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Analyse de contenu des 58 derniers discours du chef d’État-Major- Algérie

Analyse de contenu des 58 derniers discours du chef d’État-Major de l’ANP, Ahmed Gaïd Salah

« Si tous les autres acceptaient le mensonge imposé par le parti, le mensonge passait dans l’histoire et devenait Vérité… Le mensonge choisi passerait ensuite aux archives et deviendrait Vérité permanente. »

Nous sommes lundi 9 décembre 2019. Le vendredi 6 décembre 2019 a mobilisé des dizaines de milliers de manifestants en Algérie. C’était le 42° vendredi depuis le déclenchement du formidable soulèvement populaire pacifique, « Lhirak », le 22 février dernier. Et c’était le dernier vendredi avant « les élections » du jeudi prochain, 12 décembre. Sur El Magharibiya ce jour-là, des dizaines de milliers de manifestants criaient leur opposition au Pouvoir en place, le pouvoir du Commandement de l’armée. « En direct », nous entendions des slogans  très clairs comme : « Dawla madaniya, mechi âskariya » (un État civil, non militaire), « Makech Lintikhabet maâ el issabète » (il n’y aura pas d’élection avec « la Bande ») « Gaïd Salah dégage ! » « Baôuha el-khawana baôuha » (ils l’ont vendu -le pays- les voleurs, ils l’ont vendu), « Les généraux à la poubelle ou l’Algérie teddi listiqlel » « Djeich Chaâb, khawa khawa, wel Gaïd Salah maâ el khawana (peuple et armée sont frères, Gaïd Salah est avec les voleurs)… La préparation et la campagne de l’élection de jeudi 12 est menée au pas de charge contre l’avis de la majorité des Algériens mobilisés depuis plus de 9 mois et demi. Près d’une centaine de manifestants, d’activistes parmi les plus en vue, journalistes ou militants des droits de l’homme ont été arrêtés et emprisonnés depuis plusieurs mois pour certains dont Lakhdar Bouragâa, un Moudjahid de 86 ans, Karim Tabou, Fodil Boumala, Samira Messouci, Hakim Addad, Saïd Boudour, Samir Belarbi, …

Le 3 mars, le président Bouteflika, président en exercice, fait déposer sa candidature pour un 5° mandat. Il est grabataire et les Algériens sont révoltés par cette effronterie. Le 11 mars (après le 3° vendredi de manifestations) Bouteflika se retire de la course. Le mardi 26 mars, Le Chef d’État Major de l’Armée, Gaïd Salah, « propose » l’application de l’article 102 de la Constitution qui dispose que le président peut être « empêché » en cas de maladie…). Mais quatre jours plus tard, le 30 mars 2019, un communiqué du Ministère de la Défense nationale, menace : « Certaines parties malintentionnées s’affairent à préparer un plan visant à porter atteinte à la crédibilité de l’ANP et à contourner les revendications légitimes du peuple… En effet, et en date du 30 mars 2019, une réunion a été tenue par des individus connus, dont l’identité sera dévoilée en temps opportun, en vue de mener une campagne médiatique virulente à travers les différents médias et sur les réseaux sociaux contre l’ANP ». Cette rencontre, dénoncée par le chef d’État-Major le soir même, est le point de départ de son offensive. Jusque là il a tenu 9 discours. Il en tiendra 49 autres jusqu’à ce début de décembre. Je ne peux avancer que les discours ont été écrits en arabe puis traduits en français ou l’inverse. Mon analyse repose sur les textes proposés sur le site du ministère de la Défense comme précisé en infra.

Analyser le contenu des discours du chef de l’État major de l’armée est l’objet de ce travail. Discours dont le contenu est constitué souvent  de phrases à la structure lourde ( nombre sont celles qui contiennent plus de cinquante mots) composées avec des juxtaposées, des phrases longues, très longues, amphigouriques. Exemple cette phrase : « Le peuple algérien a pu réaliser, grâce à sa prise de conscience, son accoutumée ingéniosité et son sens patriotique illustre, à travers les marches populaires fidèles à leur patrie et appuyant son armée et son commandement nationaliste moudjahid, les intentions de ces parties haineuses que la cohésion du peuple avec son armée dérange tant. » Ou celle-ci : « De cette tribune, je dis que tout ce qui a été réalisé sur le terrain à bien des niveaux et dans plusieurs domaines pour accélérer la résolution de cette crise et la mise en place des conditions idoines pour satisfaire les revendications populaires pressantes, à leur tête l’ouverture du champ au peuple algérien pour accomplir son devoir national envers son pays, en faisant aboutir la démocratie escomptée à travers le choix libre et transparent de l’homme patriotique qu’il faut, fidèle à sa patrie et à son glorieux patrimoine novembriste. »

La syntaxe (traduction) y est hésitante et les fautes, y compris de premier degré, sont fréquentes. Voici quelques exemples : « les dures expériences qu’il a vécu », « la main d’Allah et au-dessus de leurs mains», « Nous seront au rendez-vous », « les potentiels disponibles qui nous permettront à faire aboutir », « de manière à faire de cet importante échéance électorale », « nous nous lacerons jamais d’affirmer », « Aussi, nous mettant en garde cette bande », « certaines parties qui s’échine à cibler ». Parfois l’euphémisme frise l’incompréhension, voire l’indécence : « les pratiques abusives du colonialisme ».

Cette analyse porte sur un corpus comprenant l’ensemble des discours du chef d’État-Major de l’ANP, Gaïd Salah, depuis le début du soulèvement populaire à ce jour, de février à décembre 2019. Ces discours, nous les avons puisés sur le site (en français) du Ministère de la défense nationale (www.mdn.dz). Celui-ci offre à lire un ensemble de rubriques ayant trait à la lutte antiterroriste, aux visites de travail du chef d’État-Major et à voir des reportages photos. Je n’ai retenu pour l’analyse que les discours dans lesquels il est question de la « crise » qui secoue le pays depuis précisément le mois de février. Il y en eut 58, dits « allocutions d’orientation ». Je n’ai pas retenu les paratextes accompagnant les discours du chef d’État-Major, puisque ne lui appartenant pas. Ces 58 interventions représentent cent pages (sous word) ou près d’une journée entière à discourir en continu. Le premier, tenu le 26 février à la 6° Région militaire (Tamanrasset), le dernier le dimanche 8 décembre, dernier jour de campagne, au Commandement des Forces terrestres.

Douze allocutions ont été prononcées à la 4° Région Militaire (Ouargla), 9 à la 2° RM (Oran), 7 à la 3° RM (Béchar), 6 à la 1° RM (Blida) 5 à la 6° RM (Tamanrasset), 4 à la 5° RM (Constantine).  D’autres allocutions ont été tenues au niveau des Académie et École militaire, Siège du Ministère de la Défense nationale et celui de l’État-Major ainsi qu’au Cercle militaire et différents sièges de Commandement militaire. Le mois de septembre a été celui où le chef d’État-Major est intervenu le plus avec 12 discours. 9 en mars, 8 en avril, 6 en mai, 5 en  juin et novembre, 3 en décembre…

J’ai ventilé le contenu des différents discours sur une dizaine de thèmes apparus que sont : L’État, le Pouvoir… l’armée, le nationalisme et populisme, la religion, la guerre de libération, l’élection présidentielle de décembre, l’État de droit, la justice, les ennemis etc. L’importance en terme de nombre de lignes, des chapitres, varie beaucoup. Ainsi, celui intitulé « l’ennemi intérieur et l’ennemi extérieur » comporte plus de 360 lignes, d’autres 150. La plupart se situent bien en deçà (60 lignes et moins). Aussi, nous avons été contraints, pour ces raisons pratiques, de réduire drastiquement certains chapitres trop volumineux.

Le chef d’État-Major souligne ce qu’est l’Algérie, « terre bénie, sacrée, irriguée de sang ». Il définit l’État par sa puissance comme l’Armée dont il vente l’expérience et sa proximité avec le peuple. Il use pour ce faire, avec excès, du registre religieux, de Allah (quelques fois Dieu) auprès duquel il s’est « personnellement engagé ». Les martyrs de l’indépendance ne sont pas en reste. Gaïd Salah qualifie l’élection du 12 décembre de « historique, une opportunité sans précédent ». Il rejette toute période de transition comme demandé unanimement par l’opposition partisane ou non. Il rejette par avance et menace « la bande et ses relais » de toute entrave du « processus électoral ». Quant à l’État de droit et ses institutions ainsi que les revendications populaires « irréalisables », « il faut faire preuve de patience et de lucidité pour jeter (les) bases. » Les mises en garde du chef d’État-Major sont nombreuses et s’adressent aussi bien à « la bande et ses relais », aux « porte-voix, qu’aux « ennemis du peuple algérien à l’intérieur comme à l’extérieur », ces « parties qui ne (nous) veulent pas du bien.

Les segments de discours sont rapportés tels que prononcés par le chef d’État (traduction officielle). Mes ajouts (pour clarification) sont mis entre parenthèses. Les contenus des chapitres se suffisent à eux-mêmes. Ils sont suffisamment « parlant ». Lorsque néanmoins il m’est apparu nécessaire, j’ai  ajouté quelques commentaires (en plus des clarifications)

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À propos de la Résolution du Parlement européen sur la situation des libertés en Algérie

Cette résolution sur l’Algérie n’émane pas d’un seul homme. Elle a été proposée par 77 députés européens essentiellement des libéraux et des démocrates chrétiens, dans le cadre de navettes institutionnelles européennes (Parlement et Commission et même Conseil) plutôt complexes. La Résolution a été adoptée ce jeudi 28 novembre. Elle n’est pas contraignante.

Nombreux sont les posts, articles et autres déclarations, parfois outrés concernant la récente « résolution du Parlement européen sur la situation des libertés en Algérie ». Ils émanent de gens sincères, mais aussi d’adversaires des libertés, du Pouvoir autoritaire et de ses laquais et autres thuriféraires déshonorés au verbe déshonorant. Plus grave, certaines déclarations émanent de personnes se positionnant comme « opposées au régime algérien ». Plus que parfois, nombre de ces posts et déclarations sont combinés de chauvinisme, de nationalisme exalté, obtu et dangereux.

Par ignorance peut-être, par mauvaise fois ou par malveillance, pour susciter le rejet et à défaut d’un argumentaire objectif, construit et bienvenu, on amalgame les institutions européennes avec la France (la seule France coloniale ou en confondant France et Français), on confond délibérément Raphaël Glucksmann (qui oscille entre néo conservatisme et socialisme) avec son père André Glucksmann (non à l’auteur du magnifique et magistral « La Cuisinière et le mangeur d’hommes » qui participa de notre éveil – réveil, mais à l’ami de généraux algériens aujourd’hui en fuite ou en prison), on limite les libertés que défendraient les eurodéputés aux seules églises d’Algérie. Les entendus et considérants de la Résolution du Parlement européen n’ont été ni lus ni entendus ou très mal. On évacue la quasi totalité de son contenu que l’on réduit à la seule défense du culte chrétien en Algérie, parce qu’on s’est, par facilité, contenté des quelques interventions filmées et évité de lire la Résolution dans son détail (Cliquer ici pour la lire). On ignore ou on omet de dire qu’un accord d’association lie les parties Algérie et Union européenne depuis fort longtemps et qu’en son article 2 il est stipulé que : «  le respect des principes démocratiques et des droits fondamentaux de l’homme constitue un élément essentiel de l’accord » La partie qui viole une ou plusieurs clauses de cet accord, viole en conséquence l’ensemble de l’accord. C’est ce qui se passe. Et c’est pourquoi il est précisé en l’article 14 et dernier de la Résolution : Le Parlement européen « charge son Président de transmettre la présente résolution à la vice-présidente de la Commission et haute représentante de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, au Conseil, à la Commission, aux gouvernements et aux parlements des États membres, à la délégation de l’Union européenne à Alger, au gouvernement algérien, au Secrétaire général des Nations unies, au Conseil des droits de l’homme des Nations unies et au Conseil de l’Europe. »

D’un côté on se dit défendre les droits de l’homme en Algérie, on clame un État de Droit dawla kanouniya, on proteste contre les arrestations abusives, on exige la libération des détenus d’opinion, on exige la liberté de la presse (pour rappel, l’Algérie occupe la 141e place sur 180 pays) et le respect des Chrétiens algériens dont on dénonce l’arrestation et la fermeture de leurs lieux de culte… On manifeste formidablement contre toutes les atteintes (graves) aux libertés fondamentales. De l’autre on s’offusque parce que des institutions européennes (avec lesquelles nous sommes liés par des accords, notamment sur ces mêmes libertés) rappellent à la mémoire de nos pouvoirs, apparent et réel, leurs obligations. Et on crie à l’ingérence. On s’élève contre l’ingérence comme la Chine crie aussi à l’ingérence parce que les Institutions internationales lui demandent (sur le bout des lèvres il est vrai) d’arrêter de massacrer les musulmans de la région Ouïghoure du Xinjiang. On ferme les yeux et sur les Ouïghours et sur le soutien de l’Algérie officielle à cette même Chine de l’horreur, car en effet l’Algérie officielle soutient la Chine malgré ses exactions, malgré la condamnation de l’ONU. Au nom de la géopolitique. Encore. Alors ? défense des Droits de l’homme (chez certains) à géométrie variable ?

Je comprends qu’il y ait de la gêne lorsqu’on entend les éructations et exhalaisons des identitaires,  représentants de l’extrême droite comme  Gilbert Collard… Je ressens moi-même une gêne oui, mais de là à dénoncer un texte qui reprend parfois nos propres argumentaires pour défendre les libertés, alors non. Nous ne sommes pas dupes, nous savons les raisons géopolitiques et les stratégies qui peuvent sous-tendre certaines interventions, qui peuvent se voiler en filigrane pour maintenir un ordre dominant, oui nous devons rester vigilants, mais enfin, est-ce une raison de se taire et par conséquent alimenter le moulin des adversaires des Droits fondamentaux,  c’est- à-dire nos régimes autoritaires ? Non, trois fois non.

Pour finir, je vous laisse méditer ces mots forts que nous donnait à entendre le regretté Henri Lefebvre dans un amphi de l’université de Paris 8 Vincennes, c’était en mars 1979, nous étions jeunes et idéalistes (et c’est sain) : « Les Droits de l’homme deviennent une idéologie de combat au service de l’impérialisme et du capitalisme. Mais, est-ce une raison pour les abandonner et dire que ce n’est que de l’idéologie ? Je ne le pense pas. Au contraire, il faut lutter pour que les Droits de l’homme ne restent pas une pure proclamation, quelque chose de formel et d’idéologique. Mais entrent dans la pratique, il faut les défendre, les développer… »

Les eaux ont coulé depuis ces années là. Mais le combat est identique. Il nous faut défendre les Droits de l’homme, même si d’autres le font aussi, à mauvais desseins, pour des calculs politiques éloignés des Droits de l’homme. À leur égard nous maintiendrons notre vigilance.

Le pire est de taire nos exigences de libertés au motif que nos adversaires réels ou supposés les mettent en avant.

Ahmed Hanifi _ Novembre 2019

La langue française, de a à…

Connaître la langue française

Les premiers sons du nourrisson sont…. « aaaa ! » Plus tard il saura dire « rrr… », puis « mmm »… bref, à ces sons il en ajoutera d’autres, des consonnes et des voyelles.

Plus tard, petit garçon ou petite fille, il ou elle apprendra l’alphabet. Avec des lettres de l’alphabet il/elle dira, écrira des mots. Il/elle lui faudra ensuite apprendre la classe grammaticale de ces mots (ils peuvent être variables ou invariables) et leur rôle (ils peuvent être sujet, verbe, adjectif, complément…).

Avec ces mots il/elle dira, écrira des groupes de mots. Lorsqu’ils prennent sens ces mots constituent lors des phrases.

Une phrase peut être simple, composée ou complexe. Un ensemble de phrases peut constituer un texte plus ou moins long. Nous entrons là dans une autre « dimension »: le discours (direct, indirect), la focalisation (différents points de vue), les formes du discours (narratif, descriptif…). Il y a l’orthographe, le vocabulaire… la littérature ! Un monde quoi, alors comme nous le rappelle la citation: chaque chose en son temps (et selon notre temps).

Si des demandes sont formulées, ici ou ailleurs (mon mail ahmedhanifi@gmail.com), je me ferai un plaisir de détailler tout cela… de a à m ou de a à Z, pourquoi pas.

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à suivre…

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Rencontre avec Leïla Shahid et Dominique Vidal

Nous avons assisté samedi 9 novembre 2019 à Marseille, à une rencontre avec Leila Shahid et Dominique Vidal .

Nous avons assisté samedi 9 novembre 2019 à une rencontre (au « Centre Le Mistral » 11 impasse Flammarion dans le 1° arrt de Marseille)

à l’initiative du Collectif Palestine en Résistances, avec Leila Shahid (notamment ancienne déléguée générale de Palestine en France et ambassadrice de Palestine auprès de l’Union européenne) et Dominique Vidal (journaliste et écrivain). Plus de deux cents personnes étaient présentes à cette rencontre qui a duré plus de deux heures. Parmi les nombreux sujets abordés, nous retiendrons celui des relations internationales avant et après la chute du Mur de Berlin.Leïla Shahid : « Nous sommes aujourd’hui exactement dans le même moment de basculement qu’a été la chute du Mur de Berlin. Nous avons vécu longtemps dans un système bipolaire. Après la chute du Mur de Berlin, nous avons eu 30 ans d’illusion d’un nouvel ordre mondial, globalisé. On se rappelle des propos de Hubert Védrine qui disait ‘‘le nouvel ordre mondial va être le nouveau désordre mondial’’ et il avait raison. Nous pouvons dire que nous sommes entrés aujourd’hui dans un monde de chaos. »… « Les manifestations populaires à travers le monde : Hong-Kong, Algérie, Chili, Liban, Irak… Ce système auquel on a cru pendant trente ans, ce système qu’on nous a vendu, ce nouvel ordre mondial, a planté dans nos régions le fanatisme le plus terrible qu’est le confessionnel. Il a monté les sunnites contre les shiites, les Arabes contre les Kurdes, crée des guerres civiles (Yémen)… Aujourd’hui les jeunes qui descendent dans les rues disent ‘‘on ne veut plus de confessionnalisme, on ne veut plus d’appartenances ethniques, on veut des Droits citoyens. Ces jeunes ne parlent pas en termes idéologiques (comme ce fut le cas de notre génération), ils disent vouloir une politique qui donne le droit au travail, à la santé, au logement social, à la retraite… une société égalitaire, des Droits égaux entre les hommes et les femmes… c’est incroyable le nombre de femmes dans les manifestations à Beyrouth ! » Et en Algérie tenterai-je d’ajouter. « Les jeunes sont importants et ils comptent beaucoup. C’est leur avenir qui est en jeu. Au Soudan ils ont réussi à faire reculer un régime militaire de trente ans. Un régime financé par les wahabites saoudiens. La Palestine fait partie de cette réalité. Il faut regarder la Palestine de manière globale, incluse dans cette réalité-là. On ne peut la lire seulement à partir de ses frontières, ni des territoires occupés seulement, ni des camps de réfugiés, ni de la diaspora. Il faut la regarder dans un sens global. »Dominique Vidal en complément de l’intervention de Leïla Shahid : « Hubert Védrine avait dit aussi ‘‘Maintenant il n’y a qu’une seule hyperpuissance’’. Il y avait l’idée que la chute du Mur de Berlin signerait la fin de la bipolarité. Qu’on allait avoir de grandes puissances : les Etats-Unis, la Chine, la Russie… qui allaient dominer le monde comme elles le voudraient. Or, on voit depuis quelques mois que ce n’est pas vrai. Si l’on prends les USA, ils n’ont pas les moyens de vaincre ». Et de citer l’exemple des installations pétrolières d’Arabie saoudite visées par des drones (en septembre) et qui a fait chuter de 50% la production du pays. Attaque attribuée à l’Iran par les USA et Israël notamment. Mais ni les USA, ni Israël n’ont réagit. Le pouvaient-ils ? Quel est le rôle des USA en Syrie ? » Leila Shahid pense que Donald Trump sera probablement « interné », quant à Védrine, elle acquiesce « Védrine s’est trompé sur ce point. »Puis il y eut un échange avec le public, suivi d’une collation.

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Mur de Berlin et digressions

Il m’arrive souvent, à l’ouverture d’un atelier d’écriture créative, de commencer par un premier exercice, un peu à la manière de Pérec ou de Haddad, par ce genre de consigne « écrivez un court texte dans lequel vous raconterez ce que vous faisiez à telle date importante ? »

Je fais toujours bien attention de ne pas commettre de bourde, de ne froisser aucun participant. Par exemple, je ne peux ici (sur Facebook, sur Internet) m’autoriser à vous poser la même question concernant cet importante journée, historique, qui a vu la chute du Mur de Berlin, « que faisiez vous le 9 novembre 1989… ? » Je ne peux vous poser cette question pour la raison simple que concernant la plupart d’entre vous je ne possède pas l’âge. Et les facebookeurs nés après « Le Mur » sont certainement nombreux parmi tous mes « amis ». Comme je ne veux navrer nulle personne, je ne la pose donc pas, la question.­

Par contre, je peux – me concernant – vous raconter ce dont je me souviens de ces journées mémorables de novembre 1989 en lien avec Berlin. Demain, le monde entier, hypocrites compris, fêtera la chute du Mur de la honte (il y a encore d’autres Murs de la honte, comme en Israël, mais là… on ne touche pas). Je me souviens très bien (Pérec aimait la répétition) de ces folles journées de novembre 1989. J’étais heureux comme un enfant, scotché devant les images diffusées par les chaînes de télévision françaises, souvent en direct du cœur de la révolution naissante, du cœur de Berlin. Je pensais (naïvement) « ici chez nous, le mur est tombé en octobre de l’année dernière, et en Allemagne c’est aujourd’hui. Je ne me doutais pas que c’était tout un Système nourri par la délation  – importante la délation ! –  un système coercitif et tyrannique, porté par la Tcheka, la GPU et leurs rejetons, un système vieux de 70 ans, qui allait se désagréger dans toute l’Europe communiste.

J’habitais dans un village – le « Camp 5 », un des nombreux « camps » de Sonatrach, le plus prisé – à la périphérie d’Arzew où je travaillais depuis mon retour de France, gratte-papiers en CSP intermédiaire, dans les « ressources humaines et gestion des carrières » de plus de mille personnes, (précisément en novembre 1989 : groupe 3, catégorie 15, section 4). Du vent.

C’est notre village « Le Camp 5 » (en 1978 ici. il a bien vieilli depuis). Comme aux States, les noms des rues portent des chiffres: rue 1, rue 34, rue 66 etc. Sur cette photo, prenez la 3° ou la 5° à droite, marchez 4 minutes ou 2, vous êtes chez moi.

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Octobre avait éclaté un peu partout dans le pays il y a onze mois et tous les champs du Possible s’offraient à notre horizon, à notre futur, me susurrait ma pensée naïve. Le Camp 5 est un village de 800 maisons en préfabriqué importées sur d’immenses paquebots par les Américains à la fin des années 70 pour y loger les expatriés américains et autres japonais, français et cadres de l’entreprise Sonatrach. À une quarantaine de kilomètres à l’est d’Oran. Il y a une dizaine de camps tout autour du nôtre, plus ou moins identiques. Je me répète.

Depuis peu, nous captions la télévision par satellite et les chaînes françaises (notamment) grâce à une immense antenne parabolique (2m50 de diamètre) posée à l’entrée du camp et aux cotisations dont nous nous acquittions auprès d’une association ad-hoc montée par des cadres de l’entreprise. Elle, l’association, disposait d’un registre dans lequel –  comme le font parfois les petits épiciers de tous les coins –  le chargé du suivi des contributions notait les bons et les mauvais payeurs. Au-delà d’un délai raisonnable, ces derniers étaient sanctionnés, un simple clic dans la régie et plus d’images. Il me faut préciser ici que toutes les télévisions des maisons du camp étaient reliées par câble à une centrale propre au camp. Pour leurs besoins les Américains avaient mis en place un système de télévision en circuit interne par lequel ils diffusaient des émissions américaines en différées. Les images étaient reçues par l’unique grande antenne parabolique et les gestionnaires (élus par l’association) les faisaient ruisseler dans les téléviseurs des chaumières. Les maisons étaient toutes équipées d’au moins un poste de télévision – américain – couleur teck foncé à gros boutons sur le côté qui faisaient un drôle de bruit lorsque nous les manipulions, le bruit de l’aiguille d’une grosse horloge hors d’âge, au moment du basculement d’une minute à la suivante.

Les gestionnaires de l’association se querellaient parfois sur le choix de l’orientation de l’antenne

« Satellite HotBird 13° Est ! », « non, Astra, 28.2 Est », « non, 19.2 Est ! »… Ces désaccords ne duraient pas. Nous étions loin de la mode des chaînes orientales qui allaient envahir le pays vingt ans plus tard. Tout cela pour ne pas avoir affaire à la télévision algérienne « la Nulle », « l’Unique ». La plupart d’entre nous avait en sainte horreur la peste que représentait la télévision algérienne. Je crois savoir que cela continue de nos jours, les Algériens boycottent majoritairement (dit-on) les chaînes publiques. « C’est cinq chaînes, cinq fois l’Unique ! » me dit un ami qui ne décolère plus.  

Je reviens à notre objet : novembre 1989. Je me souviens très bien de ces magnifiques journées. J’étais heureux. Ce jour du 9 novembre, alors que s’ouvrait le pré-congrès du FLN en Algérie, un événement proprement hallucinant se déroulait en direct devant mes yeux que je frottais inlassablement en me répétant  « p… ! ils détruisent avec leur mains le mur qui séparait les Berlinois depuis 1961 ! » Depuis 28 ans. C’était en pleine guerre froide (la chute du Mur y mettra fin). Le 13 août 1961 à 0h11 une dépêche de Allgemeiner Deutscher Nachrichtendienst (ADN), l’agence de presse de RDA annonçait : « un mur sera construit dès ce matin. Plusieurs dizaines de mètres l’ont déjà été. » Le mur était constitué de panneaux de béton armé hauts de 3 mètres 60, sur une longueur de 43 km coupant la ville en deux. La longueur totale du mur séparant les deux Allemagne est de 112 km. Il était protégé tout le long par des kilomètres de barbelés, par 302 miradors et 15000 militaires

En Algérie, les « réformes » du nouveau chef de gouvernement – Mouloud Hamrouche – sont poussives et les résistances tenaces. La nouvelle loi des finances stipule en son article 63 : «  Les dispositions de l’article… sont modifiées comme suit : le dédouanement pour la mise à consommation de biens d’équipements…est dispensé des formalités du contrôle du commerce extérieur… »

Un jour de la semaine précédente, le 2 novembre, je m’étais rendu à la cinémathèque d’Oran pour voir l’enregistrement sur Kateb Yacine filmé lors du débat organisé là-même le lundi 3 juillet dernier (il y avait ce jour-là la projection du documentaire « Kateb Yacine: l’amour et la révolution » de Kamel Dehane qui était présent dans la salle. Il y avait aussi Irène Jacquemin du réseau « Paix en Algérie », étaient également présents Lamine Merbeh directeur de l’ENPA, Habib Foughali, Ali Zaamoum, Rachid Mimouni, Paul Anrieu, Mohamed Bouamari, Hassan Bouabdallah, Rabah Laradj…) Je suis resté dans la salle jusqu’à la fin du débat. J’ai acheté le numéro zéro de Alger Républicain (arabe/français) (suspendu depuis le 19 juin 1965) au kiosque à journaux à gauche de la cinémathèque.

Au début du mois, Algérie Actualité offrait trois colonnes à un barbouze, A. Ben. dit « Errougi », qui accuse Aït-Ahmed de contre-vérités. Révolution Africaine fait un jeu de mots « limite » (et même douteux au vu de l’idéologie de ce journal) dans son numéro 1342 du 24 novembre : « Berlin au pied du mur ». Si j’étais journaliste parmi ces journalistes à la pensée unique, ces muets-sourds-aveugles (plus encore si j’étais responsable, Dieu m’a gardé) je me serais jeté par la fenêtre du local ou, si j’étais sur un paquebot, par-dessus le bastingage. Et à propos de pensée unique, un Congrès extraordinaire du FLN est programmé pour le 28.

Mais revenons au 9 novembre. C’était un jeudi. Ici (à Arzew) il a fait très beau et même lourd et le ciel n’était pas vraiment entièrement dégagé. Dès que je suis rentré du travail (c’est à quinze minutes de la maison et nous sortions officiellement à 16 heures 30 (nous commencions très tôt, faisions semblant de travailler jusqu’à midi, ensuite « tag ‘ala men tag » (débrouillez vous pour la traduction). À midi, ceux qui restaient mangeaient dans le restaurant de l’entreprise. On pouvait y manger pour deux ou pour trois. À volonté. Heureux qui comme le ventre ne se plaint jamais à Sonatrach.

L’essentiel n’était pas dans la gestion des carrières, l’administration, les moyens généraux, mais dans la maîtrise de l’extraction du gaz (ou pétrole) et de la soudure des pipes pour son acheminement), c’est pourquoi, concernant les trois quarts des effectifs, la notion de « travail » y était très élastique, très molle (nonobstant que les bonnes volontés, même si peu nombreuses, étaient réelles et sincères). Aujourd’hui, je ne sais pas.

Je reviens à Berlin. Sur « la 5, la télé qui ne s’éteint jamais » à 17h26 une publicité me saute au visage. À ma connaissance c’est la première publicité française mettant en jeu un Arabe (mais pas encore un Maghrébin, pas même pour le Couscous), un homme riche du Moyen Orient jouant à « Jeu M.B. » (un jeu de loto, roulette…). De son côté, M6 diffusait fréquemment cette publicité vantant un déodorant pour femmes « Narta ! dès le matin je suis Narta ! » que nos campagnes, pour se l’offrir, se devaient (alors) traverser la Méditerranée ou se rendre à Melilla (à Oujda peut-être ?)

Depuis quelques temps, tous les lundis, ce sont des centaines de milliers d’Allemands qui manifestent pour plus de liberté. Plus de démocratie. Depuis l’été, ce sont des milliers d’Allemands de l’Est qui sont partis pour la Hongrie et la Tchécoslovaquie. Plus de 40.000 Allemands ont fui le pays aux premiers jours d’octobre. Mais Erich Honecker, président du Conseil d’État (et gravement malade), reste droit dans ses bottes, plus irréductible que jamais. Le 8 octobre Honecker a reçu Gorbatchev à l’occasion du 40° anniversaire de la RDA.  Le 18, il est destitué. Egon Krenz (qui a claironné son admiration pour la répression des autorités chinoises contre les manifestants de Tien An Men, répression qui fit des centaines, voire des milliers de morts ce 4 juin 1989) lui succède. Quant au Parti socialiste ouvrier hongrois – MSZMP – (parti communiste), il se saborde et se scinde en deux formations : Parti socialiste hongrois (MSZP) qui abandonne la référence au marxisme, et Parti communiste ouvrier hongrois (Magyar Munkáspárt) le 8 octobre.

Devant l’écran de télévision, j’étais heureux comme un enfant à qui on offrirait un sac ou une amphore saturés de bonbons caramélisés, aux couleurs de l’arc-en-ciel et aux formes de minuscules oiseaux. Je recevais les images en pleine figure, en plein cœur. Une émotion incroyable, prodigieuse, me submergeait. Oui, j’étais heureux de voir des sourires larges comme un croissant de lune, des yeux ronds, exorbitants de félicité, des larmes bleues couler sur les joues, les lèvres. D’entendre les cris de joie. De voir cette immense foule compacte onduler comme les eaux d’un fleuve dans une seule direction, celle de la liberté. De voir tous ces gens, jeunes et moins jeunes, parents, grands-parents, amis, inconnus, se jeter les bras ouverts les uns sur les autres. Leur bonheur, je le partageais, assis dans mon fauteuil ou debout devant l’écran de ce vieil appareil de télévision, un verre de Mascara à la main tendu vers eux. J’aurais tant aimé me trouver parmi ces heureux, juste le temps de ces journées inoubliables, car ici aussi des pans d’un autre murs sont entrain de vaciller. Tomberont-ils ? Nous l’espérions tous.

Ce jeudi 9, A2 était en direct de la frontière, du Mur, avec Philippe Rochot. USA Today titre : « The wall is gone » sans point d’exclamation. On voyait les Allemands de l’Est complètement dépassés :

  • c’est comme un rêve !
  • c’est incroyable !
  • c’est dingue, c’est de la folie !
  • c’est génial !
  • je suis très heureux !  s’exclamaient-ils.

Et en chœur ils chantaient « Ein so schöner Tag soll niemals enden » (Une journée aussi belle que celle-ci, ne devrait jamais finir).

Trois jours avant, lundi sur TF1, PPDA parlait d’un déferlement « Ce n’est plus une hémorragie, c’est aujourd’hui un véritable déferlement qui balaie de facto la frontière qui sépare les deux Allemagne. 23000 Allemands ont déjà changé de pays depuis samedi en passant par la Tchécoslovaquie. Et ça continue ». Je suis tenté de mettre un gros point d’exclamation, mais le ton grave du journaliste ne l’autorise pas.  

Des Allemands de l’Est j’en ai connu, des Polonais, des Tchèques, des Hongrois… je connaissais leurs pays pour les avoir traversés à 20 ans, 21, 22… pour avoir participé à des chantiers internationaux de volontariat.

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http://leblogdeahmedhanifi.blogspot.com/2018/08/616-chantiers-estivaux-de-volontariat.html

Cliquer ici pour lire un article à ce propos

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Une participation disais- je, sans lien aucun avec la politique (à tout le moins me concernant), je m’en méfiais assez depuis l’intimidation dont je fus l’objet quelques années auparavant, alors que je n’avais pas 18 ans. Je fus incarcéré dans une geôle (une cave en guise de cellule) au sein même du Tribunal d’Oran (près du lycée El Hayet) pour avoir dénoncé le zèle et l’abus de pouvoir d’un greffier. Tous ces Allemands, Polonais, Tchèques, Hongrois étaient comme mes amis. J’en ai gardé un souvenir intarissable. Ils ne demandaient que la Liberté. Aspirer à la liberté est un droit et un devoir. Cette liberté, ils la vivaient à travers nous qui arrivions des pays comme France, mais aussi la Grande-Bretagne, l’Italie, la Suède, l’Allemagne de l’Ouest…  

Je me suis égaré. Reprenons le cours des événements du Mur. J’étais devant mon écran de télévision, et nous étions en novembre 1989. La RDA a laissé partir ses ressortissants, avec un visa rapidement délivré, vers la RFA. En Algérie nous aussi avions connu cela sous l’innommable dictateur, on appelait ce visa algérien « ASTN » (autorisation de sortie du territoire national).

« 3000 personnes à l’heure passent le Mur depuis ce matin » s’est écrié le correspondant d’A2. « Les nouvelles tombent minute par minute, nous n’avons pas le temps d’écrire ce qui se passe là-bas, du côté du Mur de Berlin » s’est excusé Billalian. L’Histoire s’accélérait et la chaîne française lui réserva 24’ à 13 heures, 23’ lors du journal du soir (exactement comme à TF1). Les événements se bousculaient, les hommes politiques étaient dépassés. « Les mots n’ont plus de sens » répétait Daniel Bilalian. La veille, le gouvernement de Willi Stoph avait démissionné.

Nous étions à quelques jours du 30° anniversaire (13, 14 et 15 novembre 1959) du Congrès de Bad Godesberg, lorsque le SPD, parti social-démocrate allemand, prenait congé du marxisme.

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CLIQUER ICI_ A2 Christine Ockrent

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À 20h36, une dépêche de l’AFP annonçait : « les gardes-frontière de RDA sont entrain de dégager les chicanes et barrières amenant au mur afin de commencer à le détruire. » Le samedi 11, le quotidien Libération du week-end (le numéro du jeudi 9 n’a pas paru pour cause de grève) mettait en une, une photo montrant des Allemands de l’Est escaladant le Mur et un encart : « Quelle histoire ! Berlin n’en finit plus de fêter la fin du Mur » auquel le journal a consacré 18 pages.

Le samedi, A2 était en direct de Berlin, comme la veille, cette fois là avec Christine Ockrent et André Glucksmann qui parlait d’inquiétude. A2 avait même, depuis vendredi, chamboulé ses programmes.

La RDA a délivré en 24 heures 2.700.000 visas à ses ressortissants pour quitter le pays (plus de 10 millions le samedi suivant) à pied, en train ou en Trabant 601.

En trois jours, ce sont 17% des Allemands qui sont allés en RFA (100.000 pour ce samedi). Chez les voisins, les murs des dirigeants craquelaient. En Bulgarie Todor Jivkov tomba le 10, lui qui voulait « l’éradication de la présence musulmane de Bulgarie » (tiens, tiens, « éradication », un terme qui va, quelques années plus tard, envahir certaines rédactions de journaux et comités de parti, les uns et les autres en rupture avec leur peuple d’arrière-garde)

J’ai couru voir des amis, comme je l’avais fait le 10, mais la plupart faisait toujours une tête d’enterrement. Il est vrai que nombre d’entre eux émargeaient aux registres du Pags – organisation dont j’ai toujours détesté l’idéologie qui s’abreuvait chez les Stal –, mais demeuraient néanmoins des amis (je découvrirai plus tard qu’ils m’avaient alors bien leurré, eux les adeptes de l’entrisme). Quelques années plus tard, au plus fort de la terreur, l’un d’entre eux – médecin – me menacera en souriant « si tu continues de parler de Droits de l’homme, je te mets une balle dans la tête »,  oui messieurs, paraphrasant l’abject écrivain nazi Hanns Johst: « Quand j’entends parler de culture je relâche la sécurité de mon révolver ». Je suis revenu, en courant, chez moi. Aujourd’hui, le mur de l’Histoire a été déflagré et lorsqu’il m’arrive d’échanger avec eux – ceux qui sont encore là et qui ne se dérobent pas  –, je pose sous leurs yeux le tableau sombre et la comptabilité macabre des histoires auxquelles ils ont follement cru. Ceux-là ne sont plus nostalgiques.    

J’ai repris un ou deux verres de Mascara avec des cacahuètes. J’étais seul, mais heureux. La journée de la chute du Mur de la honte et celles qui suivirent furent pour moi de grands moments de bonheur. J’ai suivi les informations d’A2 (et de La 5, de TF1…) jusque tard dans la soirée.

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http://ahmedhanifi.com/wp-content/uploads/2019/11/FRANCE2_-9-nov-2014_-VIDEO.-9-novembre-1989-le-jour-où-le-mur-est-tombé.mp4

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En Tchécoslovaquie débutait le vendredi suivant une « révolution de velours » (elle aboutira dix jours plus tard, le 27 ; alors qu’en Bulgarie, le 18, commençaient d’importantes manifestations dans tout le pays. En Algérie, le 20 novembre, le FFS était légalisé. C’est un autre événement historique.

Depuis la mi-novembre, les collègues de travail qui entraient dans mon bureau pour une raison ou une autre me demandaient « hadi chtah ? » 

ç’est quoi ça ? en pointant un petit objet. C’était systématique. Un morceau de pierre que j’avais ramassé dans le Camp où j’habitais. Je répondais « c’est un bout du Mur de Berlin ». C’était faux, mais c’était vrai également. C’était comme un éclat du Mur de Berlin qui était parvenu jusqu’à moi, comme un signe. C’était mon morceau du Mur de Berlin. Je l’ai toujours à portée de main, 30 ans plus tard. Lorsque je l’observe aujourd’hui, il me revient à chaque fois à l’esprit ces mots prononcés lors de son procès (1964) par Nelson Mandela : « Au cours de ma vie… j’ai chéri l’idéal d’une société démocratique et libre dans laquelle toutes les personnes vivraient en harmonie, avec des chances égales. C’est un idéal que j’espère voir se réaliser. Mais s’il le faut, c’est un idéal pour lequel je suis prêt à mourir. »

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Je vous laisse. Demain matin, samedi 9 novembre, j’animerai un atelier d’écriture à Marseille autour des « Notes de chevet » de  Sei Shônagon (c’est un classique) où il est question de « listes ». L’après-midi je serai présent à deux manifestations. La première, à 14h, « rencontre avec Leila Shahid et Dominique Vidal : « antisionisme et antisémitisme » avec projection de courts métrages, au Mistral dans le 1° arrondissement (11 impasse Flammarion). La seconde manifestation, vers 15h, s’intitule « Grande marche contre le mal logement » (1° arrondissement, Cours Julien).

Contrairement à Paris, à Marseille il n’y a rien sur l’Algérie, ce samedi 9.

Note complémentaire : en atelier d’écriture, pour ce type d’exercice qui fait appel à la mémoire, je n’autorise l’exploitation d’aucun document, d’aucune archive… ce que j’ai fait, moi, ci-dessus.


ARTICLE INTÉRESSANT DE Francetvinfo SUR LE MUR DE BERLIN , À LIRE. CLIQUER ICI

Émission très intéressante sur LCP, avec belles images/vidéo d’époque. CLIQUER ICI

OU ICI – MEME EMISSION « REMBOB/INA »

« … Une spéciale Le mur de Berlin à l’occasion des 30 ans de la déconstruction du mur et de la fin de la séparation entre l’Allemagne de l’Est et l’Allemagne de l’Ouest.

Le 9 novembre 1989, le Mur de Berlin s’effondrait. 30 ans plus tard, Rembob’INA revient sur cet événement qui a changé la face de l’Europe et du monde, à travers des documents d’archive qui ont pour point commun de montrer l’histoire en marche.

– Un reportage saisissant de « 5 Colonnes à la Une » (08/09/1961), qui revient sur l’édification du mur le 13 aout 1961 par le gouvernement est-allemand : un constat brut avec des témoignages d’habitants , de rares images aériennes du Mur.

– Au lendemain des premières brèches, le 10 novembre 89, l’édition spéciale d’Antenne 2 à 20h30, présentée par Daniel Bilalian.

– L’image mythique saisie et commentée par Philippe Rochot, le lendemain en direct dans le 13h d’Antenne 2, du violoncelliste Mstislav Rostropovitch jouant devant le Mur déjà taggé et qui a commencé à être démoli.

– « Berlin aller-retour », un numéro de « 24 heures », l’émission de reportage de Canal + dont le concept est de tourner un même événement pendant 24 heures en suivant le point de vue de cinq personnages différents, réalisé par l’agence CAPA.

Ensuite, place au débrief avec les invités de Patrick Cohen : Daniel Bilalian, journaliste et présentateur des JT d’Antenne 2, Jean-Marie Michel, journaliste de l’Agence CAPA, Nicolas Offenstadt, historien et Agnès Chauveau, de l´INA. » (in: http://www.les-infos-videos.fr/2019/10/rembob-ina-le-mur-de-berlin.html)

Lech ou lech el vot oulech

Non au vote du jeudi 12 décembre 2019 – élection présidentielle en Algérie

Une élection pour que rien ne change est proposée aux Algériens le jeudi 12 décembre 2019. Alors une question se pose: pourquoi voter? et la réponse aussitôt dite. Non, je n’irai pas voter.

  • le jeudi 12 décembre j’irai à la pèche aux moules avec Kamel BELEKEHAL ;(1)
  • le jeudi 12 décembre j’irai au TNA avec Nacer TIMSI ;
  • le jeudi 12 décembre j’irai voir un match de foot avec Ali IDIR;
  • le jeudi 12 décembre je chanterai « La casa d’El Mouradia » au stade avec Mohamed BOUDJEMIL;
  • le jeudi 12 décembre je rendrai visite aux détenus politiques avec Hamza KAROUNE;
  • le jeudi 12 décembre j’irai au concert de musique de Ouled el Bahdja avec Bilal BACHA;
  • le jeudi 12 décembre j’irai pique-niquer aux îles Habibas avec Djaber AIBECHE;
  • le jeudi 12 décembre j’irai au cirque Amar avec Messaoud LEFTISSI;
  • le jeudi 12 décembre j’irai à la supérette avec Khaled OUDIHAT;
  • le jeudi 12 décembre je plongerai dans « La recherche du temps perdu » avec Hamza MEHARZI;
  • le jeudi 12 décembre je ferai la liste de mes spleens avec Tahar SAFI ;
  • le jeudi 12 décembre j’irai à la ziara de Sidi Abdelkader ou Abderrahmane avec Mouloud CHATRI ;
  • le jeudi 12 décembre j’irai à la chasse aux étourneaux avec Samir Idir GERROUDJ ;
  • le jeudi 12 décembre j’irai à la chasse au sanglier avec Akli OKBI;
  • le jeudi 12 décembre j’irai voir à la cinémathèque « les vacances de l’Inspecteur Tahar » avec Amine OULD TALEB ;
  • le jeudi 12 décembre j’arroserai toutes les plantes de mon quartier avec Khaled OUIDIR;
  • le jeudi 12 décembre j’irai faire un tour en Tunisie avec  Makhlouf BIBI ;
  • le jeudi 12 décembre j’irai au musée Zabana avec Abderrahmane BOUDRAA ;
  • le jeudi 12 décembre j’irai au musée du Bardo avec Mohamed AGOUAZI;.
  • le jeudi 12 décembre je jouerai aux échecs avec Hafid BARACHE;
  • le jeudi 12 décembre je ferai du vélo à Tamanrasset avec Bakir BETLICHE;
  • le jeudi 12 décembre au matin je ferai la chaîne au consulat du Canada avec Aala DEROUICHE;
  • le jeudi 12 décembre après-midi je ferai la chaîne au consulat des États-Unis avec Arezki AZOUG;
  • le jeudi 12 décembre j’escaladerai le Djurdjura avec Réda BOUARISSA ;
  • le jeudi 12 décembre je serai dans un chalutier au large de Ténès avec Amokrane CHALLAL ;
  • le jeudi 12 décembre j’irai à la conférence sur les Droits de l’Homme avec Elhadi KICHOU ;
  • le jeudi 12 décembre je crierai « Liberté ! » sur les toits d’Alger avec Mustapha Hocine AOUISSI ;
  • le jeudi 12 décembre j’écrirai à tous les détenus politiques avec Amar ACHERFOUCHE ;
  • le jeudi 12 décembre j’offrirai des fleurs à toutes les femmes que je croiserai avec Arezki CHAMI ;
  • le jeudi 12 décembre je rêverai mon pays libre avec Hilal YAHIAOUI ;
  • le jeudi 12 décembre je chanterai Qassaman et d’autres hymnes avec Abdelbasset KHEBANI ;
  • le jeudi 12 décembre je brandirai tous les drapeaux d’Algérie avec Mohand Ameziane BELHOUL ;
  • le jeudi 12 décembre je taillerai nos jardins avec Nabil BOUNOUH ;
  • le jeudi 12 décembre je guetterai l’arrivée de tous nos frères/sœurs avec Kamel BOUALOUACHE ;
  • le jeudi 12 décembre je tracerai un arc-en-ciel sur toute l’autoroute Est-ouest avec Ghimouz AKRAM ;
  • le jeudi 12 décembre je me rendrai à la rencontre organisée par des mères de disparus avec Abdelkader Toufik BACHA ;
  • le jeudi 12 décembre je me recueillerai à la mémoire de tous les martyrs avec Kheiredine BENZINE ;
  • le jeudi 12 décembre je me rendrai à la librairie du front de mer avec Fazil DECHICHA ;
  • le jeudi 12 décembre je prendrai des photos de la rade d’Alger avec Rachid HIRET;
  • le jeudi 12 décembre je ferai une partie de Ronda avec Sammy ABBAS;
  • le jeudi 12 décembre je raconterai des histoires aux enfants de Port-Saïd avec Boualem OUAHABI;
  • le jeudi 12 décembre je préparerai des couffins aux nécessiteux avec Mohamed SMALLAH;
  • le jeudi 12 décembre j’enverrai une longue lettre inamicale aux députés avec Menad TISSEMLAL ;
  • le jeudi 12 décembre je peindrai en bleu toute la maison avec Menaouar OUAÂZANE ;
  • le jeudi 12 décembre je jouerai au Casse-tête chinois avec Rachid SADAOUI ;
  • le jeudi 12 décembre je me rendrai au marché aux puces de Mostaganem avec Sadek LOUAIL ;
  • le jeudi 12 décembre je ferai les cent pas devant Sidi-M’hamed ou  Serkadji avec Mohamed DAADI ;
  • le jeudi 12 décembre je me rendrai à la galerie d’art avec Nabil BOUALAKMAH ;
  • le jeudi 12 décembre j’irai au restaurant avec Samira MESSOUCI ;
  • le jeudi 12 décembre je ferai du lèche-vitrine à Tizi-Ouzou avec Bilal ZIANI ;
  • le jeudi 12 décembre je dessinerai la Joconde avec Mohamed Amine CHELALI;
  • le jeudi 12 décembre je ferai une sadaqa à la mosquée du quartier avec Ahcene HAMZA;
  • le jeudi 12 décembre j’écrirai un poème aux enfants du Hirak avec Kheireddine MEDJANI;
  • le jeudi 12 décembre je tirerai, avant de prendre le thé, mon chapeau à Bachir ARHAB;
  • le jeudi 12 décembre je ferai du cheval au centre équestre d’Es Senia avec Kader RASSELMA;
  • le jeudi 12 décembre je plongerai à « Cueva L’awa » avec Hakim MIHOUBI;
  • le jeudi 12 décembre j’écrirai des cartes postales aux malades avec Sid Ahmed BOUHRAOUA;
  • le jeudi 12 décembre je planterai des pins à la montagne des lions avec Rabah MAHROUCHE;
  • le jeudi 12 décembre je regarderai d’un mauvais œil les écoles ouvertes avec Wafi TIGRINE;
  • le jeudi 12 décembre je rêverai d’une Algérie libérée de ses jougs avec Laamouri BELAIDI;
  • le jeudi 12 décembre je prierai pour nous tous avec Toufik DJILALI;
  • le jeudi 12 décembre j’observerai au zoo les chacals dans leurs cages avec Mohamed GADI;
  • le jeudi 12 décembre j’écouterai les histoires extraordinaires de Hamidou GARIDI ;
  • le jeudi 12 décembre je lirai des extraits de « 1984 » à Fatehi DIYAOUI;
  • le jeudi 12 décembre je montrerai la Tahraha de M’dina Jdida et Sidi Blel à Mohamed BOUHERAOUA ;
  • le jeudi 12 décembre je présenterai l’Atlas du monde à Yasmina Nour Houda DAHMANI;
  • le jeudi 12 décembre j’irai voir « les 12 salopards » avec Salah MAATI ;
  • le jeudi 12 décembre je participerai à la grande fête du « NON » avec Sadeddine YOUCEF ISLAM ;
  • le jeudi 12 décembre je colorierai les devantures des magasins de Tafourah avec Zineddine BOUGUETAYA ;
  • le jeudi 12 décembre j’écouterai avec toutes mes oreilles les leçons de Lakhdar BOURAGÂA ;
  • le jeudi 12 décembre j’offrirai mes plus belles clefs à Samir BELARBI ;
  • le jeudi 12 décembre je dédierai l’acrostiche du pays à Fodil BOUMALA ;
  • le jeudi 12 décembre j’escaladerai l’espoir avec Khaled CHOUITER ;
  • le jeudi 12 décembre je conjuguerai les plus beaux verbes avec Hamza DJAOUDI ;
  • le jeudi 12 décembre j’offrirai les plus beaux mots d’Éluard à Karim TABBOU ;
  • le jeudi 12 décembre je montrerai mon nouveau roman sur l’Espoir à Hakim ADDAD ;
  • le jeudi 12 décembre j’écrirai une (nouvelle) belle chanson pour le Hirak avec Djalal MOKRANI ;
  • le jeudi 12 décembre je crierai « 22.2 ! 22.2 ! 22.2 ! » avec Saïd BOUDOUR ;
  • le jeudi 12 décembre nous crierons tous ensemble « Lech ou lech el vot oulech ! Libérez les détenus politiques ! »

Ahmed Hanifi,

Jeudi 31 octobre 2019

(1) Toutes les personnes citées sont des détenues d’opinion depuis le début du « Hirak » (mouvement de contestation qui a commencé le 22 février 2019) en Algérie. Toutes ces personnes sont, à ce jour, emprisonnées.


Octobre à Paris, en 1961

Nuit du 17 au 18 octobre 1961. Kada El-Bethioui se cache dans une canalisation, près de chez lui à Nanterre. Il a quitté la manifestation appelée par le FLN. Il a été pourchassé, matraqué par la police sur le pont de Neuilly. Extrait de mon 4° roman LE CHOC DES OMBRES, pages 32-49

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« Recroquevillé dans une canalisation défectueuse, Kada grelotte dans son costume déchiqueté. Il tremble de froid, d’épuisement et de peur. De temps en temps il passe le bras sur son front pour éponger la sueur. Ainsi ramassé il s’aperçoit combien il est desservi par ce corps maigre et abîmé. Il lui faudra tenir dans cette position jusqu’aux premières lueurs du matin. Il s’applique à remuer le moins possible pour n’émettre aucun signe de présence. Il a soif et faim. Il a l’impression que son crâne est fendu. Il n’en revient pas d’être toujours en vie et de pouvoir appréhender le fil des événements de la veille, et plus encore ceux des jours et des mois passés. Il se tâte la cuisse lourde, l’épaule endolorie, la tête. Du sang séché colle à son cuir chevelu et à ses vêtements déchirés. Tous ses membres souffrent. À quarante ans, l’agilité qui était la sienne à vingt semble l’avoir abandonné. « Pourquoi ? » ne cesse-t-il de se questionner, même s’il sait qu’au cœur de la nuit la réponse ne lui sera pas offerte. « Pourquoi cette haine ? » Il a subitement honte. Il a une pensée pour sa mère, pour son père, pour sa famille, restés au bled. Pour son épouse. Une autre, épaisse, traverse son esprit comme un éclair : et si Messaoud et Hadj El-Khamis lui étaient arrachés ? Un sentiment de répulsion noue son cœur. Il s’en veut. De son poing serré, il martèle sa poitrine, puis sa tête. Il résiste aux larmes. « Pourquoi tant de haine ? »

(…)

En juin 1956, peu avant la naissance de Hadj El-Khamis, leur deuxième enfant, Kada et son épouse emménagèrent dans une baraque du bidonville de La Folie, toujours à Nanterre, acquise au prix de deux mille nouveaux francs. Une somme importante qu’ils mirent plusieurs années à amasser. Comparé au premier taudis, le nouveau toit semble à Kada moins inacceptable. Il n’a bien évidemment ni eau, ni électricité, ni fenêtre, ni sanitaire. Le toit est constitué de toile goudronnée. À l’intérieur, des cartons sont cloués aux planches. Sur certains, on colle des photos de magazines, et on colmate les espaces avec du papier journal pour empêcher le froid de pénétrer. Il y a un coin cuisine avec un évier au-dessus duquel Kada accrocha un miroir de barbier avec un contour rouge plastifié. Des w.c. turcs furent aménagés près d’une décharge d’ordures, suffisamment éloignés des taudis pour ne pas suffoquer. Comme dans le bidonville des Pâquerettes, il n’y a qu’un seul point d’eau, une fontaine pour dix mille personnes, installée dans la rue de la Garenne. L’eau est transportée souvent dans des poussettes Terrot ou des voitures à pédales. Les enfants remplissent une ou deux bouteilles, parfois un seau. L’insalubrité et générale, mais l’insécurité est aggravée pour les Algériens par les effets de la guerre engagée contre la colonisation française. Effets qu’ils subissent quotidiennement. Les provocations sont permanentes. Elles émanent le plus fréquemment de la police qui s’installe devant les bidonvilles des jours durant. Les protestations de monsieur Raymond Barbet, le maire, restent sans conséquence. Des cellules discrètes du Front de libération nationale furent montées au sein même du bidonville. Pour les forces de l’ordre qui encouragent les « harkis de Paris » à dénoncer tout mouvement ou individu suspects, les Français musulmans sont musulmans étrangers plutôt que citoyens français. Pour éviter tout problème, les habitants du bidonville qui ne sont pas Algériens le font clairement savoir en peinturant en toutes lettres sur leur porte et en lettres majuscules « JE SUIS TUNISIEN » ou « ICI MAROUKEN », en choisissant des couleurs criardes. Ils ne sont pas nombreux. Les Portugais se comptent sur les vingt doigts et orteils. Eux aussi placardent leur origine — et un crucifix en bois le plus souvent —  sur la porte d’entrée. Ils vivent à l’est de La Folie, après la zone des célibataires. Les Maghrébins se trouvent à l’Ouest vers la place El Qahira. On ne se mélange pas. Les contrôles policiers sont très nombreux, vexatoires et racistes. Les pleurs des mères et des enfants n’affectent guère les officiers très remontés. Ils extraient les hommes des taudis pour les entraîner brutalement, mains croisées sur la tête, jusqu’aux fourgons bleu sombre stationnés dans la rue. Parfois ils incitent leurs bergers allemands à sauter sur les moins dociles, ceux qui posent des questions, qui rouspètent. De temps à autre une baraque brûle et son occupant emmené menottes aux poignets vers une destination inconnue ou bien assassiné devant son gourbi sans que l’on sache si l’agression était une provocation des FPA, les Forces de police auxiliaire, des Calots bleus, ou bien un règlement de compte politique interne, car les Algériens sont partagés entre messalistes, ceux qui apportent leur soutien au Mouvement national algérien (MNA) de Messali Hadj, et frontistes, ceux qui l’offrent à El-djebha, le Front de libération nationale (FLN). Beaucoup d’Algériens paient de leur vie cette division. Lorsque El-djebha et l’Union des travailleurs algériens ordonnèrent la grève générale, Kada, qui est plutôt messaliste, ne sut pas trop comment il devait réagir. Et puis dans son travail, Mario le représentant de la CGT, auquel il fait grandement confiance, lui dit qu’il n’avait aucun conseil ni consigne à lui donner. Dans l’entourage de Kada on est plutôt FLN. Son cousin l’est, ses proches le sont. Kada se résolut alors à la discrétion. Mais lorsque ce parti lança il y a quelques jours l’appel à manifester le mardi 17 octobre pour dénoncer le couvre-feu discriminatoire instauré par Papon aux seuls « FMA », Français musulmans d’Algérie, et pour revendiquer l’autodétermination, il n’hésita pas longtemps. L’appel — « habillez-vous comme au jour de l’aïd » — fit le tour du bidonville et remplit les cœurs d’espoir. À la sortie du travail — il finit son service à 13 h — Kada se rendit directement aux Bains-douches, au 20 rue des Pâquerettes à deux cents mètres du camp. Il cadenassa son vélo à l’entrée. Il se lava dans la cabine N° 8 qu’il choisit chaque fois qu’il se rend dans ces douches. Si elle est occupée, il attend. Hier elle était libre. Il se rasa et rentra chez lui pour se changer. Exceptionnellement il s’habilla de son pantalon et veste de tergal noir et d’une chemise blanche, son unique costume qu’il réserve aux belles occasions. Puis il lissa ses cheveux avec de la brillantine, aspergea son visage et la chemise d’eau de Cologne. Lorsqu’il finit, il demanda à sa femme silencieuse dont il voyait bien les larmes couler sur ses joues de n’ouvrir à personne avant son retour. Puis il l’embrassa sur le front et lui dit « arrête, ça sert à rien ». Kada ne veut pas que Khadra manifeste. Une autre fois peut-être. Pourtant beaucoup d’hommes accompagnés de leurs enfants et épouse quittèrent le bidonville par petits groupes après avoir été fouillés par des responsables du Front. Aucun manifestant ne devait porter d’arme ou d’objet contondant. Ils sont tous convaincus que la cause qu’ils défendent est juste, qu’elle seule les extirpera de leur misérable condition. Lorsqu’il arriva à hauteur de l’entrée principale du bidonville, Kada se prépara à la fouille. Il leva les bras pour faciliter les palpations du frère de El-djebha. Seuls les hommes étaient palpés. Kada avait rendez-vous avec Lahouari au café-hôtel de la rue de la Garenne, mais il ne l’y trouva pas. C’est son adresse, celle du café de Ali, que beaucoup parmi les habitants de La Folie donnent pour toutes leurs correspondances, parfois même pour les rendez-vous. C’est chez Ali également que l’on dépose très discrètement les cotisations pour le FLN. Lors d’une ronda entre deux distributions de cartes ou d’une pioche pendant une partie de dominos, on adresse un signe à la personne chargée de la collecte et le tour est joué. À la fin de la partie, le militant attend le donateur derrière le comptoir, l’échange est voulu banal avec salamalecs et embrassades. Le client remet discrètement au militant une enveloppe (les billets sont toujours glissés dans une enveloppe qu’on cachette sans y porter d’inscription), on rajoute quelques mots et on se quitte jusqu’à la prochaine rencontre. Parfois c’est dans l’escalier interne qui mène à l’hôtel, ou dans une chambre que l’enveloppe passe d’une main à l’autre. Si la personne ne peut se présenter, c’est Ali qui a la charge de donner l’argent au collecteur en spécifiant le nom du bienfaiteur. C’est précisément à Ali que Kada remet plus ou moins régulièrement les 9500 anciens francs que ses parents récupèrent à Saint-Leu. Kada continue d’aider sa famille, même si c’est encore plus difficile qu’aux premières années. Lorsque Ali ou quelqu’un d’autre pose des questions, parfois délicates, concernant l’engagement politique de Kada, Lahouari remet aussitôt les choses dans l’ordre qu’il décida. Il protège en toutes circonstances son cousin. Ce mardi, Ali ferma plus tôt son café pour signifier aux habitués leur responsabilité. Mais lui-même ne se rendit pas à la manifestation, il resta pour avoir l’œil sur les va-et-vient dans son hôtel. « Wallah je ne l’ai pas vu » dit l’hôtelier à Kada qui alla alors se fondre parmi les milliers de manifestants partis à l’assaut des beaux quartiers de Paris. Kada trouve que même sous un temps maussade comme hier, sombre et pluvieux, ces quartiers sont magiques, comme sortis d’un rêve de vacances. Lorsqu’il s’y rend, à l’occasion de circonstances extraordinaires, il les traverse les yeux rivés au sol, car il ne veut déranger personne ni quoi que ce soit, « mais aujourd’hui c’est une autre histoire » pensa-t-il alors qu’il atteignait Neuilly. Il transita par le Rond-point de La Défense, un des lieux de rassemblement. Il continua sur l’interminable avenue de Neuilly avant de gagner la Seine et le pont qui porte le même nom. Ni la nuit qui s’installait, ni le froid qui se faisait plus vif, ni la pluie qui se remit à tomber, fine et perçante, ne découragèrent les manifestants qui arrivaient de toutes parts par flots ininterrompus : Puteaux, Courbevoie, Asnières, La Garenne… La masse des gens était devenue si dense que rares étaient les véhicules à moteur qui pouvaient circuler normalement. On n’entendait aucun slogan, juste le bruit des pas sur la chaussée mouillée, le clapotis de l’eau et les voitures au loin. C’est là, sur le pont de Neuilly, au-dessus de l’Île du Pont, que Kada reçut les premiers coups de bidules. Au loin on entendit des bruits secs, comme des coups assenés avec violence, suivis d’un mouvement de foule, des cris de femmes. Lorsque des fusillades retentirent, se sont ses enfants qui apparurent spontanément à Kada. Il prit peur et aussitôt se déprécia de se laisser gagner par cet état et les tremblements qui s’emparaient de ses jambes, mais c’était au-delà de ses forces. Il tenta de se ressaisir, fit demi-tour. La peur gagnait d’autres manifestants. Des enfants et des femmes couraient dans tous les sens et, de nouveau, Kada pensa à sa famille, à ses fils. Monique avait promis de passer à la maison, comme souvent les mardis, pour consacrer une heure de son temps — qu’il ne lui viendrait jamais à l’esprit de compter — au petit Messaoud pour qu’il apprenne à lire correctement et comprenne la leçon. Mais le matin il avait entendu dire que Monique avait la ferme intention de se joindre aux manifestants. Il la revoyait dans ses pensées. Il l’entendait : « Messaoud, retiens bien ceci, le mot qui dit ce que font les personnes, les animaux, ou les choses… » Kada ne savait plus, il ne retint pas la suite, « est un verbe, un verbe. » Il la voyait, penchée sur son enfant « lit Messaoud, lit : la fille rit. Le chat miaule. Le train roule. » Et Messaoud reprenait les phrases écrites sur son premier livre de grammaire française, à la lueur de la bougie, en faisant glisser son doigt le long des jambages et traverses des lettres, et il répétait encore à la demande de Monique : « la fille rit… » Kada sourit à cette pensée. Comment son fils, qui n’a que sept ans, pouvait saisir ce que lui-même ne comprend pas ? Des policiers, groupés, chargèrent de plus belle : « ratons ! », « fellouzes ! », « crouillats ! » La présence des Français musulmans d’Algérie dans les rues est perçue comme un défi, comme la violation du couvre-feu instauré pour eux seuls, dès 20 h 30. Des Forces de police auxiliaire sautèrent des cars Renault noirs qui venaient des rues adjacentes et se mirent à frapper au hasard avec leurs armes. L’un d’eux se rua sur Kada qui avançait le long des immeubles, tête basse. Plongé dans ses pensées il ne comprit pas de suite ce qui lui arrivait. Il projeta ses bras devant lui pour protéger son visage, son corps. L’agent de police redoubla de férocité. Il lui assena de violents coups avec la crosse de son arme qui causèrent de nombreux hématomes et fendirent son arcade sourcilière. Le policier hurlait, ahanait entre deux injures « pourri, fellaga ! » Dans sa tentative de se dégager de l’emprise de cette force tombée sur lui qu’il ne voyait pas, Kada ne réalisait pas qu’il avait affaire à un agent de l’ordre public. Il était submergé par une force physique, un rocher, un camion, un monstre. Il revit madame Hervo, son fils Messaoud, sa mère. Puis il bascula. Il tomba à terre, face contre le trottoir ruisselant d’eau boueuse. Il demeura ainsi, immobile, pendant un temps dont il ne sait s’il dura dix minutes ou soixante, avant de se relever, aidé par des manifestants. Les FPA avaient, lui dit-on, embarqué dans leur fourgon plusieurs marcheurs. Kada entendait comme des échos au loin, un brouhaha. Il devinait les slogans : « les racistes au poteau, l’Algérie algérienne ! » Celui-ci avait fait plusieurs fois le tour du bidonville. L’homme qui le soutenait par la main lui demanda de relever la tête « Rfâ rassek ya si Mohamed ». Au ton sec de sa voix, Kada supposa que l’homme appartenait au service d’ordre ou d’encadrement. Il le remercia du regard. Ses lèvres tremblaient comme ses paupières. Puis il reprit la marche, incertaine, sur une centaine de mètres. Les tiraillements de son cuir chevelu l’obligèrent à des grimaces qui déformaient son visage. Kada décida d’abandonner. Il s’éloigna des marcheurs malgré la garde des membres du FLN. L’homme qui aida Kada poursuivit son travail, loin de lui. Mais la surveillance devenait moins sévère, du fait de la nuit. Kada entama une marche à travers d’autres rues moins chargées, une marche à contresens des manifestants. Il atteignit La Folie en rasant les murs, trempé, flageolant sur ses jambes, la honte au cœur et la peur au ventre d’être découvert ou d’être tué. La semaine précédente, à Gennevilliers, un jeune Algérien qui sortait d’un cours du soir de rattrapage, fut froidement abattu. Un autre, âgé de 13 ans, fut tué par une rafale tirée par des policiers à Boulogne-Billancourt, rue Heinrich. Depuis le début du mois, il ne se passe pas un jour sans que l’on apprenne l’assassinat ou le meurtre d’un homme, parce qu’il est Algérien ou apparaissant comme tel. Un Portugais et un Sicilien basanés furent ainsi tués durant ce mois d’octobre. Un journal titra : « Événements d’Algérie : deux Européens victimes d’une bévue policière à Paris. »

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Dans le tuyau asséché, Kada se remet peu à peu. « Pourquoi cette haine ? » se demande-t-il. Il tente de se redresser, mais la canalisation dans laquelle il se terre est trop étroite, même pour lui. Ses bras, ses jambes, sont endoloris. Il ne s’en veut pas d’avoir fait le choix de la manifestation contre les autorités, mais il ne s’attendait pas à une telle fureur. Mourir pour avoir marché avec les frères ! Tôt le matin, il abandonne discrètement sa cache. Il est transi de froid. Il a faim et soif. Avant que l’animation plus ou moins habituelle ne gagne de nouveau le bidonville, Kada atteint sa baraque, de l’autre côté. Lorsqu’il ouvre la porte, il comprend à la vue de ses yeux rougis que Khadra ne dormit pas de la nuit et qu’elle pleura toutes les larmes de son corps. Elle ne se risque pas à flageller ses cuisses comme elle est tentée de faire et comme il est de coutume de procéder dans de telles situations, et la situation en l’occurrence se manifeste en cet homme devant elle, hagard, au front marqué par des plaies, le corps recouvert de lambeaux dégouttant d’eau sale, un homme qu’elle reconnaît à peine. Mais c’est la guerre et Kada la prie de se calmer, de reprendre ses esprits « ma ândi walou, ma ândi walou », je n’ai rien répète-t-il. Khadra, nerveuse, va chercher du bois pour lui faire chauffer de l’eau, en gémissant, la main sur la bouche. Les enfants dorment.

Ce mercredi, un autre silence plus grand et plus lourd, semblable à ceux de trois cimetières réunis, plane sur le bidonville. Dans un murmure partagé, des hommes de bonne volonté soulagent les blessés qui se comptent par centaines et qui ne veulent surtout pas se rendre à l’hôpital. Ils prendraient le risque d’être arrêtés et torturés. Il faut à Kada trouver des arguments suffisamment solides pour justifier son absence et son état physique auprès du chef d’équipe. Il soupire à la pensée qu’il aura le soutien de Mario, même si son chef n’est pas dupe.

Alors que Le Populaire de Paris compare la vie des Algériens à celle des prolétaires du siècle passé, l’Express fait un long compte-rendu de son correspondant « chez les melons, les crouillats, les bicots… » et titre en une sur le visage d’un fils de ceux-là : « Jean Cau chez les ratons ». Pour 1,25 NF. »

Cliquer ici pour lire le roman dans son intégralité.

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Les douze contes de minuit de Salim BACHI, 18.04.2007

Le dernier livre de Salim BACHI Les douze contes de minuit (Gallimard) se présente sous la forme d’un recueil de nouvelles (12 donc) de différentes longueurs allant de quatre à vingt-deux pages. Parfois une nouvelle répond comme en écho à une autre ainsi Le bourreau de Cyrtha répond-il à Enfers, Insectes à Le vent brûle

On retrouve une écriture fluide, spiralée qui fait une place non négligeable au monologue intérieur parfois démultiplié ou s’entrecroisant comme dans Histoire d’un mort. Salim BACHI nous dit à propos de ce récit « J’ai pensé écrire un roman sur le modèle de Tandis que j’agonise (W. Faulkner). Au final, je me suis retrouvé avec cette nouvelle. » Une symphonie à plusieurs voix comme dans la tragédie Compson dans « Le bruit et la fureur » du même Faulkner. Sami BACHI amalgame avec bonheur jeux de mots, interruptions syntaxiques, avec des phrases s’interrompant à mi-parcours, ou autrement des phrases sans fin ou un texte de plusieurs pages délesté de toute ponctuation comme une mer sans fin (Le naufrage). Une écriture qui « s’attaque aux formes périmées du dialogue, aux alinéas, aux tirets… » pour reprendre les mots de Gaëtan Brulotte.

Les nouvelles sont des récits allégoriques sur l’Algérie des années 1990, d’ailleurs ce passé ne cesse de cogner tout au long des douze coups ou contes. Un pays où des hommes qui luttent contre toute forme d’oppression, qu’elle émane de l’Homme, des islamistes qui ont « perdu la religion de (leur) mère » de Big Brother, du pouvoir militaire ou d’une Instance-béquille ; des hommes qui ne demandent qu’à survivre (Le naufrage, Le messager, Le cousin)

Extraits de Le naufrage :

« cette garce avec son mioche ses yeux bleus comme la mer affreuse qui délivra ces cadavres car ce sont des pieuvres et je les hais comme je hais ce foutu enfant de putain qui pour m’avoir tendu la main croit exercer son pouvoir sur moi je n’ai pas à prendre ce sceau ni à écoper puisque je ne suis pas son esclave l’esclave de personne d’ailleurs qu’il le fasse lui l’homme civilisé avec ses boniments sa morale moi je veux qu’il crève sous mes yeux »

de Nuée ardente :

« Quand le mal fut venu, le Colonel se trouva fort dépourvu ; il ne se sentait pas l’âme d’une fourmi, lui qui régnait sur ses sujets comme Belzébuth sur ses mouches. C’était une lèpre qui s’attaqua d’abord à sa chair avant de s’en prendre à son âme. A chaque once de peau qu’il perdait, il rendait grâce pour les forfaits commis durant sa brève mais terrible existence. »

De cette nouvelle Salim BACHI dit qu’elle est « une de mes premières nouvelles, écrite au début des années 90 sur le modèle de l’Automne du patriarche et des Funérailles de la grande mémé, (1962) de Garcia Marquez. » qui préfigure l’extraordinaire Cent ans de solitude.

Mais Les douze contes de minuit, où l’on retrouve des personnages de « l’immémoriale Cyrtha », d’Ulysse, de La Kahéna, de Tuez-les tous ; Hchicha Hamid Kaïm, la tribu des Béni Djer…, ces douze contes de minuit ont-ils sonné pour Cyrtha comme l’indique la quatrième de couverture ? Salim BACHI est resté silencieux sur cette question. Pour le moment.

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2011- CANADA, USA

Un voyage qui nous a menés jusqu’au grand nord canadien, de Yellowknife à Dawson en passant par Whitehorse et Skagway en Alaska…

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2019- Périple en Europe à travers 16 pays…

Extraits de ces carnets 2019 : Nous avons entamé vendredi 7 juin un périple délié de toute heure et de jour, enfin presque. Nous sommes partis en début d’après-midi de M. Notre petite ville se situe à une cinquantaine de kilomètres à l’ouest de Marseille. En Algérie, l’extraordinaire mouvement populaire continue, toujours en force. Sur le site d’El Watan (daté samedi 8) on peut lire cet extrait d’article : «  Les manifestants ont également scandé leurs slogans habituels, tels que «Klitou lebled ya sarakin» (Vous avez ruiné le pays, voleurs), «Gaïd Salah dégage !», «Djeich chaab khawa khawa, Gaïd Salah maa el khawana !» (Armée peuple, frères, Gaïd Salah avec les traîtres)… » En France, après avoir saturé les infos avec le 75° anniversaire du débarquement, on ne parle que de la coupe du monde femmes, avec à 21 h au Parc des Princes : France – Corée du Sud.

Le ciel était entièrement dégagé et la température agréable, une vingtaine de degrés. La veille j’avais fait le plein de carburant du camping-car que nous avons baptisé il y a quatre ans, Le Nomadeur. Nous avons traversé Valence, Vienne, Lyon. Peu avant cette dernière ville nous avons intégré l’autoroute A6 afin de passer la nuit sur une de ses aires de repos. Et c’est à hauteur de la ville de Saint-Georges de Reneins que nous nous sommes arrêtés, devant le plan d’eau de l’aire qui s’appelle Boitray. Il y a un « Autogrill » fermé, et une dizaine de semi-remorques. Trois gouttes sont tombées durant la nuit. Nous reprenons la route vers 10 heures, jusqu’ au nord de Moulins où nous faisons une pause-déjeuner vers 13 heures dans le centre commercial Leclerc. À Bonny sur Loire nous faisons le plein (il est à 1€37), km 117622.

Nous retrouvons la région parisienne dont les routes tentaculaires sont toujours encombrées de véhicules en tous genres. Arrivés à Le T. à 18h30. Nous avons roulé 800 km. Le ciel est couvert, il pleut un peu. Et il ne fait pas chaud. Voilà retrouvée toute la famille…

Dimanche, nous sommes allés en des lieux chargés de souvenirs très anciens : Soisy-sous-Montmorency, Eaubonne, Enghien-les Bains… le lundi (de Pentecôte) nous l’avons passé au Jardin d’acclimatation… pour les enfants. Mardi, hier, j’ai retrouvé mes amis El H. et M. à Paris. Nous ne nous étions plus vus depuis plus d’un an. Ensemble nous nous sommes rendus au cimetière du Père Lachaise où se déroulait un hommage à Maurice et Josette AUDIN.

(…)

Samedi 22 juin 2019. Nous sommes arrivés hier, en fin de journée,  dans le petit village de Weissbriach, dans les montagnes du sud de l’Autriche, non loin des frontières avec l’Italie et la Slovénie. Nous n’y resterons pas, mais revenons au point de départ. Le matin du mardi 18 le temps fut chaud et couvert. Nous avons programmé le GPS pour éviter les péages autoroutiers. Nous avons traversé Troyes, Bar-sur-Aube, Arc-en-Barrois… Nous sommes arrivés à Langres à 20h30. Une paisible ville moyenne Le soir, par dizaines, des enfants et leurs familles, remontaient vers le parking face au lac, lui aussi, pour récupérer leurs véhicules après une soirée qu’on devine passée au cinéma, à encourager une équipe de hand ou applaudir à un quelconque spectacle. Il y avait vraiment foule. À nos cotés, un jeune homme, assis sur une chaise pliante, une cannette dans une main, le téléphone dans l’autre, s’émerveillait du moment. De sa radio on entendait du raï moderne qu’il s’évertuait à en faire partager le plaisir à son ou sa correspondante. Il picolait tranquillement (peut-être n’était-ce que du jus de pomme ?) il nous a demandé si sa musique nous dérangeait… « pas du tout ». Une heure plus tard, alors que nous nous apprêtions nous mêmes à « baisser les rideaux », il partait en nous faisant signe. Nous avons passé la nuit face à ce lac nommé Le lac de la Liez. La nuit fut mouvementée à cause d’un fort vent remontant de la vallée qui nous a obligés à déplacer notre Chalenger ou Nomadeur.

11h30, départ en direction de Bâle.  Nous sommes passés par la trop fameuse Vesoul que nous avons voulu voir et que nous avons vue, puis Lure, Belfort, Altrich. Nous avons traversé de nombreuses pleines. Sur les champs, posés comme des trophées, des ballots de paille. De nombreux troupeaux de vaches nous regardaient passer, indifférentes. Nous avons traversé la frontière suisse à Bâle sans voir ni douanier, ni gendarme, ni aucun autre képi. Et quelle ville. Nous nous sommes englués dans ses panneaux de signalisation, souvent en allemand. Coincés entre les voies réservées aux trams et bus et les autres, vélos et voitures du quidam. Nous avons programmé le GPS pour qu’il évite les autoroutes à péage et choisisse les parcours le plus court. Le temps a été le matin, moutonneux et chaud. L’après midi a été ensoleillée et bien chaude, plus que le matin. Bâle est une ville où la circulation nous a paru très compliquée, entre les voies de tram, de bus, de vélos et de voitures… Nous nous sommes égarés dans l’une des artères de la ville. Nous étions très heureux de nous débarrasser en moins d’une heure de cette ville incompréhensible. Nous prenons la direction de Zurich.  À 20 km avant d’y arriver, nous apercevons une jolie rivière, l’Aare, avec un grand parc auto. Il était 19h30 et le jour encore vaillant. Nous nous y sommes installés pour la nuit, en son flanc, l’Aare c’est le nom de la rivière, dans le village de Wettingen. De nombreux joggers, promeneurs, longeaient le chemin dont on ne sait où il mène.

Jeudi, au réveil, la pluie tombait, fine et continue. Les moineaux du coin se sont régalés de nos restes de biscottes. L’atmosphère dégageait une odeur de bouses de vache repue de végétation suisse, bien grasse et arrogante comme des petits suisses. Nous avons pris la route en direction de Zurich vers 11 heures. De l’autoradio montait la majestueuse « Nothing compares » de Sinead O’Connor. Nous avons traversé des villes entièrement endormies et la circulation était le plus souvent fluide. Jusqu’à Zurich où nous arrivons au km 1255. etc. (cliquer sur les liens ci-dessous.

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22.02- Révolution de velours

En Algérie, une révolution est en cours. Espérons qu’elle aboutisse. Cette révolution est pacifique (silmiya). Elle a commencé le 22 février 2019. Mais le Régime est tenace. Il n’abdiquera que si les Algériens continuent de sortir en masse, les vendredis, et les mardis, comme jusqu’ici.

Cette vidéo montre deux cents photos prises en février et mars 2019, lors de la Révolution de velours en Algérie et vous fait entendre les chants qui l’ont accompagnée.

22, c’est le Printemps

C’est le printemps,

Sur le croissant de lune

Et l’étoile rouges,

Bourgeonne l’espoir.

Djazaïr Horra, démocratiya.

C’est le printemps,

Une clameur monte dans le ciel,

Main dans la main, le cœur léger,

Les torses se gonflent

De fraternité, de sororité.

Djazaïr Horra, démocratiya.

C’est le printemps,

Les larmes inondent la défaite.

Sous nos semelles le Paradis.

Tous ensemble !

Djazaïr Horra, démocratiya.

C’est le printemps,

Mille mesk ellil, Sakura et oiseaux de Paradis

Pour nos mères, nos sœurs

Et toutes les femmes de mon pays

Pour qu’éclose en cette aube bleue

Djazaïr Horra, démocratiya.

C’est le printemps,

Les teintes chaudes et froides du peintre

Se répandent sur les boulevards et les places.

Des corps tournesols à perte de vue.

Djazaïr Horra, démocratiya.

C’est le printemps,

Les martyrs de Novembre, d’Octobre,

D’Avril et de toutes les ombres,

Sont revenus nous indiquer la voie.

Ils dansent avec nous, chantent

Djazaïr Horra, démocratiya.

Ahmed Hanifi

21 mars 2019

Le Hirak ou Révolution de velours en Algérie.

En Algérie, une révolution est en cours. Espérons qu’elle aboutisse. Cette révolution est pacifique (silmiya). Elle a commencé le 22 février 2019. Mais le Régime est tenace. Il n’abdiquera que si les Algériens continuent de sortir en masse, les vendredis, et les mardis, comme jusqu’ici. –

Cette vidéo montre deux cents photos prises en février et mars 2019, lors de la Révolution de velours en Algérie et vous fait entendre les chants qui l’ont accompagnée.

Lire ci-dessous nombre d’articles concernant les manifestations (ou Hirak)

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Le train d’Erlingen, Boualem Sansal

Le train d’Erlingen ou la métamorphose de Dieu, Boualem Sansal

Le samedi 1° septembre, j’achetai le roman de Boualem Sansal, Le train d’Erlinger. 

Le lendemain, dimanche 2 septembre, eut lieu une importante manifestation de néo-nazis dans la ville de Chemnitz (ex RDA), en Allemagne, contre les « envahisseurs » (immigrés, réfugiés…), essentiellement musulmans.

« Si à nouveau des gens défilent aujourd’hui dans les rues en effectuant le salut nazi, notre histoire passée nous oblige à défendre résolument la démocratie » (Heiko Maas, ministre allemand des Affaires étrangères, AFP 02 septembre 2018)

——–

Dans son dernier roman, Le train d’Erlingen, Boualem Sansal développe une longue et profonde réflexion sur notre monde, « une chronique sur les temps qui courent », principalement sur les sociétés occidentales, naguère pourvoyeuses d’émigrants désirés par l’Amérique, et aujourd’hui cibles des immigrants du Sud majoritairement musulmans et de leurs « croyances pourries » et plus encore de l’islamisme (l’Islam ?) et sa « mainmise sur les zones fragiles de notre société ». L’auteur s’aventure – aussi – sur les terres opaques du questionnement de la liberté de conscience et donc de croyance, au risque d’alimenter la couche d’humus sur laquelle croissent l’amalgame et la stigmatisation. Le livre se clôt par plusieurs interrogations dont celle de savoir si le monde se dressera contre l’Islam ou s’il peut le soumettre, lui l’Islam (et non l’islamisme), dont « la mission est précisément de soumettre le monde » ? On est là autant dans de la littérature de témoignage « fondée sur une esthétique du vraisemblable » (Susan Rubin Suleiman, Le Roman à thèse) proche de La Soumission de Houellebecq, dans le développement d’une thèse – réitérée, une sorte de suite du précédent numéro –, que dans une fiction construite prodigieusement d’une main de maître. Ou peut-être dans un entre-deux.

La réflexion politique et philosophique, au centre de laquelle trônent côte à côte le transcendantalisme et la désobéissance civile de Henry David Thoreau ainsi que le discours-combat tenace désormais connu de l’auteur contre l’islamisme (l’Islam ?), est accompagnée ou portée par l’imaginaire complexe et enchanteur de l’auteur, qui non seulement invente « une terre nouvelle et un ciel nouveau » (G. Durand), mais aussi nous fait prendre la réalité pour  un fantasme et inversement.

Boualem Sansal, empruntant d’une certaine manière l’exergue des deux parties du livre à Dante écrit : «  Toi qui entres dans ce livre, abandonne tout espoir de distinguer la fantasmagorie de la réalité ». Et toute la difficulté vient de là justement. Comment raconter l’intrigue d’un roman complexe où se croisent des personnages « du monde réel » et d’autres « d’une réalité métamorphosée » de sorte que notre lecteur n’abandonne pas à la cinquième ligne ? Cela n’est possible que par la simplification que voici.

Dans sa forme le roman est constitué d’un prologue, de deux parties contenant une vingtaine de chapitres, d’un épilogue suivi d’un dernier chapitre et d’un Post-Scriptum (cf. infra). Deux personnages-clefs, deux femmes, chacune dans son espace-temps, rédigent des lettres à leur parente et prennent des notes en vue d’un futur roman. Les personnages vivent en France, en Allemagne, ou en Grande-Bretagne. Le premier, Léa Potier, écrit à sa maman Élisabeth. L’autre se nomme Ute Von Ebert, elle écrit à sa fille Hannah. Les écrits de Léa occupent la seconde partie du livre, ceux d’Ute la première. Commençons par la seconde partie.

Léa Potier

Léa est une jeune trentenaire qui vit à Londres. D’emblée elle nous apprend que sa mère, Élisabeth, est morte « bonjour ma maman chérie qui est (sic) au ciel ». Elle est morte un mois après sa sortie du coma à la suite d’une agression. Deux années auparavant elle prenait sa retraite, après avoir enseigné l’Histoire durant trois décennies dans un lycée de la Deuxième chance, « lycée Kaboul » ou « lycée Sing-Sing » dans le 9.3., département de la Seine Saint-Denis où elle habitait, dans un pavillon. Son agresseur, Laaziz, était un de ses anciens élèves. Léa a quitté la France où elle ne se considérait plus dans son pays. Il était interdit de parler des Serviteurs et de leurs croyances. « Par décret divin, ils ont nationalisé la Cité et lancé un puissant programme de soumission… Ils voulaient savoir si j’étais baptisée, si je portais une perruque… il y a eu du charabia derrière le voile… je suis née ici quand même, je ne suis pas un envahisseur… adieu la Seine-Saint-Denis, le cher 9.3 ! Étrangère pour étrangère autant l’être à l’étranger. »

Pour ne pas s’ennuyer et bien occuper sa retraite, Élisabeth répondit à une offre d’emploi en Allemagne pour « accompagner une enfant de onze ans dans son éducation », la jeune Cornélia (ou Nele) fille des riches Von Hornerberger. Léa suit avec bonheur la nouvelle vie de sa maman qui semble se plaire dans son nouveau travail. Lors d’un week-end, elle s’est rendue dans le port de Bremerhaven, au Musée des émigrés, puis un mois plus tard au musée de Hambourg. C’est pour la petite Cornelia qu’elle effectua ces déplacements. Il fallait à Élisabeth voir le port de Bremerhaven « cet endroit mythique d’où plus de sept millions d’Allemands embarquèrent pour l’Amérique au cours des 18 et 19° siècles. » Parmi ces émigrants, Victor Tamas Von Horneberger, l’arrière-grand-père de son employeur. Il embarqua en décembre 1831 sur le « Die neue Hansa ». Il fera « fortune dans la peau de castor », plus tard « dans l’exploitation des indigènes » en Amérique du Sud, avant de s’installer définitivement en Afrique du Sud où il devint Africaner, chef de police puis ministre des Mines. Ses descendants s’installeront à Londres et à Bremen.Toutes ces familles qui ont traversé l’atlantique pour le Nouveau Monde « ont vécu le mystère bouleversant de l’Exode, de l’Égypte vers la Terre promise, porteuses d’une espérance que rien ne pourra infléchir ». « Poussée par une force, Élisabeth s’arrêta devant un personnage de cire, un jeune homme petit, râblé, l’air rusé et entêté… qui s’appliquait de toutes ses forces à écrire une lettre ». Elle prit plusieurs photos du jeune homme et de la lettre qu’elle traduisit. L’émigrant s’adressait à ses parents, ses frères, sa sœur Ute, pour leur dire que tout allait pour le mieux. Cet homme de cire représente Ernst Hans-Günter Von Ebert qui avait embarqué sur le même bateau que l’aïeul des employeurs d’Élisabeth. Il était accompagné de son épouse Iris Wilhelmine Dana Rolf. Lui aussi fera fortune. Grâce à l’argent qu’il envoyait à sa famille, sa sœur Ute ouvrit une petite biscuiterie. Élisabeth voulait écrire une notice biographique sur l’arrière-grand-père de l’enfant et sur son voisin de voyage, qui, lui aussi, fit fortune en Amérique, sur sa femme, sur sa sœur Ute… Élisabeth « avait besoin de ces informations pour alimenter ses travaux pratiques », pour expliquer à Cornelia « qu’avec les autres il faut avoir des liens qui s’inscrivent dans l’histoire des siens et du monde. » 

La famille Von Ebert, du sommet à la base de la pyramide, et particulièrement Ute, la descendante et mystérieuse Ute responsable d’entreprise, a fait « une intrusion magique dans la vie de maman » écrit Léa qui veut comprendre ce qui lui est arrivé. En fait, deux histoires, l’une ancienne, l’autre inscrite dans notre temps, vont « converger vers Élisabeth et la prendre dans leur cours tumultueux ».

Lorsque le 13 novembre 2015, la France fut frappée par des attentats, Élisabeth quitta l’Allemagne pour rejoindre son pavillon. Il lui fallait faire quelque chose. Avec des amis elle se rendit à Paris pour se recueillir devant le Bataclan, cible d’un des attentats islamistes. Mais alors qu’elle revenait de ce rassemblement, elle a été violemment agressée dans le métro, place de la République, « par des malabars patibulaires, l’air de mauvais poil. Ils portaient la tenue réglementaire du moudjahid, blouson sur gandoura, pantalon parachute à mi-mollet, barbe en bataille, et une pastille nécrosée sur le front ». La France explosait sous la violence de ses islamistes, l’air était comparable à celui des années 40. Élisabeth fut hospitalisée. Elle plongea dans le coma durant quelques jours. Lorsqu’elle en est sortie elle « reprenait une figure humaine… elle parlait d’un monde que nous ne connaissions pas… elle s’adressait en allemand à des gens d’une autre vie… d’un ton fatigué, autoritaire même. » Élisabeth s’était-elle métamorphosée ? « Pour elle nous étions Hannah, Magda, Helmut ». Un autre monde, une autre réalité. L’infirmière dit « elle délire ». Puis elle revenait à la lucidité en remerciant ses amis d’être venus lui rendre visite, et sa fille d’avoir informé ses employeurs à Bremen. Elle avait mal à la hanche. Elle avait hâte de retrouver Cornelia. Léa dit avoir deux mamans en une. « Je lui téléphonais tous les jours et je me mettais à son diapason, je pouvais tomber sur maman et avoir une conversation bien familiale avec elle, comme je pouvais tomber sur Ute Von Ebert, mon autre mère en quelque sorte, et parler avec elle de toute autre chose, les menaces d’invasion et de fin du monde… » Sa conscience basculait sans que rien n’annonce le mouvement dit Léa. Et elle, répondait tantôt en étant Léa, tantôt en étant Hannah la fille d’Ute. « Hannah n’existait que comme rêve dans la tête d’un autre rêve nommé Ute. » Le médecin parlait d’oscillation de la conscience de soi non maîtrisée. Il y avait entre le monde d’Ute et celui d’Élisabeth « un lien par-delà le réel ». Léa n’a pas osé parler aux amis de sa mère, qui sont tous les jours à l’hôpital , car ils ne sont pas comme elle, elle Léa, dans la théorie mais dans la réalité. Léa intègre de plus en plus le monde d’Ute, celui de sa ville Erlingen (il existe bien une ville au nord-ouest de Munich qui porte ce nom, mais la première « une théorie inventée » par Ute n’a rien à voir avec la seconde.)

Ute Von Ebert

Ute Von Ebert, descendante d’Ernst Hans-Günter Von Ebert, est cette autre femme qui, comme Léa, rédige des lettres à un membre de sa famille – sa fille en l’occurrence, Hannah, qui réside à Londres – et des notes en vue d’écrire un roman. Ute est à la tête d’une grande entreprise de biscuits « mondialement connue ». La situation qui prévaut dans sa ville Erlingen qui est « infestée par les Ombres » (de la même engeance que celle qui hante – et pardonnez-moi – mon dernier roman, Le choc des Ombres) la panique. La ville est proche de l’anéantissement « la bombe n’est pas loin d’exploser ». Les jeunes fricotent avec l’ennemi, partagent ses idées. On dit « ennemi », mais le terme, une sorte de mot tronqué ou amalgame, « englobe toutes les hypothèses ». Ute est une radicale, elle est « pour le rentre-dedans et contre les services de déradicalisation » de ces gens, ces ennemis, ces « lâches et hideux » envahisseurs.

Le malheur de la ville, « le début de la fin », a commencé lorsque le Conseil communal, incapable et veule, plutôt que de se mobiliser pour défendre la ville, prit la décision d’organiser la fuite devant l’ennemi « ce mystère archaïque surgi du néant… des envahisseurs dont la croyance regarde l’abîme plutôt que le ciel ». Ute accuse les pacifistes, ce sont eux les responsables de la situation. Eux qui, avec d’autres, préparent la fuite de la population, « la déportation » par train. Les heureux élus « porteront un brassard jaune, les policiers les reconnaîtront et sauront les protéger… Où les emmènera-t-on, dans quels camps seront-ils entassés ? » Il est normal et juste pour Ute de faire disparaître les pacifistes comme tous les lâches. « On en est arrivé à penser que la défaite et la soumission sont une solution satisfaisante » devant l’ennemi qui approche d’Erlingen. L’humanité n’avait jamais rencontré un ennemi de cet acabit ». Son nom « Petit village 2084 bis ». Et nous suivons le regard ou le doigt de Boualem Sansal, dirigé vers La fin du monde. Un hameau métamorphosé, une sorte d’Abistan avant l’heure, devenu amnésique par la soumission imposée par le glaive, ou par la soumission adoptée. La métamorphose peut bien être aussi « un phénomène collectif. » Mais Ute est prise de remords. Elle compare les sournois envahisseurs d’aujourd’hui aux envahisseurs qui, comme ses aïeux, se sont jetés sur l’Amérique et sur ses peuples qui « furent dépossédés de leurs terres, de leurs cultures, de leurs âmes ». Elle dit « nous aussi nous avons été envahisseurs… chez les Ebert la religion et la vie c’est l’argent et la gloire… c’est dur pour moi d’être l’héritière d’Ernst l’esclavagiste et la gardienne receleuse de son immense fortune. » Mais des différences importantes semblent séparer les deux types d’envahisseurs. Comme le dit Ute « chez les Ebert la religion et la vie c’est l’argent et la gloire », or pour ces envahisseurs la gloire c’est « la soumission du monde » à leur vérité exclusive. Une autre différence, cette fois entre les Indiens et les Européens, tous deux « envahis », les Indiens n’ont, contrairement aux Européens, envahi aucun autre peuple, ni sont à l’origine des monstrueux drames humains passés et actuels liés au changement climatique (inondations, érosions, désertification, migrations…), à la mondialisation (extrême pauvreté, impérialismes, guerres…) Une vie souterraine faite de résistance s’est organisée dans Erlingen et sa banlieue. « Une bande d’excités – est-il écrit dans un rapport de police – se réunit dans une librairie libertaire et dans un parc à ferraille. Ute prend part à cette mobilisation contre les envahisseurs.

Mais la confusion voulue par l’auteur, où se croisent « réalité » et « fiction », persiste. Ute n’est pas dans sa peau, elle est dans celle que son rêve ou la fiction dictent « vous n’avez pas encore compris que nous sommes dans une fiction, un roman, la réalité ne se laisse pas abuser comme ça. » Nous sommes à la fois dans le roman et dans la confusion donc. À partir du rêve un petit film décousu s’est formé dans sa tête. Elle a mal à la hanche, elle y voit des bribes d’images, un train, un tunnel, des images qui explosent, une sirène… » des visages surgissent, elle entend des noms, celui de Léa, c’est que nous sommes – peut-être – à deux doigts de la place de la République et d’Élisabeth un certain novembre 2015. La confusion est totale. « Ce qui m’angoissait, ajoute Ute, c’est que dans mon rêve j’avais la parfaite conscience d’être dans le réel… oui je le savais, dans nos rêves la conscience est toujours là, dans un coin, veillant au grain, pour empêcher le naufrage dans la mort, pour nous rappeler que nous sommes dans la fiction, pas dans le réel… C’est affreux, quelque chose tourne en rond en moi, le réel et le rêve n’appartiennent pas à la même personne… comment savoir qui vit dans le rêve de l’autre et quel réel est à l’une et à l’autre… » Et si l’une est l’autre ? Il y a chez l’une comme chez l’autre, «  une quête de vérité que certains affirment posséder en exclusivité et vouloir imposer au monde. »

Architecture et écriture

Le roman se présente sous la forme de deux parties contenant des chapitres d’inégale longueur, 12 pour la première, 11 pour la seconde. Il faut ajouter un prologue, un  épilogue, un dernier chapitre et un Post-Scriptum.

Dans la première partie du livre, celle d’Ute, intitulée « La réalité de la métamorphose », on compte 12 chapitres : quatre notes pour la prévision d’un roman qui portent chacune un titre comme « Le début de la fin », « La vie secrète des Ebert »…, deux notes de lecture elles aussi portant un titre, cinq lettres à sa fille dont le début commence par des mots  écrits soit en italien soit en français,  et un « chapitre additif »

Dans la seconde partie du livre, celle de Léa, dont le titre est « La métamorphose de la réalité », il y a 11 chapitres : six notes en prévision d’un roman à écrire ( la première est « Le temps des migrants », les quatre autres portent ce même titre « Au croisement de deux histoires » suivi de sous-titres différents, sur les six notes trois sont suivies d’extraits bibliques), deux notes de lecture, trois lettres à sa fille. À la suite de cette seconde partie, il y a un épilogue, un chapitre à propos du roman (interne au roman) et un Post-scriptum. Celui-ci est un e-mail de la jeune Cornelia/Nele adressé à Léa.

Dès l’exergue du roman, celui de Boualem Sansal, en page 11, l’auteur adresse ses « pensées reconnaissantes » à nombres d’auteurs, tous ceux qu’il a convoqués pour étayer son « discours » comme Kafka à propos de la métamorphose, Henry David Thoreau (et par conséquent Emerson) concernant le transcendantalisme (un barbarisme !), Dino Buzzati avec Le désert des Tartares ou la recherche/l’attente inassouvie, Buridan et le paradoxe de l’âne, Dante et l’Enfer (Divine Comédie), Virgil Gheorghiu et Les immortels d’Agapia (Boualem Sansal se fourvoie-t-il ? car enfin cet auteur prêtre orthodoxe radicalement anticommuniste, fut diplomate sous le règne du premier conducator roumain – extrême droite – et antisémite dans les années quarante), mais aussi Charles Baudelaire, Albert Camus et Sisyphe qu’il faut imaginer, « pourquoi pas heureux dans son enfer », Prévert, La Fontaine, Voltaire, Proust, Dumas, Beaumarchais… et jusqu’à des auteurs anonymes comme ceux ou celui qui écrivit « Le Traité des trois imposteurs », livre qui exista bel et bien !

