William Faulkner… 25.09.1897

Nous sommes le 25 septembre, jour anniversaire de la naissance d’un génie de la littérature universelle, William Faulkner.

A cette occasion je vous donne à lire une de ses plus célèbres nouvelles, « Une rose pour Emily », écrite alors qu’il avait  32 ans. On la trouve dans le recueil Treize histoires (These Thirteen).

Puis je vous fais suivre un article complet que j’avais écrit en septembre 1997, article paru dans le quotidien algérien, disparu depuis, LA TRIBUNE, (de feu Kh. Ameyar)

Et, à la suite, de nombreux liens très utiles… Avec vidéos etc…

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William Faulkner dans sa ferme

UNE ROSE POUR EMILY

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UNE ROSE POUR EMILY

(Traduit par M.-E. Coindreau)

1

Quand Miss Emily Grierson mourut, toute notre ville alla à l’enterrement : les hommes, par une sorte d’affection respectueuse pour un monument disparu, les femmes, poussées surtout par la curiosité de voir l’intérieur de sa maison que personne n’avait vu depuis dix ans, à l’exception d’un vieux domestique, à la fois jardinier et cuisinier.

C’était une grande maison de bois carrée, qui, dans le temps, avait été blanche. Elle était décorée de coupoles, de flèches, de balcons ouvragés, dans le style lourdement frivole des années 70, et s’élevait dans ce qui avait été autrefois notre rue la plus distinguée. Mais les garages et les égreneuses à coton, empiétant peu à peu, avaient fait disparaître  jusqu’aux noms augustes de ce quartier ; seule, la maison de Miss Emily était restée, élevant sa décrépitude  entêtée et coquette au-dessus des chars à coton et des réservoirs à essence. Elle n’était plus la seule à outrager la vue. Et voilà que Miss Emily était allée rejoindre les représentants de ces augustes noms dans le cimetière assoupi sous les ifs, où ils gisaient parmi les tombes alignées et anonymes des soldats de l’Union et des Confédérés morts sur le champ de bataille de Jefferson.

De son vivant, Miss Emily avait été une tradition, un devoir et un souci ; une sorte de charge héréditaire qui pesait sur la ville depuis ce jour où, en 1894, le Colonel Sartoris, le maire – celui qui lança l’édit interdisant aux négresses de paraître dans les rues sans tablier – l’avait dispensée de payer les impôts, dispense qui datait de la mort de son père et s’étendait jusqu’à perpétuité. Non que Miss Emily eût jamais accepté qu’on lui fît la charité. Le Colonel Sartoris avait inventé l’histoire compliquée d’un prêt d’argent que le père de Miss Emily aurait fait à la ville et que la ville, pour raison d’affaires, préférait rembourser de cette façon-là.  Il n’y avait qu’un homme de la génération avec le cerveau du Colonel Sartoris pour avoir pu imaginer une chose pareille, et il n’y avait qu’une femme pour l’avoir pu croire.

Quand la génération suivante, avec ses idées modernes, donna à son tour des maires et des conseillers municipaux, cet arrangement souleva quelques mécontentements. Le premier janvier ils lui envoyèrent une feuille d’imposition. Février arriva sans apporter de réponse. Ils lui envoyèrent une lettre officielle, la priant de passer, quand elle le jugerait bon, au bureau du shériff. La semaine suivante, le maire lui écrivit lui-même, lui offrant d’aller chez elle ou de l’envoyer chercher en voiture. En réponse il reçut un billet où, sur un papier d’une forme archaïque, d’une écriture courante et menue à l’encre passée, elle lui disait qu’elle ne sortait plus du tout. La feuille d’impôts était incluse, sans commentaires.

Le conseil municipal siégea en séance extraordinaire. Une députation se rendit chez elle et frappa à cette porte qu’aucun visiteur n’avait franchie depuis que, huit ou dix ans auparavant, elle avait cessé de donner des leçons de peinture sur porcelaine. Le vieux nègre la fit entrer dans un hall obscur d’où un escalier montait se perdre dans une ombre encore plus profonde. Il y régnait une hauteur de poussière, de chose qui ne sert pas ; une odeur de renfermé et d’humidité. Le nègre les conduisit dans le salon. L’ameublement en était lourd, les sièges couverts en cuir. Quand le nègre ouvrit les rideaux d’une des fenêtres, ils virent que le cuir était craquelé ; et, quand ils s’assirent, un léger nuage de poussière monta paresseusement autour de leurs cuisses et, en lentes volutes, les atomes s’élevèrent dans l’unique rais de soleil. Près de la cheminée, sur un chevalet à la dorure ternie, se trouvait un portrait au crayon du père de Miss Emily.

