco à New York via Paris est retournée vivre à Montréal, où elle élève trois enfants de trois pères différents, toujours seule. Vingt ans après l’été 1965, Leonard Cohen est lui aussi à Montréal, où il reprend ses promenades lorsqu’il aperçoit sur la place Jacques-Cartier un spectacle de rue. Il s’approche, la danseuse le remarque. C’est Suzanne qui se présente à lui en mimant une révérence. Brutalement, il tourne les talons. On ne saura jamais pourquoi et s’il l’a reconnue ou bien ignorée.

En 1999, la danseuse tombe d’une échelle. Dos et poignets brisés. L’ancien rayon de soleil du Vieux Moulin ne peut plus enseigner la danse et sombre dans la dépression. Sa chanson la poursuit jusque dans les restaurants, qu’elle quitte dès qu’elle en entend les premières notes. Sans aucune ressource, elle est sans-abri à Los ­Angeles, survivant sur un parking de Venice Beach. L’eau toujours devant soi mais sans amour. L’ancienne fille qui faisait tourner la tête à toute la Beat Generation ne se doute pas que son ancien prétendant a déménagé à quelques ­kilomètres. Il vit dans un monastère bouddhique sous le nom de Jikan.
Ils ne se reverront plus jamais. En 2008, Leonard Cohen reprend la route, ruiné par sa manageuse mais sauvé par Suzanne. La vraie n’écoute plus la chanson, mais a gardé les mêmes « haillons », ce manteau de bohème qu’elle n’a jamais quitté.

Source: JDD papier

www.lejdd.fr

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