Boualem Sansal ne nous déçoit pas, tant s’en faut. Ni par son discours radical ou si l’on préfère celui d’Ute ou même d’Élisabeth, ni par son style toujours aussi pétillant quoique je trouve qu’il n’y a pas suffisamment de nuance entre les narratrices. Leur langage est proche, que ce soit dans les lettres à la mère/ à la fille ou que ce soit dans les notes pour l’écriture du roman dans le roman… Les interventions d’Ute ne sont pas égales. Tantôt elle s’exprime en chef d’entreprise, tantôt comme une citoyenne ordinaire, tantôt en utilisant un jargon improbable. On retrouve l’écriture de Boualem Sansal, mais peu ses grandes embardées comme dans certains de ses précédents romans caractérisés par l’emphase et l’amplification. Voici un extrait du roman :

« Je n’ose penser à ce qui a pu se commettre en ces terres d’islam, Mahomet est la prunelle des yeux d’Allah, les fidèles tueraient leurs enfants dans le ventre de leurs mères pour un seul de ses cheveux. Des rumeurs terrifiantes remontaient du Bosphore, le calife aurait envoyé des séides en Europe, à Amsterdam, Kiel, Oslo, Paris, Bâle, Genève, Lyon, partout où des éditeurs perfides se sont fait l’habitude de dénigrer la vraie religion et de moquer son prophète. Une liste de présumés coupables fut dressée, ils étaient voués à être enlevés et conduits devant le Grand Turc qui promettait de leur arracher le foi et de le dévorer cru, selon une certaine tradition arabique qu’il souhaitait actualiser et imposer sur les champs de bataille, tant pour le pouvoir d’excitation qu’elle exerce sur les troupes que pour le potentiel de terreur qu’elle exerce sur l’ennemi, et sur laquelle je me suis documenté tant elle m’a paru extraordinaire. »

Une perle, au-delà du discours.

Ahmed Hanifi, auteur.

Marseille, 10 septembre 2018

LE TRAIN D’ERLINGEN ou La métamorphose de Dieu

Boualem SANSAL_ Ed Gallimard- 2018. 248 pages.

Chantiers estivaux de volontariat et débordement.

Chantiers estivaux de volontariat et débordement.

Ne vous arrive-t-il pas, pour une raison ou une autre, pour une cause ou une autre, de vous retrouver plongé âme et bagages dans un doux amer temps lointain que votre mémoire, titillée par cette raison ou par cette cause, extrait à votre intention et vous le propose sur un plateau d’argent ou nu ? Il est entendu que le « vous » que je convoque ici s’adresse aux lecteurs de plus de tant d’années. Plus ce « tant » est pesant et plus le champ d’investigation est large. Inversement, plus on est jeune et plus les zones de la mémoire libres de toute obstruction, sont importantes. Personnellement je peux écrire que je figure dans le palmarès de la première catégorie, avec ceux dont la mémoire est saturée de récits de vie, ceux qu’on nomme « les anciens », pour ne pas dire les vieux et je ne suis pas peu fier. Mais je ne radote pas encore heureusement.

Il suffit parfois d’un rien, d’un sourire sur le visage d’une affiche publicitaire qui nous nargue, d’un ou de plusieurs mots lus sur une page d’un vieux livre, d’un slogan, de graffitis, d’un son, un refrain… pour se retrouver plongé dans un plus ou moins lointain passé, très présent pour le coup. Un passé ressuscité le temps de regretter de ne pas en avoir pleinement profité, « ah si seulement je… »

« Les faits s’il vous plaît, les faits, les faits ! » vous impatientez-vous. Je m’explique. Nous sommes vendredi 3 août de l’année que vous savez (sommes-nous jeudi, vendredi… ?) Très bien. Ce matin, comme tous les matins, après le petit déjeuner (ou pendant), je branche l’ordinateur, ouvre mes boites de courriels (on dit ‘mails’ n’est-ce pas), lis les titres de la presse (‘Mediapart’, ‘Le Quotidien d’Oran’, ‘El-Watan’, ‘Liberté’…, dans cet invariable ordre), m’attarde sur un ou plusieurs de leurs articles. Je n’ai jamais coupé les ponts. Souvent je passe. Les pages culturelles de la plupart des médias algériens agonisent (qu’il est loin ‘Algérie Actualité’ !) Elles se sont transformées en fades logorrhées assimilées, dans lesquelles le journaliste ou l’écrivant (pas tous, non, vraiment pas tous, ‘hacha !’) se lâche ou bien loue les écrits ou le spectacle de celui, de celle « dont a parlé Le Parisien, Le Point, Madame Figaro… » ou ceux de tel ou tel ami de l’ami de l’ami… quand il ne déterre pas les ancêtres pour prouver qu’il maîtrise (lui aussi) l’inénarrable et usé « Butin » en rabâchant inlassablement les mêmes discours, les mêmes inepties, stéréotypes et en procédant à des emprunts dissimulés. M’enfin. Il ne faut pas jeter la pierre aux (jeunes) journalistes, mais à leurs responsables qui réduisent à peau de chagrin les moyens financiers nécessaires et évacuent les formations approfondies au bénéfice des employés. Pardonnez-moi ce débordement.

La presse, disais-je, et Facebook bien sûr aussi. Enormément de futilités hélas et de ragots, de violence, de vide. Mais c’est ainsi, on ne caporalise ni le facteur, ni la boite aux lettres, à moins de la détruire. J’en reviens à mon objet.

Comme vous le voyez sur l’image, un porte-documents en plexiglas est posé derrière le verre (d’eau souvent, de thé ou de jus parfois, je n’aime pas le café), sur lequel je pose tantôt une photo, tantôt un texte ou autre livre corné à telle page. Je garde ainsi l’objet (photo, texte, livre) pour le dire trivialement « à l’œil » jusqu’à sa lecture, analyse etc., et son remplacement par un autre. La brochure qu’il porte aujourd’hui, je l’ai apportée d’Oran (1) où je me trouvais il y a quelques semaines et où elle n’avait que trop patienté, coincée depuis des lustres entre un livre de Yves Courrière (La guerre d´Algérie: Le Temps des léopards. Éd. Casbah) et un numéro de la revue Insanyat (L’imaginaire, littérature-Anthropologie). Je l’ai parcourue et me suis dit « il faut la relire. La brochure est titrée « Le monde se souviendra de ces enfants. » C’est en la parcourant que je suis tombé sur une lettre méticuleusement pliée en quatre, glissée avec d’autres coupures entre les pages 22 et 23. Cette lettre est datée « 3.08.1975 ». Elle est signée par Jerzy Tomasini, un Polonais. Je me trouvais en l’été de cette année-là en Pologne, où j’effectuais un Chantier de volontaires internationaux (envoyé par Concordia, 27, rue du Pont neuf à l’époque, non loin du Louvre), et ce monsieur était le commandant de celui de Varsovie. Un mot qui m’est incompréhensible précède la date. Je me souviens par contre de « Radosc » (Podstawona- 140 ul Wilgi) où nous résidions, à une dizaine de kilomètres à l’est de Varsovie. Une école entière avec ses infrastructures sportives et autres cuisine, salles, ainsi que des véhicules de transport… était mise à notre disposition.

Dans cette lettre – illisible-, destinée au commandant du Chantier d’Olsztyn au nord-est du pays (wojewodzlca Komenda OHP, ul Zwyciestiwa 32), monsieur Jerzy Tomasini loue probablement toutes les qualités (vraies, soupçonnées ou imaginées) qu’il a décelées en moi durant les longues journées du chantier de Varsovie qui a duré près d’un mois. Je remercie d’avance le Polonais ou le polonophile qui se manifesterait et traduirait ce courrier.

Mais qu’était ce chantier ? en quelques mots il ne s’agissait de rien de moins que de construire un « hôpital-monument » dédié à la mémoire des enfants martyrisés durant la seconde guerre mondiale. Ce monument devait « respirer la vie qui manqua aux enfants qui ne sont plus parmi nous ». Un édifice de 200.000 mètres-cube comprenant six sections spéciales (troubles de la croissance, tumeurs, cardiologie, néphrologie, neurologie, réadaptation) pour venir en aide à 6000 enfants hospitalisés et à 60.000 autres en traitement ambulatoire). Son nom : Pomnik-Szpital Centrum Zdrowia. Nous y avons participé ! Il y a quelques années j’y suis retourné et ma fierté était grande.

Cliquer ici pour lire l’article (+photos)

Dans la brochure « Le monde se souviendra de ces enfants » que j’ai apportée d’Oran, se trouve également une page de journal, par endroits bien rouillée par le temps qui ne mine pas que l’homme. La page 3 du journal  Ƶycie Warszawy du 22 juillet (lipca) 1975, avec un titre qui glorifie notre travail. Nous étions chez les cocos en pleine ère Podgorny en URSS, maîtresse voisine honnie par tous les Polonais, grands et petits, profondément croyants (durant la grande période de la démocratie populaire, on se cachait presque pour prier). Le titre de l’article : « Aktywność nas wszystkich (Toutes nos activités – ?) est agrémenté d’un long texte et d’une photo (m’y reconnaîtriez-vous ?).

Ce jour de fête nationale, nous avions été décorés par les plus hautes autorités de l’Etat stalinien (à mon corps défendant). J’étais fier et avais à peine plus de 20 ans. Le monde ouvrier polonais se remuait, le « comité de défense des ouvriers » (le futur KOR)balbutiait, s’organisait, et nous, nous étions manipulés. Personnellement mon esprit (la vingtaine !) était ailleurs, porté par la grivoiserie.Le 22 juillet était alors dans ce pays communiste« Fête nationale »(Narodowe  święto Odrodzenia Polski, ou « journée nationale de la renaissance de la Pologne). Cette fête disparaîtra en 1989 (je pense au « 19 juin » de la dictature algérienne, mère de tous nos malheurs). Grâce à « Vincennes », peu de temps après, je virais ma cuti.

Le commandant du chantier d’Olsztyn auquel je tendais la lettre du commandant du chantier de Varsovie m’accueillit avec des fleurs et des salamalecs, c’est fou. Je n’en revenais pas. Celui-ci (le chantier) était beaucoup plus léger que le précédent. Nous y avions passé de très bons moments comme à Varsovie. C’est pendant ce second chantier (dont j’ai demandé à proroger la durée) que j’ai rencontré mon amie C. (tiens, bonjour C ! elle est, elle aussi, facebookienne ou kieuse) elle en raconterait, des vertes et des pas mûres : Hi !)

Ensemble nous avions traversé toute une partie de l’Europe (à pieds, à cheval – âne – en motocyclette, en bus (sans ticket), en autostop (Mozart dans une luxueuse Volvo parfumée en Suisse, à plus de 150 km/h … et l’odeur de mes (nos ?) pieds), en passant par Cieszyn, Brno, Linz, Bâle, Strasbourg (La Cité U)… jusqu’à Paris, place de la République, à minuit.

Avoir vingt ans est la portée de chacun, quel que soit son âge.

Je découvre avec bonheur que Concordia existe toujours. Si je n’ai qu’un mot à ajouter (aux jeunes) je dirais « Foncez ! » (c’est sur Facebook, cliquer ici et ici

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(1) J’ai pris l’avion vendredi 13 juillet à 9 heures, d’Oran-Ben Bella pour Marseille-Provence. J’y suis arrivé deux heures plus tard. La valise que j’ai enregistrée à Oran m’a été restituée (dans un piteux état) dix-sept (17) jours plus tard, le lundi 30 juillet ! J’y reviendrai bientôt dans un post. Vive Air Algérie !

Navette maritime Oran -Les Dunes

Navette maritime Oran -Les Dunes (entre Aïn El Turk et Cap Falcon)

Me voilà de nouveau en Algérie. Je m’y trouve pour des raisons familiales que j’effleure dans Sur le rebord du monde (cliquer ici pour lire), un poème écrit récemment, plus ou moins spontanément, à Istanbul où je passais en juin quelques jours de vacances. Je suis ici donc, souvent à l’hôpital – en visite. Ceux-là, les hôpitaux, je vous les épargnerai. Je vous promets de ne pas en dire un mot de plus que ce qui suit, cela incendierait Facebook, et toute la toile de l’Internet tant leur réalité est inacceptable pour le dernier des animaux honnis, pensants ou non. Les malades y sont (objectivement et au final) maltraités et le terme est doux (avec toutefois mon respect sincère dû aux quelques employés médecins, infirmiers ou autres agents de sécurité qui font au mieux de leur possible et des moyens indignes de cet hôpital d’Oran qui se veut grand, moderne).

Bref. En feuilletant un quotidien national, j’appris que, comme à la même période de l’année écoulée, une navette marine quotidienne a été mise en place ce lundi 2 juillet, reliant le port d’Oran au lieu dit « Les Dunes », une plage située à une vingtaine de kilomètres à l’ouest d’Oran, entre Aïn-el-Turck et Cap Falcon. Je me suis mis en tête de l’emprunter. Il nous faut bien parfois ruser avec les épreuves que nous impose parfois la vie pour, simplement, continuer de vivre aussi ordinairement que possible.

Renseignement pris, je me présente à l’entrée principale du port d’Oran. « C’est à la pêcherie me dit le préposé, deux cents mètres plus loin ». J’y suis. À la pêcherie, les marins pêcheurs vaquent à leurs occupations de marins-pêcheurs, vérifier l’état de leurs embarcations ou des impressionnants filets de pêche… La chaleur s’annonce de saison.

A droite du bâtiment du Ministère de la pêche etc., l’espace dédié à l’ENTMV (Entreprise nationale de transport maritime des voyageurs) est sympathique, les murs peints en bleu et blanc font ressortir le bel ocre des pavés. Plantés sur le mur d’enceinte, entre les lampadaires à bi-boules opalines tout neufs, les fanions tricolores agrémentent l’enceinte. Nous sommes à quelques heures de la commémoration de la « journée de l’indépendance et de la jeunesse » et Moulay Abdelkader el Djilani comme notre dame de Santa Cruz, du haut du Murdjadjo, protègent tout cet ensemble, comme le reste.

Il y a cinq chats trois pelés et un tondus et moi. Un employé de l’agence, assis sous un grand panneau « Ne pas fumer », fume. Les autres employés et agents de sécurité le regardent fumer. On retrouve ces mêmes interdictions (un grand cercle rouge sur fond blanc barré d’une oblique rouge elle aussi, étreint une cigarette à l’agonie) dans les beaux espaces réservés aux toilettes (une pièce pour les hommes, une autre pour les femmes. Une propreté que salueraient des Suédois ou des Slovènes. Je gage que la durée de vie de celle-ci – la propreté – n’excèdera pas la fin de la prière de vendredi prochain). Non je ne dénigre pas. Regardez les lieux publics autour de vous.

Tous (chats, pelés, tondus, employés) s’amusent de rien. Ils sourient, blaguent. Un couple avec deux enfants est assis non loin. Ensemble ils occupent trois des 150 sièges tout neufs. Un jeune ado passe sous le tourniquet qui nous sépare du ponton, il se fait sermonner par un adulte qui porte d’imposantes lunettes noires type Ray-Ban avec sacoche en cuir marron en bandoulière délicatement posée sur une chemisette kaki. Est-ce un chef ? (chef de quoi ?) Un enfant s’amuse, inhale l’air qu’un adulte empoisonne. Un homme passe lui aussi par-delà la zone réservée au passagers. Il observe le Capitan Morgan maintenant arrimé devant nous, et peut être plus loin, la mer, la digue, ou son avenir. Il est habillé d’une chemise courte blanche avec des rayures minces parallèles, couleur or. Deux lignes ténues à gauche, deux à droite et d’un pantalon bleu-nuit impeccablement repassé. Lui aussi a des lunettes noires de type Ray-Ban et un sac en bandoulière. Noir, plus petit et bien usé. Il porte à ses lèvres une cigarette qu’il allume aussitôt. Je n’ai pas réussi à saisir la marque. Il rêve d’un monde autre, c’est sûr.

Autour de moi, sur les nombreux sièges métalliques, les nouveaux arrivés s’installent. Sur mon petit carnet à spirales rouge (il me suit partout celui-là, absolument partout, comme les 25 autres qui l’ont, année après année, précédé.) j’écris ce que je vois, entends, ressens. C’est une chose ordinaire avouez ! Eh bien, manifestement pas en Algérie. Ce n’est pas la première fois qu’alors que je suis plongé dans mon cahier, on vienne à m’apostropher, du simple citoyen qui n’a rien à faire de son temps au policier zélé, « vous écrivez ? » (parce que ce n’est pas évident ?) « vous êtes journaliste ? » (parce que j’écris ?) « vous êtes étranger ? » (et alors ?) A l’extérieur de l’enceinte d’embarquement, je suis adossé au grillage, le stylo entre le pouce et l’index droits, le cahier dans l’autre main. Je dois avoir l’air songeur, cela n’a pas raté. Un policier avance vers moi. Il est jeune, 35 ans environ, sourire aux lèvres, uniforme impeccable, avec un Talkie-Walkie en évidence avec ses bips et bruitages de fritures particuliers pour impressionner. Sa parole est posée et son interrogation précise « vous écrivez à propos de la navette ? », puis « vous écrivez vos impressions ? » puis enfin « vous êtes journaliste ? » Ma réponse négative le déçoit presque, « parce que si vous êtes journaliste, il vous faut une autorisation » etc. vous connaissez la musique j’en suis sûr. Puis la discussion s’enlise sur les travers de la société : l’éducation, la corruption, la politique… Ses interventions sont ponctuées de temps à autre par des références religieuses (le nouveau sésame de nombreux Algériens, Abou-Barkr Essediq étant en position privilégiée). Dans le Bled les gens qui n’ont que de bonnes intentions vous abreuvent de paroles censées vous honorer (ou vous enterrer), mais elles vous donnent envie de gerber, vous qui vous éreintez au pays de Hinault et d’Anquetil à avaler quotidiennement en VTT vingt bornes de bitumes pour freiner le temps : « ya si el haj, ya chikh, ya ammo. Non, pas le dernier, je trouve « ya ammo » hautement plus sympa. Faut pas exagérer.

Bref. Ce charmant homme de l’ordre, reviendra plus tard (car je suis très en avance et j’attendrai plus de deux heures à regarder, entendre, ressentir et écrire) avec des commentaires, cette fois déplacés comme « n’écrivez pas sur l’entreprise ». Je l’envoie aussi poliment que possible paître sur le plancher ferme des grasses vaches limousines. Lui dis que cela ne le regarde pas. Nous nous quittons toutefois sur une sincère et chaleureuse poignée de main sèche ou ferme. Je suis tombé sur un homme de bonne famille je vous le promets. « Avancez s’il vous plaît avec votre billet pour embarquer » lance un jeune employé portant un gilet fluorescent orange. Il est 13h 15, le trajet durera une heure. Sur le mien il est indiqué « Algérie-ferries- Carte d’Accès. Agence 9999. ISCHIAMAR III. Oran-Aïn El Türck. Carte d’embarquement 04/07/18 – 09 :45 :10 (il est en réalité au moment où je l’achète 13h 05)- N° Billet : 243, type : Adultes (suit un code barres sans numéro). Prix Billet : 250 DA. Billet voyagé ! Non remboursable Non échangeable. Bonne traversée…et… à bientôt ! »

Les amarres sont larguées et le Capitan Morgan s’élance pour une heure de traversée avec à son bord une trentaine de passagers manifestement heureux d’éviter sous un soleil de plomb (évidemment) l’horrible route de la corniche et ses embouteillages !

Cliquer ici pour les photos et vidéo

05 juillet 2018

Sur le rebord du monde

Je n’aime plus Istanbul, le Bosphore

Plus ses eaux turquoise

Ni ses bateaux vapur

Le Café Loti

Ou les îles des Princes

Ma mère est ma douleur

Je n’aime pas les bazars

Pas les zelliges, formes et couleurs

Ni l’amabilité des Stambouliotes

Leur empathie

Pas les Temples pas les musées pas les mosquées

Le turban blanc d’Abraham

M’indiffère

Et l’empreinte du Prophète

L’épée

La barbe

Le ridicule Derviche me donne le tournis

La mélodie qu’écoulent le daf et le ney

M’exaspère autant que les applaudissements nourris

Ma mère est ma fêlure

Elle me regarde

Persévère

Longuement

Et encore

Creuse dans mon visage

Dans mon chagrin

Ma mère est mon impasse

Que faire alors de tous les trésors

Du reflet de la lune le soir

Seul au monde devant le plan d’eau

Du jardin de Sultanahmet

Ou au cœur de la Küçük Ayasofya camii

Quand ma mère chemine à deux pouces

du rebord du monde

Ahmed Hanifi

Istanbul, vendredi 22 juin 2018

8h30

Sur le rebord du monde

Je n’aime plus Istanbul, le Bosphore

Plus ses eaux turquoise

Ni ses bateaux vapur

Le Café Loti

Ou les îles des Princes

Ma mère est ma douleur

Je n’aime pas les bazars

Pas les zelliges, formes et couleurs

Ni l’amabilité des Stambouliotes

Leur empathie

Pas les Temples pas les musées pas les mosquées

Le turban blanc d’Abraham

M’indiffère

Et l’empreinte du Prophète

L’épée

La barbe

Ma mère est ma fêlure

Elle me regarde

Persévère

Longuement

Et encore

Creuse dans mon visage

Dans mon chagrin

Ma mère est mon impasse

Que faire alors de tous les trésors

Du reflet de la lune le soir

Seul au monde devant le plan d’eau

Du jardin de Sultanahmet

Ou au cœur de la Küçük Ayasofya cami

Quand ma mère chemine vers le rebord du monde

Ahmed Hanifi

Istanbul, vendredi 22 juin 2018

1h30

Bloomsday

Bloomsday

Depuis plus de soixante ans, le 16 juin, les Dublinois, et plus largement
les Irlandais, fêtent le plus célèbre de leurs écrivains, James Joyce
(1882-1941), « le poète de la révélation », l’auteur de l’inénarrable
Ulysse (1922). Ce jour, on chante, on danse et lit des extraits du roman en
reproduisant l’itinéraire de Leopold Bloom un des principaux personnages
d’Ulysse. C’est le Bloomsday, le jour de Bloom.

Si tous les architectes ne peuvent construire La Sagrada familia ou la
Mosquée bleue d’Istanbul, tous les écrivains ne peuvent écrire ou réécrire
Ulysse. Dans le roman de James Joyce, les flux de conscience sont, d’une
certaine façon,  aussi importants que les cycles narratifs de la
cathédrale de Barcelone ou les coupoles et vitraux de la Sultan Ahmet Camii. Le tour de force de James Joyce (avec Edouard Dujardin le premier, et d’autres plus tard comme William Faulkner, Nathalie Sarraute…) est d’avoir osé et réussi à tordre le cou à l’esthétique et à la stylistique dominantes. Et tant pis si certains continuent encore de répéter – cela dure depuis 1922 – que l’auteur d’Ulysse est prétentieux, frimeur, un raté et pis.

L’Odyssée d’Homère relate le retour d’Ulysse chez lui à Ithaque après une
sorte de tour du monde des temps anciens, un périple qui le mena de la mer Égée aux mers du Levant et du couchant (la Méditerranée) et qui dura une vingtaine d’années. Dans Ulysse, Joyce narre les déambulations dans Dublin/Méditerranée de deux personnages (Leopold Bloom/Ulysse et Stephen Dedalus/Télémaque). Tous les événements se déroulent durant la seule journée du jeudi 16 juin 1904. Vingt-six à vingt-sept siècles séparent l’Ulysse chanté par Homère de la parodie de James Joyce. A propos de celle-ci, Valéry Larbaud écrivait en avril 1922 dans La NRF « C’est un véritable travail de mosaïque… une œuvre aussi vivante, aussi émouvante, aussi humaine. » 

La lecture du chef-d’œuvre de Joyce (Editions Gallimard/Folio, Paris 1999,
1135 pages), un livre « qui tient de l’encyclopédie et de la comédie
humaine » n’est pas de tout repos. L’auteur lui-même rédigea (6 septembre
1920) un guide de lecture nommé le « schéma Linati » à l’intention d’un de ses amis, Carlo Linati pour la compréhension de ce « roman total » qui dispose de nombreux niveaux de lectures. Le combat pour venir à bout du roman est homérique. Il faut s’accrocher au verbe de l’auteur comme on s’accroche au bastingage d’un bateau en pleine tempête des vents libérés de l’outre sur la mer, de Charybde où vivent les monstres à Scylla la terrible
aboyeuse et jusqu’aux « monts boisés de la terre des Phaiakiens ».

Le premier épisode (sur 18) s’ouvre sur deux hommes qui discutent en
contemplant la baie de Dublin, il est 8 heures du matin en ce 16 juin 1904,
dans le deuxième et troisième Stephen Dedalus (le double de Joyce) fait face aux interrogations de ses étudiants, avant de se retrouver sur une plage. Plus loin Bloom se rend à un enterrement, il croise Dedalus, va à la bibliothèque, au restaurant durant la même journée… Il ne se passe presque rien donc, « une créature de chair, parcourant sa petite journée », la vie quotidienne, tout ce qu’il y a de plus banal. L’important dans Ulysse est
ailleurs au-delà des déambulations et des rêveries. Il est dans l’architecture
du texte, dans le verbe et la lecture elle même de poupe à prou, malgré le
roulis et le tangage, pas dans le déroulé d’une histoire. Il n’y a pas
d’intrigue, pas de vérité à rechercher, pas de fin. Et – quitte à y revenir
plus tard – il ne faut surtout pas hésiter à se passer de chapitres entiers
(certains sont vraiment indigestes), si la crise de nerf pointe.

Après tout, le pavé de Joyce est, comme celui d’Homère, un long, très long
poème. Il peut se lire en commençant par le début, par Nausicaa et les
fantasmes de la vie rêvée de Gertie MacDowell ou par le dix-huitième et dernier épisode, celui du monologue de Molly/Pénélope, cela n’a pas d’importance.

En ce 16 juin jour de Bloom, les Dublinois (mais pas qu’eux) fêtent dans la
joie et la bonne humeur James Joyce leur héros, Bloom évidemment, et avec lui sa charmante et infidèle épouse dont ils liront des extraits du long monologue intérieur en se promenant eux-mêmes – si possible – à travers les rues et les parcs, en s’invitant dans les restaurants, les pubs et autres tavernes de la capitale celte (et ailleurs). Un monologue de quarante mille mots (79 pages) sans ponctuation qui restitue le flux de conscience de Molly Bloom/Pénélope, étendue sur son lit cherchant le sommeil qui ne vient pas : « … et le vieux château vieux de centaines de siècles oui et ces beaux Arabes tout en blanc avec des turbans qui sont comme des rois qui vous demandent de vous asseoir dans leur petite boutique de rien et Ronda et les vieilles fenêtres des posadas de deux yeux de feu derrière le treillage pour que son amoureux embrasse les barreaux et les cafés entrouverts la nuit et les castagnettes et la nuit que nous avons manqué le bateau à Algésiras le veilleur qui faisait sa ronde serein avec sa lanterne et Ô cet effrayant torrent tout au fond Ô et la mer la mer écarlate quelquefois comme du feu et les glorieux couchers de soleil et les figuiers dans les jardins de l’Alameda et toutes les ruelles bizarres et les maisons roses et bleues et jaunes et les roseraies et les jasmins et les géraniums et les cactus de Gibraltar quand j’étais jeune fille et une Fleur de la montagne oui quand j’ai mis la rose dans mes cheveux comme les filles Andalouses… »

Oui, un long poème, oui.

__________________

J’ai posté hier (Facebook) – à l’occasion du Bloomsday – un extrait du monologue de Molly Bloom accompagné d’une image en triptyque de Leopold Bloom, l’une et l’autre sont des personnages du gigantesque Ulysse de l’immense homme de Lettres James Joyce.

A cette occasion, j’ai adressé l’article ci-dessus à un Quotidien algérien qui n’a pas jugé utile de le publier.

06/2018

Cliquer ici pour les photos

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DOSSIER JOYCE:

°

http://leblogdeahmedhanifi.blogspot.com/2013/02/362-james-joyce-02-fev-1882-13-janv-1941.html

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Le Bloomsday

Le Bloomsday

Depuis plus de soixante ans, le 16 juin, les Dublinois, et plus largement les Irlandais, fêtent le plus célèbre de leurs écrivains, James Joyce (1882-1941), « le poète de la révélation », l’auteur de l’inénarrable Ulysse (1922). Ce jour, on chante, on danse et lit des extraits du roman en reproduisant l’itinéraire de Leopold Bloom un des principaux personnages d’Ulysse. C’est le Bloomsday, le jour de Bloom.

Si tous les architectes ne peuvent construire La Sagrada familia ou la Mosquée bleue d’Istanbul, tous les écrivains ne peuvent écrire ou réécrire Ulysse. Dans le roman de James Joyce, les flux de conscience sont, d’une certaine façon,  aussi importants que les cycles narratifs de la cathédrale de Barcelone ou les coupoles et vitraux de la Sultan Ahmet Camii. Le tour de force de James Joyce (avec Edouard Dujardin le premier, et d’autres plus tard comme William Faulkner, Nathalie Sarraute…) est d’avoir osé et réussi à tordre le cou à l’esthétique et à la stylistique dominantes. Et tant pis si certains continuent encore de répéter – cela dure depuis 1922 – que l’auteur d’Ulysse est prétentieux, frimeur, un raté et pis.

L’Odyssée d’Homère relate le retour d’Ulysse chez lui à Ithaque après une sorte de tour du monde des temps anciens, un périple qui le mena de la mer Egée aux mers du Levant et du couchant (la Méditerranée) et qui dura une vingtaine d’années. Dans Ulysse, Joyce narre les déambulations dans Dublin/Méditerranée de deux personnages (Leopold Bloom/Ulysse et Stephen Dedalus/Télémaque). Tous les événements se déroulent durant la seule journée du jeudi 16 juin 1904. Vingt-six à vingt-sept siècles séparent l’Ulysse chanté par Homère de la parodie de James Joyce. A propos de celle-ci, Valéry Larbaud écrivait en avril 1922 dans La NRF « C’est un véritable travail de mosaïque… une œuvre aussi vivante, aussi émouvante, aussi humaine. » 

La lecture du chef-d’œuvre de Joyce (Editions Gallimard/Folio, Paris 1999, 1135 pages), un livre « qui tient de l’encyclopédie et de la comédie humaine » n’est pas de tout repos. L’auteur lui-même rédigea (6 septembre 1920) un guide de lecture nommé le « schéma Linati » à l’intention d’un de ses amis, Carlo Linati pour la compréhension de ce « roman total » qui dispose de nombreux niveaux de lectures. Le combat pour venir à bout du roman est homérique. Il faut s’accrocher au verbe de l’auteur comme on s’accroche au bastingage d’un bateau en pleine tempête des vents libérés de l’outre sur la mer, de Charybde où vivent les monstres à Scylla la terrible aboyeuse et jusqu’aux « monts boisés de la terre des Phaiakiens ».

Le premier épisode (sur 18) s’ouvre sur deux hommes qui discutent en contemplant la baie de Dublin, il est 8 heures du matin en ce 16 juin 1904, dans le deuxième et troisième Stephen Dedalus (le double de Joyce) fait face aux interrogations de ses étudiants, avant de se retrouver sur une plage. Plus loin Bloom se rend à un enterrement, il croise Dedalus, va à la bibliothèque, au restaurant durant la même journée… Il ne se passe presque rien donc, « une créature de chair, parcourant sa petite journée », la vie quotidienne, tout ce qu’il y a de plus banal. L’important dans Ulysse est ailleurs au-delà des déambulations et des rêveries. Il est dans l’architecture du texte, dans le verbe et la lecture elle même de poupe à prou, malgré le roulis et le tangage, pas dans le déroulé d’une histoire. Il n’y a pas d’intrigue, pas de vérité à rechercher, pas de fin. Et – quitte à y revenir plus tard – il ne faut surtout pas hésiter à se passer de chapitres entiers (certains sont vraiment indigestes), si la crise de nerf pointe.

Après tout, le pavé de Joyce est, comme celui d’Homère, un long, très long poème. Il peut se lire en commençant par le début, par Nausicaa et les fantasmes de la vie rêvée de Gertie MacDowell ou par le dix-huitième et dernier épisode, celui du monologue de Molly/Pénélope, cela n’a pas d’importance.

En ce 16 juin jour de Bloom, les Dublinois (mais pas qu’eux) fêtent dans la joie et la bonne humeur James Joyce leur héros, Bloom évidemment, et avec lui sa charmante et infidèle épouse dont ils liront des extraits du long monologue intérieur en se promenant eux-mêmes – si possible – à travers les rues et les parcs, en s’invitant dans les restaurants, les pubs et autres tavernes de la capitale celte (et ailleurs). Un monologue de quarante mille mots (79 pages) sans ponctuation qui restitue le flux de conscience de Molly Bloom/Pénélope, étendue sur son lit cherchant le sommeil qui ne vient pas : « … et le vieux château vieux de centaines de siècles oui et ces beaux Arabes tout en blanc avec des turbans qui sont comme des rois qui vous demandent de vous asseoir dans leur petite boutique de rien et Ronda et les vieilles fenêtres des posadas de deux yeux de feu derrière le treillage pour que son amoureux embrasse les barreaux et les cafés entrouverts la nuit et les castagnettes et la nuit que nous avons manqué le bateau à Algésiras le veilleur qui faisait sa ronde serein avec sa lanterne et Ô cet effrayant torrent tout au fond Ô et la mer la mer écarlate quelquefois comme du feu et les glorieux couchers de soleil et les figuiers dans les jardins de l’Alameda et toutes les ruelles bizarres et les maisons roses et bleues et jaunes et les roseraies et les jasmins et les géraniums et les cactus de Gibraltar quand j’étais jeune fille et une Fleur de la montagne oui quand j’ai mis la rose dans mes cheveux comme les filles Andalouses… »

Oui, un long poème, oui.

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J’ai posté hier (Facebook) – à l’occasion du Bloomsday – un extrait du monologue de Molly Bloom accompagné d’une image en triptyque de Leopold Bloom, l’une et l’autre sont des personnages du gigantesque Ulysse de l’immense homme de Lettres James Joyce.

A cette occasion, j’ai adressé l’article ci-dessus à un Quotidien algérien qui n’a pas jugé utile de le publier.

06/2018

Trier, ranger, jeter…

Je suis rentré au Bled, voilà maintenant une quinzaine de jours, alors que pointait Ramadan. J’y suis venu pour diverses raisons. Rentré provisoirement, cela va sans dire. Pour satisfaire à l’une de celles-ci, il me fallait libérer de l’espace dans ma maison. Faire le tri. C’est-à-dire faire des choix. Et ceux-ci sont parfois douloureux. Il en va ainsi des livres, des journaux…  Il est parfois difficile de décider « ça je garde », « ça non ». Car il se crée une sorte de lien entre l’objet et soi, ici des livres, des journaux… ils nous racontent des bribes de vie de notre propre histoire, de celles du pays, de la famille…Trier, ranger, jeter…

Comme je l’ai écrit dans un précédent post, je me suis séparé de centaines de journaux d’une période très riche dont le spectre s’étale de 1987 (mon dernier retour  « définitif » de France) à 1994 (mon dernier départ « définitif » d’Algérie). Sept années relatées dans ces journaux. Sept années, autant qu’une guerre, sept années d’écrits divers, parfois intelligents, courageux, mais parfois nauséeux comme certains articles (téléguidés ou même assumés) comme ceux de l’Hebdo libéré (une tâche noire indélébile dans la presse algérienne, nous le nommions « L’Hebdo de la haine libérée »), comme ceux de Le Matin ou Le Soir… pour n’évoquer que les francophones. Je n’ai jamais acheté ou lu un journal arabophone. De ce côté je frise hélas l’illettrisme. 
J’ai offert les journaux au CPMDH (Centre de recherche pour la Préservation de la Mémoire et l’étude des Droits de l’Homme, à Oran). Ils y sont entre de bonnes mains.

Je me suis également séparé de nombreux journaux partisans. Vogue la galère, il y en avait pour tous les goûts, jusqu’aux plus détestables. De Saout Echaab au Mounqid en passant par El Haq, l’Avenir, Révolution Africaine,  et Libre Algérie ou FFS-Info. Avant de m’en séparer (j’en ai gardé toutefois quelques-uns, la difficulté du tri disais-je) j’ai lu, parfois des articles entiers et ce qui devait ne prendre que deux jours m’immobilisa plus d’une semaine. Je fus durant tout ce temps complètement submergé par l’effervescence et la tourmente de ces années-là. Nous vivions dans un ancien monde.

Il en fut pareil pour les livres. Heureusement, le nombre des livres cédés est moins important que celui que je garde. Parmi ces derniers je cite :

– Tupamaros Berlin-Ouest (Bommi Braumann)

– Histoire de la révolution russe, tomes 1 et 2 (Léon Trotsky)

– Les enfants du nouveau monde (Assia Djebar)

– La cuisinière et le mangeur d’hommes (André Glucksman)

– La libération intellectuelle en URSS et la coexistence (Andrei Sakharov)

– Mujères de Nicaragua (Paz Espejo)

– De la Chine (Maria-Antonietta Macciocchi)…

Les deux derniers auteurs (Paz et Macciocchi) furent de mes enseignants à l’université. Les précédents (Glucksman, Sakharov) ainsi que Alexandre Soljénitsyne avec les formidables pavés qui forment L’Archipel du Goulag, furent (avec plus tard nombre de journalistes de Libération) parmi ceux qui m’éveillèrent à la réalité du monde très clos, celui du socialisme réel en Union soviétique. Je tournai alors définitivement la page de l’URSS (ouverte quelques années plus tôt) et de son dogme. Ce monde concentrationnaire et cruel n’était pas du tout celui auquel j’aspirais. Il nous a été jeté au visage par ceux qu’on appelait les dissidents (Elena Bonner, et Andrei Sakharov, Vladimir Boukovski, Alexandre Ginsburg, Alexandre Zinoviev, Léonid Plioutch, Alexandre Soljénitsyne évidemment et beaucoup d’autres.) Lorsque certains d’entre eux passaient à Paris, nous allions les écouter. J’habitais dans le 17° et m’apprétais à rejoindre Vincennes (cf.annonce Libération)

 J’ai donc viré ma cuti, non sans faire la nécessaire distinction entre les cocos (les Stals quoi) et les trotskos (mes amis). Oui mais, disent les mauvaises langues, Soljénitsyne c’est un réactionnaire, un bourgeois pourri etc. Très bien. Soljénitsyne est un bourge, pourri, salaud, tout ce que l’on veut… mais ce qu’il raconte il l’a bien vécu, comme l’ont vécu dans leur chair des millions de citoyens de l’Archipel communiste. Rares sont ceux qui continuent de nier l’évidence aujourd’hui. Le Goulag, la Guepeou, La Kolyma, La Sibérie, sont des mots qui glacent l’Homme. La torture, érigée en système, fut un des instruments de contrôle de dizaines de millions de personnes, un instrument de mort, pire, de disparition.

J’ouvre maintenant l’Archipel (C. me l’avait offert pour mon 28° anniversaire, il y a plusieurs décennies de cela). Ses pages ont perdu de leur splendeur blanche, elles aussi marquées par le temps qui passe.

« Alors que dans tout Leningrad personne ne se lavait plus et que les visages étaient recouverts d’une couche noirâtre, les prisonniers de la Grande Maison prenaient une douche chaude tous les dix jours. Certes, on ne chauffait que les couloirs, pour les gardiens, et non les cellules, mais chaque cellule avait l’eau courante et des cabinets : où aurait-on encore pu trouver  l’équivalent à Leningrad ? Quant à la ration de pain, elle était de cent vingt-cinq grammes, comme à l’extérieur, et, de plus, on avait droit, une fois par jour à un bouillon de viande de chevaux abattus ! et à une bouillie liquide !

Voilà une vie de chien enviée par le chat ! et que faites-vous du cachot ? et de la peine suprême ? Non, cela n’explique pas l’amour.

Cela ne l’explique pas…

Asseyez-vous, fermez les yeux, passez-les toutes en revue. Combien de cellules avez-vous « fait » durant votre peine ? vous avez même du mal à les compter, et dans chacune d’elles, il y avait des hommes, des hommes… dans l’une, ils étaient deux ; dans telle autre, cinquante. Dans les unes vous n’avez fait qu’entrer et sortir, en d’autres vous avez séjourné tout un long été.

Mais, entre toutes, vous mettez toujours à part votre première cellule, là où vous avez rencontré vos semblables, voués au même sort que vous. Et il n’est rien – si ce n’est, peut-être, votre premier amour – que vous vous rappellerez, toute votre vie durant, avec autant d’émotion. Et ces hommes qui partagèrent avec vous le sol et l’air de ce cube de pierre, en ces jours où vous étiez entrain de revoir votre vie de fond en comble, vous vous souviendrez d’eux, un jour encore, comme des membres de votre famille.

D’ailleurs, en ces jours-là, eux et eux seuls, étaient votre famille.

Ce que vous avez vécu dans votre première cellule d’instruction n’a son équivalent ni dans votre vie d’AVANT ni dans votre vie d’APRES. Peu importe que les prisons aient existé avant vous pendant des millénaires et qu’elles existent encore, tant d’années après vous (on aimerait se dire : un peu moins…), il est une cellule unique et incomparable, celle où vous avez vécu votre instruction.

Peut-être était-elle atroce pour un être humain. Taule infestée de poux et de punaises, sans fenêtre ni aération, sans châlits, avec un sol malpropre, la sorte de boite qui s’appelle KPZ, attenant à un soviet rural, à un poste de milice, à une petite gare ou installée dans un port (KPZ /DPZ : « cellules (maisons) de détention préventive ». Non pas l’endroit où l’on purge sa peine, mais celui où l’on est enfermé durant l’instruction.)

(Les KPZ et les DPZ, ce sont elles qui sont le plus répandues sur la face de notre terre, c’est là que se trouve la masse.) « cellule individuelle » de la prison d’Arkhanguelsk aux vitres enduites de minium pour que la lumière mutilée du Bon Dieu n’y entre que pourpre, et que brûle éternellement au plafond une ampoule de quinze watts ; ou bien « cellule individuelle » à Tchoïbalsan où vous êtes restés pendant des mois à quatorze sur six mètres carrés, serrés les uns contre les autres, dépliant une jambe pour replier l’autre tous ensemble au commandement. Ou bien encore l’une des cellules « psychiatriques » de la prison de Léfortovo, comme la 111 : peinte en noir avec, là aussi, une ampoule de vingt-cinq watts brûlant vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et, pour le reste, conforme à n’importe quelle autre cellule de Léfortovo : sol asphalté, manette du chauffage dans le couloir, à la disposition du gardien, et, surtout, grondement déchirant qui se prolonge durant des heures (il provenait de la soufflerie de l’Institut central d’aérodynamique et d’hydrodynamique qui se trouve à côté ; mais on n’arrive pas à croire que ce ne soit pas fait exprès), grondement telle qu’une gamelle et un quart glissent de la table sous l’effet des vibrations, qu’il est inutile d’essayer de parler, mais que l’on peut chanter à tue-tête sans que le gardien entende ; et quand ce grondement s’arrête, une béatitude vous envahit, supérieure à la liberté.

Cependant, ce n’est bien sûr pas ce sol dégoûtant ni ces murs sombres, ni l’odeur de la tinette que vous avez pris en affection, mais ces hommes avec qui vous vous retourniez au même commandement ; quelque chose qui battait  entre vos âmes ; leurs paroles parfois étonnantes et les pensées fluides et si libres qui naquirent en vous, justement là, et auxquelles récemment encore vous n’auriez pu vous hisser, vous élever.

Ce qu’il vous en a coûté de forcer l’entrée de cette première cellule ! On vous tenait enfermé dans une fosse, dans un box ou dans une cave. Aucune parole humaine, aucun regard humain, on ne faisait que vous arracher à coups de bec – de bec de fer – des morceaux de votre cerveau et de votre cœur ; vous criiez, vous gémissiez, ils riaient.

Pendant une semaine ou un mois, vous avez été complètement isolé au milieu d’ennemis et déjà la raison commençait à vous abandonner, déjà vous renonciez à la vie, déjà vous vous laissiez tomber du radiateur de telle sorte que votre tête allât s’écraser contre le cône de fonte du tuyau d’écoulement (Alexandre D.) : mais, soudain, voilà que vous êtes vivant, voilà qu’on vous conduit jusqu’à vos amis. La raison vous est revenue.

C’est cela, la première cellule !

Vous l’attendiez, cette cellule, vous en rêviez presque comme on rêve de sa libération, tandis qu’on vous sortait d’une fente de souris pour vous jeter dans un trou de rat, de Léfortovo pour vous envoyer dans une de ces prisons diaboliques et légendaires comme la Soukhanovka. »

J’ai relu d’autres pages toutes aussi noires de cette réalité soviétique et je pense à ce pays où je me trouve, le mien, qui n’a pas encore regardé dans les yeux et sans fard son passé, toutes ces décennies d’après indépendance pour en faire émerger non les mémoires (elles foisonnent et se télescopent), mais l’histoire.

Je suis rentré au Bled alors que pointait Ramadan. Les journées ne se bousculent pas et on s’ennuie. On attend impatiemment que la nuit tombe et que la vie se pointe pour quelques heures. Nous avons à ce jour vaincu dix-huit jours et vécu dix-huit nuits. Je continue tant bien que mal de trier, ranger, hésiter, jeter, garder, choisir.

Il est six heures du matin, je vais aller me coucher.

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Un manifeste contre les musulmans

Lorsque le 25 avril le journaliste de Radio Galère de Marseille (qui me recevait pour parler de mon dernier roman « Le Choc des Ombres » (1) sur la haine en France), me demanda mon opinion sur « ce manifeste de Philippe Val » (leparisien.fr – 21 avril) (2), je lui répondis que ce papier agitait les peurs pour exclure une partie de la communauté ». Mais ma réponse, trop courte, ne reflétait pas toute ma pensée. Je me suis dit qu’il me fallait prendre le temps et écrire ma réponse au plus près de ce que je ressens, je pense.

Un manifeste contre les musulmans

Le  » Manifeste ‘contre le nouvel antisémitisme’  » de Philippe Val et consorts est une proclamation contre les musulmans. Je suis outré, révolté contre les criminels, notamment ceux qui tuent au nom de l’Islam, ma religion. Dans la France du XXI° siècle, des femmes et des hommes sont tués parce que juifs. Cela est insupportable. Les actes criminels doivent être clairement dénoncés et leurs auteurs condamnés à hauteur de leur abomination. Quelles que soient les croyances et l’origine ethnique des criminels, quelles que soient celles des victimes. Les moins jeunes se souviennent qu’il n’y a pas si longtemps en France on tirait sur « des Arabes » (lire Algériens) comme sur des lapins de garenne. Des assassinats par centaines parce que « Arabes » (« Arabicides », Fausto Giudice). C’était en France, et c’était il n’y a pas si longtemps.

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Qu’il y ait des réactions fortes aujourd’hui à la suite des derniers drames est un signe positif. C’est ainsi qu’à la suite de plusieurs meurtres de citoyens juifs, un « manifeste, rédigé par Philippe Val et réunissant plus de 250 signataires est rédigé » et publié. (leparisien.fr) (2) Dans ce type de circonstances, toute réaction citoyenne forte est louable à la condition toutefois que tout ou partie d’une composante de la communauté nationale ne soit pas mise au ban de cette dernière par cette réaction, au prétexte que les criminels sont membres de la dite composante. La mise au ban, c’est justement ce à quoi s’emploie, insidieusement, ce « Manifeste contre le nouvel antisémitisme ». Un mot sur ce mot : le terme « antisémitisme » a été dévoyé. Le glissement sémantique qu’il a subi en France nous conduit aujourd’hui à ne considérer sous ce vocable que « l’hostilité à la race juive » (dixit le lexique du CNRTL), exit les autres sémites, alors même que le Littré définit ainsi ce terme : « nom de peuples asiatiques ou africains… Les sémites comprennent les peuples qui parlèrent ou qui parlent babylonien, chaldéen, phénicien, hébreu, samaritain, syriaque, arabe et éthiopien » (Littré 2003, tome 6, page 5827).

Je suis citoyen musulman. Et c’est comme tel, comme musulman que je suis, encore une fois, stigmatisé. Parce que musulmans, des millions de citoyens français sont mis à l’index par des groupes aux relents insupportables, voire répugnants. Cette fois-ci ce sont ces « Quinze intellectuels » très influents dans la sphère politico-médiatique qui chargent à travers un « manifeste contre le nouvel antisémitisme. » Exploitant cette affligeante réalité, le rédacteur, Philippe Val, et ses associés veulent, comme d’autres avant eux, nous marginaliser, faire de nous des allogènes définitifs. Ils usent d’un alibi éculé et rance, l’incompatibilité de l’Islam avec le socle judéo-chrétien de la France. « L’histoire française est profondément liée à la pensée juive » écrivent-il, et par déduction ils suggèrent que ce n’est pas le cas pour la pensée musulmane, que la France s’est faite hors de la « pensée musulmane », un discours véhiculé par  l’extrême droite ancienne et nouvelle. Ce déni insinué est intellectuellement malhonnête.

Ce procédé malsain me contraint d’une part à me demander si le dessein réel de ce Manifeste n’est pas d’exclure les musulmans de la communauté nationale et d’autre part à m’interroger sur les véritables commanditaires de cette charge.

Philippe Val compare des actes criminels isolés à « une épuration ethnique » dont la responsabilité, sournoisement suggérée incombe aux musulmans, à l’Islam. L’équation est abjecte, même si elle est machiavéliquement atténuée, « épuration ethnique à bas bruit » est-il précisé.

Les mots qui suivent, en réaction, reflètent avant tout l’expression de mon profond ressenti, j’allais ajouter « spontané » et ma profonde colère. Certains éléments que j’avance ont été par ailleurs énoncés, mais il m’a paru utile de rappeler leur évidence.

L’engagement qui unit le noyau dur des auteurs du « Manifeste contre le nouvel antisémitisme » (Philippe Val, Alain Finkielkraut, Bernard Henri Lévy, Pascal Bruckner, Brice Couturier, Georges Bensoussan, Richard Prasquier (ancien président du CRIF), Élisabeth de Fontenay, Manuel Valls… ) l’engagement de ce noyau dur, ces « petites forces », sinon la plupart d’entre les signataires, repose sur une « logique d’auto-renforcement », un triptyque composé des positionnements suivants : 

– Leur islamophobie. Le terme est impropre car il s’agit moins de peur (phobie- φόβος) que de rejet (apotheomai- ἀπωθέω) de l’Islam et des musulmans, ces nouveaux « ennemis de l’intérieur ». Interrogeons la stigmatisation continue du fichu « voile islamique » (pas celui des grands-mères chrétiennes, pas celui des mères juives), du burkini… nous comprendrons mieux cette diatribe contre une partie des citoyens français, la plus vulnérable, les musulmans.

– Leur génuflexion, poings et cœurs serrés au pied d’une laïcité dévoyée, belliqueuse, prosélyte, exclusive, radicale et antireligieuse (antimusulmane en l’occurrence). Ils remettraient en cause la loi de 1905.

– Leur attachement viscéral, leur amour éperdu, et même plus pour d’aucuns,  « éternel » à l’État d’Israël où coule « le lait et le miel » et dont ils ne pipent mot dans leur texte (si, un seul « antisionisme », j’y reviens)

Demander que « les autorités théologiques » musulmanes marquent d’obsolescence des versets du Coran, recourir à ce « blasphème » (Tareq Oubrou), demander à « l’islam (i minuscule) de France qu’il ouvre la voie », c’est ignorer ou feindre d’ignorer que celles-ci n’existent pas en Islam. Nous n’avons pas de Pape. Comme les juifs, les musulmans n’ont pas de clergé. Leur courage (ou lâcheté) leur dictera-t-il de prier « les autorités théologiques » juives d’expurger du Talmud les passages sur les discriminations et les grandes violences, très nombreux versets, contre les non-juifs, les Goyim ? (merci monsieur Jacob Cohen)

Ils auraient pu évoquer l’Ijtihad (effort d’interprétation des textes), faire appel à des lumières, celles et ceux que les médias ignorent ! Ce serait une excellente idée que de leur donner la parole, cela nous changerait (n’est-ce pas) du très controversé Chelghoumi (longtemps suspecté par les services de renseignement français), illustre ignorant, trimballé comme un bouffon médiatique, risée de la majorité des musulmans français, que le maelstrom politico-médiatique français a proclamé imam, « imam des lumières » ! (Annette Lévy-Willard), au lieu et place des musulmans de son quartier. S’il faut bien lui reconnaître une troupe de fidèles à cet individu, elle serait composée pour l’essentiel de nombreux journalistes « positionnés ». Écoutons son génie : « Quand on a vu sur sa première photo de classe que ma fille n’était entourée que de blacks et de Beurs, on s’est dit avec ma femme qu’elle ne devait pas rester dans cette école », école de la République. Sages et fraternelles paroles de l’imam des lumières médiatiques (in Le Figaro.fr).

Mais revenons aux lumières, les vraies, Val et compagnie auraient pu demander dans leur texte à ce que les autorités concernées leur fassent appel. Ils auraient pu. Mais les travaux des penseurs de l’Islam aboutiraient-ils ? La question de la prise de risque peut se poser. Ces « nouveaux penseurs de l’Islam » ne prendraient-ils pas un risque à dire haut et fort leurs Ijtihad ? On leur fait parfois appel, mais le peu de fois qu’ils apparaissent ils se contentent, obligés par le dispositif médiatique, de redondances futiles. Ils savent qu’ils prendraient un risque à s’épancher. Claude Askolovitch exprime magnifiquement et avec retenue ce risque : « J’ai aussi, dans ma vie, expérimenté ce qu’il en coûte de récuser la vulgate identitaire en France, et j’ai dilapidé quelques positions sociales, à fustiger l’islamophobie. » Réservé, mais très clair. Si vous y touchez il vous en coûtera ! (À lire absolument : Le « Manifeste contre le nouvel antisémitisme » une logique dévastatrice ». In Slate.fr, 23 avril 2018)

Pour les messieurs et les mesdames du Manifeste, l’appartenance à la sphère musulmane est naturellement sujette à stigmatisation dans la mesure où cette appartenance est source d’antisémitisme. Ils ne voient pas en moi le citoyen égal à tout autre citoyen, mais le musulman qui est, de fait, parce que musulman, par définition, agrégé à une croyance faite d’un bloc unique, et est par conséquent dénué de capacité de choisir et de critiquer, de nuancer. En suggérant que nous musulmans, pris individuellement, ne sommes que de simples maillons d’une chaîne, les auteurs du manifeste ignorent, par calcul ou réellement, l’histoire et les couleurs du spectre de l’Islam et des musulmans d’une part, et réduisent les capacités individuelles de chacun de nous à se situer sur ce spectre. Déterministes, ils nous dénient l’aptitude au libre-arbitre.

Leurs stigmatisations radicales participent aussi d’une certaine manière à la radicalisation. Ils alimentent la construction d’un dangereux mécanisme dont on n’ose penser l’aboutissement. Circonscrire la violence meurtrière à la seule source de la croyance en faisant fit de quantité de facteurs comme l’exclusion sociale, la discrimination économique, le racisme, la ghettoïsation dans des quartiers populaires (GE, ZAC, ZUP, REP…), la relégation, la trajectoire ou carrière individuelle… est pitoyable et dangereux. Si la sociologie ne règle pas tous les problèmes, elle donne aux Politiques et aux citoyens des clés pour les comprendre, les expliquer.

L’un des signataires, cet ami éternel d’Israël (« par ma femme – la quelle ? –, je suis lié de manière éternelle à la communauté juive et à Israël »), dit « avoir assez de ceux qui cherchent en permanence des excuses ou des explications culturelles ou sociologiques… expliquer c’est déjà vouloir un peu excuser. » C’est triste de constater cette carence – venant d’un ancien premier ministre de la République  –, cette ignorance de l’objet des sciences sociales. En première année de licence on apprend que connaître les causes d’un phénomène sociétal, les comprendre, permet d’y apporter des solutions si besoin.

Cette mise à l’index d’une composante de la communauté nationale, cette islamophobie, doit être non seulement combattue, mais comme l’antisémitisme et le racisme, criminalisée (A. Lajnef)

Last but not least : Israël

Cette diatribe contre les musulmans, cette adhésion sans limites aux thèses de « l’État voyou » sont-elles nourries par des rancunes ou par des culpabilités personnelles, familiales, ou même nationales ? Car enfin l’objet des rédacteurs de ce manifeste n’est bien évidemment pas de combattre uniquement les extrémistes se réclamant de l’Islam, soyons sérieux, ou par un objectif inavouable ?

Ceux-là mêmes qui dénonceraient violemment toute référence à un « soi-disant lobby juif » (lorsqu’il est question de lobby israélien bien ancré chez une partie de l’élite) insistent dans ce texte sur « un vote musulman », mais je leur renvoie cette question « qu’est-ce que un vote musulman ? » (la « bassesse électorale » qu’ils évoquent n’est-elle pas un fantasme, le leur ?) Si tous les musulmans de France votaient comme un seul homme, cela se saurait, c’est tellement élémentaire.

Pour mieux appréhender ce « Manifeste de la honte » (Marwan Muhammad) il y a lieu, et c’est important, de s’arrêter devant quelques-uns des cairns indélébiles qui marquent la trajectoire de nombre de ses signataires. Qui sont-ils, d’où nous haranguent-ils, quelles positions occupent-ils ? La trajectoire, « la position dans le champ » médiatique, culturel et politique de ces hommes (et femmes) sont autant importantes que les seuls mots du Manifeste, ceux-ci ne se suffisant pas par eux seuls. Derrière les mots il y a tous les non-dits, il y a un parcours, une filiation, une position sur un échiquier et une association de connivences…

Le « Manifeste contre le nouvel antisémitisme en France » a été rédigé par Philippe Val donc. Soit. À ses côtés on trouve des journalistes influents (producteurs, membres de Conseils de surveillance…), très influents, des responsables politiques anciens et actuels, d’ex nouveaux philosophes décomplexés (« des philosophes de télévision » préciserait Monsieur Pierre Bourdieu qui avait entièrement dénudé, démasqué leurs dispositifs (leurs réseaux) dans toutes leurs ramifications déclarées ou non-dites, des hommes et des femmes de culture, des égarés, et nombre de chiens de garde et autres « prestidigitateurs ». D’autres enfin, en quête d’un ex-voto…

Ils ont tous en commun un attachement aveugle à l’État d’Israël :

  • Certains sont passés « du col Mao au Rotary ». Ils sont notoirement islamophobes. Islamophobe et botulien pour l’un d’eux qu’un célèbre avocat pénaliste qualifia de « vieille pompe à merde », une expression qu’il emprunta à René Magritte). Un autre est poursuivi  par le CCIF, la LDH, le MRAP et… le Ministère public pour incitation à la haine lors d’une émission d’Alain Finkielkraut (on tourne en rond, nous sommes dans une « circulation circulaire » chère à l’éminent sociologue)
  • Un autre anime une émission sur une chaîne publique depuis des décennies. Régulièrement, comme animé par une obsession, toujours la même, il met en joue les jeunes des quartiers populaires, immigrés ou Français, « noirs ou Arabes, avec une identité musulmane », accuse leurs parents, leur supposée croyance. Il constate assure-t-il leur impossible « assimilation » et ne supporte pas leur amour pour l’équipe de France que lui n’aime pas car « elle est black-black-black, ce qui fait ricaner toute l’Europe » (Haaretz/Israël).
  • Un autre est fils d’un antisémite déclaré. Un vrai, de ceux de la France des années 40, envahie, mais libérée – aussi – par des milliers de musulmans, africains, marocains, tunisiens, algériens, aujourd’hui enfouis auprès de leurs frères d’armes de toutes confessions, sous une simple épitaphe effacée par le temps, par les mémoires rancunières et par les identités malheureuses. Un bon fils de nazi, disais-je, qui admet que parfois son père « vocifère dans ma gorge, prend possession de mes cordes vocales.» Devrions-nous alors parler de filiation idéologique du père, réorientée ? devrions-nous relier, avec ou sans son consentement, l’idéologie du rejeton à celle de son père comme sont liés les fils de trame aux fils de chaîne ? Non évidemment. Mais que cherchent les auteurs de ce texte à vouloir faire des musulmans un bloc monolithe ?
  • On trouve également parmi les signataires un triste humoriste qui fait de l’Islam et des musulmans le grand combat de sa vie. Pour avoir abusivement limogé un journaliste au motif « d’antisémitisme » ce que récusa la justice, il fut, avec son journal, condamné. Cet individu (« en Israël je me sens chez moi… on est de la même famille, on s’aime ») a noué de vieilles amitiés duettistes qui font jusqu’en 1996 dans la « pédophilie type obnubilée par les enfants », l’un et l’autre à Charlie-hebdo. Doit-on juger l’un à l’aune du comportement du second, et vice-versa ? Certainement pas. Cela n’a rien avoir avec l’antisionisme, ni l’antisémitisme, ni « la racaille », je le sais, mais cela fait du bien de le rappeler.
  • Un autre, président de la Confédération des Juifs de France et des Amis d’Israël (CJFAI), a rencontré le 8 février 2017 dans un restaurant près de l’Assemblée nationale des membres du FN  et s’est félicité de cette « rupture avec un tabou… le FN n’est plus ce qu’il était »
  •  Un autre, chanteur rancunier et aigri, déclare en recevant « un diplôme » au nom de toutes les unités de l’armée sioniste : « je suis très ému. Depuis le début de ma vie je me suis donné corps et âme à l’Etat d’Israël et en premier lieu à Tsahal ».
  • Un autre, né à Oran, fait le panégyrique blanc sur blanc de cet État d’Israël sans honte, et dans lequel il exprime son dédain pour la lutte de libération des Algériens (in The Times of Israël, en mars dernier).
  • Etc. Etc.
  • D’autres enfin nous déçoivent beaucoup. Mais que fichtre viennent-ils faire dans cette indignité ?

Combien sont-ils dans cette liste à soutenir sans aucun état d’âme Israël, « le dernier État colonial » (Jacques Derrida), un État « bien installé sur l’axe du bien » ? Pourquoi ce Manifeste de Val n’en dit pas un seul mot ? Parce que semblent-ils dire parler du « conflit israélo-palestinien nourrit l’antisémitisme ». Ils répètent que l’antisémitisme se nourrit du conflit israélo-palestinien, mais signent un texte qui ne dit rien de la colonisation, des tueries, à peine y est-il ainsi évoqué « l’antisémitisme d’une partie de la gauche radicale qui a trouvé dans l’antisionisme l’alibi pour transformer les bourreaux en victimes » sans autre développement.  Pourtant il nous faut parler de ce « conflit », dénoncer cette colonisation israélienne.

Leur objectif, en sus de la stigmatisation des musulmans, est de substituer « le nouvel antisémitisme » à l’antisémitisme de souche, initial et pérenne, celui qui pourtant se revigore partout en Europe. Val, et cela dénude ses choix et positions, ne dit pas un mot dans son texte de la politique criminelle menée par l’État d’Israël («État-porte-parole des juifs du monde entier ») contre le Palestiniens depuis plus de 50 ans (huit mille morts, dix mille, qui sait, depuis 2000, combien depuis 1967 ?)

Cela n’a pas « rien à voir » avec la France car la politique de l’État d’Israël, véritable « régime d’apartheid qui opprime et domine le peuple palestinien dans son ensemble » (rapport de l’ONU, mars 2017), cette politique israélienne (combinée aux éditoriaux de nombreux médias français en général plutôt « tolérants » à son égard) alimente l’antisémitisme en France plus que tout. C’est une évidence. Les colonisations, les dépossessions, et les crimes de l’armée israélienne (il faut, selon ces médias, dire « Tsahal » comme l’état-major hébreu), le CRIF les justifie, au nom de tous les juifs français et leurs institutions. Parions qu’il n’en souffle mot lors des dîners annuels où se bouscule toute la nomenclature parisienne.

Alors oui je ne peux qu’être antisioniste et combattre parallèlement l’antisémitisme et tous les racismes, n’en déplaise à Elisabeth Badinter – une autre signataire (« l’antisionisme, assure-t-elle, est une façon de libérer la parole antisémite »). Mon opinion antisioniste, exprimée en France, relève de la hardiesse madame, une gageure.

Alors, comment ne pas, forcément, convoquer la question initiale, m’interroger sur les véritables commanditaires de cette charge, comment ne pas poser cette interrogation ? : et si  Udo Ulfkotte disait vrai ? (lire son essai Der Krieg im Dunkeln, La guerre de l’Ombre ») et si, comme ils auraient procédé notamment durant les révoltes des banlieues de 2005, certains services israéliens de la Metsada sollicitaient de nouveau « leurs amis français », leurs soutiens indéfectibles parmi les hommes politiques, médiatiques, intellectuels influents, très influents, les sayanim … pour, à partir d’une cruelle et dramatique réalité, tenter de salir et faire haïr par le reste des concitoyens, tous les musulmans de France et tous les français musulmans, cette nouvelle « anti-France » quoi. Une interrogation que j’ai longuement développée dans mon dernier roman « LE CHOC DES OMBRES ». (1) Mais aujourd’hui, hic et nunc, il s’agit de notre réalité, pas de roman.

Ahmed HANIFI,

Auteur.

Marseille, 1° mai 2018

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(1) Un exemplaire a été envoyé le 10 janvier dernier à Médiapart, Rubrique Culture, 8 passage Brulon, 75012 Paris…

(2): Le « Manifeste de Philippe Val est à lire ici.

Les écrivains algériens dans la décennie noire

Le livre «Algérie, les écrivains dans la décennie noire» de Tristan Leperlier (CNRS Éditions, Paris septembre 2018, 344 pages), est « la version remaniée » d’une thèse de doctorat de l’auteur, soutenue il y a trois ans à l’École des hautes études en sciences sociales (Paris) et intitulée «Une guerre des langues ? Le champ littéraire algérien pendant la décennie noire (1988 – 2003). Crise politique et consécrations transnationales».


Le livre se positionne «entre études littéraires et sociologie des intellectuels» et s’adresse aussi bien «aux lecteurs curieux de découvrir une littérature (algérienne)… qu’aux lecteurs qu’intéressent les enjeux de l’engagement politique en période de censure religieuse, de migrations intellectuelles et d’identités postcoloniales». Il s’articule autour de quatre grandes interrogations (chapitres). La première interroge le statut de l’écrivain, la deuxième ce que fut la guerre civile, la troisième l’engagement de l’écrivain et la quatrième les écrivains dans la relation France-Algérie. Comme l’indique l’intitulé de la thèse, la recherche couvre la période allant de 1988, année de la révolte des jeunes Algériens, à 2003, année de Djazaïr, une année de l’Algérie en France, «couronnant une période où les relations littéraires entre la France et l’Algérie ont été intenses, et marquant le retour de l’État algérien en matières culturelles».


Les choix méthodologiques : l’analyse qui s’inscrit «à la croisée des études littéraires et des sciences sociales» est à la fois qualitative et quantitative, elle introduit des concepts empruntés notamment à Max Weber, Émile Durkheim, Pierre Bourdieu, Erving Goffman. Tristan Leperlier procède à des entretiens semi-directifs en français ou en arabe, avec 80 individus dont 65 écrivains, 15 éditeurs, 2 journalistes… La base de données des œuvres littéraires algériennes en contient «plus de deux mille» (ou : «environ deux mille») et 174 écrivains algériens en activité entre 1988 et 2003». Tout le long du livre, argumentaires et justifications s’enchaînent sous différents angles et contenus et se complètent pour aboutir à une construction cohérente de la question centrale du rôle des écrivains algériens durant la décennie noire et les conséquences que les bouleversements politiques et sociaux ont eues sur eux. Autrement dit, comment les écrivains algériens ont été partie prise et partie prenante ? Le contenu de la recherche est très dense et très circonstancié. Aussi, nous proposons cinq rubriques ramassées qui, dans leur ensemble, espérons-le, en reflètent l’essentiel : 1- la position de l’intellectuel, 2- les différents groupes, 3- francophones, arabophones, 4- engagement et témoignage, 5- une littérature spécifique et des logiques économiques.

1- La position de l’intellectuel


Tristan Leperlier introduit la question de l’autonomie de l’écrivain et la tradition française quant à l’engagement de ce dernier au nom des valeurs universelles de tolérance, de vérité… Deux types d’écrivains sont opposés, l’ «intellectuel critique» et le «conseiller du prince». L’auteur n’évoque pas la question de l’intellectuel organique d’Antonio Gramsci, ni la critique de Pierre Bourdieu. En Algérie, l’écrivain dispose d’un statut éminent, il est le «parangon de l’intellectuel» jusqu’aux années 90, qui seront aussi les années qui mettront un terme à cette position de prestige, au bénéfice des journalistes. Deux facteurs sont la cause du déclin de l’écrivain phare : la crise politique et son internationalisation, et la guerre civile qui suivit. Mais aussi son soutien «bon gré mal gré» à un régime «semi-autoritaire». L’auteur nuance, «l’engagement des écrivains algériens paraît bien plus complexe que le discours d’héroïsation à leur propos ne donne à penser». Alors qu’ils étaient «à l’avant-garde de la contestation du pouvoir politique», au début de la décennie Chadli Bendjedid, ils se mirent en retrait pendant les émeutes d’octobre 88. Kateb Yacine allant jusqu’à appeler à serrer les rangs autour du FLN (Front de libération nationale) post-octobre, écrivant dans une tribune «Le FLN a été trahi» (Le Monde daté du 26 octobre 1988), alors que les journalistes «étaient en première ligne… Dès mai 88, un mouvement des journalistes algériens s’était d’abord structuré autour de revendications salariales». Les journalistes «en tant que journalistes» remplacent les écrivains à l’avant-poste de la contestation». Le silence des écrivains prendra fin au lendemain de «l’arrêt du processus électoral», lorsque la montée en puissance des islamistes mettait en péril l’autonomie du champ littéraire.


À la suite des émeutes d’octobre 88, l’Algérie se démocratise, s’ouvre au multipartisme. Une nouvelle Constitution, garantissant les droits fondamentaux des citoyens, liberté d’expression, d’opinion, d’association, liberté religieuse, liberté de la presse, est adoptée. Le gouvernement de Mouloud Hamrouche libéralise la presse (loi 90-07 du 3 avril 1990). Dans l’effervescence que vit le pays, les journalistes occupent le devant de la scène et le champ intellectuel. Ils sont «l’avant-garde intellectuelle de la contestation politique», alors que les écrivains se mettent en retrait. L’auteur liste les forces politiques en présence alors, citant le FLN et le PAGS (Parti de l’avant-garde socialiste), puis les islamistes, les berbéristes et les libéraux ou réformateurs, en accusant ces derniers d’être «stratégiquement alliés aux fondamentalistes», faisant l’impasse sur les autres organisations dont plusieurs sont trotskystes et le FFS (Front des forces socialistes), le plus ancien parti d’opposition au régime depuis l’indépendance. L’auteur évoquera plus loin ce parti sans le qualifier ou bien l’indexer comme «participant à la Quatrième internationale».

«Formés généralement dans le marxisme, les écrivains, en tant qu’élite, ont connu une forte promotion dans les années 70 et ne sont donc pas foncièrement hostiles au régime FLN» face auquel ils adoptent «une attitude de soutien-critique» jusqu’au changement intervenu à la tête du Pouvoir avec l’arrivée de Chadli Bendjedid. Avec les émeutes d’octobre 88, «la représentation de l’intellectuel, et de l’écrivain en particulier, est rompue». Il y a entre ces intellectuels et les jeunes émeutiers «un décalage social». 25% (de la base de données de l’auteur) «des écrivains actifs pendant les années 90 ont tenu un poste de responsabilité (haute administration, direction de recherche…)».

Le « retour de la gauche» aux commandes du pays, à la fin des années 80 début 90, invite les intellectuels les plus indépendants par rapport au FLN à «élaborer de nouvelles politiques culturelles publiques» favorisant l’autonomie. On assiste à une forte libéralisation du secteur culturel. La SNED (Société nationale d’édition et de diffusion) où Rachid Boudjedra officiait depuis sa nomination en 1981 comme «censeur en chef assumé» (El Watan, 10 octobre 2017) ne dispose plus du monopole.

 
Le réengagement politique des écrivains ne s’effectuera qu’à la fin de la décennie avec la «visibilisation publique croissante des islamistes» et leur menace. De nombreux écrivains intégreront au début de l’année 89, le «Rassemblement des artistes, intellectuels et scientifiques (RAIS)» qui publie le 29 février une «Déclaration pour la tolérance». Le texte, signé par près de 8.000 personnes, sera déposé à l’Assemblé nationale le 8 mars de la même année. À la fin des années 80, «comme dans les années 70 quand ils acceptaient de répondre aux injonctions de la célébration nationaliste et socialiste, les écrivains reprennent à leur compte les enjeux du champ politique». Leurs sollicitations ont été entendues. «En 1992, ils se sont rangés majoritairement du côté d’un «État» qui n’hésitait pas à mettre en cause le résultat des élections législatives, puis à mettre en place des mesures répressives à l’égard du mouvement islamiste». Les écrivains sont «plus engagés pour les libertés individuelles que pour la démocratisation susceptible de mettre en danger ces libertés». Une dizaine d’années plus tard, «lors du Printemps noir en Kabylie en 2001 -répression massive provoquant des centaines de morts-, les écrivains se sont, comme en 1988, peu mobilisés».



2- Les différents groupes


L’auteur distingue trois positions politiques chez les écrivains : il y a les anti-islamistes radicaux (les éradicateurs), les anti-islamistes dialoguistes et les pro-islamistes. À partir des entretiens et des bases de données, les trois-quarts des anti-islamistes sont radicaux. «Les positions pro-islamistes et dialoguistes paraissent marginales». Tristan Leperlier questionne dans un premier temps la relation entre les prises de positions politiques des écrivains et leur position dans le champ littéraire, et dans un second temps la relation entre ces prises de positions politiques à l’aune de leur proximité ou non avec le Pouvoir, l’auteur écrit souvent «État» sans éclaircissement des deux notions.

Il se dégage de son analyse «trois nuages» : individus, modalités, modalités politiques, à partir desquels sont dégagés trois idéaux-types : les Professionnels (souvent héritiers d’un capital littéraire, ils vivent de leurs écrits), les Professeurs (fonctionnaires, anciens étudiants en Lettres), Les reconvertis (ceux-là, souvent journalistes, venus tard à la publication).


Dans la rubrique «Deux rapports à‘l’État’», l’auteur distingue deux groupes d’écrivains s’inscrivant contre les islamistes : les dialoguistes et les radicaux. Les écrivains du premier ont dénoncé le coup d’État et soutenu la Plateforme de Rome en 1995 signée «entre trois partis frustrés de leur victoire en 1992». Dans les faits, la Plateforme de Rome n’a pas été ratifiée par trois, mais sept partis politiques et la Ligue des droits de l’homme de maître Ali Yahia Abdenour. Les écrivains dialoguistes sont à la marge du champ littéraire, écrit l’auteur, il n’y en a que deux de grande carrure, et ils sont «les moins dotés en toutes sortes de capitaux et ont peu accès aux postes politiques ».


Les écrivains du second groupe ont soutenu l’arrêt du «processus électoral» et «la politique anti-islamiste radicale de Rédha Malek, figure politique importante de la gauche». D’ailleurs, «la tendance de leur participation au pouvoir politique s’est renforcée». Les anti-islamistes radicaux, s’ils reconnaissent qu’au sein du pouvoir il y a une «diversité», ils la «nient» s’agissant du mouvement islamiste, «c’est un leurre», répète par exemple Rachid Boudjedra «communiste très intégré aux cercles du Pouvoir». Ce «Voltaire d’Alger» qui se veut «orientateur des consciences dans son pays et ambassadeur de l’image de l’Algérie dans le monde». Il s’agit en définitive de deux rapports au Pouvoir politique. Nombre d’écrivains de la génération de Novembre «doivent à ‘ »l’État » algérien leur très forte promotion sociale… Si la plupart des jeunes écrivains de langue française ont été favorables à l’arrêt du processus électoral de décembre 1991», contrairement à nombre de leurs aînés, ils «semblent être les premiers à s’éloigner de l’approche anti-islamiste radicale pour mettre en cause et  »l’État » et les islamistes».


L’auteur met en avant la concurrence entre écrivains et journalistes dans le champ intellectuel. «Par les écrivains dialoguistes, le champ littéraire rentre en friction avec d’autres champs intellectuels». L’opposition entre intellectuels anti-islamistes radicaux (des écrivains) et dialoguistes (des journalistes et universitaires structurés autour de la maison française d’édition La Découverte comme Mohammed Harbi, Benjamin Stora, Tassadit Yacine José Garçon, Salima Ghezali, Ghania Mouffok…), on la retrouve entre intellectuels critiques «universalistes» et «spécifiques». Les premiers interviennent dans le débat «au nom des valeurs», les seconds «au nom d’une spécification».


3- Francophones, arabophones


L’auteur réfute cette image qu’ont certaines élites françaises reconduisant une perception coloniale, selon laquelle face à l’Algérien «évolué et moderne» et donc francisé et dont l’horizon est tourné vers la France, est posté «l’archaïsme, voire la barbarie du reste de la population». Selon cette «doxa française, la guerre civile algérienne aurait été avant tout une guerre culturelle opposant arabophones et francophones» Mais il précise que les écrivains algériens exilés en France ont contribué à la diffusion de cette représentation. Boualem Sansal (qui n’est pas exilé à l’étranger) «parle de guerre linguistique». Chez les arabophones, la langue arabe est mise en avant contre le français «langue de la colonisation et de l’aliénation». Brahim Saci, philosophe laïc, «mais» -conjonctionne l’auteur- opposé à l’arrêt du processus électoral, se permet de généraliser : «C’était aussi une guerre des langues», affirme-t-il. Tristan Leperlier indique que dans le champ littéraire «fortement bipolarisé, la guerre civile est devenue une guerre des langues», ce qu’elle n’était pas avant.


Selon l’auteur, en partie, le conflit entre les pro et les anti-islamistes se résume à l’opposition entre fondamentalistes et gauche marxiste qui avait structuré la vie politique depuis l’indépendance. Ce raccourci (il n’y en a pas beaucoup heureusement) ne nous semble pas à la hauteur des prétentions du chercheur. Quelques pages plus loin, et pour illustrer son propos, Tristan Leperlier rapporte les mots d’un auteur de la gauche marxiste qui, -près d’un an après octobre 88-, dans le numéro du 7 juillet 1989 de Révolution Africaine (FLN), faisait sur cinq pages le panégyrique de Nicolae Ceausescu. Cette «opposition entre les pro et les anti-islamistes a été en partie absorbée par le clivage linguistique francophone/arabophone».


4- Engagement et témoignage


La problématique de l’engagement a été «réactivée» par la guerre civile alors qu’elle s’était effacée durant la décennie 80 après qu’elle fût «centrale dans les années 70». L’auteur propose à partir de la sociologie d’Émile Durkheim (explication causale du réel) et de Max Weber (compréhensive et subjectiviste ou le point de vue de l’acteur) une typologie du geste d’engagement par le biais de la littérature. L’engagement d’attestation, l’engagement d’évocation et l’engagement d’interrogation.

L’engagement d’attestation est une «affirmation d’un propos politique». L’objectif de cette stratégie est de contrer les discours pro-islamistes «et surtout dialoguistes». L’engagement d’évocation «ne formule pas de propos politique explicite, n’affirme pas de valeurs». Cet engagement-là «entre en discussion» plus avec un imaginaire. L’engagement d’interrogation «est fondamentalement politique tout en cherchant l’autonomie de la littérature». Il est contradictoire avec l’ethos de témoin, il peut mettre en cause les valeurs  »attestées » par d’autres.


Mais ces engagements sont une chose et l’engagement esthétique en est une autre.


Si l’exil des écrivains algériens est important (le quart d’entre eux), l’accueil qui leur est fait n’en n’est pas moins très positif du fait de l’attente du public français. Il y a une «délocalisation exceptionnelle de la littérature algérienne en France». Les préoccupations nationales sont très présentes dans les livres de ces écrivains. La plupart d’entre eux «ont assumé un ethos de témoin» et nombreux sont leurs écrits qui sont présentés comme des témoignages alors qu’ils se situent entre fiction et histoire vécue. Lors de notre enquête, écrit Tristan Leperlier, «Malika Mokeddem est la plus souvent citée comme l’exemple typique de la  »littérature d’urgence » ou de  »témoignage », elle est devenue une sorte de bouc émissaire ». L’auteur émet l’hypothèse que c’est «son virulent engagement féministe anti-islamiste qui lui est reproché».


La reconnaissance de tous ces écrivains n’est pas acquise. «Cette notion de témoignage, écrit l’auteur, est souvent rattachée dans les années 90 à celle de l’urgence», une représentation très controversée. Pour étayer ses affirmations, l’auteur prend pour exemple le contenu d’ouvrages de Rachid Mimouni, Yasmina Khadra, Malika Boussouf… Il fallait constituer en France, où se développe un discours hostile aux anti-islamistes radicaux, un discours opposé politique et littéraire, même si, comme dans ‘ »La Malédiction » (Stock 1993) de Rachid Mimouni, «la qualité du texte n’a plus rien à voir avec celle des précédents du même auteur» (1). Ce roman «abandonne toute recherche littéraire au profit d’un roman à thèse politique».


Chez Yasmina Khadra, le chercheur note que «les cinq romans qu’il publie entre 1997 et 1999 proposent au lecteur une interprétation spécifique de la guerre civile : elle sert non un peuple opprimé que les islamistes représenteraient, mais les intérêts économiques de la classe dirigeante, appelée «mafia politico-financière». La crédibilité de ce «discours» est liée à l’auteur lui-même, à son identité «à la fois algérienne et musulmane et féminine» et qui est sans cesse rappelée dans le paratexte de ses romans de cette période. Yasmina Khadra révèlera sa véritable identité en 2001 dans son livre L’Écrivain (Julliard).


Avec le roman de Malika Boussouf ‘ »Vivre traquée » (Calmann Lévy, 1995) dédié à André Glucksman et à ses proches, «s’affirme le modèle du témoignage de journaliste». Il y a concurrence entre journalistes et écrivains, conséquence de leur «très grande proximité». L’auteur précise que la moitié des écrivains algériens de la période analysée ont exercé comme journalistes.

Ces écrits sont qualifiés d’intimes, de «témoignages». Dans ‘ »Peurs et mensonges » de Aïssa Khelladi (Amine Touati) qui «travaille à la Sécurité militaire avant de devenir journaliste politique… dans la presse de gauche francophone» (2) peut être qualifié d’autofiction, balançant entre journalisme et témoignage. «C’est un texte sobre et réfléchi : une écriture de l’urgence d’abord», écrit sa collègue Marie Virolle de la revue Algérie Littérature/Action. Une littérature de l’urgence, une «expression quasi oxymorique». Cette notion est critiquée, «une littérature à une dimension uniquement politique et conjoncturelle, et écrite dans la précipitation, c’est-à-dire insuffisamment élaborée (3). C’est en creux, le spectre d’une littérature de journalisme qui se dessine». Ce qu’approuve Leïla Sebbar. Quant à Maïssa Bey (l’auteur écrit Samia Benanteur), même si elle utilise l’éthique du modèle de témoignage (engagement féministe et anti-islamiste), elle prend ses distances avec cette littérature grâce à «son esthétique transparente». À son propos, l’auteur écrit :  »Maïssa Bey met en avant les raisons commerciales qui auraient conduit Le Seuil à refuser son manuscrit  »Au commencement était la mer », puisqu’on lui signifiait que son texte était  »trop poétique pour dire la réalité sanglante de l’Algérie d’aujourd’hui ». C’était le plus beau compliment qu’on pouvait me faire. Ce qui voulait dire que je n’avais pas écrit un  »témoignage », s’est réjouie l’écrivaine.



De nombreux autres exemples sont donnés sur ces questions : S. Ammar-Khodja, S. Bachi, A. Camus, M. Dib, A. Djebar, A. Djemaï, A. Mosteghanemi… que nous ne reprenons pas ici car leur développement alourdirait notre texte.


5- Une littérature spécifique et des logiques économiques



Durant les années 90, La France, en même temps qu’elle accueillait les écrivains algériens, «elles les ghettoïsait dans une étiquette nationale et les soumettait à des logiques économiques».

En France, comme les écrivains algériens francophones, leur littérature est aussi marquée. «Marquée comme toutes les littératures périphériques» et en même temps, elle est étiquetée, ce qui lui donne une visibilité marchande («francophone», «algérien»). Les écrivains sont «conscients des effets de ces étiquetages et en jouent». D’un côté, ils apprécient de pénétrer le marché, mais de l’autre, ils appréhendent «l’assignation à un ghetto».

 
«La guerre civile provoque une forte auto-identification des écrivains algériens». Ils s’alarment de la situation politique du pays et de son image qui se dégrade, et sont pénétrés par un «sentiment de honte», un sentiment exprimé dans les romans comme dans‘ »La troisième fête d’Ismaël »,  »Chronique algérienne », août 1993-août 1994 de Nayla Imaksen ou Soumya Ammar-Khodja (Le Fennec, Casablanca). Une auto-identification que ne partagent pas tous les écrivains, ainsi Anouar Benmalek cité par Tristan Leperlier : «Je revendique et mon enracinement en Algérie ainsi que mon droit à l’universalité. Le terme écrivain algérien a une espèce de connotation ethnique». Mais c’est justement sur ces points, sur «cette auto-identification», sur cette «nouvelle littérature algérienne» que s’édifiera à Paris la revue Algérie Littérature/Action. Il y a un fort intérêt en France quant à cette littérature algérienne pendant les années de guerre civile (et même avant, un «intérêt renouvelé» depuis octobre 88). «Une niche de marché» lui est ouverte avec un risque qu’elle perde son autonomie. Il y a «un double soupçon mercantile» porté à la fois sur les écrivains algériens et les éditeurs français. Certains écrivains algériens qualifiés en Algérie d’«opportunistes» sont accusés de rechercher «les suffrages étrangers», ce qui implique «de se soumettre à la demande d’exotisme du public étranger», quant aux éditeurs français, ils sont qualifiés d’ «ethnocentriques» parce qu’intéressés par la seule violence. Ce soupçon est pour l’auteur «en passe de devenir un lieu commun, tant il circule entre les cercles intellectuels des deux rives». Il ajoute que ce «point de vue est polémique, il exprime le rejet (par les agents du pôle national du champ littéraire) de la domination du pôle international. Le refus de la littérature de témoignage, de l’urgence par les éditions Barzakh relève de cette logique».


Pour le pôle national du champ littéraire algérien, «c’est l’authenticité de la littérature algérienne produite à l’étranger qui est mise en doute. L’auteur cite Kamel Daoud (journaliste) et Sadek Aïssat, auteur. Kamel Daoud qui écrivait alors (à cette époque, il n’avait pas encore publié de livre) : «La littérature algérienne publiée en France est une véritable mise en scène perpétuelle de soi-même et de son propre drame, simplifiée et vulgarisée pour la consommation de l’autre (…). Il ne peut y avoir de culture algérienne en exil en vérité». De son côté, Sadek Aïssat qui avait publié  »L’année des chiens » (Anne Carrière, 1996) déclare : «J’avais peur qu’on m’emmène là où je ne voulais pas aller, j’avais peur que l’édition, les circuits autorisés, me demandent des choses…, me fabriquent, en fait me fabriquent et fassent de moi ce que je ne voulais pas être». Il y a dans l’appréhension de cet auteur et en filigrane la récupération et la transformation de ses écrits par les maisons d’édition françaises. Ce qu’a montré avec pertinence et force détails Kaoutar Harchi (4).

Tristan Leperlier relativise la question du «constat d’ethnocentrisme… (qui) n’est pas particulier aux relations franco-algériennes… les conclusions tirées sont parfois excessives… On a même parlé de ‘‘machine éditoriale à mouliner les auteurs »». L’auteur considère que «les écrivains francophones entrent dans le marché français sans passer par l’intermédiaire d’un traducteur (comme d’autres auteurs), ce qui leur permet une plus grande marge de manœuvre dans la négociation avec leur éditeur». Il distingue différentes postures éditoriales selon que l’on est «petit éditeur», «éditeur moyen» ou «grand éditeur» avec des capitaux faibles ou importants. Il ajoute toutefois que le champ littéraire algérien est aussi soumis aux contraintes du marché «qui sont partiellement des pressions politiques privilégiant l’approche anti-islamiste radicale». En France, les écrivains algériens sont fortement valorisés, «moins du fait de leur autorité propre que des valeurs qu’ils promeuvent comme  »intellectuels musulmans alibis »». Et nous pouvons ajouter et préciser qu’ils sont d’autant valorisés que leurs discours politiques s’emboîtent dans ceux des intellectuels français et autres faiseurs d’opinions. Plusieurs pages de la recherche sont consacrées à la revue Algérie Littérature/Action qui, en France, «avec des capitaux symboliques et économiques français», a participé à la reconstruction d’«un pôle autonome au champ littéraire algérien» qui subissait tant en Algérie qu’en France «des pressions économiques et idéologiques».

En conclusion, Tristan Leperlier affirme notamment que le champ littéraire algérien a été surpolitisé durant la période observée, poussant les écrivains à s’engager politiquement. Le fait que les écrivains «aient été en retrait de la politisation des émeutes d’octobre 88 et qu’ils se soient rangés (majoritairement) du côté de  »l’État » dans la lutte radicale contre le mouvement islamiste, à rebours de l’image héroïque habituelle de l’écrivain luttant contre un État liberticide», s’explique en partie par l’idée que l’écrivain «est censé participer à la construction de la nation et qu’il est ambassadeur du pays à l’étranger, en particulier en direction de l’ancienne métropole coloniale».

Avec la fin de la guerre civile, il y a eu «une dépolitisation inédite du champ littéraire». La hiérarchie qu’on y observe entre francophones et arabophones «s’appuie en bonne partie sur le fait que la langue française est en lien avec la France». Le chercheur conclut que ce livre a permis de battre en brèche trois lieux communs de la critique que nous citons ici sans en reprendre les développements : «Rejeter l’opposition entre littérature et société, rejeter le culturalisme, reconsidérer les relations postcoloniales.


Au terme de notre lecture de cette volumineuse et importante recherche doctorale, nous avons, d’une part, regretté que l’auteur n’ait pas tenu à distinguer clairement «l’État» entendu comme personne juridique et morale de gouvernance et «Pouvoir» en tant que puissance détenue par un groupe de personnes sur les citoyens et, d’autre part, déploré l’absence d’œuvres et de romanciers algériens qui auraient pu apporter un point de vue autre ou nuancé aux côtés de tous ceux qui ont été pris en référence, comme Ahmed Zitouni, Ahmed Kelouaz, Hassan Bouabdallah, Yahia Belaskri, Djamel Mati, Slimane Aït-Sidhoum et bien d’autres ayant publié entre 1988 et 2003, loin des champs altérés.


Dernier roman paru : Le Choc des ombres (Incipit en W- Novembre 2017).


Notes :

1- Charles Bonn, «Paysages littéraires algériens des années 90 et post-modernisme littéraire maghrébin», cité par Tristan Leperlier in page 171.


2- Il y a lieu de préciser que Aïssa. Khelladi «a participé au lancement du Nouvel Hebdo à Alger en 1990, et co-fondé l’Hebdo Libéré en 1991» (africultures.com)


3- http://leblogdeahmedhanifi.blogspot.com/2005/12/la-littrature-de-lurgence.html


4-http://www.lequotidien-oran.com/index.php?news=5245220


Cliquer ici pour lire l’article (1° partie) in Le Quotidien d’Oran

Cliquer ici pour la deuxième partie

Acrostiche pour un Caillou

à M.

Bonne route et peu importe les cyclones sur les Loyauté, l’humeur des gens des îles, d’ici. On est saisi par la coquetterie des voitures qui narguent à toute vitesse, mais de là haut, les trois commandants de bord n’en ont cure, à chacun son allure.  Noir est mon temps intime, nébuleux celui de la météo. Nouer alliance avec Bourail et l’île des Pins, aux antipodes de nos paisibles calanques, n’est-ce pas nickel ? Enjamber un demi cercle de dix-sept mille cent quinze kilomètres ce n’est pas banal et c’est contrarier cette stupide expression « que le monde est petit ». Renifler, se torturer l’esprit ou liquéfier les larmes qui montent à quoi bon ? On objecte « C’est comme ça » et j’affirme que chacun a droit à son zénith rêvé, nos amis, nos enfants et tous les autres, chacun a droit à son propre Caillou, sa propre utopie, même si parfois ils nous obligent au déchirement, joues humectées. Utopies. Tirer vers soi les lignes d’horizon, cette perspective espérée. Évincer, s’envelopper d’une voile azurée. Maintenir le cap jusqu’à Port Moselle, au bout du rêve. Et jeter l’ancre. Hamdou Allah. Donnez-moi le change, dites ici ce que bon vous semble. « Inventer un monde meilleur », par exemple, mais vous vous fichez peut-être de ces obscures lignes comme de votre dernière embrouille ou de votre première chaussette, et je vous comprends.

Marignane, 19 octobre 2017

Aïn Fouara martyrisée

Tu as depuis longtemps été adoptée

Par la communauté, adulée.

Femme au monde-fontaine,

De ta source jaillit l’universel.

Depuis le premier jour

Tu offres au passant assoiffé ta générosité.

L’invitation permanente gicle de tes yeux voilés,

De ton corps en alerte, ton cœur en ébullition.

Même s’ils savent que tu n’as jamais froid,

Que tu restes de marbre devant leur turpitude

Qu’il vente ou pleuve,

Tu es, femme, la cible ad vitam æternam

Des esprits torturés.

On croyait l’abjection hors de la mémoire de l’esthétique

Mais l’histoire bégaie,

La voilà de retour, armée d’une machette

Pour, comme jadis,

Te récuser, te violenter,

Pour t’amputer,

T’anéantir.

Tes amis t’implorent de nouveau,

Ne cède pas ta beauté aux écervelés torturés

N’abdique pas devant l’acharnement

Des ignorants

Dévots du vide.

Que ta grâce exauce nos vœux ya Fouara*.

Miramas, 20 décembre 2017

* ya Fouara = ô Fouara. Aïn Fouara est une fontaine avec statue, emblématique de la ville de Sétif (Algérie). La sculpture est l’œuvre du Français Francis de Saint-Vidal (1899). La statue représente une femme nue assise sur un rocher, au-dessus d’une fontaine, un bras posé sur la pierre, l’autre sur un côté de la stèle, et une jambe repliée. Sa longue chevelure ondule jusqu’au bas du dos. Elle semble contempler la ville ou le monde…

La statue a été vandalisée le 22 avril 1997, le 31 mars 2006, puis le 18 décembre 2017.

Variations

Il y avait les froufrous des jupes et des jeans,

Il y avait les murmures banals ou affectueux,

Le sifflement des avions en papier

Et les regards alanguis.

Il y avait le crissement des chaussures pressées de quitter la salle,

Il y avait le gémissement des chaises déplacées sans ménagement,

« Eh m’sieur c’est sûr que les serpents à sonnette sont sourds ? »

Le clin d’œil au coin des lèvres et de l’interrogation.

Il y avait le tohu-bohu qui enflait dans la cour nue,

Il y avait le gazouillis que de l’autre côté

Les moineaux sur la pelouse caressée par le mistral

Adressaient aux élèves par-delà les fenêtres béantes et L’attrape-cœurs.

C’était hier peut-être même, déjà, avant-hier,

Vacarme des nombrils pubères égarés dans la nébuleuse

Jusqu’au jour de la restitution des armes,  

« On vous oubliera pas ! »

Il y a désormais l’horloge grise du temps nouveau.

Il y a un autre soleil, bas, plus ambré qu’ocre,

La liberté de m’emmurer ou de plonger dans la grande bleue,

Rêver d’ours blancs au Nunavut ou de khat à Zanzibar.

Il y a l’immense territoire des lettres odorantes de l’H au W,

Il y a la marche quotidienne à travers la campagne chatoyante

Où se mêlent hibiscus, absinthes, genêts,

Lentisques et ravenelles.

Il y a la lune silencieuse, suspendue dans la transparence du vide,

Il y a ce discret scarabée sur ce sable iodé,

Au bord du bel étang de Berre éclairé,

C’est ici et c’est maintenant entre chien et loup.

Janvier 2017

S’ils savaient !

Ils s’arrogent le droit

De te toiser

Du haut de leur profonde laideur.

Habillent les règles

Pour t’intimider, te cerner

Proie trop discrète,

Trop généreuse.

Par ta voix,

Magnanime et inflexible

Comme le Cyprès de Hafiz,

Tu les as faits tes égaux,

Alors qu’ils perdent haleine

Dans une course vaine

Ignorant leur mère

Falsifiant, troquant leur être contre l’avoir.

Tu les as hissés sur le mât de l’indulgence

Qu’ils ne jurent, là, devant toi

Que par toi,

Surtout ne te retourne pas,

Ils te saigneraient.

Dans des cloaques assurément

Ils se nourrissent de mots malsains,

Ils avancent à reculons

La Géhenne dans les yeux

Le sourire doublement fangeux

Aux lèvres pendant

Et le fauchard dans le dos.

Les hypocrites

Les ignorants.

Tu leur indiques le ciel, universel,

Ils plongent les coquins dans leur vil nombril.

S’ils savaient !

Istres, Espace F., le 03 juin 2009

Je me souviens, moi aussi – Ennaïr

Ennaïr* de mon enfance

Je me souviens du jlid qui nous paralysait à l’intérieur de notre unique pièce,

Je me souviens des gerçures qui parcouraient les mains de nenna,

Je me souviens du kanoun qu’elle sollicitait plus encore ce jour-là,

Je me souviens des cheveux de jais de ma mère qu’à l’occasion elle parfumait au zit zitoun,

Je me souviens du kholkhal autour de sa cheville,

Je me souviens de la couleur brune du meswek qui embellissait son sourire,

Je me souviens des sacoches noires de elbeciclita verte de mon père,

Je me souviens qu’elles étaient pleines de fruits secs,

Je me souviens que certains résistaient à nos assauts : amandes, noisettes, noix,

Je me souviens que d’autres s’y pliaient : dattes, raisins, figues, cacahuètes,

Je me souviens de la maïda qui, exceptionnellement, débordait de cherchem, de couscous, de lben,

Je me souviens aussi de l’inévitable la mouna qui se faufilait entre les mets,             

Je me souviens du mkhalet de halwa – bonbons, réglisse, coco, chewing-gum – étranglé par une cordelette, une ficelle, ce qu’on trouvait,

Je me souviens de la pièce de khamsa douros, parfois deux, que mon père nous tendait, retenues fermement entre ses pouce et index,

Je me souviens de lawalimoun dont on abusait, et des mini bougies blanches,

Je me souviens qu’on fixait les chmaâ dans des boites de conserve qu’on avait  préalablement trouées de sept ou neuf trous, du nombre je ne me souviens plus,

Je me souviens qu’on les faisait tourner près du corps comme la grande roue d’une fête foraine,

Je me souviens qu’on allait ainsi en courant jusqu’à Covalawa

Je me souviens des souvenirs d’enfance de Pérec, de sa Disparition.

Je me souviens.

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Si d’aventure vous ne comprenez pas la Derja, ce qui suit est pour vous :

Derja : c’est une des langues vernaculaires des Algériens.

Ennaïr : ou Yennayer. Premier jour de l’an du calendrier agraire, le 12 janvier. Cliquer sur ce lien, avec modération…

Jlid : vent glacé.

Nenna : ma grand-mère.

Kanoun : réchaud en terre cuite.