Ils se levèrent quand elle entra. Elle était petite, grosse, vêtue de noir, avec une mince chaîne d’or qui lui descendait jusqu’à la taille et disparaissait dans sa ceinture, et elle s’appuyait sur une canne d’ébène à pomme d’or ternie. Son ossature était mince et frêle. C’est peut-être pour cela que ce qui chez une autre n’aurait été que de l’embonpoint, était chez elle de l’obésité. Elle avait l’air enflée, comme un cadavre qui serait resté trop longtemps dans une eau stagnante, elle en avait même la teinte blafarde. Ses yeux, perdus dans les bourrelets de sa face, ressemblaient à deux petits morceaux de charbon enfouis dans une boule de pâte, tandis qu’elle les promenait d’un visage à l’autre, en écoutant les visiteurs présenter leur requête.

Elle ne les invita pas à s’asseoir. Elle se contenta de rester debout sur le seuil, attendant tranquillement que le porte-parole se soit arrêté, balbutiant. Ils purent entendre alors le tic-tac de la montre invisible attachée à la chaîne d’or.

Sa voix était sèche et froide : « Je n’ai pas d’impôts à payer à Jefferson. Le Colonel Sartoris me l’a expliqué. Peut-être un d’entre vous pourra-t-il consulter  les archives de la ville, et vous donner à tous satisfaction. »

  • Mais nous l’avons fait. Nous sommes les autorités de la ville, Miss Emily. N’avez-vous pas reçu un avis du shériff, signé de sa main ?
  • Oui, j’ai reçu un papier, dit Miss Emily. Il se croit peut-être le shériff… Je n’ai pas d’impôts à payer à Jefferson.
  • Mais il n’y a rien qui le prouve dans les livres. Il faut que nous…
  • Voyez le Colonel Sartoris. Je n’ai pas d’impôts à payer à Jefferson.
  • Mais, Miss Emily…
  • Voyez le Colonel Sartoris (il y avait près de dix ans que le Colonel Sartoris était mort). Je n’ai pas d’impôts à payer à Jefferson. Tobe ! » Le nègre apparut. « Raccompagne ces Messieurs. »

2

Ainsi, ils furent vaincus, bel et bien, comme l’avaient été leurs pères, trente ans auparavant, au sujet de l’odeur. Cela se passait deux ans après la mort de son père et peu de temps après que son amoureux – celui qui, pensions-nous, allait l’épouser – l’eut abandonnée. Après la mort de son père, elle sortit très peu ; après que son amoureux fut parti, on ne la vit pour ainsi dire plus. Quelques dames eurent la témérité d’aller lui rendre visite, mais elles ne furent point reçues et, autour de la maison, il n’y eut d’autre signe de vie que le nègre, jeune à cette époque, qui entrait et sortait avec un panier de marché.

  • Comme si un homme, quel qu’il soit, pouvait tenir une cuisine en état ! » disaient les dames ; aussi personne ne fut surpris quand l’odeur se fit sentir ; ce fut un nouveau lien entre le monde prolifique et grossier et les grands et puissants Grierson.

Une voisine alla se plaindre au maire, le juge Stevens, âgé alors de quatre-vingt ans.

  • Mais que voulez-vous que j’y fasse, madame ? dit-il.
  • Eh bien, envoyez-lui un mot pour que cela cesse, dit la femme. Est-ce qu’il n’y a pas de loi ?
  • Je suis sûr que ça ne sera pas nécessaire, dit le juge Stevens, c’est sans doute tout simplement un serpent ou un rat que son nègre aura tué dans la cour. Je lui en dirai un mot.

Le lendemain il reçut deux autres plaintes. L’une émanait d’un homme qui se présenta, timide et suppliant : « Il faut absolument faire quelque chose, Monsieur le juge. Pour rien au monde je ne voudrais ennuyer Miss Emily, mais il faut que nous fassions quelque chose ».

Ce soir-là le conseil municipal se réunit : trois barbes grises et un jeune homme, un membre de la nouvelle génération.

  • C’est tout simple, dit-il, faites-lui dire de nettoyer chez elle. Donnez-lui un certain temps pour le faire et si elle ne…
  • Dieu me damne, monsieur, dit le juge Stevens, prétendez-vous aller dire en face à une dame qu’elle sent mauvais ?