Maïda : table basse.

Cherchem : plat épicé à base de pois-chiches, de fèves et de blé bouillis.

Zit-zitoun : huile d’olive.

Kholkhal : bracelet en argent.

Meswek : écorce de noyer séché que les femmes mâchouillent. Il embellit les lèvres comme un rouge à lèvres naturel, et valorise par contraste les dents (précisions in internet).

Elbeciclita : ou biciclita, bicyclette, ici vélo.

Lben : lait fermenté.

La mouna : brioche pied-noir, d’origine espagnole (dit-on), qu’on consommait à Pâques.

Mkhalet : petite bourse emplie de toutes de halwa.

Halwa : friandises, sucreries.

Chmaâ : pluriel de chemâa, bougie.

Covalawa : ou Cueva d’el agua. C’est le nom d’une zone située près de la jetée, au bas du quartier Gambetta, à l’est d’Oran. Jusque dans les années 60, c’était un important bidonville.

Douro : le douro est une ancienne monnaie espagnole. A Oran, fortement peuplée d’Espagnols, on disait douro plutôt que francs. Un douro équivalait à une pièce de 5 francs, puis au printemps 1964 de 5 dinars.

Lawalimoun : ou agua limon. Eau sucrée au citron.

Cliquer sur ce lien (c’est mon blog), pour lire la suite


LE CHOC DES OMBRES

LE CHOC DES OMBRES – Éditions Incipit en W – Miramas, 2017

« La conception d’une littérature miroir d’elle-même, s’écartant des phénomènes historiques et sociaux qui constituent ‘‘le politique’’, ou les déréalisant, si bien qu’ils ne peuvent plus toucher ou déranger, je ne la comprends pas, elle m’est presque douloureuse. » Annie Ernaux

« Où que nous regardions, l’ombre gagne. L’un après l’autre, les foyers s’éteignent. Le cercle d’ombre se resserre, parmi des cris d’hommes et des hurlements de fauves. Pourtant nous sommes de ceux qui disent non à l’ombre. Nous savons que le salut du monde dépend de nous aussi. Que la terre a besoin de n’importe lesquels d’entre ses fils. Les plus humbles. L’Ombre gagne… » Aimé Césaire

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4° de couverture: Le grand-père de Mimoun Pinto, alias Charly, a été abattu le 9 septembre 1941 à deux pas de la Grande synagogue d’Oran ‘‘par six Arabes…’’ écrit L’Écho d’Oran. Gilbert Chakroun, le meilleur ami de son père, a été assassiné le 22 septembre 1961 dans le même quartier. Les commanditaires de son assassinat étaient membres du Front National Français, mais personne dans la famille Pinto, ni dans la communauté juive de Derb lihoud ne le savait alors.

Larbi El-Bethioui est né dans une banlieue parisienne, comme son père. Il mène une vie d’adolescent ordinaire entre les barres d’immeubles de Clichy-sous-Bois et de Montfermeil. Deux événements parmi d’autres vont bouleverser sa vie : L’agression mortelle à Paris devant ses yeux de son grand-père, Kada, héros de la bataille de Provence et la mort, trois mois plus tard, de ses amis Bouna et Zyed foudroyés par un arc électrique de vingt mille volts.

Charly n’a de cesse d’œuvrer pour Israël, notamment à Beyrouth et dans les banlieues françaises comme à Clichy-sous-Bois pendant les émeutes de 2005. Larbi file un mauvais coton, commet larcins et agressions jusqu’à son enfermement dans un centre éducatif où il rencontre le « frère » Tarik de l’association El-Nasr.  De l’être profond de Charly comme de celui de Larbi sourd une haine qui se développera jusqu’à son paroxysme.

Dans les deux familles, Pinto et El-Bethioui, on nourrit de l’affection pour la chanteuse « Lina l’Oranaise ».

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LE TEXTE COMPLET

Toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé ne serait que purement fortuite. Toutefois, le lecteur reconnaîtra ici et là dans cette fiction des propos tenus par des hommes ou des femmes appartenant à la sphère intellectuelle, politique ou médiatique…

« La conception d’une littérature miroir d’elle-même, s’écartant des phénomènes historiques et sociaux qui constituent ‘‘le politique’’, ou les déréalisant, si bien qu’ils ne peuvent plus toucher ou déranger, je ne la comprends pas, elle m’est presque douloureuse. »

Annie Ernaux

« Où que nous regardions, l’ombre gagne. L’un après l’autre, les foyers s’éteignent. Le cercle d’ombre se resserre, parmi des cris d’hommes et des hurlements de fauves. Pourtant nous sommes de ceux qui disent non à l’ombre. Nous savons que le salut du monde dépend de nous aussi. Que la terre a besoin de n’importe lesquels d’entre ses fils. Les plus humbles.

L’Ombre gagne… »

Aimé Césaire

« La mer ! Partout la mer ! Des flots, des flots encore… » La houle cogne inlassablement contre la coque du navire. En pleine mer, il n’y a qu’elle, la mer. Le lancement du compte à rebours de l’opération Anvil Dragoon est inscrit sur le tableau des souvenirs depuis une quarantaine d’heures, et Naples n’est plus qu’un nom. Le soleil est sur le point de précipiter les débris de la nuit dans sa lumière vaporeuse. Le Golfe de Saint-Tropez se trouve maintenant à quelques dizaines de miles, et à cette distance il figure un croissant de lune déformé. Le chef du 3e Régiment des tirailleurs algériens, le colonel de Linarès, porte une nouvelle fois son regard sur sa montre à gousset. Sous peu, il commandera à ses troupes de se préparer à l’accostage. Kada El-Bethioui et son camarade Hamid Ben Merzouga rassemblent leur paquetage avec un enthousiasme que ne refrène pas l’incertitude des jours à venir. Ils sont tous les deux parmi les deux cents turcos de la 1re compagnie du 3e RTA. On les appelle « les hirondelles de la mort ». Ils ont hâte de retrouver la terre ferme après tout ce temps passé en mer à chanter et à jouer aux cartes lorsqu’ils n’exécutaient pas un ordre ou ne dormaient pas. 

Huit jours avant, les tirailleurs embarquaient à Oran. À Naples, étape imprévue, ils n’eurent pas l’autorisation de quitter le navire. Kada ne mit jamais les pieds dans un avion, et c’est aussi la première fois qu’il prend le bateau. Autour de lui, des soldats montrent des points à l’horizon qui se transforment au fur et à mesure de l’avancée du bâtiment de guerre en monts, en blocs, en immeubles. Le rivage enfin s’offre aux tirailleurs impatients. Le débarquement du croiseur Duguay-Trouin se déroule sur la plage de Sainte-Maxime dans un mélange de bousculades, de bavardages et de chants. L’excitation va crescendo, les troupes braillent :  

 « … Les turcos sont des Français noirs
Ils sautent dans l’herbe sanglante
Allah ! Ils grimpent à l’assaut
Et quand ils arrivent en haut
Les turcos ne sont plus que trente

Les turcos, les turcos sont de bons enfants… »

Derrière la plage, les premiers monticules passés, les effluves enivrants des plantes et les stridulations des insectes incitent à la légèreté. Les exhalaisons vont, de nouveau, se développer jusqu’à saturation. La chaleur appréhendée le matin est torride en milieu de journée de ce mardi de l’assomption, lorsque les troupes prennent la route de Cogolin. Elles pénètrent dans le massif des Maures, de Collobrières à Pierrefeu-du-Var. Dans ces bourgs en détresse, des chiens hurlent à la mort. Les bouches sont fermées, les regards suffisent à dire toutes les difficultés éprouvées, parfois un geste. Les soldats contournent Solliès-Pont et plus au sud La Valette-du-Var. Le but assigné est d’atteindre Toulon dans les meilleures conditions possible. Kada se demande s’ils vont encore marcher deux ou dix heures avant d’atteindre le but. Il parle peu, préoccupé par le poids de son barda et du fusil à baïonnette, du casque, de la gourde, du piolet… C’est que Kada est chétif, pas grand, « un mètre soixante-six tout au plus » lui avait annoncé le médecin de la compagnie, un brin moqueur. Le beau sourire accroché aux lèvres et la fine moustache carrée posée sous un nez aquilin lui donnent un air des plus sympathiques. Il avance dans ces terres inconnues écrasées de soleil, comme chez lui, tellement semblables à la corniche oranaise. La végétation aspire puissamment le feu des rayons de soleil avant de le répandre, parfumé. Il pénètre alors jusqu’au plus profond des corps engourdis des soldats. Soleil et chaleur qu’aussitôt la brise marine tombée à la fin du jour, les militaires regrettent. Kada est épuisé. Son souffle court est celui du marcheur arrivé au terme d’un long et harassant parcours. Hamid est autant fatigué, mais il continue de parler. Son désir, sa faiblesse immédiate il la confia à son ami, « cahwa hamia khouya Kada kima taâ echibaniya », un café chaud mon frère Kada, comme celui de ma mère. Les soldats de la première compagnie du 3e RTA, menés par le lieutenant Alland rentrent les premiers dans Toulon nord le vingt août en fin de journée, aidés par des résistants des FFI, les Forces françaises de l’intérieur. Les rues de la ville sont quasiment désertées par les habitants. Quelques hommes hagards, paralysés par l’épuisement et l’incertitude, avancent à tatillon en longeant les façades calcinées des bâtiments contre lesquelles chancellent des poteaux électriques déracinés. Les accrochages avec l’ennemi sont nombreux. Les jours suivants, d’autres troupes accourues en renfort, pénètrent dans la ville : 3e RSAR, 1re DFL, 6e RTS… Les Allemands sont désorientés. La reddition du colonel Widmann a lieu le samedi 26. Toulon est libérée par tous ces hommes venus du Maghreb et d’Afrique noire, soutenus par les alliés et tous les résistants, « des gens de toutes les couleurs, de toutes les religions, de toutes les opinions politiques, mobilisés pour libérer la France ». Le lendemain, Kada, son camarade Hamid et des milliers d’autres Français musulmans d’Algérie, exténués, mais heureux, défilent fièrement auprès de leurs frères d’armes sur le boulevard de Strasbourg, acclamés par des centaines de Toulonnais enthousiastes, désormais libres.

Hamid Ben Merzouga fut tué la semaine qui suivit la libération de Toulon, écrasé par une jeep conduite par un soldat français ivre. Il semble à Kada qu’il ne pourra jamais dissocier de la victoire remportée sur l’ennemi, la disparition de Hamid.

Assise à même le parquet, sur le pont principal, côté poupe, Ginette murmure à l’oreille de sa mère son refrain préféré,

« Ya ommi ya ommi ya ommi

Essmek deymen fi fommi

Men youm elli âyniya chafou eddouniya

Chafouk ya ommi-laâziza âaliya… »

Dans la salle de projection du navire, on tue le temps en regardant Destins ou En cas de malheur. Pour beaucoup, la ligne d’horizon ne cesse de s’éloigner alors même que la ville de tous les espoirs est annoncée dans le haut-parleur pour quelques heures. Les yeux humides des enfants suivent les pirouettes des puffins au-dessus des eaux calmes, trop calmes. Pleurent-ils de fatigue ou sont-ils attristés par la mort du serin de Yacoub ? En ce début des années soixante, des centaines de milliers de pieds-noirs abandonnent l’Algérie pour la France, « la mère patrie ». Ces départs massifs, auxquels s’associent les indigènes israélites et les harkis, traduisent l’agonie de la colonisation française. La perte de l’Algérie annonce pour eux plus que le terme d’une période ou d’un monde, elle marque la fin d’une vie concrète traversée de chaleur, faite de petits riens, de petites relations, de petites combinaisons où, en définitive, l’on gagnait à chaque coup et qui se manifestait à travers les petites fêtes et les pratiques de l’entre-soi, un petit verre d’anisette à la main dans un petit appartement ou une petite ferme, dans un quartier ou un village où l’on vint au monde, où l’on grandit. De mémoire de Mimoun, aucun membre de la famille ne naquit hors de l’Ouest algérien. La France, on ne la connaît que par l’Écho d’Oran et les actualités projetées dans les cinémas le Familia, le Plaza, le Rex, le Victoria, et l’Empire bien sûr… Mimoun Pinto ainsi que son père, sa mère, ses grands et arrières grands-parents, tous naquirent à Oran. Et nombre d’ancêtres aussi. À Oran ou dans sa région. Et tous les disparus, lorsque la faucheuse leur avait de leur vivant enjoint de regarder vers elle, d’avancer vers son champ, son antre, tous sans exception se tournèrent vers cette même terre qui les vit naître. Et voilà que ce qui reste en ce monde de la grande famille doit se résoudre à tout abandonner y compris les cimetières. 

La famille Pinto fut emportée dans la tourmente, mais à aucun moment elle ne pensa en arriver à rompre complètement avec les voisins « arabes ». C’est pourtant bien ce qui se passe. La défaite française n’est plus une vue de l’esprit et « les événements » prirent une tournure hallucinante. Comme les Pinto, l’écrasante majorité des israélites choisirent de suivre la France qui les avait distingués en 1870. En définitive, ils décidèrent de taillader leur identité, nier leur passé, trahir la mémoire des leurs, mourir un peu. Les militants juifs de la cause indépendantiste comme Pierre Ghenassia, Daniel Timsit, Martine Timsit-Berthier, André Akoun, Jean et Andrée Beckouche, ou comme Georges Hadjadj, Guy Bensimon, Claude Sixou, Claude Ouzana, ne sont pas légion. Pendant les manifestations de 1960 et au printemps de cette année aussi, à Oran, à Alger, de nombreux israélites arboraient des épaulettes aux couleurs de la France et d’Israël. L’assassinat de Samuel Azoulay, un jeune chauffeur de taxi — « par les malfrats musulmans Cheriet Ali Cherif et Brahim Abdelkader qui le forcèrent à se diriger vers le dépôt de munitions d’Eckmühl » — et plus tard, l’incendie de la Grande synagogue d’Oran qu’on impute aussi à des musulmans, scellèrent le choix des plus réticents. Comme les pieds-noirs, les juifs craignent une Algérie future, totalement « arabe » et musulmane. Et totalement indépendante. L’allocution du général de Gaulle il y a un an les mit définitivement devant le fait accompli. Ils la vivent comme une trahison : « J’ai décidé au nom de la France de suivre un chemin nouveau. Ce chemin conduit non plus au gouvernement de l’Algérie par la métropole française, mais à l’Algérie algérienne… » Alors, deux mois plus tard, à la question « approuvez-vous le projet de loi concernant l’autodétermination des populations algériennes ? » Gaston et Dihia son épouse répondirent en glissant dans l’urne le bulletin beige, « Non », les yeux et le cœur dans les talons. Gaston avait arrêté sa décision. Suivre la France, mais pas le général. Il répétait à Dihia « le grand Charles il ne comprend rien, qu’est-ce qu’il comprend, rien, il nous a trahis oui ! » Pourtant c’est pour marquer son admiration pour le général qui leur avait permis de recouvrer la citoyenneté française que le régime de Vichy leur avait retirée en 1940 que Gaston avait offert un second prénom, Charly, à son fils Mimoun, né six ans après la fin de la guerre. À l’école, en début d’année, cela déconcerta quelque peu ses camarades qui entendaient la maîtresse l’appeler Mimoun alors que lui leur jurait que son nom est Charly. Puis ils s’habituèrent. Mimoun préfère le moderne Charly au désuet et très local Mimoun que lui avait choisi Habiba, sa grand-mère, en souvenir à la fois de son propre père à elle Mimoun Dahan et de son mari assassiné. Lorsque son fils le lui reproche, Gaston le renvoie à son histoire « mais tu le sais, c’est le prénom de mon père mon fils, combien de fois je te l’ai dit ! Et ton frère, qu’est-ce que tu crois, ton frère il s’appelle Yacoub comme mon grand-père, c’est kif-kif. C’est une tradition mon fils, une tradition, il faut toujours honorer les parents. » 

Dans les travées du cimetière israélite, au cœur du quartier « arabe » — les pieds-noirs disent « le village nègre » —, Gaston rappelait à son fils qu’il porte « le prénom de cet homme » en pointant de son index une tombe reposant à l’ombre d’un cyprès de grande élégance qui veille le jour avec son ombre et le soir avec les Djinns sur elle et sur deux ou trois autres. Sur la pierre tombale, Mimoun lisait son nom et son prénom. La première fois qu’il avait été confronté à cette situation, qu’il s’était rendu compte qu’il portait les nom et prénom d’un mort allongé dans cette tombe devant lui, il ressentit ses os se glacer : « à la mémoire de Mimoun Pinto, 1905–1941. » Plus loin, devant la tombe de l’arrière-grand-père « Yacoub Pinto, 1875–1942 », en lisant le nom et prénom de son jeune frère, Mimoun fut de nouveau saisi d’effroi, eut un mouvement de recul irréfléchi. Son père se tenait près de lui, la main posée sur sa kippa pour le rassurer. Gaston ne se rendait jamais au cimetière sans se prosterner devant la tombe de son père. Plus loin encore, dans un autre carré, devant les tombes de l’arrière-grand-mère « Lalla Bensaïd, 1885–1957 », et du grand-père maternel de Dihia, « Shlomo Benaroche, 1885–1920 », il lisait des psaumes et récitait El Male rahamim.  Shlomo Benaroche est mort lors d’un combat dont nul n’a plus souvenir de sa cause. Une rumeur persistante avait pourtant couru que sa fille n’était pas de son sang. Elle était la fille d’un porteur d’eau que Sadia avait rencontré à un mariage. Il était porteur d’eau etberrah attitré dans de nombreuses fêtes. C’est cet homme, Ben Mohammed El Houari qui tua Shlomo Benaroche, lors d’un duel au sabre. Ginette avait dix ans. Les deux hommes étaient ivres et avaient le même âge : trente-cinq ans. Personne n’a plus entendu parler du porteur d’eau.

Jusqu’au dernier moment, Gaston ne dit rien à personne de sa décision d’abandonner le pays qui les vit naître et grandir, hormis aux plus proches de sa famille, pas même à son chef de groupe à la SOTAC, la compagnie de transport qui l’employait jusqu’à vendredi dernier. Gaston était conducteur d’autocar sur la ligne Oran–Aïn El-Turck. Jusqu’au jour du départ, il ne dit rien parce qu’il avait peur d’être confronté à un problème quelconque qui l’eut obligé d’annuler ou de différer leur départ, alors que le pays est à feu et à sang, que le FNF, le Front national français, attise les haines et fomente des attentats aveugles, que la mort rôde à chaque coin de rue. L’assassinat en juin de Cheikh Raymond, un homme aimé par tous les amoureux du Malouf, par tous les mélomanes, va opérer comme un déclic pour de nombreuses familles juives. Mais pour les Pinto la goutte qui fit déborder le vase fut le meurtre de Gilbert Chakroun, devant la Grande synagogue, le premier jour de Rosh Hashana le 22 septembre dernier. Gilbert était un commerçant très aimé dans le quartier. Personne ne comprend rien. Il faisait crédit à tout le monde. Aux Juifs, aux Français, aux « Arabes ». (On disait systématiquement Arabes. Jamais on ne désigna autrement que comme Arabes les musulmans d’Algérie. Jamais ou presque jamais on ne disait Chaoui, Kabyle, Mozabite, Sanhaji… Par méconnaissance ou par inconscience, la plupart de ceux-ci se nommaient eux-mêmes ainsi, hna el-ârab.) Gaston était bouleversé « j’ai perdu un frère » répétait-il, lui qui n’en avait pas. Gilbert et lui avaient le même âge, un peu plus de trente ans. Entre 1949 et 1951, ils accomplirent ensemble le service militaire, soldats de deuxième classe, dans la caserne d’Eckmühl. Cette expérience les rapprocha beaucoup. Ils restèrent amis jusqu’à la fin. En semaine ils passaient des heures entières dans sa boutique à refaire le monde et le samedi au bistrot chez Bartolo ou bien au Claridge où, avec d’autres amis, ils s’offraient un verre ou deux d’anisette. Le dimanche ils se retrouvaient encore à l’entraînement ou au stade de foot, Gaston dans les gradins et son ami sur le terrain. Gilbert portait le numéro 11, ailier gauche du CALO, le Club athlétique liberté d’Oran. Gaston était un fervent supporter des rouge et noir. Gilbert faisait partie de ses joueurs préférés avec Anderson, Benssousan, Embarek et Sanchez. 

La famille Pinto monta la veille dans Le Ville d’Oran. Chaque membre de la famille transportait une valise et des baluchons. Rares sont les voyageurs qui respectèrent la consigne « deux valises maximum par personne » écrite à la craie et à la hâte sur un tableau noir de collégien dans la salle d’embarquement. Ils sont tous là les Pinto : les enfants Mimoun, Yacoub et Yvette, les parents Gaston et Dihia. Il y a également Habiba la mère de Gaston et du côté de Dihia, ses parents Zohar Zenata et Ginette Benaroche ainsi que sa grand-mère maternelle Sadia Benhakim. Les autres sont morts : les parents de Zohar, le grand-père Shlomo Benaroche, Mimoun Pinto, le père et les quatre grands-parents de Gaston. À Mimoun on confia une valise et un gros carton en sus de l’appareil photo de son père qui pend depuis vendredi à son cou. Il avait insisté pour l’emporter. Yacoub avait pris sa cage, Yvette ses poupées de chiffons. Mimoun est l’aîné et le plus chargé des enfants. Il a presque trois ans de plus que Yacoub, mais cela se voit à peine au premier regard, à moins de le forcer. Mimoun est frêle. Dans le quartier, pendant les matches de foot, ou à l’école, ses camarades lui lançaient méchamment « enano ! » Ils savaient que cela le blessait et sa réaction à leur rosserie, une insulte, un jet de pierre, un cri, les réjouissait. Mimoun est petit comparé à ses copains de même âge, mais pas nain. Aucun de ceux-là ne se trouve sur le paquebot. Son frère porte une cage dans laquelle ne se trémousse plus son canari jaune. Il va et vient d’un bout à l’autre de la coursive, il court, saute, tombe, geint. Leur sœur Yvette est allongée dans son impressionnant landau encombré de toutes sortes d’objets qui limitent ses mouvements. Elle ne peut ni tourner la tête ni balancer les bras ou les pieds. La mère est étendue devant la poussette, les yeux fermés. La jeune grand-mère, Ginette — serrée contre Sadia sa mère, aveugle — pleure et chante en même temps, entourée de Habiba, et de nombreux passagers qui la reconnurent sous ses grosses lunettes, et son foulard noir et blanc qui ne laisse rien paraître de ses cheveux de jais, courts « c’est Lina, oh, Lina ! » Leur peine est aussi lourde que la sienne, aussi inconsolable. Les murmures d’amour froissé ou de détresse que Ginette offre à sa mère effleurent son visage humide et celui de tous ces inconnus autour d’elle, avant de se perdre dans le ciel : 

« Ya ommi ya ommi ya ommi

Essmek deymen fi fommi

Ô mère, ô mère, ô mère

ton nom emplit ma bouche

Depuis qu’ils se sont ouverts au Monde

mes yeux se sont ouverts à toi

Ô mère ma très chère… »

Alors que les adultes traversent les eaux de la Méditerranée comme une éternité de larmes en faisant pour la énième fois les cent pas sur le pont ou en regardant Destins dans la salle de projection, avec Armand Bernard, Micheline Francey… et bien sûr Tino Rossi. « Destin, lorsque ta main frappe à la porte, Destin, sur le chemin tu nous emportes… » Les plus jeunes s’impatientent autrement. Il leur semble que plus le paquebot s’approche de l’horizon au-delà duquel, espèrent-ils, toute leur souffrance s’annihilerait, plus celui-ci s’éloigne. « C’est quand c’est qu’on arrive ? » répète Yacoub en fixant les eaux létales de cette mer qui désormais ne traversera plus la France comme la Seine parcourt toujours le cœur de Paris, et en pleurant sans discontinuer la mort inexpliquée de son canari qu’il fut obligé de jeter par-dessus bord

Mimoun Pinto et sa famille vécurent toujours dans Derb lihoud, le quartier israélite d’Oran. Leur dernière adresse se trouve derrière la maison Darmon, précisément au 34 rue d’Austerlitz, la longue rue du marché, à quelques dizaines de mètres du temple protestant qui est, lui, dans la rue de la Révolution. Les plus jeunes comme les plus âgés des Pinto, enfants, parents, arrières-parents, tous n’habitèrent que dans ce quartier où ils naquirent. Les Pinto sont établis dans l’Ouest algérien depuis une vingtaine de générations. Leurs ancêtres, originaires de l’extrême ouest de la province de Valencia, furent condamnés pour impureté raciale et chassés d’Espagne à la fin du 15e siècle, à l’instar de plus de cent mille autres juifs victimes, avec les musulmans, de la Reconquista et de la Limpieza de sangre. Et, depuis, dans ce Maghreb central qui les reçut les bras grands ouverts, les Pinto arpentent les dimensions du temps, au gré des événements, heureux ou malheureux, des naissances et des morts. Mimoun ne se vanta jamais de cette origine. Il ne la récusa jamais non plus. Ces discussions n’encombraient pas les enfants. Sa mère, Dihia Zenata, est une Berbère juive Zénète dont les aïeux prennent source dans la région de Tlemcen. Lorsque dans les années trente une première tragédie vint directement les frapper ici même, les Pinto vivaient humblement, sans éclat, comme l’écrasante majorité des populations indigènes, entourés d’amis et d’anonymes. Dans les territoires du nord, entre les deux guerres mondiales, la Communauté juive était mise à l’index par des hommes et des femmes qui avaient laissé couler en eux la haine qu’on exaltait partout. Quelques années auparavant, dans ces contrées-là, un capitaine de confession juive avait été injustement accusé de collusion avec l’ennemi allemand. Ces mêmes hommes et femmes étaient venus jusque dans ces terres arides, vierges, mais plutôt paisibles et accueillantes, où les différentes communautés vivaient en symbiose depuis les temps les plus reculés, qu’ils fussent temps de paix ou de guerre, pour répandre leur venin. La nuit et le jour des groupuscules sillonnaient les rues d’Oran, particulièrement celles du Derb lihoud, en scandant des rengaines outrageantes. Ces provocations se répétèrent jusqu’à la grande catastrophe : 

« Y a trop longtemps qu’on est dans la misère

Chassons l’étranger ça fera travailler

Chassons chassons de notre pays

Cette sale bande de Youdis… » 

L’État national abrogea le Décret qui avait fait des israélites des membres à part entière de la communauté française en leur octroyant la pleine citoyenneté, mais en semant en conséquence les graines de la discorde entre juifs et musulmans. 

Le matin du 9 septembre 1941, comme tous les matins, Mimoun Pinto accompagnait son fils Gaston, le père de Mimoun, à sa nouvelle école qui se trouvait derrière la mairie, dans la rue Eugène Étienne. Des hommes les suivaient depuis la place Foch en sifflotant l’air de chansons scandaleuses, haineuses et antisémites. De temps à autre ils s’exclamaient « Señor cura ! Señor cura ! » en tapant dans leurs mains. Ces hommes partageaient avec l’ancien abbé et maire d’Oran, Gabriel Séraphin Lambert — Señor cura—, la haine des juifs. Dans l’esprit de l’ancien maire en soutane et col blanc « ces gens ne poursuivent qu’un but, se rendre maîtres du monde. Ils ont crucifié le Christ et attendent le Messie pour nous tenir sous leur domination. » Curieusement, de nombreux israélites avaient rallié les comités de soutien à l’abbé qu’on appelait « les Amitiés Lambert ». Ce n’était pas la première fois que ces individus intimidaient Mimoun et son fils, parfois jusqu’à la porte de l’immeuble qui abritait l’école. Ce mardi-là, alors qu’ils traversaient le boulevard Sébastopol, un des hommes donna un coup d’épaule au père en l’injuriant. Mimoun eut un geste défensif, et ce faisant, involontairement, libéra la main de Gaston qu’il avait serrée fort durant tout le trajet au point de lui en écraser les doigts. L’affront renouvelé que lançaient ces voyous à Mimoun, en même temps qu’il développait chez lui un courage dont il ignorait jusqu’alors être capable, réduisait la honte qu’il avait de son impuissance à réagir, de sa paralysie. Ce matin-là, contrairement aux jours précédents, Mimoun ne baissa pas la tête, ne fit pas le sourd, ne se laissa pas faire. Porté par une énergie dont il ne s’expliquait pas les ressorts, il ralentit le pas, se retourna vers les hommes qui redoublaient d’outrages, et se jeta sur celui qui le bouscula, en criant « ¡matones ! » Puis il les menaça de porter plainte. Sa colère était si grande qu’il s’adressa à eux dans la langue des aïeux, en espagnol, dans une gestuelle théâtrale qu’il n’aurait pu, pour sûr, rejouer si on le lui avait demandé, « ¡ que son tarados! » À la maison, les Pinto parlent indifféremment le français, l’espagnol ou derja, l’arabe algérien très coloré. Du berbère il demeure quelques expressions qu’on retrouve dans la bouche de Habiba et Dihia sa bru. L’hébreu ils le connaissent suffisamment pour pratiquer les prières et les rites religieux en général. Pas les enfants. Mais dans certaines situations, lorsque l’émotion atteint son comble, de toutes les langues, c’est l’espagnol qui s’impose aux aînés comme un recours inévitable, une nécessité absolue dictée par la fidélité à la lignée paternelle. Les racistes reprirent à tue-tête « Y a trop longtemps qu’on est dans la misère/Chassons l’étranger ça fera travailler… » L’un des bandits, celui-là même qui donna à Mimoun un coup d’épaule, le somma « répète, répète voir, sale race » et Mimoun répéta « vous n’êtes que des abrutis, des voyous ! » « Sale youpin » reprit l’homme en glissant sa main dans la poche révolver de son pantalon. Il en sortit un couteau à cran d’arrêt qu’il actionna et planta à plusieurs reprises d’abord dans la gorge, puis dans le ventre de Mimoun Pinto en hurlant « Les Youpins hors de France ! » Mimoun s’écroula devant son fils qui se jeta sur lui en criant « papa, papa ! » Des dizaines d’hommes et de femmes s’étaient regroupés autour des malheureux et tenaient des propos incompréhensibles. Un homme, penché sur Mimoun, déboutonna sa chemise en bafouillant « je suis médecin, appelez la police ! » tout autour, d’autres personnes s’étaient agglutinées de sorte qu’on ne voyait plus le médecin incliné sur le père, ni celui-ci, ni Gaston. Lorsque l’ambulance s’immobilisa, il était trop tard et les agresseurs s’étaient volatilisés. On gesticulait, parlait haut, mais on ne comprenait rien. Deux fillettes pleuraient. Le cercle s’était encore renforcé quand la police arriva. Son chef s’adressa à la foule « Allez, poussez-vous ! » avant de se tourner vers le médecin : « comment étaient-ils, combien étaient-ils, c’étaient bien des Arabes ? » Le docteur répondit qu’il ne savait pas, mais une dizaine d’hommes et de femmes disaient être prêts à témoigner. Un policier nota leur nom et adresse. Puis les ambulanciers emportèrent le corps. Bien après leur départ, on continuait de s’agiter avec gravité. C’est un parent d’élève de l’école Bénichou qui raccompagna jusqu’à son domicile le petit Gaston pétrifié. Il avait douze ans ce jour-là. Il s’en souviendra toute sa vie. Régulièrement il racontera l’agression dans le détail à Mimoun, son propre fils. Comment les bandits les regardaient, comment ils les avaient bousculés et fait tomber à terre son père. Comment l’un d’eux, ils étaient six,  exhiba un couteau qu’il brandit entre ses propres yeux comme dans les films noirs de Fritz Lang, puis le plaqua contre la gorge de son père. « Je ne voyais à ce moment-là que la lame et la lumière qui papillotait sur la surface », se rappelait-il. Il se souvenait de l’attroupement des curieux, de leurs commentaires souvent incompréhensibles. De l’ambulance et de sa sirène insupportable. Et du vacarme qui suivit. Gaston se remémorait aussi de parents tenant fermement la main de leurs petits qui s’agitaient comme s’agiterait tout enfant mis devant une même situation, dans le désordre, bruyamment. Il se souvenait de ce jeune enseignant, chétif, qui répétait en toussant et en balançant son cartable « Depuis des années, ce monde est livré à un déferlement de haine qui n’a jamais eu son égal ! Depuis des années, ce monde… » Mimoun Pinto allait sur ses trente-cinq ans. Il accompagnait son fils aux cours privés de la rue Eugène Étienne comme il le faisait depuis la nouvelle rentrée. On disait « L’école de Bénichou », mais en réalité c’était l’appartement d’un de ses proches. Depuis les lois raciales d’octobre 1940, le décret Crémieux qui accordait la citoyenneté française à tous les israélites indigènes d’Algérie fut abrogé et les enfants juifs interdits de scolarité publique. Parce que Juifs. 

Le lendemain, dans sa rubrique des faits divers, L’Écho d’Oran reprenait les termes du communiqué du commissaire de police. Sur la même page, dans un encadré officiel, le journal listait les professions interdites désormais aux Juifs : avocat, médecin, enseignant… Gaston ressortait tant de fois cette agression à son fils que le jeune Mimoun pouvait la dérouler dans son imagination dans le moindre de ses détails. Peut-être en atténuait-il certains, en accentuait, noircissait ou ajoutait d’autres. Gaston lui racontait avec précision les échanges qu’il avait avec son père lors des sorties au Théâtre de verdure, à la Promenade de Létang ou même au lointain Parc municipal. Tant et si bien que Mimoun avait appris à connaître son grand-père aussi bien que son père. Ainsi, il lui arrivait de lui attribuer telle qualité ou tel défaut dont la justesse, de l’une comme de l’autre, surprenait à peine Gaston. Évidemment, Mimoun ne vit jamais le corps de son grand-père allongé sur le trottoir devant l’immeuble qui abritait l’école fréquentée par son père. Il ne le connut naturellement pas. Et pourtant, il pouvait décrire les lieux et discourir sur les circonstances comme s’il avait vécu le drame dans sa chair. Son père lui racontait cette agression régulièrement en prenant soin de toujours présenter à son enfant la même source de son récit. « N’oublie jamais mon fils », répétait-il en agitant L’Écho d’Oran. Mimoun ne savait pas encore lire. Son père reprenait : « Zakhor, mon fils, zakhor… » 

Plus tard, dans le petit appartement familial de la rue des juifs à Derb lihoud, alors que des rumeurs affolantes se répandaient dans tout le quartier, que des événements secouaient le pays d’est en ouest, qu’une guerre indigène de libération avait succédé à une guerre mondiale, le père de Mimoun lui proposa de lire l’article du quotidien oranais. Mimoun avait appris à lire et ne trébuchait plus trop sur les mots. Ce jour-là il était plongé dans la page 29 de son Manuel d’histoire de Bernard et Redon pour élèves de CM1 que son maître d’école avait demandé d’apprendre par cœur : « Il faut aller faire la guerre aux Turcs, dit le pape Urbain. Pourquoi ? Parce que les musulmans maltraitent et quelquefois tuent les pèlerins, c’est-à-dire les chrétiens venus à Jérusalem pour prier sur le tombeau du Christ. La foule a crié : ‘‘Partons ! Dieu le veut !’’ » La révision du cours d’histoire achevée, Mimoun débita la leçon à son père, sans regarder le livre. Mimoun hochait de temps en temps la tête, car il n’approuvait pas ce qui était écrit dans le livre. Ce n’était pas la première fois. « Tiens » dit-il à son fils. Mimoun s’empara du journal que lui tendait son père. L’Écho d’Oran, daté mercredi 10 septembre 1941. « Tiens, lis mon fils, lis », avait répété le père. Il lut, d’abord le titre de la rubrique « Agressions », puis le texte : « Un homme, Monsieur Mim… moun… Mimoun… » Il buta sur son nom. Il reprit : « Un homme, Monsieur Mimoun Pinto, 35 ans, de confession israélite et son fils Gaston qu’il accompagnait au collège, ont été attaqués par six Arabes à hauteur du boulevard Sébastopol, non loin de la Grande synagogue. Les agresseurs ont été arrêtés. Il s’agit de : Mokhamed Lakrim, Khamed Amrani, Ali El-Torki, Kadour Betouil, Mohamed Soundouci et Amar ou Omar Lakhal. Ces individus sont encore, à l’heure où nous mettons sous presse, entendus au Commissariat du deuxième arrondissement. Les truands ont tenté de voler l’israélite qui ne s’est pas laissé faire. » 

De nouveau, un frisson parcourut son dos. « Il parle de l’attaque de saba » fit le fils. Gaston, lui qui savait, ne lui dit pas que le journal avait travesti la vérité. Il ne le lui dira jamais. Mimoun relut le papier sans que son père le lui ait demandé. Il s’exclama : « dans mon livre, c’est écrit ! ‘‘Les Arabes sont méchants.’’ » Mimoun ressentit une grande et indéfinissable douleur dont il ne pouvait saisir sur le moment ni les contours ni même les prémices des transformations radicales qu’elle infusera dans son être. Comme si l’histoire de l’agression de son grand-père, saba, figée sur du papier jauni qu’il lut et relut jusqu’à ne plus pouvoir — une histoire partagée par de nombreux lecteurs — prenait soudain une dimension nationale, comme si elle délivrait la clé d’entrée dans cette guerre qui les enserrait tous. Mimoun avait punaisé l’article dans le couloir de l’appartement, à l’écart des photos de famille sous verre, comme étaient placardés autrefois sur les murs des saloons américains les wanted dead or alive, ces avis de recherche des bandits de grand chemin. Mimoun avait soigneusement recopié sur une feuille quadrillée le nom de chaque Arabe mentionné en gros caractères d’imprimerie qu’il scotcha au bas de l’article du journal. À cette époque les journaux pullulaient de noms d’Arabes — dans la presse aussi, on présumait que tous les autochtones musulmans étaient des Arabes — que l’on recherchait pour une raison ou une autre, ou de photos d’Arabes morts.

Recroquevillé dans une canalisation défectueuse, Kada grelotte dans son costume déchiqueté. Il tremble de froid, d’épuisement et de peur. De temps en temps il passe le bras sur son front pour éponger la sueur. Ainsi ramassé il s’aperçoit combien il est desservi par ce corps maigre et abîmé. Il lui faudra tenir dans cette position jusqu’aux premières lueurs du matin. Il s’applique à remuer le moins possible pour n’émettre aucun signe de présence. Il a soif et faim. Il a l’impression que son crâne est fendu. Il n’en revient pas d’être toujours en vie et de pouvoir appréhender le fil des événements de la veille, et plus encore ceux des jours et des mois passés. Il se tâte la cuisse lourde, l’épaule endolorie, la tête. Du sang séché colle à son cuir chevelu et à ses vêtements déchirés. Tous ses membres souffrent. À quarante ans, l’agilité qui était la sienne à vingt semble l’avoir abandonné. « Pourquoi ? » ne cesse-t-il de se questionner, même s’il sait qu’au cœur de la nuit la réponse ne lui sera pas offerte. « Pourquoi cette haine ? » Il a subitement honte. Il a une pensée pour sa mère, pour son père, pour sa famille, restés au bled. Pour son épouse. Une autre, épaisse, traverse son esprit comme un éclair : et si Messaoud et Hadj El-Khamis lui étaient arrachés ? Un sentiment de répulsion noue son cœur. Il s’en veut. De son poing serré, il martèle sa poitrine, puis sa tête. Il résiste aux larmes. « Pourquoi tant de haine ? »

Kada El-Bethioui est originaire de Saint-Leu, un village situé à l’est d’Oran que les musulmans désignent du nom éponyme de la tribu berbère des Bethioua qui, selon le géographe andalou Al-Bakri, vécut sur ces terres durant des lustres. Les aïeux de Kada passèrent l’essentiel de leur existence autour de Bethioua, chaque segment familial vivant de quelques arpents de terre de labour, le plus souvent à la lisière du dénuement. Et cela demeura ainsi. Aussitôt la Grande Guerre achevée, Kada est renvoyé auprès des siens. Il était couvert d’honneur et le cœur rempli de fierté. Il fut, avec d’autres, accueilli comme un héros. Une fête fut organisée à Oran au sein de la grande caserne d’Eckmühl à laquelle assistèrent les plus hauts gradés de la région. Lorsqu’il entendit son nom dans le haut-parleur, Kada avança devant la tribune bondée. D’un geste lent, il inclina son tarbouch rouge, fit le salut militaire et attendit au garde-à-vous. Il n’était pas très à l’aise, mais il se rassurait en se disant qu’il n’était pas le seul à s’être levé à l’aurore et à entendre battre son cœur comme celui du Duguay Trouin dans la tourmente. Le commandant de la caserne lui posa sur le torse la croix de guerre pour services rendus en chuchotant une amabilité de circonstance. Kada sourit timidement. Il s’entendit dire « merci » en levant haut la tête. Il s’interrogeait toutefois. « Ils me remercient pour mon sérieux, pour mon courage ou pour avoir abandonné les miens ? » La médaille se présentait sous la forme d’une croix en bronze au centre de laquelle était incrustée une tête de la République traversée par deux épées croisées. Elle était accrochée à un ruban rouge parcouru par quatre fines bandes vertes. Quelques jours plus tard, une autre médaille lui était attribuée par le maire de Saint-Leu en personne lors d’une identique cérémonie spéciale. Toute cette reconnaissance le rassurait, le valorisait dans son groupe, et même chez beaucoup de pieds-noirs. Kada était fier d’avoir participé à la libération de Toulon et d’autres villes de France de la barbarie allemande. Il ne maîtrisait, certes pas, les dessous des cartes de ce conflit mondial, mais il parvenait à hiérarchiser les grands maux. Certains allèrent jusqu’à l’appeler par son nom de famille qu’ils précédaient d’un titre distinctif, très modeste, mais qui le touchait, « Monsieur El-Bethioui ». Ces amabilités avaient pour effet de l’émouvoir, car, aussi loin qu’il s’en souvienne, cela ne lui était jamais arrivé auparavant, ni à son père ni à ses oncles. Jamais on ne l’appela « monsieur ». Il était plus habitué aux sarcasmes qu’on débitait sur sa silhouette, sa taille, sa moustache. « Comment va notre Charlot ? » lui demandait par exemple en frottant ses mains sur son tablier bleu usé, madame Patron, l’épicière du village, lorsqu’il venait lui acheter du café Nizière, une tablette de chocolat Poulin ou des bâtons de réglisse pour ses neveux. Il était solide, mais sa force ne pouvait l’aider à cicatriser les plaies de l’animosité et du racisme « Ya bon Banania » qui le marquèrent et marqueront à jamais. Ces plaies avaient pour auteurs des voisins du village, nombre de soldats français, souvent issus de la même région que lui, du même régiment, des Oranais, des Algérois, des Bônois. Alors toute cette reconnaissance officielle était-elle satisfaisante ? Kada ne le pensait pas. Elle relativisait les injustices, mais n’était pas suffisante tant que l’accès à son destin lui était proscrit.

Comme ses quatre frères et sœurs, Kada aidait son père, Hadj Omar, dans la ferme familiale. La famille est nombreuse et les céréales de son lopin de terre de quatre hectares ne couvraient pas les besoins de tous ses membres, moins encore les quelques animaux de la basse-cour, volaille et lapins, ou les deux moutons qu’ils engraissaient autant qu’ils le pouvaient chaque année en prévision de l’aïd ou d’un événement quelconque, heureux ou malheureux. « Dieu sait qu’on y met notre cœur et toute notre énergie », soupirait le père. Le travail permanent manquait dans cette région et les démarches que Kada effectuait demeuraient infructueuses. Périodiquement lorsque monsieur Bertrand, le patron de la Coopérative vinicole Lallemand, devait remplacer un de ses ouvriers, c’est en priorité à Kada qu’il faisait appel. Il connaissait tous les membres de sa famille, du plus âgé au nouveau-né. Il appréciait son abnégation au travail. Kada embauchait un jour, une semaine, ou trois, de manière continue, pas plus, pour quelques francs. « Khir men walou », c’est mieux que rien, se consolait-il. Souvent, il pensait à la proposition de son cousin Lahouari. Périodiquement il le relançait pour qu’il le rejoigne à Nanterre où on gagnait mieux sa vie. Son père et même sa mère Messaouda n’y voyaient pas d’inconvénient, bien au contraire. Mais ils souhaitaient le marier avant qu’il ne fît le grand saut, si tel était son désir. Sa cousine Khadra lui était dédiée depuis plusieurs années, bien avant la puberté, et, comme elle, Kada le savait. Khadra serait d’une grande aide aux parents disait-on. Kada qui battit la question comme le lait de chèvre dans une guerba, l’outre familiale, qui la retourna dans tous les sens, finit par se décider. Il suggéra de laisser passer l’hiver avant de traverser lemwèj, les vagues. 

La cérémonie religieuse eut lieu en juillet 1950, âm ejrad, l’année des sauterelles. Les parents et les oncles Abdallah et Mohamed se chargèrent de l’essentiel, mais toute la famille y mit du sien, les grands comme les plus jeunes. Pendant trois jours, la plupart des villageois se retrouvèrent dans la zaouïa Bouabdelli. Par leur présence ils consacraient la nouvelle alliance, mais pas seulement. Ils l’auréolaient d’un poids, celui de leur nombre, validé par la confrérie. On chanta, dansa, psalmodia en tapant dans les mains. Les hommes sous les guitounes du haut, sur le flanc ouest de la goubba — le mausolée de la zaouïa —, les femmes sous celles du bas, derrière, face au souffle marin. Les actes officiels municipaux suivront lorsque, pour une raison ou une autre, les Bethioui seront dans l’obligation d’en faire la demande, ou quand l’autorité administrative les imposera, ce qui revient au même. Kada pouvait désormais rejoindre son cousin. Le jour de son mariage, on fit quitter à Khadra la maison de son père pour l’installer chez ses beaux-parents qui sont aussi ses grands cousins. Émigrer en métropole devenait un mal indispensable pour de nombreuses familles. Mais Kada était convaincu que la place de sa femme était à ses côtés. Alors il lui fit cette promesse distinguée : « je te ferai venir à Paris dès que j’aurai trouvé eddar, la maison ». Pour elle cet engagement n’en était pas un, c’était un ensemble de mots chargés d’apaisement pour qu’elle supporte avec le moins de tristesse possible, son quotidien auprès des parents de Kada, bien qu’elle ne fût pas en terre hostile ou inconnue. Des mots pour qu’elle accepte la solitude et les difficultés inhérentes à la vie de toute nouvelle mariée confrontée au changement induit par son nouveau statut, ses nouvelles responsabilités et charges. En attendant de vivre ensemble leur vie de couple. L’indispensable bénédiction familiale étant acquise et les ressources pécuniaires réunies, c’est par Le Président de Cazalet que Kada rejoignit Port-Vendres. Il savait qu’il lui faudrait travailler longtemps pour apurer le prêt contracté. De Port-Vendres il prit l’autocar jusqu’à Toulouse et de là le train jusqu’à Paris. Il était alors nouveau trentenaire en ce premier mois de 1951. 

Ce retour en France ravivait en l’ancien tirailleur à la fois des douleurs profondes et des moments de franches rigolades passés dans les tranchées ou le long des routes pour dompter la peur qui nouait les ventres. Mais il se demandait s’il n’avait pas toutefois précipité les choses. Kada fut hébergé par son cousin Lahouari qui habitait dans un minuscule deux-pièces avec w.c. dans la cour de l’immeuble, dans le quartier du Moulin des Gibets. C’est à l’opposé des Guilleraies où se trouve l’usine de fabrication de pâtes alimentaires Milliat frères. Le contremaître de Lahouari jugea en quelques minutes que le jeune cousin — Kada a quelques années de moins que Lahouari —était en parfaite condition physique pour embaucher la semaine même de son arrivée. Les deux hommes s’y éreinteront durant des années pour moins de dix francs du lever au coucher du jour. Les quelques ajustements obligatoires ne changent rien aujourd’hui encore au salaire de misère, 294 francs lourds nets par mois en 1961 contre 242 les années précédentes, 24 200 anciens francs. 

Deux années plus tard, un ami de Lahouari, rentré en Algérie pour résoudre un important litige familial, un problème d’héritage, lui confia sa cabane, une pièce de seize mètres carrés dans le bidonville de la rue des Pâquerettes à Nanterre même. Cet ami ne céda pas la baraque directement à Kada qu’il ne connaissait pas, mais à son cousin. Il lui demanda d’en prendre soin le temps de son absence « quelques mois » avait-il dit sans autre précision. « Quelques mois », cela pouvait bien signifier quatre-vingt-dix jours, trois cents ou plus. Kada accepta d’occuper la bicoque, mais il n’était pas tranquille, même si Lahouari était persuadé que son ami ne reviendrait pas de sitôt. Kada était conscient qu’il pouvait en être expulsé à tout moment. Mais il ne pouvait non plus s’éterniser chez son cousin bien qu’il ne lui eût jamais fait aucune allusion concernant son hébergement et qu’il participât lui-même aux dépenses alimentaires. Kada s’installa dans la baraque. Le taudis était composé de planches, de cartons, de plaques de tôles ondulées, enfin de toutes sortes de matériaux hétéroclites, et ne disposait ni d’électricité ni d’eau. Les familles s’approvisionnent dans l’unique fontaine du bidonville, située à son entrée. Kada répétait qu’il était habitué à une vie de misère depuis sa naissance. Les conditions de subsistance dans la Chaaba ne l’effrayaient guère par conséquent, même si la pauvreté en Algérie est chaude sous les rayons du soleil. « Après tout, se consolait-il, je ne vais pas m’éterniser en terre étrangère. » Ce qu’il appréhendait alors avec l’arrivée prochaine de sa très jeune épouse c’était les difficultés inhérentes à la solitude. Khadra — elle a treize ans de moins que lui —s’accommoderait-elle de l’environnement hostile ? De crainte d’être incompris ou, pire, d’être désavoué par sa famille et celle de ses beaux-parents — lesquelles l’une et l’autre, à y regarder de près, n’en forment qu’une, élargie certes, mais une seule grande famille, toutes deux du ârch des Bethioua — de crainte donc, Kada évoquait peu dans les lettres qu’il leur adressait sa vie quotidienne en France, sinon par des formules lapidaires en s’en remettant à Dieu : « Essabr Welhamdoullah ». « Et puis, pensait-il, les écrivains publics n’ont pas à connaître nos vies, à pénétrer nos intimités ». Kada échangeait des nouvelles avec sa famille à raison d’une lettre par mois environ, du moins les premiers temps. Des mots simples qui disaient l’essentiel : la santé, le travail, le transfert d’argent. 

Lorsque son épouse le rejoignit au printemps 1953, Kada avait depuis peu quitté son cousin pour occuper cette misérable cabane des Pâquerettes. Depuis huit ou dix semaines. Pour se rendre quotidiennement à l’usine de pâtes, il avait acheté, dans le bidonville même, un vélo d’occasion Motoconfort, avec un porte-bagages et des sacoches comme neuves, en cuir. Il lui fallut près d’un mois d’entraînement laborieux, encouragé par Lahouari et des voisins du camp, avant de parcourir entièrement en pédalant, assis sur la selle, la distance qui séparait sa baraque de l’usine à pâtes. Khadra n’était guère désappointée, car elle n’attendait rien de son nouveau lieu de vie. Passées les premières semaines durant lesquelles elle ne cessait de pleurer, de se lamenter sur tout, elle était plutôt contente de se trouver auprès de son compagnon, et cela lui suffisait. Les mois qui défilaient l’installaient malgré tout dans une routine pétrie par la solitude — hormis son mari et de temps à autre une voisine de taudis, toujours la même, elle ne rencontrait personne — et la nostalgie de ses parents dans le souvenir des chaudes journées du bled. Certaines nuits de l’hiver suivant, la température atteignait quinze degrés au-dessous de zéro à la périphérie des baraquements et à l’intérieur même de certains bouges. L’appel de l’abbé Pierre émut la plupart des résidents du bidonville, qui, pour éviter que le pire n’advînt, dormaient tout habillés et laissaient les fourneaux fonctionner toute la nuit. Dans les rues de Paris et de sa banlieue, on mourait de froid et de misère. L’appel au secours des hommes de Dieu demeurait sans réel écho officiel. Le nouveau printemps était toutefois arrivé, chargé de mauvaises nouvelles du Tonkin. Les journaux titraient sur la défaite française face aux forces Vietminh : « À Dien-Bien Phu, l’évacuation des blessés se poursuit. » Quelques mois plus tard, en août, alors que son épouse s’apprêtait à accoucher, Kada s’alarmait, car avec ces choses-là il ne savait comment s’y prendre. Heureusement, une jeune bénévole du Service civil international, très dévouée fit le nécessaire pour qu’une sage-femme dont elle était proche se déplace jusqu’à leur taudis. Kada l’appelle « Madame Monique ». C’est une jeune femme élégante, de taille moyenne, à peine plus âgée que la sienne, quatre ans de plus. Ses cheveux noirs sont coupés court. C’est une dame au cœur aussi grand que ses convictions, autrement dit aussi grand qu’on y logerait la générosité du monde. Depuis quelques années, elle s’était engagée dans les chantiers de volontariat international après avoir été scout de France. Elle qui vécut une partie de son enfance dans un hôtel meublé du 18e arrondissement de Paris sait ce que signifie l’habitat précaire. Depuis le grand incendie du carré nord du bidonville, « à côté de la gare de triage », la bénévole passait des nuits entières avec des familles en détresse. La sage-femme ne connaissait pas le bidonville et risquait de perdre beaucoup de temps, c’est pourquoi « Madame Monique » se rendit sur le lieu des rendez-vous, au 127 rue de la Garenne chez Ali le gérant du café-hôtel, à La Folie, pour attendre son amie. « Le 127 » est une adresse connue par tous les Algériens de Nanterre. La plupart d’entre eux l’utilisent. Moins pour l’hébergement —l’affichette scotchée sur la porte indique souvent « coumpli » — que pour siroter un café ou un thé avec les amis en écoutant M’hamed El Anka, Slimane Azem, Farid El Atrache, Lina l’Oranaise, ou Fadéla Dziria. C’est aussi leur adresse postale. 

La sage-femme examina Khadra. Elle la rassura et lui certifia que l’accouchement était très proche. Depuis une semaine Monique se présentait tous les jours pour s’enquérir de la santé de Khadra, réduisant par conséquent ses interventions dans les autres bidonvilles. Le six août c’est en taxi que toutes les trois, Monique, la sage-femme et Khadra se rendirent à l’hôpital de Nanterre. C’était bien la première fois que Khadra quittait le bidonville sans son mari, ou même derrière lui. Monique resta à son chevet jusqu’à l’heure de clôture des visites. Le lendemain elle revint à la première heure autorisée. Messaoud naquit à l’aube du samedi sept, « à deux heures ». Monique se chargea d’enregistrer le nouveau-né, puis de régulariser leur mariage à l’état civil où on avait l’habitude de ce type de situation. Mais cela nécessita quelques semaines néanmoins. Ainsi, Messaoud naquit avant le mariage civil de ses parents. Il en fallut des papiers.

Avant d’enfourcher le vélo pour se rendre au travail, Kada prend toujours soin, cela devint une seconde nature, d’ajouter dans le sac à dos, à côté de sa gamelle émaillée, de sa baguette de pain et de sa bouteille d’eau, protégées dans un sachet, ses chaussures. Les sacoches contiennent des clés, deux boîtes de rustines, une chambre à air de rechange et une pompe, on ne sait jamais. De chez lui jusqu’à l’usine il porte des bottes en caoutchouc. Lorsqu’il arrive, elles sont entièrement recouvertes de boue. Kada ne pédale pas comme le ferait un sportif, pas même comme un adolescent. Il zigzague bien malgré lui, il n’est jamais rassuré. Un jour, à cause d’un morceau de bois qui s’était introduit dans les rayons de la roue avant, il tomba la tête la première. La bicyclette fit un tour sur elle-même. Kada se releva aussitôt, un peu étourdi et peu fier, ramassa le contenu des sacoches et du sac à dos. Puis il essuya avec le revers de la main le sang qui coulait de son front et débarrassa autant qu’il put son pantalon et sa veste de la poussière. Aux collègues de travail et à Lahouari, ainsi qu’à sa femme en rentrant, il raconta qu’il évita de justesse un automobiliste qui fonçait sur lui. Il ajouta qu’il l’avait aveuglé. Arrivé dans la rue Lavoisier, à proximité de l’usine, Kada se change. Il met ses chaussures de ville et de travail, puis glisse les bottes dans un autre sac en plastique qu’il pose à côté de son sac à dos dans la partie du placard qui lui est attribuée. 

Au cinéma, les Parisiens préfèrent les blondes comme Marilyn ou un Premier rendez-vous avec Danielle Darrieux. Les habitants du bidonville invitent souvent Monique à reprendre du thé et à rester un peu plus avec eux. À ses côtés ils sont rassurés, presque heureux de découvrir qu’il n’y a pas que de la haine qui est offerte à l’étonnement de leurs yeux. Monique Hervo transcrit au mieux qu’elle peut leur parole sur des feuilles blanches avec une plume trempée dans l’encrier bleu de Waterman qu’elle transporte toujours dans son gros cartable. Elle écrit à leurs familles restées au bled des lettres qu’ils lui dictent comme ils peuvent, avec une infinie précaution chargée de retenue et de respect. Elle écrit à l’administration, leur explique toutes sortes de démarches à entreprendre, comment utiliser les médicaments… En juin 1956, peu avant la naissance de Hadj El-Khamis, leur deuxième enfant, Kada et son épouse emménagèrent dans une baraque du bidonville de La Folie, toujours à Nanterre, acquise au prix de deux mille nouveaux francs. Une somme importante qu’ils mirent plusieurs années à amasser. Comparé au premier taudis, le nouveau toit semble à Kada moins inacceptable. Il n’a bien évidemment ni eau, ni électricité, ni fenêtre, ni sanitaire. Le toit est constitué de toile goudronnée. À l’intérieur, des cartons sont cloués aux planches. Sur certains, on colle des photos de magazines, et on colmate les espaces avec du papier journal pour empêcher le froid de pénétrer. Il y a un coin cuisine avec un évier au-dessus duquel Kada accrocha un miroir de barbier avec un contour rouge plastifié. Des w.c. turcs furent aménagés près d’une décharge d’ordures, suffisamment éloignés des taudis pour ne pas suffoquer. Comme dans le bidonville des Pâquerettes, il n’y a qu’un seul point d’eau, une fontaine pour dix mille personnes, installée dans la rue de la Garenne. L’eau est transportée souvent dans des poussettes Terrot ou des voitures à pédales. Les enfants remplissent une ou deux bouteilles, parfois un seau. L’insalubrité et générale, mais l’insécurité est aggravée pour les Algériens par les effets de la guerre engagée contre la colonisation française. Effets qu’ils subissent quotidiennement. Les provocations sont permanentes. Elles émanent le plus fréquemment de la police qui s’installe devant les bidonvilles des jours durant. Les protestations de monsieur Raymond Barbet, le maire, restent sans conséquence. Des cellules discrètes du Front de libération nationale furent montées au sein même du bidonville. Pour les forces de l’ordre qui encouragent les « harkis de Paris » à dénoncer tout mouvement ou individu suspects, les Français musulmans sont musulmans étrangers plutôt que citoyens français. Pour éviter tout problème, les habitants du bidonville qui ne sont pas Algériens le font clairement savoir en peinturant en toutes lettres sur leur porte et en lettres majuscules « JE SUIS TUNISIEN » ou « ICI MAROUKEN », en choisissant des couleurs criardes. Ils ne sont pas nombreux. Les Portugais se comptent sur les vingt doigts et orteils. Eux aussi placardent leur origine — et un crucifix en bois le plus souvent —  sur la porte d’entrée. Ils vivent à l’est de La Folie, après la zone des célibataires. Les Maghrébins se trouvent à l’Ouest vers la place El Qahira. On ne se mélange pas. Les contrôles policiers sont très nombreux, vexatoires et racistes. Les pleurs des mères et des enfants n’affectent guère les officiers très remontés. Ils extraient les hommes des taudis pour les entraîner brutalement, mains croisées sur la tête, jusqu’aux fourgons bleu sombre stationnés dans la rue. Parfois ils incitent leurs bergers allemands à sauter sur les moins dociles, ceux qui posent des questions, qui rouspètent. De temps à autre une baraque brûle et son occupant emmené menottes aux poignets vers une destination inconnue ou bien assassiné devant son gourbi sans que l’on sache si l’agression était une provocation des FPA, les Forces de police auxiliaire, des Calots bleus, ou bien un règlement de compte politique interne, car les Algériens sont partagés entre messalistes, ceux qui apportent leur soutien au Mouvement national algérien (MNA) de Messali Hadj, et frontistes, ceux qui l’offrent à El-djebha, le Front de libération nationale (FLN). Beaucoup d’Algériens paient de leur vie cette division. Lorsque El-djebha et l’Union des travailleurs algériens ordonnèrent la grève générale, Kada, qui est plutôt messaliste, ne sut pas trop comment il devait réagir. Et puis dans son travail, Mario le représentant de la CGT, auquel il fait grandement confiance, lui dit qu’il n’avait aucun conseil ni consigne à lui donner. Dans l’entourage de Kada on est plutôt FLN. Son cousin l’est, ses proches le sont. Kada se résolut alors à la discrétion. Mais lorsque ce parti lança il y a quelques jours l’appel à manifester le mardi 17 octobre pour dénoncer le couvre-feu discriminatoire instauré par Papon aux seuls « FMA », Français musulmans d’Algérie, et pour revendiquer l’autodétermination, il n’hésita pas longtemps. L’appel — « habillez-vous comme au jour de l’aïd » — fit le tour du bidonville et remplit les cœurs d’espoir. À la sortie du travail — il finit son service à 13 h — Kada se rendit directement aux Bains-douches, au 20 rue des Pâquerettes à deux cents mètres du camp. Il cadenassa son vélo à l’entrée. Il se lava dans la cabine N° 8 qu’il choisit chaque fois qu’il se rend dans ces douches. Si elle est occupée, il attend. Hier elle était libre. Il se rasa et rentra chez lui pour se changer. Exceptionnellement il s’habilla de son pantalon et veste de tergal noir et d’une chemise blanche, son unique costume qu’il réserve aux belles occasions. Puis il lissa ses cheveux avec de la brillantine, aspergea son visage et la chemise d’eau de Cologne. Lorsqu’il finit, il demanda à sa femme silencieuse dont il voyait bien les larmes couler sur ses joues de n’ouvrir à personne avant son retour. Puis il l’embrassa sur le front et lui dit « arrête, ça sert à rien ». Kada ne veut pas que Khadra manifeste. Une autre fois peut-être. Pourtant beaucoup d’hommes accompagnés de leurs enfants et épouse quittèrent le bidonville par petits groupes après avoir été fouillés par des responsables du Front. Aucun manifestant ne devait porter d’arme ou d’objet contondant. Ils sont tous convaincus que la cause qu’ils défendent est juste, qu’elle seule les extirpera de leur misérable condition. Lorsqu’il arriva à hauteur de l’entrée principale du bidonville, Kada se prépara à la fouille. Il leva les bras pour faciliter les palpations du frère de El-djebha. Seuls les hommes étaient palpés. Kada avait rendez-vous avec Lahouari au café-hôtel de la rue de la Garenne, mais il ne l’y trouva pas. C’est son adresse, celle du café de Ali, que beaucoup parmi les habitants de La Folie donnent pour toutes leurs correspondances, parfois même pour les rendez-vous. C’est chez Ali également que l’on dépose très discrètement les cotisations pour le FLN. Lors d’une ronda entre deux distributions de cartes ou d’une pioche pendant une partie de dominos, on adresse un signe à la personne chargée de la collecte et le tour est joué. À la fin de la partie, le militant attend le donateur derrière le comptoir, l’échange est voulu banal avec salamalecs et embrassades. Le client remet discrètement au militant une enveloppe (les billets sont toujours glissés dans une enveloppe qu’on cachette sans y porter d’inscription), on rajoute quelques mots et on se quitte jusqu’à la prochaine rencontre. Parfois c’est dans l’escalier interne qui mène à l’hôtel, ou dans une chambre que l’enveloppe passe d’une main à l’autre. Si la personne ne peut se présenter, c’est Ali qui a la charge de donner l’argent au collecteur en spécifiant le nom du bienfaiteur. C’est précisément à Ali que Kada remet plus ou moins régulièrement les 9500 anciens francs que ses parents récupèrent à Saint-Leu. Kada continue d’aider sa famille, même si c’est encore plus difficile qu’aux premières années. Lorsque Ali ou quelqu’un d’autre pose des questions, parfois délicates, concernant l’engagement politique de Kada, Lahouari remet aussitôt les choses dans l’ordre qu’il décida. Il protège en toutes circonstances son cousin. Ce mardi, Ali ferma plus tôt son café pour signifier aux habitués leur responsabilité. Mais lui-même ne se rendit pas à la manifestation, il resta pour avoir l’œil sur les va-et-vient dans son hôtel. « Wallah je ne l’ai pas vu » dit l’hôtelier à Kada qui alla alors se fondre parmi les milliers de manifestants partis à l’assaut des beaux quartiers de Paris. Kada trouve que même sous un temps maussade comme hier, sombre et pluvieux, ces quartiers sont magiques, comme sortis d’un rêve de vacances. Lorsqu’il s’y rend, à l’occasion de circonstances extraordinaires, il les traverse les yeux rivés au sol, car il ne veut déranger personne ni quoi que ce soit, « mais aujourd’hui c’est une autre histoire » pensa-t-il alors qu’il atteignait Neuilly. Il transita par le Rond-point de La Défense, un des lieux de rassemblement. Il continua sur l’interminable avenue de Neuilly avant de gagner la Seine et le pont qui porte le même nom. Ni la nuit qui s’installait, ni le froid qui se faisait plus vif, ni la pluie qui se remit à tomber, fine et perçante, ne découragèrent les manifestants qui arrivaient de toutes parts par flots ininterrompus : Puteaux, Courbevoie, Asnières, La Garenne… La masse des gens était devenue si dense que rares étaient les véhicules à moteur qui pouvaient circuler normalement. On n’entendait aucun slogan, juste le bruit des pas sur la chaussée mouillée, le clapotis de l’eau et les voitures au loin. C’est là, sur le pont de Neuilly, au-dessus de l’Île du Pont, que Kada reçut les premiers coups de bidules. Au loin on entendit des bruits secs, comme des coups assenés avec violence, suivis d’un mouvement de foule, des cris de femmes. Lorsque des fusillades retentirent, se sont ses enfants qui apparurent spontanément à Kada. Il prit peur et aussitôt se déprécia de se laisser gagner par cet état et les tremblements qui s’emparaient de ses jambes, mais c’était au-delà de ses forces. Il tenta de se ressaisir, fit demi-tour. La peur gagnait d’autres manifestants. Des enfants et des femmes couraient dans tous les sens et, de nouveau, Kada pensa à sa famille, à ses fils. Monique avait promis de passer à la maison, comme souvent les mardis, pour consacrer une heure de son temps — qu’il ne lui viendrait jamais à l’esprit de compter — au petit Messaoud pour qu’il apprenne à lire correctement et comprenne la leçon. Mais le matin il avait entendu dire que Monique avait la ferme intention de se joindre aux manifestants. Il la revoyait dans ses pensées. Il l’entendait : « Messaoud, retiens bien ceci, le mot qui dit ce que font les personnes, les animaux, ou les choses… » Kada ne savait plus, il ne retint pas la suite, « est un verbe, un verbe. » Il la voyait, penchée sur son enfant « lit Messaoud, lit : la fille rit. Le chat miaule. Le train roule. » Et Messaoud reprenait les phrases écrites sur son premier livre de grammaire française, à la lueur de la bougie, en faisant glisser son doigt le long des jambages et traverses des lettres, et il répétait encore à la demande de Monique : « la fille rit… » Kada sourit à cette pensée. Comment son fils, qui n’a que sept ans, pouvait saisir ce que lui-même ne comprend pas ? Des policiers, groupés, chargèrent de plus belle : « ratons ! », « fellouzes ! », « crouillats ! » La présence des Français musulmans d’Algérie dans les rues est perçue comme un défi, comme la violation du couvre-feu instauré pour eux seuls, dès 20 h 30. Des Forces de police auxiliaire sautèrent des cars Renault noirs qui venaient des rues adjacentes et se mirent à frapper au hasard avec leurs armes. L’un d’eux se rua sur Kada qui avançait le long des immeubles, tête basse. Plongé dans ses pensées il ne comprit pas de suite ce qui lui arrivait. Il projeta ses bras devant lui pour protéger son visage, son corps. L’agent de police redoubla de férocité. Il lui assena de violents coups avec la crosse de son arme qui causèrent de nombreux hématomes et fendirent son arcade sourcilière. Le policier hurlait, ahanait entre deux injures « pourri, fellaga! » Dans sa tentative de se dégager de l’emprise de cette force tombée sur lui qu’il ne voyait pas, Kada ne réalisait pas qu’il avait affaire à un agent de l’ordre public. Il était submergé par une force physique, un rocher, un camion, un monstre. Il revit madame Hervo, son fils Messaoud, sa mère. Puis il bascula. Il tomba à terre, face contre le trottoir ruisselant d’eau boueuse. Il demeura ainsi, immobile, pendant un temps dont il ne sait s’il dura dix minutes ou soixante, avant de se relever, aidé par des manifestants. Les FPA avaient, lui dit-on, embarqué dans leur fourgon plusieurs marcheurs. Kada entendait comme des échos au loin, un brouhaha. Il devinait les slogans : « les racistes au poteau, l’Algérie algérienne ! » Celui-ci avait fait plusieurs fois le tour du bidonville. L’homme qui le soutenait par la main lui demanda de relever la tête « Rfâ rassek ya si Mohamed ». Au ton sec de sa voix, Kada supposa que l’homme appartenait au service d’ordre ou d’encadrement. Il le remercia du regard. Ses lèvres tremblaient comme ses paupières. Puis il reprit la marche, incertaine, sur une centaine de mètres. Les tiraillements de son cuir chevelu l’obligèrent à des grimaces qui déformaient son visage. Kada décida d’abandonner. Il s’éloigna des marcheurs malgré la garde des membres du FLN. L’homme qui aida Kada poursuivit son travail, loin de lui. Mais la surveillance devenait moins sévère, du fait de la nuit. Kada entama une marche à travers d’autres rues moins chargées, une marche à contresens des manifestants. Il atteignit La Folie en rasant les murs, trempé, flageolant sur ses jambes, la honte au cœur et la peur au ventre d’être découvert ou d’être tué. La semaine précédente, à Gennevilliers, un jeune Algérien qui sortait d’un cours du soir de rattrapage, fut froidement abattu. Un autre, âgé de 13 ans, fut tué par une rafale tirée par des policiers à Boulogne-Billancourt, rue Heinrich. Depuis le début du mois, il ne se passe pas un jour sans que l’on apprenne l’assassinat ou le meurtre d’un homme, parce qu’il est Algérien ou apparaissant comme tel. Un Portugais et un Sicilien basanés furent ainsi tués durant ce mois d’octobre. Un journal titra : « Événements d’Algérie : deux Européens victimes d’une bévue policière à Paris. »

Dans le tuyau asséché, Kada se remet peu à peu. « Pourquoi cette haine ? » se demande-t-il. Il tente de se redresser, mais la canalisation dans laquelle il se terre est trop étroite, même pour lui. Ses bras, ses jambes, sont endoloris. Il ne s’en veut pas d’avoir fait le choix de la manifestation contre les autorités, mais il ne s’attendait pas à une telle fureur. Mourir pour avoir marché avec les frères ! Tôt le matin, il abandonne discrètement sa cache. Il est transi de froid. Il a faim et soif. Avant que l’animation plus ou moins habituelle ne gagne de nouveau le bidonville, Kada atteint sa baraque, de l’autre côté. Lorsqu’il ouvre la porte, il comprend à la vue de ses yeux rougis que Khadra ne dormit pas de la nuit et qu’elle pleura toutes les larmes de son corps. Elle ne se risque pas à flageller ses cuisses comme elle est tentée de faire et comme il est de coutume de procéder dans de telles situations, et la situation en l’occurrence se manifeste en cet homme devant elle, hagard, au front marqué par des plaies, le corps recouvert de lambeaux dégouttant d’eau sale, un homme qu’elle reconnaît à peine. Mais c’est la guerre et Kada la prie de se calmer, de reprendre ses esprits « ma ândi walou, ma ândi walou », je n’ai rien répète-t-il. Khadra, nerveuse, va chercher du bois pour lui faire chauffer de l’eau, en gémissant, la main sur la bouche. Les enfants dorment. 

Ce mercredi, un autre silence plus grand et plus lourd, semblable à ceux de trois cimetières réunis, plane sur le bidonville. Dans un murmure partagé, des hommes de bonne volonté soulagent les blessés qui se comptent par centaines et qui ne veulent surtout pas se rendre à l’hôpital. Ils prendraient le risque d’être arrêtés et torturés. Il faut à Kada trouver des arguments suffisamment solides pour justifier son absence et son état physique auprès du chef d’équipe. Il soupire à la pensée qu’il aura le soutien de Mario, même si son chef n’est pas dupe. 

Alors que Le Populaire de Paris compare la vie des Algériens à celle des prolétaires du siècle passé, l’Express fait un long compte-rendu de son correspondant « chez les melons, les crouillats, les bicots… » et titre en une sur le visage d’un fils de ceux-là : « Jean Cau chez les ratons ». Pour 1,25 NF.

Mais alors que le cher pays, l’Algérie, est abandonné par eux, la France n’offre ni fleurs ni royaume aux pieds-noirs et leurs alliés. Au mieux les Marseillais les accueillent-ils avec une indifférence portée par le même dédain qu’ils ont pour les ingrats en général. La population, selon Paris-Presse, remisa sa compassion. Sur de grandes banderoles, on lit « PIEDS-NOIRS RENTREZ CHEZ VOUS !! » en lettres majuscules avec deux points d’exclamation ou encore « ALGERIE LIBRE ! » en lettres majuscules également, mais un seul point d’exclamation. Gaston n’avait pas de mots pour répondre à Mimoun qui tirait sur un pan de la veste, « papa, c’est nous aussi les pieds-noirs ? » La renommée de Ginette, Lina l’Oranaise, ne semble manifestement pas avoir une quelconque prise de ce côté-ci de la Méditerranée. Confinée à sa communauté sa célébrité n’est par conséquent d’aucune aide à la famille Pinto face aux services administratifs marseillais. Pas de coup de piston. Heureusement, elle est prise en charge par Le Secours catholique qui l’héberge un temps avant de l’orienter vers un hôtel du troisième arrondissement pour quelques semaines. Mimoun reprend le chemin de l’école avec un retard de près de trois mois. Pour Yacoub tout est nouveau : la cour de récréation, la maîtresse, ces grappes d’enfants, tout ce remue-ménage. En Algérie Gaston et Dihia souffraient chaque jour de voir Mimoun quitter la maison pour aller à l’école, de ne plus l’avoir à leur côté avant la fin de la journée. Avant de refermer la porte derrière lui Dihia le mettait en garde, « surtout n’accepte rien de personne, tu entends ? » Les derniers mois étaient terribles, Radio-Alger alertait, « les morts et les disparitions se comptent par centaines ». Quant à Yacoub — il avait six ans et demi — les parents préférèrent le garder auprès d’eux.

Face au questionnement moqueur du directeur de l’école de la rue de Sery à la Belle de Mai où est affecté son fils, Gaston ne s’égara pas au-delà du rappel d’une réalité que nul, y compris les chefs d’établissement, n’était en mesure d’ignorer : « c’est à cause des événements, on vient de là-bas ». Le maître d’école n’apprécie pas ces écoliers venus d’Algérie. Dans la classe de CM1 que fréquente Mimoun, deux autres élèves arrivent comme lui du bled. À tous ceux qui fuirent le pays en guerre, on fait  systématiquement redoubler l’année scolaire. Le maître répète à son directeur « les jeunes pieds-noirs sont taciturnes, absents, préoccupés par je ne sais quoi ». Il dit les avoir à l’œil, mais cela n’échappe pas à Mimoun qui rentre souvent en pleurs, car ses camarades moquent son accent, son accoutrement, ses oreilles décollées, sa maigreur, sa taille. Il n’est plus « enano », mais « rasqueux ». Et chaque soir il se plaint auprès de son père des sarcasmes et des injures dont il est l’objet. Un jour, n’en pouvant plus d’accumuler ses jérémiades, Gaston finit par le rabrouer vertement « défends-toi, ti es plus grand, casse-leur la gueule leche, qu’est-ce que ti attends! ti as pas honte! »

Gaston supporte de moins en moins cette ville et le minuscule appartement de la rue Guibal que lui sous-loue un Arménien, beaucoup moins cher qu’une chambre d’hôtel. « Arménien mon œil, il me prend pour un coño » Le père ne le croit pas. Il dit à qui veut l’entendre que « ce type c’est un Arabe, ils nous chassent d’Algérie et on les retrouve ici à faire la loi déguisés en Russes, en Arménien ou je ne sais quoi, me cago en tu madre », fulmine-t-il. Gaston se sent rejeté par cette ville et ses habitants et cela s’aggravera avec le déferlement de plusieurs centaines de milliers de pieds-noirs, harkis et israélites mêlés, au courant de l’année 1962. « Les Français ils ne veulent pas de nous, de notre drôle d’allure comme ils disent. Ils nous accusent de tous les maux, de tous les vols commis dans la ville, de toutes les misères. Ils veulent qu’on aille nous ‘‘réadapter ailleurs.’’ » Gaston est très déçu par les Français. Déçu et désemparé. Il se demande si Zohar vit le même calvaire à Port-Vendres. Hormis quelque temps comme ouvrier à la Manufacture de tabacs, il ne bénéficie toujours pas d’un emploi stable. Journalier, c’est tout ce qu’on lui propose. Manutentionnaire quelques jours par semaine ou par mois. Comme elle n’a plus les moyens pour payer le loyer, les aides ayant fortement diminué, la famille est expulsée. Gaston ne sait plus à quel saint se vouer désormais. Il reprend les prières qu’il avait abandonnées à l’époque du service militaire. D’abord discrètement, puis à haute voix, dans un coin de la chambre, toujours seul. Il se met debout, face contre le mur. De temps à autre, il fait trois pas en arrière puis trois en avant. À un moment précis qu’il renouvelle, il récite en fléchissant les genoux et en inclinant le buste : « Ado-Naï Séfatay Tifta’h Oufi Yagid Téhilatékha : Baroukh ‘Atah AdoNaï, ‘Elo-heinou Vé’lohei Avotéinou ‘Elohèi Avraham ‘Elohèi… »

Il les a acceptées à leur arrivée, mais aujourd’hui Gaston ne supporte plus la charité et les aides officielles ou communautaires. Plutôt que le réconforter ou le fortifier, ces soutiens le diminuent. En son être profond, il estime ne pas valoir plus qu’un misérable. La vie lui semble injuste et la nouvelle sur les vrais assassins de son ami ajoute à son désarroi. Lorsqu’il a pris connaissance de cette information, Gaston demeura sans voix pendant de nombreuses minutes. Il tentait confusément de reconstituer le fil des événements de ces infernales journées de septembre 1961 à Derb lihoud, particulièrement la semaine de Rosh Hashana. Puis soudain il se sentit comme libéré. Il se leva du banc où il s’était laissé tomber pour reprendre ses esprits, tapa du poing contre la paume de son autre main, puis aussitôt joignit les deux mains et dit « merci Éternel », il  ajouta en levant les yeux vers le ciel « aide-moi » et il baisa ses doigts. La révélation concernant les véritables assassins de Gilbert Chakroun n’est pas étrangère à la décision qu’il est sur le point d’arrêter. C’est elle qui fera avancer le curseur de plusieurs crans en sa direction. En cette fin de printemps 1963, l’information qui se propagea dans toute la Communauté comme une traînée de poudre bouleversa Gaston. « Les commanditaires de l’assassinat de Gilbert Chakroun sont membres du FNF ». Pour attiser les haines et répandre le chaos chez les israélites, ils firent croire que les assassins étaient Arabes. C’est pourquoi Gaston envisage une réponse radicale, catégorique et non négociable. Chaque jour il accumule des informations, des indices, pour lui donner une forme en phase avec la tragédie. Chaque jour elle devient de plus en plus claire et évidente, de plus en plus enthousiasmante, exaltante même. En quelques semaines ses émotions se métamorphosèrent. Gaston y croit fermement, cette résolution rendra son honneur à toute la famille. Le moment venu, lorsqu’il aura pesé tous les facteurs positifs et tous les inconvénients, pesé tous les pour et tous les contre, Gaston la livrera à Habiba qui — depuis l’assassinat de son mari — n’a plus que Gaston sur qui compter. Il y a Dihia et Zohar évidemment lui rappelle son fils, mais « ce n’est pas pareil » répond-elle. Il y a aussi les petits-enfants, mais « ils sont trop jeunes les petits ! » Gaston lui fera part de sa volonté à elle d’abord qui s’en réjouira. 

Ce moment tant attendu arriva, c’est désormais une décision arrêtée plus qu’une idée projetée ou en maturation : quitter la France pour la aliya. C’est sa mère qui s’émut la première, « nous serons heureux dans notre Eretz mon fils ». Puis Gaston en parla à sa femme et à ses enfants. Les mois à venir donneront jour au grand rêve du père, à leur aspiration à tous, « rejoindre la Terre promise, c’est l’espoir de tout juif en ce bas monde ». Lorsque Gaston fait part aux agents des services sociaux de son désir de quitter la France pour Israël, ils le soutiennent aussitôt en lui proposant de rejoindre le flot des juifs au Grand Arenas, un ancien camp de transit jadis réservé aux prisonniers allemands, où les conditions de vie, lui disent-ils, seront moins mauvaises, « un transit de quelques semaines avant le grand saut ! » Les employés, submergés par l’empathie que leur conscience leur impose à l’égard des rapatriés — à l’inverse des officiels de la ville — ou débordés par la charge de travail tant le nombre de cas à traiter ne cesse de gonfler, ne supportent plus de voir Gaston et sa famille embourbés dans un quotidien chaque jour plus difficile, ou de le voir, lui, venir fréquemment se plaindre de sa situation. Ils ont hâte de lui trouver une place dans la grande famille d’Arénas avant l’été. 

Les rayons de soleil de plus en plus mordants et familiers annoncent une saison estivale prometteuse et cela réconforte quelque peu la famille. Yacoub finit sa première année en cours élémentaire et Mimoun le cycle du primaire, mais il n’est pas autorisé, vu son jeune âge, à passer le certificat d’études. Les nouvelles que reçoivent Gaston et Dihia de Port-Vendres où les parents de Dihia et la grand-mère Sadia emménagèrent dans un deux-pièces sont rassurantes. Zohar fut, peu de temps auparavant, embauché au service de la confection des caisses et boîtes en carton de l’usine d’explosifs de Paulilles malgré ses cinquante-huit ans. La belle Ginette ne quitte presque pas l’appartement. Lorsqu’elle s’y résout, c’est pour faire quelques courses en compagnie de sa mère. Alors elle s’habille « comme il faut », met ses belles grosses boucles d’oreilles en forme de cœur et ses élégantes lunettes noires lorsque le temps est au soleil. Sa voix chaude elle la réserve à son mari et à Sadia. Personne dans la ville au-delà des pieds-noirs, au-delà de la Communauté, ne se doute de la fierté qui hier la portait elle et sa famille, ni de l’humilité et l’anonymat qui secrètement l’accablent aujourd’hui. À leur tour Gaston et Dihia confirment à la famille leur décision de quitter la France pour Israël, « notre rêve va bientôt se concrétiser Bezrat Hachem, N’challa. »   

Pendant la récréation, les camarades de classe de l’école du Petit Nanterre où est inscrit Messaoud, plutôt que de jouer aux billes, à la balle, à saute-mouton, ou d’admirer la beauté du grand sapin de Noël illuminé au milieu de la modeste cour, s’amusent à prendre à partie tous les Mohamed et les Fatima autour d’eux. Ils chantent et dansent à proximité de l’arbre en tapant des mains une-deux-trois, une-deux, une-deux-trois fois, en syllabant : « Les Arabes – ratons – dégoûtants », puis de nouveau trois fois, deux et encore trois fois « les Arabes – melons – les pouilleux. » Certains enseignants, comme monsieur Moro, évoquent fréquemment « l’invasion des Arabes stoppée grâce à Charles Martel en 732 » et « la croisade à Damiette de Saint-Louis notre honneur. » Messaoud est persuadé que l’instituteur eut des problèmes personnels soit avec des Arabes soit avec Damiette soit avec l’Islam, soit avec sa propre famille, « pourquoi y nous aime pas ? » Messaoud se demande aussi si monsieur Moro reportait dans le journal de classe, toutes les tares dont il couvre les Arabes. Il est également persuadé que cette école-là n’est pas faite pour lui. Parfois son père lui répond pour se consoler soi-même et passer à autre chose : « la guerre, mon fils, c’est à cause de la guerre. »  La guerre que la France perdit il y a quelques mois à peine. Le 5 juillet, il y eut autant de larmes de joie, que d’interrogations chez tous les Algériens de France. « Et maintenant que va-t-il se passer ? » Cette interrogation tournait en boucle au milieu d’autres entre les habitants des bidonvilles parmi les chants des montagnes, min jibalina, les envolées de youyous et les drapeaux approximatifs hâtivement conçus. On dansa, chanta jusqu’à n’en plus finir. Des journalistes prirent des photos, interviewèrent les plus en vue des résidants, « les leaders ».

Lorsqu’au printemps 1962 Kada apprit qu’on lui avait attribué un logement, il ne sut comment exprimer sa gratitude à Monique, car sans son aide il n’est pas sûr qu’il aurait bénéficié de quoi que ce fut. S’il fallait aux autorités montrer leur fermeté à l’encontre du FLN, il leur fallait également montrer qu’elles prenaient en considération les revendications du puissant parti communiste et des nombreuses associations qui ne cessent depuis des années d’attirer leur attention sur l’insoutenable quotidien des familles dans les bidonvilles autour de Paris. Le premier week-end de septembre, Kada emménagea dans un logement de la Cité des grands prés. Plusieurs officiels étaient là, ainsi que des agents de l’ordre public. Kada était content de quitter La Folie et plus content encore que Monique fut présente. « Si je suis arrivé là, c’est grâce à toi Monique » lui dit-il, « tu restes manger le couscous ». D’autres familles bénéficièrent de logements identiques. La cité de transit est constituée d’un ensemble de baraquements individuels de même forme, de même surface, semblables dans la couleur, alignés comme les soldats d’une armée alpine. Depuis que Khadra l’avait rejoint, Kada rêvait, la nuit comme le jour, d’un abri décent et ils en discutaient souvent. Kada y songeait plus qu’à n’importe quoi d’autre, enfin presque. Il y pensait autant qu’à l’indépendance de l’Algérie. Ouvrir le robinet et admirer longuement l’eau qui coule fut l’un de leurs premiers gestes, elle dans la cuisine, lui dans la salle d’eau. Les deux premiers dimanches après son emménagement, tous les amis de Kada, Houari son cousin et quelques collègues vinrent manger le couscous de la baraka, celui qui transporte sur le sol des aïeux et éloigne le mauvais œil de tous les présents. Les enfants de Khadra et de Kada ne courront plus derrière une boule de tissus alourdie par la boue, n’auront plus froid dans la maison, ne se chaufferont plus au bois de palettes.

Hadj El-Khamis découvrait les joies et peines de l’école et Messaoud entamait sa troisième année.  Trois mois après la rentrée, les seuls amis des frères El-Bethioui sont Algériens ou Marocains. Rayan est le plus proche de Messaoud. Autour du sapin, les élèves chantent et dansent en tapant des mains : « Les Arabes sont dégoûtants… » Messaoud et son ami sont assis sur le rebord du trottoir, près des toilettes. Messaoud regarde ses camarades de classe, pensif. Ses deux poings posés sous le menton retiennent sa tête, lourde, déjà, de tant d’interrogations, de tant d’incompréhensions. La blondeur de Rayan le sert bien, autant que sa rondeur. Lui, à moins d’énoncer son nom, a beaucoup moins affaire aux injures que Messaoud, mais il est très solidaire. « Tapettes ! » se hasarde-t-il parfois en levant le bras. Ces temps sont très douloureux pour Messaoud qui se questionne et questionne son père qui se contente le plus souvent de hocher la tête : « pourquoi mes copains sautent autour de nous en tapant dans les mains et en répétant ‘‘ratons, melons’’ ? » Ratons, melons, bougnoules et d’autres mots qui hanteront l’esprit du jeune Messaoud après avoir longtemps tourmenté celui du père. 

Le centre de transit du Grand Arénas se trouve derrière la prison des Baumettes. Des milliers d’israélites s’y entassent en attendant le grand jour. On attribua à la famille Pinto un espace au sein du bloc numéro 17. Les blocs, qu’on appelle aussi « les tonneaux » sont de grands baraquements construits par monsieur Fernand Pouillon. Ils sont semblables aux cantonnements militaires tout en tôles ondulées, rouillées le plus souvent. Un bloc peut accueillir entre dix et trente familles, plus elles sont importantes, moins le bloc en contient. La plupart des familles sont nombreuses. Aussi dans certaines situations la promiscuité frôle la limite du supportable. Pour s’isoler des autres familles, avoir un peu d’intimité, Dihia tendit une corde sur laquelle elle fait pendre des draps. Le camp est infesté de rats jusque dans les cuisines. Les bruits courent que certains transitaires, acculés par la faim, s’en nourrissent en cachette. Les conditions de vie sont exécrables. On est assailli par la maladie au milieu de monticules de détritus. Devant le dispensaire, on fait la queue pour être soigné de la tuberculose, de la teigne et du trachome. Avec le Kodak Brownie flash de son père, Mimoun prend en photos ses camarades, ses parents debout derrière Yacoub et Yvette, les mains posées sur leurs épaules, tantôt à l’intérieur du baraquement, tantôt sur la grande place, devant les marches de la synagogue ou devant l’épicerie. Il fixe aussi des espaces du camp comme l’entrée du grand tonneau où ils logent. Et bien sûr le drapeau juif qui flotte sur la façade de La Maison de l’espoir, la Mizrahbé. « C’est à Arénas que j’ai découvert le drapeau de notre Communauté, celui de tous les israélites, le drapeau d’Israël. » Il y a quelques années madame Eleanor Roosevelt y était venue encourager les résidents. Mimoun n’est pas trop dépaysé dans cet ensemble peu affriolant fait de bric et de broc. À Oran il se rendait bien avec ses camarades à la grande basura de P’tit-lac face au « cimetière américain » à la recherche de câbles et objets en bronze ou en cuivre qu’ils revendaient au kilo aux récupérateurs de Lamur ou du « Village nègre » — c’est ainsi que les pieds-noirs désignent M’dina Jdida, le « Village nègre » — sans jamais rien dire aux parents. La basura était leur jardin initiatique. Quand sur la route qui la longeait, passait un Saviem poussif surchargé de cinsault de Rio Salado, les enfants criaient « la huvas! » en courant après. Parfois ils réussissaient à s’aggriper à la ridelle et chapardaient quelques grappes. À la basura Mimoun et ses copains n’hésitaient pas à se jeter à la figure toutes sortes d’immondices, mais aussi à partager le contenu de boîtes de conserve d’olives, de sardines, glanées dans les monticules de déchets, cabossées rouillées et tellement usées que les dates de péremption en étaient devenues complètement illisibles. À Arénas, pour avoir une boîte de conserve ou un sachet de riz il faut faire la queue durant dix ou vingt minutes, parfois beaucoup plus. Les résidents sont tellement nombreux que les autorités de l’Agence juive, en charge avec le commandant de la gestion du camp, plantèrent des centaines de tentes supplémentaires entre les baraquements. Malgré la situation désastreuse, la solidarité n’est pas un vain mot. On sait gré à l’administration qui vient en aide aux faibles, même si certains lui reprochent la minceur et l’inefficacité des couvertures militaires qu’elle leur distribua. Les transitaires qui disposent d’un laissez-passer pour sortir du camp descendent en ville pour s’abriter dans les hangars moins froids, dans les couloirs désertés du métro ou dans les cafés populaires s’ils ont de quoi s’offrir un café ou une limonade. Au bar de La Fontaine, lorsque Martine, la patronne, veut bien brancher la télévision, Mimoun et ses copains regardent des films comme Au nom de la loi. C’est plus agréable que de voir au camp un documentaire élogieux sur Israël ou un film projetés sur un drap blanc, plus gris que blanc, tremblotant entre deux baraques, retenu à ses extrémités par quatre morceaux de corde accrochés aux tôles. Des films qu’on ne comprend pas toujours à cause des bruits environnants et de la mauvaise qualité du son. En dehors des cafés et des films, il n’y a rien d’intéressant à faire, chahuter les filles peut-être, courir après un chien errant, se chamailler comme à la basura. Il semble à Mimoun que le temps s’immobilisa. Voilà trois semaines qu’ils reçurent leur passeport et aucune date de départ ne leur est encore proposée pour le grand voyage. Les documents — un « Titre de voyage tenant lieu de passeport » pour chaque adulte — ils les reçoivent rapidement grâce à l’Agence juive et à la mobilisation des employés des services sociaux. Chaque titre comprend l’identité du candidat à l’aliya, sa photo et un timbre de 100 francs. Le titre de Gaston Pinto porte le numéro 6317. Celui de Dihia Zenata (avec les trois enfants Yvette, Yacoub et Mimoun) le numéro 6318. Le 6319 est celui de la mère de Gaston, Habiba Dahan. La photo du titulaire est collée sur le titre. Celui de Dihia est bien chargé.

Mimoun vit des moments que l’insouciance propre à son âge empêche d’en mesurer la gravité ou la profondeur. Seul le temps présent qu’il dépense avec ses camarades sans modération, le préoccupe ou le comble : parfois, le prenant de court, une marque de lucidité submerge son adolescence. Elle lui donne cette impression que leur situation est figée et que c’est cet interminable temps, ce temps présent, qui leur avait été promis, celui du froid et de l’indigence. Comme son père, il n’accepte plus ces conditions de vie au milieu de poubelles, d’eau stagnante et de toute cette misère qui finit par coloniser leurs habits et leurs pensées, leur patience. Puis par le truchement d’une voix, d’un anodin événement, d’un jeu, la légèreté propre à son âge s’impose de nouveau.

Plus tard, Mimoun se souviendra que dans leur malheur ils vécurent dans le camp d’Arénas des moments de joie, de franche rigolade. Dans le flot des souvenirs, lui reviendront des épisodes fort amusants comme ce jour où, aidé de camarades d’infortune, il était tombé à bras raccourcis sur un Arabe, aussi meurtri par la vie qu’ils ne l’étaient eux-mêmes, qui venait de remettre à son père, cuisinier dans le camp, sa gamelle de soupe et son gros pain. Alors que le gamin s’apprêtait à quitter les lieux, Mimoun et sa bande le pourchassèrent derrière les grillages qui entouraient une partie du camp, jusqu’aux Îlots, la cité où il habitait, en criant « Un raton, un crouillat, un raton, un crouillat ! » Le jeune Arabe, effrayé par les hurlements et les ricanements, s’écrasa sur un monticule de détritus. Lorsqu’il se releva, Mimoun et ses amis avaient disparu vers la station d’épuration, à proximité de l’infirmerie. Le lendemain, des inconnus lancèrent à l’entrée du camp, entre l’infirmerie et le bureau du chef de centre, un drapeau israélien auquel ils venaient de mettre le feu. Une importante bagarre avait suivi. Un homme utilisa même un pistolet. Il y eut peu de blessés, trois ou cinq, mais beaucoup de peur et un fort mouvement de panique. Dans sa solitude onirique, Mimoun se demandera s’il y avait un lien de cause à effet entre les deux événements. 

Le Trans Europ Express s’ébranla à 13 h 07 de la gare Saint-Charles. Messaoud occupe une place dans un compartiment de la voiture 6, au milieu du train. C’est dimanche, il y a peu de passagers. Ce matin ses parents quittèrent définitivement la France pour l’Algérie. Le navire largua les amarres à 10 h pour trente-six heures de traversée avec à son bord des centaines de voyageurs et pour nombre d’entre eux leurs véhicules abondamment chargés. Messaoud dut s’absenter de son travail jeudi et vendredi pour les accompagner jusqu’au port de Marseille. Le responsable du personnel lui accorda les deux journées. Il lui demanda par contre de ne rien souffler à Michèle Bauvoir, la directrice de l’agence d’Intérim, « cela n’est pas nécessaire » précisa-t-il. Kada avait acheté deux véhicules d’occasion. Le premier, un fourgon de marque Peugeot qu’il chargea de tout ce qu’il possède et qu’il revendra au bled, le second, un véhicule léger de marque Renault 18, lui aussi bien chargé, qu’il compte garder. La hauteur des bagages entassés sur la galerie dépassait les limites autorisées, mais la chance leur sourit, car ils ne croisèrent aucun gendarme sur les routes. En Algérie « tout se vend, tout s’achète ». Ou se garde. Le matin du premier jour Messaoud participa au chargement du J5 qu’il conduisit jusqu’au port de Marseille. Son père le suivait au volant de la berline. Ils prirent la route à trois, en fin de matinée du jeudi 4 mai. Ils passèrent la nuit dans un hôtel avec parking sécurisé, au sud de Mâcon. Les deux nuits suivantes, ils furent hébergés chez d’anciens voisins de la cité des Grands prés installés dans la cité phocéenne. Les véhicules furent parqués non loin de leur domicile, dans un grand garage spécialisé, dans la rue du Petit Saint-Jean. Ils se réveillèrent très tôt ce dimanche pour embarquer sans précipitation ni bousculades. Kada dut solliciter son hôte pour introduire le J5 dans le navire. Il ne voulut pas solliciter les manutentionnaires du paquebot, car il s’en méfiait. Contrairement à Messaoud, Hadj ne put se libérer et donc accompagner ses parents, mais il resta avec eux jusqu’à la fin du chargement des véhicules jeudi matin, ce qui l’amena à reprendre son travail à 14 heures. Pendant ce mois de mai, Hadj El-Khamis — que peu de connaissances désignent encore par les deux parties de son prénom — devra se rendre plusieurs fois par semaine sur les lieux des stages pratiques de ses élèves afin d’évaluer leurs compétences avec les tuteurs qui les encadrent. Hadj est enseignant à Bobigny dans un centre de formation en alternance. Quatre à cinq fois par an, les apprenants sont tenus d’effectuer des stages en entreprise pendant deux semaines, parfois trois, à des dates et en des lieux arrêtés dès le début de l’année de formation, et de présenter un rapport de fin de stage. Toute modification de période, de lieu, de formateur… eut perturbé tout l’édifice administratif et créé des discussions byzantines lors des réunions hebdomadaires. Hadj ne voulait rien de cela.