Alors, la nuit suivante, un peu après minuit, quatre hommes traversèrent la pelouse de Miss Emily et, comme des cambrioleurs, rodèrent autour de la maison, reniflant le soubassement de brique et les soupiraux de la cave, tandis que l’un d’eux, un sac sur l’épaule, faisait régulièrement le geste du semeur. Ils enfoncèrent la porte de la cave qu’ils saupoudrèrent de chaux, ainsi que toutes les dépendances. Comme ils retraversaient la pelouse, ils virent qu’une fenêtre, sombre jusqu’alors, se trouvait éclairée. Miss Emily s’y tenait assise, à contre-jour, droite, immobile comme une idole. Silencieusement ils traversèrent la pelouse et se glissèrent dans l’ombre des acacias qui bordaient la rue. Au bout d’une quinzaine l’odeur disparut.

C’est alors que les gens commencèrent à avoir vraiment pitié d’elle. Les gens de la ville qui se rappelaient comment la vieille Mme Wyatt, sa grand-tante, avait fini par devenir complètement folle, trouvaient que les Grierson se croyaient peut-être un peu trop supérieurs, étant donné ce qu’ils étaient. Il n’y avait jamais de jeune homme assez bon pour Miss Emily. Nous nous les étions souvent imaginés comme des personnages de tableau : dans e fond, Miss Emily, élancée, vêtue de blanc ; au premier plan son père, lui tournant le dos, jambes écartées, un fouet à la main, tous les deux encadrés par le chambranle de la porte d’entrée grande ouverte. Aussi, quand elle atteignit la trentaine sans s’être  mariée, je ne dis pas que cela nous fît vraiment plaisir, mais nous nous sentîmes vengés. Même avec des cas de folie dans la famille, elle n’aurait pas refusé tous les partis s’ils s’étaient réellement présentés.

A la mort de son père le bruit courut que la maison était tout ce qui lui restait, et, d’un côté, les gens n’en furent pas fâchés. Ils pouvaient enfin avoir pitié de Miss Emily. Seule et dans la misère, elle s’était humanisée. Maintenant, elle aussi allait connaître cette vieille joie et ce vieux désespoir d’un sou de plus ou de moins.

Le lendemain de la mort de son père, toutes les dames s’apprêtèrent à aller la voir pour lui offrir aide et condoléances, ainsi qu’il est d’usage. Miss Emily les reçut à la porte, habillée comme de coutume, et sans la moindre trace de chagrin sur le visage. Elle leur dit que son père n’était pas mort. Elle répéta cela pendant trois jours, tandis que les pasteurs venaient la voir, ainsi que les docteurs, dans l’espoir qu’ils la défiguraient à les laisser disposer du corps. Juste au moment où ils allaient recourir à la loi et à la force, elle céda, et ils enterrèrent son père au plus vite.

Personne ne dit alors qu’elle était folle. Nous croyions qu’elle ne pouvait faire autrement. Nous nous rappelions tous les jeunes gens que son père avait écartés, et nous savions que, se trouvant sans rien, elle devait se cramponner à ce qui l’avait dépossédée, comme on fait d’ordinaire.

3

Elle fur longtemps malade. Quand nous la revîmes elle avait les cheveux courts, ce qui lui donnait l’apparence d’une jeune fille et une vague ressemblance avec les anges des vitraux d’église, quelque chose de tragique et de serein.

La ville venait juste de passer les contrats pour le pavage des trottoirs et, pendant l’été qui suivit la mort de son père, on commença les travaux. La Société de construction arriva avec des nègres, des mulets, des machines et un contre-maître nommé Homère Barron, un Yankee grand gaillard brun et décidé, avec une grosse voix et des yeux plus clairs que son teint. Les petits enfants le suivaient en groupe pour l’entendre jurer contre les nègres, les nègres qui chantaient en mesure tout en levant et abaissant leurs pioches. Il ne tarda pas à connaître tout le monde dans la ville. Chaque fois qu’on entendait de grands éclats de rire sur la place, on était sûr qu’Homère Barron était au centre du groupe. On ne tarda pas à le voir, le dimanche après-midi, se promener avec Miss Emily, dans le cabriolet du loueur de voitures avec ses roues jaunes et sa paire de chevaux bais.

Tout d’abord nous nous réjouîmes de voir que Miss Emily avait maintenant un intérêt dans la vie, parce que toutes les dames disaient :

  • Naturellement une Grierson ne s’attachera jamais sérieusement à un homme du nord, à un journalier.