Kada retourne dans son pays, presque heureux. De la France il est très déçu. Comme ses enfants, il reçut des tonnes d’insultes, fut la cible de tant de brimades. Longtemps il garda pour lui les injures et les vexations, ces mêmes haines dont il souffrait au travail, chez les commerçants, dans les transports et partout ailleurs en se disant qu’elles étaient circonstancielles, « ça leur passera… » Kada évitait autant qu’il le pouvait d’évoquer les rejets dont il fut l’objet depuis son installation en France. Il ne pourrait même pas dire s’il vécut le pire dans les tranchées, en 1944 et 1945, ou toutes ces dernières années. Les dirigeants français s’emportent violemment contre la nationalisation des hydrocarbures décidée par le colonel Boumediene. De leur côté les officiels Algériens sont outrés par la « mansuétude » dont jouissent les assassins de nombreux frères en France. C’est El-Moudjahid, le journal du parti unique, qui utilise les termes de « mansuétude » et de « connivences ». Les relations diplomatiques entre l’ancienne puissance coloniale et le nouvel État jaloux de sa fraîche indépendance se tendirent gravement. En France les Algériens subissent le contrecoup de ces exécrables relations, elles-mêmes nées des tensions sociales et des intérêts géostratégiques. Les journaux français titrent sur « le pétrole rouge » pour discréditer la qualité des hydrocarbures algériens. « Notre pétrole est rouge du sang du million et demi de martyrs » répondirent du tac au tac le journal El-Moudjahid et l’unique chaîne de télévision. C’est ainsi, dans ces circonstances malsaines, que l’empressé chef du personnel de l’usine de pâtes Milliat mit abusivement fin au contrat de travail de plusieurs ouvriers algériens, dont Kada. Au port de Marseille, l’agent de la Police de l’air et des frontières, tout en faisant signer à Kada l’attestation de sortie définitive volontaire du territoire français, lui lança cette dernière pique en guise d’adieu : « Alors, tu touches dix mille balles et tu rentres rejoindre Mesrine au bled ? » Que Dieu maudisse tes parents fils du pêché, « N’âal weldik ya weld el hram », s’insurgea Khadra contre l’agent qui accusa le coup. Il comprit que derrière cette phrase qu’il devinait dépourvue de douceur, et dont il saisit le sens du mot weldik, parents, se cachait une grande colère. Il dit « Ana weld Maâscar, Tizi ». L’agent des frontières est un pied-noir de Tizi, un village créé de toutes pièces par l’administration coloniale, qui se trouve à douze kilomètres de Mascara. Ses agissements et ceux de ses semblables se nourrissent aussi de l’actualité extrêmement tendue. Il leur fit signe de passer, ou plutôt — vu la brutalité du geste et la moue dessinée par ses lèvres — de dégager. Kada ne supportait plus le racisme qui le visait directement. Il l’attristait, parfois le rendait malade, plus encore, le désespérait. Il y a quelques semaines, le hall d’entrée d’un cinéma qui projetait Élise ou la vraie, vie fut endommagé. Sa façade était badigeonnée d’inscriptions vengeresses comme « Mort aux Arabes ! », « Assez de parasites algériens ! » Face au déferlement de haine qui s’abattait sur lui et les siens, Kada demandait à ses enfants de ne pas baisser les bras, d’être fiers de leurs origines. « Il n’y a pas d’arbre sans racines, leur répète-t-il, vous êtes français et algériens. Vos branches se développeront peut-être ici, mais vos racines sont là-bas, pas ici, attention ! » Parfois il s’étranglait : « les Français disent qu’on est sournois, paresseux et malpropres. Ils n’ont pas honte, ils disent aussi qu’on est vicieux et cruels ! C’est la honte de dire ça, c’est inhumain de dire ça. » Il lui arrivait d’être intransigeant, catégorique : « si par malheur un jour une loi venait à vous sommer de choisir entre la France et l’Algérie, j’espère que vous saurez faire le choix qui s’impose. » Les parents de Messaoud quittèrent définitivement la France, subissant jusqu’au dernier jour, jusqu’à la dernière, la plus éloignée portion de terre de ce pays, le racisme de nombre de ses citoyens, mais Kada n’entreprit pas de démarche pour restituer l’appartement à l’Office des HLM, car les enfants continueront d’y résider quelque temps. Eux ne veulent pas entendre parler de départ. 

Le conducteur actionne les freins, le train ralentit, on distingue les quais. « Gare d’Avignon, trois minutes d’arrêt… » Messaoud ouvre un journal provençal abandonné sur la banquette par un voyageur. En page 7, un article critique « Les 21 heures de Munich », c’est le titre d’un téléfilm américain qui n’était pas encore programmé en France. Il raconte la prise d’otages lors des Jeux olympiques de Munich, il y a six ans. Messaoud se souvient que la même année une autre prise d’otages défrayait la chronique. Il se rappelle que les auteurs, Roger Bontems et Claude Buffet, avaient été exécutés à la prison de la Santé le matin du 28 novembre. La majorité des Français étaient satisfaits du dénouement. Certains avaient même applaudi à l’annonce de la condamnation à mort. Messaoud se souvient également qu’à la rentrée il ne reprit pas le chemin du lycée. Un temps s’était écoulé, un autre présenté. À presque dix-huit ans, il pensait qu’il était temps de trouver un emploi qui lui permette de s’occuper de sa propre personne, de son aspect vestimentaire, et si possible d’aider les parents. Son ami Rayan avait quitté définitivement la France pour l’Algérie. Ses parents avaient acheté un camion, y fourrèrent tous leurs biens et prirent la route en direction de l’Andalousie où ils embarquèrent dans un bateau pour le Maroc. Ils poursuivirent leur route jusqu’en Algérie où ils s’installèrent. Le père préférait la grande ville, Oran, où il avait acheté « cash » à un pied-noir sur le départ, une maison de maître, à Ghazaouet la provinciale d’où ils sont, père et mère, originaires, précisément de la réservée et modeste Tounane. « Nous avons voyagé pendant une semaine ! » dira plus tard Rayan. Ses études il les poursuivra au Lycée Pasteur. Quant à Messaoud, il traîna deux années durant à ne rien faire ou presque. L’oisiveté et les poches trouées avaient fini par imprégner son comportement à tel point qu’il se demandait parfois s’il ne valait pas mieux intégrer un réseau de revendeurs de cannabis des Puces de Saint-Ouen ou de la Porte de Montreuil. Ses camarades s’esclaffaient, mais lui ne plaisantait pas. Sa situation était désespérée, mais il ne sauta pas le pas. Parler, s’énerver est une chose, mettre un pied sur le sentier de la délinquance en est une autre. Il se répétait souvent cette phrase pour rassurer son égo. Messaoud fut astreint à occuper des postes précaires, tous dans le cadre de l’intérim, alternant avec de longues périodes de chômage. Ces emplois ne duraient pas, s’étalant sur deux jours ou sur deux voire trois semaines, pas plus : manutentionnaire, magasinier, manœuvre… Un jour il répondit à l’annonce d’une société de courses, placardée dans les locaux de l’ANPE : « Vous avez une Mobylette, vous êtes fiable, nous avons un emploi pour vous ». Lorsque l’employé de l’agence lui confirma qu’il s’agissait d’une proposition de CDI — c’était le premier travail stable qui s’offrait à lui — Messaoud demanda à l’employé de préciser à son interlocuteur, il faillit dire « avertir », qu’il était Arabe. Perplexe, celui-ci sourit en hochant la tête, puis s’exécuta. Messaoud entendit dans le combiné du téléphone l’éclat de rire du responsable de la maison de courses. Un rire franc, « sincère » pensa-t-il. Il eut alors cette sensation réconfortante que l’homme à l’autre bout de Paris le prenait par l’épaule et qu’il riait d’une bonne blague. Il frémit d’émotion. « Des gens bien ça existe » se dit-il.

— Vous avez une bonne Mobylette ?  

— Oui

— Alors présentez-vous dès que possible…

En répondant par l’affirmative, Messaoud avait menti, mais il s’arrangea dans la semaine avec son père.

À la gare de Lyon-Perrache, un couple d’une cinquantaine d’années prend place en face de Messaoud. Chez eux comme chez lui le bonjour est discret, ce faisant Messaoud se redresse et reprend la lecture de son journal. Dans un petit encart il lit : « La maison de la radio a organisé le 3 mai dernier une rencontre sous le thème ‘‘Que reste-t-il de Mai 68’’ avec l’écrivain et chroniqueur Gabriel Matzneff et le professeur Georges Lapassade… » « Lapassade ? mais c’est un des profs de Razi… » pensa-t-il.

Durant deux ans, sur sa Mobylette bleue, Messaoud sillonna rues, avenues et boulevards de Paris, dans tous les sens, d’est en ouest, du sud au nord. Dans ses moindres recoins, la ville lui était devenue aussi familière que les rues boueuses de La Folie. Quel que fût l’état du ciel, pluvieux ou ensoleillé, il distribuait lettres et paquets, de 9 h à 19 h, parfois au-delà. Messaoud ne pouvait s’offrir le luxe de rouspéter contre deux ou trois courses supplémentaires tardives au risque de se mettre à dos ses amis employeurs. Il était comme un facteur payé au bon — une course pouvant valoir un ou plusieurs tickets selon le trajet parcouru —, chacun valant 2,85 francs nets. Les patrons de Quick Courses, Aline et son mari Martin, deux anciens maos de Mai 1968, l’appréciaient, mais ne le ménageaient guère pour autant. Lui-même les avait en estime sans être dupe de leur équivoque relation. Un jour Messaoud dut abandonner ses tournées, car sa Bleue comme il aimait désigner son outil de travail, rendit l’âme. Chaque semaine elle avalait trois à quatre cents kilomètres de bitume, parfois elle rouspétait à sa manière, surtout le matin quand il faisait trop froid ou lorsqu’il pleuvait. Il fallait à Messaoud insister pour que son cœur, celui de la Bleue, daigne reprendre ses pétarades. Parfois il devait gonfler une chambre à air, réparer un pneu, plus rarement décalaminer le pot catalytique. Affectueusement, et parlant d’elle, il disait aussi « ma bécane ». Les patrons estimaient bien Messaoud, mais pas au point de lui offrir une nouvelle Mobylette ou même de contribuer à son achat. L’idée n’effleura pas Messaoud qui s’en remit une nouvelle fois à Central-Intérim qui l’avait perdu de vue. C’est par cette même agence du pont de Bondy, qu’après une période alternant chômage et travail en intérim comme veilleur de nuit dans un hôtel, comme manœuvre, et comme enquêteur de rue, il fut retenu pour travailler chez Darty. Une première mission de trois semaines comme employé de bureau au service comptabilité. Son activité consistait, comme encore aujourd’hui, à tamponner les doubles de factures en utilisant un tampon encreur, à la fois chiffreur et dateur. En fin de journée le chef de service rassemblait, comme aujourd’hui, tous les doubles de factures pour les remettre au bureau de l’Analytique. Messaoud est un employé appliqué et rapide à la fois. Il en faisait tant et tant, comme aujourd’hui encore, que sa mission fut plusieurs fois renouvelée au grand dam de certains de ses collègues qui le trouvaient, et le trouvent encore, plutôt zélé. « Je fais mon travail c’est tout », se contente-t-il de leur répondre. La semaine prochaine son dernier contrat arrivera à terme, mais il préfère ne pas trop y penser. D’ailleurs le rhodanien entre en gare de Lyon. L’horloge indique 19 h 42. Messaoud prendra le nouveau Réseau express, puis le bus jusqu’à Nanterre. Il pense ne pas bouger de chez lui jusqu’à mardi, le lundi 8 mai étant un jour sans.

Le jour décline et les côtes provençales ne sont plus qu’une masse de plus en plus informe, incertaine. Elle disparaîtra, emportée par la distance et l’immense manteau noir. Mimoun est assis sur le dernier banc, à l’arrière du Phocée, devant le parapet. Il fixe un point imaginaire, au large, comme d’autres passagers, chacun le sien. Dans le nouveau transistor Radiola que son père, allongé un peu plus loin derrière lui, lui prête de temps à autre, il écoute Salut les copains. Les radios françaises sont encore audibles. Sheila chante joyeusement la fin de l’école et Enrico Macias pleure après elle son pays perdu. C’est lui que Mimoun préfère. Sheila est trop contente et puis « Enrico, lui, il est de chez nous » : « J’ai quitté mon pays/J’ai quitté ma maison/Ma vie, ma triste vie… » Un jeune homme à quelques mètres arrête de discuter. Il lui dit « Fais-nous écouter ! » Gaston est étendu sur une chaise en toile grise sur laquelle est imprimé, en bleu, « Compagnie française de navigation ». Le bleu du ciel se défait de plus en plus de son intensité, car le jour commence à s’engouffrer dans l’obscurité qui s’offre à lui. Les premières ombres n’entament nullement le moral de Gaston, au contraire. Il se laisse bercer par la pensée de la joie immense qui se profile et qu’il pressent si puissante qu’elle anéantira bientôt le souvenir de toutes les frustrations qu’il endura, jusqu’à ces derniers temps. Gaston arrive encore à lire le titre principal de L’Express qui annonce un candidat mystérieux contre le général qu’il n’aime plus : « Monsieur X contre De Gaulle ». Le répit est de courte durée. Alors que le jour agonise, qu’il ne permet plus maintenant de distinguer la ligne d’horizon, une pluie fine et glacée entreprend de contrarier le ciel et d’arroser le paquebot de poupe à proue, du pont avant au pont arrière et tout le reste, et les voyageurs ne peuvent tous s’abriter. Depuis quelques heures, des grésillements succédèrent à l’émission de radio qu’écoutait Mimoun. Les ondes, grandes et courtes, s’embrouillent et Naples, annonce-t-on dans le haut-parleur, n’est plus qu’à quelques dizaines de miles. Mimoun sort son appareil photo. Fixer sa famille et d’autres passagers du bateau — le flash B ne se visse pas facilement  — et qu’importe l’Italie. Son père lui demande d’être économe, car il y a peu de pellicules pour épreuves noir et blanc « et le flash, attention au flash ! » Les plus petits s’agitent. Yacoub a tantôt faim, tantôt soif, souvent s’ennuie. Yvette s’égosille pour un rien, encouragée par d’autres enfants de son âge qui braillent autant qu’elle. Dihia passe presque toute la traversée allongée, malmenée par le mal de mer, parfois cajolée par sa belle-mère qui fait toujours preuve d’empathie, mais qui n’a plus la sérénité d’antan ni la santé des grands jours. C’est elle, Habiba, qui compose les repas, rarement chauds, souvent des sandwichs faits de fromage Primula, Caprice des Dieux ou Vache qui rit, et de tomates. Mais Dihia ne peut rien avaler. Un sentiment étrange la saisit lorsqu’elle sent qu’elle va craquer. Elle pense « ça y est je vais pleurer », mais les larmes ne montent pas. Elle appréhende l’inconnu même si elle est heureuse de découvrir le pays où elle rêva toujours discrètement vivre et mourir. Dans le Phocée il y a près d’un millier de passagers sur le point de concrétiser la aliya. La Terre promise est enfin à portée d’une poignée d’heures. Après le dîner, pendant près de deux heures Yeshua Kadosh, Oseh Shalom sont diffusés par les haut-parleurs, suivis par des danses et d’autres chants : « Chantons le Seigneur, car Il est souverainement grand ; coursier et cavalier. Il les a lancés dans la mer. » Une partie des passagers, les plus pauvres, sont mis en quarantaine, dans les cales, en quatrième classe. On les entend sans jamais les apercevoir. Ils sont interdits de pont durant tout le voyage. Ce sont les Tunisiens, hommes, femmes et enfants, qu’on appelle « les sans-culottes », habillés comme ils le furent toujours, nombreux sont couverts de haillons. Eux aussi prient dans les ténèbres du Phocée. Ils ne voient rien du monde extérieur ni de cette nuit qui avance à la rencontre du jour qui l’absorbera.  

Ce sont des enfants insomniaques et vigies, allongés sur les coursives qui alertent les premiers : « des lumières, des lumières ! » Elles apparaissent au loin annonçant la ville de Haïfa dont les formes se précisent dans les heures qui suivent. Des dizaines d’Israéliens arrivent à la rencontre des voyageurs. Constitués en comité d’accueil, ils accompagnent le paquebot pendant ses derniers miles entassés dans de petites embarcations. Ils chantent Hatikva. Sur certaines on peut lire « Exodus 2 » ou encore « Exodus AFN », et sur une banderole « Bienvenue aux Ma’aariviim ». Les passagers les remercient en leur adressant de grands signes, certains agitent des mouchoirs, sur leur joue il pleut les larmes d’un bonheur que du plus profond de leur être, de leur croyance, ils désirent définitif. De leur passé ils ont tous hâte de faire table rase. Un navire à quai sur le point de larguer les amarres accueille le Phocée en actionnant en long signal sa corne de brume. Le débarquement se déroule dans un désordre indescriptible qui dure des heures entières. On peut enfin mettre un visage sur chacun des passagers des cales auxquels on tend une grande échelle. Les hommes grimpèrent les premiers. Leurs yeux sont vides de toute expression, des billes creuses. Leurs bras se meuvent avec le peu de force qui leur reste. « À l’aide ! » ou « venez ! » semblent-ils implorer, qu’on les approche, les touche, qu’ils ne se sentent plus seuls enfin. 

Les autocars en stationnement depuis la veille engloutissent les arrivants. Les véhicules sont blancs avec deux bandes rouges sur les côtés, de bout en bout. Sur leur fronton, sous trois ampoules rouges, dans un encadrement métallique, on peut lire le nom de la compagnie דגא, Egged, des lettres blanches sur fond noir. Les premiers autocars quittent le port vers midi trente. Certains passagers prennent la direction d’Ashkélon et de Beer-Sheva. La famille de Mimoun s’installe dans l’autocar 158-835 qui l’emmène à Ashdod, dans le sud, où elle arrive un peu moins de deux heures plus tard complètement épuisée. Les agorotnécessaires à l’achat des tickets furent offerts par des officiels locaux mobilisés pour cette occasion. En sus de ces derniers, les familles sont reçues par des compatriotes, des « Algériens » qui habitent là depuis deux ans ou plus. L’accueil aux sons de la ghaïta, du bendir et des youyous est chaleureux, mais les Pinto ne disposent plus suffisamment d’énergie à dépenser aux festivités. Les habitants d’Ashdod et d’autres localités ne se présentent pas comme Israéliens, mais comme Algériens, Marocains, et cetera. L’un d’eux est le responsable des services sociaux. Il fait un beau discours de bienvenue, dans un mélange de derja, de français et d’hébreu, au cœur d’un buffet disposé en U dans une salle aménagée pour l’occasion, où se pressent aussi les enfants. À tous ces olims, nouveaux immigrants juifs en terre d’Israël, il leur dit tout le bien que la Communauté les bras tendus leur réserve et tout l’espoir qu’elle place en eux. Après la collation on se dirige tous ensemble, à pied, dans une sorte de procession à la tête de laquelle on reconnaît le responsable des services sociaux discutant avec les plus âgés des olims et derrière des dizaines d’autres hommes, suivis eux-mêmes par leurs femmes et enfants jusqu’aux nouveaux bâtiments, construits pour eux, pas totalement achevés. Des commerces en tous genres s’étalent le long des immeubles, à même le sable pour la plupart. Tout le village, que les plus anciens appellent « La petite Algérie », est ainsi ensablé, et jusqu’aux maabarot, des baraquements étranges faits de bric et de broc, comme ceux d’un bidonville de Casa, d’Alger ou de Marseille. Les familles sont portées par la fierté de s’assimiler à la Communauté comme tous les autres juifs d’Israël. 

Dans la semaine de leur arrivée, Gaston embauche comme journalier dans ces mêmes constructions. Il travaille quand on a besoin de main-d’œuvre. Il lui arrive parfois d’exercer comme conducteur de camion. Les premiers mois il s’y rend quatre à cinq jours par semaine. Le ministère de l’intégration alloue aux nouvelles familles des aides de subsistance qui ne dureront que le temps d’une ou deux saisons. Dihia s’occupe de l’intérieur de l’appartement, secondée parfois par sa belle-mère lorsqu’elle n’est pas prise par une autre occupation qu’elle juge plus importante ou lorsqu’elle n’est pas de mauvaise humeur, ce qui lui arrive. Vivre des semaines et même des mois sans électricité, sans gaz, sans eau courante, ne perturbe que peu toutes ces familles dont la foi en Israël est abyssale. Mimoun intègre une école spéciale pour garçons où tous les élèves sont des olims. Il y a des Américains, des Polonais, des Africains du Nord. La plupart de ses camarades sont Français, mais son meilleur ami est un Polonais au nom de Zeev Friedman. Zeev est grand, ses épaules sont larges et il est bien portant. C’est un garçon très gentil. Il est surtout ce grand frère qui parfois manque à Mimoun. Il ressemble à Joselito avec ses sourcils fournis, ses longues pattes de cheveux et surtout ses gilets en V qu’il met presque tout le temps. Mimoun et ses camarades passent deux ans dans cet établissement à apprendre l’hébreu. Les élèves sont ensuite orientés vers des centres spécialisés pour une formation de deux autres années. Mimoun et son ami Zeev qui rêve de devenir entraîneur de foot se retrouvent dans le centre de formation. Au terme des deux premiers mois dédiés à la découverte de la géographie et de l’histoire du pays ainsi que des treize métiers enseignés, lorsque le responsable pédagogique demande à Mimoun quel est son choix, il répond spontanément « photographe ! » Zeev fait le même choix. Au retour de la première semaine de vacances, ils commencent par apprendre l’histoire de la photographie depuis la caméra de de Vinci à la conservation des images créées par les frères Niepce et jusqu’aux inventions des frères Lumière… puis le développement des photos : comment utiliser le révélateur, respecter la température et le temps, comment stopper l’action du révélateur avec de l’acide acétique, et comment stabiliser le négatif. Surtout éviter durant l’opération tout contact du film avec la lumière. L’apprentissage dure des semaines. Il y a des cours théoriques en studio et des séances de prise de photos, le plus souvent en extérieur, suivies par des ateliers de développement. Mimoun aime beaucoup cette école bien qu’aucun de ses trois enseignants ne maîtrise le français et malgré son hébreu approximatif qu’il parle, certes, mais comme on parle une langue étrangère, avec des approximations et des incertitudes aussi lourdes que contrariantes. Dans l’atelier du centre, il développe les photos qu’il avait prises avec son Brownie. Les responsables acceptent que les élèves utilisent leur propre appareil photo lorsqu’ils en possèdent un. Mimoun et Zeev sont ensemble en semaine, et plus encore les week-ends. Ils s’arrangent toujours pour être dans la même équipe de football.

Au début de la deuxième année de formation, en novembre, à l’occasion de reportages qu’effectuent des journalistes français sur la vie des nouveaux Israéliens, Mimoun et d’autres élèves du centre sont interviewés à la sortie de l’école. Pour nombre de journalistes occidentaux chargés d’une mémoire troublée, Israël est une curiosité. Comment ce jeune État d’à peine une quinzaine d’années d’existence et aux dimensions ridicules, né d’une monstruosité européenne plus que d’une catastrophe qu’aucune région au monde depuis que le monde est monde n’égala, s’y prend-il pour intégrer toutes ces populations venues en masse des nouveaux territoires indépendants d’Afrique du Nord dont elles ne voulurent pas, après qu’il eut assimilé des centaines de milliers d’Européens ? 

Les élèves sont questionnés aussi bien par des reporters de la première chaîne de l’ORTF que par ceux de radio Luxembourg et d’Europe numéro1. Zeev est présent, mais il ne parle que le polonais, alors Mimoun répond pour lui-même et pour son ami autant qu’il peut. Les journalistes commencent par leur demander leur nom, leur âge, leur ville de naissance, depuis quand sont-ils à Ashdod… Ils leur posent d’autres questions dont certaines demeurent sans réponse, car trop compliquées pour des enfants qui n’ont qu’un désir, celui de retrouver leur terrain vague. Les journalistes insistent, ils veulent les questionner plus longuement, questionner leurs parents également promettant aux gamins quelques billets. Les adolescents acceptent le marché et s’engagent à en parler à leurs familles. Les rendez-vous avec elles sont arrangés. Ils ont lieu à domicile sur deux journées à raison de deux heures en moyenne par famille. Le pari est tenu. Les entretiens se déroulent plus ou moins laborieusement, mais tout le monde est content, les journalistes d’avoir bouclé leur travail et d’avoir goûté aux matsot et à la Mouna, les olims adultes d’avoir dit tout le bien qu’ils pensent de leur nouvelle patrie et les jeunes d’avoir reçu quelques sous. Le dimanche après-midi les journalistes et les adolescents s’affrontent lors d’un match de foot « six contre six » sur un terrain vague, derrière les immeubles. Après le match gagné par eux sur un score fleuve (deux buts de Zeev) les jeunes se dirigent vers leur coin favori du port d’Ashdod où ils se retrouvent souvent. Ils plongent pour se rafraîchir, se débarrasser de la sueur et engager des batailles d’eau dont eux seuls connaissent les règles. La plupart des journalistes rejoignent leur hôtel alors que trois d’entre eux préfèrent rester avec les adolescents. Eux aussi goûtent aux joies de la mer. Durant tous ces jours, il fait très chaud. Des jours d’été égarés à l’orée de l’hiver. Mimoun affectionne ce port qui, avec ses imposants rochers et la végétation autour de vieilles baraques en bois — quoique sans falaises ni majestueux front de mer — lui rappelle Cueva del Agua à Oran. Lorsque les jours étalaient leurs parures estivales ou même printanières, Mimoun dévalait avec ses amis les tortueux escaliers taillés à même la roche de la falaise de Gambetta, avec sous le bras des chambres à air de camions ou de tracteurs qui faisaient office de bouée, jusqu’à la source d’eau douce, défiant les zarzas, orties et autres plantes peu amènes, jusqu’aux cabanons des fêtards Mamia et Dakiya, au seuil desquels gisaient à même la terre des dizaines de bouteilles de bière et de vin vides, avant d’atteindre la jetée cent mètres plus bas. Ils lançaient alors les chambres à air à l’eau, puis ils se laissaient ondoyer jusqu’au « premier canon », certains poussaient jusqu’au deuxième, à quelques mètres de l’entrée du port que franchissaient Le Ville d’Oran, Le Kairouan, Le Napoléon ou Le Ville de Tunis. Des pêcheurs à la ligne expérimentés les tançaient, car ils trouvaient ces jeux « idiots et dangereux », mais les enfants étaient heureux. Là, dans le port d’Ashdod on se jette à deux ou à trois en criant, imitant l’appel de Tarzan. Les journalistes prennent des photos pour le souvenir ou pour agrémenter leurs articles. 

Dans l’espace « Mère-enfant » de la maternité de Baudelocque, à Port-Royal, règne une effervescence semblable à celle d’un marché de quartier populaire en pleine activité. Le personnel est surchargé de travail. Les infirmières, les gynécologues, les sages-femmes, les ASH, agents des services hospitaliers, s’affairent sans discontinuer. Ils vont, viennent, renseignent, questionnent, rassurent, sourient, ouvrent ou ferment des portes. Chez certains patients et leur famille on devine une inquiétude mal dissimulée, sur le visage d’autres on perçoit une discrète joie. Dans un des lits, Denise est allongée, les yeux fermés. Les cheveux noués, auburn sous le reflet de la lumière, laissent apparaître — il glissa légèrement — le pendentif berbère que lui avait offert Messaoud pour lui dire son attachement. En forme de cercle, le bijou représente en son centre la lettre Aza Macintosh HD:Users:HANIFI:Desktop:Capture d’écran 2017-06-25 à 11.36.29.pngplantée sur ses quatre membres, fière comme l’Amazigh, l’homme libre, tout en argent. Denise est visiblement exténuée, mais sourit, les yeux mi-clos maintenant. Lui est assis à ses côtés, il observe songeur son bijou, frôle son bras, ne sachant ni quoi faire ni comment, silencieux, engoncé dans une blouse blanche, coiffé d’une charlotte sauvage, il a « l’air fin », inutile et heureux. Sur une table chauffante, leur bébé est pris de secousses, il braille, emmailloté dans une grenouillère bleue sur laquelle on lit « Happy Day ! », la tête recouverte d’un bonnet, bleu aussi, marionnette désarticulée. Denise tente de se redresser. Une sage-femme arrive pour lui prendre la température et la tension. L’enfant naquit ce matin. L’infirmière, elle doit avoir la quarantaine, peut-être est-elle martiniquaise ou guadeloupéenne, avait griffonné au stylo bleu sur la page datée « samedi 20 décembre 1980 » du classeur de la maternité, entre la ligne « 7 h » et la ligne « 8 h » : « Yanis El-Bethioui, à 7 h 15, RAS » et « 49 cm, 3kg100 ».  

Denise parla à sa mère qui s’inquiétait « tu l’as appelé comment ? » Puis elle fit « ah ! » et après un silence elle ajouta « bon », comme un reproche, ou comme une boule de pétanque tombée de sa main. « Ah !… bon ». Le ton était inamical, sérieusement inamical. « Ah ! » en ouvrant certainement bien la bouche. On imagine son arrondi et celui de ses yeux, puis encore « ton père n’est pas bien… on te rappellera » avec entre les deux groupes de mots un suspens, un grand intervalle. On la devine ajouter « comme c’est mal… ça » avec le même suspens, le même intervalle dont certains usent pour un oui ou pour un non. Puis elle raccrocha. Les scènes que Ginette fait périodiquement à sa fille sont aussi nombreuses que futiles. Messaoud n’est pas vraiment le bienvenu dans la famille. Il le sait et s’en moque. Il a juste de la peine pour sa compagne. Depuis qu’ils apprirent que leur fille « s’est acoquinée à un Arabe », ses parents ne l’invitaient plus à la maison.

Six mois auparavant, en juillet, de nombreux collègues et amis du jeune couple assistèrent au mariage à Montfermeil. Ni Messaoud ni Denise ne furent surpris par l’absence de la famille France à la mairie. Hadj était là, digne représentant de la famille El-Bethioui. Kada appela son fils le soir même pour le féliciter. On l’entendait comme s’il était présent avec eux dans la pièce. Il aurait bien voulu assister au mariage de son aîné, mais la raison vainquit son cœur. Kada aurait pu venir en France plus facilement, car Chadli, le nouveau président, supprima l’ASTN l’autorisation de sortie du territoire national et maintint les trois cents dinars d’allocation touristique auxquels a droit tout Algérien partant à l’étranger — juste de quoi prendre un billet de train de banlieue — certes, mais il est encore marqué par le climat très tendu en France, par cette atmosphère qui plombe les humanités. L’indépendance de l’Algérie est toujours très mal vécue par les nostalgiques des colonies qui ne veulent pas ouvrir leur cœur. S’ils ouvrent leurs yeux et leur bouche, c’est pour faire payer cher aux « sales bicots » la perte du pays. Et la nouvelle loi Barre-Bonnet n’augure rien de bon. Kada fit donc, le cœur meurtri, le choix de ne pas se déplacer. Au téléphone, il resta pendu pendant plus de dix minutes. Denise voulait bien lui parler, mais Messaoud ne lui tendit pas le combiné de crainte qu’elle n’utilise des mots que son père ne peut entendre de sa bru. Plus tard elle apprendra que la pudeur dans la famille algérienne « c’est quelque chose je vous le dis ! »

Denise et Messaoud se fréquentent depuis novembre de l’année dernière, le mois des vingt et un ans de Denise et celui de sa titularisation chez Darty. Messaoud venait d’atteindre le quart de siècle, comme il aimait dire. Sa compagne avait quitté ses parents et le sud peu après la mort de sa grand-mère, la semaine de son anniversaire. Elle avait attendu longtemps ce jour qui allait l’extraire de son statut de mineure et la libérer de ses trop rigides parents. Le lundi 22 novembre, elle soufflait sur ses dix-huit bougies, et le mercredi Albertine mourut. Elle avait soixante-dix ans et demi. Le dernier jour du mois, Denise prit un train de Toulon à Marseille puis un autre de Marseille à Paris. Depuis des mois elle répétait à ses parents vouloir « découvrir le monde ». Les études ne l’intéressaient plus. Tout le mois de décembre, elle fut hébergée chez une ancienne camarade de classe dont la mère — qui réussit à fuir la chaleur du sud et ses gens trop jacasseurs à son goût — avait naturellement accepté de la recevoir. Denise travailla les derniers week-ends de l’année 1976 et les deux premiers de la nouvelle année dans une boutique de jeans et de vestes en cuir du marché Malik de Saint-Ouen, avant de se rendre à Amsterdam, le port de tous ses fantasmes. Elle pensait s’y installer quelques années, mais le Quartier rouge et Vondelpark ne lui réussirent pas. C’est dans cette ville qu’elle apprit le décès en janvier de son grand-père. La perte de son épouse devenait chaque jour qui passait encore plus insupportable à Robert. « Pépé est mort de chagrin », lui dirent ses parents. Le froid et le manque d’argent, ajouté au chagrin, précipitèrent son retour en France deux mois plus tard, au début de mars. Elle effectua plusieurs courtes missions d’intérim jusqu’à la fin juin — la dernière chez Darty —avant de retourner chez ses parents à Toulon qui étaient sur le point de déménager à Fréjus. Elle y resta les deux mois d’été, jusqu’au coup de fil du responsable du personnel de Darty qui lui proposait un CDD de deux mois qui sera renouvelé pour une période de douze mois, puis une autre, jusqu’à sa titularisation il y a un an.

Dès son premier mois de travail, Messaoud avait été troublé par Denise. Ses cheveux, une coupe au carré, étaient coiffés à la Sylvie Vartan, la plus belle pour aller danser, avec des franges ni blondes, ni brunes qui tombaient sur ses yeux verts. Ce sont ses yeux qui charmèrent le plus Messaoud, et sa gentillesse. Denise ne parlait pas beaucoup. Elle en était à son troisième mois de travail chez Darty, quatre avec le mois de juin. Messaoud pensait tantôt qu’elle était « la protégée », tantôt « la petite amie » — selon la fluctuation des bruits de couloirs — d’un certain Razi, un vendeur au rayon électroménager dont Messaoud avait la certitude qu’il le prenait de haut. Peu à peu, au fur et à mesure qu’ils se découvraient, qu’ils soupesaient leurs paroles, leurs gestes, leurs attitudes, Messaoud se rendait compte qu’il n’en était rien, c’est-à-dire que les relations entre Razi et Denise n’étaient que professionnelles et amicales, que Razi n’était ni méprisant ni condescendant, par contre c’était un homme plutôt réservé. Ils deviendront amis avant la fin de la nouvelle année. Razi — il tient à ce que l’on prononce correctement, prononcer le r non comme dans « ridicule » ou dans « riquiqui », mais rouler le r comme savent si bien rocailler les gens du Sud-ouest français ou comme en arabeMacintosh HD:Users:HANIFI:Desktop:Capture d’écran 2017-07-03 à 15.37.30.pngouMacintosh HD:Users:HANIFI:Desktop:Capture d’écran 2017-07-03 à 15.24.09.png— Razi donc, est un Oranais venu en France poursuivre ses études. Le matin il travaille chez Darty, l’après-midi il étudie à l’université de Vincennes où il s’était inscrit en novembre. Il avait quitté le bled au début du printemps de l’année précédente, en avril 1976, écœuré par les agissements de la Sécurité militaire qui surveille, enquête, punit les civils comme les militaires. Un jour, en réponse à Messaoud qui l’interrogeait sur les raisons qui lui firent quitter l’Algérie, Razi lui dit tout de go : « J’ai fui la bêtise et l’obscurité humaines, j’ai fui le silence et la crasse de la cellule du Palais de justice d’Oran où des agents enthousiastes et vicieux m’avaient jeté pour cause ‘‘d’outrage à magistrat dans ses fonctions’’, sans autre forme de procès. » Une réponse que Razi débita de telle façon que Messaoud comprit qu’il l’avait prononcée plus d’une fois. Le débit, les mots, la poésie qui s’en dégage avaient été éprouvés. Razi respirait à pleins poumons l’air de Paris, mais dans certains quartiers, certains bars ou avenues, il le trouvait pollué. Une Suédoise qu’il avait rencontrée dans une auberge de jeunesse du côté de la Porte de Clignancourt lui proposa de l’accompagner jusqu’à Norrköpping, chez elle, dans l’Östergötland en Suède. Cette invitation ne pouvait mieux tomber. À la fin du mois de juillet, Razi prit ainsi la route du nord en compagnie de Éva Lamm, c’est son nom, le pouce levé et la tristesse définitivement en berne, du moins l’espérait-il puisqu’il avait à ses yeux quitté la bêtise et l’obscurité. Razi se délectait de cette « douce légèreté de l’être » tant aspirée par les Tchèques. Chez Éva il savoura l’hospitalité douillette et amoureuse. Il admira les autres beautés nordiques, s’enthousiasma devant la majesté des îles, des lacs et des forêts, apprécia et partagea le respect et l’attachement que vouent les gens du nord à la nature. À la fois indulgente, harmonieuse et implacable nature. Mais au terme du huitième mois, Razi craqua. L’envers avait un revers. Les rigueurs de l’hiver nordique, la nostalgie du soleil et des ardeurs du Sud — quoique parfois superficielles — eurent raison de son fantasme, de son désir, vif pourtant, de résider définitivement en Suède, et même plus, y faire sa vie avec Éva qui tous les jours lui répétait ce chaleureux proverbe local « vi går snabbare… we move faster hand in hand ». Le jour de son départ, elle prit le train avec lui jusqu’à Helsingborg, quatre cents kilomètres au sud, au bord de l’Öresund, d’où ils contemplèrent ensemble le château de Hamlet, sur la rive danoise. 

— Kronborg ! The time is out of joint. O cursed spite, lança Éva, très inspirée en faisant de grands cercles avec ses bras. Ce qui étonna Razi, les Suédois étant, jusqu’à la Midsommar, généralement plutôt apathiques. Il répliqua sans sourciller en souriant, mais, autant qu’Éva, il était défait.

— That ever I was born to set it right!

Ils se séparèrent sur ces paroles qu’ils avaient maintes fois lues dans la petite chambre d’Éva. Elle était infirmière et actrice intermittente, il était son souffleur. Le déchirement des adieux n’en était que plus douloureux. À la pensée d’Éva, qu’il appelle « l’âme du Nord », la gorge de Razi se noue, mais dans ses yeux une minuscule lumière scintille. 

C’est Denise qui fut chargée de montrer à Messaoud comment numéroter les doubles de factures selon que le produit vendu relève du petit électroménager (Pelm) ou du gros (Gelm), de la Hi-fi, de la téléphonie… Sur la marge de gauche, à hauteur de chaque référence, on appose un tampon encreur qui imprime la date du jour et le numéro d’ordre du produit, quel que soit l’appareil vendu, sa marque, sa couleur, son prix. Sur une même facture on attribue autant de numéros qu’il y a de produits mentionnés : « N° 03-20230 », « N° 03-20231 », « N° 03-20232 » en précisant avec un stylo à bille rouge sur la marge de droite « Pelm », « Gelm » ou « Hi-fi »… Chaque employé de la section a son propre encreur. Denise avait le « N° 03 », le « N° 08 » pour Messaoud, le « N° 06 » pour tel autre… c’est ainsi que le chef de service pouvait et peut toujours facilement comptabiliser le nombre de factures traitées par chacun, au jour le jour. Et il ne se prive pas de distribuer des points et commentaires plaisants ou non, à voix haute pour que chacun sache. Denise elle-même référençait les ventes durant toute la journée. Rien de tout cela n’a changé. Son contrat à durée déterminée venait d’être prorogé d’un an. Messaoud était intérimaire. Au terme de sa dernière mission d’intérim, en mai, il était convoqué dans le bureau du chef du personnel. Il se demandait si cela avait un lien avec la qualité du travail ou les horaires ou alors avec les deux journées qu’il venait de prendre afin d’accompagner ses parents à Marseille. Il ne se doutait nullement que ce qu’allait lui proposer le responsable c’était un contrat d’une année entière, négocié sans l’intermédiation de Central-Intérim. Ce contrat conclu directement entre l’entreprise et Messaoud rendra la directrice de l’agence d’intérim verte de colère toute une semaine. Elle perdait un client, Darty, et le fit voir et entendre à Messaoud et au chef du personnel de l’entreprise. Messaoud lui avoua sa sincère désolation. À aucun instant il ne pensa que ce contrat allait chagriner Michèle Bauvoir et déclencher son courroux, car il l’aimait bien. À aucun moment il ne s’est douté que le contrat ainsi négocié porterait préjudice à son agence et probablement à son propre portefeuille.

À son terme, ce contrat fut renouvelé une autre fois pour un an. En avril 1980 le même responsable convoqua Messaoud dans son bureau pour l’informer de sa titularisation. Messaoud était si content lorsqu’il entendit ce mot tintiller de longues secondes que son esprit se confusionna. Il voyait le chef de service sourire, alors il fit un mouvement de tête, posa les mains sur les accoudoirs du siège et pencha le buste. Il allait se dresser, mais se ravisa, impressionné par le regard du responsable. L’intensité qui se dégageait des yeux du chef de service du personnel paralysa Messaoud qui était sur le point de l’embrasser. Le vendredi en huit — le deux mai l’entreprise préféra accorder la journée au personnel administratif — le vendredi neuf mai donc, à 17 h, Messaoud et Denise offrirent une collation à tous les collègues du service comptabilité. Au premier rang se trouvait le responsable du personnel. Depuis février, Denise et Messaoud occupent un studio à Montfermeil dans la rue Henri Barbusse. Denise avait libéré celui qu’elle partageait avec une étudiante dans le 14e, près du métro Mouton-Duvernet, et Messaoud abandonnait sa chambre du foyer pour jeunes travailleurs de Bondy, juste en face de Darty, une chambre de douze mètres carrés qu’il occupait depuis janvier 1979 contre un loyer mensuel de 400 francs nets qui ne varia jamais. Il traversait l’avenue Gallieni et il était chez lui. Son frère rendra l’appartement de Nanterre à la société des HLM peu de temps après pour s’installer à Bobigny où il travaille, dans un centre de formation continue depuis bientôt quatre ans. 

Sur le ventre de sa mère, Yanis ne s’agite pas, et l’infirmière veille. Les employés vont et viennent, surchargés d’activités, de produits de pédiatrie et de rêves de vacances. Denise est toujours allongée. Messaoud s’extrait de son rêve, il se relève. Il ne sait que dire. Il ne dit rien, se contente de sourire. Il regarde la blouse blanche qu’il porte et en même temps tâte la charlotte, « j’ai l’ai fin » pense-t-il.

Comme dans toutes les villes et tous les villages du pays, hier dans la famille Pinto on a fêté Lag Ba’omer. Les enfants ont joué au tir à l’arc et allumé des feux de joie dans les terrains vagues, les derniers jeux et feux en Israël. La famille s’apprête en effet à quitter ce pays sans attendre la fin de l’année scolaire. Yvette commence à peine à saisir les mécanismes de base de la grammaire hébraïque, Yacoub finit lamentablement son année au collège, alors que Mimoun ne passera pas l’examen de fin de formation en photographie, prévu à la mi-juin. Toute la région est en ébullition. L’atmosphère lourde qui règne depuis plusieurs mois couve une guerre. En octobre dernier, la Syrie avait organisé de grandes manœuvres, « des manœuvres d’intimidation » répétait-on dans les journaux et la télévision : « Les Syriens voient des menaces partout », « l’objectif des Arabes est de nous jeter à la mer. » Toute la famille sait que Gaston ne supporte plus de vivre en Israël. Dihia et Habiba sont résignées, que peuvent-elles ? Voilà des mois qu’il se lamente. Il attendait qu’une bonne occasion se présente pour faire sa Yerida, sa descente, et cette possibilité se présente aujourd’hui. Il a hâte de retrouver la France, même si Mimoun ne veut pas vraiment abandonner ses amis, son nouveau pays qu’il commence à aimer. Il veut s’engager dans l’armée, mais il n’a pas l’âge légal d’incorporation. Hormis les premiers temps d’euphorie, Gaston ne se sentit jamais vraiment chez lui. Leur aliya est un échec cuisant. Il dit préférer supporter la vie en France, sa misère et son lot d’antisémitisme, plutôt que la souffrance que lui font subir en terre d’Abraham, dans le « pays de tous les juifs », ses coreligionnaires, ses frères. Il le répétait souvent ces derniers temps à ses enfants, à Dihia, à sa mère. À tous. Le pays, très soudé en apparence, est très fragmenté dans la réalité. Les Ashkenazes, généralement instruits et fortunés, méprisent les israélites d’Afrique du Nord plus humbles. Ils se proclament « les Occidentaux », un terme très valorisant dans la société, mis en avant comme un étendard alors que « les Marocains et les Algériens » sont à leurs yeux « les Orientaux ». Les arguments de Gaston sont solides, sauf que Mimoun n’eut jamais de problème avec Zeev ni avec les Friedman. Gaston économisa en utilisant toutes les combines, tous les moyens, travaillant parfois les jours fériés et le soir. Nuit et jour, il est tourmenté par cette injonction intime : descendre en France avant l’irréparable. « Et ce blocus de Tiran, c’est un pas de plus vers la guerre, c’est sûr. »  

Il y a deux ou trois semaines, Yvette — elle va sur sa neuvième année — pressait son père de questions sur Israël, la France, l’Algérie, la guerre, les Arabes. Toutes ces interrogations qui sont le fruit des échanges qu’elle capta chez les adultes la contrariaient. Elle lui disait ne rien comprendre. Gaston saisit l’occasion que sa fille lui offrait pour lui renouveler l’opinion tranchée qu’il a sur la situation du pays et répondre à ses questions bien sûr — « la France c’est un beau pays tu verras avec tes nouveaux yeux, la France ce n’est pas que le camp, tu te souviens du camp ? » Yvette fit signe de la tête, elle était trop jeune —, mais surtout pour soulager sa conscience qui le malmène chaque fois qu’il pense au meurtre de son père en septembre 1941. Il tourna autour de la question, ne sachant comment l’aborder, comment dire à sa fille l’assassinat de son père, comment lui dire la vérité ? puis il plongea. Parla sans précaution, brutalement. « La vérité, lui dit-il, n’est pas celle de l’Écho d’Oran, mais celle de plusieurs personnes qui ont assisté au meurtre. C’est des racistes qui ont tué ton grand-père ma fille, des amis du maire d’Oran qu’on appelait l’abbé Lambert. » Gaston ne voulut pas insister. Le plus important était dit. Il lui répéta, « les tueurs de mon père étaient des amis de l’abbé » et il passa à autre chose, il revint sur les juifs d’Europe de l’Est, «  on n’a rien à voir avec ces gens-là ma fille, les Russes, les Ukrainiens, les Polonais, oui, même les Polonais on n’a rien à voir avec eux, rien. On n’a rien à voir avec leur arrogance, leur hypocrisie, leur mentalité. On sera chez nous bientôt ma fille, et on y sera mieux, tu iras dans une belle école, tu auras beaucoup d’amies, beaucoup plus qu’ici tu verras. » Lorsqu’il dit « beaucoup plus qu’ici tu verras », sa voix s’enraya. Il l’embrassa longuement, il pleura peut-être lorsqu’il se trouva seul.

Quelques semaines auparavant, un soir d’avril, Dihia avait reçu par téléphone la nouvelle de la mort de sa grand-mère. « C’est arrivé brusquement. Elle a eu très mal au ventre mercredi, et jeudi c’était fini. Elle a très peu souffert, ‘‘nous venons de la poussière, nous retournerons à la poussière’’ » avait dit Zohar. Sadia Benhakim avait soixante-dix-sept ans. Elle mourut la bouche fermée, emportant dans sa tombe le secret de la filiation de sa fille. Oui, elle aussi, Dihia, voulait, plus que jamais, retrouver la France, son père, sa mère. 

Dix jours auparavant la famille apprenait le décès de Daoud, fils unique de Yacob Benaroche. Il est mort à soixante-seize ans, un an de moins que la grand-mère Sadia. Daoud était le neveu de Ginette et avait dix-neuf ans de plus qu’elle. Cette partie de la famille vivait dans le sud-est de la France. Les uns et les autres ne se rencontraient guère. Ils se sont très peu vus depuis que dans les années trente Daoud décida de s’installer en France. Ils se sont complètement perdus de vue après la mort de Amar le grand-père de Denise lors du bombardement de la ville de Toulon. Ginette avait trente-trois ans et Dihia était encore adolescente.

Dans le cadre de la mise en place de la nouvelle grille, les responsables de la programmation des émissions viennent de proposer à Charly d’intégrer Les Routiers sont sympas, l’équipe de Max, en aménageant ses horaires en fonction des cours de Capacité en droit qu’il s’apprête de suivre dès octobre à l’université d’Assas. Charly accepta avec une joie qu’il ne dissimula pas. Les auditeurs qui souhaitent se déplacer gratuitement d’une ville de France à une autre, plus ou moins confortablement installés dans la cabine d’un routier sympa téléphonent à la radio qui diffuse leur message. Les chauffeurs désireux d’accomplir une bonne action, de partager leur état d’âme, ou de faire de belles rencontres appellent le standard et le tour est joué. Charly débuta la semaine dernière. Il n’embauche pas avant 16 h. Son travail consiste à rédiger des fiches qu’il transmet à Max, à répondre hors antenne aux auditeurs, aux auto-stoppeurs ou aux camionneurs, et à préparer éventuellement leur passage à l’antenne. Pendant trois mois, jusqu’à septembre, il travaillera en binôme pour se former à l’esprit et au contenu de l’émission.  

Charly est très content de son parcours depuis qu’ils revinrent d’Israël, voilà plus de sept ans maintenant. C’était en mai 1967. Son père, sa mère, Yacoub, Yvette, Habiba et lui s’installaient chez les grands-parents Zohar et Ginette, les uns et les autres heureux de se retrouver. Zohar résidait toujours à Port-Vendres, mais dans un appartement plus spacieux. Il ne travaillait plus depuis un an. Il avait été définitivement arrêté suite à un accident de travail. Ginette se morfondait plus encore depuis la disparition de Sadia. Ce mois d’avril là fut doublement douloureux pour la famille. Dix jours avant la mort de sa mère, Ginette apprenait le décès de Daoud, fils de Yacob Benaroche. L’accueil qu’elle réserva à sa fille et à la petite famille fut à la fois des plus joyeux et rempli de larmes. Le lendemain de leur arrivée, ils s’étaient tous rendus en autocar à Perpignan pour se recueillir sur la tombe de Sadia, dans le cimetière Hillel. Gaston se mit à la recherche d’un travail dès la première semaine. Il dictait des lettres de candidature spontanée à son fils qui les écrivait. Il répondait aux petites annonces lues dans les journaux ou sur la vitrine d’une boulangerie, d’une pharmacie. Il arrivait que Gaston se déplaçât jusqu’aux entreprises qu’il avait ciblées dans un courrier. D’autres fois il se présentait à la porte de telle ou telle société qui surgissait sur son chemin. Dans son CV il ne mit guère en avant son expérience de chauffeur acquise à Oran et à Ashdod. La conduite en France le déprimait, il n’était pas très sûr de lui, ne se sentait pas capable de slalomer comme les Parisiens ou même les banlieusards. Il ne voulait pas s’aventurer à prendre le volant de quelque engin que ce fût. Le soulagement lui parvint au milieu de l’été en la forme d’une lettre avec cet en-tête « Bazar de l’Hôtel de Ville de Paris ». Bien qu’ils participaient régulièrement à l’entretien de la maison, à l’achat des courses, qu’ils se faisaient discrets, Gaston et Dihia étaient bien contents de libérer Zohar et Ginette de leur charge. Le directeur du Bazar parisien stipulait dans la lettre qu’il proposait un poste de vendeur au rayon bricolage de son établissement. Gaston répondit au téléphone « la proposition m’intéresse, je suis d’accord… » Le responsable l’attendait dans son bureau « au plus tard jeudi si vous n’y voyez pas d’inconvénient ». Le lendemain Gaston prit l’autocar jusqu’à Toulouse et de là le train jusqu’à Paris gare de Lyon. Il se rendit directement au Bazar. Le soir il appela Zohar « L’affaire elle est conclue ! » Les prétentions salariales très modestes de Gaston firent la différence avec d’autres postulants. Dans la foulée il prit une chambre dans un hôtel meublé, le temps de trouver un appartement. Son chef de rayon lui apporta une aide décisive. En septembre Gaston et les siens emménageaient dans le 17e arrondissement, en haut du boulevard Malesherbes, entre la place Wagram et le vieux lycée Carnot, au 142 exactement. L’emploi dans le Bazar lui convenait parfaitement. La mère lessivait, rangeait, faisait à manger, entretenait les trois pièces de l’appartement à longueur de journée, aidée par Habiba lorsqu’elle n’était pas souffrante. Dihia sortait rarement. De cela elle était habituée. Les enfants reprirent le chemin de l’école avec plusieurs jours de retard. Yacoub et Yvette furent déclassés, Charly inscrit dans un lycée d’enseignement professionnel. Il peina durant deux années avant l’obtention du CAP-photo. Les enseignants ne furent pas trop sévères, notamment au début de la seconde année. La France conservatrice se remettait difficilement des blessures que lui infligèrent ses étudiants.

C’est à son père que Charly — qui ne répond plus au prénom Mimoun depuis leur retour d’Israël — doit l’idée de contacter Jacques Doinas, un des journalistes qui les avait interviewés à Ashdod. Doinas travaillait pour Radio Luxembourg. Gaston et Dihia écoutaient beaucoup la radio. Leur préférence allait précisément à RTL. Dihia ne ratait jamais La Case Trésor de Fabrice. Si elle s’était portée candidate au jeu, elle aurait sans doute gagné. Combien de fois ne trouva-t-elle pas, plongée dans sa cuisine, mais très attentive à la radio, le titre de telle ou telle chanson, et elle criait, avec le public « vive l’Empereur ! » comme il se devait, comme si elle y était. Plus tard, lorsque cette émission de jeu fut supprimée, Dihia se reporta sur Bingo le jeu de Patrick Topaloff. De son côté Gaston était captivé par les informations sportives. Il suivait les commentaires sur les matches de football, surtout lorsqu’ils concernaient son équipe favorite, le Red Star (avant l’équipe audonienne, Gaston n’avait pas d’équipe préférée si l’on excepte le CALO évidemment). Les informations générales l’intéressaient également. Les affrontements en Irlande du Nord entre catholiques et protestants le peinaient beaucoup, « un si beau pays, tu te rends compte ! » C’est justement en écoutant Jacques Doinas qu’il vint à l’esprit de Gaston l’idée de demander à son fils de le contacter. Charly lui adressa une longue lettre dans laquelle il lui rappela leur rencontre à Ashdod, avant de le saisir sur la situation familiale en accentuant certains angles et le supplia de lui venir en aide. Il n’oublia pas de le féliciter « ainsi que toute l’équipe de RTL notre radio préférée ». Doinas ne tarda pas à répondre à Charly. Il se souvenait parfaitement de lui, du match de foot qu’ils disputèrent à Ashdod, derrière l’immeuble où résidaient les Pinto. Il le rappela à Charly et accepta de le rencontrer avant la fin de l’année. Mais le rendez-vous fut ajourné à deux reprises. La première fois parce que l’agenda de Doinas ne le permettait pas, la seconde parce que le deuil avait frappé les Pinto. Leur chère Habiba s’éteignit au milieu du mois de février, à 62 ans, à la suite d’une grippe. Le même jour où à Val d’Isère, 39 personnes étaient emportées par une avalanche. À la radio on en a beaucoup parlé. Deux mois plus tard, en avril 1970 Jacques Doinas put se rendre chez les Pinto. Il mangea des matsot, des galettes au pain azyme préparées pour la Pessa’h et de la Mouna évidemment. Jacques Doinas se souvint que ce sont ces mêmes galettes et brioches qu’il avait appréciées à Ashdod. Jacques et Gaston avaient le même âge, la quarantaine à peine entamée. Ils n’avaient pas le même statut social, mais Gaston et Dihia confirmèrent aux yeux de Doinas qu’ils étaient d’honnêtes gens. Progressivement leurs familles se rapprochèrent, et les Pinto furent à leur tour invités chez le journaliste. Pierre un des enfants de Jacques Doinas et Charly avaient de nombreux atomes crochus, ce qui rendait leurs conversations longues et très agréables pour l’un et l’autre. Ils ne se ressemblent pas, Pierre est grand, une barbe fournie, le regard franc derrière les verres jaune ambre de ses Ray-Ban et porte plutôt bien son embonpoint alors que Charly est petit, mince, le regard sombre et le front dégarni, souvent chaussé de souliers à hauts talons sous un pantalon à pattes d’éléphant. Charly et Pierre deviendront de vrais amis. Pierre avait alors près de vingt ans comme Charly et poursuivait ses études à Dauphine. Il fera de Charly l’organisateur de l’enterrement de sa vie de garçon et le témoin de son mariage. 

Au début de l’été, Jacques Doinas fit intégrer Charly à RTL comme stagiaire au sein du courrier : il classait les lettres selon qu’elles émanaient des auditeurs ou d’entreprises diverses, comme les agences de presse ou d’autres. Il les rangeait, les déposait dans les casiers des services et personnes auxquels elles étaient adressées. À vrai dire Charly était un factotum complet, et comblé. Jusqu’à septembre 1972. « Lorsqu’a eu lieu l’attaque terroriste contre des athlètes juifs à Munich, j’ai voulu tout bazarder et prendre les armes… Mon ami Zeev faisait partie de l’équipe israélienne. C’était un magnifique haltérophile. Il avait réussi toutes les étapes, il était reconnu et apprécié. Les Arabes n’ont pas hésité à le tuer » répétait Charly, très affecté. Sa colère était tellement grande qu’il se jura vengeance, « sur les tombes de ma mère et de Mimoun » son grand-père tué « par six Arabes à hauteur du boulevard Sébastopol ». Il y avait dans l’esprit de Charly une proximité évidente entre les identités ayant entraîné la mort de son grand-père et celles qui ont tué son ami Zeev. Peu lui importait les circonstances et les distances géographiques et temporelles.

Peu de temps après ce tragique événement, encore bouleversé, il se rendit au consulat d’Israël pour s’engager dans l’armée, mais son offre fut déclinée. Le fonctionnaire qui le reçut lui avança une raison biscornue pour justifier le refus, « tu as quitté Israël en mai 1967, tu n’avais pas encore 16 ans. On ne peut répondre favorablement à ta demande. » Charly se contenta difficilement de cette formule, mais il apprécia le long entretien qu’on lui accorda. Il répondit à toutes les questions avec un enthousiasme non dissimulé. Ce type d’entretien est rare, il n’est accordé par les services qu’à des personnes extrêmement motivées au discours tranché, proche du néosionisme. Charly répétait à ses parents, à ses amis « j’avais tellement envie d’en découdre, de venger mon ami, venger les pieds-noirs, venger mon grand-père Mimoun et tous les israélites assassinés ». « Tu as perdu la tête » lui reprochaient certains, mais lui n’en démordait pas. Il était prêt à tout abandonner, RTL, la France, la famille.

L’année suivante Charly faillit concrétiser son rêve. Une nouvelle guerre avait éclaté en octobre. Il lui fallait rejoindre le front par tous les moyens. Grâce à Jacques Doinas dont il était devenu le protégé, sa demande de mise en disponibilité fut acceptée, mais la bureaucratie était ce qu’elle était, il fallut des semaines avant qu’elle fût traitée. La direction était très compréhensive. « Reviens-nous entier » lui dit en souriant le chef du personnel en lui remettant l’attestation de mise en arrêt de travail. Charly douta de l’honnêteté de ses paroles et de son sourire qu’il jugea sardonique.

De l’autre côté de la Méditerranée, la guerre rêvée de Charly finissait. Il dut renoncer à son projet la rage au ventre, mais il eut toutes les peines du monde pour convaincre les responsables d’annuler la demande de mise en disponibilité, plus encore le responsable du personnel. Mais, grâce à Doinas on accéda à sa demande. Dans la foulée on lui offrit une opportunité qu’il saisit au vol, une opportunité en or : participer à la rubrique des courses hippiques. Tous les matins il se présentait à la station parmi les premiers, à l’aurore. Avec ses collègues il parcourait les journaux et les dépêches des agences de presse, puis ensemble ils préparaient l’émission qu’ils enregistraient au studio B. Charly n’était plus occasionnel. Pendant une année, il montrera à ses collègues, et plus encore à sa hiérarchie, combien il fallait compter avec lui. Son père était le plus heureux, car Charly n’hésitait pas à « lui filer de bons tuyaux » sur les chevaux ou les jockeys lorsqu’il en avait. Aujourd’hui grâce à la nouvelle grille 1974–1975 il fait partie de l’équipe Les Routiers sont sympas.

Du balcon de sa chambre, Charly jette un regard appuyé sur la Marina. Il y a peu de monde en ce dernier dimanche d’août. Un dimanche presque ordinaire si ce n’est que la poussière, dans cette ville suppliciée plus que dans toute autre, envahit tous les espaces. La chaleur est aussi écrasante qu’à Tel-Aviv. Air sec et immobilité. On entend des tirs, sporadiques. La zone est sécurisée par les milices chrétiennes. Charly sait qu’à quelques dizaines de mètres se trouve la ligne verte, il eut à le vérifier récemment. De temps à autre une sirène d’ambulance hurle. Il ouvre le store extérieur, s’installe dans un transat de canne sous la toile de protection et plonge dans un livre. Charly occupe cette chambre numéro 26, au deuxième étage de l’hôtel Phoenicia depuis lundi dernier.

Il lui fallut plus de sept heures pour parcourir les 270 kms qui séparent Tel-Aviv de la capitale libanaise. Du cœur du Gush Dan il prit un autocar jusqu’à Haïfa, puis un autre jusqu’à Nathariya. De là il monta dans un taxi jusqu’à Rosh Hanikra, à la frontière libanaise. Pour la traverser, bien qu’il ait mis en avant sa carte de presse, il dut affronter des rafales de questions des agents frontaliers des deux pays. Pour atteindre Nakoura, il leva le pouce et composa avec la patience. Ici on ne prend pas un inconnu comme on le ferait dans un pays en paix. La méfiance est répandue, plus encore dans les zones reculées. Un taxi clandestin accepta de le conduire jusqu’à Sour, à la condition de ne pas discuter le prix, « 6000 £, le prix n’est pas négociable ». Charly ne peut dire pourquoi toutes les dix à quinze minutes le chauffeur ouvrait la vitre de sa vieille Mercedes 280, et crachait en l’air en rouspétant, en français, contre « les chiens du sud ». De Sour il prit un autocar jusqu’à Beyrouth. À Saïda il y eut près d’une heure d’arrêt que Charly mit à profit pour découvrir la ville. Au détour d’une ruelle,  il se retrouva au cœur de la cité médiévale, devant une savonnerie artisanale qu’il ne put visiter pour cause de « fermeture pour travaux ». Arrivé dans Beyrouth, à Bourj Hammoud, avant même de pousser la porte de l’hôtel, Charly prit soin d’appeler le contact libanais pour l’informer de son arrivée. L’homme au bout du fil questionna : « Zeev ? » et Charly répondit « Zeev 972 ». L’homme lui donna en retour les informations attendues concernant la réunion du 24.

Charly voyage seul, avec pour seul bagage un grand sac de sport Palladium en simili cuir noir qu’il ne jugea pas utile de faire enregistrer au comptoir d’El-Al à Orly. Dans une main il tenait le sac et dans l’autre le premier tome de Voyage en Orient de Gérard de Nerval. Dans son sac il avait un second ouvrage, Mesure de la France de Drieu La Rochelle dont il est étonnamment un fervent admirateur. C’est ce livre-ci qu’il parcourt, assis sur le balcon de la chambre d’hôtel. Il poursuit la lecture pendant un quart d’heure, puis se remet à l’article qu’il avait commencé à rédiger. Il biffe le titre qu’il lui avait donné, celui-là même qu’il avait trouvé plus attractif qu’un premier, le modifie par ce dernier, direct, et qu’il souligne de deux traits pour signifier à l’équipe rédactionnelle qu’il y tient : « Le massacre des chrétiens de Brih ». Le rédacteur en chef de L’Aurore, lui fait confiance et accepte l’anonymat de ses piges. Charly a son entrée dans le journal de Boussac. Il connaît depuis l’année dernière Jean-Michel Souen, un des responsables de l’information. Lorsqu’il y a quatorze mois les Israéliens opérèrent un raid sur l’aéroport d’Entebbe, Charly avait adressé une réaction « pour publication » au journal qu’il lisait régulièrement, mais dont il ne connaissait aucun journaliste ou autre salarié. L’Aurore ne publia pas son courrier, mais Jean-Michel Souen l’appela. Il le félicita pour la pertinence et l’engagement de sa lettre, « j’approuve totalement », tout en lui expliquant les raisons de sa non-publication. Des causes « purement matérielles ». Depuis, Jean-Michel Souen et Charly se rencontrent périodiquement pour boire un verre ou pour partager un repas et échanger leurs points de vue, ou plutôt pour les compléter, car entre la manière de l’un et celle de l’autre d’appréhender le monde il n’y a pas l’espace pour y glisser une feuille de papier à cigarette. 

Aujourd’hui Charly répond a une commande ferme du journal, « un article sur la situation au Liban » qu’il est sur le point de communiquer. Demain, 29, il retournera à Tel-Aviv, mais il n’empruntera ni autocars ni taxis. Il y restera peut-être jusqu’à la fin de ses congés. Du balcon il voit des hommes ordinaires en armes qui arpentent l’avenue du front de mer jusqu’au-delà de l’université américaine. Certains portent un uniforme, d’autres non. « C’est donc ça », pense-t-il. Des ruines. Hormis quelques blocs de quartiers relativement épargnés, partout des immeubles éventrés et des nuages de poussière. Cette réalité ne surprend pas Charly et c’est machinalement, sans aucune raison ni aucun intérêt, qu’il pense « c’est donc ça ». Quatre jours plus tôt, le 24 août, une importante réunion secrète s’était tenue derrière le square Sodéco, à côté du cimetière juif. Étaient présents une dizaine de miliciens chrétiens, Zaki Bouznati le chef des phalanges, un militaire israélien de second ordre, ainsi que des personnes venues de France dont Charly (la plupart d’entre elles sont membres ou proches du Betar, du Crif, du CLESS, de Kach…) Ces personnes furent mandatées lors de la réunion qui s’était tenue rue Paradis à Paris au lendemain de l’assassinat de Kamel Joumblat. Charly et les autres Français ne voyagèrent pas ensemble, chacun se débrouilla par ses propres moyens, sachant qu’il fallait appeler un numéro de téléphone confidentiel dès l’arrivée à Beyrouth pour ne pas rater « la réunion du cimetière ». C’était la consigne numéro 2, la première étant de voyager seul. En plus du numéro de téléphone, on avait communiqué à chacun un code. Pour Charly ce fut « Zeev 972 ». Lors de la rencontre, il fut beaucoup question de l’élimination de l’OLP, l’organisation de Yasser Arafat. Les récents accords de paix de Chtaura entre les dirigeants libanais et l’OLP furent copieusement dénoncés par les milices chrétiennes qui pilonnent des villages dans le sud-est du pays comme celui de Nabatiyeh. Ces accords signés le 25 du mois dernier prévoient notamment le déploiement au Liban d’une force arabe de dissuasion. Lors de son intervention, Charly promit de tout faire pour « sensibiliser les Français contre les criminels palestiniens » et de revenir au Liban pour « venger les chrétiens, venger les morts de Brih de dimanche dernier et tous les autres. » À la fin de la réunion, Zaki Bouznati félicita Charly et tous les membres de la délégation française pour leur engagement. Le chef phalangiste impressionne par le regard noir qu’il pose sur chacun, comme une intimidation, une arme à feu sur la tempe. Sa rondeur est tout aussi provocante, son double-menton et bajoue, tout en lui est menace. Ce sont des conseillers de l’ambassade d’Israël à Paris qui avaient fortement suggéré aux uns et aux autres de se rapprocher de Bouznati.

Charly relit son article, à voix haute. Puis il s’empresse de rentrer dans la chambre, car les tirs reprennent. « Une balle perdue… » songe-t-il. Il lui faut joindre Paris. Avec son ami Jean-Michel Souen il échange des nouvelles avant de prendre le secrétaire de rédaction auquel il dicte son papier : « Dimanche dernier, le 21 août, des villages de la montagne du Chouf ont connu d’intenses combats. Des hommes du Mouvement national libanais appuyés par des milices palestiniennes ou pro-palestiniennes sont entrés dans le village de Mtayleh intimidant les villageois accusés de sympathie pour les Forces libanaises. À Brih ce sont vingt chrétiens qui ont été froidement assassinés par les mêmes groupes, parce que chrétiens… »

Charly est assis entre deux claustras ajourés à l’intérieur de la brasserie Le Select sur le boulevard du Montparnasse. Il avale une nouvelle gorgée de Mort subite. Ses camarades quittèrent les lieux et Erzebeth ne revint pas. Il a froid aux cuisses, mais les bruits dans son intestin se sont calmés. Son pantalon est humide et sale. Il essaya bien de le nettoyer avec du papier toilette, en vain. Des résidus de papier blanc s’y incrustèrent. Charly a beau frotter, mais il ne réussit pas à les faire disparaître. La table voisine, de l’autre côté du claustra, est occupée par une dizaine de jeunes hommes et de jeunes femmes, qui trinquent à la santé de leurs deux amis mariés l’après-midi dans la mairie du 17e arrondissement. On voit des parties de leur visage, de leur corps. On devine celles qui sont cachées. Charly les observe et dans son regard on soupçonne comme une hostilité froide, apaisée. « Un Arabe et une Blanche » remarque-t-il. Il a un pincement au cœur. Les amis lèvent leur verre. Quelques-uns sourient à Charly. Ils ne le connaissent pas.

Charly vient d’entamer sa deuxième année de licence. Il est assez content de lui. À RTL, les responsables l’ont muté au coeur de l’information dans l’équipe de Jacques Chupas. Finie l’émission des routiers que toutefois il appréciait et qui lui apprit beaucoup. Ces trois années lui apportèrent une réelle expérience de la radio. Les échanges avec les auditeurs, les routiers, les techniciens… Charly ne regrette rien, mais il lui faut aller de l’avant. C’est cet homme, Jacques Chupas, qui lui apprend les dessous du métier et plus encore, les combines, les sources sûres, le bidonnage, le conducteur… Charly aime cet homme à la corpulence du bombardier Cerdan. Son physique avait donné corps à cette voix qui captive l’auditeur, l’envoûte. Lui est tout son contraire dans la taille, dans la voix, dans le regard. Il est petit, le regard instable. « Paix à son âme » murmurera Charly chaque fois, lorsque, des années plus tard, le souvenir de son mentor lui reviendra. Jacques Chupas anime le journal de 18 h qu’il prépare avec toute l’équipe. Le soir, Charly est chargé des flashes et du journal de la nuit. 

L’intérêt que Charly porte à l’université redouble grâce aux rassemblements politiques organisés dans les amphis très animés. Il participe à nombre d’entre eux et y prend systématiquement la parole dès lors que l’objet concerne « le conflit du Moyen-Orient ». Les discussions se poursuivent fréquemment le soir avec ses camarades dans une brasserie, souvent au Select comme aujourd’hui, chez l’un d’entre eux ou, lorsque les circonstances l’imposent, dans un local ad hoc du 10e arrondissement. La rencontre d’une jolie brune au nom, Erzebeth, aussi abrupt que le flanc du Grand Canyon de l’Arizona, le troublera longtemps. Certains l’appellent affectueusement « la Chintoc » parce que son visage est marqué par de grands yeux noirs obliques, une militante sioniste radicale. Elle est le fer-de-lance d’un mouvement français qui restera clandestin, mais dont la filiation s’ancre en Israël. Dans un petit carnet noir, Charly écrit la date du jour « sa. 15/10/77 » et deux étranges messages : « 6FE9-6FE9 m V96y8v 18mxxv : +N » et « Chin-Chin a encore frappé : + 2 ». Les deux notes contiennent le même nombre de caractères. À Beyrouth il avait noté en rouge et en lettres majuscules d’imprimerie « 6FGMS8M = V8MWEJSV8 ».  Depuis qu’il participe aux débats politiques, Charly prit l’habitude de noter des appréciations, des sentiments ou commentaires divers qu’il juge importants, dans de petits cahiers ou des carnets qu’il numérote et date. Ces commentaires sont parfois codés. Le but assigné à Erzebeth par ses responsables consiste à engager pour la bonne cause des étudiants appartenant à la Communauté. Elle s’y prend très bien de telle sorte que bon nombre de ses cibles seront d’abord séduites, par elle, par ses yeux noirs qu’elle plisse à tel ou tel moment qu’elle seule juge opportun, par la gestuelle de ses doigts après que sa bouche en cul de poule eut expiré la fumée en volutes blanches finissant en cercles, par ses jambes qu’elle entrelace à deux doigts d’elles — ses victimes —, avant qu’elles ne tendent l’oreille, ne baissent la garde, de plus en plus, jusqu’à épouser ladite bonne cause. Erzebeth fume comme un pompier des cigarettes mentholées et accessoirement suit des études de droit elle aussi.

Charly vient d’adhérer au Comité de liaison des étudiants socialistes sionistes, qu’il fréquente depuis l’hiver 76. (« Une organisation timorée que j’ai fini par abandonner pour le Betar plus en phase avec mes idéaux, avec mon combat » répondra-t-il plus tard lorsqu’on le questionnera sur ses engagements et motivations politiques.) Erzebeth l’avait expertement motivé. Quand les responsables annoncent qu’une réunion se tiendra dans la rue Paradis, les militants traduisent qu’un membre important, un conseiller à l’information de l’ambassade d’Israël, un représentant du directoire du Betar ou de Tsahal, allait y intervenir. Parfois ils se retrouvent dans un gymnase à Sarcelles pour s’entraîner au Krav–maga une technique de combat utilisée par l’armée israélienne. 

Charly se lève. Il se dirige vers la sortie en prenant soin d’éviter de croiser les regards de ses voisins qui chahutent. Il n’a pas de parapluie pour se protéger. La pluie dégoutte des branches, il presse le pas dans le noir. Erzebeth ne revint pas, et Charly ne se remet pas entièrement du coup de tête qu’il reçut d’un inconnu il y a moins d’une heure après que celui-ci tenta de voler le sac à main de sa camarade alors qu’il lui exposait dans le détail la réunion de Sodéco. 

Près d’une année s’écoula depuis le dernier voyage de Charly à Beyrouth. Cela fait quelques semaines qu’il s’entraîne dans un groupe nommé Phalanges K., sous la responsabilité de Zaki Bouznati, un homme proche de Béchir Gemayel et du commandant Kaleb Azoulay du Mossad. Agile et habile comme un funambule Bouznati réussit de nouveau à se positionner sur l’échiquier politico-militaire national. Ce chef phalangiste vécut quelque temps à Lyon et à Paris au début de l’année pour se protéger contre des responsables chrétiens qui supportaient de moins en moins son influence montante, d’aucuns voulaient même le réduire au silence définitif. Lorsqu’une insinuation concernant l’affaire pointe, Bouznati l’évacue d’un geste vif de la main, contrastant avec la lourdeur de son corps, « cette histoire est derrière nous ». En recevant Charly il lui lança un « bienvenu chez vous » et pour lui signifier combien est grande la confiance qu’il lui accorde, dès la deuxième rencontre il lui offrit un MAT 49, « prenez-en soin ! »

À la fin de ce mois de juillet, Charly participe à un ratissage dans Beyrouth-Ouest à la lisière de la ligne de démarcation. L’année dernière il logeait à quelques centaines de mètres de la ligne verte. Pour des raisons qu’il n’avance pas et qu’aucun de ses proches ne lui demande, Charly décide de se faire appeler Klein, Charly Klein. En Israël c’est cette identité qu’il revendiquera. Pendant cette mission de nettoyage Charly rencontre Kaleb « Ah c’est vous le Français ! vos compatriotes sont bien sympathiques, ils déroulent très fraternellement le tapis vert au vieux barbu de Qom ! » Chez Kaleb la haine des musulmans et des Arabes — non chrétiens — est encore plus profonde que celle qu’éprouve à leur égard Zaki et ses phalanges qui, pour ces raisons, prônent le rapprochement avec Israël, « contre le péril arabo-musulman ». Le commandant a à cœur de rééditer l’expédition de Tell-El-Zaatar. « Il nous faut deux, trois, cinq Tell El-Zaatar », dit-il souvent en agitant son gros poing. Kaleb est âgé d’une quarantaine d’années. Son volume avoisine les limites autorisées dans les armées et services connexes. Des membres de son entourage qui ne l’apprécient guère le désignent entre eux à voix basse comme le Vieux khazyr bigleux. Qu’il soit en extérieur ou non, qu’il fasse beau ou pas il ne se départit jamais de la grosse paire de lunettes noires qui accentue sa laideur plutôt qu’elle ne la dissimule. 

Malgré la colère et la haine qui l’enserrent, Charly est heureux au milieu de la foule. Il scande parmi plusieurs milliers de camarades sionistes « Bonnet, Giscard, Barre, complices des assassins » en tapant dans les mains au rythme des syllabes, deux fois deux coups, un autre coup, puis six. La veille, un attentat dévasta la synagogue de la rue Copernic causant la mort de trois personnes et faisant d’énormes dégâts. Charly est heureux, alors que le moment est à la gravité, au drame. Son corps semble désarticulé, il sautille en tapant des mains. Généralement cet état de fébrilité qui le saisit en ce moment apparaît à l’occasion d’un événement heureux, d’une naissance, d’une rencontre… Et là au milieu de toutes ces bonnes volontés au milieu de ce caillot de feu, Charly est traversé par une impulsion qui germe en lui depuis plusieurs mois, mais qui, le temps passant, commence à donner des signes, à se dévoiler, à prendre forme. C’est ce mouvement interne qui le rend heureux. Pierre Doinas, bien qu’horrifié par l’attentat, ne veut pas se joindre à ces « cortèges porteurs d’orages » dit-il à Charly. Pierre est souvent en désaccord avec lui. Leurs discussions à propos des groupuscules politiques que fréquente Charly sont tendues. Pierre est un libéral, plutôt giscardien, et tous ces groupements extrémistes le rendent malade. Sa rupture avec Charly sera consommée quelques semaines après son mariage, celui de Pierre, qui se déroula en mars 1981. Pendant des années leurs familles n’en sauront rien.

L’élection de François Mitterrand au Palais de l’Élysée déclenchera la décision que Charly mûrit depuis longuement surtout après cet attentat du Marais, une double décision : primo, abandonner ses études de Droit, la licence qu’il obtint l’année dernière — il avait dû redoubler la 3e année — suffit pense-t-il, pour lui ouvrir les portes d’une carrière professionnelle dans la magistrature ou sa périphérie. Secundo, retourner durablement au Proche-Orient. Son père, dépité, profondément déçu, ne lui parla pas pendant une semaine, mécontent non seulement que son fils renonce aux études si près du but, mais aussi, et peut-être surtout, qu’il retourne en Israël. 

Depuis quelques années, quatre, la rose et le rouge dominent le spectre des fleurs et des couleurs politiques, mais les désillusions poussèrent sur l’humus amer de l’expérience. Elles s’expriment ouvertement. Messaoud n’est pas en reste pour critiquer le gouvernement. C’est que l’espoir était immense avec l’élection à la présidence d’un socialiste. Messaoud s’était senti pousser des ailes. Le soir même de la victoire, il s’était rendu à la place de la Bastille avec Razi et Denise qui portait Yanis sur son ventre dans un porte-bébé comme une mère kangourou. Il y avait tellement de monde qui cheminait vers la place qu’ils arrivèrent à plus de vingt-trois heures ! Messaoud et Razi s’appréciaient comme deux bons camarades de même quartier. La jalousie qui étranglait Messaoud il y a quelque temps relevait des souvenirs les moins brillants. Messaoud et Denise étaient doublement heureux, car ils étaient sur le point d’emménager dans un deux-pièces-cuisine, à quelques centaines de mètres du studio qu’ils occupaient jusque-là. Malgré les cordes qui se déversaient sur elles, les milliers de personnes présentes s’époumonaient « Mitterrand ! Mitterrand ! » Jeunes et vieux, hommes et femmes, ils avaient dans les yeux des étoiles qui scintillaient et autour du visage radieux un halo aux couleurs de la victoire. Le sol et leur corps étaient devenus si légers qu’ils semblaient flotter. L’Internationale avait fière allure et Messaoud accompagnait le chant révolutionnaire en brandissant haut le poing. « Les réacs avaient enfin perdu et avec eux la guillotine » disait-il en pensant à cet homme, Philippe Maurice, qui mourait de feu lent dans le couloir de la prison, avant que cette victoire ne défasse et brûle l’échafaud. Messaoud lisait Libération. Un journal qu’il découvrit au début de 1979 lorsqu’il avait publié un reportage sur la chute du Shah d’Iran. En une du journal s’étalait une photo de « l’imam de Neauphle-le-Château » enveloppé dans une longue cape noire, assis en tailleur sur un simple tapis sombre. Elle illustrait un article intitulé « Khomeiny se pose en chef d’État. » Le commentaire lui avait plu ainsi que d’autres articles comme ceux qui rappelaient les dessous de la « Grande marche verte des gueux » vers le Sahara abandonné par les Espagnols. Les contenus du journal — qui n’était pas régulier à l’époque — surtout ceux qui traitaient du social, de l’immigration… correspondaient parfaitement aux idéaux de Messaoud, à sa perception du monde. Depuis l’article sur la révolution iranienne, il achetait chaque numéro qui paraissait. Avec l’arrivée de la gauche au pouvoir en mai 1981, le journal était devenu « in », son audience s’était étoffée. Dans les bars chics — il lui arrivait de les fréquenter — Messaoud frimait avec Libé, tantôt sous le bras, tantôt l’exhibant, en veux-tu en voilà. Il lisait tout, des illustrations de Kiki Picasso aux incontournables commentaires des filles chargées de la mise en forme des articles et qu’on appelait affectueusement les « clavistes ». Ces notes entre crochets [ndlc] n’étaient pas nécessairement des précisions ou des compléments d’information pour clarifier ou aérer l’article, mais des sautes d’humeur, une exaspération ou un appui à l’article. Elles étaient souvent drôles et impertinentes… Lorsque durant les années socialistes il s’aperçut qu’il y en avait de moins en moins, Messaoud se demanda si cela n’était qu’une simple coïncidence. Il écrivait parfois à la rédaction qui ne répondait pas, appelait le standard pour protester. Une fois il se rendit au siège du journal, rue de Lorraine, au prétexte d’aider à l’enregistrement des Petites annonces. Dans la salle de rédaction, il provoqua un esclandre. Il criait « non, la publicité n’est pas un art ! » (sur le mur un slogan peint avait résisté « À  bas les spécialistes de la pensée ! ») Messaoud exprima sa rage en hurlant devant ‘‘Serge July et sa clique’’ qui restèrent de marbre : Philippe Gavi, Marc Kravetz, Claude Maggiori, Zina Rouabah… Zina avait quitté le journal puis, manifestement, y était revenue. Le deuxième mercredi d’avril de l’année dernière, Messaoud s’étonna de la parution d’un extrait de la longue lettre de protestation qu’il avait adressée à son journal préféré malgré tout : « … je te lis aujourd’hui comme je prends mon p’tit beurré du matin. Seul ton courrier lavande ma chère (permets-moi de ne pas t’appeler Libé) respire encore… »

Tout cela fait sourire Razi, peu ou même pas du tout convaincu par cette « mouvance politique bonbon acidulé », comme il la désigne. Malgré ces quatre années, l’air qui flotte sur la France est encore léger, rose et rouge. Et les capitaux continuent d’emprunter des chemins de traverse jusqu’à Genève. « Tant pis, se dit Messaoud, nous, nous serons à la Concorde. »

Charly commande un autre « café italien » dans la brasserie Monot, derrière l’église du Saint-Sauveur. Il se sent définitivement heureux, car il vient d’apprendre qu’il est « officiellement affecté au groupe des Phalanges K. à compter du… » Il repense à la longue veillée fortement arrosée avec Kaleb et à sa promesse tenue, « je m’en charge » lui avait-il dit. Il ouvre son carnet pour y porter telles quelles les notes qu’il avait prises sur un bout de feuille cartonnée lors de la soirée, il était très tard : « L’ébriété se manifeste chez moi de deux façons, selon que j’ai bu en compagnie de tels gars ou de tels autres. Tantôt la soûlerie m’extrait de mon réel, m’éloigne de ma perception habituelle du monde, la rendant hideuse,  tantôt au contraire, elle renforce mes attitudes et comportements. Celle qui m’arrache un temps de ma lucidité et par conséquent des ‘‘bas-fonds de la vulgarité dans lesquels me plonge la haine que j’ai de l’islam et des musulmans’’, comme ils disent ! (Oui je les déteste au-delà de la haine, et je l’exprime dès que je le peux en actionnant la détente de mon nouvel engin, le AK47), cette ivresse-là me fait rire sans retenue, enlacer des inconnus, les embrasser, moi l’obsédé de l’ordre, de la pureté et de la rigueur. C’est pourquoi, pour les maintenir intactes, voire renforcer mes convictions judéo-chrétiennes, je m’abstiendrais de boire avec les gris, les pas clairs. Cela n’est pas toujours aisé, on ne maîtrise pas toutes les situations. Kaleb est clair comme une eau de roche. »

En face de Charly, un homme portant une casquette et une écharpe noires, en coton, lit L’Orient-Le jour. L’assassinat de Sadat fait encore l’objet d’articles en une. Un autre papier traite de la récente rencontre à Bagdad entre Tarek Aziz et deux émissaires libanais, Élie Hobeika et Zahi Boustani. 

Au début du mois, l’avion de la compagnie El-Al dans lequel se trouvait Charly atterrissait à Tel-Aviv. C’était le premier jour de novembre en début d’après-midi, le temps frisait la canicule avec un ciel par endroit couvert d’un voile laiteux, faussement limpide. Charly revenait en Israël le cœur léger. L’année sabbatique lui fut accordée. Il l’avait demandée au lendemain de l’élection présidentielle, « sur un coup de tête » ment-il. La décision de quitter la France, il y avait longuement réfléchi. Mais la victoire de Mitterrand, il n’y croyait pas. Il ne l’envisageait même pas. Le dimanche soir du deuxième tour de l’élection, au moment de la diffusion des résultats, il était assis dans le fauteuil du salon de l’appartement de ses parents, à côté d’eux. Comme eux, Mimoun avait voté pour Giscard d’Estaing au second tour, faute de candidat plus à même de mieux le représenter. Au premier il avait voté pour Jean-Marie Le Pen. Il le détestait, mais il disait pour se défendre « l’ennemi de mes ennemis est mon ami ». Tous les trois avaient, pendant les dix dernières minutes, gardé le silence, entièrement accrochés aux paroles des journalistes qui ne disaient rien d’important jusqu’à 20 heures précises. Yacoub et Yvette préférèrent s’éloigner de ces ambiances politiques, elle chez une amie dans le quartier, lui au Wepler qui projetait Mon oncle d’Amérique. Lorsqu’apparut le portrait électronique du vainqueur sur l’écran d’Antenne2 et lorsqu’il entendit Elkabbach déclarer, le visage blême et la gorge nouée, « François Miterrand est élu président de la République » et Mougeotte confirmer « François Mitterrand 51,7 % », Charly vacilla. Sa mère se couvrit le visage des deux mains. Son père se leva et quitta le salon. Le corps de Charly fut parcouru d’un long frisson. Une sensation fortement désagréable le secoua. On eut dit qu’on avait glissé dans son dos non pas un, mais plusieurs gros cubes de glaçons. Il demeura de longues secondes comme pétrifié. Il avait prévu de sortir, mais il se ravisa. Il changea de chaîne. Sur l’écran de TF1 s’affichaient les mêmes taux avancés par sa concurrente chaîne publique, se confirmaient. Dihia ne disait plus rien. Elle se leva et alla rejoindre sa chambre à coucher avec une petite radio à piles. Les semaines suivantes furent exécrables et chaque jour qui passait suppliciait Charly plus que le précédent. Il ne supportait ni les commentaires de ses collègues de travail ni ceux de la presse. Le mois de mai ne s’était pas entièrement déroulé lorsqu’il formula une demande de congé sabbatique d’une année, onze mois, « pour convenance personnelle » précisait-il aux collègues indiscrets. Elle lui fut accordée sans difficulté. Charly eut, au moment de la réception du document qui le libérait, une pensée pour Jacques Doinas.

Dans l’aéroport juif, la chaleur était accablante, la climatisation aléatoire. On s’essuyait, on s’éventait, on buvait ou on s’aspergeait d’eau. Aussitôt passées les formalités douanières et policières, Charly se retrouva dans la longue file d’attente d’un taxi. Il arriva à la Central bus station dans l’heure qui suivait. Il était convaincu que les assourdissants ronflements des moteurs et les polluants gaz d’échappement accroissaient la température. Dans le hall, des dizaines de personnes déambulaient, amorphes, parfois avec dans une main un mouchoir pour s’éponger le visage et dans l’autre un baluchon, une valise ou rien. Charly acheta un billet pour « la ville de son adolescence » puis monta dans l’autocar. Il dit toujours « Ashdod est la ville de mon adolescence », ce qui est faux. En réalité il n’y a passé que trois années et demie, mais Ashdod occupe une place particulière dans son cœur. Après ses derniers voyages en Israël, il s’en est voulu de l’avoir ignorée. Il s’installa à la première place, à droite du chauffeur qui faisait ronronner le moteur comme ses collègues. Il tendit la main et Charly lui montra le billet qu’il vérifia. Le Français avait programmé de rester une petite semaine dans Ashdod. Il demanda au chauffeur la permission de garder son sac Palladium avec lui, mais celui-ci, bien qu’habitué aux hautes températures, ne lui répondit pas. Peut-être voulait-il économiser ses forces, ou peut-être avait-il sommeil, car à l’instant où il hocha la tête, il ouvrit grand la bouche et demeura ainsi une longue minute, offrant au large rétroviseur intérieur, et par conséquent aux voyageurs fixant ledit rétroviseur, sa piteuse dentition. Charly glissa le bagage sous son siège après en avoir retiré le livre qu’il avait entamé dans l’avion. Il l’ouvrit à la page 23 qu’il parcourut : 

« Et quand le 305 accourut sur le long rail de sa clameur/ Une étincelle se raviva sous le souffle/ Parmi mes stupeurs consumées, elle pétilla : / Je suis donc, je pense encore. / À cette seconde une explosion lyrique m’ouvrit à l’épanouissement du cratère,/ Toute ma vie je resterai l’inconnaissable initié à cette lueur indicible. / Je fus dans un tonnerre/ la pensée du monde/ Qui jouit d’être jusqu’au paroxysme de l’éclatement… »

Quarante minutes plus tard, les rues des premiers quartiers d’Ashdod absorbaient l’autocar. Charly eut une étrange sensation. Du bourg ensablé qu’il était dans son adolescence, le village se transforma en une grande ville relativement moderne. Charly eut comme un haut-le-cœur en réaction à la forte chaleur et à l’odeur d’œufs pourris ou de soufre qui remontait du port, transportée par un vent tout autant désagréable. Les champs rocailleux à la périphérie du village se métamorphosèrent en tours de standing. Le front de mer, jadis au plus près de la nature, est méconnaissable, s’étalant à l’infini, bordé de grandes avenues avec une marina pour familles aisées. Les dunes disparurent presque toutes. Ashdod figure désormais une pieuvre sournoise qui déploie, insatiable, ses tentacules à la recherche de nouveaux territoires adverses pour y appliquer ses ventouses déprédatrices. Dans la souricière formée par les avenues, places, buldings, Charly finit par repérer un hôtel convenable, précisément sur la Ha Tayelet. Les hôtels sont étrangement peu nombreux dans la ville. Il dut la parcourir en long et en large avant de se poser enfin. Celui qu’il trouva à l’est de l’agglomération ressemble à s’y méprendre à un lupanar. Après avoir renseigné le formulaire d’occupation de la chambre, posé son sac, pris une douche et repris ses esprits, il se rendit à pied dans le quartier nord, malgré le vent marin qui sifflait dans les oreilles. Il flâna tant qu’il put, sans grand enthousiasme. Il avait pensé glaner des nouvelles sur ses anciens camarades, espéré, pourquoi pas, en rencontrer. Redécouvrir pour les aimer encore plus les quartiers du port. Mais, maintenant qu’il était sur place, dans cette bourgade métamorphosée, Charly se rendit compte que sa vie et sa perception avaient changé avec le monde comme la ville elle-même avait changé sans l’attendre. Le cœur n’y était plus. Le sien bat beaucoup plus pour la capitale du cèdre au bord de l’implosion que pour cette ville trop tranquille, trop cauteleuse, trop ambitieuse. Charly ne s’étonna finalement pas du malaise qu’il y éprouvait. L’environnement dans lequel il baigna adolescent se transforma complètement. Cette ville, ses commodités et ses occupants ne lui inspirent plus que peu d’indulgence. Trois jours lui suffirent. Les sentiments peu chaleureux qu’il ressentait, et ce peu d’empressement qu’il avait de retrouver son passé et qui se manifestait chaque heure davantage en lui au fur et à mesure qu’il se réappropriait les artères de la ville métamorphosée, ont pour source son changement à elle certes, mais surtout sa hâte à lui de rejoindre le Liban pour en extirper « le cancer palestinien qui le ronge. » Le Palestinien est la justification première de sa présence dans la région en cette fin d’année. C’est pourquoi il atteignit Tel-Aviv, le cœur léger. Léger de progresser vers des perspectives prometteuses qui lui semblent venir elles-mêmes à sa rencontre, parées de leurs plus beaux atours. « Éradiquer le cancer » se répète-t-il sereinement, la fébrilité lui étant dans ces moments précis complètement étrangère.

Quelques semaines plus tard, Charly retrouvait Kaleb Azoulay à Zouq Mkayel, un village à vingt kilomètres au nord de Beyrouth. Kaleb se souvint vaguement de Charly, qui pourtant s’en était rapproché il y a un peu plus de trois ans. Ils avaient même échangé quelques mots à propos des « sympathiques Français », ce sont les termes qu’avait utilisés Kaleb. Il raillait ces « sympathiques Français » qui déroulaient le tapis vert aux opposants à Reza Pahlavi, le Shah d’Iran. C’était en août 1978 à Beyrouth lorsque le commandant du Mossad qui faisait la tournée des camps d’entraînement était venu faire un topo chez les Phalanges K. 

À Zouq Mkayel, dans un pavillon non loin de l’église grecque Saint-Basile, se tint une importante réunion dirigée par Kaleb. Outre des responsables politico-militaires, étaient présents Zaki et un autre membre de son groupe, ainsi qu’un certain Brando, un homme redoutable aux dents longues, dit-on. Et bien sûr Charly. Ensemble ils mirent « un point final au plan d’extermination des terroristes de Beyrouth pour le siècle à venir ». Le plan sera exposé aux dirigeants israéliens pour approbation. Dès la réunion terminée, la plupart des membres quittèrent la ville, probablement pour se rapprocher de leurs familles en ces jours saints. Charly, Kaleb et trois Libanais se donnèrent rendez-vous pour le lendemain à Beyrouth dans le quartier Achrafieh, dans l’appartement de l’un des trois Libanais. C’est au bas de la rue Sassine et il y vit seul. En se rendant à cette rencontre, à hauteur de l’Hôtel-Dieu de France, Charly aperçut un homme avancer vers lui en claudiquant. Il portait un bandage qui lui comprimait la tête. Il marchait la tête basse, semblait plongé dans un marécage de problèmes insolubles. Aussitôt passé l’effet de surprise, Charly le reconnut. Il se crut un instant revenu entre le quai de la Loire et l’avenue Jean Jaurès à Paris, du côté de Félix Potin. Lorsque l’homme arriva à sa hauteur, Charly lui donna une tape sur le bras. Un coup plutôt inamical, voire agressif. L’homme, qui était profondément plongé dans ses réflexions, sursauta. « Ta petite maigre noiraude, ton Antigone à deux balles, c’est une salope mon cher connard ! » lui lança Charly avec sur les lèvres un sourire sardonique. Georges Chalandon connaît Charly de réputation. Il l’avait aperçu à Paris probablement (« c’était y a mille ans » pensa-t-il), mais là, il ne le reconnut pas. « Ce ton familier, cette désinvolture, quelle obscénité ! » se dit-il, mais il ne répondit pas. Il se contenta de faire un geste, comme pour dire « passe ton chemin » ou « ôte-toi de mon soleil ». Georges couvre les événements pour Libération, mais il est là également pour monter Antigone de Jean Anouilh. Le théâtre est sa grande passion. Georges aime ses comédiens. Il aime Hémon et Créon. Mais il a un faible pour Antigone, la Palestinienne qu’il entend répéter avec cet accent chantant et rocailleux qu’on ne rencontre qu’ici : « je suis noire et maigre. Ismène est rose et dorée comme un fruit. » Georges porte ce pansement à la suite d’une agression dont il a le plus grand mal à se remettre. Il fit un nouveau geste du bras et poursuivit sa route. Il pensa en son for intérieur que les propos de Charly ne relevaient que du crétinisme, c’est le terme qui lui vint à l’esprit : crétinisme. Il en était presque content, et le garda pour lui.

C’est là, dans cet appartement de la rue Sassine, autour de caisses de bière Almaza, de briques d’Arak, de sachets d’amuse-bouches et de petits plats chauds faits de pois chiches, de tahini, de samboussa, de pâte de sésame, d’épinards et de fromage que Charly et Kaleb — qui se dépouilla progressivement de son armure officielle de grand patron, mais pas de ses lunettes noires — apprirent qu’ils sont tous deux de même origine. Kaleb posa nombre de questions à Charly sur ses intérêts dans la région, sur sa famille. Puis il parla de lui-même. La famille Azoulay était parmi les plus anciennes d’Oran, comme la famille Pinto. Les parents habitaient à Saint-Eugène, deux rues derrière le square Garson. À longueur de journée son père, monsieur Yvars, travaillait le merrain, ajustait les douelles, cerclait les barriques chez Follana. Il lui en fallut des mois pour pratiquer des bondes en respectant les bonnes dimensions, des années pour devenir un bon tonnelier. Il y restera jusqu’à la grande catastrophe. Tous les membres de la famille quittèrent précipitamment l’Algérie, nus comme des vers de terre. En novembre 1962 ils se retrouvèrent en Israël, dans un kibboutz à Acre. Ils ne partirent plus de ce pays. Mais c’est sur Oran que s’appesantirent Charly et Kaleb : le cornet de frites du Théâtre de verdure, la calentica des marchands ambulants de La Calère, la pêcherie, les kermesses de Saint-Eugène, les auto-tamponneuses de la fête foraine de la place Fontanel à Gambetta, Santa Cruz, la Montagne des lions. Kaleb raconta son père, les bals et « la chasse à l’Arabe », Charly l’assassinat de son grand-père, le compte-rendu de L’Écho d’Oran — le quartier israélite. « Je connais, bien sûr, boulevard Joffre, la synagogue, oui je connais, je connais » fit Kaleb. 

Avec les trois Libanais, ils n’échangèrent quasiment rien. Lorsqu’ils revinrent à leurs « moutons », c’est-à-dire à la question palestinienne, la question qui suinte en permanence des discussions dans ce pays, Charly fit part au Vieux khazyr bigleux de son souhait d’intégrer les Phalanges K. « Je les connais, je me suis entraîné avec eux, mais je souhaite en faire partie officiellement ! » Vers deux heures du matin, imbibés d’alcool et abandonnés à la cécité manœuvrée autant qu’eux par la colère et la haine — corps ineptes et entravés —, ils s’affalèrent sur les matelas posés à même le sol jonché de restes de nourriture, mouillé de bière et probablement d’urine.  

Charly va maintenant commander une bière. Il ne pense plus qu’aux Phalanges. Il relit son carnet, « L’ébriété se manifeste chez moi de deux façons, selon que j’ai bu en compagnie de tels gars ou de tels autres. Tantôt la soûlerie m’extrait de mon réel, m’éloigne de ma perception habituelle du monde, la rendant hideuse,  tantôt au contraire, elle renforce mes attitudes et comportements. Celle qui m’arrache un temps de ma lucidité et par conséquent des ‘‘bas-fonds de la vulgarité dans lesquels me plonge la haine que j’ai de l’islam et des musulmans’’ L’homme à la casquette noire et à la grande écharpe, qui était en face de lui, n’est plus là.

Les échos du mondial de football sont bien faibles dans ce petit village. Alain Giresse vient d’inscrire le 4e but français contre l’Irlande du Nord au second tour, mais à Zouq Mkayel cela n’émeut pas la population, préoccupée par sa survie. La nuit tomba sans entraîner avec elle la suffocante chaleur, étouffante. La maison qui abrite la réunion secrète entre des représentants libanais et israéliens appartient à Efef, alias Horse, un responsable des Forces libanaises. Dans le salon il n’y a qu’un seul ventilateur qu’on prit soin de poser sur une commode, au centre de la table en U, de sorte que Raphaël Sheytan le chef militaire israélien, le Rav halouf, bénéficie totalement de ses bienfaits. Trois autres israéliens, en tenue militaire eux aussi, sont assis, deux dont une femme sur la droite de Sheytan, le troisième sur sa gauche. Charly se trouve en face de la femme. Plusieurs fois, il porte discrètement son regard sur cette jolie jeune brune, avec des yeux olive en forme d’amandes. La première fois il est parcouru d’un long frisson. À aucun moment leurs yeux ne se croisent. Le reste de la grande table est occupé par douze personnes. Trois sont assises à la droite de Charly. Ce sont Horse, Elias El-Zely dit Boa le chef par intérim des FL, c’est un proche de Habika, le leader des Phalanges Jihaz appelé Le tueur. Et en bout de table un autre responsable des FL. Les neuf autres sont assises entre Charly et la femme : six membres des FL et trois autres miliciens de l’équipe de Boa, ceux-là mêmes qui se trouvaient dans l’appartement de la rue Sassine avec Charly et Kaleb. Aucun milicien ne porte l’uniforme. Boa s’exprime le premier. Il lance quelques phrases convenues et sans s’attarder passe à l’objet de la réunion puis donne la parole au Rav halouf. Le chef d’État-major félicite les Libanais pour l’action menée contre la faculté des sciences et les colonnes palestiniennes qui la contrôlaient. Puis il développe les grands axes de la stratégie qu’il arrêta pour la région. Avant de clôturer son intervention, il apprend aux représentants que le plan qui avait été proposé par les Libanais « au Roi Shamon », le grand patron, venait d’être approuvé. Enfin et pour conclure, le Rav Halouf donne d’autres informations, plus évasives. « Le moment venu, nous vous tiendrons au courant des modalités concrètes ». Il offre ensuite la parole à qui veut la prendre, mais personne n’en veut si ce n’est Horse qui remercie de nouveau « nos amis israéliens », appuyé en cela par Boa qui balbutie quelques mots enrobés, dans la même veine. Sheytan se lève imité immédiatement par tous les autres membres dans un bruit amplifié de chaises grattant le sol. Au garde-à-vous, la main en visière, ils entament Hatikva : 

« Aussi longtemps qu’en nos cœurs…

כל עוד בלבב פנימה

נפש יהודי הומיה

Kol od balevav p’nimah

Nefseh Yehudi homiyah »

La jeune femme au garde-à-vous face à Charly fait surgir du plus profond de sa mémoire un souvenir qu’il pensait définitivement éteint, celui d’Erzebeth. Charly regarde la belle femme en treillis devant lui en se demandant si elle fume des Royale et si elle était à la réunion d’avril. Il l’aurait remarquée, mauvaise question pense-t-il. Cette autre importante réunion s’était tenue dans ce même village, Zouq Mkayel, non loin de l’héliport, dans une villa appartenant à un cadre des phalanges. Charly avait retrouvé le commandant Kaleb qui le présenta à plusieurs responsables dont Boa. Il se souvient qu’il lui avait tendu la main en lui disant : « bienvenue au club monsieur le journaliste. Nous avons besoin de gens comme vous » avec un sourire aux lèvres et un regard froid comme l’acier qui signifiaient qu’il avait recueilli assez d’informations sur lui. Les compagnons d’armes de Charly l’appellent Charly, parfois Charly Klein. Il sera aussi désormais depuis cette rencontre d’avril, « le journaliste ». Mais Charly ne se souvient pas avoir vu cette femme ni une autre. Sheytan clos la rencontre, portant haut la voix, le bras levé : « vive Israël, vive le Liban ! » La belle jeune femme au garde-à-vous, brune et menue, mais à la poitrine généreuse, raide dans son treillis militaire, n’a manifestement aucun autre souci que celui de sa charge professionnelle. Ses cheveux noirs sont coiffés comme elle, comme Erzebeth que Charly avait aimée. Cette fille, ici dans cette villa, sans sac ni parapluie, troubla son esprit du début à la fin de la rencontre. Elle ne lui prête ni plus ni moins d’attention qu’aux autres membres autour d’elle.

Il y a près de cinq ans Charly sortait de la brasserie Le Select accompagné de cette jolie Erzebeth (elle était étudiante comme il l’était). Ils aimaient s’y rencontrer en compagnons d’un même combat puis en amoureux (était-elle sincère ? il s’est maintes fois posé cette question). Parfois ils se retrouvaient en compagnie d’autres jeunes radicaux pour comploter après la fac et la radio. À l’époque Charly entamait sa deuxième année de licence et était sur le point de quitter l’émission Les Routiers sont sympas pour animer des chroniques avec Jacques Chupas. Ce soir-là ils avançaient dans la nuit, bras dessus, bras dessous, quand la pluie se mit à tomber. C’était la première fois que Charly retrouvait Erzebeth depuis son voyage en Israël et au Liban. Il en était à lui décrire Zaki Bouznati qui l’avait impressionné plus encore par son regard que par sa corpulence. Erzebeth venait d’ouvrir le parapluie, quand un homme s’approcha d’eux pour leur demander du feu. Encombrée, Erzebeth pria Charly de tenir le pépin. Elle commençait à ouvrir son sac à la recherche de son Zippo quand brusquement l’homme, un gringalet d’une trentaine d’années, cheveux noirs, à peine plus haut qu’un collégien moyen, un mètre soixante-cinq, souple comme un roseau, étira son corps au plus haut qu’il put et donna un violent coup de tête à Charly qui vacilla, puis il arracha le sac de la main d’Erzebeth médusée, courut à toutes enjambées sur le boulevard Montparnasse, mais il glissa sur le rebord du trottoir mouillé. Revenue de sa stupeur, l’étudiante rattrapa l’agresseur, se jeta sur lui et se mit à crier tout en lui assenant des coups sur le ventre, les jambes, le visage, tantôt avec son pied, tantôt avec le parapluie qu’elle venait d’arracher des mains de Charly qui agitait les bras, comme pris de spasmes. Son tube digestif lui joue des tours. Il entend des borborygmes. Il se penche en avant pour faciliter l’expulsion, sonore, des gaz encombrés dans son anus. Des badauds s’approchèrent. Ils ne s’aperçurent pas que Charly avait uriné dans son pantalon. Ne savaient pas que ce liquide tiède qui dégoulinait de son corps, sans que personne ne sache, lui faisait du bien, lui procurait un plaisir qu’il savourait les yeux clos, sans état d’âme. N’était la présence des passants, l’agresseur y aurait certainement laissé un bras ou un œil. Erzebeth marqua cette soirée d’une pierre sombre et ne répondit plus jamais aux attentes de Charly. Elle ne voulut plus en entendre parler, malgré ses obligations patriotiques. Ce souvenir se dissipe de l’esprit de Charly, emporté par les applaudissements. Il se ressaisit et claque des mains à son tour, ébranlé par cet épisode peu glorieux, marqué de lâcheté. 

Le lendemain le halouf fera la tournée des zones stratégiques contrôlées par les forces amies d’Israël puis, la nuit venue, il reprendra le même l’hélicoptère à Zouq Mkayel pour retrouver Tel-Aviv. 

Le soleil de Beyrouth dérive progressivement d’est en ouest, le ciel peu à peu se charge, et l’obscurité s’installe sur Chiayah, El-Horch, la Cité sportive défigurée, mais encore debout et sur le flanc est des camps palestiniens. Charly et son groupe sont postés derrière l’hôpital, à la lisière de Sabra, sur Tarik Jdideh. Des équipes de commandement israéliennes installées sur des terrasses d’immeubles depuis la veille, mercredi, surveillent tous les quartiers autour du stade. Les tanks de Tsahal encerclent les camps. Les Israéliens contrôlent toutes les routes, tous les carrefours des alentours. Charly se réjouit « les terroristes sont faits comme des melons ». Le plan Moah barzel, Cerveau de fer, fut mis en branle à la mi-septembre. Il s’accélère deux jours avant Rosh Hashana

À la vue des deux drapeaux croisés peints sur la grande façade du mur de Dar Al Ajaza, l’un représentant Israël, l’autre les Kataëb, puissamment éclairés par les phares d’un engin militaire qui se dirige vers l’entrée du camp, Charly est parcouru d’une agréable sensation. Il a une pensée pour les siens et se promet de les appeler aussitôt qu’il le pourrait. Il se voit en soldat conquérant de la liberté, à Verdun peut-être ou à Canton. Deux phrases de Drieu qu’il avait relues la veille lui reviennent à l’esprit. Il se convainc qu’il lui faut les noter sur son calepin : « Enfant, à cause de la splendeur des images, j’ai préféré les pays exotiques à ma patrie. Son sol et son ciel étaient trop modestes. » Deux semaines auparavant, plus de quinze mille Palestiniens, avec à leur tête Yasser Arafat, étaient expulsés du Liban. Défaits. Charly et ses camarades n’ont aucune difficulté à éliminer les poches restantes. Chaque Palestinien sur la terre du Liban libre et ailleurs, doit payer l’assassinat du président Gemayel. Certains membres des Phalanges K. intègrent le groupe israélien Sayeret Mat’Kal que dirige Beni Elhem — un membre de la lignée des Hashomer réputés va-t-en-guerre. Charly en fait partie. L’incorporation se fit avec l’accord formel des responsables des Phalanges K. Charly et ses compères portent des vêtements civils et des sacs à dos, sans signe distinctif. D’autres groupes arborent les insignes des milices des Forces libanaises, ou des écussons avec l’emblème du Liban, le cèdre, comme les membres de l’armée libanaise dissidente de l’ALS de Saad Haddad contrôlée par Tsahal. D’autres portent des crêpes noirs.

Le ciel au-dessus des ruelles des camps palestiniens s’ambre totalement. L’obscurité qui s’installe progressivement tout autour de la Cité sportive et du cimetière absorbe, indifférente, l’effervescence du jour. Elle réduit à néant l’agitation ordinaire, celle des voitures, des foules, des marchés. Pas celle du ciel tourmenté ni celle du feu. Au milieu de la chaussée, de nombreuses voitures avec des impacts de balles sur les pare-brise, les portières grandes ouvertes, les capots, sont abandonnées. Cinq jeunes qui sortent du cinéma de quartier où ils mettaient en scène des poèmes de Mahmoud Darwich ont juste le temps de se faufiler hors du camp. 

(Sa ya’ti barabara akharoun… Les tambours rouleront et d’autres barbares viendront. La femme de l’empereur sera enlevée chez lui / Et dans ses appartements, prendra naissance l’expédition pour ramener la favorite au lit de son maître. / En quoi cela nous concerne-t-il ? En quoi, cinquante mille tués seraient-ils concernés par cette noce hâtive ?)

Le cinéma est à moitié détruit. Les troupes pénètrent dans Sabra et Chatila par le sud, à 18 h, peu après la coupure programmée d’électricité. On ne voit guère que des ombres courbées aux dos proéminents. Elles avancent en file indienne. Un silence circonstanciel recouvre peu après toute la zone, le temps d’une longue respiration ou d’une interminable prière avant l’agonie. D’autres groupes, comme ceux du Jihaz de Habika, entrent par les portes ouest. Ils avancent dans les ruelles bordées de petites maisons d’un ou de deux étages, parfois inachevées ou détruites. Des masques d’une intense laideur sont dessinés sur leurs visages. C’est que ces ombres sophistiquées, surarmées, viendraient à bout des plus téméraires des humbles. Sur le toit de certaines maisons, des briques sont posées, comme abandonnées près de tiges de fer à béton déformées. Des fils électriques se balancent un peu partout. Certains finissent dans l’entrebâillement d’une porte, d’une fenêtre, d’autres tombent sur les toits. Les Israéliens occupent l’hôpital de Acca. Des balles traçantes se mettent à siffler, annonçant la fin attendue du silence comme on annoncerait le début de l’estocade dans une arène aux gradins archicombles suspendus à l’épée du torero, car tous savaient le silence provisoire. Des trombes d’eau tombées elles aussi du ciel se déversent sur les quartiers. On entend des tirs d’armes automatiques avant l’explosion générale. Des Bulldozers Aleph parcourent les zones d’ouest à nord. Des fusées que des unités israéliennes tirent à partir des terrasses d’immeubles avec les mortiers IDS de 81 millimètres éclairent les Sayeret Mat’Kal, appuyées par les milliers de torches au magnésium que répandent les avions. Il fait aussi clair qu’un matin de juin, un matin de tous les possibles, au bord du lac Moraine ou d’une bouche du Kilauea. Les instructions ne prêtent à aucune équivoque : « tirez sur tout ce qui bouge. S’il le faut, exécutez les fœtus dans les entrailles de leur mère ». Elles émanent de Raphaël Sheytan le Rav halouf, de ses proches et des subalternes. Elles ruissellent du sommet de la pyramide à sa base, du général — halouf — au halouf mishne, au sgan halouf, aux rav samal et samal, sergent, et jusqu’au milicien. Les enfants qui tambourinaient sur des jerrycans en criant, dégoulinant d’eau et de foi, « La Ilaha Illa Allah, la Kataeb wa la sahyoun » se volatilisèrent, ou furent exterminés. Un ordre est un ordre. Le groupe de Charly applique les consignes avec un zèle démesuré et dans la bonne humeur générale. Rares sont les âmes qui échappent à ses épouvantables armes. Un fou sort en courant des méandres de Chatila. Il s’immobilise au centre de la rue Khalil Haoui, nu comme un alexandrin et trempé jusqu’à la moelle. Dans la main il tient un couteau de boucherie. Il déclame, 

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Le voilà nez à nez avec un soldat israélien qui le met en joue, prêt à l’anéantir. L’homme brandit son couteau au ciel avant de le porter violemment contre son cœur, devançant les balles du soldat qui toutes s’écrasèrent contre un mur à moitié dévasté. L’homme tombe à la renverse, victorieux, le cœur offert au ciel. Le poète — c’est un poète ! — se fait hara-kiri aussi élégamment qu’un samouraï au plus haut de sa certitude, de l’apogée de son être libre, échappant aux balles de l’envahisseur, le terrassant par son geste. L’homme, au cœur de l’impasse, soustrait à son ennemi la décision de la mort, de sa propre mort. Et de tous les siens. Il meurt ainsi, libre, d’une mort debout, désormais plus vivant que jamais, faisant chanceler le ciel et le béton tout autour. Son regard encore tiède semble viser un balcon fleuri auquel il adresse un dernier vers comme une dernière supplique ou un dernier sourire d’homme sans entrave. Mort et libre dans l’éternité.

Un peu plus loin, dans Ghobeiry, une ruelle où guette une dizaine de soldats de Sayeret Mat’Kal, un marchand ambulant avance. Il a l’âge d’un collégien. Son regard donne à lire l’horreur que lui infligent les armes, là, devant lui. Il avance hagard, les bras tenus en l’air. Il abandonna sa carriole de fruits, pressant le pas de peur, trébuchant sur un cadavre à moitié recouvert de boue. Charly a le sentiment qu’un fluide gras, s’écoule dans toutes les parties de son corps, si violemment, si intensément qu’il s’évacue par ses pores. Sueur putréfiée, elle soulève son propre cœur. L’adolescent supplie Jésus fils de Dieu et de Bethléem et Marie de Nazareth Ennasira pour qu’ils prennent la forme d’une créature, de n’importe quoi, de n’importe qui, qu’ils intercèdent en sa faveur, que le soldat en avant, Charly, se fige brusquement, qu’il s’écroule puis disparaisse avec son arme dans le ventre de la terre, et les autres avec lui. Charly ne se fige pas, ne disparaît pas, mais il laisse passer le garçon « ayya, edheb ! » lui fait-il. Ses compères rient bruyamment. Le garçon accélère le pas, passe devant les soldats. Il fait quelques dizaines de pas avant de chanceler près d’un immeuble où sont disposées quatre lignes de sacs de sable superposées de sorte qu’elles forment un abri. Charly frissonne à l’idée qu’il va, dans les secondes qui s’annoncent, de nouveau savourer un spectacle incroyable dont il sera l’initiateur, le maître. Il n’est pas à son premier fait d’armes. Charly est aguerri, c’est un spécialiste. Son cœur se contracte, son rythme s’accélère un peu plus et dans le fond de ses iris sombres des filaments étincellent. Aucune âme ne vibre en lui. En son être ne sourdent ni le sentiment de fraternité, ni la mansuétude. L’effleurèrent-ils jamais ? C’est à ce moment précis, alors que l’enfant se signe en tombant contre un de ces sacs, que Charly décharge dans son dos les munitions de son AK47 — des balles calibre 7,62 qui disposent ‘‘d’une grande capacité de pénétration’’. Charly répond aux ordres avec une sorte d’allégresse. « Tirez sur tout ce qui bouge, s’il le faut exécutez les fœtus dans les entrailles de leur mère ». Sitôt le chargeur vidé, une envie folle le saisit qu’il ne peut réprimer, une envie folle d’uriner. Il pisse dans son pantalon sans aucune gêne, au contraire, et dans la foulée lâche un collier de pets. Il est parcouru d’un chaleureux sentiment de bien-être, de plaisir anal, génital et jusqu’à la plante des pieds. Charly éprouve une sensation jamais égalée sinon à la suite de situations similaires, une sensation plusieurs fois ressentie, mais dont il est pourtant incapable de décrire ou d’expliquer la jouissance qu’elle lui procure. Il entre dans une sorte de transe. De la bouche ouverte du jeune garçon coule un filet bordeaux visqueux, vite absorbé par le sable qui ruisselle d’un sac de protection percé par les projectiles. Désormais immobile l’enfant n’entendra plus, ne verra plus toutes ces ombres oppressantes qui assaillent son quartier. Des photographes horrifiés immortalisent ce temps de l’ignominie. Charly ne fait pas dans la dentelle, n’y va pas de main morte. Il se vante du plaisir qu’il éprouve, à la mort qu’il plante dans le dos de ses adversaires démunis. « Le chant de mon fusil d’assaut me procure une immense jubilation », dira-t-il à son chef direct Amoq Shahak, son mem-mem, et aux poètes de l’abjection. « L’AK 47 dont j’actionne la détente et la conséquence en face, la chute de la vermine palestinienne, qu’elle soit homme, femme, vieillard ou enfant, peu m’importe, me transmet en retour un fluide qui se niche au plus profond de mon être où il me procure une immense jouissance et engendre un ravissement qui transfigure mon visage, le ranime, le réconforte ». Charly reprend son avancée. Un moment il s’abrite dans un couloir d’immeuble, sort son carnet pour y écrire « 7-me-7yse. » Il ajoute la date et l’heure. Puis il revient sur la chaussée. Lui et ses camarades de Sayeret Mat’Kal mettent un point d’honneur à neutraliser les Palestiniens de Sabra et de Chatila. Des dormants du Mossad, résidant dans les camps, informent les assaillants. Aucun habitant ne doit être épargné, tels sont les ordres « tuez, tuez même les enfants, pour les empêcher de grandir, de devenir des terroristes », hurlait Amoq Shahak. Un groupe d’une vingtaine d’hommes et de femmes est neutralisé par les Phalanges K. Toutes ces personnes travaillent à l’hôpital Gaza. Ce sont des médecins, des infirmiers ou des auxiliaires de santé. Les trois médecins palestiniens et syriens sont abattus sur-le-champ. Les phalangistes demandent aux autres d’enlever leur tablier de travail et de leur remettre tout ce qu’elles ont sur elles : pièce d’identité, argent, montre… avant de les emmener à l’extérieur du camp, vers une destination que seuls connaissent les phalangistes. « Maltraités, injuriés, ils n’ont pas ouvert la bouche. Comme des agneaux conduits à l’abattoir, comme des brebis muettes devant les tondeurs. Ils n’ont pas ouvert la bouche ». Les Sayeret Mat’Kal crieront au monde qu’ils n’ont « rien vu, rien entendu », que les photos ne disaient rien, contrariant Saint Genet : « pendant les nuits de jeudi à vendredi et vendredi à samedi, on parla hébreu à Chatila… La photographie ne saisit pas les mouches ni l’odeur blanche et épaisse de la mort. Elle ne dit pas non plus les sauts qu’il faut faire quand on va d’un cadavre à l’autre. Si l’on regarde attentivement un mort, il se passe un phénomène curieux : l’absence de vie dans ce corps équivaut à une absence totale du corps ou plutôt à son recul ininterrompu. Même si on s’en approche, croit-on, on ne le touchera jamais. Cela si on le contemple. Mais un geste fait en sa direction, qu’on se baisse près de lui, qu’on déplace un bras, un doigt, il est soudain très présent et presque amical. »

Durant la nuit, de 23 h à 4 h, entre 169 et 189 millimètres d’eau par heure tombèrent sur la ville, ajoutant à la mort le désastre du ciel. « Il nous fallait détruire tous les nids des terroristes, et nous avons réussi » fanfaronnera Charly. Aux premières lueurs du 18, jour de shabbat et de Rosh Hashana, Charly et ses collègues s’ennuient comme des rats noirs ou gris après l’apocalypse. Ils prennent la pose devant les objectifs des journalistes, les pieds posés avec délicatesse sur des cadavres, les doigts en V et les bouches radieuses, hilares. Charly  fête avec les Phalanges K et Sayeret Mat’Kal la victoire de la monstruosité. Une odeur épaisse se dégage des vêtements de Charly et de ses camarades, de leur corps dégoulinant de boue rouge. Elle n’est pas celle de corps ou d’habits neufs ou usés. Pas celle de martyrs. Une odeur âcre, une odeur de cendre, de cadavres, de charognes. Charly écrit : « À chaque fois que j’élimine un Palestinien — ou une Palestinienne —, qu’il soit terroriste ou non, adulte ou ado ; que j’élimine ou que j’apprends qu’un Palestinien ou un musulman a été abattu, j’éprouve, comme mon cher Vilbec, un profond sentiment de joie, et me dis qu’il y a un cafard de moins dans ce monde. » 

La fête spontanée qui suit est à la mesure de la victoire. Sans concession ni miséricorde. À lui seul Charly vide une vingtaine d’Almaza Pilsner. La mission fut parfaitement accomplie. De crainte que sa joie ne s’estompe, passant outre les interdits religieux, il téléphone à sa mère dans un enthousiasme et une surexcitation jamais égalés, pour lui dire l’amour qu’il lui voue à elle, à Eretz Israël, à Yehweh, qu’il outrage en le prononçant יהוה. Son exaltation atteint le comble. Il est totalement ivre. Il lui crie : « nous avons vaincu les rats ! » Non loin, ses camarades prennent d’autres photos, les pieds soigneusement posés sur les martyrs glacés et les doigts en V devant une équipe de télévision danoise qui filme pour les archives du monde et la mémoire en devenir, pour les générations futures et l’heure de vérité. Ils se photographient devant d’autres journalistes internationaux, stupéfaits, trempés de la tête aux pieds. Parmi ces journalistes se trouvent les Français Alain Ménargues et Georges Chalandon, bouleversés. Ils fixent longuement Charly et ses camarades de boucherie. Georges Chalandon pense à Anouilh, à Antigone la petite maigre palestinienne, à Hémon et aux autres. La présentation est prévue pour le premier octobre, dans treize jours, non loin de la Maison jaune, l’immeuble Barakat. Georges frissonne. La séquence est immortalisée. Sur pellicule pour certains, sur papier pour d’autres. 

Raphaël Sheytan félicite tous les combattants pour avoir rendu leur honneur aux Libanais et donne son accord pour que les camps soient rasés et que sur leur emplacement un grand jardin zoologique voie le jour. Lui aussi souhaite exaucer le vœu du président assassiné. « Il faut effacer les camps, nettoyer le pays des Palestiniens pour les cent prochaines années ». Les travaux commenceront le lendemain. En ce jour de Rosh Hashana, 5743 martyrs seront enfouis sans prière ni compassion par des bulldozers implacables dans des fosses communes. 

La place de la Concorde est un immense champ fleuri. Des centaines de milliers de personnes répondirent à l’appel de SOS Racisme. « Viens prendre ton pied avec mon pote », proclamaient les affiches de la nouvelle association antiraciste. Denise, Messaoud et leurs deux enfants, Yanis et Sarah, serrés dans une poussette, s’installent en retrait, sur la pelouse de l’esplanade, entre l’avenue Gabriel et les Champs. Razi vint accompagné d’une belle jeune fille. « Elle s’appelle Katia », dit-il. C’est une jeune Marocaine, très jeune, qu’il rencontra à Marseille dans une rue du quartier de Belsunce. « Elle cherchait ‘‘el-marchi Souleil’’ » plaisante-t-il en l’enlaçant. Après son DEA de sociologie, il y a un peu plus d’un an et demi, Razi préféra tout arrêter. Il ne supportait plus le démantèlement et le transfert de la faculté de Vincennes. Les deux années passées dans les nouveaux locaux à Saint-Denis furent de trop. Et puis, il ne se le cache pas, toutes ces années d’études étaient trop laborieuses. Il lui arrivait parfois, entre deux misères ou deux déprimes, de rêver d’une vie de petit bourgeois né avec une cuiller en argent dans la bouche. Les trépidations parisiennes aussi il en avait assez. Il finit par abandonner le froid et la pluie pour un pays des merveilles où le soleil atténue les effets de la mélancolie et des manques et où, fredonnait-il la misère est moins pénible. Razi travaille à Marseille, dans le Centre Bourse. Il conseille les clients de la FNAC dans le rayon livres. Il revint à Paris pour le week-end, « désolé, pas un jour de plus ! » pour montrer à sa jeune fleur de jasmin que « Paris c’est quand même autre chose que le douar de Belsunce ». La soirée à la Concorde est une preuve magistrale. Tout autour on boit, on chante, on danse. La bière coule à flots et les marchands de merguez ont le sourire jusqu’aux lobes des oreilles. « Nous sommes trois cent mille ! » hurle au micro un des animateurs. Une pléiade d’artistes se déchaîneront jusqu’au petit matin pour l’amour et l’amitié entre les potes.

Messaoud et Denise sont fatigués, mais heureux. Cette soirée réconforte Messaoud. Les moments comme celui-ci lui rappellent que la fraternité n’est pas qu’un pan de devise vissé au fronton des édifices. Mais depuis quelque temps les réticences de Razi avaient déteint sur lui. Depuis qu’il y a deux ans et demi — à la suite des grandes mobilisations ouvrières des usines Citroën et Talbot — Gaston Defferre, ministre de la République, avait accusé les travailleurs immigrés de mener « des grèves saintes d’intégristes, de musulmans, de chiites ! » Messaoud perdit peu à peu confiance en ce gouvernement auquel longtemps il crut. Il avait reçu cette intervention de Defferre comme un coup de poing. Un mémorable coup de poing officiel, étatique, « les immigrés sont un problème ». Des journalistes scrupuleux mettaient en garde contre le risque d’un déferlement raciste… La haine envers les Maghrébins était assumée par de nombreux Français. Elle allait en s’amplifiant. Un nouveau cycle naissait. Pour la première fois de sa vie, à la mi-novembre de la même année, Messaoud eut honte d’être Français. Il tomba malade et fut arrêté une semaine entière. Le lundi 14 novembre, dans le train Bordeaux-Vintimille un jeune touriste oranais, écoutait des chansons dans son baladeur lorsqu’il fut pris à partie par trois apprentis légionnaires, parce que « sa couleur de peau ne nous plaisait pas » dira l’un des criminels. Habib Grimzi ne vivra pas au-delà de la première heure du jour suivant. Il fut défenestré du train d’enfer qui l’emmenait à Toulouse, alors même que des milliers de « Beurs » traversaient les villes de France pour réclamer l’égalité et dénoncer le racisme dont ils sont la cible depuis qu’ils sont nés. Cette année-là, Vingt et un Maghrébins furent assassinés. « L’atmosphère est irrespirable », répétait Messaoud. Son père lui avait alors suggéré de « venir en Algérie avec les enfants pour connaître la famille et changer les idées. » Messaoud était à deux doigts de tout plaquer.

Neuf mois plus tard, en août de l’année dernière, Denise, Messaoud et leurs deux enfants s’étaient retrouvés à Bethioua. En vacances. Les parents étaient fiers de les accueillir dans la grande maison. Depuis qu’ils étaient revenus de France — six ans déjà — Kada et Khadra n’eurent de cesse d’en améliorer le confort. Il fallut plusieurs heures à Denise pour rencontrer tous les membres de la famille. Ils vivent pourtant tous dans la même ferme. Retrouver les parents de Messaoud bien sûr, mais aussi rencontrer sa tante Khadija, veuve sans enfant, son oncle Abdallah et son épouse, leurs cinq enfants, son autre oncle, Mohammed, et sa femme Khamsa et leurs quatre enfants dont le plus jeune, El-Hadi, a huit ans de plus que Denise. Il est marié et a quatre enfants. Son dernier, Omar, né trois semaines avant leur arrivée a presque un an aujourd’hui. La famille El-Bethioui est chaleureuse et le cœur toujours sur la main. Les petits-enfants sont nombreux et Denise était incapable de retenir tous les noms. 

Les premiers jours en Algérie ils les réservèrent à la famille et à la découverte des environs. Ahmed, le fils aîné d’oncle Abdallah, insista pour qu’ils utilisent sa R18 familiale « vous la prenez, j’en ai pas besoin tant que vous êtes ici ». Ils se rendirent à la plage de Port-aux-poules, rebaptisée depuis l’indépendance Mers El-Hadjadj, Port aux Pèlerins, son nom d’origine, mais bien après le très lointain Magnus le Romain. Le village se trouve à l’est de la zone industrielle, à une dizaine de kilomètres de Bethioua. « Mers El-djadj, wella Mers El-Hadjadj », s’amuse Ahmed, « Port-aux-poules, dit-il, ou Port aux Pèlerins ! » Ils admirèrent le phare d’Arzew, parcoururent les allées du marché de Gdyel, aperçurent les jardins potagers de Kristel, partirent jusqu’à la source chaude de Aïn Franin. À Oran-ville, ils se rendirent plusieurs fois. Ce fut le choc pour Denise qui ne s’attendait pas à voir une si grande et belle ville avec quantité de buildings. La cité, protégée par deux importantes montagnes aux yeux des Oranais, celle des lions à l’est et celle de Santa Cruz à l’opposé, ne se construisit pas en tournant le dos à la baie comme on le pérora, mais en lui faisant face et en la défiant. Après Oran ils se rendirent sur la côte ouest, noire de monde, de bout en bout, de Saint-Roch aux Andalouses, en traversant Bouisseville et Ain-el-Turk. Ils passèrent le premier week-end dans un bungalow du complexe touristique conçu par Fernand Pouillon au temps du socialisme soviétique spécifique. Yanis ne voulait plus sortir de l’eau. Sarah se satisfaisait d’un trou dans le sable que son frère remplissait d’eau. À l’aide d’un petit seau, il allait et venait sans fin. Yanis et sa sœur se ressemblent. Ils ont les mêmes yeux verts et nez fin de leur mère. Yanis a les cheveux châtains ondulés de Denise alors que Sarah a une longue chevelure noire et de fins sourcils en forme d’arc. À ce moment-là elle n’avait que cinq mois. Lorsque Sarah naquit, Ginette et Albert envoyèrent une lettre qui émut leur fille. Denise avait hâte de découvrir Sig où habitaient jadis ses grands-parents. En Algérie, les mentalités et les paysages sont bien différents « c’est pas comme ici en France » regrettait Françoise la grand-mère de Denise. Son mari, Amar Benaroche, Denise ne le connut pas. Il disparut longtemps avant sa naissance, pendant le bombardement de Toulon, là où il s’était installé avec son épouse. C’était peu après leur mariage à Saint-Denis-du-Sig. Ahmed avait travaillé comme ouvrier dans les huileries Crespo quelques années, jusqu’à l’indépendance. Il avait vingt ans. Tous les jours il parcourait le trajet de Bethioua à Sig et retour dans un autocar TRCFA. Cette fois, pour faire découvrir Sig à son cousin Messaoud, à Denise et à leurs deux enfants, il accepta de s’installer lui-même au volant de sa R18. Ils entrèrent dans la ville par la route nationale 4 qui relie Oran à Alger — via Oued-Tlélat anciennement Sainte-Barbe-du-Tlelat — et qui traverse la ville. C’est une grande avenue garnie de palmiers des deux côtés. « C’était ça l’avenue Lamoricière », dit Ahmed à Denise en faisant un arc de cercle avec son bras. Denise hocha la tête, appréciant les dimensions de l’avenue. Ahmed gara sa Renault devant l’ancienne « cave Cano » derrière la mairie. « Le monument aux morts français de la guerre de 40 a été amputé de ses sculptures en bronze, mais l’obélisque est intact », dit-il. Ils installèrent la petite dans la poussette et entreprirent leur visite sommaire de la ville. Dans l’un des deux carrés couverts de plantes du grand square au milieu de la pincipale avenue, ils firent une halte pour les enfants. « À l’époque on l’appelait le square Charras ! » dit Ahmed. Denise se demanda si dans la voix d’Ahmed ne pointait pas un soupçon de nostalgie, puis elle se ressaisit « tout de même » rectifia-t-elle en elle-même. Sarah pleurait « elle a chaud » dit sa mère. « Moi je pleure pas », dit Yanis. Lui était en forme, il ne pleurait pas, mais il fallait bien le tenir par la main pour qu’il ne fasse pas de bêtise. Ils ralentirent le pas devant le collège à gauche « ici c’était l’école Dalera, pour les filles. De l’autre côté, il y avait l’école Mira pour les garçons musulmans ». Messaoud dit quelques mots en arabe qui firent rire Ahmed. « Encore un effort » semblait-il signifier à son cousin. Denise était impressionnée par le nombre de personnes qui déambulaient dans les rues. Sa grand-mère lui avait parlé d’un village, mais ce que Denise découvrait ne correspondait pas vraiment à ce qu’elle lui avait dit. Ce n’était plus un village, mais une ville. Une ruche. Les gandouras étaient noyées dans des habits ordinaires comme en France, et la misère étalée sur toutes les cartes postales coloniales dès lors qu’un visage autochtone y apparaissait — cela l’avait frappé — n’était que très relative. Elle s’en étonna. « Non y a plus la misère comme avant, ah non ! » s’exclama Ahmed presque vexé, « mais y a encore des pauvres bien sûr. » Ahmed lui indiqua du doigt un bâtiment entièrement recouvert de chaux. Il se dit que peut-être cela répondait à son interrogation sur les raisons de l’affluence « c’est le marché couvert ». Le mur était blanc, parcouru par deux longues bandes bleues parallèles. Au-dessus de la porte d’entrée, une horloge indiquait une heure fantaisiste. Ils le contournèrent, passèrent devant un grand enclos. Sur le fronton de l’immense porte, Denise lut « Huiles Crespo ». Une petite plaque accrochée sur le portail gris indique « entrée » et en arabe doukhoul,Macintosh HD:Users:HANIFI:Desktop:Capture d’écran 2017-05-28 à 11.19.24.png. Derrière, tendue au-dessus de la large allée principale de l’usine qui traverse deux séries de bâtiments, une grande banderole avertit « DÉFENSE DE FUMER ». Ahmed agitait ses mains, montrait le haut d’un bâtiment, murmurait à son jeune cousin quelques-uns de ses exploits, professionnels certainement. Non loin, un jeune homme était assis sur un cageot, devant une carriole. Il vendait toutes sortes d’objets utilitaires, des chaussures, des casseroles, des couteaux, et même des jouets… La rue devant eux sur la droite constitue la partie nord de la rue Voltaire avec au fond l’ancienne mosquée. « Nous voici devant le cher numéro 16 ! » dit Ahmed en regardant Denise. Le numéro 16 est une petite bâtisse orange de deux étages. C’est là qu’habitaient les grands-parents de Denise. Elle ne se souvenait pas du niveau. « Merci Ahmed » fit-elle. Il hocha la tête et murmura « eh oui ! » Que pouvait-il dire d’autre ? Puis il se recula, fit deux pas de côté. Denise fixait le mur décrépi. Le bâtiment était dans son ensemble sérieusement dégradé. La couleur était plus proche de la coque rouillée d’un navire ou d’une algue morte que de la peau d’une orange de Barigou, Perregaux. Messaoud se tenait lui aussi un peu à l’écart avec les enfants, Sarah dormait dans la poussette. Denise eut une pensée pour son grand-père, le rémouleur et son oncle mort à six ans. Amar et son fils François venaient de chez le marchand de lait, lorsqu’ils furent projetés par la puissance d’un souffle de l’autre côté du trottoir. Plusieurs bombes allemandes pulvérisèrent la façade de l’immeuble devant lequel ils passaient. Les blocs de pierre et les éclats de verre qu’ils reçurent ne leur laissèrent aucune chance. Ahmed prit plusieurs photos de la famille devant le bâtiment, puis celui-ci seul. Un peu plus loin, sur un grand portail à côté d’une belle construction de deux étages toute blanche, on avait dessiné à la craie blanche, rouge et verte, une tête sans oreilles ni nez. Un demi-cercle représentait la bouche. Un tronc et deux grandes jambes approximatives complétaient la silhouette. Un jeune garçon jonglant avec un ballon sous le drapeau algérien. Ahmed dit à Denise et Messaoud « ici c’était le cinéma l’Empire ». « C’est le ballon ? » demanda Yanis. « Une partie a été transformée en club de judo, l’autre est délabrée, continua Ahmed. L’Empire et Le Century étaient les seuls cinémas de la ville. Le second a été complètement rasé. Il n’y a plus de cinéma à Sig. À l’époque j’avais vu Les travaux d’Hercule avec Steve Reeves et Les dix commandements avec Yul Brynner et Charlton Heston ! » se souvenait-il… Yanis avait gardé le bras tendu, vers le dessin et répéta « c’est le ballon ? » « Oui c’est un ballon » dit son père. Denise était dépaysée, mais à Sig comme à Oran elle reconnaissait les monuments et places que lui avait décrits sa mère, Ginette, et plus encore sa grand-mère Françoise Chevalier. En traversant la rue, en face de L’Empire ils longèrent le long mur de l’hospice, toujours en fonctionnement. La longue rue est agrémentée de part et d’autre d’arbres à petites boules comme il y en a partout, à Arzew, à Oran, à Mers-El-Kébir… « ah je me souviens bien des boulettes qu’on se lançait à la figure ! » s’exclama Ahmed. Les ficus saturaient les rues. Il ajouta : « et voilà ! » en arrivant devant la voiture. « Vous connaissez la clouterie ? je vais vous y emmener. » Ahmed tint à leur montrer cet autre « monument » de Sig avant de rejoindre Bethioua. Ils n’en virent que le mur dégradé par le temps et le laisser-aller. Messaoud lut à haute voix l’inscription encore lisible « Tréfilerie de Sig », mais s’épargna de lire le numéro de téléphone qui suivait, auquel manquait d’ailleurs des chiffres. L’usine semblait abandonnée. Le long du mur, une ribambelle de gamins courait, chahutait. Denise lova dans ses bras Sarah qui commençait à manifester son mécontentement.

Il est tard ou tôt le matin, le jour bascula du samedi au dimanche. Yanis et Sarah sont réveillés. Ils pleurent de fatigue ou de soif. Baschung, Guy Bedos, Téléphone, Lavilliers, Djurdjura, JJ Goldman, Indochine… se produisirent, d’autres viendront, mais la famille El-Bethioui est épuisée.

Le correspondant de France2, en direct du quartier général de Jacques Chirac, rapporte que « le candidat à l’élection présidentielle a exprimé son indignation et sa consternation devant un geste sauvage qui semble être de nature raciste ». Messaoud hausse les épaules. Ce matin, peu après que le cortège du Front national s’ébranla, trois hommes le quittèrent pour se diriger vers le quai de la Seine, à hauteur du pont du Carrousel. Les trois manifestants marchaient vite en criant et en gesticulant. Ils avaient le crâne rasé. Brusquement, dans un même élan, ils se jetèrent sur un homme en l’insultant, avant de le pousser dans les eaux du fleuve. Brahim Bouarram fut englouti par un tourbillon dans les minutes qui suivirent. Les hommes politiques parlent beaucoup, se dit Messaoud dont la pensée le renvoya à un autre crime celui d’un autre Maghrébin, Imad Bouhoud, jeté dans le port du havre par des Skinheads, treize jours plus tôt, dans la nuit du 18 au 19 avril. Le meurtre avait été lui aussi fermement condamné par les politiciens. Messaoud ne comprend pas cette haine contre les Arabes, incrustée dans le cœur de la société française. Il y a quelques mois, deux autres furent abattus, l’un à Cherbourg, l’autre à Bayonne. Un autre encore à Saint-Étienne par un homme « excédé par les Arabes ». Messaoud pense à tous ces basanés comme lui, tués parce que leur peau n’était pas blanche. Il pense à Mabrouck Merabet abattu à Arandon, par un patron de bistrot sympathisant du F.N. Il pense à Mohamed Bouchfany, à Senoussi Bouchiba tué par trois parachutistes, à Abdel Abenis tué pour une cigarette, à Abdel Benyahia. Il pense à Omar Messaoudi, tué à St-Ambroix et à Mohamed Boussoualem. La liste est longue, très longue. En décembre 1988, Abdelkader Aouane et Abdelkader Belgourari, pensaient trouver un havre de paix à Paris eux qui fuyaient l’Algérie submergée par un profond désordre. Là-bas le parti unique était détesté par toute la jeunesse. Son siège et tous ses bureaux régionaux furent incendiés, saccagés. Les deux Algériens furent « tirés comme des lapins » le lendemain de leur arrivée, dans la plus belle avenue de la plus belle ville du monde. Messaoud se souvient bien de ce drame. Trois mois auparavant, le premier week-end de juillet, lui et sa famille abandonnaient leur deux-pièces cuisine de Montfermeil pour emménager dans une HLM plus spacieuse à Clichy-sous-Bois, au 5 rue Hector Berlioz. « Tirés comme des lapins » pleurait une jeune femme devant les caméras, bouleversée. Messaoud s’en souvient bien.

Le logement de Montfermeil était trop exigu pour sa famille, désormais constituée de cinq membres avec la naissance de Omar l’année précédente. Leurs multiples relances aboutirent enfin. Messaoud se souvient également du samedi suivant leur déménagement, le 9 juillet. Lui, Denise et leurs enfants partageaient le couscous offert par Hadj à l’occasion de son mariage avec Évelyne, une fille de Sevran de mère alsacienne et de père Kabyle. Le père fut longtemps ouvrier chez Renault. Son teint nordique Évelyne ne le lui doit certainement pas. Le mariage se déroula derrière l’Église de Pantin, dans un restaurant kabyle que Akli Tigzirt, le père d’Évelyne, avait proposé, il connaît le patron. Tous les amis et collègues qui le pouvaient se retrouvèrent au Jugurtha. Les parents d’Évelyne étaient présents bien sûr. La famille El-Bethioui ne reçut jamais autant de coups de téléphone du bled comme ce soir-là, d’Oran, de Bethioua, de Bejaïa, d’Alger… On chanta et dansa sur Zwit rwit, Netsargou, Saga Africa, et aussi sur I will always love you… Messaoud est complètement absorbé par ses pensées. La télévision débite images et commentaires qu’il ne voit ni n’entend. Il en est loin. Rayan, l’ami d’enfance qui était en vacances à cette période, fut invité « naturellement » au mariage. Rayan occupe la fonction de cadre dans les ressources humaines à Sonatrach (comme Larbi, l’oncle maternel des El-Bethioui, mais pas dans le même département). Les Algériens disent « la grande mamelle » pour désigner Sonatrach, la plus importante entreprise du pays. Il y avait aussi Razi qui était revenu à Paris sans Katia qui le quitta pour un jeune homme de son âge. « C’est mieux comme ça » lui dit Messaoud qui toujours lui signifia son désaccord, même si ça ne le regardait pas. Dès qu’il en avait l’occasion, il lui renouvelait son reproche « la fille est trop jeune », ou « ça ne fait pas sérieux »… Le lendemain du mariage, tous les six, Hadj, Messaoud, leurs épouses, Rayan et Razi se retrouvaient au Pont tournant, chez Aïcha El-Djenia, sans les enfants, gardés par une voisine de palier. Le Pont tournant est un lieu que le Tout-Paris des Oranais affectionne. C’est un souk, une gare, un port. Un havre de rencontres, d’échanges de nouvelles, un monument. Pourtant le Pont tournant est un lieu ridicule dans son expression métrique. Il se trouve sur le quai de Jemmapes à Paris, à l’angle de la rue des Écluses. Sa surface est si réduite que dès qu’on atteint vingt-sept clients, généralement le samedi soir — quinze au rez-de-chaussée (six accoudés au comptoir et neuf en salle) et douze au premier (trois petites tables) —, il affiche complet, mais on se pousse toujours pour le dernier arrivé. Ce soir-là, il y avait peu de monde. Autant le samedi soir il est souvent bondé, autant le dimanche il est vide aux deux tiers. Le Pont tournant est réputé pour son couscous. C’est Aïcha El-Djenia elle-même qui le prépare. Un couscous fin à l’agneau. Plus on en prend, plus on en veut. Ce soir-là, ils s’offrirent « un couscous pour six » dans le réduit du premier étage. Quelques jours après, les mêmes se retrouvaient à Clichy-sous-Bois. C’est dans l’appartement de la rue Berlioz que naîtra deux années plus tard, le 13 juillet 1990, le quatrième enfant de Denise et Messaoud, Larbi-Carl. Deux prénoms pour deux familles. Le père avait choisi comme prénom à son fils, Larbi. Denise trouvait ce prénom, plus que ceux de ses autres enfants, trop marqué. Elle était réticente « mes parents, ma mère surtout » disait-elle… Elle insistait pour en choisir un autre, mais Messaoud tenait par-dessus tout à rendre hommage à Si-Larbi son oncle maternel de Sonatrach mort quelques mois plus tôt et auquel il était très attaché. Lorsque Denise proposa alors d’ajouter un second prénom à leur enfant, Messaoud n’y vit pas d’inconvénient. Ils en parlèrent néanmoins dès le mois de mai, elle était à son septième mois de grossesse. Les semaines passèrent. Larbi-Carl les séduisit l’un et l’autre. L’oncle Si-Larbi décéda le jour même de la disparition de Greta Garbo (il l’appelait « La Divine Karénine »). Elle était actrice à la renommée universelle et les journaux du monde entier lui rendirent un hommage appuyé. Si-Larbi était responsable, presque anonyme, parmi les mille deux cents salariés de GL1, l’usine de liquéfaction de gaz, à l’est d’Arzew. Il venait de lancer une feuille culturelle, « Carrefour 31 ». Le quotidien d’État El Moudjahid lui réserva quelques lignes le 4 avril sur le mode ironique : « un groupe de jeunes Oranais en mal de communication… » Quelques lignes que Si-Larbi n’avait pas appréciées « communication, tu parles ! » C’était la seule fois où l’on parla de Si-Larbi dans un journal. Depuis l’effervescence qui suivit octobre 88, il ne pensait qu’à une chose : créer sa propre revue. Si-Larbi mourut d’une crise cardiaque, à 45 ans, le dimanche 15 avril, deux semaines après avoir créé son périodique qui ne mentionnait même pas son nom. 

Des cris de femmes sortirent Messaoud de ses pensées. C’est dans le journal télévisé. On les entend crier « roddoulna wledna ! » Une poignée de vieilles femmes voilées scandent « Rendez-nous nos enfants, Vérité et Justice ! » Le correspondant de France2 à Alger dit qu’il s’agit de mères de disparus forcés, des « folles d’Alger » qui manifestent autour de la place du 1er Mai, ignorées par le cortège officiel des marcheurs exhibant pancartes syndicales et portraits du président, heureux d’exprimer leur bonheur devant les nombreuses caméras tournées vers eux. Certaines mères portent des écriteaux sur lesquels on peut lire le nom, l’âge, parfois la fonction de leur proche enlevé ainsi que la date de son enlèvement ou le nombre de jours passés depuis sa disparition. 

« Amine Zellag

né le 5/07/1981

enlevé le 17/10/1993

560 jours »

À la fin du journal, Messaoud appuie sur la télécommande pour regarder sur La Sept-Arte un documentaire consacré au monde ouvrier, et à sa suite le film Les temps modernes, pour oublier ce macabre premier mai.

Depuis son retour à Paris, Charly ne manque pas de se rendre de temps à autre au Select où il s’installe sur la terrasse. Cela lui rappelle les beaux moments qu’il y passa avec Erzebeth et d’autres camarades du CLESS et du Betar. Il ouvre Valeurs Actuelles et commande une Mort subite « mûrie en fûts de chêne ». Charly aime son goût aigre, presque désagréable. Dans l’air qu’il hume, il décèle — croit-il — un reste de fumée Royal Menthol auquel se mélangent des parfums qu’on lui dira venus de fleurs suspendues sur des balcons de la rue Peggy ou Vavin. Le journal titre en page intérieure : « Les examens génétiques pratiqués sur la dépouille d’Yves Montand sont négatifs, l’acteur n’est pas le père d’Aurore. » Les parents de Charly le reçurent comme il se doit. Sa mère ne changea pas trop. Son père ne travaille plus depuis quatre ans, alors il passe son temps au PMU à parier sur des chevaux qu’il connaît mieux que ses enfants : Varenne, Écho, Zoogin, Draga, Fleuron Perrine… sa sœur Yvette se maria alors qu’il baroudait la nuit et instruisait le jour en Colombie. Elle réside à Rambouillet avec son mari et leurs deux enfants. Charly ne les rencontra pas encore « Il faudrait quand même que j’aille les voir » se dit-il, lorsqu’il lui arrive de penser à eux. Son frère, Yacoub, émigra aux États-Unis depuis une dizaine d’années. Il se manifeste très peu. On sait seulement qu’il intégra le monde associatif, qu’il est marié à une journaliste afro-américaine et, comme elle, il est un ardent défenseur des droits humains. Il est l’ami des pauvres et des opprimés en général. Lorsque sa mère lui donna cette nouvelle, Charly se contenta de hausser les épaules et de dire « n’importe quoi ». Il sembla à sa mère qu’il ajouta entre ses dents « pff ! » et qu’il haussa de nouveau les épaules.  

Le personnel du Select a changé, pas l’ambiance. Les grandes salles sont toujours agréables à voir, la colonne fleurie aussi. Et les grandes peintures. Les parfums qu’exhalent les pétunias blancs, chèvrefeuille, jasmins rouges… aux abords de la brasserie le remplissent d’une nostalgie qu’il ne retrouve qu’ici. Des groupes, habillés aux couleurs du drapeau de leur pays se croisent. Ils chantent et boivent. Des couples, supporters des « bleus et blancs » argentins, exécutent maladroitement des pas de danse, pas argentins du tout, entre les tables. Leur équipe écrasa la Jamaïque 5 buts à 0. Charly termina son article. Il l’enverra à Talpiot avant 20 h 30 — il sera une heure de plus en Israël. Il a un peu de marge. Ce travail de pigiste c’est son ancien chef militaire, Amoq Shahak qui deviendra plus tard son ami, qui le lui trouva lorsque le centre de formation de mercenaires de Gvulot fut fermé. Il lui avait demandé de choisir de travailler dans un journal ou bien dans une entreprise d’export. Car après l’hécatombe de Beyrouth, Charly ne revint pas à Paris. Il fit le choix de rester en Israël. La France, RTL, pensait-il alors, étaient loin, si loin qu’il ne daigna pas écrire à ses employeurs pour leur expliquer sa situation. Ses proches réprouvèrent son comportement, mais leurs arguments et la déception de Jacques Doinas comptaient si peu à ses yeux. Il travailla quelques années dans une filiale de Kidon, une société de sécurité et d’exportation d’armes qu’avait montée Yaïr Klec, un ancien parachutiste, en collaboration avec trois officiers de réserve. C’était déjà Amoq Shahak qui l’avait introduit auprès de Yaïr. Lorsqu’après des années de loyaux services, le patron lui proposa de le suivre en Colombie, Charly n’hésita pas une seconde. Il était persuadé que dans un pays où règnent le filoutage, la force et la combine, il y aurait plus de mouvement et il serait beaucoup mieux récompensé. Compte tenu du climat général, des activités passées et de celles à venir, Yaïr voulait que Charly change de nom. « C’est tout trouvé, répondit celui-ci du tac au tac : « Charly Klein, je garde cette identité ». Celle-là même qu’il s’était forgée dans cette région où personne ou presque personne ne connaissait Mimoun Pinto, hormis les camarades des années soixante qui habitaient à Ashdod. Charly n’était pas sûr qu’ils y vivaient encore. D’autres, très peu nombreux, l’appelaient « le journaliste », Yaïr ne révéla pas à Charly le contenu des missions qui l’attendaient en Colombie, se contentant de répéter « l’ombre sera ton domaine » par exemple, ou bien « ce sera cool tu verras. » Il fallait néanmoins, pour répondre à l’officiel cahier des charges, que les quinze personnes retenues suivent une formation. Elle se déroula pendant trois jours au David intercontinental de Tel-Aviv, la semaine du départ pour Bogota, entre salle de cours théoriques et salle de sport, rideaux, fenêtres et portes fermés. 

Parmi les activités développées en Colombie, l’équipe de Yaïr Klec avait en charge l’apprentissage du maniement des explosifs, des armes de guerre et du matériel d’espionnage. La brochure de Kidon ne le précisait pas. Charly fit donc partie d’une équipe de mercenaires qui formait notamment des forces paramilitaires. Tous les membres savaient que les intérêts des différents groupes colombiens et autres se chevauchaient parfois. Ils savaient également que ces groupes ne faisaient et ne se faisaient ni révérence ni cadeau. Mais aux uns comme aux autres, ils leur montraient l’intérêt qu’ils avaient à se ménager. Le centre principal était stationné à Puerto Boyaca, à l’est de Medellín, dans un territoire contrôlé par le cartel de la drogue. Une autre équipe israélienne installée, disait-on, à Los Sonrisas, sur le Rio Magdalena, avait pour mission de fournir des pistolets mitrailleurs, des fusils d’assaut et des pistolets semi-automatiques, fabriqués par IMC–Israël military companies. Les différentes troupes, forcées de se tolérer pour l’apparence et le bon fonctionnement de la formation, agissaient beaucoup dans l’ombre, en relation avec des groupes externes dont certains travaillaient plus ou moins directement au profit du gouvernement colombien. Au fil des événements économico-politiques, et compte tenu des impératifs, des immixtions, des visées souvent opposées, et des rapports de forces fluctuants, la situation se dégrada. De plus en plus d’articles mettaient en cause les Israéliens, particulièrement Yaïr, dans de nombreuses affaires liées au trafic de drogue, à la corruption et aux assassinats ciblés. Sur la foi d’un rapport du DAS — département administratif de sécurité, le service colombien de renseignement — l’hebdomadaire Semana avait, dans une de ses éditions de septembre 1989, accusé Yaïr Klec d’être derrière l’assassinat de Luis Carlos Galan candidat à l’élection présidentielle. Pour Yaïr le point critique était atteint. Il ne pouvait plus rester en Colombie ni dans aucun autre pays d’Amérique. En moins d’une année, tout le personnel de Kidon et ses filiales enfourcha le pas au principal responsable dont on perdit la trace du jour au lendemain. Fuir était le mot que tous les Israéliens et leurs collaborateurs avaient le plus partagé, et celui dont ils avaient le plus mesuré les conséquences pendant la débandade, avec un autre terme de même importance : détruire. Ils allumèrent autant de feux de joie qu’ils purent avec tous les dossiers en cours ou archivés. La plupart des mercenaires se retrouvèrent de l’autre côté de l’océan, au cœur de la toile brune, en Israël. Avec l’aide d’anciens gradés de Tsahal à la retraite, Yaïr reconstitua un centre de formation de mercenaires. L’école fut montée dans le désert du Néguev, à Gvulot, à proximité de la station d’écoute 8200 de la base militaire Tze-elim, et discrètement en collaboration avec ses dirigeants. Comme la base militaire, l’école était entourée d’un mur orné aux angles de miradors, surmonté de barbelés et fendu tous les cinq mètres d’une meurtrière. D’impressionnantes antennes paraboliques, identiques à celles de la base, étaient fixées sur son toit. La majorité des paramilitaires Colombiens y parachevèrent leur formation notamment en suivant le fameux cours 666 sur les intérêts géostratégiques, sur la mondialisation des armes, sur les antagonismes civilisationnels… Ce cours était dispensé deux fois par semaine, deux autres séances étaient réservées aux armes tandis que les six autres plages horaires étaient destinées aux techniques de combat comme le CAC, combat au corps à corps ou le Krav–maga et même aux PPMON, pressions physiques modérées ou non. Les mercenaires n’étaient pas des enfants de chœur. Ils avaient quartier libre la journée du samedi, l’après-midi du mercredi et la matinée du dimanche. « J’ai appris beaucoup en Israël. Je dois beaucoup à ce pays » écrit dans son autobiographie Castano celui-là même qui fut tenu pour responsable de l’attentat contre un avion de la compagnie Avianca qui avait fait plus de cent morts. La bombe à l’origine de l’explosion de l’avion fut déclenchée par un altimètre, « la bomba fue activada por un altímetro ». Un exercice plusieurs fois simulé durant les formations que prodiguaient les Israéliens notamment à Puerto Boyoca. Charly continua quatre années avant d’être licencié. L’école du Néguev ne disposait plus suffisamment de finances, disait-on contre toute évidence. Ses effectifs furent alors, au titre de ce motif avancé, réduits de moitié. 

Pendant toute cette période, Charly avait su consolider son réseau de connaissances éparpillées dans le pays. Il pensait pouvoir l’actionner sans difficulté le moment venu. Pour réintégrer le monde normal, il s’adressa de nouveau à son vieil ami Amoq qui lui proposa de choisir entre un emploi dans une entreprise d’export ou dans l’information. Charly mit en avant son expérience française et choisit le second. Journaliste. Depuis, il travaille dans un hebdomadaire francophone du quartier de Talpiot à Jérusalem. 

Le responsable lui confia cinq à sept mille signes chaque semaine qu’il consacrait à un aspect de la ville, touristique, historique, archéologique… Au fil du temps il se constitua une impressionnante documentation. De mois en mois son intuition alimentait sa conviction, la renforçait : « Yerushaláyim est gravement menacée », c’est pourquoi il décida de lui dédier un essai. « Le cœur pur du monde, Yerushaláyim, ville de la paix terrestre, ville de la paix céleste mon joyau, est en proie à des hordes déferlant du sud et de l’est… Bénie soit la ville de Meir Kahane et de Baruch Goldstein. Préservée soit ma ville de l’impureté des Arabes et des Falashas. » Il en avait achevé le premier chapitre en moins d’un mois. Charly a un but dont il avait fixé les contours depuis longtemps, depuis bien avant Sabra, bien avant Chatila. 

Sa Yerushaláyim est trapue. Sa couleur brune est celle d’une meute de hyènes inassouvies. Son plaidoyer Charly l’alimentait avec ces lignes de Gérard de Nerval : « À la tête du cortège, qui parcourait lentement les rues de Jérusalem, il y avait quarante-deux tympanons faisant entendre le roulement du tonnerre ; derrière eux venaient les musiciens vêtus de robes blanches et dirigés par Asaph et Idithme ; cinquante-six cymbaliers, vingt-huit flûtistes, autant de psaltérions, et des joueurs de cithare, sans oublier les trompettes, instrument que Gédéon avait mis jadis à la mode sous les remparts de Jéricho. Arrivaient ensuite, sur un triple rang, les thuriféraires, qui, marchant à reculons, balançaient dans les airs leurs encensoirs, où fumaient les parfums du Yémen. » Puis Charly se vit confier d’autres articles sur les relations internationales, notamment franco-israéliennes, sur la vie mondaine à Paris et le sport, particulièrement le football. Il les signe invariablement « C. Klein ». Le football est ce qui le détend le plus, pas en le pratiquant, mais comme supporter ou observateur. Le premier article qu’il écrivit sur le football portait sur le match de qualification à la coupe du monde qui opposait Israël à la Russie. C’était il y a deux ans à Tel-Aviv. Match nul : 1-1. L’année dernière il couvrit le match retour à Moscou où Israël fut défait 2-0. Israël finit troisième au classement et fut par conséquent éliminé. (L’IFA, la fédération israélienne de football tenta de déposer un recours pour cause de « buts injustement accordés aux adversaires », mais les juges internationaux furent unanimes et catégoriques « Le règlement s’applique à tous identiquement, aucune connivence ne peut être tolérée, quel que soit le pays. »)

Au Select le tohu-bohu des Argentins va crescendo entraînant les plus sceptiques des clients dans leur euphorie. Charly finit sa bière et son article. Le premier jet, axé sur les matches du jour, il le déchira et le glissa dans la poche de sa veste. Il préféra détailler l’ambiance qui règne dans les rues en fête de Paris. Maintenant il est temps pour lui de rentrer chez ses parents pour l’envoyer par l’Internet via Infonie. Sur le boulevard Montparnasse, le solstice d’été et des supporters des équipes d’Allemagne, de Yougoslavie et d’Argentine se donnèrent rendez-vous et le soleil peine à plonger de l’autre côté du monde. Charly se dirige vers le métro Montparnasse, poursuivi par un tintamarre de klaxons, de chants et toutes sortes d’instruments réunis, tablas, timbales et trombones. Il prendra la ligne d’Aubervilliers, puis la 3. Peut-être pense-t-il à modifier une dernière fois son article avant de l’envoyer à Jérusalem — qu’il ne prononce jamais, même devant des francophones, qu’en hébreu, Yerushaláyim. Cette ville le subjugue. Il la connaît moins que Paris cette « mère des villes », dit-il, mais il l’aime par devoir, comme nulle autre ville. Par quelque bout qu’il les prenne, les questions le renvoient à elle. Il lui arriva plus d’une fois de rentrer chez lui à pied en quittant le journal. Il remonte entièrement la rue d’Hébron, traverse la vieille ville jusqu’à la porte de Jaffa. Il lui suffit alors de traverser le Mamilla center pour accéder au 8 King David.

Valeurs Actuelles sous le bras, il traverse le boulevard du Montparnasse, passe La Coupole, les bruits s’estompent, il ne les entend plus. Le voilà sous la Porte de Sion, il longe les remparts à droite en direction du Mur des lamentations, évite là-bas la Mosquée Al Aqsa qu’il se défend de regarder. En chemin, dans le quartier juif il achète une kippa Chelsea « hand made ». Il arrive devant le Mur. Il bouscule un photographe qui prend sa petite amie en photo de l’autre côté de la barrière, côté femmes. Sur un écriteau accroché à une grille, un appareil photo noir est représenté, barré d’une oblique de même couleur. Dans l’interstice de deux blocs de pierre à la mémoire silencieuse, il glisse des vœux en psalmodiant. Une dame qui l’évite de justesse à l’angle de la rue du Montparnasse, lui lance « non, mais !… » La circulation redevient intense, assourdissante. Charly prend à gauche l’étroite rue. À la crêperie bretonne, il commande une galette de blé noir. Il poursuit sa promenade dans la vieille ville, passe devant des magasins de poterie et des vendeurs de tissus sur la via Dolorosa. Devant la mosquée Omar El-Khattab il accélère le pas, contourne le Saint Sépulcre, passe sous une voûte, dévale les 38 ou 52 marches jusqu’à la plateforme. Il se prosterne devant la statue de David dans une ruelle adjacente. Dans le souq Eddabbagha, avant de sortir par la Porte de Jaffa, il achète une baklawa qu’aussitôt goûtée il jette à terre. Il demande un jus de grenadine qu’il ne boit pas, trop amer le jus ou lui-même est-il malade. Étrange, pense-t-il. Il traverse le Mall Manilla pour se retrouver de l’autre côté, sur l’avenue King David. Il relève la tête, crache et prononce une injure devant ce qui fut l’entrée de l’immeuble où résida monsieur Sartre, au 29 de l’avenue Edgard Quinet. Il n’a plus qu’à traverser pour prendre le métro.  

Kada se laisse tomber sur le canapé, « Allah ya rabbi ». Il donne quelques coups avec sa main contre le similicuir et dit « viens mon fils, viens. » Il est un peu excité. Il semble joyeux. Larbi aime beaucoup son grand-père, Jeddi. Il l’aime comme on aime un être qui remplit vos attentes et vos manques, un père Noël en quelque sorte comme on aimerait qu’il soit. Tout le monde ou presque l’appelle Jeddi, même Denise. C’est la première fois que Kada se retrouve en France depuis son départ définitif pour l’Algérie, il y a vingt-trois ans et demi. « Ya Rabcomme le temps passe ! » La famille de Clichy s’était rendue en force à l’aéroport le onze novembre pour l’accueillir. Lors des retrouvailles, nul ne pouvait dire qui de lui ou des enfants était le plus ému. On s’embrassait à n’en plus finir, comme là-bas. Kada était sidéré par les changements opérés ! Les routes décuplèrent, elles sont larges, les quartiers sont des fourmilières, les panneaux de publicité, posés jadis au hasard des poteaux, sont plus nombreux, plus grands et très agressifs, et les gens très pressés. Et ces innombrables voitures où vont-elles ? « ah, le froid c’est toujours pareil ! » Sans savoir pourquoi, cette température de saison, toute cette atmosphère de fin d’année, les guirlandes, le pas vif des jeunes femmes, leur allure décidée, leurs vêtements chatoyants, tous ces changements, cette modernité, le revigorent, le rendent heureux. Tous ces militaires armés et bien visibles le sécurisent. Kada approuve toutes les mesures prises pour se prémunir contre les attentats. « Il faut défendre le pays contre les pirates ». Kada et Larbi échangèrent souvent au téléphone, mais ils ne s’étaient pas rencontrés. Il ne s’agit pas pour eux de retrouvailles, mais de découverte. Kada découvre aussi le logement du Stamu situé au 2 allée Jules Massenet. La résidence se trouve juste derrière la supérette, à moins de 500 mètres de l’appartement de la rue Berlioz que Denise, Messaoud et leurs enfants occupèrent jusqu’en septembre 1997, avant d’emménager dans ce quatre pièces. Dans le trois pièces de la rue Berlioz, les enfants grandissant, la vie devenait difficile et les petits trop turbulents. Sarah ne supportait plus les braillements du petit Larbi ni Yanis ceux de Omar. Pour Yanis qui allait entrer en janvier 1998 dans le premier mois de ses 18 ans, l’urgence d’un logement plus grand s’imposait. Sarah quant à elle allait vers ses quatorze ans. Dans le nouvel appartement, les deux grands ont chacun leur chambre. « Viens mon garçon » dit Kada à Larbi « quel grand garçon, tu es presque aussi grand que moi ! » Lorsqu’il sourit, ses petits yeux rieurs et plus encore la petite moustache carrée, posée comme un sparadrap noir, le font ressembler au jeune Charlie Chaplin. Kada est un homme profondément bon, certainement pas un guignol, ni même un comédien. En guise de cadeau pour son quatre-vingtième anniversaire, le chef de service de la Caisse de retraite de Nanterre lui adressa un courrier dans lequel il lui réclame un certificat de vie « complété par l’autorité compétente de votre pays » afin de continuer à lui verser sa retraite en Algérie. Kada se dit qu’il n’y a pas meilleure preuve de vie que de se présenter en chair et en os à ce chef de service pointilleux. Et puis c’était une occasion de revoir ses enfants et petits-enfants. La caisse de retraite de Nanterre il compte s’y déplacer au début du mois de janvier. « Pourquoi tu n’ouvres pas un compte bancaire ici, c’est mieux pour toi » lui avait demandé Messaoud. Il y songera lui répondit-il, « après, après ». Larbi met sa PlayStation en mode pause, car il voit bien que son grand-père désire lui parler. Les parents n’allaient pas tarder à rentrer. Larbi devine des mots sur les lèvres de son grand-père même s’il ne les entend pas encore. « Merci Jeddi » lui dit-il en souriant. Larbi sourit souvent, sans qu’il y ait motif à sourire. Il n’est pas sot pour autant, simplement sa bonne humeur naturelle illumine son visage joufflu, et fait scintiller son iris. Sa gentillesse saute aux yeux sans qu’il fasse quelque effort que ce soit. La veille, à l’occasion de la fête de l’aïd, Kada lui offrit un billet de cent francs. Son jeu donnait des signes d’essoufflement. Larbi se disait qu’il avait bien fait de commander au père Noël une PlayStation 2 avec deux manettes. Larbi dit « père Noël » comme tout le monde, mais il n’y croit pas. « J’suis pas un bébé », mais il tient aux jeux. Il sait que père Noël c’est père Darty d’une certaine manière. Il entend Jeddi murmurer et le voit agiter ses bras. Kada répète « Yakhi ness, yakhi, mais quelles gens mon fils, quelles gens » en se tournant vers lui. Larbi abandonne sa console, car Kada répète plusieurs fois les mêmes mots. Il les répète jusqu’à ce que son petit-fils concède de lui prêter plus d’attention. Larbi appuie sur la poignée, éteint son jeu, parce que c’est son grand-père. Il n’agirait pas ainsi, ne lâcherait pas sa manette si à la place de Jeddi se tenaient ses frères, son père ou sa mère. Il se lève et va s’asseoir à côté de lui. « Écoute mon fils », crie Kada. À son âge il n’entend pas bien. C’est pourquoi il parle fort. C’est une habitude. Kada dit encore « Yakhi ness yakhi ». Depuis qu’il est chez ses enfants, Kada prit l’habitude de marcher dans la ville. Il fait souvent la même grande boucle, une heure de marche, vers 13 ou 14 h, avant la sieste, même si ramadan finit par laisser des traces. Marcher lui fait du bien. Là-bas au bled, il marche tout le temps, pour un oui ou pour un non, il s’invente des rendez-vous chez le cafetier, avec un ami, prend prétexte d’un achat quelconque, une baguette, une limonade. Ça le défoule et le rend de bonne humeur. Samedi c’était le dernier jour de jeûne. Le lendemain matin on s’embrassait à tour de bras. Jeddi décerna à Sarah le titre de Cordon bleu pour son savoir-faire et son dévouement, malgré l’examen de fin d’année. Sarah fut parfaite durant tout le mois sacré. Elle porte autour du cou un pendentif en argent assez semblable à celui que porte sa mère. Il représente une lune et une étoile à cinq branches. C’est Kada qui le lui apporta du pays. Dimanche on s’embrassait partout. À Clichy-sous-Bois nombreux sont les résidents qui pratiquent la religion avec pour nombre d’entre eux, les « 40-60 ans », des accommodements bien pratiques. Les jeunes sont plutôt intransigeants. Ambiance du bled. Jeddi était allé tôt faire la prière à la grande mosquée de Paris avec ses amis Da Mahmoud et Lakhdar. Da Mahmoud n’est pas un inconditionnel de la mosquée, Lakhdar n’en est pas un passionné lui non plus, mais le jour de l’aïd c’est un peu exceptionnel. Il y a des mosquées tout autour des cités, mais aucun des trois amis ne les fréquente ni les apprécie, bezzaf boulitique. La mosquée de Paris est plus tolérante, « c’est la mère de toutes les mosquées » aime à dire Jeddi. Kada connaît Da Mahmoud depuis de nombreuses années. Nanterre est un de leurs points cardinaux. Souvent dans leurs discussions ils y reviennent, à la ville et ses bidonvilles, à cette période de guerre et à la haine qu’elle charria. Ils en parleraient des heures sans discontinuer. Da Mahmoud y passa une partie de sa jeunesse avant de s’installer à Barbès. Da Mahmoud est originaire de Ivarvachen, un tout petit village kabyle au sud de Bejaïa, loin de Béni Yenni. Dans les années cinquante, lui aussi habitait dans un camp de Nanterre. Da Mahmoud est beaucoup plus jeune que Kada, pas plus grand de taille, mais plus jeune et plus bedonnant du ventre. La casquette collée à sa tête cache une calvitie et une intégrité morale totales. Lakhdar par contre est élancé. Il mesure plus de 1,80 m. On ne le voit jamais autrement qu’en costume-cravate. « Vous faites bien jeune », ou « vous ne faites pas votre âge », lui disent souvent les gens, les femmes surtout, même si personne ne sait en quelle année il naquit. On sait seulement qu’il est de Mostaganem, qu’il y grandit et fit ses études jusqu’au baccalauréat, mais nul ne s’aventurerait à donner son année de naissance et moins encore la date précise. Après la prière, ils prirent un thé au salon de l’Institut de la mosquée, avant de revenir dans le 93. Ils firent le tour des connaissances et des proches pour leur souhaiter la bonne fête « Koul âm ouan’toum bkheir »… Lakhdar est proche de Da Mahmoud. C’est lui, Da Mahmoud, qui le présenta à Kada. Tous les trois se rencontraient régulièrement à Barbès dans les années soixante-dix. Lakhdar venait d’arriver d’Oran. Les premières personnes dont il fit la connaissance, il les rencontra autour de la rue de la Charbonnière, de la rue de Chartres, dans le café Djurdjura où travaillait alors Da Mahmoud. 

D’habitude, lors de ses promenades dans Clichy, Jeddi remonte l’allée Maurice Audin, puis l’avenue Salvador Allende. Systématiquement, lorsqu’il arrive sur l’allée Maurice Audin il s’immobilise une ou deux minutes devant la plaque indiquant le nom de l’allée « Maurice Audin 1932-1957. Mathématicien. Membre du Parti communiste algérien. Militant de la cause anticolonialiste. » Puis il continue sa marche. Il passe ensuite devant la mairie, longe l’étang du parc et revient par le Chemin des postes. Parfois, pour une raison ou une autre, ou même sans raison, guidé par ses pas, il modifie complètement son parcours. Ce lundi, son ami lui demanda de l’accompagner jusqu’à la sous-préfecture du Raincy pour requérir un certificat de non-gage. Ils s’y rendirent en empruntant le 601. Puis, après qu’ils eurent récupéré le document, Da Mahmoud et Jeddi suivirent à pied l’avenue de la Résistance jusqu’à la gare du Raincy. Le plan Vigipirate est renforcé depuis le lendemain des attentats de New York, il y a trois mois. Les patrouilles militaires vont et viennent le long des quais de gares et alentour, dans les grandes avenues, les musées… Les villes sont quadrillées comme en temps de guerre. Mais tout cela ne semble pas indisposer Kada, d’ailleurs « complètement dépassé », c’est ce que lui fit observer son ami.

« Écoute-moi bien, dit Jeddi à son petit-fils, on était au Tabac de la gare. Il y avait peu de monde. Dans les tabacs, il y a généralement beaucoup de clients, il me semble, là, non. Deux hommes se tenaient derrière le comptoir. L’un s’occupait du tabac et l’autre avait la charge du bar et de la salle. À part Da Mahmoud et moi qui étions attablés, il y avait un groupe de cinq ou six personnes au bout du comptoir qui discutaient bruyamment en rigolant et en buvant des pintes de bière. On aurait dit à leur voix qu’ils se disputaient, mais ils riaient Il était trois heures et demie ou quatre heures et ils donnaient l’impression d’avoir tant bu. Nous avons commandé deux cafés, puis nous avons commencé, tu sais, comme les vieux. On raconte mille choses, souvent les mêmes et souvent aux mêmes personnes. On parlait comme ça, mais des mots lancés par le groupe arrivaient jusqu’à nous. Des mots dits avec un peu plus de conviction, de solennité que d’autres. Comment te dire. Comme avec insistance, comme pour attirer notre attention. Au bout d’un moment il nous a semblé qu’ils parlaient de nous indirectement. Puis nous en avons été certains. Les gens riaient de plus en plus fort et les allusions aux Maghrébins de plus en plus évidentes. On entendait voler des morceaux de phrases à propos de Tempête du désert, d’Afghanistan, des tours de New York, de ramadan, et même du prophète, salla Allah alih wa sellem, que la paix soit sur lui. Ils nous les envoyaient comme des missiles. De temps en temps le patron, c’est celui qui tient la caisse devant l’espace-tabac, nous regardait par en bas, de biais, du coin de l’œil. Pas franchement. Et il souriait, même s’il faisait comme s’il était un peu gêné. Alors, bon, on a quand même tendu un peu plus l’oreille. Ils n’arrêtaient pas de raconter des blagues en nous regardant et en riant de plus en plus fort. Attends, j’ai pas fini. Écoute-moi. Des racistes mon fils. ‘‘Qu’est-ce qu’ils reçoivent à Noël les enfants d’Arabes ? Des vélos volés hihi !’’ dit l’un, ou encore ‘‘Abdel, Omar et Momo sont dans un camion. Qui conduit ? La police haha !’’ dit un deuxième. Ils riaient aux larmes. Un autre continuait ‘‘qui court plus vite qu’un Arabe avec une télévision entre les mains ? Son fils avec la PlayStation haha !’’ Et d’autres blagues encore beaucoup plus offensantes qui ne visaient que les Maghrébins. Si seulement… On ne pouvait rester indifférents quoi ! ». Larbi tente de temps à autre de glisser une remarque, une protestation, une réplique. Lorsqu’il entend « PlayStation ! », il sursaute, mais Kada est lancé. Emporté par son dégoût et sa tristesse encore vivaces plusieurs heures après, il ne soupçonne pas, ne voit pas dans le regard de son petit-fils, dans le battement de ses bras, l’impatience qui le déstabilise. « Ou on partait ou on réagissait. On a préféré la plus sage des solutions à notre âge, on a décidé de partir. Nous avions payé et étions sur le point de quitter le bar. Au même moment un des types arrivait vers nous pendant que de l’extérieur un homme poussait la porte d’entrée, une armoire à glace. Il a regardé à droite puis à gauche comme s’il cherchait quelqu’un. Il s’est tourné vers nous et son regard s’est posé sur Da Mahmoud. Il a dit, surpris, ‘‘ah, ammi Mahmoud !’’ Moi je tenais la porte ouverte. Le type m’a fait signe pour que je reste à l’intérieur, puis m’a tendu la main. ‘‘Alors tonton, comment vas-tu ?’’ il a dit cela à Da Mahmoud et il l’a embrassé, ‘‘bon aïd ammi’’. Le nouvel arrivant est un colosse, il doit avoir la quarantaine. Il a insisté pour nous offrir une boisson. On s’est mis au comptoir. Je n’oublie pas de te dire que dans le tabac un silence de nuit de désert a succédé à l’infernale effervescence qui s’alimentait de notre présence. Le type qui s’approchait de nous a entre-temps fait demi-tour pour regagner sa place. Je ne l’ai pas vu faire. Il était là et la minute qui a suivi, il s’est retrouvé là-bas. Da Mahmoud m’a présenté le gaillard. Il s’appelle Bachir, une de ses vieilles connaissances de l’époque où Da Mahmoud habitait Barbès. Bachir lui apportait chaque jour vers 4 h de l’après-midi ses beignets et son thé jusqu’à la chambre qu’il occupait dans un hôtel meublé de la rue de Chartres, avant de filer à l’entraînement. Bachir est un sportif. À l’époque il travaillait comme garçon de café, il avait un peu plus de quinze ans si j’ai bien entendu. Da Mahmoud ne portait ni casquette ni béret. L’évocation de ces souvenirs a bien fait rire les deux amis. C’était il y a vingt-cinq ans, et pourtant la mémoire de Da Mahmoud semblait plus alerte que celle de l’armoire à glace. Bachir a lancé au caissier ‘‘patron, un noir !’’ Les échanges étaient loin de l’aïd et de ramadan, mais ce n’était pas un problème. Puis Da Mahmoud évoqua les raisons de notre présence dans le coin, enfin il l’a mis au courant de ce qui commençait à prendre la forme d’une aventure, d’une bataille inégale entre une demie douzaine de poivrots remontés et deux vieux inoffensifs. Tout était dit dans un mélange d’arabe comme le mien et de kabyle. L’armoire l’appelle ‘‘mon oncle’’ par affection, Da Mahmoud n’est pas son oncle, tu comprends ça ! Son ami a posé lentement un bras sur le comptoir, le poing et les mâchoires serrés, puis il a posé l’autre bras et en a serré aussi le poing. Soudain il a crié en tambourinant des deux poings sur le zinc ‘‘il vient ce café ?’’ Tu penses bien que nous on était contents. Il s’est tourné vers nous « prenez quelque chose, ça me fera plaisir ! » Alors, fièrement Da Mahmoud a demandé deux autres cafés. Il a dit, la voix haute, « et deux autres cafés avec deux verres d’eau ! » Bachir a repris la commande en criant plus fort « trois noirs, trois ! » Et il a commencé lui aussi à lancer des blagues pas très intelligentes, il faut le reconnaître, mais les enfants du pêché l’ont bien cherché. ‘‘Pourquoi les racistes n’ont pas de cerveau, dites-moi ? a-t-il lancé en rigolant face à la cantonade bien silencieuse, pourquoi ? parce que leur cerveau a rejeté la greffe, cons !’’ Pardon Larbi, hacha weldi. Puis il s’est dirigé lentement vers les gars pour leur poser cette autre question ‘‘pourquoi faut-il enterrer les racailles comme Elmagribi sur le ventre, hein ?’’ » 

— C’est qui Magribi ? » demande Larbi. 

— Tu ne connais pas Elmagribi, Olivier Elmagribi  ? 

Larbi fait non de la tête. Son incisive supérieure, légèrement en avant, atténue l’éclat de son sourire. 

— C’est qui ? 

— Pourtant on jurerait qu’il habite dans la télé, répond Kada, vu le nombre d’émissions où il apparaît ! Elmagribi c’est un Juif berbère de chez nous, un Berbère perdu. Il squatte la télévision. Ses idées brunes comme la peste sont à la mode et infectieuses, alors toute la presse, avide de sensationnel et de coups tordus, l’invite ! Il a un complexe, Elmagribi, contrairement à ce qu’il affiche, en vérité il a la haine de soi et des siens. Au bled, quand je regarde la télévision, une émission de débat sur la société française — j’avoue que j’aime bien regarder les chaînes françaises — une fois sur deux je tombe sur des journalistes ou des commentateurs spécialisés, ils sont tous spécialisés, qui caressent dans le sens du poil leurs confrères, les gens de la finance et du pouvoir en général. Dans leur discours ils montrent clairement qu’ils soupçonnent les pauvres et les immigrés, les Roms, les Tchétchènes et nous. Ceux d’entre eux qui ne nous aiment pas se comptent sur les doigts de dix mains au minimum avec plus ou moins de véhémence. Ça n’a pas changé depuis les années de guerre. Je reviens à ce Elmagribi. Et bien, dès qu’il prend la parole à la télévision c’est pour tomber à bras raccourcis sur ses cousins musulmans et sur ses racines. Une sorte de harki quoi. Bref il a un sacré problème dans la tête. Mais revenons au bar. Bachir a continué encore plus dur : ‘‘il faut enterrer les racailles comme Olivier Elmagribi sur le ventre parce que si on les enterre sur le dos, on n’aura jamais assez de terre pour remplir leur grande gueule, cons !’’ hacha. Et de nouveau il s’est mis à rire, entraînant les autres, forcés. ‘‘Allez, une autre’’ leur fit-il, en invitant le patron et le serveur à nous rejoindre ‘‘venez je vous dis !’’… ‘‘Pourquoi les cercueils des racistes sont-ils troués, hein ? pour que les vers dégueulent, couillons que vous êtes !’’ Pardon mon petit, hein, hacha, mais c’est comme ça qu’il a dit. Pas un n’a bronché, à peine un murmure venu d’une table du fond de la salle. Leurs oreilles se sont certainement mises à siffler alors que Bachir roulait des épaules. Il y avait de quoi. Nous on se frottait les mains, on était aux anges et lui il levait sa tasse à la santé de tous. Les autres, plutôt lâches, ont aussi levé leur verre. ‘‘plus haut qu’ça, allez, cons !’’ hacha, exigeait Bachir. Les autres s’exécutèrent en silence. Comme on l’a félicité, Bachir nous a dit que toutes ces blagues étaient connues archiconnues. Tu les connais toi ces blagues ?

— Heu, non. Mais pourquoi tu dis hacha ?

— Hacha, c’est juste un mot pour dire pardon, pas exactement pardon, mais ça y ressemble. Lorsqu’on parle, il arrive qu’on dise un mot grossier, alors juste après l’avoir prononcé et pour s’excuser auprès de celui qui écoute, il faut dire hacha, ou hachak. On dit Hachakoum, si les personnes qui écoutent sont nombreuses. »

Jeddi est encore marqué par l’excitation. « Voilà, c’est tout ce que je voulais te dire, fait-il. Il répète Yakhi ness, yakhi, mais quelles gens mon fils, quelles gens ». 

Le grand-père va plus avant, apprenant à Larbi que Bachir est connu dans tout l’arrondissement par le milieu. Tous le craignent. C’est un ancien boxeur qui eut quelques démêlés avec la justice. Au moment de sortir du bar, Da Mahmoud enleva la casquette et salua l’assemblée « bonne journée, messieurs ! » Bachir proposa de les raccompagner, mais Da Mahmoud et Kada qui préféraient marcher déclinèrent son offre et le remercièrent chaleureusement. « C’est bien de marcher », lui dit Da Mahmoud. Ils marchèrent quelques centaines de mètres puis ils rentrèrent par la même ligne de bus.

Larbi embrasse son grand-père. Il voit le clignement des paupières et se dit qu’il ne va pas tarder à s’assoupir. Puis il réarme la PlayStation pour un nouveau jeu. Il s’en va avec Blasto libérer les gentilles emprisonnées par des limaces géantes gluantes. Sa tête est confuse, pleine de sentiments mêlés de joie et de tendresse. Ses parents ne vont pas tarder à rentrer. Messaoud aussi souffre de racisme. Il subit l’ambiance exécrable qui règne au travail, mais il n’en dit rien à ses enfants. Il supporte les allusions faites aux Arabes, aux musulmans. Il encaisse les amalgames de toutes sortes répétés par certains collègues qui avaient décidé du jour au lendemain de le prendre ouvertement en grippe, non pour l’éventuelle mauvaise ou trop bonne qualité de son travail ou pour ses idées qu’ils ne partagent pas, non pour un geste qu’il aurait commis, d’avoir volé une poule, violé un enfant, tué son patron. Non, point de tout cela. Ils lui reprochent d’être né Messaoud, d’être né Arabe comme ils disent, musulman. Il lui arrive d’avoir honte pour eux, tant leur ignorance lui semble épaisse. Messaoud ne veut pas nuire à Denise qui, quoique travaillant dans les mêmes bâtiments, et bien que son intuition tente de l’alerter par de petits pincements au cœur, de lui adresser des messages, ignore à quel point son mari est la cible de discours frontalement haineux, plus encore depuis septembre, la cible de comportements abjects de collègues sournois, toujours souriant avec elle. 

La maison des parents de Denise se trouve au bas du grand boulevard de la mer, à deux ou trois cents mètres du port et des plages de Fréjus. C’est une grande demeure qu’Albert hérita à la mort de son père, Robert, qu’on appelait affectueusement « le poilu ». Robert ne surmonta pas la disparition de son épouse, Albertine, deux mois plus tôt, en novembre 1976, à la veille de ses soixante-dix ans. Albert et Ginette préférèrent quitter l’appartement de Toulon et emménager dans la maison de Fréjus, plutôt que de la vendre. C’était durant l’été qui suivit le décès des parents. Denise venait de les retrouver pour passer avec eux une partie des vacances. Aujourd’hui toute la famille élargie s’y trouve réunie. 

Lorsque Denise, Messaoud, les quatre enfants et Kada pénètrent dans le grand salon, c’est d’abord la table somptueusement garnie qui s’offre à eux. Près de la grande cheminée trône un imposant sapin décoré avec des boules et des étoiles brillantes, des guirlandes électriques et des cheveux d’ange. L’arbre sent bon la résine et son pied est pour peu de temps encore, nu. Des aiguilles fragilisées lors de la mise en place des ornements tombèrent de l’arbre. Elles tapissent un espace encore restreint à son pied. 

Ginette leur demande de poser les valises et sacs dans les chambres, à l’étage, de se mettre à l’aise. Messaoud, Denise, les enfants et Jeddi prirent le train à la gare de Lyon l’avant-veille, en début d’après-midi dans une cohue indescriptible, chacun craignant pour sa place pourtant réservée. Pour des raisons que la SNCF ne jugea pas utile d’annoncer aux usagers, plusieurs trains avaient été supprimés vendredi et le lendemain matin, à quelques heures de leur départ. Tous durent jouer du bras et du coude pour ranger les bagages et atteindre leur place. « C’est toujours pareil, à chaque période de vacances de Noël on a droit à ce trafic » rouspétait une vieille dame digne auprès d’une autre qui acquiesçait en hochant la tête recouverte d’un grand chapeau cloche assorti à sa robe rouge, mais elle ne dit rien.

Denise et les siens arrivèrent chez les parents, exténués. À Avignon ils durent attendre quarante minutes avant le changement de train, et trente minutes à Saint-Raphaël pour les mêmes causes, le retard des trains régionaux. « Ah ! », s’exclama Albert en levant les bras lorsqu’il aperçut sa fille poser son pied sur le quai de la petite gare, « j’étais à deux doigts d’abandonner ! » « Je t’ai envoyé un mail ! » lui rétorqua-t-elle. Albert baissa les bras, tata les poches de son pantalon, devant, derrière, puis leva de nouveau les bras pour signifier qu’il avait oublié son téléphone. La pendule sur le quai n’indiquait pas la bonne heure. Il était 18 h 40. Albert eut un mot gentil pour chacun. Il interrogea Yanis « C’est quoi cette barbe, on dirait Gainsbourg dans ses mauvais jours ! » et encore « trois bises varoises ou deux parisiennes ? » Le père de Denise dut effectuer deux allers-retours avec la voiture, mais cela il l’avait prévu. Yanis et ses frères auraient pu parcourir le chemin à pied depuis la gare, mais aucun ne se souvenait avec exactitude de la direction à prendre, et puis Albert n’aurait pas accepté. Messaoud est content, car entre les parents de Denise et lui il n’y a plus de tension. Ginette et Albert avaient depuis longtemps fini par se rendre à l’évidence. Depuis la naissance de Sarah, ils acceptaient leur gendre. Ils s’en accommodèrent, puis l’acceptèrent. « Sarah, quel joli nom, divin ! » Ginette avait surtout constaté que c’était sérieux, que Messaoud était un mari très attentionné, « il est gentil comme tout ». C’est elle qui fit les premiers pas. Les mois avaient passé et les rancœurs s’étaient atténuées. Les parents furent obligés de les avaler au risque de perdre leur fille qui avait définitivement — elle le manifestait clairement — pris le parti de ses enfants et de son mari, non contre ses parents, mais contre la bêtise. 

Depuis septembre dernier, Messaoud comme les « musulmans et apparentés » est perçu par nombre de ses concitoyens comme un suspect, un ennemi de l’intérieur, membre d’« une cinquième colonne ». C’est lui qui le dit ainsi. Sa situation professionnelle était devenue tellement intenable, leur couple en pâtit, qu’il ne trouva que deux réponses à opposer et il lui fallait choisir l’une ou l’autre : soit mettre le feu aux locaux de Darty et prendre le risque d’expédier par-delà la vie des collègues innocents, soit s’en aller. Il choisit la seconde. Au début du mois, il déposa discrètement sa démission en prétextant des problèmes familiaux en Algérie. Avec Denise ils en parlèrent alors beaucoup. Cette atmosphère délétère et la décision radicale de Messaoud contribuèrent toutefois à développer les dissensions au sein de leur couple. Bientôt il sera libéré de cette routine — cela fait plus de vingt ans qu’il travaille chez Darty — et mieux, de ses collègues « ignobles ». Messaoud ne se plaignit jamais de l’évolution de sa carrière, mais vingt ans ça pèse, et ces trois derniers mois. Autant que tout le reste. Il ne pensa jamais, n’osa jamais penser ne serait-ce qu’un instant, qu’on soupçonnerait, se méfierait de sa francité, qu’on douterait de sa fidélité à ce pays. Messaoud revendiqua toujours sa double et honnête citoyenneté, sa double culture sans complexe, sans jamais privilégier l’une par rapport à l’autre, « je ne peux choisir entre mon père et ma mère » aimait-il répondre à ceux qui se préoccupaient de la consistance du lien de fidélité qu’il entretenait avec l’Algérie et avec la France. Chez Darty, des collègues qu’il connaît depuis longtemps, qu’il estimait, lui ont de nombreuses fois et lâchement, fait ressentir son allogénéité supposée : « rentre chez toi », « dégage », « pas d’Arabe ici », autant de petits mots qu’il trouva griffonnés au feutre noir sur du papier à journal et posés dans le tiroir ou sous le calendrier de son bureau. Il en reçut aussi dans sa boîte mail, mais ne réussit pas à identifier les auteurs. Denise comme Messaoud s’entendirent pour ne pas en parler aux parents.

En ces jours de fêtes, les Fréjussiens sont nombreux dans les allées du marché de Noël. Hier, la famille se scinda en deux. Une partie flâna entre le port et les plages, les enfants jouèrent aux autotamponneuses, au bowling et firent des parties de billard, quant à Albert, Kada, Messaoud et Yanis, ils se déplacèrent sur des lieux de mémoire qui tiennent à cœur au turco que fut Kada. Ils rentrèrent dans Sainte-Maxime par la côte, se rendirent à Cogolin, sur la plage de La Foux que Kada trouva étrangement petite, « La Red beach ! » Tout avait tant changé. Il se souvenait de cet été de guerre, quand il débarquait du croiseur Duguay-Trouin avec des dizaines d’autres turcos pour prendre d’assaut la région et en finir avec l’occupant. « Wallah el bareh », c’était hier. La plage lui semblait infinie et les constructions éparses. Il se remémorait, par moments la voix tremblotante, des temps où la mort tourmentait chacun d’entre eux, et d’autres, plus légers. Albert emmena ensuite le petit groupe à travers la forêt des Maures. Ils firent une halte à Collobrières où ils prirent un café ou un jus, à La terrasse provençale. « C’est très joli ! » répétait Kada en pointant du doigt en direction des vallons de Pérache et de Marin. Puis ils continuèrent par le col de Babaou jusqu’à Bormes-les-Mimosas où Albert prit la grande route jusqu’à Toulon. Une ville que Kada voulait, comme les précédents lieux, tant revoir. Bien sûr elle s’est métamorphosée et Kada ne reconnaissait plus rien. Sur la grande place de la liberté, au-devant du jet d’eau, une plaque rend honneur aux soldats pour que nul n’oublie. Yanis lut à voix haute : « La ville de Toulon en hommage de reconnaissance envers les soldats de la première armée et les soldats sans uniformes des forces françaises de l’intérieur qui chassant l’envahisseur lors des combats héroïques du 22 au 25 août 1944 l’ont libérée de ses chaînes. Le 25 août 1945 le Conseil municipal. Jean Bartolini, Maire. » Les yeux de Kada s’embuèrent, mais il ne dit rien, alors que Yanis faisait la moue. Il relut à voix basse le texte en roulant la cigarette qu’il avait entre les doigts, mais plutôt que la porter à ses lèvres, il la jeta à terre et l’écrasa. Il eut ces mots secs, désabusé : « N’importe quoi, y a rien sur les anciens du bled, c’est tronqué ! » 

Lundi n’en finit pas de s’étirer et l’excitation des plus jeunes est palpable jusqu’à la dernière minute, celle qui précède les beignets d’huîtres et les feuilletés de saumon, jusqu’au repas. L’imposant sapin chargé de lumière couve une multitude de paquets portant chacun un mot doux, un nom. L’odeur de résineux embaume discrètement l’espace. Les discussions sont engagées et le vin rouge a une longueur d’avance sur le champagne et la bière. Yanis et ses frères préfèrent les jus de pamplemousse, d’orange et d’abricot. Kada choisit un jus de banane. Il dit ne pas se souvenir avoir jamais goûté à l’alcool, « peut-être une fois pendant la guerre, ou deux fois » laisse-t-il échapper alors que ses yeux pétillent. La fréquentation des bistrots ne lui pose pas de problème, mais il ne se souvient pas avoir bu. « Moi non plus » blagua Ginette. « Oh pauvre ! » s’exclama aussitôt Albert en tapotant l’épaule de Messaoud, « Toi ce qu’il te faut c’est un sparadrap ! » La soirée se poursuit durant tout le repas avec des banalités, rien n’est omis : les journalistes et les émissions de la télévision, la nouvelle monnaie européenne, la corruption dans les rouages de l’État… Messaoud prend le risque de parler de ce Britannique dont le nom lui échappe et qui avait tenté l’avant-veille de faire sauter l’avion qui reliait Paris à Miami dans lequel il se trouvait, avec des explosifs dissimulés dans ses chaussures. Yanis, malicieux, l’interrompt avec délicatesse : « Délicieuse, vraiment la dinde ! » dit-il, craignant avec justesse que l’on glisse dans une zone de turbulence incontrôlable. « C’est gentil… merci », « oui, c’est très bon, ajoute Kada, vraiment bon ». « Merci beaucoup Jeddi. » À cause des risques de divergences plus ou moins aiguës et d’éventuels dérapages, on passe vite sur les guerres et les attentats de New York. Jeddi Kada évoque Tasfut taberkant, le printemps noir de Kabylie, mais, manifestement, c’est trop compliqué pour Ginette et Albert qui ne connaissent rien à l’actualité algérienne ni aux rouages du système politique algérien. L’arrivée du gâteau a plus de succès. « Ah ! » soupire Larbi, « la bûche ! » C’est Sarah qui se charge de la servir après que Yanis l’eut coupée en tranches. Les échanges partent de plus belle, mais aucun sujet qui puisse fâcher n’est abordé. Les plus jeunes s’impatientent. « Les cadeaux, les cadeaux ! » réclament Omar et Larbi. Le sourire en coin de Sarah ne dit pas autre chose. « Tu t’en chargeras Carl ? » fait Ginette. Elle précise « tout à l’heure hein ? » Larbi attend un quart d’heure, le laps de temps que son impatience supporte, « mamie, je peux ? » puis il se précipite sous le sapin. Il prend le premier paquet, le tourne, retourne, lit « papé ». Il regarde Albert, « c’est pour toi papé ! » et le tend à Sarah qui fait suivre sur sa droite à Omar, Omar à Messaoud, et lui à Albert. Ginette et son mari appellent Larbi par son second prénom, Carl. C’est une habitude depuis sa naissance.  Parfois il les reprend sans toutefois trop les contrarier. Il dit « moi je préfère Larbi ». Il prend le deuxième paquet, lit « Jeddi », et d’un pas pressé se dirige vers lui. Passe derrière Yanis et Denise à gauche. « C’est pour toi Jeddi ». Kada l’embrasse. Larbi revient à l’arbre et continue « à faire son père Noël ». Il regarde d’un œil malicieux les étoiles qui brillent au sommet du sapin. Voudra-t-il les décrocher ? Yanis reçoit un coffret contenant trois livres intitulés « Histoire de la pensée », un roman noir « Pars vite et reviens tard » et plusieurs CD. Sarah a droit à un coffret « bien-être », un volumineux dictionnaire « Le Petit Larousse illustré, 2002 », un casque audio, « La grammaire est une chose douce », ainsi qu’un kit de la nouvelle monnaie, l’euro. Elle remplace désormais le franc et le faux écu. Omar et Larbi reçoivent plusieurs jeux et des bandes dessinées, en plus d’une casquette et d’une PlayStation2 chacun. Aussitôt les consoles, manettes, cassettes et autres cadeaux distribués et reçus, on fait le tour de la table pour remercier chacun. À Yanis et Ginette, nés tous deux en décembre, on renouvelle le souhait : « happy birthday to you ! », puis les plus jeunes rejoignent les chambres à l’étage. Sarah occupe le bureau, au rez-de-chaussée. Les enfants quittèrent la salle à manger, mais la télévision resta branchée, sur la même chaîne. Yanis a les traits tirés, son sourire est forcé. Il ne tarde pas à quitter à son tour la table.