Mais il y en avait d’autres, des gens plus âgés, qui disaient que même le chagrin ne devait pas faire oublier à une grande dame que NOBLESSE OBLIGE, sans appeler ça, NOBLESSE OBLIGE (en français dans le texte). Ils se contentaient de dire :

  • Pauvre Emily, ses parents devraient venir vers elle.  

Elle avait des parents en Alabama, mais, dans le temps, son père s’était brouillé avec eux au sujet de la succession de la vieille Mme Wyatt, la folle, et les deux familles avaient cessé de se voir. Personne n’était même venu à l’enterrement.

Et aussitôt que les vieilles gens eurent dit : « Pauvre Emily », on commença à chuchoter : « Comment, vous pensez vraiment… ? disait-on. – Mais bien sûr, pour qu’elle autre raison voudriez-vous… ? » Cela derrière les mains ; crissement de soie et de satin qui se tendaient pour apercevoir, de derrière les jalousies, fermées sur le soleil des dimanches après-midi, la paire de chevaux bais passant dans un léger et rapide clop-clop-clop. – « Pauvre Emily ! »

Elle portait la tête assez haute, même alors que nous pensions qu’elle était déchue. On eût dit qu’elle exigeait plus que jamais que l’on reconnût la dignité attachée à la dernière des Grierson. Il semblait que ce rien de vulgarité terrestre ne faisait qu’animer d’avantage son impénétrabilité. C’est comme le jour où elle acheta la mort aux rats, l’arsenic. C’était plus d’un an après qu’on avait commencé à dire : « Pauvre Emily », et pendant que ses deux cousines habitaient avec elle.

  • Je voudrais du poison », dit-elle au droguiste. Elle avait plus de trente ans alors. Elle était encore mince, quoique plus maigre que d’habitude, avec des yeux noirs, froids et hautains dans un visage dont la peau se tirait vers les tempes et autour des yeux comme il semblerait que dû être le visage d’un gardien de phare. –Je voudrais du poison, dit-elle.
  • Bien, Miss Emily. Quelle espèce de poison ? pour des rats ou quelque chose de ce genre ? Je vous recomman…
  • Je veux le meilleur que vous ayez. Peu m’importe lequel.

Le droguiste en énuméra quelques-uns. « Ils tueraient un éléphant. Mais ce que vous voulez, c’est…

  • De l’arsenic, dit Miss Emily. Est-ce que c’est bon ?
  • Est-ce… l’arsenic ? Mais oui madame. Seulement ce que vous voulez…
  • Je veux de l’arsenic.

Le droguiste la regarda. Elle le dévisagea, droite, le visage comme un drapeau déployé. – Mais, naturellement, dit le grossiste, si c’est ce que vous voulez. Seulement, voilà, la loi exige que vous disiez à quoi vous voulez l’employer.

Miss Emily se contenta de le fixer, la tête renversée afin de pouvoir le regarder, les yeux dans les yeux, si bien qu’il détourna ses regards et alla chercher l’arsenic qu’il enveloppa. Le petit livreur nègre lui apporta le paquet ; le droguiste ne reparut pas. Quand, arrivée chez elle, elle ouvrit le paquet, il y avait écrit sur la boîte, sous le crâne et les os en croix : « Pour les rats ».

4

Aussi, le lendemain, tout le monde disait : Elle va se tuer ; et nous trouvions que c’était ce qu’elle avait de mieux à faire. Au début de ses relations avec Homère Barron, nous avions dit : « Elle va l’épouser. » Plus tard nous dîmes : « Elle finira bien par le décider » ; parcequ’Homère lui-même avait remarqué – Il aimait la compagnie des hommes et on savait qu’il buvait avec les plus jeunes membres Elk’s Club – qu’il n’était pas un type à se marier. Plus tard nous dîmes « Pauvre Emily » derrière les jalousies, quand il passait, le dimanche après-midi, dans le cabriolet étincelant, Miss Emily, la tête haute, et Homère Barron, le chapeau sur l’oreille, le cigare aux dents, les rennes et le fouet dans un gant jaune.

Alors quelques dames commencèrent à dire que c’était là une honte pour la ville et un mauvais exemple pour la jeunesse. Les hommes n’osèrent point intervenir, mais à la fin les dames obligèrent le pasteur baptiste –  la famille d’Emily était épiscopale – à aller la voir. Il ne voulut jamais révéler ce qui c’était passé au cours de cette entrevue, mais il refusa d’y retourner. Le dimanche suivant, ils sortirent encore en voiture et, le lendemain, la femme du pasteur écrivit ux parents d’Emily, en Alabama.