Messaoud discute avec Albert assis sur sa droite, lui-même est à gauche de Ginette. Il y a bien des années que la mère de Denise pardonna à sa fille son mariage avec Messaoud. Si tension il y a c’est entre les époux, mais Ginette n’entend rien, ne voit rien hormis quelques signes qu’elle met sur le dos des chamailleries ordinaires que l’on rencontre chez tous les couples du monde. Messaoud veut parler des problèmes qu’il rencontra dans son travail, mais ne sait par quel bout commencer et craint en même temps de crisper l’atmosphère. Denise regarde d’un œil discret la télévision. Les pitreries d’un acteur de Malcom, la nouvelle série télévisée de M6, à propos des Pères maristes d’Océanie plongent sa mère dans son enfance et les années noires qui l’accompagnèrent. Ginette se souvient particulièrement du mitraillage de l’Externat Saint-Joseph et du feu qui avait suivi provoquant la destruction du cinéma L’Éden. Son frère et son père tombèrent un an avant cet incendie, sous le premier bombardement de la ville, le 24 novembre 1943, « un mercredi ». Ginette mémorisa cette funeste date à vie, mais n’a pour le reste que de vagues souvenirs. Denise interrompt le voyage dans le passé de sa mère, « maman, y a pas autre chose que ça ? » Ginette sursaute, elle s’adresse à son mari en le tirant par la manche « Albert ! va mettre un peu de musique s’il te plaît ! » Ginette n’avait que deux ans en 1943. François, son frère, en avait six et son père, Amar, vingt-huit. Tous deux revenaient de chez le marchand de lait. Au moment où ils s’apprêtaient à traverser la rue de Besagne, derrière l’immeuble où ils habitaient, ils reçurent quantité de blocs de pierre et d’éclats de verre. Les soins qu’on leur prodigua à l’hôpital maritime ne purent leur sauver la vie. Ce bombardement entraînera la mort de centaines de personnes, grandes et petites. En août de l’année suivante, la ville était libérée notamment par la troisième division d’infanterie algérienne à laquelle appartenait Kada, fier et scandant parmi des mille : 

« C’est nous les Africains Qui arrivons de loin !

Nous v’nons des colonies Pour sauver la Patrie !

Nous avons tout quitté Parents, gourbis, foyers !

Et nous avons au Cœur Une invincible ardeur !… »

La mère de Ginette, Françoise, demeura seule avec sa fille jusqu’en 1951 lorsqu’un Italien immigré de fraîche date l’épousa. Ginette garda peu de souvenirs de cet intrus qui lui offrit deux demi-frères qui, dès qu’ils accédèrent à la majorité, rejoignirent des oncles en Amérique. Elle n’eut plus de nouvelles de son beau-père pendant une vingtaine d’années. Ginette est toujours restée dans la région. Elle s’y maria avec Albert France, lui-même originaire de Provence. De Puget-sur-Argens précisément. Leur fille naquit à Toulon, « hors mariage » comme on disait alors, ce qui souleva une tempête dans les familles et le voisinage. Et cela était d’autant moins inacceptable que le père d’Albert était un héros de la Grande Guerre. La tempête se transforma en agitation, puis régressa. Elle fut étouffée avec l’arrivée du Nouvel An, on s’embrassa et on tourna la page. Robert est un poilu décoré à titre posthume comme d’autres soldats par le président Giscard d’Estaing, invité à une cérémonie commémorative un jour de novembre 1978 à Puget-sur-Argens alors qu’il visitait l’arrière-pays varois. Robert était mort un peu moins de deux ans auparavant. Toute la famille France est originaire de la vallée de l’Argens, une petite dépression située entre le massif de l’Estérel et celui des Maures. Ce n’est pas le cas des Benaroche, la branche paternelle de Ginette, dont les origines sont espagnoles. Pourchassés pour cause d’impureté de sang, les Benaroche avaient le choix entre rester en Espagne reconquise et périr ou fuir. Ils se réfugièrent en Algérie où ils firent souche. Amar Benaroche et Françoise Chevalier s’installèrent dans le sud de la France, peu de temps après leur mariage, célébré discrètement à Saint-Denis-du-Sig en Algérie. Amar rejoignait ainsi son père venu deux ans auparavant, dans la même région. Daoud avait quarante-deux ans et voulait « refaire sa vie ». Amar et Françoise découvraient une France en ébullition. On manifestait beaucoup. Les ouvriers faisaient, disait-on, des grèves de la joie. En mai, des centaines de milliers de Français commémoraient la Commune de Paris. L’espoir grandissait avec les premiers congés payés votés en juin. En Algérie, la vie devenait de plus en plus difficile pour les petites gens, beaucoup plus qu’en métropole. C’est pourquoi Amar et Françoise décidèrent d’émigrer en quelque sorte. À Saint-Denis-du-Sig, Amar était rémouleur. Il possédait une petite charrette sur laquelle était fixée une meule. Chaque matin il s’installait devant le marché couvert à deux pas de chez lui et y demeurait jusqu’à la mi-journée. Il affûtait couteaux, ciseaux, poignards en faisant tourner la meule avec son pied nu. Mais les clients ne se bousculaient pas. Beaucoup préféraient les ustensiles en acier inoxydable, plus solides. Amar, qui avait auparavant changé plusieurs fois de métier, passant de vendeur de bonbons à galoufa — on désignait ainsi les chasseurs des chiens errants qu’ils conduisaient à la fourrière municipale où ils étaient éliminés —, de galoufa à rempailleur de chaises, de rempailleur à manœuvre dans les huileries Crespo, et de manœuvre à journalier, désespérait. Comme la métropole avait besoin de bras, alors les jeunes mariés se lancèrent dans l’aventure : traverser la Méditerranée et s’installer sur son autre rive. Une aventure difficile qui allait les plonger au cœur de la guerre.

Depuis le début de la soirée, Kada se contente d’écouter. Il parle peu, parfois il lance à tel ou telle « plus fort, plus fort ». Il tend l’oreille, mais si l’on n’élève pas la voix, il ne saisit pas tout. De temps à autre, il se redresse sur son siège, mais peu après il s’y enlise de nouveau. Ce n’est pas tant la chaise qui est inconfortable que les années qu’il porte ou qui le portent qui l’ébranlent. Elles lui pèsent de plus en plus. Ses longs silences se font plus fréquents. Lorsqu’il prend la parole c’est pour se réfugier dans sa jeunesse. Souvent Kada aime à répéter que, paradoxalement, pendant la guerre il vécut des moments parmi les plus beaux de sa vie. Denise, sur sa droite, pose la main sur la sienne. « Raconte-nous Jeddi », lui demande-t-elle. Elle sait elle aussi tout le bien que lui font les souvenirs du temps qu’il passa à Toulon et à Marseille durant ces années-là, malgré tout ce qu’il subit de ses « frères d’armes » comme il dit. En face d’eux les apartés de Messaoud diminuèrent. Albert se joint à sa fille « Racontez-nous votre bataille de Toulon, racontez ! » dit-il à Kada qui se limite à ces mots « ah la guerre, la guerre… » Il fait tourner la roue de sa vie dans le sens contraire des aiguilles d’une montre de sorte que ses souvenirs les plus récents s’effacent pour laisser place aux plus anciens qui abondent. Comme ressuscité, complètement sorti de sa léthargie, son visage s’éclaire. Sa bouche laisse poindre une sorte de rictus. Il se lève, un verre de jus de fruits à la main, bois une gorgée et pose le verre. Il se racle la gorge, respire profondément, puis il déclame : 

« C’est nous les Africains Qui arrivons de loin !

Nous v’nons des colonies Pour sauver la patrie !… »

Il dit « ah la guerre, la guerre… » Il hoche la tête parce que beaucoup de souvenirs s’y embrouillent, s’y bousculent avant d’émerger à la lumière. Puis, presque figé, comme au garde-à-vous, il se met à citer les noms de ses camarades de combat tombés autour de lui dans Toulon durant les horribles jours d’août 1944, comme on égrène un chapelet : « Adallaoui Djilali Ben Ali, Aoufi-Slimane Ben Mohamed, Hamid Ben Merzouga, Atmane Ben Tahar, Attitallah Salah, Belghoul Maamar, Chebli Salah, Djemmah Hocine Ben Amara, Gouarir Moussa, Hamoudi Lahcène, Kafoui Layek ». Kada est trahi par sa gorge. Il dit : «  à leur mémoire », murmure « Allah yerham echouhada » en portant le verre à ses lèvres. Il poursuit, submergé par l’émotion, « tous ils sont tombés devant moi. Pour la liberté. C’étaient mes amis, comme mes frères. » Et il se rassoit. Hamid Ben Merzouga qui était le plus proche de ses amis décéda, écrasé par un soldat français quelques jours après la libération. Kada s’agite sur sa chaise, pose la main droite sur le dossier de celle de Denise pour se relever. Sortir dans le jardin. Ginette profite de l’absence de son mari parti vers la salle de bains pour glisser à Messaoud, sans trop élever la voix, les mains en entonnoir autour de la bouche et en articulant de sorte qu’il ne lui demande pas de répéter « ti es pas comme les autres », les autres Arabes. Elle dit « je reconnais qu’il y en a qui sont gentils ». Elle ajoute « le problème c’est quand vous êtes en bandes ». Puis, aussitôt elle se reprend, en riant aux éclats, « excuse-moi, je veux dire quand ils sont en bandes hihi ! pas vous non, hihi ! »… en continuant de rire sans retenue. Denise proteste « maman ! » Albert revient, passe devant le sapin, s’approche de la tablée avec sur le visage un regard sévère qu’il porte à son épouse lui signifiant ainsi — peut-être à cause de l’alcool qu’elle boit sans modération, ou bien des mots qu’elle prononce sans discernement — qu’il n’en est pas du tout fier et que même il en a honte. Ginette n’est ni à son premier ni à son deuxième verre de Whisky. Au suivant elle se met à chanter Lina l’Oranaise en dandinant le haut de son corps comme un aspic, 

« Ya ommi ya ommi ya ommi

Essmek deymen fi fommi

Men youm elli âyniya chafou eddouniya

Chafouk ya ommi-laâziza âaliya… »

Kada sourit. L’air marin infiltré dans le jardin lui fait du bien. « Il fait froid dans le jardin » dit-il, mais personne n’entend. Ginette reprend : Ya ommi ya ommi ya ommi… Kada tapote le bord de la table en balançant discrètement la tête. « N’était la présence des petits je m’abandonnerais » se dit-il. Ses lèvres frissonnent « Ya ommi ya ommi, je connais bien ! » « Lina c’est une Benaroche comme moi, elle est la fille, unique, de mon arrière-grand-oncle Shlomo, hein c’est vrai chéri ? » continue Ginette. Elle ajoute « dis-moi que c’est vrai ! » « C’est vrai ? ah, moi je l’aime beaucoup Lina » fait Kada, le corps penché vers elle, Ginette, les yeux grands ouverts, mais elle ne l’entend pas, elle poursuit « Mon arrière-grand-père paternel, Yacob Benaroche était le frère le plus âgé de Shlomo, Alla yerhem. D’ailleurs c’est en souvenir de Lina que mon père m’a appelée Ginette, parce que son vrai nom à Lina c’est Ginette, je ne sais pas si elle est encore en vie mesquina, je ne crois pas, ou alors elle est presque centenaire ». Ginette chante Lina, elle dit « mesquina » la pauvre, puis « Alla yerhem, que Dieu l’accepte dans son Paradis », elle qui n’avait plus prononcé un seul mot en derja depuis, peut-être, 1962. Elle se sert un autre Jack Daniel’s puis tend la bouteille à son mari qui la devança en posant la main sur son verre. Il n’en veut pas. Après un long silence, elle ajoute « on a perdu de vue une partie de la famille, après que mon père est venu s’installer en France. » Puis elle reprend : « Ya ommi ya ommi ya ommi-Essmek deymen fi fommi… » Si Messaoud a l’oreille discrète, Kada est à la fois admiratif, intimidé et gêné. N’était la présence de son fils et de ses petits-enfants qui l’entendraient, même s’ils sont occupés à l’étage, il chanterait. Kada apprécie beaucoup Lina l’Oranaise. Ses chansons, comme celles de M’hamed El Anka, Oum Keltoum, Ahmed Wahby, Cheikh Hamada, marquèrent sa jeunesse.

Depuis qu’il s’installa dans le Marais, au début de ce mois d’octobre, Charly passe le plus clair de son temps à noircir des pages chez Camille devant son cappuccino. Le soir avant de se coucher, il reprend ses notes sur son iMac. C’est ici dans ce quartier, chez Camille, mais aussi dans son logement et tout autour, dans les parcs, dans les rues, entre les quais, la place des Vosges, et le Centre Pompidou, que Charly échafaude son éloge de Jérusalem. Il s’y remit dès la première semaine de son emménagement. Chez Camille il aime aussi taquiner la serveuse et déguster des rognons à la graine de Meaux, le plat préféré du chef cuisinier. Au printemps dernier, Charly revenait à Paris, dix mois après la coupe du monde de football. Il passa les premières semaines de son retour en France à déambuler comme un homme prêt à se réinventer un futur dépouillé de la mémoire encombrante des errements de son passé. Mais Charly n’est pas homme à questionner son passé. Il revendique ses errements qu’il ne reconnaît pas comme tels d’ailleurs, il les assume comme le résultat d’un homme (lui) vigilant dans son nid de pie, la main en visière à guetter les barbares. « Je crois que c’est à ce moment que j’ai pris la décision de revenir m’installer à Paris », répond-il lorsqu’on lui demande pourquoi il est revenu. « À ce moment » c’est-à-dire durant la coupe du monde de football. Lorsqu’on insiste « oui, mais pourquoi ? », il précise qu’il est impossible à un être sensible — c’est le terme qu’il emploie, « sensible » — de résister à l’emprise de cette ville, à ses lumières. Il dit un être « sensible » en lovant sa propre personne dans ce mot, ouvertement, comme une évidence. Mais ce ne sont là que des mots dont il aime bien se gargariser lorsqu’il entend contourner une question ou un sujet dont il ne veut pas observer les nuances qu’il ne partage pas. À vrai dire c’est une autre raison, moins esthétique, qui l’avait fait revenir à Paris et abandonner Israël. Une raison qu’il ne peut partager sans risque. Yaïr Klec lui doit une somme considérable, liée à leur business en Colombie, mais Yaïr jamais ne voulut reconnaître cette dette, arguant que ce sont des circonstances externes, par conséquent indépendantes de sa volonté, qui créèrent le chaos de Kidon dans ce pays. Yaïr et Charly en étaient arrivés à un point d’hostilité tel que la vie de l’un ou de l’autre pouvait être mise en jeu. Sur insistance de son ami Amoq, dont il put d’ailleurs à cette occasion, mesurer les limites de ses possibilités donc de sa puissance, Charly abandonna la partie. « On ne sera jamais loin », lui avait-il promis. Charly s’éloigna d’Israël, de ses pièges et de ses dangers sur mesure pour s’installer à Paris. Il lui fallait désormais se réapprivoiser les espaces qui avaient tant changé. Son absence aura duré — si l’on excepte son bref séjour durant la coupe du monde — un peu plus de dix-sept ans. De novembre 1981 à mars 1999, cela fait bien dix-sept ans et quatre mois, entre Tel-Aviv, Jérusalem, Beyrouth, Bogota, Puerto Boyaca, Los Sonrisas… Pour mieux maîtriser sa nouvelle situation, il se devait de faire le point, s’interroger, analyser les pertes et les profits. Son livre sur Jérusalem il l’avait mis entre parenthèses. Il accepta l’offre d’hébergement de ses parents, le temps de trouver un logement indépendant. Gaston et Dihia apprécièrent ce retour comme un don du Ciel. Ils avaient tant insisté durant son passage l’été précédent lorsque le monde avait les yeux braqués sur la France, tant prié, pour qu’il revienne pour de bon. Les parents ne parlent pas beaucoup. Pendant la journée, Gaston passe le plus clair de son temps au PMU. À la maison, Dihia se retrouve seule à faire la lessive, le ménage ou à regarder des séries à la télévision, chaque activité occupant une plage horaire précise. Ils ont chacun leurs habitudes qu’ils ne partagent pas. Dihia n’aime pas les courses de chevaux et Gaston ne supporte ni X-Files, ni Urgences, ni aucun autre film américain. Alors, ce retour de Charly, ses parents prient pour qu’il se prolonge le plus longtemps possible. Charly aime beaucoup ses parents, mais il avait fini par avoir besoin de plus d’espace, de plus d’intimité. Il ne projetait pas de se mettre en couple, il n’y songea jamais sérieusement depuis Erzebeth. Il y pense encore moins maintenant, à 48 ans. Charly a ses habitudes d’homme seul, et il désire déployer leur pleine expression. Six mois après son retour, il abandonna ses parents pour emménager dans la rue des Francs-Bourgeois, au cœur du Marais. Gaston et Dihia reprirent alors leurs occupations favorites, chevaux et séries télévisées qu’ils pratiquaient avec plus ou moins d’entrain. Leur fils occupe un appartement de deux pièces assez modeste, mais confortable au 24, au-dessus du bistrot Chez Camille. Dans un coin du salon, près de son bureau aménagé dans une des deux pièces, il prit soin de fixer d’anciennes cartes postales de collection et de vieilles photos d’Oran dont une, en noir et blanc, de format 45X30, montre le fort et la chapelle de Santa Cruz ainsi que le port qu’ils surplombent. Aucune image de Colombie ou d’Israël, pas même de Jérusalem, n’a sa place dans la pièce. Pas une image de Jérusalem alors même qu’il reprit son panégyrique. Assis devant l’écran de l’ordinateur, son esprit vagabonde au-delà du rideau de la fenêtre, au-delà de la fenêtre elle-même, au-delà du tintamarre des voitures et des cris des clients du bar, des marchands et des passants. Il traîne dans le labyrinthe de la ville sainte. Charly est parfois préoccupé par des pensées  obscures, voire étranges. Ainsi il se demande — et cela n’est pas la première fois —, « comment maîtriser cette journée cruciale qui peut faire basculer mon monde, qui peut me faire culbuter moi, dans un autre monde… »  Passé le seuil de son appartement, il occupe le plus clair de son temps chez Camille, sous sa fenêtre, où il sirote son cappuccino en se questionnant, en noircissant ses pages et où il aime aussi déguster de bons plats soignés, autres que les rognons que lui choisit le chef cuisinier. C’est dans ce quartier que Charly espère finir son livre dont il arrêta le titre définitif, Yerushaláyim, ma terre promise perdue

Dans la cour de leur grande maison, sous la tonnelle de vigne et de chèvrefeuille, Messaoud sirote un thé. Il se demande si ses enfants accepteront de venir à Bethioua cet été ? Et leur mère qu’en pensera-t-elle ? Yanis ne viendra sûrement pas, trop occupé qu’il sera à la préparation de la soutenance de son Master, prévue à l’automne. Messaoud s’interroge aussi sur ses projets commerciaux, sur la rénovation de la ferme familiale à laquelle il tient à participer. Il est content de se trouver là, même s’il est assailli par toutes sortes de questions. Sur la table basse rectangulaire, il pose un lot de feuilles de papier agrafées dont il vient de finir la lecture. Son grand-père, Hadj Omar, aidé par ses fils aînés Mohammed et Abdallah, avait mobilisé toutes les énergies disponibles pour améliorer la vie dans la ferme en ajoutant plusieurs pièces. Chacun de ses trois garçons devait à ses yeux bénéficier de son propre espace de vie intime. Ce temps est loin et les deux frères et le père de Kada sont depuis décédés. « Chhadou Mohamed rassoullah » prononce sincèrement, mais maladroitement Messaoud en guise de recueillement. Plus tard, en prévision des mariages, d’autres transformations eurent lieu. Certaines pièces furent modifiées en salon, et de nouvelles chambres construites. La grande cour — dont la superficie avait été réduite pour permettre la construction de la pièce des invités et des logements des fils de Abdallah et Mohammed — est commune à tous les membres de la famille, tout comme la cuisine et la pièce d’eau. De l’autre côté du mur se trouve le terrain agricole d’une surface de quatre hectares. C’est sous la partie ombragée de la cour que se trouve Messaoud, sous le chèvrefeuille dont les branches enlacent les sarments de la vigne. Il est attablé devant un verre de thé à la menthe. Il reprend entre les mains le contrat du local qu’il s’apprête à louer avec Rayan, son ami retrouvé malgré la brouille née de l’expérience d’Eaubonne. Ils ont rendez-vous cette après-midi chez le notaire. Depuis son arrivée au bled il y a deux mois, Messaoud occupe la partie ouest de la maison. Il s’installa dans la pièce réservée aux invités. Celle-là même que ses parents occupèrent après leur retour définitif de France, avant de s’installer dans le logement de feu cheikh Hadj Omar.   

« Cette fois il lui faudra être plus sérieux sinon je me casse ». Après sa démission de chez Darty, Messaoud monta une affaire avec Rayan à Eaubonne, au nord de Paris. Ils avaient souvent émis l’idée d’ouvrir un commerce ensemble. Messaoud saisit l’opportunité qui s’offrait à lui. Ils louèrent un local et y hébergèrent une SARL dont l’activité principale consistait en l’abonnement à la télévision par satellite. Ils la baptisèrent pompeusement « M & R Sat-International » créée dans la foulée. Tout en travaillant à Sonatrach (près d’Oran), Rayan participait pendant son temps libre à la vente aux Oranais d’abonnements à CanalSat, TPS, ABSat. En Algérie, dans les entreprises d’État le temps libre qu’on s’octroyait malgré le millefeuille de lois et règlements ne manquait jamais pour s’adonner à des occupations plus rentables ou joyeuses. Et ceci tout en bénéficiant d’un salaire rondelet payé par cette même entreprise publique. Le temps libre il suffisait de le prendre. Rayan démarchait les clients potentiels à commencer par ses collègues de travail, il récoltait l’argent, puis téléphonait à Messaoud qui se chargeait de l’aspect administratif. Il abonnait les personnes en adressant aux fournisseurs d’accès à la télévision satellitaire des dossiers contenant le nom des bénéficiaires avec des adresses puisées au hasard dans les Pages blanches, l’annuaire téléphonique d’Île-de-France. Le plus fréquemment c’est l’adresse de M & R Sat-International qu’il indiquait, 66 rue Gabriel Péri. Cela n’avait aucune incidence, car les TPS, ABSat et Canal, libéraient les lignes aux clients dont l’abonnement était en règle (le paiement s’effectuant par le biais du compte bancaire de M & R Sat-International), sans se soucier du reste. Souvent, pour dynamiser les ventes, les fournisseurs d’accès aux chaînes satellitaires offraient des cadeaux aux abonnés (téléviseurs, antennes paraboliques, etc.) que Rayan et Messaoud, qui les réceptionnaient, revendaient bien évidemment puisque les formulaires d’abonnement ils les remplissaient sans piper mot aux clients. La combine fonctionna quelque temps, pas plus d’un an et demi, puis capota, non du fait d’un souci quelconque lié à la régularité de la boîte (hormis les fausses adresses), mais parce que l’ami Rayan omettait trois fois sur quatre de transférer les liquidités des abonnements sur le compte de M & R Sat-International qui, par la force des choses, périclita. Les malheureux clients qui s’étaient abonnés aux chaînes étrangères pour oublier l’inepte télévision locale se retrouvaient soudainement plongés dans l’écran noir de leur téléviseur. Ils rouspétaient alors auprès de Messaoud qui les renvoyait vers le blond, son indélicat associé. Le lancement de la SARL n’empêcha pas Messaoud d’émarger à l’ANPE qui ignorait tout de son affaire avec Rayan. Denise ne supportait plus « toutes ces magouilles » qui contribuèrent à plomber un peu plus leur relation. Leur appartement s’était transformé en enfer pour l’un et l’autre. La rupture devenait une nécessité pour elle comme pour lui. Pour les enfants la séparation des parents était un drame, alourdi par le départ de leur père en Algérie à la fin de l’année. Dans l’esprit de Messaoud, la responsabilité de la situation qu’il vit incombe aussi à Rayan. « Sans les magouilles du gros blond, je n’en serais peut-être pas là », pense-t-il devant son verre à moitié vide. Le plus important pour lui est de repartir sur de nouvelles bases avec son ami. Créer une entreprise à Oran, toujours dans le domaine de la réception satellitaire, dans la vente de têtes LNB, d’antennes, de récepteurs, de décodeurs… Avant de venir au bled, Messaoud prit soin de convaincre discrètement son aîné, Yanis, pour qu’il signe à sa place « tiens, imite ma signature » les documents mensuels d’émargement de l’ANPE. Messaoud tient aux indemnités de chômage, même s’il se trouve physiquement à l’étranger. Yanis accepta, mais son père dut insister. Son fils trouvait cela déplorable et condamnable. Il dénonçait toujours les pratiques de ce genre, mais là c’est son père alors bon… 

Sous la tonnelle Messaoud boit les dernières gorgées du troisième thé et pose le verre sur la table basse. Il lui semble que cette matinée de février est aussi chaude que celle d’un été parisien, mais il se demande aussi si ce n’est pas le thé qui lui donne cette impression. Il appelle Rayan : « je me débrouille pour le transport, on se retrouve chez le notaire ». Il prendra un taxi collectif. Son ami fixe le rendez-vous à 15 heures 10. « Heure locale ? » plaisante Messaoud pour pointer cette étrange précision qui ne ressemble guère à son ami Rayan qui n’eut jamais ni de montre ni le souci de l’exactitude. L’étude notariale se trouve au cœur du centre-ville d’Oran, derrière le Grand hôtel et la Grande poste.

À travers les vitres de la fenêtre fermée du salon de son nouvel appartement, alors que les mêmes mots « On ne sera jamais loin » tournent et retournent dans son esprit, Charly semble sonder dans un même mouvement d’une part la distance qui sépare cette vitre contre laquelle son front dégarni est collé de la base du mur du jardin de la cour, et d’autre part l’espace qui sépare cette même base du mur du toit de l’autre immeuble, le A. Au centre de la cour, trône un grand sapin sur lequel clignotent de petites ampoules en forme de losanges et dansent des étoiles de Noël en cartons à six branches de plusieurs couleurs flashy. De chaque côté de l’arbre, deux anges gardiens statufiés, tenant chacun une lanterne, semblent veiller sur l’ensemble. Charly libéra la semaine dernière le petit T2 de la rue des Francs-Bourgeois pour s’installer dans ce vaste appartement qu’il acquit grâce à un nouveau coup de pouce des services officiels et officieux de Kuneman, le chef Tevel. « On ne sera jamais loin », lui avait dit son ami Amoq en lui tapotant l’épaule. Le logement — un trois-pièces cuisine de 110 m2 — se situe au quatrième étage, dans le bâtiment B au fond de la cour du 52 rue Blanche. Le 52 est un ensemble d’immeubles cossus, posés sur le flanc droit de la caserne des pompiers, en face du théâtre de Paris, dans le 9e arrondissement. Charly apprendra plus tard que le choix de cette adresse n’était pas dénué d’arrière-pensée. Son voisin du dernier étage, au-dessus du sien, n’est autre qu’un haut responsable trotskyste, radicalement opposé au sionisme et à la politique colonialiste de l’État d’Israël. Il sera demandé à Charly de surveiller les faits et gestes d’Alain Lerouge, « un dangereux haredi laïc » dira Kuneman.

Charly n’est pas un romantique, tant s’en faut. À travers les vitres de la fenêtre du salon, il admire le grand sapin, mais dans son esprit les mots et gestes de son ami Amoq qu’il entend et voit encore, sont bousculés par certains événements de cette année 2000 qui s’achève. Un jour de février dernier, alors qu’il était invité à RTL pour la promotion de son livre, Yerushaláyim, ma terre promise perdue, Charly en profita pour proposer ses services à la direction. La carrière qu’il avait envisagée dans la magistrature, il n’y a jamais pensé après la faculté. Il n’en a plus les moyens intellectuels « j’ai tout perdu ». Yerushaláyim, ma terre promise perdue, fut édité en Israël chez Kinneret Zmora-Bitan Dvir en deux versions, l’une en hébreu, l’autre en français. « Yerushaláyim, j’ai foulé ton sol et cherché ton âme. J’ai entendu ton peuple, ouvert tes livres et lu dans ton passé le langoureux chant des morts. N’abandonne jamais ton ciel, tes ronces et ta chair aux étrangers… » Les seules mémoires encore présentes dans la radio avaient pour visage deux ou trois agents de l’administration et deux membres de la direction. Ils se souvenaient tous du jeune sherpa des Routiers sympas. Charly répondait aux plus curieux d’entre eux qu’il avait fait un grand tour du monde, qu’il avait résidé en Amérique, au nord, au sud, en chargeant son discours d’aventures et de mésaventures les plus acceptables et attendues. À aucun il ne parla de la Colombie ni du Liban. Non parce qu’il se serait dévoilé, à cette éventualité il ne croit pas, mais parce que, compte tenu des missions secrètes engagées et de l’implication d’Israël, cela lui aurait coûté en précautions à mettre en place et en arguments de tout moment à préparer. Le simple fait de les envisager le fatiguait. Sans omettre les risques physiques qu’il aurait pris. Plus tard peut-être. 

En juillet il était embauché pour coanimer une plage hebdomadaire d’une heure axée sur l’actualité. Les essais se déroulèrent à la fin du mois de juin dans le plus petit des studios, le C, à raison de quatre séances de trente minutes chacune. L’émission, qui avait lieu le vendredi en début de soirée, s’alimentait de toutes sortes de polémiques, d’aucuns disaient de ragots. Trois mois plus tard, en octobre, il comprit pourquoi il avait été repris si facilement à RTL. L’attaché culturel à l’ambassade d’Israël, Ziv Kuneman, avait téléphoné à Charly le 24 pour lui proposer l’assistance des services culturels de la représentation israélienne pour la promotion de son livre. Il lui donna rendez-vous dans son bureau, pour le lendemain mercredi dans l’après-midi à l’heure qui lui convenait, pour en discuter. « 14 h 30 » proposa Charly.

Lorsqu’il fut introduit dans le bureau du chef Tevel, Charly s’aperçut que celui-ci n’était pas seul. Le moment de surprise passé, Charly fit un mouvement de recul, car il reconnut l’homme qui, assis face à l’attaché culturel venait de se retourner. Il pensa « traquenard ». Le diplomate insista pour qu’il s’assoie, tandis que l’autre homme, maintenant ni assis ni debout, lui tendait la main. Kuneman avait été mis au courant dans le détail du conflit qui opposait les deux hommes. Il répéta en s’adressant à l’un et à l’autre « Nous avons chacun le devoir de surseoir à nos différends. Seuls comptent les intérêts supérieurs d’Israël. Il répéta, solennellement « nous avons besoin de chacun de vous ». Puis vers Charly « sachez cher ami que les hiérarques de la Division Lohamah, et par conséquent l’État, ont décidé d’apurer le dossier Kidon et de vous dédommager jusqu’au dernier agorah ». Il lui fit comprendre qu’il avait personnellement appuyé sa demande de réintégration à RTL, demande dont il eut vent on ne sait comment. L’attaché culturel apporta d’autres éléments qui dissipèrent la tension qui avait commencé à poindre, non du fait de l’homme sur le visage duquel un sourire franc s’affichait, et qui, manifestement, avait déjà reçu ces assurances officielles, mais de Charly. Il tira à lui le fauteuil libre et tendit la main à Yaïr Klec. Les deux heures qui suivirent portèrent quasi exclusivement sur les missions mises en place par la division Lohamah du Mossad, dans le cadre du Plan Moïse, précisément de la mission Séphora dont Yaïr a la responsabilité en France. Une place non négligeable fut réservée à Charly dans ce dispositif. Il posa toutes les questions qu’il jugea nécessaire de poser. L’attaché culturel, rassura Charly et lui promit : « rien ne se fera sans votre accord, mais on compte beaucoup sur vous pour faire monter la mayonnaise. » Charly savait que Kuneman avait été longtemps proche de Habika, Le tueur. Il le fut jusqu’au jour où il reçut l’ordre — comme tous les éléments de tous les services concernés — de « rompre immédiatement » toute relation avec lui. (Habika sera pulvérisé avec sa Jeep quelques mois plus tard par quatre kilos d’explosifs alors qu’il rejoignait son domicile à Beyrouth). À la fin de la rencontre, ils quittèrent le bâtiment de l’ambassade pour la brasserie Le Rabelais, dans la rue Jean Mermoz, où ils scellèrent, entre bulles brutes de la Veuve Clicquot, petits fours, amuse-gueules et tintement de flûtes, une sorte de nouvelle proximité professionnelle bien comprise. Kuneman dit à Charly regretter que certains critiques littéraires ne fissent pas un bon accueil à Yerushaláyim, ma terre promise perdue, particulièrement l’un d’eux, qui écrivit : « Monsieur Pinto prostitue la littérature à ses pulsions ou convictions idéologiques sulfureuses, comme une miss univers qu’on offrirait à un homme politique véreux, dont on souhaite adoucir les positions… » « Qu’il aille se faire foutre » répondit Charly en faisant un geste brusque du bras, puis en s’excusant aussitôt il ajouta en prenant un ton neutre « c’est le même abruti qui a vanté l’exposition du dégénéré Nolde ». « Ce type est connu pour ses accointances orientales » compléta le chef Tevel, « allez santé, lekhayim! » et ils entrechoquèrent leurs verres. 

Moins de quinze jours après cette rencontre, Charly était chargé d’animer, en sus de l’émission du vendredi soir, une chronique de cinq minutes, La chronique de Charly — deux fois par semaine, le mardi matin et le vendredi matin. Aussitôt entamée, elle devait faire face à une réprobation de plusieurs auditeurs. Il lui fallait persévérer. Les responsables de la station ne le soutiennent pas, mais ne font rien contre non plus. Les manifestations des gendarmes et policiers alimentent ses rubriques plus que celles des ouvriers de Cellatex au bout du rouleau et des priorités médiatiques. 

Avec sa main droite, Charly balaie ses étroites épaules comme pour se débarrasser de la poussière déposée sur son pull-over canari — le rouge l’insupporte — depuis qu’il se fixa devant la fenêtre. Puis il la passe derrière la tête comme s’il voulait évacuer de son cerveau toute autre pensée. Les ampoules du grand sapin clignotent toujours. Charly regarde la montre et décide qu’il est l’heure de se rendre au Bistrot des deux théâtres, en bas de la rue, où il a rendez-vous. Sur son carnet il note : « Le Rouge = RAS. Il blablate dans la presse contre le PC. Selon Libération (du 16) Le Rouge ‘‘regarde les prochaines échéances municipales comme le surfeur la vague’’ ».

Lorsque les tours jumelles du World Trade Center avaient été désagrégées, Charly leur consacra une vingtaine d’émissions dans lesquelles il insérait systématiquement un commentaire en lien avec les banlieues françaises où il était question d’armes, d’Islam, de drogues, de vols. L’intitulé de chacune des chroniques était à lui seul révélateur… Au fil des semaines, il édifia sa niche. Son émission fait désormais partie des plus remarquées du paysage radiophonique. Au gré des mois et de son acharnement, elle devint incontournable. Charly désormais dispose  suffisamment d’assurance pour « monter les enchères », conforté par un climat général de plus en plus délétère dont les outrages se reflètent aussi dans le contenu d’innombrables lettres d’auditeurs. Une atmosphère que Charly et les plus fanatiques d’entre eux ne sont pas seuls à entretenir et à développer. Régulièrement il lance de violentes attaques contre les étrangers, contre les Français issus de l’immigration africaine, musulmane : « Rejetées de toutes parts des populations entières affluent en France sans respect aucun. Elles viennent pour la plupart du sud, les gitans de l’Est. Certains m’ont reproché d’exagérer. Je persiste, comment notre culture, hier dominante, et notre vie même, allaient faire face à ce déferlement, car c’en est un. Il n’y a qu’à voir tous ces jeunes des banlieues, ces ennemis de la France, ne sont-ils pas, à la suite de leurs parents, la semence du déclin de notre civilisation, de notre race ? Nous voilà aujourd’hui en train de nous interroger sur notre propre identité ! Des champs entiers de notre France tombent en friche ! Mais dans quel pays vivons-nous avec tous ces métis dans nos métros, ces Arabes, ces Bamboulas, faut-il que notre pays vive les attentats de New York, que la Basilique du Sacré-Cœur soit désintégrée ? que Notre-Dame de Fourvière et notre Bonne-Mère soient anéanties pour se réveiller ? » Si Charly est soutenu par de nombreux auditeurs et personnalités médiatiques et politiques, des associations et des intellectuels s’émeuvent du caractère xénophobe, voire raciste, de ses émissions et le font savoir. Ils affirment que tous ces Charly, Elmagribi, Graminée, Vilbec et bien d’autres mandarins ou assimilés, animateurs et hommes politiques nostalgiques d’un ordre ancien chauvin et infâme, baignent dans la fange. Les instituts de sondages, IPSOS, BVA et d’autres estiment que les sympathisants de Le Pen et Mégret avoisinent les 17 %. De crainte de plus grands remous, le directeur de la radio, vivement critiqué, imposa à Charly quelques mois de repos sans perte de salaire à compter de la trêve des confiseurs. Il ne pourra par conséquent commenter l’élection présidentielle. 

À chacune de ses chroniques Charly attribue un titre, comme « Réflexions sur l’islam-islamisme », « Les illusions perdues », « La guerre civile n’aura-t-elle pas lieu ? », « Notre défaite »…  Celle de ce matin 13 juillet (7 h 12) il l’intitula « Le prix du silence ». Charly Pinto y vilipenda les jeunes des quartiers populaires : « Jeudi dernier à Chambon-sur-Lignon, Jacques Chirac déclarait ‘‘devant la montée des intolérances et de l’antisémitisme, je demande aux Français de se souvenir d’un passé encore proche. Les actes de haine odieux et méprisables salissent notre pays.’’ Le lendemain de la déclaration du président, une jeune femme qui venait de monter dans le RER D à la station Louvres avec un bébé dans les bras était agressée par six individus d’origine maghrébine armés de poignards et de sabres… » Charly regrettait en son for intérieur que ces six jeunes hommes ne fussent pas habillés en kamikaze, en tenue afghane ou en Ninja, couteaux aiguisés entre les dents, dégoulinant de sueur âcre, les yeux exorbitants. Fils de petites frappes et salopards eux-mêmes. Il regrettait que le wagon ne se vidât pas de ses voyageurs. Que la jeune mère ne fût pas seule avec son bébé. Que dans sa lâcheté l’un des Arabes ne soulevât pas le nourrisson qu’il ne le secouât pas avant de l’écraser dans son landau. Qu’un deuxième ne terrifiât pas la jeune Marie-Louise Lenoir avec son sabre couleur or pointé sur sa naïve poitrine. Qu’un autre ne l’attrapât pas par les cheveux, ne criât pas ‘‘file-moi ton pognon la feuj’’ et ne la scalpât pas sec. 

 « … Ils ont bousculé la jeune femme, l’ont frappée puis lui ont arraché son sac à dos en proférant des insultes antisémites. Avant de descendre à Sarcelle, ils ont lacéré ses vêtements et dessiné au feutre des croix gammées sur son corps et celui de l’enfant… » Une croix gammée, deux, cinq, dessinées au feutre jaune sur le ventre blanc de la pauvre mère et sur la joue de son bébé… une méthode de nazis… nous vivons dans un univers infect où le Monde (à son tour) s’abreuve aux caniveaux. « Un an auparavant, la jeune femme avait été agressée par six noirs africains sur un parking de Louvres où elle réside. Sa mémoire sera à jamais souillée par ces sinistres matins… Ces actes graves et odieux ne peuvent demeurer impunis… » Charly enveloppa d’un voile noir les doutes des Renseignements généraux exprimés pourtant dès le samedi 10 juillet, doutes quant à l’authenticité des faits tels que relatés par la jeune femme qui répète avoir subi une agression à caractère antisémite alors que plusieurs journalistes émirent des réserves, alors que l’AFP annonça le lundi soir, la veille de La chronique de Charly : « le secrétaire général du syndicat Synergie-Officiers déclare que le témoignage de la jeune femme agressée vendredi dans le RER D présente des ‘‘contradictions’’ ». 

Messaoud avait insisté pour que ses enfants viennent passer quelques semaines à la ferme. Les plus jeunes n’étaient jamais venus en Algérie. Vingt ans plus tôt, les parents y séjournèrent avec Yanis et Sarah. Le garçon avait trois ans et demi, sa sœur quatre mois. Cette fois-ci Yanis ne put se joindre à ses frères et sœur. Il est occupé à la préparation de la soutenance de son Master, prévue en novembre. Denise montra d’abord quelques réticences à laisser ses enfants se rendre en Algérie au vu de ce qui s’était passé durant toutes ces années quatre-vingt-dix, puis elle se ravisa. De nombreux habitants de la cité qui s’y étaient rendus, sont revenus sains et saufs et louaient, avec exagération pensait-elle, la nouvelle vie des Algériens, la « réconciliation nationale ». Ils assuraient que l’air y est sain et que la réussite est accessible à quiconque apprend à maîtriser la débrouille, pomper de l’air et brasser en surface ou dans les profondeurs de la corruption. Mais c’est Kada qui la décida. Il l’avait appelée pour lui dire combien la situation s’était améliorée, qu’elle était elle-même la bienvenue comme toujours, que toute la famille l’appréciait, que pour elle rien n’avait changé. Kada savait très bien que sur ce plan-là les cartes étaient jouées. D’ailleurs lui-même n’était pas convaincu par sa propre invitation. Entre son fils et la Française, tout était bien fini, et cela l’attristait.

Finalement Sarah, Omar et Larbi arrivèrent il y a trois semaines. Presque tous les jours, ils se rendent avec leur père à la plage de Port-aux-poules. Ahmed, le fils du grand-oncle Abdallah, leur prêta deux grands parasols, des chaises, des serviettes et une glacière. « Mers El-djadj, mechi Mers El-Hadjadj », se souvient Messaoud. Il y a du monde sur la plage, beaucoup autour d’eux. Tous ces regards francs, massifs dirigés vers leur emplacement les mettent mal à l’aise. Les jeunes, il n’y a que des garçons, forment comme un essaim. Ils vont, viennent, regardent avec insistance « Ils vont m’avaler comme une proie j’te jure » chuchote Sarah à Omar. Elle envoie plusieurs textos à ses copines en France à ce sujet, « c’est dingue ! » Elle n’arrive pas à se concentrer. Lui est assez énervé aussi à cause de tous ces va-et-vient incessants, tous ces yeux intrusifs, envieux ou inquiets, perdus. Si ça ne tenait qu’à lui, il foncerait dans le tas comme dans du fumier. Avec sa casquette grise des San Francisco Giants et son air renfrogné — à ce moment —, on le prendrait pour un baroudeur, ce qu’il n’est pas. Larbi lui joue un peu plus loin. Il est absorbé par un mini-football de plage. Avec d’autres jeunes, il tape dans le ballon, drible, passe, marque ou rate son tir sans se soucier de l’affluence autour d’eux. Sarah poursuit sa lecture perturbée de Pas d’orchidées pour Miss Blandish. Elle n’ouvrit pas et ne pense pas ouvrir pendant les heures de plage les polycopiés des deux modules (les soins et la santé publique) qu’elle pensait réviser pour son entrée en deuxième année de formation en soins infirmiers. Messaoud est au téléphone avec Rayan. Leur société est lancée depuis six mois, mais il pense qu’il leur faut patienter au moins jusqu’à la fin de l’année pour se prononcer sur sa viabilité. Rayan est enthousiaste lui, et sûr de leur affaire. Leur commerce se trouve dans Oran-ville, au 7 rue Beauchamp, à l’angle de l’avenue Nobel et Alexandre Dumas, une des principales artères du quartier Gambetta, à quelques mètres de Hadj Taghit esfengi, le spécialiste des beignets. Si les rues portent depuis l’indépendance de nouveaux noms : Bengoua, Ibn Tofeli et Boukherouba, les habitants — grands-parents, enfants et petits-enfants — disent toujours « rue Beauchamp », « rue Nobel », « Rue Dumas »… Le commerce de Messaoud et de Rayan occupe la villa qu’avait fait construire Hachemi Chambaz un ancien speaker célèbre. Ses commentaires des matches de football étaient débités à une vitesse inouïe, parfois plus élevée que celle d’un ballon tiré par un avant-centre frénétique d’un point de penalty, et ne correspondaient pas toujours à la réalité du jeu sur le terrain. C’est chez lui, chez Hadj Taghit esfengi, que souvent Rayan et Messaoud achètent le thé à la menthe et les sfenges chauds copieusement saupoudrés de sucre, qu’ils dégustent dans leur local commercial.

La déclaration du ministre de l’Intérieur à la suite de la mort d’un enfant de onze ans provoqua des remous au sein de la classe politique, y compris dans son propre camp, ainsi son collègue Begag qui jusqu’à récemment, se contentait de protester entre ses dents lorsque ses amis dérapaient, sortit de ses gonds. Le premier déclara lundi à La Courneuve vouloir « nettoyer la Cité des quatre mille au Kärcher ». Aux informations, Pujadas annonce que « trois hommes d’une vingtaine d’années ont été arrêtés sans résistance. Parmi eux figure l’auteur des coups de feu qui ont tué il y a quatre jours le jeune Sidi Ahmed ». Mais ce qui intéresse Jean-Marie Godinot dans le journal télévisé c’est plutôt cette voiture du futur qui fait des créneaux toute seule, c’est aussi l’assassinat de cette étudiante de l’IUT d’Orléans par un camarade de classe, amoureux éconduit. Jean-Marie est un homme sans histoires. Cheveux grisonnant, bientôt sexagénaire, un homme débonnaire à l’allure plutôt sympathique. On devine à son physique disgracieux qu’il déteste le sport. C’est avec lui que Denise vit depuis bientôt quatre mois. Jean-Marie vend des disques vinyles aux Puces de Saint-Ouen où ils se rencontrèrent. Les matins des trois jours de travail (samedi, dimanche, lundi), lui et son épouse, Francine, étaient souvent parmi les premiers à déballer la marchandise de leur camion à l’angle des rues Lecuyer et Jean-Henri Fabre, juste en face de chez Fernand le cafetier basque, sous le périphérique, jusqu’à cet accident qui coûta la vie à sa compagne. C’était un samedi d’octobre, cinq ans auparavant. Ils avaient quitté Saint-Ouen après le travail et rentraient chez eux à Coulommiers. Leur J5 fut percuté de plein fouet par la voiture d’un chauffard, très probablement enivré, car il avait pris l’autoroute de l’Est en sens inverse. Leur camion se retrouva derrière la rambarde de l’autoroute peu avant la sortie, à hauteur du Grand Morin. Plusieurs caisses de 45 et 33 tours s’étaient éparpillées sur la chaussée. Des centaines de disques étaient morcelés. Le mois précédent, Francine avait fêté son quarante-huitième anniversaire. Lui ne fut même pas égratigné, tout au moins physiquement, son moral souffrira durant des années. Il lui fallut repartir de rien. Denise et Jean-Marie se rencontrèrent chez Fernand peu après qu’elle et Messaoud se séparèrent. Jean-Marie vivait encore dans la perte de Francine, quoique la grande douleur se fût quelque peu atténuée. De temps à autre, Denise s’éloigne de Clichy-sous-Bois pour passer quelques jours chez lui, il vivait seul. Francine et Jean-Marie n’eurent pas d’enfant. Peu de temps après la disparition de son épouse, Jean-Marie abandonna sa maison de Seine-et-Marne pour se rapprocher de Paris. Parfois, le dimanche, Denise l’aide dans la tenue du stand. Un jour elle vint avec un lot de 45 tours de Lina l’Oranaise que sa mère lui avait offerts à l’occasion de son quinzième ou de son seizième anniversaire, elle ne savait plus. Denise déposa le paquet sur les tréteaux, entre deux bacs à disques « Rock et folk : W à Z » et « chanson française : À à D ». « C’est pour toi », dit-elle simplement en plaquant la main sur le paquet. Jean-Marie fut surpris et touché par le geste de Denise, mais il lui avoua qu’il ne connaissait pas cette chanteuse. Plus tard, elle lui racontera tout ce qu’elle sait de cette arrière-grande-cousine.

À la maison, Sarah prit la relève de sa mère malgré elle, par obligation d’une certaine manière. C’est elle, Sarah, qui prépare le repas pour ses frères, qui lave leurs vêtements, qui les repasse. Cette charge créée par la situation familiale, aggravée par l’intrusion de Jean-Marie dans leur famille, ou plus exactement par les absences de plus en plus répétées de leur mère, lui complique sa fragile vie d’étudiante. Elle a beaucoup de difficulté pour se concentrer à l’Institut de formation. Elle est souvent fatiguée, parfois découragée. Tout cela la contrarie, mais elle est plus malheureuse encore lorsque Omar et Larbi se chamaillent pour un rien, lorsqu’ils s’accrochent pour un verre de jus de fruits, un biscuit au beurre. De son côté Larbi se sent délaissé. Sans Sarah, ses frères et ses cousins, il serait plus déprimé. Il confie à sa sœur qu’il n’aime pas Jean-Marie, car il lui fait des remarques devant sa mère qui ne réagit pas, se contentant de sourire. « Son vieux ne me porte pas dans son cœur, moi je lui rends bien la monnaie de sa pièce. Quand il a eu fini de parler, je lui ai dit ses quatre vérités. » De temps à autre, Larbi préfère partir chez Yanis à Montfermeil — il habite dans la cité de la rue Picasso —, ou chez son oncle à Bobigny retrouver ses cousins jumeaux avec lesquels il s’entend bien. Éliès et Adel ont un an de moins que lui. Son grand frère ne peut grand-chose pour lui, préoccupé qu’il est par la recherche d’un travail à la hauteur de son Master2 de Sociologie. Il semble pourtant à Larbi qu’il s’éloigne de lui.

Hadj rabat brutalement le clapet de son téléphone. « Évelyne, on part ! » fait-il, le visage fermé. « Les enfants ! appelle les enfants ! » Ils sont obligés de quitter en urgence le manoir. Hadj ne prend pas le temps de s’excuser auprès de la mariée, n’y pense pas. Il fait un nouveau signe à sa femme « on fout l’camp »… Elle l’interroge « qu’est-ce qu’il y a ? » « On fout l’camp… les enfants, où sont les enfants ? » elle répète « mais qu’est-ce qui se passe, dis-moi ! » Ils quittent précipitamment la table. Retrouvent les enfants qui dînent à quelques mètres avec d’autres adolescents. « Vite, on part, venez ! » Quelques invités se retournent, leurs visages sont fermés. Certains montrent leur mécontentement. D’autres observent en silence. C’est l’incompréhension. « Mais enfin, tu peux me dire ce qu’il y a ? » « Prends le volant ! » 

La journée de Hadj, Évelyne, Éliès et Adel, s’annonçait chargée ce premier samedi de juillet. Ils étaient invités au mariage de Clara, une collègue de Hadj dont Évelyne, et lui-même, apprécient beaucoup la gentillesse, la disponibilité. L’appréciation est réciproque. Clara les aime beaucoup ainsi que leurs enfants. Jusqu’à ces derniers jours, Clara vivait en concubinage avec Idir, un poète franco-algérien, originaire de la prolifique ville de Azzefoun qui donna naissance à El-Anka, Issiakhem, Iguerbouchène et tant d’autres talents. Les deux couples se rendent souvent de petits services, dès lors qu’ils le peuvent. L’invitation au mariage incluait l’occupation de deux chambres, l’une pour Éliès et Adel, l’autre pour les parents, à Saint-Lambert, dans le manoir de Sauvegrain. Il était prévu qu’ils y demeurent jusqu’au lendemain dimanche. Pour le samedi suivant, Hadj et Évelyne avaient envisagé de se rendre en Italie. Revoir Venise et Vérone en amoureux, sans les enfants, à l’occasion de leur propre anniversaire de mariage, le dix-septième. Ils vont devoir y renoncer. Ce n’est plus possible, « c’est terrible, bordel de merde ! » dit Hadj, la voix étranglée, « Allez, allez ! »

Hadj connut Clara au centre de formation en alternance de Bobigny où il est employé depuis près de trois décennies. Elle avait été recrutée quelques mois avant lui. Évelyne, il la rencontra des années plus tard. Durant vingt ans, Hadj enseigna dans ce centre le français, l’histoire et la géographie au bénéfice de publics de différents niveaux et horizons. Certains cours étaient destinés à des illettrés, d’autres à un public étranger primo-arrivant peu alphabétisé, d’autres s’adressaient à des apprenants visant une qualification et un diplôme de niveau V et IV. Depuis 1997 Hadj ne donne plus de cours. Il occupe le poste de responsable pédagogique. Il planifie, organise et agence l’ensemble des formations, anime différentes réunions périodiques, dont la plus importante, la réunion de coordination dont les formateurs disent qu’elle est un moment de respiration, un lieu d’expression de toutes les frustrations, de toutes les satisfactions, de toutes les routines. 

Un silence étrange flotte dans le funérarium des Batignolles, entrecoupé de temps à autre par une aspiration bruyante vite étouffée et, lorsqu’ils traversent les lieux, par les bruissements des chaussures ou des costumes des employés qui vont et viennent, ne manifestant aucune empathie. Aucune affection de circonstance dans leurs gestes, dans leurs échanges murmurés, peut-être même sont-ils impassibles. Ils sont tous là ou presque. Sarah, Omar et Larbi, sont assis côte à côte sur des chaises marron rembourrées. Une quinzaine de sièges rangés en demi-cercle. Ils regardent leurs pieds. Yanis, une Camel éteinte coincée entre les doigts, se tient debout contre le mur. Il sortira bientôt dans le parking pour la fumer. Le regard qu’il porte au loin semble vouloir traverser le couvercle du cercueil qui lui fait face. Il se tourne vers sa mère, assise à la gauche de Sarah. Elle fixe le catafalque, les mains croisées sur ses genoux. Le silence est à son comble. Deux employés sont postés comme deux épouvantails noirs. Immobiles. L’un à l’entrée de la salle, près du cercueil, l’autre au fond, entre Yanis et la seconde porte d’entrée, les bras croisés à hauteur de la ceinture, les jambes légèrement écartées. Sarah réprime un sanglot. Sa mère la prend par l’épaule, pose ses lèvres sur sa tête. Omar renifle, peut-être est-ce Larbi. Hadj, Évelyne et leurs enfants sont également présents. Assis à l’autre bout, sur les chaises de droite. Messaoud arriva d’Oran, seul, par le vol de 14 heures. C’est lui qui se chargera de faire venir l’imam. Il ne restera que quelques jours, le temps qu’il faudra pour procéder à toutes les formalités nécessaires à la toilette mortuaire et au rapatriement du corps de son père, transféré ce matin dans le funérarium. Yanis sort de nouveau dans le parking pour fumer une cigarette. 

Messaoud accompagnera la dépouille de son père d’Orly à Oran. Il sera inhumé dans le cimetière de Caïda H’lima à Aïn-Beïda. Les employés du funérarium s’affairent comme dans une PME. Ils vont, viennent, réclament des informations, s’interpellent, ne chuchotent plus… Le dimanche est un jour ordinaire. Embellir un corps et porter le cercueil, enterrer tous les jours que Dieu fait est leur travail. La tristesse du monde effleure à peine leurs habits. Depuis la venue de son grand-père, il y a trois semaines, Larbi passait plus de temps chez ses cousins où Jeddi Kada était hébergé, qu’à Clichy-sous-Bois ou Montfermeil. Kada était venu en France, toujours à cause de ce certificat de vie que l’administration des retraites lui réclamait. Et comme il y a cinq ans, Kada préféra se déplacer pour lui prouver physiquement qu’il était bien vivant, même s’il traînait le pied et qu’il était obligé parfois de mettre sa main en entonnoir autour de l’oreille pour mieux entendre ce qu’on lui disait. À quatre-vingt-cinq ans, il se portait cependant relativement bien. Il espérait seulement que la chaleur étouffante du début du mois de juillet disparaîtrait la semaine suivante, lorsqu’il se rendrait à Nanterre au service des retraites.

Samedi, Hadj, Évelyne et leurs enfants ne tardèrent pas à quitter l’appartement pour se rendre à Saint-Lambert, assister au mariage de Clara, la collègue de Hadj. Ils prirent la route après qu’Évelyne revint du marché. « On aurait bien voulu venir avec vous », dit Hadj El-Khamis à son père. « Tant pis, maalich, ce sera pour une autre fois ». La veille, Kada avait proposé à Larbi de se rendre ensemble au Centre culturel algérien qui organisait une journée spéciale avec chants et danses, exposition et conférence. Une affiche conséquente avait été préparée. On peut encore la voir dans les consulats, dans les boucheries halal et d’autres enseignes dans les quartiers à forte population maghrébine. « Dans le cadre de la célébration du quarante-troisième anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, le Centre culturel algérien (CCA) organise une journée culturelle le samedi 2 juillet avec la participation de Hasna Becharia, Nadia Benyoucef, Cheikh Sidi Bémol, Selim Fergani, Kamel Harachi, Karim Ziad… Projection du film de Roger Hanin ‘‘Train d’Enfer’’ à 17 heures… ‘‘Avoir vingt ans dans les Aurès’’ de René Vautier à 20 heures. Venez nombreux… »

Kada et son petit-fils prirent le métro de Pablo Picasso jusqu’à la Gare de l’est où ils s’engagèrent dans les longs et exténuants couloirs. Kada était de bonne humeur. Il fredonnait la belle chanson de Lina, presque aussi vieille que lui, et il se souvint de cette soirée de Noël à Fréjus, de Ginette qui avait abusé d’alcool et de leur tournée à Cogolin, la forêt des Maures et Collobrières…

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Cela fit rire Larbi ce qui eut pour effet presque instantané de faire taire son grand-père, gêné. « C’était un beau week-end à Fréjus, tu te souviens Larbi ? » Il était peut-être à l’étage Larbi, il répondit qu’il ne se souvenait pas. Hadj, Évelyne et leurs enfants avaient pris la route. Pour Saint-Lambert. Jeddi Kada, forcé par la tyrannie de son grand âge et la chaleur suffocante, s’arrêtait de temps à autre pour reprendre son souffle et s’éponger le front et le cou avec un mouchoir en papier. Ils prirent ensuite la ligne 4 jusqu’à Montparnasse. Le trafic était remarquable, mais pas insupportable en cette après-midi de début juillet. À 15 h 30, les plus importants mouvements de voyageurs étaient passés. Comme à la Gare de l’Est, ils descendirent de la rame de métro pour effectuer un changement. Ils prirent la ligne 12 en direction de la Mairie d’Issy. À la cinquième station, ils sortirent. Convention est la plus proche station de métro du Centre culturel algérien. Comme ils voyagèrent debout (Kada ne s’offusqua pas que dans la rame de métro personne ne lui eut proposé son siège. Il connaissait bien Paris, ses transports et le peu de considération qu’on accorde aux personnes âgées), Kada demanda à s’asseoir quelques minutes sur un banc du quai avant de continuer. En montant l’escalier mécanique, il calculait le temps que cela leur avait pris : près d’une heure et trente minutes. Il faisait ce calcul mental, car il pensait au retour. Quitter suffisamment tôt la commémoration de l’anniversaire de l’indépendance du pays, pour ne pas avoir à rentrer trop tard. Tant pis ! ils ne verraient pas le film de René Vautier. Son esprit étant préoccupé par cette question, Kada ne voyait pas, n’entendait même pas le groupe de jeunes qui arrivaient dans leur direction, surgis d’on ne sait où en criant à l’unisson « bleu, blanc, rouge, la France aux Français, Sieg heil ! » La plupart des jeunes montaient deux par deux les marches du large escalier en ciment, alors que deux prirent l’escalator à toutes jambes. Lorsqu’il arriva à la hauteur de Larbi et de son grand-père, l’un d’eux demanda à Kada « t’es blanc monsieur ? » Surpris par la question ou n’en ayant pas saisi le sens, Jeddi ne répondit pas. Il tourna la tête vers les jeunes gens puis vers Larbi, en souriant. Un deuxième, de ceux qui prirent les marches, fit un geste du bras à son intention, un de ces gestes interdits par la loi et que Kada croyait — par son engagement passé, il y a plus d’un demi-siècle — avoir contribué à son éradication. « Sieg heil ! » répéta le jeune. Le même qui se trouvait derrière lui sur l’escalator, celui qui lui demanda s’il était blanc, glissa deux doigts dans la poche arrière du pantalon de Kada pour lui subtiliser le portefeuille qui dépassait. Puis il tira fortement vers le bas. Kada protesta en traitant le jeune homme de voleur, de voyou. Tout en haut de l’escalier mécanique, que Kada s’apprêtait à quitter, le jeune lui assena de violents coups sur la tête et au ventre. Déséquilibré, Kada trébucha puis tomba à la renverse du côté du grand escalier en ciment, juste à côté. Puis il en dégringola les marches jusqu’à la dernière. On eut dit une répétition d’une scène de film noir. Les gens qui montaient ou descendaient se figèrent. Deux jeunes filles se précipitèrent sur lui « monsieur, monsieur ? » Kada avait la tête en bas, le souffle court. Il gémissait, ne pouvait plus se relever. Larbi criait « Jeddi, Jeddi ! » Il n’entendait pas les filles le questionner. Les voyait-il ? Des douleurs atroces parcouraient le crâne du grand-père, ses bras, tout son corps, son être, de plus en plus sourdes, insupportables. Il s’efforça de bouger, mais il ne put. Sa tête cogna plusieurs fois contre le rebord des marches. On entendait un moment les agresseurs hurler :

« On nous demande pourquoi la violence

On répond que c’est pour protéger notre domaine

Oui nous sommes la Zyklon army

L’armée des skinheads NS

Sieg, sieg, sieg !

Heil, heil, heil ! »

Puis ils disparurent. Kada leva péniblement son bras droit, l’index pointé au plafond comme s’il accompagnait une supplique. Larbi se pencha sur lui en hurlant « Jeddi, Jeddi ! » De nombreux passants s’arrêtèrent. Quelques-uns composaient des numéros de téléphone pendant que les deux jeunes filles continuaient de consoler Larbi autant qu’elles pouvaient. D’autres personnes, parce que leur marche était ralentie, passaient en maugréant. Dans le quart d’heure qui suivit, Kada était allongé dans une ambulance qui le transportait à l’hôpital Vaugirard qui se trouve à quelques centaines de mètres. Les médecins du SAMU firent asseoir Larbi entre eux. Les employés demandèrent au garçon le numéro de téléphone ou l’adresse de ses parents après s’être informés sur son lien de parenté avec Kada, ce qu’avaient déjà tenté les urgentistes. Mais Larbi, hagard, choqué, n’était pas en état de répondre à leur sollicitation. Quelque chose se tramait dans sa tête. Quelque chose de violent contre ces hommes, ceux qui les agressèrent il y a quelques heures et leurs semblables, contre tous ces hommes qui portent en eux les germes de la malédiction et de l’aversion. « On ne leur a rien fait », se répétait-il alors qu’un sentiment étrange montait en lui, de moins en moins opaque et dont il se souvenait l’avoir ressenti par le passé, mais jamais à ce niveau-là. Quelque chose qui le remue au plus profond. « C’est peut-être ça la haine absolue, se demanda-t-il, cette chose qu’éprouvent les soldats dans la guerre ? » Il se souvint de cette après-midi, peu avant Noël, quand son grand-père lui racontait sa mésaventure dans un café du Raincy. Larbi ne pouvait articuler ne serait-ce qu’un mot. 

Alertés, Hadj, Évelyne et leurs enfants arrivèrent tard dans la soirée sans pouvoir accéder à la morgue de l’hôpital. Hadj n’était pas en état de conduire. C’est Évelyne qui prit le volant depuis Saint-Lambert. Ils ne mirent qu’une heure pour arriver, mais ils trouvèrent les portes fermées. La vie avait abandonné le vieil homme dans une des salles d’opération de l’hôpital où l’avaient installé les médecins.

Ce matin, la famille se rendit au funérarium de Batignolles bien avant le transfert du cercueil. Ils durent attendre plusieurs heures, jusqu’au creux de l’après-midi. Il y a maintenant Yanis, Sarah, Omar, Larbi et leur mère. Hadj, Évelyne et leurs enfants sont également présents. Messaoud arriva d’Oran par le vol de 14 heures. Il ne restera que quelques jours, le temps qu’il faudra pour procéder à toutes les formalités nécessaires au rapatriement du corps de son père. Il lui faut en priorité faire venir l’imam. Kada sera inhumé dans le grand cimetière de Caïda H’lima, à Aïn-Beïda.

Dix adolescents jouent au football dans le stade numéro 3 du Parc des sports Alfred-Marcel Vincent de Livry-Gargan. Le stade numéro 3 est celui qui donne sur la rue Fürstenfeldbruck. En fin de journée, les corps frisent l’épuisement. Les joueurs sont en sueur, exténués, comme chaque fois qu’ils se retrouvent pour disputer une ou plusieurs parties sans fin durant lesquelles la montre n’a aucune utilité. Sauf en cette période particulière. « J’arrête ! » lance Samir alors que la belle journée décline. Les garçons tapent dans le ballon depuis tellement longtemps qu’aucun ne saura donner l’heure approximative du coup d’envoi si on le lui demande. Dans ce type de rencontres — pas toujours amicales —, il n’y a ni maître ni chronomètre. Le groupe est seul juge et arbitre. Le téléphone de Samir indique 17 h 12. C’est l’heure pour nombre d’entre eux de rentrer prendre le repas. La majorité des jeunes ne burent ni ne mangèrent de toute la journée. Depuis samedi dernier — premier des douze jours de « vacances de la Toussaint » —, ils viennent presque tous les jours dans ce stade nu, peu convoité par les grands, pour taper dans le ballon, « passer le ramadan » pour la plupart d’entre eux. Ce jeudi est le dernier d’octobre. L’école reprendra le 3 novembre, mais ce jour-là presque tous resteront chez eux. On ne va pas en classe un jour de fête et l’aïd en est une très importante. Les jeunes ramassent leurs effets, s’essuient le visage et quittent le stade. Quelques-uns se chamaillent à propos de la responsabilité d’un corner inabouti. Ils traversent la rue Fürstenfeldbruck et le chantier qui se trouve à quelques mètres du Funérarium. L’employé de garde — pensant qu’il s’agit de malfaiteurs — appelle le standard de la police qui alerte une brigade anti criminalité qui patrouille dans les parages : « Il y aurait des voleurs dans le chantier. » Dans les minutes qui suivent, une voiture de police pile à hauteur du funérarium. Surpris par le véhicule qui stoppe net devant lui, David s’immobilise. Il est aussitôt interpellé. Ses neuf camarades prennent spontanément la fuite. Aucun n’a de pièce d’identité sur lui. Leur arrestation aurait pour effet un passage obligé par le poste de police pour vérification d’identité précisément, et par conséquent, pour la plupart, rater le moment de la rupture familiale du jeûne. Durant le mois de ramadan, on est tous ensemble au moment de la rupture du jeûne. Tout retard peut donner lieu dans la famille à des interrogations, souvent exagérées, alarmées. Les parents ne comprenant pas comment, après une dure journée sans rien dans le ventre, on puisse encore traîner au-delà de l’heure, de la minute même annonçant la rupture du jeûne. Les adolescents courent autant qu’ils peuvent, poursuivis par le véhicule de la BAC. De temps à autre l’un d’eux se retourne pour mesurer l’efficacité de leur course et la distance qui les sépare de leurs poursuivants. Dans leur traversée de la Résidence du parc Vincent Auriol ils ne ménagent ni plantes, ni gazon, ni conteneurs de poubelles. Arnaud, Marcel et Bernard sont arrêtés alors qu’ils s’apprêtaient à couper par le Chemin des postes, rattrapés par la voiture de police qui contourna par la rue Jean Zay et l’allée Robert de Wey, derrière l’IUFM. Les autres, Mahiddin, Yasin, Samir, Zyed, Hassana, et Bouna, se dirigent vers le cimetière de Clichy-sous-Bois. D’autres véhicules de la BAC arrivent. On entend plusieurs chiens aboyer, en même temps que hurlent des sirènes de voitures de police. Un des brigadiers lance dans la radio : « On vient d’avoir l’information comme quoi il y aurait des jeunes qui courent au niveau du cimetière. Nous on est sur place. Envoyez du monde. » Il est 17 h 31. Trois policiers abandonnent leur véhicule pour entrer dans le périmètre du cimetière. Yasin se tapit dans les bois quelques minutes avant de s’enfuir sur la gauche en direction du Conservatoire de musique. Hassana et Samir continuent droit devant. Ils pénètrent dans le cimetière, prennent la première allée, bifurquent vers les cyprès à gauche, avancent de quelques mètres encore. Derrière un talus semé de plantes sauvages, ils se laissent tomber à terre. Un nouvel appel radio est lancé : « Deux individus sont en train d’escalader un mur pour s’introduire dans les installations d’EDF. Il faut du monde pour cerner la zone. Ils vont bien ressortir. S’ils entrent dans le site EDF, je ne donne pas cher de leur peau. » Il y a à ce moment dans la zone du cimetière et autour du site d’EDF quatorze brigadiers de police. Les jeunes qui escaladent le mur d’enceinte sont Mahiddin, Bouna et Zyed. UPP 866, le policier de proximité qui demanda qu’on « envoie du monde », et ses deux collègues Suzy Ka et Pierre Gé se dissimulèrent eux aussi quelque temps derrière des tombes. Les trois brigadiers longent ensuite le mur d’enceinte de la zone à la poursuite des jeunes qui l’escaladèrent. À quelques mètres de la rue des Prés, l’un des deux hommes se hisse sur une grande poubelle du pavillon qui jouxte la zone. Il ne voit rien, n’entend rien, sinon le grésillement de son Talkie-walkie et Suzy Ka qui s’impatiente. « Y a rien », lui répond-il. Les policiers rebroussent chemin jusqu’au cimetière où ils appréhendent Hassana et Samir blottis derrière le talus, tremblant de peur. UPP 866 annonce dans son récepteur-émetteur : « Interpellation de deux individus au niveau du cimetière : le premier, type africain, habillé en bleu : Hôtel, Alpha, Sierra, Sierra, Alpha November, Alpha. Le deuxième, type nord-af : Sierra, Alpha… »

Les trois autres jeunes Bouna, Zyed et Mahiddin passent de l’autre côté du grillage contre lequel est accroché un grand triangle. En son centre, un logo alerte sur la dangerosité des lieux et les risques encourus. Sous le triangle, en appui, ces trois mots : « Danger de mort » et une mise en garde « Défense absolue de pénétrer. » Dans leur fuite-panique, les trois jeunes ne voient ni les panneaux ni les imposants tags noirs « Stop, ne risque pas ta vie », « Stop ! l’électricité c’est plus fort que toi ! » Ils se réfugient dans le « local de réactance » où circule un courant de vingt mille volts. À 18 h 11’ 03’’ un arc électrique foudroie Zyed et Bouna. Mahiddin, grièvement blessé, réussit à se traîner jusqu’à la barre d’immeuble où il habite pour alerter les proches. Plusieurs communes sont privées d’électricité, une partie de la soirée. À 20 h, un important attroupement se forme devant le commissariat de police, et simultanément des échauffourées sont engagées.

Charly est attablé à l’intérieur de la brasserie L’Avenue. Il est en avance sur son rendez-vous. En attendant l’homme qui bientôt lui remettra d’importantes informations, plus que cela, d’importantes orientations concernant Séphora, Charly parcourt un article sur le Colombien Gerardo Antonio Bermúdez alias Francisco Galan. Le plan détaillé des opérations de la phase deux de la mission Séphora (Séphora F.) tomba ce mercredi 26 octobre au matin, à la suite de la sortie du ministre français de l’Intérieur  la veille à Argenteuil, lorsqu’il qualifia les jeunes de « bandes de racailles ». Une première intervention du même ministre avait mis en alerte les équipes de Séphora. C’était à La Courneuve en juin, lorsqu’il se dit prêt à « nettoyer les cités au Kärcher ». L’ordre de passer à la phase supérieure de la mission Séphora F. fut donné dans une brasserie. La mission Séphora F. consiste à susciter des tensions ou à les maintenir, au sein de plusieurs départements de France à forte population maghrébine africaine et musulmane afin de les rendre ingérables. Favoriser les conditions du chaos. Les interventions médiatiques de Charly font partie de la phase une. Il s’agit à présent de compléter le dispositif en déclenchant la phase deux. Ordre fut donné à Charly d’activer ses agents dormants. Séphora F. est une structure légère, composée essentiellement de citoyens franco-israéliens. Elle est en charge d’actions très précises. Charly en est un membre important, mais il lui est conseillé de se faire discret sur le terrain. La mission Séphora F. — F pour France, comme il existe une structure ad hoc pour la Belgique, Séphora B., une autre pour le Maghreb Séphora TAM., etc. — s’inscrit dans le cadre d’un plan directeur nommé Moïse, pensé par les services secrets israéliens à la suite de la destruction des tours jumelles du World Trade Center. Elle fut améliorée pour sa partie française après l’élection présidentielle en France de 2002. Son socle fut complété sur la base des interventions au colloque organisé par l’Alliance israélite universelle en novembre 2004 en son siège, rue La Bruyère à Paris. Le schéma directeur reprenait de nombreux passages de la communication du philosophe André Glups, membre du PNAC (Projet pour un nouveau siècle américain, un think tank néo-cons) et du chercheur Jacques Taréno, également membre du Conseil représentatif des institutions juives de France. La mission Séphora F. a pour objectif de réaliser des opérations ayant pour finalité de fomenter des troubles en France de sorte que l’image des « Arabes des banlieues » et des musulmans en général se dégrade le plus possible auprès des Français. Selon ces services, les « Arabes des banlieues » françaises sont à la source de la résurgence de l’antisémitisme et de la représentation négative d’Israël en France. « Séphora, notre fer de lance, introduira le venin qui éradiquera ces Arabes des banlieues », déclarait un des leaders des Services israéliens. La mission Séphora fut pensée et mise en place par la division Lohamah, une des nombreuses divisions du Mossad, dans le cadre du plan Moïse. La responsabilité de l’exécution de la mission en France incombe à Yaïr Klec. L’hexagone est découpé en cinq zones : Nord-Ouest, Nord-Est, Sud-Ouest et Sud-Est et la zone Centre. À la tête de chaque zone se trouve un chef avec grade de Lieutenant colonel : Sgan halouf. Charly est le halouf de la zone Centre, c’est-à-dire l’Île-de-France, Paris et les sept départements qui l’entourent.

Charly se trouve dans la brasserie L’Avenue depuis une dizaine de minutes, bien en avance sur l’heure du rendez-vous, et bien au chaud. Lorsque le timbre de la sonnerie de son téléphone retentit, il se redresse. Cette petite musique particulière — Ode à la joie de Beethoven — indique que l’appel émane d’un élément de l’ambassade d’Israël. La personne au téléphone lui demande s’il se trouve bien sur le lieu prévu. Charly vient de commencer la lecture du quotidien Le Monde qu’il acheta à un kiosque sur les Champs Élysées. Il avale une nouvelle gorgée de son expresso et reprend sa lecture, interrompue par la sonnerie de son Smartphone. Il s’attarde, un brin nostalgique, sur un article de la page 12 : « Francisco Galan, la paix ou la prison ». Le journal relate les tentatives du guérillero colombien pour convaincre ses pairs de l’Ejército de liberación nacional, de s’asseoir à la table des négociations avec le gouvernement. Galan avait été libéré par le président Alvaro Uribe pour atteindre cet objectif. Sa lecture de l’article finie, Charly plie le journal et s’abandonne au repos. Quelques minutes plus tard, alors qu’il est toujours plongé dans ses pensées, il sursaute, fait un mouvement brusque. Il vient de ressentir une présence. L’homme qui se tient debout devant lui lui fait signe de rester assis. C’est cet homme qui bientôt lui donnera dans le détail les éléments de la phase deux de la mission Séphora F. Aussitôt Charly éteint le regard dur qu’il a presque spontanément, « un regard inquisiteur et sombre d’aigle noir » le qualifiait Yaïr Klec. Un regard qui accentue la sévérité naturelle que dégage son visage. 

Aussitôt après la rencontre de l’avenue Montaigne, Charly téléphone à Victor O., Raphaël E. et Eli C. pour leur fixer un rendez-vous pour le lendemain à midi chez lui, rue Blanche. Ces trois hommes constituent la première des deux équipes de la zone Centre sous l’autorité de Charly. Cette équipe A est en charge du « cœur de l’île » c’est-à-dire des départements 92 à 95 ainsi que de Paris. L’autre équipe, B, est responsable des « départements périphériques » 77, 78, 91. Ces hommes, Victor, Raphaël, Eli et Charly,  se connaissent depuis longtemps. Ils exécutèrent plusieurs opérations ensemble — la dernière étant leur intervention musclée (en appui au groupe B) pendant la manifestation du 8 mai organisée à la place de la République par Les Indigènes de la République —, mais le pacte scellé exige qu’on n’approfondisse pas les liens, qu’on évite de se rencontrer en dehors des missions. C’est une règle parmi d’autres et tous les partenaires n’ont aucun autre choix que de l’appliquer. Une condition sine qua non. « On ne pose pas de question, on exécute les ordres. » Les collaborateurs de Charly le connaissent comme un sioniste convaincu. Ils le connaissent également par son métier. Mais ils ne savent quasiment rien à ce jour de la relation qu’il entretient avec les services israéliens et leurs correspondants à l’ambassade d’Israël à Paris. Charly ne fait pas mystère de son lien indéfectible, « éternel » aime-t-il répéter, avec Israël, mais il n’évoque jamais qu’en termes banals telle ou telle rencontre avec des employés de l’ambassade de cet État. Victor et les autres savent eux-mêmes les limites — considérant leur contrat — qu’ils se doivent de s’imposer. Charly ne parle jamais de son passé auprès des phalanges libanaises ni de sa virée colombienne. Ils le respectent, et l’appellent parfois « tonton Charly ». Victor, Raphaël et Eli sont commerçants. Leur âge est proche de la trentaine. Trente-trois pour Eli le plus âgé. Celui-ci tient une supérette à Ivry-sur-Seine, sur la Villa d’Ivry, accolée à sa maison, derrière le métro Pierre et Marie Curie. Raphaël est cordonnier à Sarcelles, sur le boulevard de la gare. Victor tient une enseigne dans le centre commercial Bobigny2. L’activité principale de First Copy, sa boutique, consiste à reproduire toutes sortes de documents. Ils ont tous les quatre cette originalité physique qui les fait ressembler à un quelconque quidam venant du sud de l’Europe ou du pourtour méditerranéen, de Porto-Vecchio, de Byblos, de Héraklion ou de Tataouine. 

Autour du buffet froid, les quatre compères devisent à propos de la mobilisation des étudiants de l’université de Rouen, du Contrat nouvelles embauches, des centaines d’Africains abandonnés dans le désert par les autorités marocaines… « Passons aux choses sérieuses ». Charly livre l’exposé qu’il prépara hier soir dès qu’il rentra chez lui. Après quoi ils procèdent à un récapitulatif détaillé. Les questions sont posées, les réponses apportées et les ordres distribués. Il lui faut conclure. Dans son ventre, il entend des gargouillements, « mauvais signe » pense-t-il. Il libère ses collaborateurs en leur donnant rendez-vous dimanche autour de 14 h à la porte de Pantin, à La Brasserie de l’horloge. Charly est satisfait et impatient. « N’oubliez pas deux choses à faire dit-il, la première est de retarder vos montres d’une heure samedi soir, la seconde est de regarder l’émission d’Ardisson le même soir, vous ne serez pas déçus. » À Eli il dit en clignant de l’œil « nous deux on se voit samedi ». Charly lève le bras droit en guise de salut, et lance « Par la tromperie, la guerre tu mèneras ! » et les trois autres de reprendre « Par la tromperie, la guerre tu mèneras ! » Aussitôt la porte claquée il se précipite aux toilettes. Sa main glisse sur la poignée. Il se reprend à deux fois pour ouvrir la porte. Il appuie sur l’interrupteur, la braguette est coincée, il desserre sa ceinture, brutalement, trop tard. Une grosse tache brune molle écœurante déborde de ses fesses, coule le long des jambes de son pantalon.

Charly se rend chez Eli à Ivry l’après-midi de shabbat, alors que l’affluence du marché des fruits et légumes de l’avenue Henri Barbusse céda la place à un calme relatif, les commerces ne s’animeront de nouveau qu’en fin de journée. La veille il rencontra Marek, son adjoint de la seconde équipe. Il lui livra les éléments en sa possession et le chargea de les communiquer aux deux autres membres de l’équipe, « faut se tenir prêt à l’action ». Le temps est maussade. Le ciel menacera bientôt toute la banlieue sud, est et nord. Charly tint à être présent pour la préparation des armes. Eli n’aurait pas compris que la tâche lui incombât à lui tout seul. Dans son garage, ils vident dans des seaux le contenu des bouteilles de bière qu’Eli avait entreposées sous le panneau d’outillage. Ils les essuient en y enfonçant un chiffon, puis les remplissent d’essence. Eli met de côté les deux seaux remplis de bière. Celui qui contient la Mort subite est pour sa consommation personnelle, le contenu de l’autre — il déteste la Duvel — qu’il n’ose pas proposer à Charly, et puis comment l’emportera-t-il ? il l’offrira ou le jettera « c’est moins risqué ». Charly et Eli confectionnent une quarantaine de cocktails Molotov qu’ils rangent dans le coffre de la Renault 25 d’Eli, dans quatre boîtes en carton ondulé. Les bananes qui étaient contenues dans les boîtes sont déposées dans le rayon fruits et légumes de son magasin mitoyen fermé ce jour, c’est samedi. Le travail fini, Eli plonge une casserole dans le seau de la Mort subite. C’est leur récompense immédiate. Les deux compères boivent à tour de rôle et Charly profite du moment de détente pour rappeler à Eli l’importance de la mission qui les attend dimanche. « Ah, j’oubliai ! » le coupe Eli. Il ajoute « attends, j’arrive ». Il disparaît quelques minutes par la petite porte qui donne sur son magasin. Lorsqu’il revient, il tend une barquette de briquets électroniques jetables. « Évidemment ! » lance Charly en secouant la tête. Eli jette le lot de briquets dans le coffre de la voiture. Après avoir vidé la casserole de la bière, ils quittent le local. La discussion continue jusqu’à la bouche de métro où ils se séparent. Eli revient dans son garage alors que Charly s’engouffre dans le métro pour rejoindre Pont du Garigliano où se trouvent les studios de télévision. Exceptionnellement l’émission d’Ardisson à laquelle il est convié sera présentée en direct.

Depuis jeudi, et plus encore depuis la manifestation qui suivit le lendemain, durant laquelle des centaines de personnes marchèrent en silence à la mémoire de Bouna et de Zyed, des rumeurs les plus extravagantes et jusqu’aux plus invraisemblables se propagent à travers les tours et les rues de la ville. L’une d’elles concerne Mahiddin qu’on prétend décédé des suites de ses blessures. Son oncle pourtant démentit dans la journée la mort de son neveu. Celle de Bouna et Zyed bouleverse toute la ville et au-delà. En ces derniers jours de ramadan, Clichy-sous-Bois retient son souffle. Que se passera-t-il les jours suivants ? La version que répètent les officiels « la police ne poursuivait pas les jeunes », personne n’y croit, hormis des agents de l’État. Si les jeunes n’étaient pas poursuivis par la police qu’avaient-ils à s’engouffrer dans un transformateur électrique ? Étaient-ils devenus fous ? Pourquoi quatre équipages de policiers ? Et puis la transcription radio des policiers divulguée par un journaliste est édifiante. « On nous prend pour des imbéciles », s’insurgent nombre d’habitants.

Ce samedi soir, dans l’appartement de Yanis — il se trouve dans la cité de la rue Picasso à Montfermeil —, autour de la table de la salle à manger, il y a les trois frères. Yanis est absorbé par la lecture du journal Metro, Omar et Larbi regardent la télévision. Il y a aussi Sarah qui s’éreinte dans la cuisine. C’est elle qui fait à manger pendant le ramadan. À cause de l’importante augmentation des tâches ménagères durant ce mois sacré, elle ne s’aperçoit pas du temps qui passe. Lorsqu’elle s’exclame « c’est l’heure ! » ou bien « on mange dans deux minutes ! » aussitôt ses frères se précipitent pour mettre la table. Ça, ils savent faire. Quand tout est prêt, le citron coupé, les dattes distribuées, le lait fermenté, lben, versé dans les verres, Sarah dispose son petit tapis dans un coin du salon pour prier, salat el maghreb, la prière du couchant, et une autre, spécifique à cette nuit du Destin qui s’annonce : La fatiha, une soura, inclinaison, double prosternation, le tout deux autres fois et le Salam alikoum, à droite d’abord puis à gauche. Au menu du repas : hrira comme tous les soirs, chorba au poulet, salade… sans oublier les incontournables, zlabiya et chamia. Après le repas, c’est Sarah qui prépare le thé, et encore elle qui lave, rince et range la vaisselle. Elle sait qu’aucun de ses frères ne glissera la main dans l’évier, ne trempera le petit doigt dans l’eau. S’ils consentent à mettre la table, ils rechignent à faire la plonge. Sarah aurait aimé suivre les émissions de télé du bled, des émissions spéciales diffusées durant tout le mois de jeûne, mais Yanis, contrairement à l’oncle Hadj, n’installa pas d’antenne parabolique. Si tout se déroule comme prévu, si elle ne redouble pas sa troisième année comme ce fut le cas pour la deuxième, Sarah obtiendra le diplôme d’infirmière, dans un peu plus d’un an et demi. Omar veut travailler ou suivre une formation rémunérée, le lycée ne l’intéresse plus. Quant à Larbi, il commence à lâcher prise malgré les remontrances et encouragements mêlés de son grand frère, ou à cause d’eux. La disparition de Kada l’affecta plus qu’aucun autre membre de la famille. Rien ne semble plus l’intéresser. Il passe des journées entières avec ses amis de la cité, assis à même le trottoir, ou debout le pied posé contre un mur. Lorsqu’on lui demande ce qu’il fait, comme on demanderait quelle est son occupation, il répond « je tiens le mur », parfois il dit « muriste » en souriant. Larbi sourit toujours. Mais s’il souhaite éviter tout bavardage, il dit « rien » ou bien il hausse les épaules en étirant ses pommettes ou alors il tapote avec son doigt l’oreillette de son téléphone pour faire comprendre que ce n’est pas le moment de le déranger, en arborant une légère grimace. Lorsque dans les discussions on évoque la famille, Larbi parle souvent de son grand-père. Il dit combien il s’en veut de n’avoir su le protéger. Et son visage se ferme. « Ils étaient nombreux les fachos. » Yanis est le seul à avoir achevé ses études. En novembre dernier, il soutint un mémoire de Master2 de sociologie à Saint-Denis, « Identité (s) et lecture de la presse : les Français issus de l’immigration algérienne. » Mais, depuis, il ne trouve pas de travail à la hauteur de son diplôme. Il se contente d’emplois alimentaires. Cela fait un an qu’il vit de petits boulots. Il participe à des enquêtes comme son père en son temps et presque au même âge, vingt-huit ans auparavant. « Enquête d’opinion auprès du public ». Se déplacer dans une ville précise, dans telles et telles avenues, rues, impasses. Du porte-à-porte. Viser telle zone pavillonnaire, tels groupes d’immeubles, telles catégories d’habitants, telles tranches d’âge, toquer à la porte du pavillon ou sonner à l’interphone de l’immeuble, convaincre, monter les marches, frapper à la porte, montrer son « attestation d’enquêteur » de la Sofres, accepter avec le sourire les nombreux refus. Aux enthousiastes poser toutes les questions exactement comme elles sont écrites sur les dix feuillets à l’intérieur de l’appartement, pas au seuil, pas dans les couloirs, faire signer, remercier, descendre. Tous les jours. Périodiquement Yanis reçoit une ou plusieurs notes signées par le service du personnel de la Sofres : « Nous vous informons que votre virement s’élève à 48,12 € », ou « 198,21 » ou « 8,60 »… selon le nombre de questionnaires validés par les contrôleurs du bel immeuble de la rue Barbès à Montrouge. Parfois juste de quoi remplir de quelques litres le réservoir de sa R25 GTX sans âge, très gourmande. Depuis la fin de ses études, Yanis ne trouva que des emplois précaires, très mal rémunérés. L’annonce à laquelle il avait répondu stipulait : « Sofres recherche enquêteurs H/F : 1– Pour enquêtes en porte à porte. Résider à Paris ou Banlieue proche. 2– véhicule nécessaire. 3– Pouvoir travailler l’après-midi, le soir et le samedi. Tél. au 05.12.20.05. XX. »

Après que le thé eut été bu et la vaisselle mise à égoutter, Omar et Sarah se préparent pour descendre au Stamu. « Dites à maman que je reste là » leur crie Larbi. « Elle est pas là ! » Larbi hausse les épaules sans se retourner. Il est saisi par les provocations de l’invité principal de l’émission « Tout le monde en parle » consacrée ce samedi à la question identitaire. C’est un type que connaît bien Yanis. « Il ressemble drôlement à papa ! » dit Larbi. On croirait qu’il sourit. Dans ses yeux on devine une secousse, une zone grise, un trouble. Le grand frère pointe l’écran de la télévision, offusqué lui aussi par les propos tenus. Au-dessus de ses doigts, la fumée de la Camel ondule, disparaît un temps, puis revient pour aussitôt se dissiper. Il dit, « ce clown ? ah non alors, tu ne le connais pas ». « Ben regarde ! » « Ouais, bon, il lui ressemble un peu physiquement, mais c’est tout, heureusement. Ce type, il passerait devant un miroir que son reflet glisserait en dehors du cadre ! Ce Pinto est un démon ! » À la gauche de l’invité principal, il y a un jeune rappeur, à la gauche de celui-ci Fog, un journaliste qui écrit pour un célèbre hebdomadaire. Il est invité partout, car, dit-on, il sait tout sur tout, de l’histoire des Gonds Koitur et du Gondwana, des poupées indiennes et de la vie de toutes les Cléopâtre et même de Dieu. Mimoun Pinto, n’y va pas avec le dos de la cuillère : « Je suis un Français de souche. Je suis judéocathodique… » On entend des rires. Pinto reprend : « judéocatholique… » Des invités sourient, pas lui. Il remue, tend le bras vers le rappeur, fixe l’œil de la caméra qui glisse devant lui, continue : « le soir le quartier des Halles est un cauchemar effroyable… Tous ces Bamboulas, ces Arabes, sont étrangers à notre identité nationale… Je ne suis plus en France, plus en Occident. Je suis en Afrique. »  Et encore : « Le ministre a raison de parler de racailles, les violences dans les cités, comme hier à Clichy-sous-Bois, sont le fait de voyous fils d’immigrés musulmans, majoritairement d’origine maghrébine ou d’Afrique noire que le politiquement correct nous impose de taire. Il a raison le Abdel Outil, il est pourtant des leurs, qu’a-t-il dit ? ‘‘Ces Barbares des cités, il n’y a plus à tergiverser, il faut leur rentrer dedans, taper fort, les vaincre, reprendre le contrôle des territoires qui leur ont été abandonnés. Et vite !’’ Il a raison, la République judéo-chrétienne se doit de récupérer les espaces qu’elle a concédés à ses ennemis, contrôler les quartiers où ne s’applique plus sa loi, mais la leur. Si leur religion et leur culture sont un frein à leur intégration alors il ne leur reste qu’à aller voir ailleurs. Ce sont là les conséquences d’une immigration massive, continue et incontrôlée, venant du tiers-monde islamique pour l’essentiel… » « Wallah, je ne comprends pas cette haine que ce type nous inflige régulièrement à la télé et à la radio, ‘‘nous sommes fatigués de la haine’’… » Yanis est scandalisé, « si par malheur il arrivait au pouvoir, il nous obligerait à broder sur nos vêtements un croissant jaune je te jure ! La décolonisation algérienne lui est restée au travers de la gorge à ce revanchard ». Le rappeur se tourne vers Mimoun en pointant sur lui ses deux pouces dans un mouvement d’essuie-glace : « vous vous présentez comme ‘‘Français de souche’’. Je suis désolé, mais vous n’êtes pas ‘‘Français de souche’’, vous êtes une pièce rapportée par la grâce d’Adolphe Crémieux. Vous ne dites pas que ces ‘‘Barbares’’ comme vous les désignez, ont été marginalisés depuis des lustres. De temps à autre, avec ses doigts il figure des guillemets. Vous et vos semblables avez construit contre nous des plafonds de verre que nous ne pourrons jamais briser. Vous approuvez la provocation du ministre de l’Intérieur à Argenteuil pour qui nous sommes de la racaille et vous ne dites pas le mensonge du même au lendemain de la mort de nos deux amis Bouna et Zyed, grillés par un arc électrique alors qu’ils étaient poursuivis par la police, vous ne dites pas les bombes lacrymo… Ces jeunes manquent d’espoir et de respect. Ils sont rejetés par la République au-delà des cercles de l’égalité, de la liberté, de la fraternité, au-delà de leur plus lointaine périphérie. Ils sont humiliés, niés, les discours comme les vôtres incitent à une haine symétrique à votre propre haine monsieur. La haine de ces jeunes, vous la souhaitez. Vos propos contribuent au nihilisme, au suicide social. Et c’est ce que font ces jeunes en brûlant les crèches et les voitures de leurs proches. Ces enfants d’ailleurs sont d’ici, ils sont mes voisins, mes frères. Ah, qu’elle est insignifiante et criminelle votre haine, si vous saviez. Une nouvelle belle haine que vous ‘‘purifiez par l’amour de la Patrie’’, à l’image de votre ancêtre Drumont. De nouveau il forme des guillemets avec ses doigts. ‘‘Les mauvaises tentations vous manipulent, tout le monde peut atteindre ses rêves’’ monsieur ! » Charly reprit la parole avec, dirait Yanis, l’aplomb dont usent les bien-pensants, les biens installés médiatiques, sûrs de leur affaire : « Cette guérilla urbaine, cette révolte ethnicoreligieuse, je dirais même cette Intifada est inacceptable. Les parents sont responsables au même titre que leur progéniture. Ils doivent être sanctionnés pour manquement à leurs obligations. Il est de la première urgence que l’État s’occupe des Français et supprime les allocations familiales qu’il distribue à ces gens. Nous les avons accueillis les bras ouverts. Aujourd’hui, avec leurs enfants et petits-enfants ils forment un peuple dans notre peuple. Cela ne peut plus durer. Ces voyous, ces racailles qui vivent de trafic de drogue et imposent la loi de la jungle, leur loi, doivent être lourdement sanctionnés, et je dirais même renvoyés en Afrique du Nord. Les Français en ont assez de vivre au milieu d’ordures que personne ne retient de force chez nous ! » Mimoun est interrompu et même chahuté par le chanteur « nous n’avons rien à intégrer monsieur, nous sommes d’ici autant sinon plus que vous, arrêtez de déverser votre haine, vous vous trompez d’époque, nous ne sommes pas dans les années trente ! » Larbi répète « ce type ressemble bizarrement à papa », ce qui agace de nouveau le grand frère. « Arrête ! il est raciste, tellement raciste qu’il doit inconsciemment, mais profondément, détester sa propre personne ». Larbi ajoute « c’est un chien, pire qu’un chien, un rat d’égout. Si je tombe dessus je le démolis, j’te jure que je le bousille. » Yanis relève chez son jeune frère des paroles véhémentes marquées par la rancœur et ce n’est pas nouveau. Il constate qu’il adopte des comportements qu’il ne lui connaissait pas. Il ne sait pas que dans le cœur de son jeune frère monte ce même sentiment qu’il avait éprouvé contre les crânes rasés qui les avaient agressés Jeddi et lui au sortir de la station de métro Convention, et qui se proclamaient de l’armée des skinheads NS, qui criaient « Sieg, sieg, sieg ! Heil, heil, heil ! » Yanis ne le sait pas ou oublia. Larbi s’irrite plus facilement, il cherche à en découdre. Il se métamorphose. « Le bousiller ? » Yanis espère que ces mots outrepassent la pensée de son jeune frère. Pourtant en son for intérieur, lui-même bout certainement autant que lui. Il prend un moment, caresse sa barbe de trois jours, ne sachant comment traduire ses pensées, puis finit par lâcher, « ce type a tellement honte de ses racines, des siens, de soi qu’il s’est complètement ‘‘peaulissé’’. Et il veut que tous les Sang-mêlé, tous les Arabes, tous les Noirs fassent comme lui, se blanchissent la peau avec du Blanc. Larbi ne lâche pas prise : « Jeddi disait ‘‘un chien reste un chien, même s’il se déguise en lion’’ ». Cela les fait bien rire. « Allah Irhmeh » dit Yanis. Larbi répète « que Dieu le bénisse » en portant son index droit sur ses lèvres, puis sur son front et son cœur. Yanis songe aux efforts qu’il entreprend depuis longtemps auprès de Larbi pour lui inculquer la tolérance, la citoyenneté, le vivre ensemble, mais son entreprise n’est pas aisée. Il redoute qu’il tombe définitivement dans le piège des haineux, qu’il utilise comme eux la méchanceté, la bêtise… Il constate de nouveau que les conseils concernant l’argumentaire qu’il lui prodigue de temps à autre demeurent sans grand effet. « Fais attention Larbi ne tombe pas dans le piège que ces racistes tendent, car c’en est un, ‘‘si tu combats les monstres tu dois veiller à ne pas devenir un monstre toi-même, et si tu regardes longuement l’abîme, l’abîme regarde en toi’’ dit le philosophe. » L’incompréhension de Larbi se traduit dans la forme que prennent ses yeux, deux grosses billes noires. Il fixe son grand frère, mais il ne peut articuler un seul mot. « Il faut savoir gérer sa colère frérot dit Yanis, mais je le sais, ce n’est pas toujours facile de garder son sang froid devant de tels poisons. »

Le dimanche à l’heure convenue, Charly, Eli, Victor et Raphaël se retrouvent dans La Brasserie de l’horloge. Après avoir fini leurs consommations et considéré dans le détail leurs rôles respectifs à jouer dans les heures à venir, les quatre missionnaires prennent place dans la voiture d’Eli. Durant le trajet ils détaillent de nouveau leurs observations, remarques et toutes choses importantes liées à leur mission. Charly reçoit mille et un compliments pour son énergique prestation télévisée. La conversation est parfois ponctuée de longs silences que Charly — par devoir ou par la position qu’il occupe dans le groupe — rompt par un jeu de mots, une contrepèterie, une question ou une pirouette quelconque. Les villes défilent, Bobigny, Bondy, Livry-Gargan, Clichy-sous-Bois. Lorsqu’ils s’apprêtent à stationner au cœur des pavillons de la cité en effervescence, juste en face du lycée Nobel, Charly donne à ses jeunes collègues une dernière recommandation : « Je vous rappelle que vous ne devez en aucun cas utiliser votre téléphone durant la mission, mettez-le en mode vibreur. Rendez-vous ici même devant le lycée entre 16 h 30 et 16 h 45. » Ils remontent ensemble l’allée de Gagny jusqu’au Carrefour des Libertés, puis chacun s’engage dans une direction attribuée. Charly regrette son parapluie. « Ça va tomber », songe-t-il. Il traverse la cité du Chêne pointu puis descend vers la mairie et le collège Doisneau. De l’intérieur de la voiture, il téléphone à Marek, « mardi 14 h à Blanche, informe les collègues. » Raphaël se dirige vers le complexe sportif. Quant à Victor, il bifurque à droite après le rond-point des Libertés, passe devant l’école primaire puis s’engouffre dans la forêt de bâtiments surchargée de parcs automobiles bondés, de poubelles débordantes, de tags démesurés. Eli ne s’éloigne pas du lycée ni de la cité du Chêne pointu. Durant une heure chacun jaugera la tension sur le terrain, veillera sur les commentaires, repérera les leaders, jusqu’à l’heure du rendez-vous. Le dernier du groupe à retourner au point de rencontre est Victor. Il revient à 17 heures, complètement trempé. Un silence étrange se répandit dans les quartiers, aussi rapide et pesant que le silence d’une procession en marche vers le cimetière et les morts, alors que s’abat sur elle des trombes d’eau qui dispersent les vivants. Victor s’excuse du retard qu’il attribue à une conversation entre une vingtaine de jeunes devant la cité de la Forestière, un échange animé auquel il fut particulièrement attentif. « Il faut absolument nous concentrer autour du périmètre du complexe sportif », propose-t-il aux trois autres. « Je confirme, dit Raphaël, cette zone a été mentionnée plusieurs fois. » « Les derniers jeunes, reprend Victor, ont interrompu la discussion il y a dix minutes et se sont donné rendez-vous après la rupture du jeûne, autour du carrefour des Libertés avant de se ruer vers les entrées des bâtiments. » Chacun détaille ce qu’il observa durant les deux heures passées dans son secteur. « Rupture de quoi ? » interroge Eli. « C’est ramadan, ça fait presque un mois qu’ils bouffent pas ces cons » s’exclame Victor. « C’est à quelle heure cette rupture ? » Aucun n’a la réponse, mais ils conviennent que la situation est idéalement mûre. Ils approuvent la proposition de Victor. Par mesure de sécurité et avant d’entrer en action, Charly suggère de quitter provisoirement les lieux. Ils ont une bonne heure devant eux. C’est lui qui conduit la Renault d’Eli. Ils empruntent l’allée de Gagny puis la rue du 19 mars 1962, arrivent à la gare du Raincy par le boulevard du Midi. Pendant le trajet Eli, Victor et Raphaël prennent chacun une demi-douzaine de bouteilles prêtes à l’emploi qu’ils dissimulent dans leurs parkas ou doudounes. Les rues sont anormalement peu chargées dans cette ville huppée. Ils y avancent au hasard. Peu de voitures, peu de piétons, peu de vie. « Une atmosphère propice » pense Charly. Habituellement le dimanche on est plutôt enfermé chez soi, chez les grands-parents, au cinéma, ou même dans un stade… Sur la route du retour à Clichy-sous-Bois, la pluie diminue, puis cesse complètement lorsqu’ils atteignent la forêt de la fosse Maussoin. Charly dépose Victor sur l’Allée de Gagny, à hauteur du collège Romain Rolland, Eli et Raphaël deux cents mètres plus haut, sur la même allée, derrière le complexe sportif. Au-delà du complexe se trouve une zone pavillonnaire. C’est là que Charly gare le véhicule. Les espaces publics se remplissent peu à peu alors que la nuit maintenant tomba. Des bruits sourds se propagent en se transformant. Le tumulte gagne les quartiers les uns après les autres. On entend des sirènes de pompiers et de police. Dans les zones autour de La Forestière des jeunes invectivent les forces de l’ordre, de plus en plus menaçantes à leur tour. En quelques heures on passa étrangement d’une cité assoupie à une ville anormalement agitée. Des échauffourées émaillent le début de la soirée. Des poubelles brûlent. Les affrontements s’amplifient. Au journal de 20 h, le ministre de l’Intérieur promet une « Tolérance zéro pour les voyous ». Des femmes passent en courant les bras tendus vers le ciel ou vers une personne qu’elles croient reconnaître. Elles portent leur tenue d’intérieur et des tongs. Elles crient le nom de leurs enfants, parfois elles ajoutent « tu n’as pas vu mon fils ? » ou « il était pas avec toi mon fils ? » Nombreux sont les petits groupes qui se forment un peu partout autour de la cité. Charly repéra ses collaborateurs sur le boulevard Émile Zola, fondus dans la masse des jeunes. Victor se trouve à hauteur de l’école Henri Barbusse, Eli et Raphaël devant La Forestière, face à l’hôtel. Des rumeurs incontrôlables s’amplifient selon lesquelles « les flics ont brûlé la mosquée » ou « le garage de la police municipale a été entièrement détruit ». Monsieur Claude Dilain, le maire de Clichy-sous-Bois accourut avec des adjoints. Il implore les résidents « s’il vous plaît rentrez chez vous, rentrez chez vous ! » Un vieil Africain derrière lui, reprend « rentrez chez vous ! »

Un camion de pompiers est caillassé. Un vent de panique agrège tous les habitants de la zone comme un ban de poisson affolé, on s’agite dans tous les sens. Les attroupements se transforment en manifestations. « Venez, venez ! » s’époumone un jeune alors qu’un autre hurle des propos incompréhensibles, « la mosquée, leur race, la mosquée ! » Deux groupes se font face, le premier est constitué de trois ou quatre douzaines de jeunes prêts à tout certainement, le second de brigadiers casqués, protégés par des boucliers et armés de matraques. Monsieur Claude Dilain est en conversation animée avec le chef de la brigade. Deux minutes s’écoulent lorsqu’une autre brigade s’immobilise derrière la précédente. On lit au dos des uniformes 4B, 1B, 2A, 3C… Les groupes de policiers avancent vers les manifestants qui reculent, s’affolent. Eli et Raphaël se dirigent vers le garage-salle de prières, derrière la Mission locale. Le garage se vida de ses fidèles, forcés d’interrompre les tarawih, les prières surérogatoires du ramadan. Ils se précipitèrent à l’extérieur, car l’air dans le local devenait irrespirable. Certains suffoquent. « Ils ont jeté une grenade dans le Jamaâ les bâtards ! » Plusieurs jeunes ne souhaitent qu’en découdre avec les policiers qui avancent en rangs serrés. Ils crient « Assassins ! » Des hommes d’un âge mûr, portant grand boubou ou abaya, tentent de s’interposer « retirez-vous » disent-ils aux uns « on s’en occupe » lancent-ils aux autres en agitant les bras, sans succès. L’un d’eux se retrouva au sol, il se plaint, mais personne ne lui prête attention. Il finit par se relever péniblement en criant paniqué « c’est quoi ça, c’est quoi ça ? » Sur le trottoir d’en face, les flammes que rejettent les poubelles lèchent la vitrine et le caducée d’une pharmacie. Profitant de cette atmosphère insurrectionnelle Eli et Raphaël, en longues discussions avec les plus agressifs des adolescents, leur tendent des cocktails Molotov. Eux-mêmes en allument quelques-uns qu’ils lancent contre les forces de l’ordre. Raphaël crie « les flics, tous des feujs ! » Ils ont tous le visage dissimulé dans des keffiehs ou des foulards. Charly rejoint Victor devant l’école. Ensemble ils contournent le pâté de maisons pour se rapprocher de Eli et Raphaël. Ils se retrouvent tous les quatre sur l’allée Anatole France au milieu d’un groupe de jeunes qui jettent dans les poubelles tout ce qui leur tombe entre les mains pour propager le feu. L’un d’eux est Larbi. Il reprend les injures des plus grands à l’encontre des agents de l’ordre. Deux véhicules de la police municipale passent à proximité. Les gamins leur lancent toutes sortes de projectiles. Victor ne porte pas de keffieh, mais une cagoule noire sur laquelle il fixa un insigne : une croix de Savoie rouge et blanche, et un aigle noir aux ailes déployées. Il extrait un cocktail Molotov de son manteau, l’allume et le lance. Il en tend un autre à un jeune qui s’avance. De temps à autre Charly active son Olympus semi-professionnel qu’il tient discrètement en main comme un téléphone pour enregistrer ce qui se déroule autour d’eux. Il discute avec un groupe de jeunes, leur pose des questions naïves, quelques mots pour les hameçonner. Il se lamente comme un citoyen d’un quartier proche, dépassé. Raphaël et Eli s’approchent, alors que la tension est à son summum. Bachir, un des jeunes qui se trouvent près de Charly, semble intrigué. Il s’approche un peu plus de lui. Il voit de ses yeux une lumière vive se dégager. Il s’avance encore en le fixant avec intensité, si bien que le trouble qui saisit Charly empourpre ses oreilles. « Sioniste fout le camp ! » crie Bachir. Il ajoute « c’est un feuj, c’est un feuj, hé les mecs walla c’est un feuj ! » « Rssel femmek » lui rétorque Charly en le bousculant. Mais Bachir répète en hurlant du fond de ses entrailles « sioniste ! » Larbi reprend « Hé, c’est l’enculé de la télé, le halouf qui était chez Ardisson ! » Eli, Victor et Raphaël, ombres furtives, comprennent sur-le-champ que le feu peut à tout moment les emporter. Ils se volatilisent aussitôt, abandonnant Charly dans la tourmente. Une bagarre s’en suit. Un croc-en-jambe et celui-ci s’étale face contre terre. Malgré la douleur qui l’étreint, il ne lâche pas l’appareil enregistreur qu’il comprime dans sa main droite. Une dizaine de gamins sont sur lui. Les uns donnent des coups de pied, d’autres des coups de poing et de pied à la fois. « Quand lui le professeur il a eu cogné avec les mots, nous en bas on le nique avec nos pieds ! » s’amuse Larbi, déçu finalement par le physique de Charly qu’il voyait si grand à la télé en imposer par son élocution et dont il constate la petitesse là devant lui. Il est pris d’un fou-rire lorsqu’il aperçoit les bottines qu’il porte dont les talons sont ridiculement hauts. Il rit et il cogne et il cogne. De la poche de la veste où il glissa la main, il se saisit d’un petit carnet et d’un portefeuille. Alertée par les collaborateurs de Charly cachés derrière un camion de l’autre côté de l’allée, une brigade entière se précipite jusqu’au groupe qu’elle encercle. Plusieurs jeunes sont maîtrisés, puis embarqués sans ménagement dans des voitures de police banalisées et dans un fourgon. Charly dissimule l’Olympus dans une poche de son pantalon. Provocations et altercations se poursuivent jusque tard dans la soirée.

Larbi joue une partie de football avec ses amis à La Forestière, derrière le stade, entre le parking et la cité. Ils jouent en attendant l’appel du muezzin qui donne le signal pour la rupture du jeûne. L’appel d’el-addènn’est que théorique. Il n’y a pas d’appel, ou s’il y en a un, il est lancé — plus ou moins discrètement selon le degré d’implication idéologique du muezzin — de l’intérieur des mosquées. Chez soi, si on est branché sur une radio communautaire comme Beur FM, Radio Soleil ou Radio Orient, ou encore sur une chaîne de télévision maghrébine ou orientale, on l’entend le muezzin. Mais on ne peut s’y fier, c’est plus compliqué. On ne peut se fier à l’appel à la prière d’un muezzin installée à Médine ou à Tunis, car le soleil ne se couche pas au même moment à Pékin, à Paris, à Neuilly, à Bondy, à Rabat, à Djerba… Après tout chacun fait ce qu’il veut faire qu’il s’appelle Mohamed ou William. Par conséquent l’heure de la rupture du jeûne et avec elle l’appel du muezzin diffèrent selon les zones géographiques. Ainsi lorsque la télévision d’Arabie saoudite appelle à la rupture du jeûne, en France le soleil est encore haut. Au bled tout le monde l’entend el-addèn. Dans certains quartiers il y a trois voire cinq mosquées et donc autant de muezzins, et chacun y va de sa voix particulière, parfois agréable, parfois à faire brailler les nourrissons ou à perturber l’autre appelant. Chacun sait que ce dimanche « à Paris et ses environs » comme on dit sur Canal Algérie — cette chaîne algérienne qui n’oublie pas ‘‘notre communauté à l’étranger’’ mentionne en bas d’écran, au fur et à mesure, les heures précises de rupture dans les principales villes françaises — on rompt le jeûne à 17 h 34, heure d’hiver depuis la nuit dernière. Ce jour est le 27e de ramadan. La dernière semaine est la plus difficile, le jeûne pèse sérieusement tant au niveau physique que mental. Larbi n’est pas un fanatique. Il trouve que c’est dur et le dit. « Ce n’est pas comme au bled, là-bas, pendant le mois de ramadan, après qu’on a eu dormi toute la journée, on vit toute la nuit, alors bien sûr c’est plus cool. » C’est ce qu’il croit. Avec quelques-uns de ses camarades, il joue au foot en attendant l’approche de ladite heure. D’autres jeunes assistent au match ou chahutent. Ils se forcent de vivre normalement, mais la douleur pèse sur eux. Comment se résoudre à la perte d’amis ? Le climat s’alourdit dans Clichy chaque jour davantage depuis la mort jeudi de Bouna et Zyed. Le lendemain, ils étaient des centaines à manifester dans le silence. C’était la première fois que Larbi marchait avec autant de gens. Étranges vacances scolaires. Les agents de l’ordre avaient pris position un peu partout dans les cités, les carrefours et même dans les parcs. « Il nous traite de racailles, la racaille. Et le soir il a remis ça à la télé ‘‘tolérance zéro pour les voyous’’ » s’indigne Larbi. Vers 17 h, les jeunes joueurs se séparent. Quelques-uns restent dans les halls d’immeubles, mais la plupart rentrent à la maison. À peine quittent-ils La Forestière que des messages se mettent à tourner en boucles. Larbi en reçoit un sur son Nokia bleu fluo : « Slt. Urgent. Rejo1–9 h Carref. libertés. Envoie ce msg à ts t. potes. g-la-n @+ ». Aussitôt il transfère le texto à ses contacts qui habitent dans les environs. Larbi rentre manger chez Yanis. Il avale un bol de hrira et un autre de chorba frik, un verre de lben et claque la porte. Sarah crie « ton gâteau, la chamia, la chamia ! », mais Larbi est déjà à l’extérieur. Il se dirige vers le lieu de rencontre. Les précédents week-ends, Larbi rompit le jeûne à Bobigny chez son oncle Hadj, mais cette fois-ci il choisit de rester à Clichy et à Montfermeil. Les jours de semaine, il préfère aller chez le grand frère. Quand il commença à faire ramadan, Larbi avait sept ans et demi. Il s’en souvient très bien, c’était l’année de la coupe du monde de football en France. L’année de la fraternité. Depuis longtemps, Messaoud et Denise avaient acheté des formules foot « Pass 98 ». Chaque Pass donnait la possibilité d’assister à cinq matches (dont un huitième de finale) pour un montant de 700 francs. Un « Pass 98 » pour Yanis, un autre pour Omar et un troisième pour Larbi. Messaoud aurait bien aimé accompagner ses garçons, mais la note eut été « trop salée » c’est ce qu’il avait dit. Le plus beau des matches auxquels assistèrent les trois frères opposait la France à l’Arabie saoudite, parce que gagné 4 à 0 par la France. Mais ni Yanis, ni Omar, ni Larbi n’apprécièrent que leur héros, Zidane, écrase ses crampons sur un joueur adverse, à terre. Le carton rouge et l’exclusion du match il les avait bien mérités. Cinq mois plus tôt, en janvier 1998, Larbi avait commencé à jeûner par demi-journées ou bien un jour sur trois ou sur sept. Les ramadans passèrent et Larbi s’aguerrit. Depuis qu’il commença à pratiquer le jeûne, c’est le deuxième qu’il ne passe pas avec ses parents. C’est important le ramadan. Il réunit les membres de la famille tous les soirs à la même heure. Ce n’est plus le cas pour sa famille regrette-t-il, enfin ce n’est partiellement plus le cas. 

Lorsqu’il arrive au Carrefour des libertés il y a foule. Il n’y a pas que des jeunes. On échange certainement plus de rumeurs que d’informations. « Le feu s’est propagé à Montfermeil, paraît qu’il a pris aussi aux Beaudottes à Sevran, aux Quatre mille », « à La Courneuve aussi, à Livry-Gargan, à Aulnay… » « C’est le bordel ! » se réjouissent des jeunes qui lancent des pierres en direction du McDonald’s. Depuis jeudi, ils sont nombreux les médias à roder dans Clichy. Ils sont partout, à l’affût du moindre mouvement, du moindre clash. « Des vautours » râlent certains adultes expérimentés. « Nous on sait pas parler comme les bourges, nous c’est comme ça qu’on parle, en mettant le feu » criait Bachir à un journaliste. Bachir Chakour et Roman Brauman sont les meilleurs amis de Larbi. Bachir habite à La Forestière, Roman au 4 allée Jules Massenet, dans la même barre chez une famille d’accueil. C’est un enfant de la DDASS. Larbi les connaît depuis tout petit, grâce au foot. Bachir étudie au lycée Nobel. Roman et Larbi sont en 3e, dans la même classe, à Louise Michel. Ils sont tous trois très liés, mais Larbi se sent plus proche de Roman que de Bachir, sans pouvoir se l’expliquer, peut-être parce que Bachir «  il est un peu trop mytho » ou bien parce que Roman est orphelin, ou bien encore parce qu’il excelle au foot, ou peut-être qu’en plus de cela, qu’en plus de ses statut et qualité, il ne mange pas de porc lui non plus, c’est interdit chez eux aussi. Parfois ils se chamaillent, se traitent de tous les gros mots, mais cela ne dure pas, les mots s’inclinent toujours devant l’amitié. Roman est parti en vacances depuis une semaine. Il aimerait pour sûr se trouver avec ses copains. Le rond-point est noir de monde. Les policiers revinrent. Ils se positionnèrent derrière, vers Émile Zola. On entend des cris et la sirène des pompiers de plus en plus puissante. 

De l’autre côté du carrefour, devant le Mac-Do, certains s’excitent. Ils crient « poulets racistes ! », « flics assassins ! » D’autres agitent les bras, montrent la direction d’un bâtiment, vers lequel ils courent « des poubelles et des voitures ont pris feu devant la Mission locale, venez ! » Un camion de pompiers qui essayait de traverser le carrefour reçut des projectiles sur le pare-brise, sur lequel désormais sont dessinées des lézardes aux formes de toiles d’araignées. Un groupe arrive en criant « ils ont brûlé la mosquée ! ils ont brûlé la mosquée ! » Plusieurs carrés d’habitants se forment instantanément. On s’émeut. Larbi a l’impression que c’est une force surhumaine qui soulève les manifestants et les pousse vers le boulevard Émile Zola. Les policiers sont armés comme s’ils se préparaient à atteindre un front de bataille armée. Le maire est arrivé avec deux collaborateurs. Il demande aux uns et aux autres de se calmer. Des vieux crient « rentrez, rentrez chez vous, doukhlou ! » Larbi dit que ces chibanis ne comprennent rien. Avec Bachir et d’autres amis, ils contournent le pâté de maisons par l’allée Romain Rolland. À l’angle d’Anatole France, la devanture de la pharmacie brûle. On court dans tous les sens. Une voiture de la police municipale s’aventure vers le groupe. Larbi et ses amis lui lancent des barres de fer et de grosses pierres, tout ce qui se présente. « Ils en ont pour leur grade ! » Des inconnus leur fournissent des bouteilles prêtes à être lancées, trois ou quatre hommes qui portent des foulards noirs et blancs masquant leur visage. Larbi se saisit de deux bouteilles. Il sait qu’elles contiennent de l’essence. Un des hommes tend un briquet BIC près du goulet de la bouteille, et, avec son pouce, il actionne la molette. En un éclair, le chiffon qui dépasse de la bouteille — l’affichette indique « Duvel » — prend feu. D’un geste vif Larbi la lance aussi loin qu’il peut. Il tremble. Il recommence avec une deuxième bouteille — l’affichette indique « Mort subite ». Bachir en jette au moins trois. L’homme lui offre son briquet. Il crie « les flics, tous des feujs ! » Bachir se prépare à allumer une nouvelle bouteille lorsqu’il se fige. Brusquement. On jurerait qu’il vit Satan. Il s’arrête net, puis il se met à hurler contre un homme comme si celui-ci était sur le point de l’agresser, comme s’il avait insulté toute sa famille ou comme s’il lui avait annoncé la fin du monde : « sioniste, salaud ! » crie Bachir, « chien de ta race ! », et il se met à lui donner des coups de pieds, de poings, suivi aussitôt par d’autres jeunes. Charly tente de se défendre, mais il est pris de court. Bachir hurle de nouveau « c’est le Kleb de la télé, regardez ! » On entend « Qu’est-ce qu’il fout là ? » Certains ne comprennent pas, se contentant de crier « qui c’est, qui c’est ? » en abreuvant l’inconnu de coups pour ne pas demeurer en reste. Larbi, lui, reconnaît formellement l’homme qui est passé la veille chez Ardisson. « Kelb, raciste, poison ! » dit un autre. Une ribambelle d’autres jeunes arrivent en courant. Larbi s’engouffre dans le tas, il se faufile en usant du coude, et comme tout le monde il expédie une série de coups de pieds au bas du dos et aux jambes de l’homme à terre. Il réussit même à lui substituer son épais portefeuille. Le type hurle en algérien « habsou, arrêtez ! » Les coups sont violents, mais le sont-ils autant que ses diatribes à la télévision contre les jeunes des quartiers ? Larbi se pose ces questions et les regrette aussitôt, peut-être considère-t-il qu’un mot n’est pas un coup. Puis il se reprend « lui il sait parler même en arabe, nous on ne sait pas, on n’a que nos pieds et nos bras pour nous venger, on n’a pas les mots des bourges. Lui, il a les grands mots et la radio et la télé et les livres. Il a tout pour lui le salopard. Il ne nous aime pas. Il a la haine contre nous. Pourquoi il nous déteste ? » 

Larbi parle comme Bachir, comme tous ses amis. Les mêmes mots, la même haine. Larbi a tellement la rage qu’il ne se rend pas compte de ce qui se passe autour de lui. Brusquement la situation se retourne. Il y a maintenant de plus en plus de policiers, presque autant que de manifestants. Larbi est immobilisé en un clin d’œil par plusieurs agents des forces de l’ordre, les mains dans le dos et la tête dans les Rangers d’un agent. Lui et une dizaine d’autres jeunes, mais la majorité s’évapora. Eux sont roués de coups de matraque et jetés dans un fourgon grillagé, avant d’être conduits au commissariat. « Après qu’ils m’ont été tombés dessus comme sur Ben-Laden, ils m’ont donné des coups avec leurs godasses » dira plus tard Larbi au juge. Dans le Van, les policiers lui prirent son portable, mais pas le portefeuille qu’il avait glissé dans son caleçon. À l’intérieur il y a plusieurs cartes de visite, des cartes à puces, quelques billets de banque. Il y a aussi un petit carnet noir Rhodia sur les pages duquel sont écrits des chiffres et des lettres, et des mots obscurs. Le premier mot, écrit en caractères d’imprimerie, en majuscule est « MOISE », seul sur une page. Sur une autre, ceci : « ne pas perdre de vue que ce qui est en jeu c’est faire Étoile avec Stalingrad et Nation », puis « 1-1me8v ay9gv8 19 » et « 2- wvrmby8ehv8 ms amp eamtv wvh m8mlih », l’ensemble encadré avec un gros Stabilo jaune. Ce galimatias est suivi des mots « en douceur », « se charger de la goye » et d’un autre terme illisible. Puis encore des noms de stations de métro surlignés de différentes couleurs. Une vingtaine de pages plus loin ceci : « Le Rouge de la Blanche a fait du boucan ».  Au poste de police on confisque tout à Larbi et on lui pose des questions dont nombre lui paraissent d’une grande futilité. Il passe la nuit enfermé dans une cellule, sans ses chaussures, sans sa ceinture. Le ventre noué par la peur.

La salle d’audience du Parquet de Bobigny est bondée. Il y a quelques heures, Larbi y fut déféré avec une vingtaine d’autres jeunes. Yanis et sa mère assis dans une des premières rangées sont silencieux. Yanis est irrité, cela fait trois quarts d’heure qu’il triture une cigarette entre ses doigts. Sur le visage de Denise, on lit de l’angoisse et de la nervosité. Bachir est assis deux rangées derrière eux. Il échappa de justesse au coup de filet. À la barre, Larbi ne regarde pas le juge. La tête est baissée et les bras croisés. Le juge pour enfants lui pose les mêmes questions que les policiers, et d’autres. Il insiste beaucoup sur l’agression d’un « journaliste qui faisait son métier », il lui reproche de ne pas reconnaître les faits, mais Larbi pense que le juge lui en veut particulièrement, « il me pousse à bout » pense-t-il. Les tentatives de contrôle de l’avocat qui l’assiste ne servent à rien. « Qu’as-tu à nous dire » insiste le juge, avec dans la voix l’expression d’un réel besoin de savoir, et rien que cela. Larbi se laisse aller, se lance dans un discours de près de cinq minutes avec à l’esprit le désir d’impressionner, de montrer qu’il est à la hauteur : « Ce type est raciste. J’aime pas les racistes. Il dit toujours ‘‘je suis un Français de souche moi, je suis catholique moi.’’ En parlant comme ça, il augmente ma haine. Lui et ses semblables nous rongent de l’intérieur. Ils ont infesté nos corps comme le cancer, comme le poison. » Deux jeunes qui applaudissent en lançant « ouais c’est vrai ! » et « c’est vrai ça ! » sont aussitôt expulsés de la salle par deux policiers alertes. Le juge demande à Larbi de continuer. « Il dit qu’il y a ‘‘trop de Noirs, trop d’Arabes, c’est un cauchemar effroyable.’’ Il dit que nous sommes étrangers à la France parce que nos parents sont Arabes. Ces gens-là ils m’acceptent qu’à la banlieue de leur monde, de leur sang. Quand il a eu répété à la radio et à la télé que ‘‘les Noirs et les Arabes qui inondent la France sont étrangers à l’identité française’’, il a multiplié par dix ma haine. Partout ce type nous provoque, nous exclut. Un jour il lui arrivera ce qui lui arrivera. Et ce sera pire qu’hier… » Un murmure approbateur parcourt la salle. Le président exige de nouveau le silence du public en tapant avec son marteau et en rappelant les règles du tribunal, puis il demande à Larbi de poursuivre, mais lui n’a pas arrêté de parler, « … qu’est-ce que je suis moi, je suis Arabe, demi-Arabe, noir, étranger ? L’autre il veut la France blanche comme ses maîtres. Parce que lui il est même pas blanc. Regardez-le, qu’est-ce qu’il a de plus que nous ? il est même pas blanc. Il est marron comme son père, comme son grand-père, comme mon père, comme moi ! Mais il a honte de sa tête, c’est pour ça qu’il parle comme ça, il a honte de son histoire. Il dit que nous sommes son cauchemar. Il répète ‘‘la France c’est plus la France, c’est l’Afrique.’’ Pourquoi ces gens-là ils nous humilient, pourquoi ils nous assassinent ? Ces gens-là ils nous poussent à détester nos parents, à renier nos arrières-grands-parents et nos racines. Ces gens-là ils nous renvoient dans des zones qu’on connaît même pas ! » Larbi ne se contrôle plus. Le juge lui demande de se calmer, puis de se taire. L’avocat aussi. Larbi apprit ce qu’il fallait auprès de son frère. Il ne comprend pas certains des termes qu’il emploie, mais il pense qu’ils ont plus de poids, il pense aussi qu’il fait bien d’utiliser les mots de son frère plutôt que les siens, plus directs et moins savants. Le juge lui pose d’autres questions encore, mais Larbi se rend bien compte qu’il n’a plus le contrôle, qu’il sortit de ses gonds comme il sortit du temps de la justice et lorsqu’on sort de ses gonds plus rien n’a de l’importance, tout est nivelé à la périphérie de la raison. Il sait tout cela, mais il continue ainsi plusieurs minutes avant de se calmer. Son avocat lui prend la main, il le gronde certainement. Larbi préfère baisser la tête et ne plus rien ajouter. Il sent les flammes consumer ses joues. Avant de trancher, le juge insiste sur deux ou trois autres questions, mais il n’obtient que silence et haussement d’épaules. Larbi-Carl est condamné pour agression contre des agents des forces de l’ordre et un journaliste dans l’exercice de ses fonctions. Il lui dit qu’il le libérerait s’il consent à écrire une lettre d’excuses à l’homme qu’il agressa et vola, à Charly. Puis il lui pose la question « acceptez-vous… » Larbi hoche la tête, balbutie quelques mots que personne n’entend. Son avocat lui signifie en tapotant son oreille avec son index qu’il n’entend pas ce qu’il dit. Alors Larbi se reprend et répond par l’affirmative, « oui, j’accepte de faire une lettre… » 

Yanis et sa mère sortent sans tarder de la salle, ébranlés. Larbi les retrouve en utilisant une porte dérobée. Denise plonge ses bras autour de lui, l’embrasse chaleureusement. Elle pleure en silence. Yanis écrase sa deuxième cigarette. Tous les trois rentrent ensemble à Clichy-sous-Bois dans la GTX verte du grand frère. Durant le trajet Larbi n’est pas loquace. Il vida ce qui lui tenait à cœur dans la salle, devant le public. En voiture il parle peu, lui non plus n’est pas tout à fait remis de l’épreuve. Il demande « il est où mon portable ? » puis l’heure qu’il est. Il dit qu’il veut boire, puis qu’il a besoin d’un mouchoir. Lorsqu’ils arrivent devant leur immeuble, Denise embrasse de nouveau Larbi et Yanis. Lui il continue en direction du centre Leclerc. Dans sa chambre, même si elle prend soin de choisir ses mots, elle réprimande son fils sans trop le bousculer, le prie d’écouter son grand frère « il a raison Yanis, bien sûr qu’il a raison ». Jean-Marie appuie sur le bouton « mute » de la télécommande. Il entend tout ce qui s’échange, mais se garde d’intervenir, sinon pour dire à Larbi de prendre garde à ses fréquentations. Larbi ne lui répond pas, dit à sa mère qu’il monte chez Yanis. Jean-Marie vint passer quelques jours chez Denise, trois ou quatre, pas plus.

En rentrant chez lui Yanis retrouve Larbi assis devant l’entrée du bâtiment. Le grand frère accepte qu’il lui porte un sac de commissions. « Prends celui-ci. Tu manges ici ? » Larbi lui rapporte que sa mère lui cria dessus. « Je lui ai crié pareil. Mais l’autre, le gros, ça ne le regarde pas. Il n’a pas à me faire de réflexion. Je l’ai envoyé chier. »  Denise n’éleva pas la voix sur son fils et Jean-Marie ne lui fit aucune remarque désobligeante, « tu devrais faire attention à tes fréquentations », c’est ce qu’il lui dit, mais aucune observation blessante ou désagréable. 

Plus tard, Yanis apprend au téléphone que monsieur Dilain fut pris à partie en fin de journée, devant la mairie. Une dizaine de motards cagoulés voulaient en découdre. Ils criaient leur haine « des cocos, des socialos et des musulmans ». Ils arboraient des étendards avec une flamme tricolore. L’un d’eux descendit de sa moto, courut vers le maire et le bouscula. Aussitôt, un cordon de protection regroupant une vingtaine d’hommes et de femmes se forma autour du maire en criant « les fachos ne passeront pas ! » Le docteur Claude Dilain est un homme qui se bat sans relâche depuis des dizaines d’années pour que les citoyens de Clichy-sous-Bois vivent dignes, dans la liberté, dans l’égalité et dans la fraternité. « Cette agression n’est pas la première », dit Yanis à son interlocuteur au téléphone. Tous deux sont d’accord pour se joindre au comité de soutien à monsieur le maire, en cours de constitution.

Le lundi 31, les sayanim se retrouvent chez Charly où ils déroulent le fil des événements de la veille… Sont également présents les membres de l’équipe des « départements périphériques ». Charly ne manque pas de tancer vertement Raphaël, pour avoir utilisé son téléphone, « un risque impardonnable » dit-il. Sur son visage, deux morceaux de sparadrap longs de plus de quatre centimètres barrent, l’un le front, au-dessus de l’œil gauche, l’autre le bas du visage, à la base du nez. Après leur départ, Charly finalise un compte-rendu qu’il déposera sous pli en fin de journée à l’ambassade d’Israël « à l’attention de Yaïr K. » 

« Six mois » décida le juge contre Larbi. Six mois pour vol avec violence… L’agression se déroula le samedi 24 février en fin de journée. Le buraliste était sur le point de baisser le rideau. À l’extérieur du magasin, Larbi faisait le guet tout en bloquant discrètement la porte d’entrée, le visage à découvert, une casquette noire vissée sur la tête. Ses deux complices avaient dissimulé leur visage dans leur capuche, sur le seuil de la boutique. Le premier commanda « trois Marlboro s’il vous plaît ! » « Vous êtes les derniers, nous allons fermer » répondit le marchand en se retournant vers ses rayonnages pour extraire les paquets. À ce moment précis, le deuxième voyou sortit une arme dont le débitant ne décèlera pas la facticité et la pointa en sa direction en hurlant « la caisse, la caisse ou je te bute ! » Le premier — il tenait une batte de baseball — se jeta sur lui en criant à son tour « la caisse, la caisse fils de pute ! » L’homme tenta de résister, mais c’était peine perdue. Il reçut une avalanche de coups de poings, de pieds et de batte, si bien qu’il se retrouva à terre, plié de douleur, ensanglanté. Il ne les vit pas ouvrir la caisse ni ne les entendit. Les trois compères déboulèrent sur la chaussée, deux portaient chacun un gros carton. Ils coururent jusqu’à la 309 de l’un d’eux, garée dans le parking d’une supérette, quelques dizaines de mètres plus haut. Le conducteur démarra à toute vitesse. Aucun ne possède le permis de conduire, pas même le chauffeur qui est aussi le propriétaire du véhicule. C’est lui qui utilisa le pistolet en plastique. Ils venaient de dérober tout le contenu de la caisse, 2700 €, et deux cartons de cigarettes. Ce vol, ils le préparèrent durant près d’un mois. Moins de soixante-douze heures après leur forfait, le jour même où le buraliste sortait du coma, les trois camarades étaient appréhendés. Larbi ne put ou ne voulut expliquer comment il se trouva mêlé à cette histoire. Ni à ses proches, ni aux policiers, ni au juge. Pourtant, bien que cette agression fut assez grave, qu’elle attira la presse, elle n’était pas leur première affaire. Larbi et ses mêmes camarades avaient commis plusieurs vols sur des marchés, à Sevran, Villepinte, Le Raincy, et dans des centres  commerciaux. Depuis Quiberon, et malgré sa volonté exprimée à Yanis en présence de Omar, mais aussi aux conseillers de la Mission locale, Larbi « filait un mauvais coton » disait leur voisine de palier. Alors que ses compagnons écopèrent de prison ferme, lui, compte tenu de son âge, fut condamné à un placement de six mois dans un centre éducatif fermé, à Savigny-sur-Orge. 

En même temps qu’il intègre le centre éducatif, Larbi est définitivement exclu de la formation de peintre en carrosserie qu’il suivait. « Le petit il file un mauvais coton » répétait la vieille voisine des El-Bethioui à la mère ou à Yanis, une fois même à Sarah qui haussa les épaules. Mais lorsqu’elle apprit qu’il avait intégré une formation, elle s’exclama « ça, c’est une vraie bonne nouvelle ! » Depuis un an, Larbi semble désorienté. Cela avait commencé avec la nouvelle année scolaire. Il s’absentait régulièrement des cours depuis la reprise d’hiver. Il était en 3e et ses performances devenaient rares. Il continuait de fréquenter les nombreux jeunes dont il fit la connaissance durant les révoltes d’octobre. Il traînait souvent dans le centre commercial du haut de l’allée Maurice Audin. Parfois il disparaissait toute une journée. Lorsque ses frères s’inquiétaient, le sermonnaient, parfois sans ménagement, Larbi répondait « j’ai fait une descente à Paris avec avec mes potes, y a rien d’mal ! » Il faisait partie d’une bande dont les membres habitaient à Clichy-sous-Bois ou à Montfermeil. Périodiquement ils prenaient le bus jusqu’à la station Église de Pantin, ou jusqu’à Pablo Picasso, où ils s’engouffraient dans le métro. L’heure suivante ils se retrouvaient tous sur les Champs-Élysées ou autour du Forum des Halles. Importuner les filles ou bousculer d’autres jeunes faisait partie de leurs jeux préférés. Un jour de juin Larbi et sa bande s’étaient retrouvés piégés, enfermés dans le poste de police du Forum qui se trouve en face de l’entrée Lescot, et la raison à cela tient en une expression que Larbi découvrait dans la bouche du juge pour enfant : « violence en réunion ». Pour sa défense il nia les faits qu’on lui reprochait. « C’est eux qui nous ont attaqués les premiers ». Pourquoi ? Il ne put rien dire. Parmi les jeunes que Larbi et ses copains avaient agressés — le tribunal retint que c’était bien « le groupe de Clichy-Montfermeil » qui déclencha la rixe et non l’autre —, il s’en trouvait un dont les coups qu’il avait reçus entraînèrent une fracture de cheville et une incapacité temporaire totale de sept jours. Une mesure de réparation pénale fut prononcée contre Larbi : travailler dans une association caritative tous les jours ouvrés de 9 h à midi pendant deux semaines. Des sanctions similaires ou plus lourdes furent infligées à ses camarades de la bande. C’est ainsi qu’il se retrouva à glisser tous les matins des enveloppes « don » dans les boîtes aux lettres au profit du Secours catholique de Clichy-sous-Bois. À la fin de son travail d’intérêt général, l’association offrit à Larbi un coffret de chocolats et 50 €. À l’intérieur de la boîte de chocolats que Larbi ouvrit aussitôt reçue pour en avaler deux, il y avait une invitation au 12e Salon du chocolat qui se tient au Parc des expositions de la Porte de Versailles.

La dernière semaine de juillet, Larbi et Omar la passèrent dans un camping à Quiberon presque totalement aux frais du grand frère. Yanis accepta, une seule fois, qu’ils participent au plein de carburant de sa Renault. Yanis vit chichement, mais cela ne l’empêche pas de bien s’occuper de ses frères et sœur autant qu’il peut. C’est pendant cette semaine de vacances qu’il réussit à faire accepter à Larbi qu’il s’inscrive à la Mission locale, puisqu’il ne voulait plus entendre parler du collège. Il avait désormais plus de seize ans, la scolarité ne lui était par conséquent plus obligatoire. Yanis prit comme modèle Omar qui venait d’obtenir son Brevet en carrosserie, même s’il n’a pas l’intention de poursuivre en Bac pro. En septembre Larbi se rapprocha de la Mission locale. Le mois suivant il intégrait le même centre de formation en alternance que celui fréquenté par Omar. Le centre se trouve aux Quatre chemins, à Pantin. Larbi préparait un CAP de « peinture en carrosserie ». La formation s’étendait sur une année scolaire. Ce qui lui plaisait c’était les heures qu’il passait dans le garage, non loin de chez lui, plus que les cours théoriques aux portes de Paris, une semaine en entreprise, la suivante en classe. Il était fier de la rémunération qu’il percevait. 310 € par mois ce n’était pas peu pour lui et il en était très satisfait comme de soi. Larbi n’avait jamais reçu régulièrement autant d’argent. Les sorties avec ses camarades il en faisait plus, surtout les vendredis et les samedis soirs. Jusqu’à cette fatale journée de février. À 6 h 30 du matin, des agents de police martelaient contre la porte de l’appartement. En moins de cinq minutes, Larbi, en pyjama et les yeux pas tout à fait dans leur globe pour saisir ce qui lui arrivait, fut emmené manu militari. Son âge ayant été mis entre parenthèses par les officiers de l’État. Il avait beau se débattre, il fut soulevé et traîné jusqu’au véhicule des policiers en stationnement sur le parking près du Stamu II. Larbi n’avait pas clôturé son septième mois de formation. Au poste de police, on le secoua rudement. « Ce sont tes propres potes qui t’ont balancé » lui dit, goguenard, l’un des agents de police, « arrête de faire le mariole ». Larbi finit par reconnaître tout en pleurs avoir participé avec des amis de Montfermeil — dont il livra les nom, prénom, adresse, et le numéro de téléphone de deux d’entre eux — au vol d’un buraliste, près de la gare du Raincy. Il écopa pour cela de six mois en centre fermé.

Larbi et son ami sont sur le point de se séparer. Tarik arrive au terme de son placement au centre. Le samedi arriva plus vite qu’ils ne le pensaient. Ils échangent des amabilités et des promesses. « Tu me trouveras ici », dit Tarik à Larbi en lui remettant un bout de papier. Larbi pousse sur la pointe des pieds et tend la joue comme il le ferait avec ses parents, ses amis, mais Tarik l’entoure de ses bras. Tarik a le même âge que lui, mais il le dépasse d’une bonne tête. Il l’enlace fortement en lui tapotant le dos. « Il neige, dit Larbi, fais gaffe à ne pas glisser ! » Tarik purgea la totalité de sa peine, mais pas Larbi. Il lui reste deux mois, à moins d’un imprévu, une autre bagarre ou une quelconque bévue qu’il provoquerait. « Bonne année ! » dit Larbi à son ami. Tarik grimace « non pas ça, pas ça ! » Il tend le bras droit, l’index pointé vers le ciel laiteux. 

Le premier jour de son arrivée au centre éducatif fermé de Savigny-sur-Orge — le 10 mars 2007 — Larbi était reçu dans le bureau du directeur. Yanis était présent ainsi qu’un éducateur, le même qui les accueillit deux heures auparavant et qui leur détailla les droits et obligations des résidents du centre. « Assayez-vous ». Le premier responsable expliqua les objectifs du placement, ainsi que le fonctionnement du centre, puis il remit à Yanis des documents à signer. Le grand frère confirma au directeur qui le réclamait que Larbi ne possédait plus de téléphone portable depuis son arrestation musclée. « Je l’ai désactivé et rangé en lieu sûr. » Larbi marqua sa désapprobation en donnant un léger coup d’épaule, très discret, à son frère. « Vous avez bien fait, les téléphones portables sont prohibés dans notre établissement. » Puis le responsable fit signer à Larbi le règlement intérieur et le livret d’accueil. Après que Yanis eut pris congé, l’éducateur entreprit de faire visiter tout le centre à Larbi, en lui expliquant les fonctions de chaque pavillon, chaque aile, chaque section. Dans la chambre qui lui fut attribuée, il y a un petit appareil radio qui fait aussi réveil-matin. Durant les deux premières semaines, il lui était très difficile de communiquer, il ne sortait quasiment pas plus de trois phrases, quel que fût l’effort de l’éducateur. Graduellement, il élaborait son projet éducatif aidé par le professeur technique et des éducateurs. Peu à peu, grâce à Moussa le formateur technique, Larbi abandonnait sa coquille. Depuis le début, ce qui lui plaît le plus dans le centre ce sont les moments qu’il passe dans l’atelier mécanique vélo de l’unité d’activités de jour. Il s’y rend deux fois par semaine. Larbi ne savait presque rien de précis sur les différents composants du vélo, ni comment les aborder, les monter, les remettre en état de fonctionner. Si peu. Avec Moussa, il apprit à réparer les crevaisons, démonter et monter les dérailleurs, installer les plateaux, changer la pédale, le guidon, régler les freins, ajuster la selle… Contrairement à d’autres formateurs ou aux éducateurs, Moussa est très avenant avec lui, en empathie, comme avec tous les jeunes. Grâce à lui le rapport d’accueil adressé au juge fut très élogieux. Ils ne sont pas plus d’une douzaine de jeunes dans le centre, mais certains sont réputés comme étant de « fortes-têtes » ou de « sales types », ou encore des « têtes de Turc » comme disent certains employés. Il arrive à Moussa d’élever la voix, de prendre des sanctions, par exemple faire une recherche sur la question du vivre en groupe. Une fois il exigea d’un pensionnaire qu’il avait surpris en train de fumer dans les toilettes, qu’il rédige trois pages sur les conséquences sanitaires du cannabis. L’enseignant de français reprit le texte du résident, le fit travailler sur l’accord du participe passé avec l’auxiliaire avoir, sur le participe passé des verbes pronominaux, sur des règles et notions élémentaires qu’il avait oubliées, et sur des questions qu’il ne s’était jamais posées. Mais il est rare que Moussa agisse ainsi, même à l’égard des plus turbulents. La plupart des jeunes fument plus ou moins ouvertement, peut-être par provocation.

Un peu plus de quatre mois après son arrivée, le 20 juillet exactement, un vendredi, Larbi faisait la connaissance d’un nouvel arrivant condamné à la même peine que lui, six mois. Il fut retenu contre Tarik la participation en bande organisée à une agression contre un groupe d’une « cité ennemie » dans la galerie d’un centre commercial. La bagarre se termina par une casse gigantesque et trois hospitalisations. Tarik jura à Larbi sur le Coran, en s’excusant aussitôt, car on ne jure pas sur le Coran dit-il, staghfirou Allah, pardon à Dieu. Il dit que les policiers et le juge avaient exagéré, qu’il ne méritait pas d’être enfermé. Tarik ne fume pas, ne boit pas non plus. Il avait dix-sept ans à son arrivée. C’est un grand garçon, ses traits sont fins comme le collier de barbe qu’il porte comme on porte une médaille ou un signe extérieur d’appartenance. Un collier exposé comme une signature. Dans l’atelier vélo il ne rechignait jamais à réaliser le travail demandé. Lui aussi aime bien bricoler. Le formateur leur donnait des consignes, puis les laissait faire. Plus tard, vers la fin du mois d’août, lorsqu’ils devinrent familiers l’un à l’autre, Tarik et Larbi parlaient de leur famille, de leur vie quotidienne avant leur enfermement dans le centre. Tarik appréciait encore plus Larbi depuis qu’il lui raconta avec franchise les raisons de son emprisonnement, sa participation à une agression contre un buraliste et les descentes à Paris avec ses camarades de la cité. Ils parlèrent beaucoup des révoltes des banlieues. Tarik avait lui aussi participé aux soulèvements d’il y a deux ans, dans sa ville, Ivry. Tarik habite à deux pas de la Promenade des Petits Bois, chez ses parents. Mais c’est en septembre que Larbi et Tarik se rapprochèrent réellement l’un de l’autre lorsque le mois de ramadan arriva en même temps que Larbi commençait son deuxième projet éducatif. Tarik et Larbi étaient les seuls dans le centre à jeûner. Ils désiraient demander à Moussa s’il observait lui aussi le ramadan, mais ils n’osèrent pas, lui-même n’en parlant presque pas tout en étant bienveillant à leur égard. Le personnel était indulgent avec eux, compréhensif. L’éducateur de veille prenait soin de les réveiller tôt le matin, avant le lever du jour, pour prendre le repas du Sobh. Ils avaient un réveil-matin, mais l’éducateur de veille toquait quand même à leur porte. Larbi se contentait d’un jus de fruits et d’un croissant ou d’un pain au chocolat. En moins de dix minutes, il était recouché. Tarik réchauffait les restes du plat de la veille, prenait un verre de lait, puis étalait son tapis de prière. Bien que l’un et l’autre se furent engagés par écrit à accepter un régime alimentaire non spécifique, la direction du centre autorisait exceptionnellement leur famille à apporter le couffin durant le ramadan, une fois par semaine : chorba maison ou en sachets, dattes, lben… Pendant le mois sacré, Yanis et Sarah se présentaient ensemble à chaque visite : le mercredi 12 septembre, veille du premier jour de jeûne, puis les 18 et 25, et les deux premiers mardis d’octobre. Le samedi 13, jour de l’aïd, ils vinrent avec leur mère. Larbi entamait donc son deuxième projet éducatif. Les résultats du premier ayant été réévalués alors qu’il préparait la troisième et dernière phase. C’est ce qui ressort du bilan de son premier parcours. Lors d’une bagarre — c’était à la fin du mois d’août —, Larbi avait lancé une chaise sur un pensionnaire qui n’arrêtait pas de dénigrer l’Islam et les Arabes. Larbi fut privé de toute activité pendant deux semaines. On le priva aussi de ce à quoi il tenait le plus, la PlayStation. Jusque-là on avait toléré qu’il joue avec la console que lui avait offerte Yanis. Désormais cela n’était plus possible. Évidemment la gratification lui fut supprimée. Il n’avait plus d’argent de poche. Le règlement à son égard fut appliqué de manière rigoureuse. Une première fois, alors qu’il fêtait ses 17 ans, Larbi avait bousculé et injurié un éducateur. C’était quelques jours avant l’arrivée de Tarik. La fête fut interrompue et l’utilisation de l’ordinateur lui fut interdite durant deux semaines entières. D’autres résidents que Larbi provoquent des tensions dans le CEF. Plusieurs d’entre eux s’étaient enfuis, des téléphones portables de l’établissement avaient été volés, des bagarres éclataient régulièrement, des éducateurs étaient molestés… cela conduit nombre de salariés à se mettre en disponibilité ou à demander un congé sabbatique. 

« Je suis fier de toi », disait Tarik à Larbi. Il trouvait que la réaction de son ami face au jeune qui médisait de l’Islam et des musulmans était saine. Il lui répétait « je suis fier de toi ». Tarik priait assidûment, faisant en sorte que cela se sache, se voie, et même s’entende. Larbi n’avait jamais prié. Son père est croyant, mais il ne lui apprit jamais à prier, ni Kada son grand-père. Larbi ne les vit jamais faire les ablutions ou prier. Savaient-ils ? Tarik trouvait facilement un lieu pour évoquer la nécessité de la Salat : le banc du jardin sous lequel roucoulent des pigeons attirés par des miettes de pain que leur lancent des locataires attentionnés ou oisifs, l’espace musculation ou judo de la salle de sport, le réfectoire… et même la bibliothèque. Il savait aussi choisir le bon moment. Tantôt il arrivait après les activités, généralement le soir, lorsque les esprits, libérés un temps et partiellement des contraintes du centre, étaient plus enclins à la rêverie ou à la discussion libre, tantôt il apparaissait pendant les animations. Mais quel que fût son choix, il utilisait son intuition à la perfection. Un jour que Larbi se trouvait dans la bibliothèque absorbé par la lecture d’un livre qu’il avait entamé une semaine auparavant, un livre « oublié par un éducateur », Tarik vint discrètement vers lui. Le livre était ouvert à la page 566 (il va sans dire que Larbi n’avait pu lire autant de pages en si peu de jours, il papillonnait plus qu’il ne lisait, c’est pourquoi il en était à cette page-là) : « De caractère ardent et enthousiaste, comme tous les chiots, qui jappent de plaisir en voyant leur maître et lui sautent au visage pour le lécher, Koultiapka ne dissimulait pas ses autres sentiments… Où que je fus, au seul appel de : ‘‘Koultiapka !’’ il sortait brusquement d’un coin quelconque, de dessous terre, et accourait vers moi, dans son enthousiasme tapageur, en roulant comme une boule et faisant la culbute. J’aimais beaucoup ce petit monstre : il semblait que la destinée ne lui eut réservé que contentement et joie dans ce bas monde, mais un beau jour le forçat Neoustroïef, qui fabriquait des chaussures de femmes et préparait des peaux, le remarqua : quelque chose l’avait évidemment frappé, car il appela Koultiapka, tâta son poil et le renversa amicalement à terre. Le chien, qui ne se doutait de rien, aboyait de plaisir, mais le lendemain il avait disparu… » Lorsque Tarik posa sa main sur son épaule, Larbi sursauta puis se tourna comme en un seul mouvement. Tarik avait déjà posé l’autre main sur le livre qu’il referma. L’instant d’après il lui tendait un objet en souriant : « pour ton bien, tu devrais faire un meilleur choix de lecture au lieu de ça ». Et il lui offrit un petit livre, vert, qu’il tenait dans la main — celle-là même qu’il avait posée sur Dostoïevski pour le refermer —, le Saint Coran dans les deux langues, traduction de Muhammad Hamidullah. « Garde-le, mais sois discret. Tu devrais te rapprocher plus de Dieu, apprendre la Sira des khalifes, les paroles du Prophète que le Salut soit sur lui… c’est beaucoup plus important ». Tarik parlait de ces temps anciens de l’Islam, des Sohabas. L’ignorance de Larbi le faisait sourire, mais il ne le rudoyait pas. En lui répétant ce qu’il lui avait déjà dit, en lui parlant comme à un jeune frère, sans le brusquer, sans l’intimider, sans le contraindre, en posant son bras sur ses épaules, Tarik savait qu’il empruntait la meilleure voie, celle qui fera de Larbi un ami d’El-Nasr. « Viens, on va dans la cour ». Larbi glissa Souvenirs de la maison des morts sur l’étagère « Aa–Bz », à l’angle. Volontairement, et comme il le faisait chaque fois qu’il finissait d’en lire quelques pages, parfois une seule, il ne rangea pas le livre à l’emplacement qui est le sien, pour que personne ne l’emprunte. Ce n’était pas la première fois que Tarik lui apportait la connaissance de sa propre religion. C’est lui qui lui apprit à pratiquer correctement, à respecter scrupuleusement les rites. Tarik commença par lui apprendre la profession de foi, lui en donner le sens profond. « C’est le plus important », disait-il. Puis à faire les ablutions, les grandes et les petites : « on se nettoie les parties intimes avec la main gauche et le reste du corps avec l’une ou l’autre main. Mais c’est la main droite qui puise l’eau. Et l’on commence toujours par laver la partie droite du corps. » Plus tard — il prenait son temps, répétait, corrigeait — Tarik lui apprit deux ou trois ayates, des versets, puis la salat, la prière, le sujud, comment se prosterner, comment faire une raqaa, une inclinaison… ce qu’il faut réciter, jusqu’aux salutations, fléchir la tête d’abord à droite et saluer son voisin « essalamou alaykoum wa rahmatou Allah », puis à gauche, et répéter la salutation. Tarik connaît tout cela sur le bout des doigts, il maîtrise tout cela comme une respiration. « Un jour je t’offrirai les recommandations de Sa Bienveillance le cheikh Abdul-Aziz-Ibn Abdullah Ibn Bâz, et celles de cheikh Saleh Ibn Fawzan Ibn Abdillah Al Fawzan, tu verras, c’est formidable ». Larbi eut envie de rire à l’écoute de ces noms sans fin, ces noms d’un autre monde, un monde lointain qu’on ne voit qu’à la télévision, en la forme de tuniques soyeuses brodées d’argent, ou de turbans dorés, portés avec élégance par des émirs ou des princes orientaux courtisés par les hommes politiques et les businessmen du Grand monde, frères d’affaires. Des noms d’un monde inconnu, mais Larbi se retint de rire. Dans son cœur il se nichait, plutôt qu’une banale amitié, une sorte d’admiration océane.

Il y a près d’un mois, le 22 décembre, des éducateurs et éducatrices étaient venus avec leur compagne ou compagnon et leurs enfants pour célébrer Noël avec les résidents et leurs parents. Le samedi suivant par contre, il n’y avait aucun étranger au centre. Tarik était resté cloîtré dans sa chambre ces deux samedis-là. C’est ainsi que Larbi s’apercevait au fil des semaines que le comportement de son ami Tarik se modifiait ou peut-être qu’il découvrait des facettes qu’il lui avait jusque-là cachées et qu’il lui dévoilait peu à peu. Larbi mit cela sur le compte de son tempérament. Peut-être, pensa-t-il, que le caractère de Tarik ne le prédisposait pas à tout lui dire en quelques semaines. Mais on était à plus que quelques semaines, cela faisait cinq mois que Tarik et Larbi se connaissaient. Il lui semblait plus rigide, fallait-il lui en parler, mais comment lui dire ? Larbi respecte beaucoup son ami, il a une profonde admiration pour lui, mais il ne comprend pas pourquoi on n’est pas de bons musulmans parce qu’on participe à la préparation des fêtes de Noël, « quel mal à fêter la naissance de Jésus, notre prophète ! » pensait-il. Jeddi le lui avait bien dit, Jésus notre maître, Sidna Issa, est un parmi les prophètes des musulmans. Lui-même, Tarik, le lui avait dit. Pourquoi on n’est pas de bons musulmans parce qu’on parcourt Souvenirs de la maison des morts ou parce qu’on célèbre la nouvelle année — ce sont les reproches que lui fit Tarik — « tu es musulman, tu ne dois pas fêter Noël ni le réveillon du Nouvel An, c’est haram. » Larbi comprend d’autant moins ces paroles que ses parents lui offrirent toujours un cadeau à Noël, qu’il y eut toujours chez eux une ambiance de fête le dernier jour de l’an, sauf en 2003 bien sûr, mais Larbi se gardait d’évoquer certains problèmes familiaux devant son ami. Il ne comprend pas ces paroles de Tarik alors que tous ses camarades de cité participaient aux réjouissances de fin d’année, un peu moins ces dernières années il est vrai. Larbi se posait ces questions, sans savoir comment lui-même se comporterait dans un mois, un an. Tarik et lui restèrent en froid plus d’une semaine. Larbi espérait que cela ne dure pas et il eut raison d’espérer. Tarik fit le premier pas vers la réconciliation quelques jours avant sa sortie.

L’enfermement de Tarik arrive donc à son terme. Il sera dans quelques heures de nouveau libre. « Tu me trouveras ici », dit-il à son ami en lui tendant un bout de papier sur lequel il écrivit un numéro de téléphone, une adresse électronique et l’adresse postale d’une mosquée. « Tu me trouveras ici », lui répète-t-il en tapotant la feuille de papier avec l’index sous l’adresse de la mosquée. Larbi glisse la feuille dans sa poche et tend la joue, mais Tarik l’entoure de ses bras comme un frère, lui donne de petites tapes sur le dos. On ne s’embrasse pas. Dans les rues de Savigny, la température avoisine les trois degrés au-dessous de zéro ce 19 janvier. Une température de février qui s’invite au cœur de janvier.

La journée fut longue. Larbi est très fatigué, allongé sur son lit, les bras croisés sous la tête. Ses yeux grands ouverts fixent au plafond la peinture blanche, elle tire sur le beige, qui se craquelle. Ses idées se brouillent. À l’angle, une affiche déchirée de Zidane dont il avait oublié le large sourire et le regard perçant qu’il lui adresse chaque fois que ses yeux se portent sur lui. Il ne sait comment l’image de son héros chemina dans son esprit au point de se transformer, comment elle le mena vers son ami Tarik, peut-être le sourire, pense-t-il. Larbi ne trouve pas le sommeil et il est tard. Cette journée du 10 mars 2008 restera, pour sûr, longtemps gravée dans sa mémoire. Il la marquera d’une pierre blanche. Il s’interroge : « marquer d’une pierre blanche, d’où vient cette expression ? n’est-elle pas haram ? »  En ce moment, l’esprit de Larbi est assailli de questionnements et de nombreuses images, récentes pour la plupart. Il se souvient qu’il eut un frisson le matin devant le portail du CEF. Une brise soufflait et sa joie de se retrouver définitivement libre fut décuplée lorsqu’il aperçut Yanis et Sarah qui l’attendaient dans la GTX verte du frère. Au moment où il pensa « définitivement », il tressaillit. Une même sensation de joie, un même frémissement parcourt son dos, alors qu’il est dans son lit à s’en souvenir. Ce lundi matin, au terme d’une année pleine, Larbi quittait le CEF de Savigny. Une belle journée de fin d’hiver, chaude et belle comme celle d’un printemps du sud, s’annonçait, prometteuse d’autres beaux jours aussi chauds et beaux. Dans le sac qu’il serrait dans la main, un sac de sport que lui offrit Moussa au nom de toute l’équipe éducative, Larbi avait glissé au milieu de ses effets vestimentaires le livre sur les forçats d’un bagne de Sibérie et son chapelet de trente-trois perles.

Larbi était plutôt satisfait des dernières semaines de son parcours. Dans le cadre du projet de sortie, il avait conclu un contrat avec un garagiste de Belleville, connu par les responsables du CEF pour avoir embauché plusieurs jeunes du centre éducatif. Chaque matin Larbi prenait le RER C jusqu’à Notre-Dame puis les lignes 4 et 11 du métro jusqu’à Ménilmontant. Puis il remontait la rue du même nom jusqu’à la rue des Pyrénées qu’il longeait à gauche sur deux cents mètres. Il arrivait que le formateur technique l’accompagnât. Prendre les transports seul, sans éducateur, était encouragé et le critère confiance était un élément très important dans la réussite du projet. Lorsqu’il prenait seul les transports, Larbi aimait parcourir Souvenirs de la maison des morts dont il avait lu des pages entières à la bibliothèque du centre. Pas lorsque Moussa l’accompagnait. Dans le centre Larbi cachait le livre. Il ne voulait pas qu’on le surprenne avec, car il l’avait dérobé à la bibliothèque. 

La première fois que Larbi revit Tarik, il ne le reconnut pas. C’était à la sortie du garage, il allait prendre son kébab. Un gaillard s’approchait de lui en souriant, les bras en l’air, sur le point de l’enlacer. Il eut un mouvement de recul, puis se reprit aussitôt lorsque le jeune homme lui lança « wech Larbi tu ne me reconnais pas ? » Tarik prononça ce mot « wech » en même temps qu’il fit un autre geste de la main suspendue pour qu’il fût mieux saisi par Larbi, mieux entendu en quelque sorte, et ce geste-là Larbi le connaissait bien, mais il lui fallut quelques longues secondes pour l’associer à son compagnon d’enfermement. Oui, c’était bien son ami Tarik qui se tenait là devant lui. Il avait une barbe aussi fournie et longue que celle de Louis le Soumis le prédicateur, et des cheveux noirs qui lui tombaient sur les épaules, couvrant toute la nuque. « En si peu de temps ? ça ne peut être qu’une perruque » avait pensé Larbi, mais il n’osa pas parler de cela à son ami, ce n’était pas le moment. Larbi était persuadé qu’il avait pris dix centimètres. Il n’osa pas non plus lui poser la question. Il avait embelli. Il ne l’aurait pas reconnu si Tarik n’était venu à lui. Il était midi trente. Les deux amis déjeunèrent dans une gargote tunisienne, Le Djerba, que fréquente Tarik, « le patron est un frère ». Ils prirent chacun un thé à la menthe et un maqroud à la suite du plat de loubia, échangèrent des nouvelles sur le CEF, sur la famille, les frères, la prière. En sortant du restaurant, Tarik fit un signe au frère. Il paiera plus tard. À la fin de la journée de stage pratique, Larbi retourna à Savigny. Dans sa poche, il avait mis le chapelet en bois que lui avait offert son ami. « Tu loueras les quatre-vingt-dix-neuf noms d’Allah, apprends-les ». Les jours suivants, Larbi retrouvait son ami au même endroit et leur discussion portait invariablement sur le CEF, la famille, les frères, la prière. Tarik réglait chaque fois l’addition. Pas question pour lui de laisser Larbi mettre une pièce. Ce fut ainsi chaque fois que Larbi se rendit au garage jusqu’à cette dernière semaine, celle du bilan.

Mais là, il est tard, Larbi est fatigué et déjà il s’impatiente de le retrouver à des jours, à des heures qu’on ne lui imposera pas, complètement libre. Il lui faut également renouer avec la famille, les amis, le quartier. Dans son esprit éprouvé, toutes ses pensées s’imbriquent, elles le fatiguent un peu plus. Larbi est heureux.

Les années passèrent sur les villes comme sur les hommes. Clichy se désespère plus encore qu’hier. Pour Charly elle ne fut qu’une étape. Il y en aura d’autres, mais il ne sait lesquelles. Si Charly déteste Clichy-sous-Bois, la voue aux gémonies, il adule Jérusalem. Son livre se vendit relativement bien… « Yerushaláyim, ville de la paix terrestre, ville de la paix céleste mon joyau, est en proie aux populations allogènes, ces hordes déferlant du sud et de l’est ». Il anima plusieurs rencontres dans des librairies, à Paris, à Bruxelles, à Jérusalem, pour la promotion de son essai. Et jusqu’au Salon du livre de Paris dernièrement, au stand des éditions Babel (auxquelles sont associées les éditions israéliennes Kinneret Z-B). Un Salon à l’honneur d’Israël qui fête le soixantième anniversaire de sa création. L’esprit de Charly est encore rempli d’images de la visite qu’effectua le président Shimon Pérès au Salon. Certaines s’estompèrent, d’autres sont très vives. Il s’émut à la pensée de la soirée organisée par le CRIF au Palais des Congrès, de la prière du président, près duquel il se retrouva — à moins de dix mètres — « si je t’oublie, Yerushaláyim, que ma main droite se dessèche. »  

Ce mardi à 7 h 12 le jingle de La chronique de Charly cinglera comme un coup de fouet. Charly n’y est pas encore. En ce moment il est assis devant la grande vitre qui le sépare du technicien et attend le signal. Il apporte une dernière retouche, modifie quelques termes de son intervention en dégustant son café-mousse. Dans quelques minutes ce sera à lui. Il parlera. Il frappera fort. Très fort. Ce sera juste après la pub lorsque le technicien pointera un doigt en sa direction. Dans deux ou trois minutes. Les débats sur l’identité nationale qui secouent la France depuis quelque temps ne le satisfont pas du tout. Il les trouve timorés, comme verrouillés. Il est convaincu que la parole est encore bridée. « On fait encore beaucoup dans le politiquement correct, dit-il souvent, dans l’autocensure ». La nuit écoulée fut quelque peu agitée. Il s’était redressé sur son lit — c’était la seconde fois —, tâta la table de chevet à la recherche de l’interrupteur pour allumer la lampe à poser. Il tendit la main pour prendre la feuille sur laquelle il avait couché son intervention. Il parcourut le passage qui lui apparut imprécis, qui ne lui convenait pas tout à fait. Il en corrigea quelques phrases telles qu’elles lui furent suggérées dans son rêve, puis il se rendormit. Maintenant — alors qu’il est sur le point d’intervenir en direct sur les ondes —, il lui semble que le rêve qui l’enveloppa cette nuit d’une certaine manière l’encouragea. Il était venu lui tendre la main. Lui dire combien il a raison. C’est pourquoi il biffa plusieurs segments de phrases pour les remplacer par d’autres, plus directs, plus forts, suggérés par l’obscurité de sa nuit. Il lui fallait traduire au plus juste sa pensée. Ne pas prendre des chemins de traverse. Dire ce qui l’habite au plus profond. Le jingle va retentir dans une minute. « De toutes les façons les auditeurs connaissent mes positions », se rassure-t-il. Ce sont probablement les mêmes qui le regardent à la télévision où il est assez fréquemment invité par des présentateurs amis, comme en échange de bons procédés, car lui aussi invite des animateurs à son émission du vendredi soir qui à leur tour le sollicitent. Ils s’invitent les uns les autres, ils vont d’un studio à un autre, radio et télé confondues (mais aussi d’un restaurant à un autre, d’une soirée à une autre) : Charly fut invité chez Ruquier, puis chez Arthur, chez Ardisson… des Enfants de la télé à Tout le monde en parle, et à On va s’gêner… Charly est présenté comme étant aussi « un spécialiste du monde arabe et du Moyen-Orient ». Lui à son tour, de nouveau, leur offre les micros de son émission et leur attribue des titres ronflants. Et ils portent presque tous, mais cela n’est point surprenant, les mêmes lunettes, les mêmes vestes, affichent les mêmes tics physiques et manies langagières. Ils se congratulent les uns les autres, pourquoi se gêner en effet. Et les félicitations tournent en boucle comme un film de série B qu’on s’arrache, parce que pas cher et facilement accessible, c’est-à-dire superficiel. Et c’est ce qui emporte une large adhésion. « Quoi qu’il en soit les auditeurs me soutiennent ». Charly reçoit régulièrement des corbeilles entières pleines, des kilos, de lettres d’encouragement. Il se perçoit lui-même comme un boxeur sur un ring adulé par les trois quarts de l’assistance et cela suffit à le rendre très optimiste. Il est même heureux et quelque peu surpris de constater que la mayonnaise prend si facilement. Le jingle va retentir. Il prend les deux ou trois dernières notes, porte de nouveau la tasse de cappuccino à ses lèvres, regarde à travers la vitre du studio le doigt qui est pointé vers lui. Avec sa main gauche, il balaie de haut en bas sa chemise jaune cintrée, quelque souillure trop visible. Charly grimace, car à la seconde même où il s’apprête à entamer son texte, des images de Beyrouth en feu assiègent son esprit. Il avait trente et un ans et le courage aveugle et sans concession de ses armes à soustraire, liquider, effacer. Il sort un kleenex pour s’éponger le front, le cou, ajuste ses talons sur le repose-pieds de son siège assis debout, cale son fessier, gargouille sous le menton juste avant l’ouverture du micro, le visage cramoisi jusqu’aux oreilles. De rage ou de peur. Pas de honte, non. De rares reproches d’auditeurs mentionnèrent qu’il l’avait depuis longtemps bue. Il se racle la gorge alors qu’il reçoit une directive dans l’oreillette, que le jingle s’évanouit. Une lumière rouge au-dessus de la vitre du studio clignote et la main du technicien se tend vers lui :   

« Bonjour à tous. Aujourd’hui ‘‘Le Grand remplacement’’. Depuis une trentaine d’années, notre pays est entré en décadence. Notre grand roman national est déconstruit, mis à terre. Nous sommes inondés par une sous-culture généralisée. La France se défrancise. La belle langue française, langue de civilisation, langue des Lumières est dégradée, paupérisée, violentée, abâtardie, créolisée, décomposée. » La voix de Charly est posée, plate, presque uniforme. Il continue « écoutez comment les jeunes des cités la méprisent, palabrant dans un langage impur, un charabia maghrébin–africain, enfermés dans des tours d’ivoire communautaristes… » L’instant d’un battement de cils Charly revoit son père Gaston agiter la main, ‘‘n’oublie jamais mon fils, zakhor, zakhor…’’ lui répète-t-il en lui tendant L’Écho d’Oran, ‘‘ils étaient six Arabes, regarde c’est écrit là, Mokhamed Lakrim, Khamed Amrani, Ali…’’ les noms défilent. Gaston et Mimoun son père, qui l’accompagnait au collège, ‘‘ont été agressés par six Arabes à hauteur du boulevard Sébastopol non loin de la Grande synagogue.’’ Charly se souvient encore des six noms qu’il avait soigneusement recopiés sur une feuille de cahier qu’il scotcha au bas de l’article du journal. ‘‘Six Arabes…’’ Un battement de cils. Derrière la vitre du studio, un doigt est pointé sur lui et cette lumière rouge qui clignote : « Il faut déchoir de la nationalité tous ces banlieusards, toute cette racaille tous ces délinquants qui n’ont pas été et ne sont toujours pas loyaux vis-à-vis de notre passé, de notre pays qui les accueille. Il faut dire et répéter l’échec de l’intégration. Les Mohamed, les Fatimatou, quelque chose, ne peuvent pas être français. Continuer à s’appeler Mohamed ou Fatimatou à la troisième ou quatrième génération c’est refuser nos valeurs, c’est refuser l’assimilation à l’essence française. Dès lors qu’on est Français, nos ancêtres sont les Gaulois, Vercingétorix, Pépin le Bref, pas Mahomet, pas Saladin ! » Maintenant le débit de Charly est plus rapide et le ton de sa voix monta de plusieurs crans. « Nos ancêtres sont le socle de notre récit national. Ces gens-là, tous ces Mohamed, toutes ces Fatimatou sont infidèles à la France historique. Ils lui tournent le dos, veulent imposer leur Charia, nous soumettre. Il nous faut changer les lois. C’est une question de survie. La religion mahométane n’a pas sa place dans notre cher pays. La France n’est pas une terre d’islam. Les musulmans n’ont d’autre choix que de renoncer à leurs coutumes anachroniques ou bien quitter la France et aller vers le pays d’origine de leurs parents. Telle est la grande solution à laquelle nous sommes nombreux à croire. Il nous faut abroger le droit du sol. Il faut mettre un terme au Grand remplacement du peuple français par d’autres peuples venus d’Afrique du Nord, du Sud et d’Asie. Ce Grand remplacement commencé il y a quarante ans entraîne petit à petit la perte de notre identité, de notre culture au profit de l’islam. Ce Grand remplacement de notre population est un crime qui se commet au grand jour contre notre France, contre notre Europe bien comprise. Il faut y mettre un terme par tous les moyens. Écoutez s’il vous plaît le XXe chant de l’Apocalypse, j’ouvre les guillemets, écoutez : ‘‘Le temps des mille ans s’achève. Voilà que sortent les nations qui sont aux quatre coins de la terre et qui égalent en nombre le sable de la mer. Elles partiront en expédition sur la surface de la Terre, elles investiront le camp des Saints et la Ville bien-aimée.’’ Fin de citation. Chers auditeurs, notre longue histoire judéo-chrétienne est remise en cause. Notre identité séculaire est attaquée. » Un nouveau battement de cils extrait Charly de son texte. Il tousse. Il se revoit avec ses camarades de guerre poser, le sourire large, devant les objectifs, les pieds minutieusement appliqués sur les cadavres et les doigts en V. Il sourit à sa mémoire. Quelques heures auparavant ils pénétraient dans les camps. Un silence de mort recouvrait Sabra et Chatila peu après la coupure d’électricité. À 18 h les troupes anti-palestiniennes pénétraient dans les camps, par le sud. Ils entendirent des tirs d’armes automatiques avant l’explosion générale. Des Bulldozers Aleph parcouraient les zones d’ouest à nord. Des fusées éclairaient les Sayeret Mat’Kal israéliennes. Puis un long silence au bout duquel la victoire attendue. Charly se reprend, ne sourit plus : « Pardon — il se racle la gorge bruyamment —, pardon. Ces gens-là, il y a quelques années, ils menèrent une guerre contre la France à partir des banlieues. On nous dit, le petit doigt sur la couture du pantalon, ‘‘la discrimination positive est la solution’’, mais elle est scandaleuse cette discrimination, c’est du racisme anti-blanc. La France aujourd’hui n’est plus que l’ombre de sa grandeur passée, à cause de l’immigration massive. Le Japon est un grand pays, une grande nation homogène parce qu’il ne connaît pas de violence, parce qu’il a toujours refusé l’immigration de masse. La France aujourd’hui n’est plus que l’ombre de sa grandeur du 19e et même d’une partie du 20e siècle. Elle a été transformée en une sorte d’auditorium droit-de-l’hommesque. À Gare du nord le soir, c’est le cauchemar absolu, tous ces Noirs, ces Arabes, mais dans quel pays sommes-nous ? Mais quelle douleur, mais quelle douleur ! On nous dit ‘‘vous êtes islamophobes’’, mais l’islamophobie c’est de la résistance !… Les Français de souche sont invectivés, stigmatisés par les hérauts du politiquement correct et de l’antiracisme qui évitent les questions que se posent légitimement des millions de Français. La majorité des Français est contre le multiculturalisme, contre l’islam, cette névrose de l’humanité ». Charly s’éponge le front, il perd pied. Tousse. À mal au ventre. Il retire le pied du repose-pieds de son siège pour le poser sur le sol. Maintenant qu’il est debout, il se libère des gaz qui l’encombraient et aspire à pleins poumons. Il va mieux, mais son esprit demeure à Beyrouth. Le ciel au-dessus des ruelles des camps palestiniens s’illumine. Des avions lancent des torches au magnésium. La parole est aux armes, toutes les armes, légères et lourdes, appuyées par toutes sortes d’engins terrestres et aériens. Raphaël Sheytan félicite les troupes pour avoir rendu leur honneur aux Libanais. Charly reprend, le ton est au plus haut, la voix s’étrangle, la respiration est perturbée. L’auditeur le devine s’agiter sur son siège, agiter les bras, remuer le postérieur : « Il est de notre droit, mais aussi de notre devoir de contribuer à préserver notre identité, notre culture occidentale en endiguant l’islamisation en cours, en éradiquant leurs fossoyeurs. (Dans son ventre le gargouillement des intestins reprend). Et lorsque notre cher collègue et ami Olivier Elmagribi s’insurge, lorsqu’il lance un SOS en ces termes, écoutez bien ! Lorsqu’il alerte ‘‘dans les villes, mais aussi dans les campagnes, notre territoire renoue avec les grandes razzias, pillages d’autrefois. Les grandes invasions d’après la chute de Rome sont désormais remplacées par les bandes de Tchétchènes, de Roms, de Kosovars, de Maghrébins, d’Africains qui dévalisent, violentent ou dépouillent’’ je suis entièrement d’accord avec lui ! Ceux qui veulent nous interdire de penser l’ennemi, de le présenter, de le haïr, ceux-là officient contre notre Eret… » Charly dit « Eret… » et aussitôt étouffe dans l’œuf le mot qu’il était sur le point de prononcer, le mot Eretz, et un autre qui suivait celui-ci tout naturellement. Il se reprend, il dit « ceux-là qui officient contre notre France éternelle » en appuyant avec excès sur les derniers termes, à se mordre la langue. « Ceux-là et les politiques qui nous gouvernent je les renvoie au regretté Carl Schmitt qui disait : ‘‘la grandeur de la politique tient à cette possibilité permanente de situations exceptionnelles où il faut décider, et précisait-il, la discrimination ami/ennemi est la distinction spécifique du politique.’’ » Charly fait signe au technicien, arrache son oreillette. Il se raidit, descend du siège en brandissant sa feuille de papier. Il se recule et crie dans le vide « connards, fumiers ! » Puis il lâche la feuille qui tourbillonne avant de glisser sur la moquette. Charly n’a pas le temps de la ramasser. Il fait quelques mètres les cuisses serrées, retient la respiration en gémissant. Un filet d’urine coule le long des jambes de son pantalon, souille le tapis. Des collègues s’esclaffent. Lui, éclate en sanglots. Le technicien, pris au dépourvu, il n’était pas prêt, appuie sur le bouton des spots publicitaires, « ‘Nerf’ ! La guerre des ‘Nerf’ continue avec le Raider CS 35 conçu pour tout dégommer, il est doté d’un chargeur 35 cartouches pour une puissance de tir extrême ! ‘Nerf’ pure action, pur délire ! nerf.fr »   

Larbi rencontra pour la première fois Louis le Soumis dans la mosquée El-Nour à Belleville, un jour de mai, peu après sa libération du CEF. C’est lui qui dirigeait la khotba, le sermon. Larbi n’en savait presque rien. C’est Tarik qui le mit au courant. Il était mieux introduit et savait beaucoup de choses sur tout le monde, sur les frères, et notamment Louis le Soumis. C’est un « Français de souche » converti à l’Islam trois ans auparavant. Il naquit Louis Saint-Christophe en 1970 à Paris. Larbi le retrouvera plusieurs fois, parfois dans la mosquée à l’occasion de la prière du vendredi, parfois lors des rencontres hebdomadaires, le dimanche, rencontres qu’organise El-Nasr. C’est une association qui est hébergée par la mosquée El-Nour. Il lui arrive de le croiser dans le quartier lors des distributions de repas aux nécessiteux, aux sans domicile fixe. Le Soumis a toujours un mot pour chacun. Il aime changer de lieu pour rencontrer le maximum de gens. C’est pourquoi il n’est pas toujours à Belleville. On le voyait souvent dans la mosquée de la rue de Tanger. Mais depuis sa démolition, on le rencontre tantôt à Sartrouville, tantôt à Montfermeil ou à Montreuil. On dit qu’en certaines occasions il porte un masque.

Dans la mosquée, les dimanches, à la suite de la dernière prière du jour, la prière d’el-îcha, on récite le Coran, on parle de Charia et autres pratiques religieuses, de la belle époque des Sohaba, mais aussi des guerres Iran–Irak, de l’Afghanistan, des attentats de 2001, des révoltes de 2005… Et de l’actualité aussi, du coup d’État en Mauritanie, bref de l’état du monde tel qu’il est et tel qu’il devrait être. Le prédicateur du dimanche soir est toujours le même : Walado El-Mimoun. C’est un homme dans la force de l’âge, petit, frêle. Il semble fragile, mais c’est un fougueux et déterminé. Il porte en lui une force qu’on dirait innée. Il vit dit-on de la générosité de ses fidèles et il en a dans toutes les associations El-Nasr du pays qu’il parcourt à longueur d’année. Dans chacune d’elles, il est reçu avec le même accueil enthousiaste. Larbi imagine son père avec une grosse barbe et une chevelure fournie et ondoyante, comme celle de cet homme devant lui. « Il lui ressemblerait drôlement ». Cette pensée le fait sourire. Les origines du prédicateur se situent au Moyen-Orient, mais personne ne sait exactement dans quel pays. Lui-même entretient le doute. L’on sait seulement qu’il passa de nombreuses années à Londres et qu’il eut maille à partir avec la justice du pays. Disposant d’un passeport européen, il se déplace de pays en pays au gré des exigences militantes et de l’importance de la porosité des frontières, car plusieurs pays l’ont à l’œil, et parfois même déclaré PNG, persona non grata. Dans ses conférences il fait fréquemment référence à des hommes comme Cheikh Abdul-Aziz-Ibn Abdullah Ibn Bâz dont il recommande la lecture de son livre, particulièrement aux débutants : « Les leçons importantes pour toute la Communauté ». Il cite abondamment Abu Muhammed Al Maqdisi et son « Taâmoulat Fi Husn El Dhin bi Allah » ainsi que « This is our Aqidah ». Récemment il évoqua le « Hukm el Islam fi eddimogratiya » de Abd el Moun’im Moustapha Halima. Il arrive qu’on visionne des vidéos, comme celles de Anouar Al-Awlaki dans lesquelles on appelle au djihad contre les impies. Mais un autre ouvrage d’un groupe nommé El-Mouwahhidoûn circule parmi les fidèles, « Déviances et incohérences chez les prêcheurs de la décadence ». C’est celui-ci que recommande Tarik à Larbi. Il le lui tend. « Lis ! » Larbi ouvre le livre, parcourt une page prise au hasard : « Le Jihâd occupe une place prépondérante en Islam, au point que plus d’un tiers du Coran traite de cette question, sans parler de la Tradition du Sceau des Messagers ‘alayhim salat wa salam… Que la majorité des musulmans se soit laissée terroriser par la propagande des koffars des hypocrites et apostats, au point de ne plus oser, ne serait-ce qu’en parler, n’y changera rien : le Djihad demeurera sans interruption et jusqu’à la Fin des Temps un pilier essentiel de l’Islam, un devoir, et le Chemin vers l’Agrément d’Allah ‘azza wa jalla… Allah dit : Inna Allaha chtara mina el-mouminina enfoussahoum wa amwalahoum bi-anna lahoum el-jennata youqatilouna fi sabili Allahi… Ainsi Allah a-t-Il acheté des croyants leur âme et leurs biens en échange du Paradis : ils combattent dans le sentier d’Allah, puis ils tuent, aussi bien qu’ils sont eux-mêmes tués. Promesse vraie qui, dans la Thora et l’Évangile et le Coran Lui incombe. Et qui, plus qu’Allah, s’acquitte de son contrat ? — Réjouissez-vous du troc que vous avez troqué. Voilà l’énorme succès !… Ceux qui croient en Allah et au Jour dernier ne te demandent pas l’autorisation quand il s’agit de lutter de biens et de corps… » Le document insiste sur le rôle néfaste que joue Tariq Ramadan en Europe, « ses hérésies ont atteint une ampleur jamais égalée », mais il n’est pas le seul intellectuel musulman à être ainsi renié. La plupart sont des koffars aux yeux de El-Mouwahhidoûn, des ennemis de Dieu. 

En sus du dimanche, d’autres réunions ont lieu sous l’autorité de Louis le Soumis. Des réunions spéciales, très cloisonnées. On y vilipende les intellectuels néfastes, les hommes politiques, les journalistes… de France, d’Europe et d’autres contrées, sans distinction de croyance. On y donne toutes sortes de recommandations, toujours justifiées, validées par des exemples puisés dans les premiers temps de l’Islam, l’Islam authentique. Des réunions fermées auxquelles Larbi sera intégré plus tard, lorsqu’il aura réussi tous les contrôles, récité tous les engagements, manifesté une assiduité sans faille, accepté certaines conditions, dont des « services à rendre à l’Islam », et après qu’il sera clairement mis en garde, « si jamais il y a une fuite… » Larbi sera admis dans le très restreint Comité des frères. On lui signifiera qu’il est un combattant de l’ombre, « tu es désormais un soldat de l’ombre au service de la Oumma. » Une Communauté pour laquelle, il en fera le serment sur le livre saint, Larbi est prêt à aller jusqu’au sacrifice suprême, l’estichhad.

Les invités sont confortablement installés sur l’imposant canapé d’angle en cuir, au design moderne. Sur son agréable, mais instable fauteuil en croûte de cuir, Charly leur fait face. Personne ne prête attention aux bavardages de la télévision. Sur le siège sont assis de droite à gauche Marek et ses deux comparses de l’équipe de la sous-zone « départements périphériques », Eli C., Élisa Lewinski, on l’appelle Lény, parfois Lisa, et Bernard Goszczynski-Lafange. Lui on l’appelle tantôt Bernard, tantôt Pinky. Pinky pour son aspect vestimentaire, car il porte toujours du rose, un bracelet rose, des lunettes roses, une cravate rose ou, comme ce jour, une ceinture rose. Les plus farouches de ses adversaires (ils ne sont pas quantité négligeable) l’appellent Lafange. Goszczynski-Lafange est né en Algérie comme Charly, à Béni-Saf une petite ville côtière qui se trouve à quatre-vingts kilomètres à l’ouest d’Oran. Les deux nouveaux connaissent l’appartement de Charly. Ils y furent formés d’une certaine manière. Eux aussi sont désormais des sayanim. Élisa et Pinky remplacent Raphaël E. et Victor O., mais leur rôle est différent. Raphaël E. purge une peine de trois décennies dans la prison de Kerobokan à Bali pour constitution d’un réseau de pédophilie et de trafic de drogue. Quant à Victor O., il fut abattu lors d’un soulèvement populaire à Ramallah cinq ans auparavant. Avec cinq de ses collègues de l’unité israélienne Douvdevan, Victor avait tenté d’infiltrer un nouveau groupe de manifestants palestiniens. Il avait quitté la France pour Israël moins d’un an après les révoltes des banlieues. La charge des soldats israéliens était d’une violence inouïe. Victor, contrairement aux expériences antérieures, fut cette fois-là démasqué, car il n’avait pu donner le code qu’un jeune résistant palestinien lui demandait. Un code (différent selon les quartiers de Ramallah) qu’avaient décidé de partager les manifestants palestiniens avant le soulèvement, et que les chefs de Victor — il activait sous les ordres indirects de Avi Sivan — ignoraient. Victor n’eut pas le temps d’utiliser le pistolet automatique qu’il venait d’extraire de la poche de son jean. Le Palestinien lui sauta dessus et lui assena plusieurs coups de couteau, dans le ventre, dans le cœur, dans le visage, dans les bras. 

Lény et Pinky sont deux intellectuels franco-israéliens, au caractère trempé dans des convictions elles-mêmes chevillées au corps et à l’esprit de l’État d’Israël qui les imbibent. Ils furent recrutés, à la brasserie Le Rabelais par Charly et un collaborateur du nouvel attaché culturel et chef Tevel à l’ambassade d’Israël, monsieur Ziv Nevo qui remplaça Ziv Kuneman. Tous deux, Élisa et Pinky, avaient leurs entrées dans de nombreux médias français et un ascendant sur nombre de leurs responsables. Et c’est bien pour cette raison qu’ils furent sélectionnés par le chef Tevel. « Notre pays est en train de perdre la bataille de l’information, les Français n’en font pas assez, dépassés par les réseaux sociaux ! », leur avait dit l’agent israélien. Après avoir pris soin de fermer les fenêtres, Charly alluma lustre et lampadaires, et augmenta le son de la télévision, on ne sait jamais. La chaîne rediffuse la Finale de la dernière coupe du monde de football opposant l’Argentine et l’Allemagne. Charly rejoint sa place. Il reprend la parole qu’il avait cédée à Lény et Bernard, non pour qu’ils se présentent, mais pour qu’ils donnent leur point de vue sur l’exacerbation des conflits, « quels qu’ils soient » en Europe ou en France. Charly commence par attirer l’attention sur la gravité de la situation aux portes de l’Europe : dans certains pays arabes, africains… et moyen-orientaux. « Cette fois ces préoccupations alarmantes doivent nécessiter notre totale, notre absolue mobilisation… Le risque de déstabilisation de nos pays à cause des bouleversements en cours au Moyen-Orient et sur la rive sud de la Méditerranée est élevé. Nous devons participer à l’instauration d’un ordre nouveau selon nos intérêts bien compris… Des hordes de nègres et de musulmans accostent sur les côtes italiennes et grecques sans que cela inquiète nos dirigeants. » Charly poursuit en dénonçant la démission de l’Europe. Il alerte quant à ces « Arabes soi-disant Français qui portent haut les armes contre notre civilisation judéo-chrétienne. Rappelez-vous des émeutes de 2005. Il est de notre devoir de ne pas rater le rendez-vous avec l’histoire. Il est de notre devoir, nous, fers de lance, de stopper l’avancée de l’islam qui nous a déjà montré toutes ces années combien il est destructeur de notre identité juive, de l’identité judéo-chrétienne de la France. Alors, écoutez-moi bien. ‘‘Par la tromperie, la guerre tu mèneras !’’ Voici ce dont il s’agit… »

« La Cour d’appel de Rennes a confirmé ce jeudi la relaxe des deux policiers poursuivis pour non-assistance à personnes en danger, dans le cadre de l’enquête sur la mort des adolescents Zyed et Bouna en 2005, à Clichy-sous-Bois. » (AFP)

Sur les énormes tapis tressés en plastique qui recouvrent le sol de la salle attenante à la mosquée El-Nour, juste derrière le minbar, une quinzaine d’hommes patientent en bavardant. Ils viennent d’achever la prière d’el-îcha. Leur visage est fermé. Lorsque Walado El-Mimoun se présente, il lance à l’assemblée « essalaamou alaïkoum ». Tarik et Larbi sont présents, assis côte à côte. « Wa âlaykoumou essalaamou wa rahmatou Allahi wa barakaatouhou ! », que la paix, la miséricorde et la bénédiction d’Allah soient sur vous également, répondent-ils comme un seul homme en se redressant dans un doux et long murmure de reconnaissance. 

Larbi ne maîtrise pas totalement l’arabe, mais durant toutes ces dernières années, il réalisa d’importants progrès et les frères ne s’y sont pas trompés qui le félicitèrent à souhait. Il sait désormais lire sans difficulté notable un court texte, et comprend l’essentiel d’un discours élémentaire. Lors des rencontres que lui-même anime, Larbi utilise certes la langue maternelle, mais nombre de citations qu’il emploie sont en arabe. Sa foi se raffermit autant que sa haine envers les koffars en général et plus encore ceux que El-Mimoun et Le Soumis notamment citent régulièrement dans leurs prêches. Le visage d’El-Mimoun est grave lui aussi. Contrairement à son habitude, il commence par une très longue tirade dans laquelle il rappelle les noms illustres des premiers temps de l’Islam, les Sohabas, les khalifes et le Prophète Mohammed « Salla Allahou alayhi wa sellama…, que la bénédiction et le salut d’Allah soient sur lui. Ô, Allah, ouvre-nous les portes de Ta miséricorde… » Puis, dans une langue arabe châtiée, il se lance dans un long discours pour condamner le monde occidental, premier grand responsable de la grave situation dans laquelle patauge le monde arabe et musulman : « la Oumma islamique est attaquée, de toutes parts nous assistons à des tentatives et plus encore que des tentatives, à des ingérences occidentales dans les affaires de nos peuples, dans nos affaires pour nous imposer des systèmes contraires à nos valeurs, contraires à nos traditions, contraires à nos croyances… Ils ont détruit la Libye, ils ont massacré les Irakiens, les Syriens, le Monde arabe, et s’offusquent d’être la cible des soldats de Dieu. Ce sont les mêmes qui s’insurgent et crient ‘‘Daech, Daech !’’ pour mieux nous aveugler. » El-Mimoun cite des leaders politiques, des intellectuels et philosophes américains, anglais et français « qui s’érigent en guides, en protecteurs, mais en réalité ils agissent dans le seul intérêt de leurs Communautés et des Juifs. Certains d’entre eux s’en sont récemment vanté au dîner du CRIF. » Parmi les noms cités, Larbi entend celui de Charly. « Plusieurs journaux ont rapporté les paroles de Pinto — il dit « Bintou » —, je vous livre des extraits du Figaro et que Dieu me pardonne ». Et El-Mimoun retire de la poche de son âbaya blanche étriquée une page du journal, pliée en huit, qu’il lit, quelque peu hésitant, en roulant les r et en confondant les voyelles. « ‘‘Je porte en étendard ma fidélité à mon nom et ma fidélité au sionisme et à Israël… C’est en tant que juif que je participe à cette aventure politique, directement en France ou avec le soutien d’amis dans les pays arabes’’ Il dit laânatou Allahi âlayhim ajmaïn, que la malédiction de Dieu soit sur eux, et il poursuit la lecture, ‘‘c’est en tant que tel que je contribue à définir des fronts militants, que je concours à élaborer pour nos deux pays, la France et Israël, une stratégie et des tactiques…’’ Voilà ce qu’ils osent, reprend le cheikh en arabe. Par moment Larbi voyait son père. « El-Mimoun ressemble drôlement à papa », pensa-t-il en se demandant pourquoi il ne lui avait pas inculqué les rudiments sur l’état du monde et du monde arabo-musulman. Un frisson lui parcourut l’échine lorsqu’il se demanda ce que penserait son frère Yanis — qui lui recommande souvent d’être un homme droit et bon avec les autres — s’il savait qu’il fréquente cette mosquée depuis des années. Personne dans la famille ne le sait, ni même ses amis. D’ailleurs, il ne voit presque plus ses anciens amis de la cité. Larbi ne put ou ne voulut pas rétablir les ponts. Des amis, il en trouva d’autres, plus intéressants, et pieux comme lui. Le juge des enfants et Charly lui apparaissent un instant. Il voit Charly à Clichy-sous-Bois, puis à la télévision exprimant avec violence sa haine inouïe des Arabes et des musulmans. Larbi se demande ce qu’il continue de dire à la télévision. Depuis sa libération du centre de Savigny-sur-Orge, il ne la regarde plus, l’évite autant qu’il peut, haram. « Sept ans déjà ! » pense-t-il en redressant la poitrine. Il dit staghfirou Allah, pardon à Dieu. Il revient à l’imam. « Tous ces khoubatha malveillants sont responsables du marasme du monde et, par leur soutien direct ou indirect au taghout El-Alaoui, aux centaines de milliers de morts en Syrie, laânetou Allahi âlayhim el koul ». Amen, répond l’assemblée. « Pour toutes ces raisons mes chers frères nous avons l’obligation devant Dieu le miséricordieux d’envisager de nouvelles ripostes à la hauteur du défi qui nous est posé, encore plus fortes, encore plus terribles. » Puis de nouveau en français « des ripostes dignes de notre foi en Allah sobhanou. » L’allusion aux attentats qui ensanglantèrent Paris est rapide, El-Mimoun ne s’y attarde pas, « la riposte aux Koffars doit être toujours plus forte, toujours plus terrible ». Larbi exerce une forte pression sur ses doigts croisés jusqu’à faire accélérer l’afflux sanguin. Louis le Soumis est présent dans la salle. Il ne dit rien jusque-là. Maintenant il se lève et d’un pas lent, assuré, s’approche du minbar. Reste debout. Il prend la parole à son tour à la suite de deux autres membres de l’association. Le Soumis s’étend sur les commentateurs médiatiques les plus violents en appelant les musulmans sincères à ne pas se laisser intimider. À la fin de son intervention il lit deux versets coraniques : « Wa len tardha ânka elyahoudou wa la ennassara hatta tettabiâ millatahoum… » qu’il traduit en français « Et les juifs ne seront jamais contents de toi, les chrétiens non plus, jusqu’à ce que tu suives leur religion… Ô, les croyants ! Ne prenez pas pour amis les juifs et les chrétiens : ils sont amis les uns des autres. Et celui d’entre vous qui les prend pour amis, eh bien oui, il est des leurs. Non, Dieu ne guide pas le peuple prévaricateur ». Les dernières phrases de son discours, le Soumis les prononce en arabe « Wa qatilou fi sabili Allahi… Combattez dans le sentier d’Allah ceux qui vous combattent, et ne transgressez pas. Vraiment, Allah n’aime pas les transgresseurs !… Et tuez ceux-là, où que vous les rencontriez… Puis, lorsque les mois sacrés expirent, alors tuez ces faiseurs de dieux, où que vous les trouviez ; et capturez-les, et assiégez-les et tenez-vous tapis pour eux dans tout guet-apens… » Contrairement aux précédentes dont le débit était trop rapide, Larbi assimila parfaitement l’intervention de Louis le Soumis. Mais Tarik répondra à toutes les questions que son ami se pose, il reprendra pour lui l’essentiel des harangues. Peut-être précisera-t-il des expressions, des tournures, probablement ajoutera-t-il ses propres commentaires et d’autres. 

La nuit s’éclipse sous le regard indifférent des rares passants. Dans cette partie du quartier des Champs-Élysées, comme sur toute la ville, une pluie fine, continue, tombe sur la chaussée. Charly vient de finir sa chronique à RTL. Il est 7 h 45. Ce matin il traita de football, fait rarissime chez lui. Dans deux jours les joueurs du PSG affronteront au Parc des princes leurs grands rivaux de la cité phocéenne. Charly émit de sérieuses réserves sur « les Africains Kimpembe et Ben Arfa, trop indisciplinés et n’en faisant qu’à leur tête ». Puis il loua longuement « l’élégant petit Kevin Trapp qui peut faire un travail exceptionnel contre les Marseillais, certainement mieux que Areola ! » Après sa chronique, Charly quitta les studios du sous-sol sans traîner. Il est encore tout en sueur. Il porte sous le bras un fin classeur et plusieurs journaux. Il se trouve à l’extrémité de la rue Bayard et s’apprête à prendre l’avenue Montaigne. Sa démarche sur ses hauts talons est aussi raide que la veste du costume croisé gris foncé qu’il porte sur une chemise noire coupée par les trois couleurs bleu blanc rouge d’une imposante cravate. Il avance sous son ample parapluie droit noir qu’il tient comme un capitaine vainqueur de coupe tient son trophée, mais de sa seule main libre. Il traverse l’avenue à hauteur de la boutique Chanel. Sa démarche n’est plus alerte, mal assurée. Tout cela n’est pas nouveau, ses tempes sont grises et l’outrage du temps n’épargne personne, fut-elle reine de Saba ou de Chine. En face, il ralentit le pas, passe devant la Melli Bank qu’il ignore. Vendredi dernier il s’y était arrêté pour retirer quelques billets du distributeur, pas ce matin. Il fait d’autres pas, arrive à hauteur du numéro 41, devant la brasserie L’Avenue. D’un geste brusque, il secoue la poignée en bois de son parapluie noir Arabica et pousse la porte vitrée. Il le dépose dans le porte-parapluie, à l’angle près de la porte. À la vue d’un employé, il brandit la main pour le saluer. Puis il pose ses documents sur sa table fétiche et s’assoit. Mimoun choisit toujours la même table lorsqu’elle est libre — c’est souvent le cas à cette heure-ci — dans la partie qui donne sur l’entrée, à hauteur de la banque. « Café afuch monsieur Pinto ? » lui lance le serveur à moitié courbé. « Comme toujours » répond Charly sans le regarder. À la une du premier journal qu’il extrait du classeur, Le Figaro, il lit ce titre : « Hillary Clinton a-t-elle déjà gagné ?… La candidate démocrate devance largement Donald Trump et ferait mieux que Barack Obama en 2008 et 2012 ». Libération montre sur toute la une un soldat kurde, lourdement armé, sous ce titre : « Reportage en Irak. Au cœur des combats… notre envoyé spécial a suivi les progrès des combattants kurdes qui desserrent l’étau de l’État islamique autour de Mossoul. » La photo en une du Point montre François Hollande et le roi Salmane d’Arabie très proches l’un de l’autre. Le titre semble vouloir traduire l’image« Liaisons dangereuses ». Le titre exact est : « Liaisons dangereuses… le livre-enquête de Chesnot et Malbrunot. »

Larbi est assis sur le banc de l’abribus, lisant ou faisant mine de lire, à la lumière du réverbère Souvenirs de la maison des morts — il le prit plus pour faire diversion que pour lire — la capuche de son blouson de cuir est relevée. En réalité l’œil de Larbi ne cesse de fixer le 41. Il regarde vers L’Avenue et plus loin vers le rond-point. Puis sur sa droite, de l’autre côté, vers le bas de l’avenue Montaigne en direction de la lointaine Flamme de la liberté. De nouveau il plonge son regard vers la brasserie. Il tient le livre presque plaqué contre son visage. Regarde la page, ne lit pas. Son esprit le lui interdit. Il est seul sur le banc. Un bus arrive, il se lève, s’extrait de l’abribus. Le bus ne s’arrête pas. Larbi revient au banc, regarde sur sa droite, en direction de la Seine. Se lève de nouveau. Il fait quelques pas puis retourne sous l’abribus. Il est fébrile. Il glisse la main dans la poche de son pantalon, se saisit du chapelet, répète sobhanna Allah, Allahou akbar en l’égrenant. 