Elle eut donc à nouveau de la famille sous son toit, et tout le monde s’apprêta à suivre les événements. Tout d’abord il ne se passa rien. Ensuite, nous fûmes convaincus qu’ils allaient se marier. Nous apprîmes que Miss Emily était allée chez le bijoutier et avait commandé un nécessaire de toilette pour homme avec les initiales H.B. sur chaque pièce. Deux jours après, nous apprîmes qu’elle avait acheté un trousseau d’homme complet y compris une chemise de nuit, et nous dîmes : « Ils sont mariés. » Nous étions vraiment contents. Nous étions contents parce que les deux cousines étaient encore plus Grierson que Miss Emily ne l’avait jamais été.

Nous ne fûmes donc pas surpris lorsque, quelque temps après que  les rues furent terminées, Homère Barron s’en alla. On fut un peu déçu qu’il n’y ait pas eu de réjouissances publiques mais on crut qu’il était parti pour préparer l’arrivée de Miss Emily ou pour lui permettre de se débarrasser des cousines. (Nous formions alors une véritable cabale et nous étions tous les alliés de Miss Emily pour l’aider à circonvenir les cousines.) Ce qu’il y a de certain, c’est qu’au bout d’une semaine, elles partirent. Et, comme nous nous y attendions, trois jours ne s’étaient pas écoulés que Homère Barron était de retour dans notre ville. Un voisin vit le nègre le faire entrer par la porte de la cuisine, un soir, au crépuscule.

Nous ne revîmes plus jamais Homère Barron et pendant quelque temps, nous ne vîmes pas Emily non plus. Le nègre entrait et sortait avec son panier de marché, mais la porte d’entrée restait close. De temps à autre, nous la voyions un moment à sa fenêtre, comme le soir où les hommes allèrent répandre de la chaux chez elle, mais pendant plus de six mois, elle ne parut dans les rues. Nous comprîmes qu’il fallait aussi s’attendre à cela ; comme si cet aspect du caractère de son père qui avait si souvent contrarié sa vie de femme avait été trop virulent trop furieux pour mourir.

Quand nous revîmes Miss Emily, était devenue obèse et ses cheveux grisonnaient. Dans les années suivantes, elle devint de plus en plus grise jusqu’au moment où, ayant pris une couleur gris-fer poivre et sel, sa chevelure ne changea plus. Le jour de sa mort, à soixante-quatorze ans, ses cheveux étaient encore de ce gris fer vigoureux, comme ceux d’un homme actif.

A dater de cette époque, sa porte resta fermée sauf pendant une période de six ou sept ans, alors que, âgée d’environ quarante ans, elle donnait des leçons de peinture sur porcelaine. Elle installa, dans une des pièces du rez-de-chaussée, un atelier où les filles et les petites-filles des contemporains du Colonel Sartoris lui furent envoyées avec la même régularité et dans le même esprit qu’elles étaient envoyées, à l’église, le dimanche, avec une pièce de vingt-cinq sous pour la quête. Cependant elle avait été déchargée d’impôts.

La nouvelle génération devint alors le pilier, l’âme de a ville, et les élèves du cours de peinture grandirent et se dispersèrent et ne lui envoyèrent pas leurs filles avec des boîtes de couleur, des pinceaux ennuyeux, et des images découpées dans les journaux de dames. La porte se referma sur la dernière élève et resta fermée pour de bon. Quand la ville obtint la distribution gratuite du courrier, Miss Emily fut la seule à refuser de laisser mettre un numéro au-dessus de sa porte et d’y laisser fixer une boîte à lettre. Elle ne voulut rien entendre.

Tous les jours, tous les mois, tous les ans, nous regardions le nègre devenir de plus en plus gris, de plus en plus voûté, entrer et sortir avec son panier de marché. A chaque mois de décembre on lui envoyait une feuille d’impositions que la poste nous retournait la semaine suivante avec la mention « non réclamée ». De temps à autre nous l’apercevions à une des fenêtres du rez-de-chaussée – elle avait évidemment fermé le premier – semblable au torse sculpté d’une idole dans sa niche et nous ne savions jamais si elle nous regardait ou si elle ne nous regardait pas. Et elle  passa ainsi de génération en génération chère inévitable, impénétrable, tranquille et perverse.

Et puis elle mourut. Elle tomba malade dans la maison remplie d’ombres et de poussières avec, pour toute aide, son nègre gâteux. Nous ne sûmes même pas qu’elle était malade ; il y avait longtemps que nous avions renoncé à obtenir des renseignements du nègre. Il ne parlait à personne, même pas à elle probablement, car sa voix était devenue rauque et rouillée à force de ne pas servir.

Elle mourut dans une des pièces du rez-de-chaussée, dans un lit en noyer massif garni d’un rideau, sa tête grise soulevée par un oreiller jaune et moisi par l’âge et le manque de soleil.

5

Le nègre vint à la porte recevoir la première des dames. Il les fit entrer avec leurs voix assourdies et chuchotantes, leurs coups d’œil rapides et furtifs, puis il disparut. Il traversa toute la maison, sortit par derrière et on ne le revit plus jamais.

Les deux cousines arrivèrent tout de suite. Elles firent faire l’enterrement le second jour. Toute la ville vint regarder Miss Emily sous une masse de fleurs achetées. Le portrait au crayon de son père rêvait d’un air profond au-dessus de la bière, les dames chuchotaient, macabres, et, sur la galerie et sur la pelouse, les très vieux messieurs – quelques-uns dans leurs uniformes bien brossés de Confédérés  – parlaient de Miss Emily comme si elle avait été leur contemporaine, se figurant qu’ils avaient dansé avec elle, qu’ils l’avaient courtisée peut-être, confondant le temps et sa progression mathématique, comme font les vieillards pour qui le passé n’est pas une route qui diminue mais, bien plutôt, une vaste prairie que l’hiver n’atteint jamais, divisée pour eux par l’étroit goulot de bouteille des dix dernières années.

Nous savions déjà qu’au premier étage i y avait une chambre qui n’avait pas été ouverte depuis quarante ans et dont il nous faudrait enfoncer la porte. On attendit pour l’ouvrir que Miss Emily fût décemment ensevelie.

Sous la violence du choc, quand on défonça la porte, la chambre parut s’emplir d’une poussière pénétrante. On aurait dit qu’un poêle mortuaire ténu et âcre, était déployé sur tout ce qui se trouvait dans cette chambre parée et meublée comme des épousailles, sur  les rideaux de damas d’un rose passé, sur les abat-jour roses des lampes, sur la coiffeuse, sur les délicats objets de cristal, sur les pièces du nécessaire de toilette avec leurs dos d’argent terni, si terni que le monogramme en était obscurci. Parmi ces pièces se trouvaient un col et une cravate, comme si on venait juste de les enlever. Quand on les souleva ils laissèrent sur la surface un pâle croissant dans la poussière. Le vêtement était soigneusement plié sur une chaise sous laquelle gisaient les chaussettes, et les souliers muets.

L’homme lui-même était couché sur le lit.

Pendant longtemps, nous restâmes là, immobiles, regardant son rictus profond et décharné. On voyait, que, pendant un temps, le corps avait dû reposer dans l’attitude de l’étreinte, mais le grand sommeil qui survit à l’amour, le grand sommeil qui réussit à conquérir même la grimace de l’amour l’avait trompé ce qui restait de lui, décomposé sous ce qui restait de la chemise de nuit était devenu inséparable du lit sur lequel il était couché ; et sur lui comme sur l’oreiller à côté de lui reposait cette couche unie de poussière tenace et patiente.

Nous remarquâmes alors que l’empreinte d’une tête creusait l’autre oreiller. L’un d’entre nous y saisit quelque chose et, en nous penchant, tandis que le fine, l’impalpable poussière nous emplissait le nez de son âcre sècheresse, nous vîmes que c’était un cheveu, un long cheveu, un cheveu couleur gris-fer.

.C

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JE VOUS CONSEILLE VIVEMENT DE LIRE LES TEXTES CI-DESSOUS

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http://ahmedhanifi.com/paris-rend-hommage-a-william-faulkner/ (article sur la Tribune)

http://leblogdeahmedhanifi.blogspot.com/search?q=faulkner (COMPLET * sur mon blog)

VOIR/LIRE EGALEMENT ICI:

http://www.lecture-ecriture.com/6959-Lumi%C3%A8re-d%E2%80%99Ao%C3%BBt-William-Faulkner

https://www.youtube.com/watch?v=zYRj4dj2SHU

https://www.youtube.com/watch?v=WOM1tYS6r9Q

http://maisonsecrivains.canalblog.com/archives/2008/02/p10-0.html

Ma bibliothèque… côté Oxford ou Yoknapatawpha

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