Le mois dernier, Larbi avait assisté à deux reprises à l’émission de Mimoun. La seconde était d’une violence inouïe contre les musulmans. Celle de vendredi dernier « L’islamisme c’est l’islam en mouvement » il paraît qu’elle était « monstrueuse ». C’est ce mot qu’utilisa son ami Tarik lors de son intervention à la réunion du dimanche à la mosquée. Il dit « Wahchiya ». Que ce soit à la première comme à la deuxième émission auxquelles Larbi assista, toutes les chaises — capitonnées — de la salle du sous-sol étaient occupées. La chaleur y était étouffante. Larbi bouillonnait sur son siège. Il sentait monter en lui la nausée. Au-dessus de lui le plafond tournoyait. De son front, de ses bras, la sueur coulait. À l’entrée le vigile l’avait méticuleusement fouillé. Pour l’avoir suivi de nombreuses fois après ses chroniques (notant tous ses faits et gestes), Larbi connaît dans le détail le chemin — toujours le même — très court, qu’emprunte à pied le journaliste à chaque fin d’émission pour se rendre à L’Avenue.

Lorsqu’il voit Charly sortir de la brasserie et secouer son parapluie, il enlève la main de la poche du pantalon, cesse de louanger Dieu à l’aide des perles de bois. Il se lève, range son livre dans la grande poche extérieure de son blouson noir. Bientôt il emboîtera le pas à Charly qui revient sur son chemin pour récupérer sa voiture stationnée dans le parking souterrain du 22 rue Bayard. Larbi le sait. À cette heure matinale, la circulation dans le quartier est encore fluide et les piétons sont peu nombreux. Le ciel est chargé tout comme ces derniers jours. C’est au niveau de la boutique Versace, alors que Charly s’apprête à traverser l’avenue Montaigne, que Larbi arrive à sa hauteur. Il avance un peu plus, le frôle, jette un regard appuyé sur les chaussures de Charly puis d’un geste vif il plaque sa main droite sur ses fesses. Charly se retourne brusquement en balayant son postérieur de son bras. Puis il dresse le parapluie devant Larbi. « Salope de tarlouze ! » lance Larbi en crachant au sol. Il lit dans le regard de Charly cet air assuré qu’on a lorsqu’on considère que son statut est hautement supérieur à celui de son vis-à-vis, le visage empreint de gravité et l’allure générale condescendante, méprisante. Larbi en est convaincu. Il ne le quitte pas de l’œil. « Salope » répète-t-il, avec, à l’instant même où il l’injurie, autant de pitié et de férocité dans son regard que dans sa voix. Leurs cœurs sont encordés aux plus profondes des haines. Larbi tourne la tête à gauche et aussitôt à droite. Puis en un éclair il plonge la main dans son blouson de cuir pour extirper son Zwilling, et, comme s’il avait fait cela toute sa vie, dans un geste théâtral faisant onduler son corps sans quitter des yeux Charly, le plante dans sa poitrine en hurlant « Allahou Akbar ! » Une fois, deux fois, trois fois. Autant de coups que de cris de guerre. Mimoun s’écroule en poussant un hurlement farouche. Le parapluie, le classeur et les journaux lui tombent des mains et s’éparpillent sur la chaussée. Larbi glisse et tombe sur Mimoun. À côté gisent Souvenirs de la maison des morts et un petit carnet noir, ouverts tous les deux. Des passants pris de panique se mettent à crier. On hurle, on court, un camion freine brusquement, s’immobilise. Il est embouti par une voiture qui le suivait. Larbi se relève, court, entraîné par l’énergie d’un assassin qui n’a plus rien à perdre sinon la vie, le couteau dégoulinant de sang encore dans la main, en direction de la plus belle avenue du monde, toujours illuminée, engourdie par tant de frasques, d’extravagances ou de tragédies exécutées cette nuit en son sein. « Me cago en la puta madre que te parió. Chien de ta race » lâche Mimoun, à peine audible, en se contorsionnant. Le sang gicle à travers la chemise noire. Son agresseur disparut. Il entend des cris. Des hurlements d’hommes. Il lui semble entendre un claquement sec, puis d’autres. Des deux mains, la droite posée sur la gauche, il appuie à n’en plus pouvoir contre l’abdomen tailladé, à hauteur du rein gauche. Des étoiles voltigèrent quelques instants dans le ciel secoué avant de s’écraser sur son corps. Il entend les cris qui fusent des passants affolés. Des cris ou des chants ? Il s’interroge. En tombant, il buta contre le rebord du trottoir mouillé qui lui embrase le visage. La cravate tricolore souillée lui ceint le cou. Elle est pliée de telle sorte qu’elle forme comme un fer à cheval approximatif. Mimoun tremble de tout son être. Ne sait pas s’il a froid ou chaud. Il est bientôt submergé par son histoire et celle des siens. Des pans entiers de sa vie défilent à présent devant ses yeux mi-clos avec une netteté qui le surprend. Des hommes et des femmes, des événements, des lieux, des idées, comme dans un rêve. Jusqu’aux obsèques de ses parents auxquelles il n’assista pas. Tout ce qui le constitua, qui l’enrichit peut-être, mais aussi tout ce qui l’avilit, corps et âme. Un lot d’images d’une histoire qu’il ne connut pas, qu’il apprit par cœur, pour, comme lui répétait son père, ne pas oublier. Un lot d’images donc qui se figent. Il voit ce grand-père qu’il ne connut pas. Le corps de Yacoub allongé sur un trottoir d’Oran. Il allait sur ses trente-cinq ans. Il accompagnait son fils à l’école Bénichou comme il le faisait souvent. Cette vision d’horreur Mimoun l’avait créée, l’avait imaginée. Reconstituée d’une certaine façon. Jamais il ne vit son grand-père, jamais il ne vit donc son corps allongé sur le trottoir, à quelques mètres de l’école que fréquentait son père Gaston. C’est lui, son père, qui lui répéta souvent cette agression pour qu’il n’oublie pas. « N’oublie jamais mon fils, zakhor, zakhor… » comme l’apprentissage de la Guemara. C’est ce tableau rouge qui se présente à lui alors même que son propre corps est allongé sur la chaussée froide et humide du boulevard Montaigne à quelques pas de la rue Bayard. Il voit le Maghrébin. Il voit les Maghrébins, « les Arabes » « los Moros ». Il crie. Crie-t-il ou s’entend-il crier ? « Nous nous dirigeons vers le chaos ! Les musulmans ne sont que des ‘‘gardeurs de moutons et de chameaux !’’ Ils vivent chez nous, mais ne veulent pas vivre à la française ! » Ses lèvres tremblent, mais Mimoun ne parle pas, ne murmure pas. Ces mots qui ne sont pas des mots sont en lui, ils lui font mal, dans la bouche de sa mémoire désormais en proie à la déréliction. « Cette situation nous conduira à la guerre civile ! Il faut les déporter comme ils nous ont déportés ! » Les phrases qui ne sont pas des phrases sont noires, lourdes, hachurées, et inutiles à la fois. Elles tremblent autant que son corps, dans son corps. Elles se bousculent pour s’en extraire, en vain, et sa douleur est grande. « Kol od balevav pénimah/Néfesh Yehoudi homiyah… » Il tente une fois encore de se relever. Il redresse la tête à quelques centimètres du sol. Ses efforts sont surhumains. Il dit, non il ne peut pas dire, sa bouche frémit, c’est en lui, au plus profond de son être : « J’ai tué des hommes et des femmes, des vieillards, mais aussi des enfants et je ne regrette rien. » Ces phrases ne sont pas. Elles sont un mélange de pensées et de visions qu’il faut ainsi comprendre, une représentation mentale. Il récite, c’est en lui : « Mes plaies sont infectes et purulentes, par l’effet de ma folie. Je suis dans la crainte à cause de mon péché. Et mes ennemis sont pleins de vie, pleins de force. Ceux qui me haïssent sans cause sont nombreux. Ils me rendent le mal pour le bien. Ils sont mes adversaires, parce que je recherche le bien. Ne m’abandonne pas, Éternel ! ne t’éloigne pas de moi ! Viens en hâte à mon secours, Seigneur, mon salut ! Je file mon suaire ! » Mimoun Pinto n’avait jamais pensé que la mort pouvait se présenter à lui ainsi, alors qu’il a la tête et le cerveau dans le caniveau. Il soulève la main droite pour la porter contre son arrière-train. Ce n’est plus une main, c’est un fardeau, un poids, le plus lourd qu’il n’ait jamais porté. Son geste misérable et inutile ne peut empêcher l’écoulement, sous le pantalon, de sa matière molle et il a soudain, vaguement honte de son corps, de son âme, des siens, de ses ennemis, du monde. Et de ses dérisoires bottines noires à hauts talons. Sous son visage, maintenant immobile contre la rigole, l’eau de pluie est souillée, sa teinte désespère le jour. 

Larbi se lance dans une course éperdue en direction du métro Franklin Roosevelt. Il abandonna le couteau dans une poubelle, au bout de l’avenue. Il tend l’oreille au bruit sec qui claque. Qui vient d’en face, du rond-point. Aussitôt il fait demi-tour. Revient sur le côté impair de l’avenue Montaigne. Il entend encore plusieurs coups de feu. Il chancelle. Tombe à la renverse. Se relève avec difficulté. Parcourt quelques mètres. S’écroule de nouveau. Atteint par plusieurs projectiles, il s’effondre sur le corps de Mimoun. Trois, peut-être cinq, autres coups secs, brefs, suivent. Ses mains labourent le sol, caressent la toile du parapluie. Les voilà maintenant, Charly et Larbi, l’un sous l’autre, tête-bêche. Deux frères ou deux cousins, deux ombres mêlées, confondues, encore animées. Larbi grimace, sa bouche se tord, il veut prononcer quelques mots, mais il ne peut les articuler, ces mots au cœur de son corps « ils nous détestent, ils ne nous ont jamais aimés… » Il émet des sons inaudibles, le visage enserré dans la capuche de son veston. Le voilà, lui aussi, submergé par son histoire, plus courte. Des périodes plus ou moins heureuses, plus ou moins exécrables remontent à sa mémoire. Il revoit sa sœur Sarah en infirmière, les yeux verts de sa mère, son sourire. Il voit son grand-père Kada ramassé en chien de fusil sur le skaï, « il était heureux. » Larbi l’entend fredonner, ses lèvres frémissent, 

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À ses côtés, le livre qu’il prit pour dissimuler son visage, passer inaperçu, le livre qu’il lisait dans le centre éducatif. Souvenirs de la maison des morts glissa hors de la poche du blouson. La page 105 s’offre aux curieux, aux hommes de bonne volonté : « un homme vit tranquille et paisible ; son sort est dur — il souffre… Il sent tout à coup quelque chose se déchirer en lui : il n’y tient plus et plante son couteau dans la poitrine de son oppresseur ou de son ennemi. Alors sa conduite devient étrange, cet homme outrepasse toute mesure : il a tué son oppresseur, son ennemi : c’est un crime, mais qui s’explique ; il y avait là une raison ; plus tard il n’assassine plus ses ennemis seuls, mais n’importe qui, le premier venu ; il tue pour le plaisir de tuer, pour un mot déplaisant, pour un regard, pour faire un nombre pair ou tout simplement : ‘‘Gare ! ôtez-vous de mon chemin ! ’’ Il agit comme un homme ivre, dans un délire. Une fois qu’il a franchi la ligne fatale, il est lui-même ébahi de ce que rien de sacré n’existe plus pour lui ; il bondit par-dessus toute légalité, toute puissance, et jouit de la liberté sans bornes, débordante, qu’il s’est créée, il jouit du tremblement de son cœur, de l’effroi qu’il ressent. Il sait du reste qu’un châtiment effroyable l’attend. Ses sensations sont peut-être celles d’un homme qui se penche du haut d’une tour sur l’abîme béant à ses pieds, et qui serait heureux de s’y jeter la tête la première, pour en finir plus vite. Et cela arrive avec les individus les plus paisibles, les plus ordinaires. » Larbi agressa-t-il Charly parce qu’il y avait une cause ou parce qu’il avait sa raison ?

Le policier qui tira, s’approche des deux hommes ensevelis sous l’étendue de leur solitude, l’arme toujours au poing. Des collègues arrivent en courant.  Une dame montre Charly,

— Le monsieur il passait et le jeune il l’a poignardé en criant A la wakbar

— ouais, le monsieur marchait tranquillement et l’autre lui a sauté dessus, dit son voisin.

— Ils sont morts ?

— …

Le policier se penche sur les corps pour, de sa main libre, se saisir d’un carnet noir et d’un journal. Puis, après avoir rengainé son arme, il enlève l’élastique qui fermait le carnet et prend la feuille qui se trouve à l’intérieur, une feuille ordinaire 21X29 pliée en huit. Mimoun et Larbi font comme deux ombres défaites. Rien ne semble bouger, aucun souffle. Le fluide de la vie paraît s’être définitivement asséché. Les deux ombres sont  abandonnées à leur sort. Elles atteignirent, dans deux élans symétriques, l’horizon de leur propre limite, de leur propre obscurité dans une identique humanité, dans une identique proximité, traversées par une même mélodie intime tragiquement humaine : 

« Ya ommi ya ommi ya ommi

Essmek deymen fi fommi

Men youm elli âyniya chafou eddouniya

Chafouk ya ommi-laâziza âaliya… »

Autour des deux hommes, sur la chaussée mouillée, de nombreuses petites perles de bois éparpillées font comme autant d’étoiles dans le ciel noir. Plus loin, à une vingtaine de mètres, les roues d’un scooter renversé tournent encore. À proximité, un adolescent est allongé, immobile. Une expression étrange se dégage de ses grands yeux noirs ouverts. On dirait qu’ils interrogent le groupe de personnes qui se constitua spontanément autour de lui. Un filet de sang s’écoule de la nuque du motocycliste. « Il passait », balbutie une dame qui attendait le bus. 

Le policier qui fit feu tient dans la main gauche le carnet noir et la feuille qu’il récupéra près des corps. La pluie épargna le contenu de la feuille et l’essentiel du carnet, pas sa couverture. « Qu’est-ce que c’est ? » demande un collègue. Le carnet est noirci — il porte le nombre 107 en sa première page, probablement son numéro d’ordre —, il est noirci de noms bibliques et de numéros de téléphone, de mots et d’incompréhensibles lettres et chiffres. Le policier put ainsi lire : « hm9h y8ev9gmgey9 bvh tm8h gyalv9g » et d’autres messages codés. Puis encore « la septième branche du chandelier brillera de nouveau ». Quant à la feuille, dépliée, elle porte en en-tête ces mots : « RTL– 1re radio de France. 22 rue Bayard. 75008 Paris. Charly PINTO journaliste. Email : charly.pinto@rtl.fr Tél. : 06.20.73. XX. XX ». À droite, une date est portée au stylo à bille à encre noire : « ve. 14/10 ». Le reste est un long texte rédigé à l’ordinateur sur le recto et le verso de la feuille. Le policier lit :

« Bonjour à tous. Aujourd’hui ‘‘L’islamisme c’est l’islam en mouvement’’. Notre pays, ses valeurs et son histoire, que l’on veut réécrire avec une autre hache, sont menacés. Une guerre nous a été déclarée. Cette guerre nous devons la gagner. La France n’est pas une terre d’islam. La grande majorité des Français est contre la religion de l’immigrationnisme. La religion mahométane, ce fascisme vert qui déteste nos valeurs, notre mode de vie, notre humus est incompatible avec notre République. L’islam n’est pas une religion, c’est un dispositif de guerre. Je répète que cette religion et ses adeptes nous ont déclaré la guerre. Ces gens-là sont infidèles à la France éternelle. Ils lui tournent le dos, ils veulent nous imposer à nous, chez nous, leurs pratiques moyenâgeuses, leur CHARIA ! Mon cher ami Pinky a mille fois raison de dénoncer les accoutrements étrangers à notre civilisation que nous sommes sommés d’accepter, comme le foulard et le burkini islamiques. Il est insupportable à la majorité des Français de constater que dans les cafés de certaines cités on ne trouve plus de femmes, que dans certains quartiers on ne trouve plus de Blancs. Nous ne sommes plus en France, mais en Algérie ou en Arabie, c’est à se tirer une balle dans la tête ! La France aujourd’hui n’est plus que l’ombre de sa grandeur passée. Aujourd’hui, plus encore qu’hier, nous sommes dépossédés, nous sommes spoliés par ces ‘‘MINABLES DU SAHARA’’, nous ne sommes plus chez nous, et demain nous serons étrangers sur nos propres terres, soumis si nous ne réagissons pas. Les musulmans, dans leurs pratiques quotidiennes, violent nos lois. Les vêtements comme les burnous, djellaba, chéchia et burkini sont à bannir de notre espace national. LA MAIN DE FATMA n’est pas la main de la France. Chers auditeurs, je revendique moi aussi le droit de HAÏR L’ISLAM et tous ces ‘‘revendicateurs, caïds sournois, bornés, fanatiques, maléfiques.’’ Nous sommes aujourd’hui sommés de plaider pour une banlieue universelle où toutes les racailles porteront leur casquette à l’envers en charabiatant entre hommes dans les bars. Les racailles, ces hordes qui ont mené, il y a une dizaine d’années, une guerre contre la France et les Français à partir des banlieues, ces hordes sont prêtes à récidiver. Une mèche et tout s’embrase de nouveau. On nous gorge de « diversité, de discrimination positive, de multiculturalisme » ! mais ce ne sont là que des concepts abjects qui participent de la destruction de notre socle civilisationnel ! La discrimination positive c’est du RACISME ANTI-BLANCS qui ne dit pas son nom. L’idéologie antinationale de bien des élites françaises a largement contribué à cette situation. Monsieur Pinky a mille fois raison lorsqu’il s’insurge contre l’antiracisme, cette hideuse fausse idéologie, cette source de violence du 21e siècle.

Mais alors que faire ? 

Le patriotisme, le courage et l’urgence exigent qu’en cette nouvelle législature, nos gouvernants entament un processus de désislamisation de notre société. Le Coran devrait être interdit. ZÉRO MOSQUÉE en France ! Notre armée nationale devrait reconquérir les territoires perdus de notre chère République, de notre France, abandonnés aux musulmans. Notre armée devrait détruire les casbahs érigées dans notre République, plutôt que de se maintenir dans des tâches ridicules dans les gares, devant les mosquées et ailleurs, comme c’est le cas aujourd’hui. L’urgence sera aussi d’interdire à toutes ces myriades d’individus, d’associations, d’amicales, de sites Internet, de radios communautaires, de continuer de propager le venin de l’islam dans notre société. Il est de la première nécessité de contenir cette invasion migratoire musulmane qui nous submerge depuis des décennies et qui a réussi à changer l’image de nos belles villes par l’aveuglement, voire la complicité de nos gouvernants. Il faut déchoir de la nationalité tous ces musulmans qui, force est de le constater, récusent notre Grand roman national. Ils ne sont pas loyaux vis-à-vis de notre pays qui les accueille et leur offre toutes sortes d’allocations au détriment des vrais Français. Les musulmans n’ont d’autre choix que de renoncer à leurs coutumes et croyances anachroniques ou bien quitter la France et rentrer chez eux, retrouver le pays d’origine de leurs parents ou grands-parents. Il faut mettre un terme au GRAND REMPLACEMENT du peuple français. Ce GRAND REMPLACEMENT est un crime contre notre humanité, contre notre Europe judéo-chrétienne. Chers auditeurs, chers compatriotes, j’attire votre attention sur cet extrait que je fais mien de mon cher et regretté ami Klein Benyamin : ‘‘un grand danger menace la France. Ce grand danger, c’est LE MUSULMAN. Dans toutes les régions où les musulmans se sont installés, ils ont affaibli la moralité et fait baisser le niveau de l’honnêteté, ils se sont isolés, ont rejeté toutes les tentatives faites pour les intégrer et se sont moqués des valeurs de notre religion judéo-chrétienne, sur laquelle se fonde notre nation. D’ici cent ans, s’ils ne sont pas expulsés de France par la Constitution, ils seront si nombreux à grouiller dans ce pays qu’ils nous gouverneront, nous détruiront et modifieront la forme de gouvernement pour laquelle nous, Français, avons versé notre sang et sacrifié nos vies, nos biens et notre liberté individuelle. Nos enfants travailleront dans les champs pour les nourrir tandis qu’eux se frotteront les mains de satisfaction.’’ VIVE LA FRANCE ! »

Alors que les roues du scooter renversé s’arrêtent de tourner, une lumière embrase brusquement les façades des derniers blocs de la bourgeoise avenue. Sous le ciel obscurci, la pluie continue de tomber et la foudre de tonner sa mise en garde. 

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Le prix de la reconnaissance littéraire…

Le prix de la reconnaissance littéraire : Kamel Daoud, Boualem Sansal et le système littéraire français de légitimation.

(Lire la réaction de Kamel Daoud, sur cette page, en fin d’article)

Vous pouvez lire cet article en cliquant ici

ou ici:

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Le prix de la reconnaissance littéraire : Kamel Daoud, Boualem Sansal et le système littéraire français de légitimation. Les éditions Pauvert ont édité un très intéressant ouvrage écrit par une jeune chercheuse et romancière, Kaoutar Harchi. Une étude issue d’une thèse de doctorat en sociologie[1]. Kaoutar Harchi a enseigné au sein de différentes universités françaises et a publié de nombreux articles sur la littérature, notamment algérienne. Elle est chercheuse associée au Cerlis (Laboratoire Paris-Descartes, CNRS).

Sa recherche pose la question de la reconnaissance littéraire des écrivains non français d’expression française. Lorsqu’un écrivain écrit, il aspire à être publié, lu et reconnu. Kaoutar Harchi interroge cette consécration ainsi que les conditions et instruments de son obtention. Et les écrivains quel prix doivent-ils payer, ou sont-ils prêts à cela pour intégrer le club des consacrés ? Pour ce faire la chercheuse va « rassembler toutes les traces », éléments de biographie, articles de presse, etc. Il s’agit écrit-elle « de rendre vie » aux auteurs étudiés, en revenant pour chacun sur sa biographie, sa trajectoire littéraire en intégrant échecs et victoires. Son analyse se présente sous la forme de cinq monographies d’écrivains algériens de langue française : Kateb Yacine, Assia Djebar, Rachid Boudjedra, Kamel Daoud et Boualem Sansal (ces deux derniers ont été ajoutés, ils ne figurent pas dans la thèse universitaire).

D’emblée se pose la question de « la langue de l’autre » et du rapport qu’entretient avec elle l’écrivain. Elle est appréhendée différemment selon qu’on a commencé à écrire sous la colonisation ou après. Durant la colonisation les écrivains algériens « détournent la langue française contre ses usages dominants. » Kateb Yacine et Assia Djebar s’inscrivent dans une réalité coloniale, où, dépossédés de leur langue, « ils furent contraints » d’utiliser celle des dominants, mais ils résistent, ils refusent de contribuer à « révéler au monde la façon de vivre » des colons, ou « d’offrir à la littérature française un territoire supplémentaire » dont ils seraient absents. Kateb Yacine déclare « le défi a été pour moi de faire de la langue française le moyen d’exprimer le monde méconnu, caché ou nié de l’Algérie… » et pour Assia Djebar la langue française fut « non choisie au départ ». Kamel Daoud et Boualem Sansal s’affirment dans une Algérie indépendante. Leur rapport à la langue française est différent. Pour le premier elle est celle « du rêve et du fantasme », même si dans la famille Daoud (Boudaoud ?) il n’y avait pas ou peu de livres, tout au plus  « une quinzaine de livres chez mes grands-parents chez qui je vivais ». Le second a « une relation apaisée avec la langue française, elle est ma langue, je le ressens ainsi, je n’ai par conséquent aucun souci avec la question »[2]

Tous ces écrivains, Kateb, Djebar, Daoud et Sansal ont été d’une manière ou d’une autre consacrés par les institutions littéraires françaises. L’expérience de Rachid Boudjedra est particulière. Il a 21 ans à l’indépendance, et n’a commencé à publier qu’en 1965, « Pour ne plus parler/rêver » (Ed. SNED, Alger). Il nous a semblé intéressant, à la lumière de l’actualité ayant mis périodiquement sur le devant de la scène Kamel Daoud et Boualem Sansal, de ne retenir dans la recherche de Kaoutar Harchi que la partie traitant de ces deux écrivains.

L’édition en France des derniers romans de Kamel Daoud et Boualem Sansal, mais aussi (et surtout) les critiques françaises de ces auteurs à la recherche de reconnaissance et de leurs livres révèlent combien le système éditorial français – « un groupe restreint de spécialistes qui a le monopole de légitimer ou déligitimer un texte » – est intraitable. Car Paris dispose en la matière et à ce jour – du fait de la langue et de l’histoire pour ce qui nous concerne – du « monopole de la légitimité littéraire, c’est-à-dire, entre autres choses, le monopole du pouvoir de dire avec autorité qui est autorisé à se dire écrivain et qui a autorité pour dire qui est écrivain. »[3] « Le travail de valorisation, écrit Kaoutar Harchi, s’effectue selon des critères implicites ». La valeur d’un texte ne se trouve pas uniquement en lui, mais aussi « en dehors de la littérature » c’est à dire selon des critères n’ayant pas de lien avec l’esthétique du texte. C’est ce que montre clairement la sociologue à travers les cinq cas dont nous avons retenu ici les seuls Kamel Dadoud et Boualem Sansal qui écrivent librement en français. La reconnaissance de leur statut et de leur « valeur » en tant qu’écrivains est confirmée à l’aune de leurs ouvrages (et à leur capacité d’adaptation à la réalité littéraire française) et également ou plus encore de leurs prises de paroles et/ou de leurs articles de presse à l’occasion d’événements plus sociaux que strictement littéraires. Les deux parties, fictions et discours, sont intimement liées. Quelles « résistance, dénonciation, ou arrangement » ces deux auteurs ont-ils développés ?

Les deux derniers romans que ces auteurs ont écrits sont « Meursault, contre-enquête » pour Kamel Daoud[4] et « 2084. La fin du monde » pour Boualem Sansal[5]. Dans l’article « Le contre-Meursault ou l’‘Arabe’ tué deux fois »[6], Kamel Daoud écrit à propos de l’‘Arabe’ tué par Meursault : « personne, même après l’indépendance, n’en a cherché le nom. Kamel Daoud soumet ‘L’Étranger’ à une lecture critique qui vise à révéler les rapports de domination à l’œuvre dans le texte d’Albert Camus, écrit Kaoutar Harchi. En restituant à l’Arabe son identité, poursuit-elle, Kamel Daoud répare l’injustice commise à son encontre. Il y a là un « acte littéraire engagé ». Dans la tentative de l’écrivain se niche « une sorte de droit de réponse littéraire, une charge politique conséquente ». Et pourtant un problème va surgir avec le « déplacement du roman d’Alger vers Arles » quelques mois après la version algérienne. Le texte de la quatrième de couverture et même le corps du roman sont modifiés, adaptés à la réalité française (à son attente). La note au lecteur a été corrigée. Dans celle de Barzakh on lit : « L’auteur a cité, parfois en les déformant, certains passages de L’Étranger ; le lecteur les retrouvera entre guillemets », dans la version française : « L’auteur a cité, parfois en les adaptant, certains passages de L’Étranger d’Albert Camus (Ed. Gallimard 1942). Le lecteur les retrouvera en italiques ». Des modifications de forme. Par contre en quatrième de couverture, les changements sont importants. Alors que les Éditions Barzakh écrivent : « Un homme, tel un spectre soliloque dans un bar. Il est le frère de l’Arabe… le narrateur est peu sympathique… Il s’empêtre dans son récit, délire, ressasse rageusement ses souvenirs, maudit sa mère, peste contre l’Algérie. Il n’épargne personne. Mais en vérité, sa seule obsession est que l’Arabe soit reconnu, enfin », les éditions Actes Sud notent dans la collection Babel (2016) : « Soir après soir, dans un bar d’Oran, le vieillard rumine sa solitude, sa colère contre les hommes… Hommage en forme de contrepoint rendu à L’Étranger d’Albert Camus… » Dans leur édition de 2014 il est écrit : « En appliquant cette réflexion à l’Algérie contemporaine, Kamel Daoud, connu pour ses articles polémiques, choisit cette fois la littérature pour traduire la complexité des héritages… » Plus importantes encore sont les transformations au sein même du roman. Pour exemple, en page 14 de l’édition de Barzakh ce passage « tué mon frère, et qui s’en est allé le crier sur les toits du monde » est supprimé  et remplacé dans la version française par « l’a écrite ». En page 18 ce passage « et discourir sur la signification du prénom du meurtrier »  est purement supprimé. En page 25 « Mon frère s’appelait Moussa. Il avait un nom. ‘‘Chez nous les objets n’avaient pas de nom, on disait : les assiettes creuses, le pot qui est sur la cheminée, etc.’’, écrit ton héros en évoquant son enfance pauvre. Eh oui, avec le temps, les objets s’appelleront service de Quimper, grès flambé des Vosges, comme il l’expliquera doctement dans ses livres. Mais Moussa, lui, il sera l’Arabe… », cet extrait sera dans la version française lourdement atrophié « Mon frère s’appelait Moussa. Il avait un nom. Mais il restera l’Arabe… » En page 40 Kamel Daoud adresse un clin d’œil à l’auteur de Le Minotaure ou la halte d’Oran : « C’est d’ailleurs ici, qu’a échoué ton héros quand il a voulu passer du crime au génocide. Dans l’un de ses livres, il parle de cette ville, Oran, comme d’une gare. Il mentionne à peine un quartier ou deux, pas de Moussa, pas de soleil, juste de la métaphysique. Si tu sors du bar [AH : ‘Le Titanic’ que K. Daoud signale plus loin], prends sur la gauche, sous les arcades. C’est là que ton héros, malade et sans le sou, est venu habiter quelques mois il me semble, ou peut-être moins. Tu vérifieras dans tes livres, tu dois avoir tout noté. » Cet extrait devient « On y vient pour chercher le sou, la mer ou un cœur. Personne n’est jamais né ici, tous arrivent de derrière l’unique montagne de cet endroit », Camus disparaît. Nous ne reprenons pas toutes les modifications, elles sont nombreuses. Albert Camus malade a bien résidé au 67 rue d’Arzew (aujourd’hui Larbi Ben M’hidi). Pourquoi ces suppressions de texte, quel sens donner à ces transformations ? Kaoutar Harchi cite Sylvie Ducas. Ces changements visent à « orienter la réception du livre dans le sens d’un hommage appuyé à Camus et non pas d’un procès à charge… Pour Actes Sud, c’est le narrateur, l’assassin de Moussa, pas Camus. La fiction sauve d’une accusation qui fâche[7]. » Modifications qui sont ici plus le fait des ayants-droit d’Albert Camus que de la maison d’édition selon Kaoutar Harchi. Probablement l’une et les autres, également.

Le transfert de l’œuvre du pays d’origine vers « le Centre littéraire » est accompagné par celui de l’auteur (même temporairement). « C’est une condition sine qua non à remplir… le pays natal est nécessairement quitté, même symboliquement ». L’on s’aperçoit alors que le produit célébré en France n’est pas celui édité en Algérie, « c’est le projet dépolitisé par le franchissement littéraire » où Albert Camus est célébré, mais où la « petite voix »[8] de Kamel Daoud a été étouffé. L’accueil réservé à Kamel Daoud, cette reconnaissance littéraire « a pour effet d’infléchir le discours de l’auteur qui se trouve obligé de l’adapter « à l’horizon d’attente des consacrants et plus largement du lectorat français » constate Katouar Harchi. L’auteur a de fait « fissuré le ‘nous’ auquel il appartient. Cette qualification littéraire par le Cercle germanopratin élargi – dont les critiques sont unanimes et dithyrambiques – est par conséquent opposée à « une disqualification algérienne ». Kamel Daoud devient « l’icône de la liberté de créer, héros laïc des temps modernes », « le Voltaire oranais » (sic). La controverse de Cologne[9] va couronner cet ensemble. A la suite d’agressions sexuelles de femmes en Allemagne, Kamel Daoud a écrit deux tribunes[10]. Si dans les deux articles Cologne est au centre, « la version de La Repubblica porte sur la relation entre culture musulmane et violence tandis que la version du Quotidien d’Oran porte sur le risque, en Europe, d’une interprétation raciste des agressions » écrit la sociologue. Nombre d’intellectuels français soutiendront l’auteur, d’autres dénonceront ses prises de position. Kamel Daoud avance « une série de lieux communs navrants sur les réfugiés originaires de pays musulmans… il recycle les clichés orientalistes les plus éculés…[11] » Kaoutar écrit « dans un contexte de tensions sociales relatives au fait migratoire et au fait terroriste, et dans un contexte d’affrontement politique quant à la place de l’Islam en France et en Europe, le soutien que certains témoignent à Kamel Daoud est sous-tendu par la défense idéologique d’intérêts particuliers. » Il y a là manifestement un « usage intéressé du discours… Une forme de braconnage symbolique où un groupe pille des éléments du discours pour l’arranger à sa convenance. »  Kaoutar Harchi déduit donc que la notoriété médiatique croissante de Kamel Daoud « est fondée sur des éléments extralittéraires, précisément idéologiques. » 

Il en est de même pour Boualem Sansal. Chez cet auteur il y a un vieux sentiment d’anti-religiosité écrit Kaoutar Harchi, au moins depuis qu’il a découvert que sa fille, alors en cours primaires, s’est retrouvée « à suivre des cours religieux à la mosquée » par le fait de la directrice de l’école, sans qu’il en soit lui-même informé. « La problématique existentielle de Boualem Sansal, se reconfigure progressivement, passant de la revendication personnelle d’un ‘anticléricanisme’ à l’affirmation publique d’un danger d’expansion mondiale du terrorisme islamique. Cette problématique a fait l’objet d’une transposition littéraire intense et régulière. »

Six mois après sa sortie, « 2084. La fin du monde », son septième roman, a déjà fait l’objet de plusieurs dizaines d’articles « sous-tendus par une dimension extralittéraire ».

Kaoutar Harchi explique ainsi comment le rapport que la critique littéraire française instaure avec ces romanciers étrangers « est fondé sur la déterritorialisation et la déshistorisation de leurs conditions d’écriture » et comment ce rapport est « de facto, rapporté aux problématiques sociopolitiques du Centre littéraire parisien ». Mais il est acquis que « cette propension ethnocentrique de l’appareil critique français » est ancienne. Les louanges contenues dans les critiques formulées par des intellectuels français à l’égard de « Meursault, contre-enquête » ou de « 2084. La fin du monde » sont semblables à celles que d’autres exprimaient au début du 20° siècle en faveur de « l’auteur colonial… qui exerce une action tonifiante dans notre littérature, comme dans notre vie spirituelle. » Ces intellectuels médiatiques (dans le sens que leur attribuait Pierre Bourdieu) veulent des émotions autres, « violentes et primaires. » Quelles soient destinées à l’un ou à l’autre, la plupart de ces louanges, émanent ou sont « soutenues par la frange néo-réactionnaire des intellectuels médiatiques dans le dessein de légitimer davantage leurs propres positionnements » sociopolitiques. « Ces valorisations, ces mises en lumières flatteuses, sont intéressées. » L’un et l’autre, Kamel Daoud comme Boualem Sansal ont tenté de s’extraire du stigmate d’islamophobie qui leur a été affligé. « Que des universitaires pétitionnent contre moi aujourd’hui [cf. ici note 11], je trouve cela immoral : parce qu’ils ne vivent pas ma chair ni ma terre et que je trouve illégitime sinon scandaleux que certains me prononcent coupable d’islamophobie depuis des capitales occidentales… Je vais donc m’occuper de littérature. J’arrête le journalisme sous peu. »

Dès la sortie du livre de Boualem Sansal « 2084… », le sulfureux Michel Houellebecq, comme de nombreux autres intellectuels, lui apporte son soutien. L’écrivain algérien veut bien bénéficier de la reconnaissance que lui accorde cet écrivain consacré et consacrant : « 2084… j’aime bien. C’est un bon livre… Y a des points communs (avec son propre livre Soumission) », mais en même temps Boualem Sansal veut se soustraire des conséquences négatives possibles de ce même soutien. L’écrivain français est notoirement réputé néo-réactionnaire et islamophobe : « Le fait que Michel Houellebecq, souvent classé islamophobe, me considère comme plus radical, c’est assez terrible. » Et « je ne suis pas islamophobe, je suis contre les islamistes… Je suis islamistophobe.[12] »

Qu’il se nomme Sansal, Daoud ou autrement, l’écrivain d’expression française venu des aires géographiques anciennement colonisées est soumis au même traitement. « Pour accéder à la reconnaissance, ces écrivains doivent se plier aux normes – décrétées universelles – par ceux qui ont le monopole de l’universel.[13] Payer le prix.

Kaoutar Harchi montre parfaitement comment et par quels procédés l’Institution littéraire française exerce son monopole du pouvoir de consécration. Et comment certains auteurs de territoires géographiques anciennement dominés – en l’occurrence Algériens – en quête de reconnaissance (par le Centre), « adoptent une posture consensuelle… Ils sont, pris dans un engrenage, « conduits à investir en plus de leur œuvre dans leur propre personne. » L’auteur algérien a pourtant le choix d’un destin d’écrivain national ou celui de tenter de « rejoindre à la nage la côte de la langue française », le territoire du patrimoine littéraire central et ses « instances de consécration », en en payant le plus souvent chèrement le prix.

L’espace nous manque ici pour dire plus sur cette recherche remarquable. Une étude – nécessairement – très documentée où la rigueur imbibe chacune des 295 pages.

Cette formidable démonstration de Kaoutar Harchi s’appliquerait tout autant à d’autres écrivains de la périphérie, à tous ces auteurs français de la banlieue réelle ou symbolique, d’origine maghrébine, dont Kaoutar Harchi elle-même.

Ahmed HANIFI


[1] Kaoutar Harchi, « Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne : des écrivain s à l’épreuve ». Ed. Pauvert, Paris 2016. 295 pages.

[2]  Entretien que nous a accordé B. Sansal,  In : http://www.dzlit.fr– 6 mai 2006.

[3] Kaoutar Harchi cite ici Pierre Bourdieu  « Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Genèse et structure du champ littéraire ». Éd. Seuil, Paris, 1998. 576 pages.

[4] Éd. Barzakh, Alger, 2013.192 pages. Et Éd. Actes Sud, Arles, 2014, 160 p, puis Actes Sud/Babel, Arles, 2016. 157 p.

[5] Éd. Gallimard, Paris, 2015.276 p.

[6] Le Monde daté 09 mars 2010

[7] Sylvie Ducas, L’entrée en littérature française de Kamel Daoud : ‘Camus sinon rien’, Littératures n°73, 2015.

[8] Kamel Daoud : « Je ne réponds pas à Albert Camus, je joins ma petite voix au cri houleux et muet d’Edward Munch. » Béatrice Arvet in La Semaine, 01 juin 2014, reprise par Kaoutar Harchi.

[9] Dans la nuit du 31 décembre 2015 au 1° janvier 2016, à Cologne (Rhénanie, Allemagne), des dizaines de femmes ont subi des agressions sexuelles, ‘529 dans tout le pays’ (Libération, 11 avril 2016).

[10] La Repubblica le 10 janvier 2016, (tribune reprise par Le Monde le 31 janvier intitulée « Cologne, lieu de fantasmes.) et Le Quotidien d’Oran le 18 janvier.

[11] « Nuit de Cologne : Kamel Daoud recycle les clichés orientalistes les plus éculés ». Le Monde daté 11 février 2016.

[12] Premier extrait : Les Inrockuptibles. 6 septembre 2015, second extrait : entretien avec Mohamed Berkani, 22 septembre 2015.

[13] Pascale Casanova, La République mondiale des lettres, Paris, Seuil, 2008

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Kamel Daoud n’a pas apprécié l’article ou plus exactement le livre de Kaoutar Harchi. Voici l’extrait d’un échange (par Messenger) que nous avons eu le 31 mai, 01 et 2 juin 2017:

NB: Kamel Daoud ne m’a plus recontacté.

10 décembre, Marcher de DYLAN à MELENCHON

10 décembre, Marcher de DYLAN à MELENCHON

Le samedi n’est pas un jour tout à fait comme les autres ici. Du moins dans notre petite ville du sud et comme dans de nombreuses autres villes ou villages. Ce jour est particulier, car c’est LE jour (sur 365) décrété par l’ONU « journée internationale des droits de l’homme »… (10.12.48) et du prix Nobel. Et c’est aussi un jour de marcher et un jour pour marché (ou l’inverse). Au pas de charge. Passer devant la gare, la poste ouverte jusqu’à midi trente, l’église St-Louis (103 ans), monter la grande avenue du ‘Grand homme’ qui traverse la ville du sud au nord, emmitouflé dans une parka d’automne, car Noël arrive (autant de Noël que d’enfants qui y croient) et avec lui le mauvais temps, l’espoir et plein de résolutions à prendre (« arrêter de fumer dès le 1° du mois » par exemple ou bien « arrêter d’écrire n’importe quoi sur Facebook ») à préparer dès aujourd’hui. Marcher vers le nord et s’il se trouve un Tabac-PMU ou un Tabac-Loto y entrer pour mettre des croix au hasard (qui sait ?) : 10.12.16… sur une grille. Marcher donc jusqu’au grand marché du quartier nord. Oui, nous aussi nous avons notre quartier nord. Entendez ‘‘nord’’ comme un des points cardinaux c’est tout. Il ne s’y passe rien de bien méchant dans notre « quartier nord ». Arrivé au marché ralentir la cadence, faire comme tout le monde, traîner, regarder, demander le prix des boites de thé vert chinois de 500 gr « Camel, China green tea » (2€50) ou « 777 » (4€00) ou « Aguelid, le roi du thé », « cinq cinquante monsieur », prendre trois bottes de menthe (0€50X3), sourire au vendeur, mais répéter entre vos dents « c’est cher ». Continuer votre marche et tomber sur des gars que vous trouvez tout de suite sympathiques. Vous entamez, ou plutôt ils entament la discussion, et vous les trouvez encore plus sympathiques… Ils sourient (comme vous), vous tendent un prospectus que vous refusez en souriant toujours « je suis convaincu vous savez, gardez-le pour une autre personne ». Ils insistent, alors vous le prenez le prospectus. La discussion est chaleureuse, et la conviction brûlante. Vous les saluez et quittez le marché pour marcher encore, mais plus vite. Retrouver la cadence initiale. Marcher, marcher, marcher… pour faire plaisir au docteur, très catégorique « à votre âge monsieur A., vous devez marcher au moins 45 minutes par jour ». Vous êtes content de savoir que votre médecin sera plus content que vous d’apprendre (car vous lui raconterez tout n’est-ce pas) que vous marchez ainsi tous les jours 45’ et plus encore le samedi lorsque vous traversez la ville du sud au nord avant de rentrer chez vous prendre un apéritif bien mérité, écouter une bonne chanson

 « How many roads must a man walk down, Before you call him a man ? (tiens, tiens, ira-t-il chercher son chèque ? c’est aujourd’hui à Stockholm normalement. Il rigole peut-être sous sa barbe le vieux troubadour dans l’un de ses ranchs californiens. Il les entend tous « Le camouflet de Dylan »… mais lui n’en a que fichtre) ou lire quelques pages flottantes de Duras ou bien encore – comme c’est le cas aujourd’hui – vous plonger dans le réel, loin de Dylan, dans le prospectus de l’équipe de La France Insoumise (FI ou Phi). Écoutez-la cette belle équipe…

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« Sans être forcément  d’accord sur tous les sujets, je crois que nous réagissons de la même façon : on ne peut vivre heureux au milieu d’une marée montante de misère ou de gêne. On ne peut vivre content quand des ouvriers qui défendent leur emploi sont condamnés à de la prison ferme. Surtout quand de puissants personnages restent impunis. (… ) »

Adieu Suzanne

Adieu Suzanne

C’était en 1973. J’avais l’âge de toutes les folies et même deux ans de plus. Et le diable au corps. Je me trouvais dans un pays lointain, aujourd’hui à deux clics de souris, à deux doigts donc. Mais à l’époque, ce pays qui nous faisait rêver était pour nous – nous la bande ‘Snouci and C°’ du quartier Michelet d’Oran –bande à laquelle s’est jointe Suzanne L. fraîche émoulue de La Sorbonne, enseignante à la fac de Lettres d’Oran Sénia – le bout du monde. Ce pays est la Suède. Je me trouvais en Suède donc et plus exactement à moitié allongé sur un sofa blanc dans un grand appartement de Farsta. Farsta est un joli bourg dans le sud de Stockholm. J’étais plus ou moins allongé avec dans la main une cannette de je ne sais plus trop quoi. Il me reste dans mes souvenirs qu’elle était sacrément énergisante. Dans la pile de vinyles j’avais choisi un morceau très en vogue, « Suzanne takes you down to her place near the river/ You can hear the boats go by/ You can spend the night beside her/ And you know that she’s half crazy… »

Dans l’appartement, qui était très spacieux, vivait une demi-douzaine de personnes, toutes – je le saurais plus tard – aussi sympathiques et farfelues que déglinguées. C’était Suzana, une fille que j’avais connue à Paris qui m’y avait invité. Nous avions fait le trajet ensemble en stop de la Porte de Clichy à Stockholm. Trois jours. Ce jour-là, un samedi, je m’en souviens bien car Suzana m’avait proposé d’aller voir ensemble Viskningar och rop de Bergman, à son retour. Elle était partie voir sa mère je ne sais plus où. Les autres co-locataires étaient eux aussi absents. « But that’s why you want to be there/ And she feeds you tea and oranges/ That come all the way from China/ And just when you mean to tell her/ That you have no love to give her » Les Suzanne m’envoutaient. De sa voix profonde Cohen nous embarquait auprès de lui, il nous invitait aux voyages les yeux fermés en toute confiance.

J’étais plus ou moins allongé en sirotant mon jus de je ne sais plus quoi, lorsque j’entendis un bruit de clé dans une serrure. Le temps de me retourner, un mec était planté là, un pack de Carlsberg V dans les bras. Il était bien éméché. Et même plus qu’éméché. Je me suis levé comme un soldat, prêt à se mettre au garde-à-vous. Que faire d’autre à 22 ans ? « Hi » j’ai dit en tendant la main, peu rassuré. Le gars m’a regardé un moment. N’a pas répondu à la main tendue. Il s’est affalé sur un fauteuil, puis a posé avec délicatesse le pack de bière sur une table basse. « U come here with Suzana, is n’t man ? » Et l’autre là-bas sur le tourne-disque qui se fichait de la situation et qui chantait encore « Then she gets you on her wavelength/ And she lets the river answer/ That you’ve always been her lover ». J’ai dit « Suzana, heu, yes, yes… » Je ne savais quoi dire en fait, car le type ne m’inspirait pas confiance. Le visage déformé il a baragouiné je ne sais quoi, a porté son bras droit dans la poche arrière de son pantalon pour en extraire un objet noir qu’il a tendu vers moi. « Cohen se fiche de moi » ai-je pensé. Il n’arrêtait pas. « And she shows you where to look/ Among the garbage and the flowers/ There are heroes in the seaweed/ There are children in the morning/ They are leaning out for love/ And they will lean that way forever/ While Suzanne holds the mirror » « This is for you guy » cracha le voyou. Le « this » signifiait l’objet qu’il tenait fermement dans la main. Et il disait qu’il me le destinait. Je n’avais pas trop vite saisi. Était-ce une plaisanterie ? Le gars ne souriait pas. Son regard, sa bouche, son visage, exprimaient plutôt de la colère. Je compris au terme d’un moment qui me parut une éternité que décidément non, le malfrat ne rigolait vraiment pas. Mais alors pas du tout. J’ai tenté d’entamer une discussion avec lui. Sur le bout des doigts ou des pieds. Plutôt des pieds. 

Le type était occupé à dégoupiller une Carlsberg, il cherchait dans sa poche avec sa main libre un instrument pour. L’autre main tenait fermement un révolver. Le moment était propice. J’ai réussi à m’extraire de la nasse qu’était devenu l’appartement, j’ai dévalé je ne sais comment les trois étages de l’immeuble, traversé la cour, suis sorti dans l’avenue, ai couru, couru, couru, sans me retourner jusque dans Djurgarden, un grand parc où se promenaient des centaines de personnes au sein desquelles je me suis fondu. Et j’entendais au loin Suzanne, « And you want to travel with her/ And you want to travel blind/ And you know that you can trust her/ For she’s touched your perfect body with her mind. » Je ne voulais rien d’autre que « voyager avec elle… voyager les yeux fermés » Je savais que je pouvais lui faire confiance… »

Le soir, lorsque la nuit se fut bien installée, Suzana me raconta l’histoire de ce type « il est un peu dérangé, il n’est pas méchant, non, il dit toujours qu’il va tuer quelqu’un. He always says that ! ». C’était en 1973. J’avais l’âge de toutes les folies et même plus.

Leonard Cohen est mort, mais pas Suzanne. Aucune des trois. La suédoise est grand-mère, l’égérie d’Oran a retrouvé Paris et Suzanne l’éternelle est en nous tous.  Elle sont toutes plus vivantes que jamais. Je les entends encore, quarante ans plus tard et quelques rides, me fredonner notre air préféré, « And you want to travel with her/ And you want to travel blind … » 

Si vous souhaitez rencontrer Suzanne, l’écouter, c’est simple. Cliquez ici : 

Oran, samedi 12 novembre 2016

NB : Léonard Cohen est mort il y a cinq jours,  ce lundi 7 novembre à Los Angeles. Il avait 82 ans

Cliquer ici pour lire et écouter Suzanne (2 vidéos). Et voir Suzana

Débâcles

Canal Algérie Youssef SAIAH Expression livre Mardi 01 nov 2016. Poésie avec Ahmed HANIFI

Débâcles- Éditions Incipit en W – Miramas, 11, 2016

C

À la mémoire de Bendjelida Senouci

« Si mois avec la lune et jours avec le soleil cheminent dans l’éternité, alors les années qui passent sont comme un voyageur. Celui qui va à la rencontre de la vieillesse en faisant flotter sa vie sur une barque, en tirant le mors d’un cheval, fait de chaque jour un voyage, il fait du voyage sa demeure. » Bashô

Les cigales

Elles arrivent par grappes entières,

Une et deux et trois…

Libérées enfin de l’obscurité.

Elles enchanteront le monde des ciels d’azur

Et des mers laiteuses,

Le temps d’une saison

D’une vie,

En se gavant de la sève


Des oliviers de Mare Nostrum,

Surtout pas de mouches ni de vermisseaux.


Elles sont les cigales.

J’en ai entendu quelques-unes ce matin.

Félicité et plaisir nous invitent à l’indulgence.

*

Embryon

D’un seul trait, elle m’a fendu comme un dard

Ou en quelques secondes chrono.

Une lave ai-je pensé, abattu.

Liquide, mais acérée comme l’éperon du cheval

Elle s’est répandue dans mon être, ardente,

Usinant ma résistance, s’en souciant comme d’un fétu.

Rage et désespoir ma fille devant ce fleuve de douleurs.

Stérile bourgeon, si loin de la vie.

*

Nouvel An

Mille myriades d’étincelles éblouiront les cœurs au Soir venu

Chaque point cardinal de chaque rose des vents

Pétillera de ses mille feux à fatiguer des heures durant la nuit ténue

Qui ira le cœur joyeux s’éteindre de nouveau devant l’Astre levant

Bénis soient ceux dont la génuflexion exalte notre humilité.

*

Napoli

Napoli, disent-ils.

Je ne te vois pas

Ne te crois pas

Tu n’es qu’abstraction à l’horizon

Le terme du voyage.

Napoli, disent-ils

Je te devine là-bas

Mon cœur est serré, mais serein

Impitoyable temps

Qui émonde mon chemin

L’abrège.

Napoli, disent-ils.

Rassurée par la faux

Qui tremble en toi

S’impatiente,

Tu souris.

Napoli, disent-ils

Me voilà à Mori

Sans épitaphe,

Glacé d’éternité

Au pied d’un cyprès

À la porte du Ciel.

Ilawiir.

*

L’homme qui marche

Entre les nervures des frêles feuilles

De mon éphéméride,

L’onctueuse encre

De ma conscience

A tracé des signes

Verdâtres, blets ou irisés

Que le granulaire miroir

De ma mémoire

A depuis longtemps invalidés.

Traces puériles, stériles, vaines

Qu’une tempête de sable ou d’humeur

Un jour, une nuit,

Dispersera hors du temps.

Poussière.

*

Ceux de Mimoun

Des rideaux de sable chaloupent en ce matin finissant

Dans le ciel de la ville qu’ils colorent.

La ville de ceux des croyants, de Mimoun l’ancêtre

Dernier aïeul de Tadmaït et de Tazegart

De Tahataït et d’Aghlad.

Dans un même élan

Les corps et les esprits seront bientôt 

Gagnés par l’inertie

Et l’assourdissant silence du verbe.

Trente-cinq à l’ombre des palmiers.

Au loin, dans un effort ailé

Les derniers Traquets se retireront.

Là-bas, la rose des sables et les dunes,

Dunes et dunes encore figurant

Bien après les foggaras, la Palmeraie,

Bien après la blanche Sebkha

Là-bas à l’horizon

La rose des sables et le Grand Erg éternel,

Veillent.

Ils seront, le soir venu, appelés à la rescousse

Par le chant reconnaissant d’Ahellil

Jamal Ahellil

Ceux de Mimoun

Écrasés par le mutisme des mémoires

En colère pourtant.

Épaule contre épaule,

Lemserreh et Taguerabt,

Bengri et Tamja.

Et les qarqabous, les qarqabous.

Ici des maisons de crépis rouge carmin

Et des lauriers roses hors d’eau,

Sont cernés par le Chergui, le sable ou le néant.

En contrebas de la Hamada

De Tin-Ziri à At-Saïd

Les jardins résistent.

À l’ombre de la tonnelle de roseaux blêmes,

Croisés aux branches desséchées des palmiers,

Les thés rouges attendent que leur destin

Les libère des verres insensibles qui mal les étreignent.

Comme hier et comme demain,

À Aghlad et à Ighzer,

À Timimoun.

*

Bou-Sfer

Odeur marine,

Tapis d’algues et de mousse

Sur les récifs.

Éclats de lumières

Jardins de Keukenhof

Mosquée de Mara e Sharif

Et toiles gauguines réunis.

Rouge, vert, bleu, violet du spectre

Brume sous le soleil

Savez-vous…

L’île de Paloma à dix lieues

Paonne au milieu des eaux hésitantes,

Dans le silence de ses cuisines, Martinez est englué.

Veille de premier mai.

Flonflons et slogans de la syndicale

Un air vicié du passé frémit un instant.

Chaluts, etc.

Le saviez-vous ?

Courses aux anchois, bonites, calamars,

Dorades et espadons.

Le frisson

Du grand poisson de Heredia

Échappe à la nasse du comptable

Qui tremble ‘‘combien, combien ?’’

Une vedette traverse le cadre de la véranda

Ou la fenêtre ouverte de Moderato cantabile.

Le bruit de son moteur

Emporte le chant et les ailes déployées

D’un goéland argenté.

Le soleil a dissipé la brume

Les récifs émergent enfin.

De cette terre-là je suis,

Vous le savez.

*

Galerie 

Ils tournent en rond

Brassent de l’air

Bousculent leurs semblables

S’étouffent, suffoquent

Dans la galerie.

Ils font fi des règles

Élémentaires

Feux tricolores.

Machines à tuer

Karsan ou Coaster

Tous les sens uniques

Mènent où tu veux

À Rome, à la bourse ou au ciel

Loi du plus fort, du plus rusé,

Pas même de la jungle.

Vulgarité.

Capharnaüm.

Ils courent,

Montres de chez Kitsch au poignet

Mauvais goût et obscénité encore

Brasser du vent toujours

Intimider ses frères.

Et ils courent, courent.

Recherchent la boussole, la banque

Où l’asile

Dans la galerie.

‘‘Time is money’’

Abriter ses neurones aux pieds

Du bazar.

Temps irrespirable

Et monnaie de singe.

Contre mon silence, mes ritournelles,

Ils me promettent le paradis

Sous les tapis contrefaits de Taïwan

Ou de l’autre Orient

Dans la galerie, songerie.

Sous le ciel généreux

Les cœurs sont démontés

C’est Aladin et Disneyland

À mille lieues de Hikmet

D’Aïtmatov ou de Ben-Karriou,

De Gibran ou de Qabbani.

Ils ont défiguré, violé ma galerie.

Transformer ma songerie

Est leur horizon

Le i qu’ils planteront après l’s de ma songerie

Ne sera pas de Queneau.

Il achèvera ma Galerie, ma songerie,

Dans l’oued asséché de Rob’ el Khali.

*

Débâcle

Bien assis sans nulle façon,         

Serrés, rêvassant de combines   

Sur la balustrade ils affinent     

Leurs décisions les six garçons. 

Vers la Montagne des lions*    

Leurs familles font triste mine   

De la plage de Aïn Franine         

Ils iront sans bénédiction          

Se glisser dans l’embarcation      

La tête pleine d’Argentines      

Avec le soleil qui décline       

Le regard fixant l’horizon           

Harraga est leur nouveau nom     

Et la mer de glace assassine       

Les engloutira sous nos ruines     

Les écrans du monde offriront     

Six larmes à leur disparition         

Six larmes à leurs tombes marines 

Lucarnes de croco chagrines         

Miroirs de tous les abandons.         

* Montagne des lions : montagne à l’est d’Oran

Aïn Franine : village côtier en contrebas de la montagne des lions.

Harraga : « brûleurs » de frontières. Clandestins ou sans-papiers en devenir.

*

Le voyageur de Caspar

Sous le rocher, à tes pieds,

Le temps a posé

Au-delà de l’océan du possible,

La voie dont tu n’emprunteras

Que des débris.

Où vas-tu ?

Plaines et montagnes,

À l’infini lactescent du ciel,

S’amalgament

Depuis la première nuit.

D’où viens-tu ?

Nul ne te le demande.

Fruit de tribulations cosmiques,

Peut-être.

L’inconnue ne comblera pas ton impatience.

Elle te happera au vol

À l’heure qu’elle jugera venue,

Au sommet de ton faîte

Ou dans la vague.

Qu’es-tu ?

*

Leurre

Dans les labyrinthes d’immeubles

Bariolés

Une multitude d’existences

Et autant d’abandons

‘‘Notre métier c’est d’aider les entreprises

à vendre leurs produits…

À chaque palier

De ce désert vertical

Des espoirs s’accrochent,

…Or pour qu’un message publicitaire soit perçu,

il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible…

Silencieux

Au bouillonnement univoque

Des écrans plats.

…Le rendre disponible, le divertir, le détendre

pour le préparer entre deux messages…

Si elles avaient la certitude

Ferme

Qu’ils n’étaient pas qu’une ombre insensible,

…Ce que nous vendons aux entreprises, c’est du temps de cerveau humain disponible…

Mais rien n’est plus difficile que d’obtenir cette disponibilité.’’

Si elles avaient la certitude

Ferme

Qu’ils n’étaient pas qu’un leurre,

Un trompe-l’œil impénétrable,

Les solitudes les éventreraient

Pour mettre bas l’Autre.

*

Apothème

Entre le murmure des mots et la rumeur de

La mer, l’ancien enfant des deux

Montagnes-phares, trace

Des suppliques qu’il adressera aux

Lions de la ville

Et au mausolée de

Santa Cruz au terme de la dernière aube :

Érigez à la source blanche, sur

Ma terre,

Demeure des aïeux, la géographie de mon

Éternelle épitaphe. 

*

Trop-plein

Suspendus aux exigences de mes semblables,

Les tourments et les joies qui m’assiègent,

Embellissent ou déforment

Le profil des mots qu’ils conquièrent

Pour les libérer afin qu’eux-mêmes

M’affranchissent du trop-plein

De vacuité ou d’excès,

L’une et l’autre en équilibre

Sur le triangle d’un fil ténu

Tendu entre le bord de ma mémoire rétive,

L’abîme et la cime du monde.

*

L’automne déjà ?

Désormais mon soleil rafraîchit son visage à l’eau de mer. Qu’il est loin le chant du coq…celui-là même qui m’a ouvert au monde et m’y a mis. Les saisons dansaient autour de mes insouciances, et mes rêves insensés froissaient les cloisons jusqu’aux plus sophistiquées. ‘‘Larguez les amarres !’’ s’exclamaient les marins des mers et des océans aux hommes arrimés à leurs certitudes, servitudes. À leurs misères.

Je les ai bien écoutés et le moment propice un jour, alors que le printemps de nouveau parsemait ses robes versicolores et emplissait nos îlots de ses effluves enivrants, j’ai attendu que l’obscurité s’installe pour envelopper l’amertume, le conformisme et tous les ismes et umes à ma portée – ils ont longtemps brûlé le sel de mon corps à mon corps défendant – dans un manteau que j’ai mis en bière et jeté par-dessus bord, pas comme une bouteille qui dit autre chose, qui crie ‘‘j’arrive !’’ mais pour m’en délester définitivement. J’avais vingt ans, mon éternité tenaillait tous les enfers. La veille j’avais craché sur les poids et mesures de la Balance et toutes les lâchetés. Adieu aussi aux amitiés asséchées, décharnées ! ‘‘A nous deux liberté !’’

Il fallut manœuvrer et s’armer de patience. Voilà que l’horizon n’était plus qu’une ligne du large, dépassée. L’envers de l’enfer n’était pas l’endroit du paradis. Que de couleuvres avais-je eu à avaler ! Dans les berges d’Amsterdam, des matelots ivres et des femmes-accordéons m’ont lancé des frites belges et j’ai fermé les yeux. Dans mon dos innocent, des index tapageurs pointaient mon intrusion. Avaler des danses et des boas, n’est-ce pas le lot de notre humanité ?

Plus tard, dans d’autres contrées où l’atmosphère se parait de bienveillance, j’ai frôlé la fierté de montagnes souvent inaccessibles. Au pied de l’astre bleu des beaux jours, j’ai fait des rencontres inattendues. J’ai déambulé dans les banlieues de la vie à la recherche d’audaces à assouvir et une langue pour m’y noyer corps et plume. Des danses il y en eut d’autres, de toutes sortes, jusqu’à la torride Turku, jusqu’aux aurores boréales. Aux quatre points cardinaux, sans crier gare, les clepsydres se chargeaient d’écouler les émois du monde en perpétuel équilibre incertain. Ils s’écoulèrent et s’écrouleront, percés par la Flèche.

Les souvenirs paralysent ma mémoire dans leur inévitable conversion.

L’aurore que j’avais longtemps soumise à mes caprices ne m’a pas toujours été fidèle non plus. Aujourd’hui le ciel se couvre un peu plus. Des orages obscurs s’amoncellent alentour sur les aubes et les hommes de ma génération. Mon soleil se farde de rouge et le questionnement aporétique égrène prestement les saisons qui ne cessent de virevolter dans un monde engoncé dans une profonde dépravation. N’est-ce pas déjà l’annonce du seuil d’un intime et banal automne ?

*

Ligne d’arrivée

Les rais du jour peu à peu s’évanouissent

Dans le soir qui se déploie.

L’ombre absorbe la lumière

Qui l’ensorcellera de la même manière

Le moment recommencé.

Les tics et les tacs sont épuisés

Les aiguilles ont le tournis

Fatiguées de battre la mesure

Et la pendule s’impatiente.

Le cœur est en peine

Frissonne et s’interroge

Franchir la ligne d’arrivée

Une porte qui s’ouvre ou une interrogation réitérée

Qui tombe et file à la traîne des mystérieuses étoiles dans le ciel

Dans l’indifférente palpitation de la nuit.

_______ Lire 2° partie in « Aubuscule »_______

Les cigales : Miramas, juin 2014

Embryon : Fos-sur-Mer, décembre 2014

Nouvel An : Marseille, décembre 2014

Napoli : Miramas, janvier 2015

L’homme qui marche : Provence, février 2015

Ceux de Mimoun : Timimoun, avril 2015

Bou-Sfer : Bou-Sfer, avril 2015

Galerie : Oran, avril 2015.

Débâcle : Oran, avril 2015

Le voyageur de Caspar : Provence, mai 2015

Leurre : Provence, mai 2015

Apothème : Provence, juin 2015

Trop-plein : Provence, juin 2015

L’automne déjà ? : Miramas, juillet 2015

Ligne d’arrivée : Alger Agha, novembre 2015

Au Salon du livre d’Alger- oct 2016

Je suis à Alger pour le SILA, le Salon international du livre d’Alger. Mardi 25 octobre : Je peux vous affirmer – peut-être l’avez-vous constaté vous-même –, il est difficile de passer en une heure à peine, de 17° Celcius (le matin à Marseille) à 35 (à midi à Alger). Dès l’arrivée à l’hôtel formalisée, une douche s’impose. C’était hier. Difficile de s’activer. Un petit tour en fin de journée au centre, du côté de Tafourah, la Grande poste, Ben M’hidi… La librairie du Tiers-monde grouille de monde, mais le patron n’est pas là « à cause de la foire » (préparation du SILA). Pas grave. Je lui achète « La vie (presque) vraie de l’Abbé Lambert » de Djemaï, édité ce mois-ci chez Barzakh (600 da).


Mercredi 26 : Le ton est donné dès le matin. Même temps qu’hier. Mais là je ne suis pas pris au dépourvu. Je m’habille en fonction. Léger. Dans la chambre, après le petit déjeuner, coup d’œil au Wifi… Dès hier et ce matin j’envoie un paquet de courriels et de téléphone, à gauche, à droite, en haut… Je monte à Sidi-M’hamed, La RTA à une centaine de mètres de Georges V. Une flopée d’agents de police (et leurs voitures) s trouvent devant le mythique hôtel. Une folle circulation bercée par les klaxons tous azimuts : ambulance, taxis et n’importe qui (c’est Alger oui ou non ?). Mais il fait (relativement) bon marcher (à l’ombre). Je me demande si derrière l’hôtel, rue Souidani B., le FFS y a toujours son siège… souvenirs des chaudes journées de manifs et de grèves de 1991… Au musée Bardo l’histoire défile…

Au retour,  sur la rue Didouche Mourad, non loin des facultés, le Centre culturel Mustapha Kateb. Je ne connaissais pas (il me semble qu’une braderie s’y tient). Tiens, un minicar, type Karsan (peut-être pas), bleu et blanc de la société Etusa se gare : « navette aéroport – place Audin, toutes les heures 7j/7 » est-il écrit sur son flanc ». Si j’avais su j’aurai pas venu, ou du moins je n’aurais pas pris le taxi qui m’a taxé de 1200 da – j’ai marchandé un chouiya – en faisant un détour par Kouba (faut bien déposer l’autre client, 1800 pour lui. Un turc). Et cette chaleur qui va crescendo. Des jeunes grattent une guitare. Sympa. Rue Arezki Hamani (ex Charasse) je rentre dans la fameuse librairie El-Ijtihad (ex Dominique). On y trouve El Khatwa Oummaliya et Alger Républicain en feuillets 21X29, (pauvre de lui !) et des revues communistes comme Le Prolétaire (dans des formats encore plus petits). Qui les lit ? Le patron est fort occupé. Tant pis. Je rentre fissa prendre une douche. Et écrire ces lignes.

_________

Jeudi 27. La journée ne s’annonce pas moins chaude que celle qui l’a précédée, mais sait-on jamais. Il fait bon donc et le beau ciel bleu est parsemé de moutons blancs fort silencieux. P’tit déj vite avalé et me voilà à l’air libre. Derrière la poste, les revendeurs de livres d’occasion sont là comme hier. J’achète (200 DA) une carte (70X60 cm environ) intitulée « Séisme d’Orléansville du 9 septembre 1954 ». Elle est datée de la même année. Tous les détails y sont donnés : nombre de « tués (Européens, Musulmans, Total), destructions (maisons, gourbis) »… Le vendeur me propose toute une panoplie de cartes de l’époque coloniale : cartes des vins d’Algérie, cartes des minerais, des populations… Je choisis celle du tremblement car on y voit la région de mes ancêtres : Béni Merzoug, Talassa,  Ténès, Beni Haoua… On disait que ce tremblement était une réponse de Dieu à l’égarement des Hommes. Dans notre région aucun mort n’a été déclaré aux statisticiens.

Maintenant, avant de prendre le métro, il me faut acheter les journaux. « Là-bas » me dit un gars, juste à droite, après le carrefour. Je prends El-Watan, et Liberté. Je ne trouve pas Le Quotidien d’Oran « On ne nous l’a pas livré ». Même réponse qu’hier ailleurs. C’est étonnant, car l’année dernière on m’avait donné exactement cette même réponse à plusieurs reprises. Il y a comme un couac. Bref. Je pénètre la bouche de Métro Tafourah. Achète un ticket, Métro et Tram combinés (70 DA) et m’engouffre, lorsque j’entends « hé Parisien, Parisien ! » trois fois. Je me retourne. C’est un employé du métro hilare. Il me fait signe en brassant l’air devant son visage avec tout son bras, sa main, ses doigts « par là, monsieur ». Mais pourquoi « Parisien ? » Ils se marrent (ils sont deux) et moi aussi… Je comprends que je prenais une voie sans issue. Dans El Watan, en page 5, un article et un entretien attirent mon attention. Ils concernent l’avocat irréductible défenseur des Droits de l’homme Mokrane Aït Larbi (« un droit-de-l’hommiste » ironisaient certains proches du régime – qui se déclaraient opposants – dans les années 91-95…) J’ai beaucoup de respect pour cet homme (ainsi que pour son frère Arezki). Dans l’article le journaliste Hacen Ouali écrit très justement : « Les rares libertés dont jouissent les Algériens sont les acquis d’un combat acharné et courageux mené et assumé par une poignée de militants qui ont fait un choix difficiles pendant que d’autres ‘‘ravalaient honteusement leurs convictions’’, aujourd’hui érigés en chevaliers de la démocratie ». Merci monsieur Ouali. Oui, des gens ont lutté pour la démocratie en Algérie depuis les débuts de l’indépendance, alors que d’autres ont soutenu, directement ou indirectement (« soutien critique »), la dictature, puis ont tourné casaque… aujourd’hui ils se sont « érigés en chevaliers de la démocratie ». Dans l’entretien l’avocat fait le constat que « jusqu’à un passé récent, le ministère de la justice, comme toutes les autres institutions d’ailleurs, dépendait d’un colonel du DRS. » Cela fait du bien parfois de mettre de tous petits points égarés, sur les i orphelins de ces dits points.

Ah, mais c’est que nous sommes arrivés « à la foire ». Le soleil réussit tant bien que mal à se frayer un espace entre les nuages.

Ce n’est pas encore la grande foule, mais nous ne sommes qu’aux premières heures de l’ouverture. Dans le hall central, à la salle des conférence a lieu une rencontre, en arabe : « El I’lam wa ethaqafa jenben ila jenben emm wejhen li wejh ? » L’information et la Culture côte à côte ou face à face ? Je questionne. « C’est Saâd Bouokba  d’El-Khabar dit un homme, un grand bandit… ». Cet homme est enseignant à l’université il poursuit « Cet individu se dit opposant, mais en réalité il n’en est rien ». Au stand B36 occupé par El-Ibriz j’achète « Momo le poète béni » de Amar Belkhodja (300 DA). En exergue l’auteur a porté ces mots de Momo : « Il vaut mieux aider un homme qui reconnaît avoir été le véhicule d’une erreur que de seconder un autre qui prétend diriger la vérité » et chez Gallimard, un peu plus loin, je prends « Journaux de voyage » de Camus (300 DA). Un des rares ouvrages de lui que je n’ai pas. Je lis en page 99 : « Fatigué de noter des riens… » Sur le stand de l’Égypte, pays invité d’honneur de cette édition, Mahmoud Darwich clame sur un grand écran un de ses poèmes qu’il achève par un « Khallastou li… », mais je n’en suis pas sûr, devant une centaine de personnes aux anges. Le documentaire date du 26 janvier 2004, un peu plus de quatre ans avant la disparition du légendaire poète.

13h30 : « un peu d’air », sandwich… Dans le hall Casbah il y a des dizaines d’éditeurs, rez-de-chaussée et étage, essentiellement en arabe. Je ne m’y attarde donc pas. 14 heures. Une affiche informe la présence de Dany La ferrière pour lundi prochain. Je serai loin.

Impossible de trouve le stand C20, où a lieu une rencontre avec entre autres Agnès Spiquel. Au plafond est suspendue (en plusieurs endroits) une grand affiche bleue sur fond blanc mentionnant « El-mountaqa, Zone, C » el-mountaqa qui signifie ‘zone’ est écrit en arabe. Aucune info, ou très peu, sur les allées. Certains stands sont indiqués « A 20 », « C30 »… pas tous. C’est plutôt aléatoire. Cette zone semble désigner l’ensemble du bâtiment ou une grande partie… Je lis enfin « Chihab », le stand C20 que je cherche. Je reconnais Agnès Spiquel que j’interpelle aussitôt. Je lui remets mon « L’Arabe dans les écrits d’Albert Camus ». Elle me demande de le lui dédicacer. « Avec mes plus vifs remerciements pour vos travaux » Elle est en charge des Études camusiennes depuis longtemps où elle abat un travail phénoménal. Elle me dit qu’elle référencera mon livre.

Plus loin, dans le stand de l’Égypte, le ministre algérien de la culture, Azzedine Mihoubi fait l’éloge de « ce pays frère ». La crème de la culture officielle des deux pays est ici agglutinée. Manque que les youyous. Un jeune m’interpelle. Il croit (je ne sais pourquoi, peut-être parce que je prends des notes ?) que je suis journaliste. Il me demande si j’ai la liste des ouvrages interdits de salon. Je lui réponds que non. Ce jeune cherche un livre dont le titre est « La casquette et le cigare » d’un certain Ghani Mahdi. Non je ne connais ni ce titre ni ce monsieur. « C’est un journaliste de El Magharibiya ». Non, je ne connais pas, mais je comprends que le titre soit interdit… « la casquette »…

« Bonjour Amel Bouaqba » (Canal Algérie), « tiens ». Je lui remets « Débâcles » etc… Je tourne, tourne. A hauteur du stand où je me trouve, « El Majless el Aâla Li elloughati el arabiya » arrive le ministre entouré de sa cohorte. Je l’apostrophe « tenez monsieur le ministre, je vous offre mon recueil de poésie, faites votre tri… » Il prend « aâtik Saha, Choukr »… quelque chose comme ça. Il est pressé. Il pend le livre, le feuillette, en fait comme un rond de serviette, c’est dire. Et il sourit par-dessus le marché. Sa garde rapprochée le presse.

15h45, de nouveau la grande salle des rencontres (ou des conférences). Jean Noël Pancrazi parle de ses romans. Un gars d’ici « je suis Algérien, un enfant du Bled, de Batna… huit ans en 62… » Inexact, peut-être la mémoire qui joue des tours. Il est né en 49, alors 13 plutôt que 8 non ? Il parle de ses livres Montecristi, Madame Arnoul, Indétectable »… Et c’est Youcef Sayah l’animateur de l’émission hebdomadaire (mardi) « Expression livres » qui le présente, avant les questions de la salle. A la fin de la rencontre je discute avec l’un et l’autre.

17 heures, peut-être rentrer. La journée s’annonçait chaude, elle ne le fut pas vraiment. Tram et métro (la clim rend malade). Dans la chambre d’hôtel je me connecte à l’Internet. Non, je tente de me connecter. Ca ne marche pas. Le matin oui, le soir non. Comme hier. Je prends l’ordi, le place à tel angle de la pièce, à tel autre, derrière la fenêtre, sur le balcon. Tiens là peut-être. Oui le signal indique une possibilité, la page Google apparaît, mais pour se fige aussitôt. Insister est peine perdue… Dans le journal télévisé, des attributaires de logements disent haut et fort leur grande satisfaction « Louange à Dieu, vive l’Algérie, vive Bouteflika… » et lancent des youyous. Un peu plus tard un long documentaire est consacré à Kateb Yacine mort à Grenoble à 60 ans, le 28 octobre 1989. Un docu qui n’a plus d’âge (2002)où l’on voit ses amis Khalfa, Zamoum, Mediène le raconter. Et sa jeune sœur… et un long silence au SILA. Silence au sila.

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Vendredi 28 octobre 2016_ Mettre à jour mes notes d’hier. Balancer sur le Net, photos et texte. Je ne suis pas sûr que le débit est à la hauteur de la 4 G tant clamée.

10h30. Métro et Tram.  Même temps qu’hier. Il n’y a pas foule dans le métro. A l’entrée du SILA la fouille est superficielle. Pourquoi aujourd’hui plus qu’hier ? je me dis. « Par ici ammo pour le scanner ». Je passe sous le portique qui reste silencieux malgré les appareils électroniques dans mes poches. « Le sac par là. »

Au stand de l’Institut français Jean-Christophe Rufin de l’Académie française dédicace un de ses livres. J’offre mon « L’Arabe… » au directeur de l’Institut A. Andrès. Derrière, les stands de Salama et L’Ivrescq qui sont mitoyens, sont (momentanément) fermés. Je repasserai demain. On entend, émanant du stand égyptien, la voix de Mahmoud Darwich « Saqata el hissaro… » et les applaudissements. Le même docu diffusé hier.

Dans les allées, je suis surpris par le regard et le sourire d’un homme, et je tressaille. Je suis quelque peu bousculé. Je ne comprends pas. Mais tout cela ne dure pas plus de deux ou trois secondes. Il s’agit en fait d’un portrait en pied souriant de Barak Obama. Il sourit à quiconque passe devant lui. Joli coup de l’Ambassade US. Au stand de la chaîne 3 on me fixe rendez-vous pour dimanche. Je commence à fatiguer. Là un ouvrage de notre ami Salah Guemriche « Alger la blanche » et un autre dans une maison d’édition algérienne. Plus loin plus de 4m3, je dis bien quatre mètres cube, de livres uniquement de Yasmina Khadra. Beddraâ !

Un tour à l’extérieur ; Sandwich Shawarma et deux bouteilles d’eau. Vers 13h15, je veux prendre un café sous le grand barnum Chiken Burger, « maghlock », fermé. « fermé, pourquoi ? » « c’est l’heure de la prière ». Pendant ce temps le client peut manger de l’herbe s’il lui sied. Ou aller voir ailleurs. C’est ce que je fais. En face c’est ouvert. Petit stand sympa « un serré s’il vous plaît » « oui bien sûr ». Faut pas prendre les enfants du bon dieu pour des canards sauvages. Un léger vent souffle et fait du bien. Tout autour des stands, on s’assoit comme on peut. Sur les trottoirs, sur les marches des halls. Il y a peu de bancs. Un imposant groupe de collégiens (sont-ils 20, 30 ?) sortis du Hall central, se dirigent calmement vers la sortie, derrière leur jeune enseignant. Des véhicules de police, de la protection civile, vont ou viennent. D’autres sont stationnés.

Je reviens à l’intérieur du Hall central. Je croise Mokrane Aït Larbi. Discussion. Je lui dis « c’est un honneur pour moi de vous saluer, vous dire tout le bien que je pense de vous et de Arezki. » Je lui parle de l’extrait du journal El-Watan (cf mon post d’hier) à propos du combat des justes comme lui et des opportunistes-démocrates qui arrivent comme des « marsiens » cueillir le fruit mûr. Il sourit « merci à vous ». L’Histoire fera le tri.

Je m’installe au stand de l’Institut français et attend la rencontre-hommage à Hadj-Nacer Khodja. Denis Martinez arrive à 14h40. A 15h10 commence l’hommage. Il y a plus de cinquante personnes agglutinées dans un espace réduit. Surprise. Je rencontre Keltoum S. de Salon de P. Echanges « le passé est passé, reprenons sur des bases moins idéologiques ». Ok, Ok… Que la culture rassemble tous les Hommes de bonne volonté.  Arrivent mesdames Agnès Spiquel et Naget Khadda. Puis le directeur de l’Institut français, puis Yahia Belaskri, Guy Dugas… La rencontre commence après le mot de bienvenue de Alexi Andrès. Chacun des intervenants auxquels se joint Ameziane Ferhani y va de son hommage à Hadj-Nacer Khodja. Beaucoup d’anecdotes. Sont mis en avant la grande érudition du défunt, sa gentillesse, son humilité et sa discrète piété. Un ami d’enfance et une ancienne amie, de Djelfa tous deux, évoquent des moments très forts. Denis Martinez est émouvant dans sa lecture d’un poème de Khodja. Il me semble comprendre que sa fille nous a rejoints.
Ici vous pouvez voir et entendre Nacer Hamid-Khodja (c’était au Mucem)

Ou ici:

.https://www.youtube.com/watch?v=JAptiqS2PvI

Ou cliquer ici pour atteindre mon blog:

Samedi 29 octobre 2016_ Mauvaise nuit. Très. Que de bruit, que de bruit ! Ce ne fut pas le Hammam, pas même le souk aux bestiaux ou quelque autre souk ou je ne sais. Un entre-deux insupportable. Les boules Quiès que j’ai confectionnées à partir de mouchoirs en papier (Kleenex ou équivalent) ne servirent à rien. J’ai subi (avec d’autres clients qui n’ont rien demandé) le trafic imbécile de quelques imbéciles – comme leur trafic – jusqu’à une peut-être deux heures du matin.

7h30. Petit déj et l’Internet dans le salon. Très fluide le Net, because le salon, « D-Link_DAP_XXX » etc. Dans les chambres, c’est au gré du bon vouloir de l’air ambiant. Un Égyptien fait des siennes. Il ne se rend pas compte qu’il n’est pas seul (j’écris « Égyptien », mais il ne l’est peut-être pas. Je m’oriente à l’accent. Mais que sais-je des accents ?) Bref, le type parle si fort que je me demande s’il n’est pas totalement sourd. Les clients (une demi-douzaine) qui sirotent tranquillement leur café, café au lait, jus d’orange ou d’abricot (avec croissant, pain confiture) font mine de ne pas être dérangés. Mais ils le sont parfaitement, comme moi je le suis. Mais bon je me dis, « barrani ». Je ravale mon mécontentement. C’eut été un gars de chez nous, je me serais dit « Ya khi arriviste ya khi ». Mais non, il n’est pas d’ici, c’est un Égyptien, enfin, je veux dire, un étranger. (Là je prends une pause pour expliquer, car une personne m’a reproché d’être ironique et sévère dans mes commentaires et que je déformais la vérité. Elle a raison cette personne. Je lui réponds que j’essaie d’écrire des textes qui ne reflètent pas véritablement à 100% la réalité de la vie vraie (hormis les photos, vidéos), mais qu’il s’agit pour moi de raconter d’une certaine façon les journées à Alger en utilisant un langage spécifique… Ma vérité elle est dans les marges de l’écriture, pas dedans, hé oui ! ou plus exactement, ma vérité se trouve en creusant les mots, pas en se contentant de leur surface qui n’est finalement pas si importante que cela.)

10h08. Je quitte l’hôtel. Il fait super beau, avec une petite brise qui caresse les visages. La grande poste. Les gens m’ont l’air disposés à la bonne humeur. Ils sont souriants, alertes. Ils marchent, le pas décidé et le regard aux aguets. Ont envie de positiver. A moins qu’il ne s’agisse là que de moi. C’est moi qui suis plus en forme, malgré l’horrible nuit. Il est vrai aussi que nous sommes samedi, autrement dit jour de week-end, le second.

Métro : « Un ticket combiné s’il vous plaît pour la foire. » (je dis ‘foire’ moi aussi). « Ma kench, tram habess ». C’est le guichetier. Il m’explique qu’il y a un problème « grève »… Il me conseille de prendre le métro jusqu’au terminus « El Harrach Centre » et prendre là-bas le car qui va à Dar el Baïda ».  Terminus, marche de cent mètres, à gauche, puis à droite encore cent mètres. Une tahtaha (esplanade), voilà les cars, minicars. « Il faut patienter, car elkiran, les cars, il y en a deux, sont pris au piège des embouteillages au niveau de la foire, patientez s’il vous plaît. » La patience fut courte, 20 minutes seulement. En voilà un. « Dar el Baïda, dar el Baïda ! » En moins de deux minutes le minicar (plus de 60 personnes) est comble, 20 DA, sans ticket… je n’ose rien dire puisque personne ne dit rien. Normal.

Je suis assis à l’avant dernière rangée du véhicule. Derrière moi deux hommes discutent. Ne sont pas très jeunes. Peut-être mon âge (vieux quoi). L’un d’eux semble (au vu, ou plutôt à l’ouïe, de ce qu’il dit) avoir vécu en France. Et on y va « les fromages ? eh ! ils en ont un milliard ! » je me retourne et constate qu’ils ont l’air sérieux… puis « A 18 ans, s’il reste à la maison le fils il paie 50% du loyi à son père ou alors il s’en va ! »… puis « ils aiment vivre seuls les vieux, c’est comme el-hallouf ! » Je me suis demandé – honnêtement, si ce type ne perçoit pas, tout en étant ici au Bled, le minimum vieillesse ou le RSA : plus de 500 € (700 ?), en crachant dans la soupe. Je me le suis honnêtement demandé. Bon voilà quoi… « Âïb alih » ai-je pensé. Il y a des pauvres en France qui ont besoin de ce RSA, et lui il est là à vivre très bien à l’étranger avec leur argent et il crache dans la soupe française, « Âïb alih ». Je les ai juste regardés sévèrement en descendant. Ils ont compris, j’en suis certain.

11H50 : à l’entrée B1 comme B2 la foule est beaucoup plus nombreuse que les jours précédents. A l’intérieur c’est pire qu’un stade complet comme un œuf d’autruche ou d’oie au moment où l’arbitre siffle la fin de la partie. Tout le monde se lève comme un seul homme et avance vers la sortie, combien trop exiguë. Et la chaleur, la chaleur !

Je pars à la recherche du stand M16. « 1° étage ». OK. Mettez-vous à ma place : vous avez devant vous une affichette mentionnant « M 26 », puis une autre « M 24 », puis « M 22 ». Que vous diriez-vous ? Que vous y êtes presque ? Vous avez tord. Je passe devant le stand « M22 », puis « M20 », puis « M 73, « 71 », « 69 »… A devenir dingue non dans ce hammam ?

Je finis par trouver. Zehira est là. Souriante. « Bonjour, je suis Ahmed Han… » « Ah !…. » Cette femme est formidable. Zehira vit au Canada depuis de nombreuses années. Elle a écrit « Le portrait du disparu… », « Lettre d’une musulmane aux Nord-américains »… C’est une femme aux convictions politiques formidables. Elle me dédicace son dernier livre, un roman « La honte se vit seule ». En couverture « Le Cri » de Munch. Un roman poignant sur l’espoir de l’homme (H) et le tragique de la réalité qui lui est imposée. Je lui offre mon dernier recueil… Asta luego …

14 heures, salle des Conférences. « La littérature algérienne, 3° génération. » Waciny Laarej est modérateur. Place aux jeunes ! Il y a là Amine Aït el Hadi, Abderrezak Boukeba, Nassima Bouloufa, Abdelouahab Aïssaoui, Lounis Benali, arabophones et Khaouter Adimi, francophone. Quelle énergie et quelles certitudes dans les interventions ! Pourquoi pas, bravo !

Parmi le public attentionné, il y a Fayçal M. que je vais voir… discussion…

Au stand de Livrescq je retrouve Nadia S. Et, surprise, H. X. Nous avions passé de bons moments lors du Forum du livre (en décembre dernier) avec notamment lectures de textes dans un superbe café sur les hauteurs de la Casbah devant un verre de thé à la menthe et la mer.

Dans la bouche de Métro « Les fusillés » une trentaine de policiers casqués sont postés. L’ambiance n’est pas à l’émeute. Bon enfant. Peut-être en rapport à la grève.

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PS : Je dédie le texte de cette journée à la jeune H. X. avec mon amitié sincère.

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Dimanche 30 octobre 2016_ et dernier jour au SILA.

Réveil très matinal. 6h45. J’ouvre les volets. Il fait un peu frisquet… 9h30 : métro, tram, la foire. Dans le tram, mon voisin est une voisine. Entièrement voilée. De la tête aux chaussettes. Plus la voilette sur le visage, plus les gants. Tout en bleu foncé. Elle dit être une dame d’un âge certain. Je ne la crois pas. Sa voix, sa bonne humeur et sa gestuelle la trahissent, mais elle ne le sait pas. Oui car elle me parle. Sans arrêt. Sans me dire Hadj ou cheikh. Elle parle de tout. Cela a commencé à l’arrivée du tram. Dès que les portes se sont ouvertes j’ai ressenti qu’on me poussait pour entrer dans la rame. J’ai dit « attendez s’il vous plaît que les personnes descendent… » elle (c’est elle) a dit «le monsieur ne semble pas connaître… » J’ai répondu « je sais madame, je sais ». Elle a rigolé. Puis nous sommes montés. Elle s’est assise à ma gauche et n’a plus cessé de parler. On a parlé de tout, plus elle que moi : « el akhlak » (l’éducation), l’administration, la corruption, le nifak (l’hypocrisie), la Norvège (c’est qu’elle respecte beaucoup les pays scandinaves pour la droiture de leurs liens sociaux, leurs gouvernants…), elle a beaucoup parlé de sa cousine « beur » qui n’aime pas les comportements a-sociaux des gens d’ici (c’est elle qui dit cela). Bref j’ai passé un bon moment. La « foire » m’a semblée beaucoup plus proche que ces derniers jours. « ça a été un vrai plaisir ya madame » Elle me répond, presque joyeuse, « pour moi aussi monsieur, bonne journée (J’ai oublié de dire qu’elle parle parfaitement le français.)

La foire : Il y a foule et fouille. « A qui est-ce ? » dit le jeune agent de sécurité en exhibant les livres qu’il a sortis de mon sac à dos, « c’est à moi » (oui car les sacs à dos, à main, les saccoches… avancent plus vite sur la table que les personnes sous les portiques, il y a donc à un moment un décalage). « C’est interdit cheikh ». « Ah oui ? et pourquoi aujourd’hui et pourquoi pas hier, ni avant-hier ? » Il s’est rendu compte qu’il avait l’air fin « maalich, roh, roh »…

14 heures sont proches et il y a deux très importantes affiches : dans la salle des conférences (200 places) il y a Dany Laferrière, et là, dans ce réduit du ministère de la Culture (16m2) il est prévu Ahlam Mostaghenemi. Je patiente ici, chez Ahlam. Je suis parmi les premiers. J’ai le plus grand respect pour l’écriture de Ahlam, virevoltante, tonitruante, qui bouscule les précarrés, les préjugés et les certitudes béates. J’ai lu ses deux ouvrages traduits en français, Mémoires de la chair et Chaos des sens. Je les ai trouvés absolument fabuleux. J’attends avec impatiente (depuis deux ans !) la traduction des autres. Non seulement l’histoire, mais le verbe. Quel plaisir ! Voici ce que j’écrivais sur mon blog il y a deux ans :

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« Je l’avoue et j’en ai presque honte, j’ai découvert Ahlam Mosteghanemi au début de cette année 2014. Son nom ne m’était pas étranger, certes. Je savais vaguement que c’est une femme qui écrit en arabe. Mais, hélas, je ne lis ni romans, ni journaux, ni quelque document que ce soit en arabe. Car je ne maîtrise pas cette langue, même si je parle parfaitement l’oranais. A vrai dire je ne me suis jamais, ou presque jamais, intéressé à la littérature arabophone. Avec le temps c’est devenu une habitude, une seconde nature que de ne prêter aucune attention à ce qui s’écrit dans cette langue. D’autant qu’ils ne sont que très peu ou pas traduits. Ouatar peut-être, ou la poésie. Je n’en suis pas du tout fier… De Ahlam Mosteghanemi je n’avais jamais lu une ligne avant ce jour de janvier lorsque je suis rentré dans la nouvelle librairie de la place du 1° novembre à Oran. Au rayon des ouvrages en français je recherchais des nouveautés. Quelque roman ou autre écrit publié en Algérie. Foin de romans édités à l’étranger. Je désirais acheter un roman local. Et je tombe sur deux romans de Ahlam Mosteghanemi en français : Mémoires de la chair (traduit de l’arabe par Mohammed Mokeddem) et Le chaos des sens, traduit par France Meyer, édités tous deux par Sédia. Je feuillette Le chaos des sens et c’est le choc. Une dramaturgie poétisée. Je lis, relis, deux pages, puis cinq puis je ne sais… » La suite se trouve ici :

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Et là, cette femme magnifique va se présenter devant nous, hélas pas pour parler de ses romans, mais pour les vendre (on ne peut tout avoir). La foule est impressionnante. Nous sommes peut-être cent cinquante personnes à faire le pied de grue. Sans compter les journalistes de plusieurs TV, très nombreux et indisciplinés comme savent l’être les journalistes en général. Ils vont et viennent sans arrêt avec leurs encombrants matériels, « poussez-vous ». Je suis face à un dilemme.

Rester et rater l’émission de radio où l’on m’attend ou bien me présenter à la chaîne trois et parler de mes livres. J’hésite (pas longtemps pour être honnête). J’opte pour la radio. On m’attend à 45 et il est 14h35. Tant pis pour Ahlam.

La radio chaîne trois. Je ne sais le titre exact de l’émission : « arts… » quelque chose. « Bonjour », « bonjour… » L’animatrice est Soraya quelque chose aussi. Arrive peu après la star du moment, la très jeune Khawter Adami, demandée par tous partout. Très sympathique (accent de titi parisien à couper dans du brouillard, au fait comment dit-on titi au féminin ?) Arrivent aussi Agnès Spiquel, Christian Pheline, Maurice Mauviel. Je pensais parler de mes écrits, de Camus, de la poésie, de ceci, de cela…. Je vous jure que j’ai été expédié en moins de trois minutes. Comme un malpropre. J’étais outré. « Si j’avais su, j’aurai pas (je vous le jure) venu ». Moi qui ai passé plus de deux heures à me préparer, à faire des schémas et tout, surtout pour parler de Camus, car je pensais sérieusement qu’on allait me poser des questions sur Camus, l’Arabe, et tutti quanti. Que nenni. J’eus droit à un gros truc d’ignares « alors comme ça vous habitez en France et vous n’êtes pas édité en Algérie gnagnagna… » 

 J’ai couru pour aller entendre Dany La Ferrière à la salle des conférences, mais je suis arrivé tard. Il a achevé son intervention. « Il répond aux questions des journalistes » me dit Madame Si-Ahmed (je l’ai rencontrée hier), elle fait partie du staff de l’organisation… « Moi aussi j’ai été journaliste! » « Ben alors allez-y ». C’est ainsi que je me suis retrouvé dans le mini cercle des privilégiés, dans une petite salle. Une demi-douzaine. C’est Fayçal Mataoui. qui pose le plus de questions. La Ferrière répond tranquillement, avec tact et bienveillance durant dix minutes (depuis que je suis arrivé), jusqu’à ce que la responsable du protocole annonce « c’est fini, place aux dédicaces »… et c’est une cascade de livres qui sont posé sur les cuisses de l’écrivain, qui signe avec patience…  Arrive un non-voyant qui demande « où est monsieur La Ferrière? » On l’en approche. Ce monsieur j’ai échangé avec lui en décembre dernier, lors du forum du roman à Alger. Un homme de grande culture et d’une mémoire faramineuse. Il peut réciter un livre entier (je n’exagère absolument pas) ou un texte daté de plus de quinze ou trente ans. Il dit à Dany La Ferrière « nous nous sommes rencontrés il y a huit ans et nous avions mangé ensemble une Tchektchouka! » La Ferrière semble s’en souvenir et il rit…

Je suis rentré groggy du fait de la Chaîne 3. Heureusement, à côté de l’hôtel il y a Le Pigalle, pour se désaltérer. Et je me suis désaltéré.

Eh bien vous savez quoi ? au moment où j’achève ces lignes, un responsable d’émission télé algérienne m’appelle… Rendez-vous demain…

Cliquer ici _ 552 _ pour lire les textes avec photos…

ici également_ 553_ etc.

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De la manif « anti-loi-travail » au Café Barbès

De la manif « anti-loi-travail » au Café Barbès

Dans la rame de métro les gens sont silencieux occupés pour nombre d’entre eux à leur Smartphone, à leurs jeux, ou à écouter de la musique ou autre chose. Un homme, la cinquantaine, passe d’un bout à l’autre, « je ne refuse pas une pièce, un ticket de métro ou de restau, ou un sourire… ». Nous arrivons à la station Denfert Rochereau à 13 heures 40 pour participer à la manifestation « contre la Loi-Travail ». Le temps n’est pas particulièrement froid. Il n’est pas pour autant chaud. Peut-être 17°. Le ciel bleu n’est pas entièrement couvert. Quelques gros cumulus aux formes potagères, n’impressionnent que quelques-uns. Ils laissent s’exprimer un soleil timide. Ce que l’on voit dès la dernière marche du métro franchie, ce sont les étals des marchands de Merguez et autres sandwiches. Tout autour de la place du lion de Belfort d’innombrables cars de police, des véhicules de transmission télé, des camions CGT. La boutique de fleurs à l’angle du boulevard Raspail est bien achalandée (et jusqu’aux trois-quarts du large trottoir), mais bien vide de clients. De la place à la rue du faubourg Saint- Jacques on compte un petit millier de manifestants, mais il est bien tôt. A partir de 14 heures 30 les foules affluent sans discontinuer. Maintenant le soleil se fraie franchement des passages importants à travers les choux-fleurs de nuages. Il fait bon. Les très nombreux cars de police sont en fait stationnés sur chacun des boulevards ou avenues donnant sur la place Denfert. Le Café Daguerre, le Café du rendez-vous, l’Indiana et le Mac Do font plein service. Une bourgeoise, la cinquantaine, – est-ce une rose socialo ? – passe au travers un groupe de manifestants et glousse à son compagnon « quelqu’un m’a poussée, j’ai mis mon sac par devant, je n’ai pas envie de m’énerver… » L’autre lui répond « c’est d’un fourre-tout, tous ces gens ! » et ils traversent rapidement l’avenue pour rejoindre le rue Daguerre. Des travailleurs ma bonne dame que ces gens, et pas que.

Sur l’avenue de l’observatoire et jusqu’à la place Denfert les plaques de signalisation automobile ne servent à rien. Hormis quelques cyclistes les voies sont complètement désertes et les piétons heureux. A 15 heure 05, à l’angle de l’avenue des Gobelins ce sont des milliers de manifestants qui marchent et scandent, presque heureux d’être là, d’être ensemble. Il y eut tout à l’heure un incident vite étouffé entre un petit groupe de manifestants et un policier. Un petit rien. Un cordon d’une vingtaine de policiers, casqués et boucliers en avant encadre le groupe NPA. Deux minutes s’écoulent lorsqu’une autre brigade s’immobilise devant nous. Toujours à l’angle des Gobelins : au dos ont lit 1B, 3C, 4B, 2A… Ne s’agit-il pas plutôt de policiers de plusieurs brigades (A, B, C…) ? Les slogans sont continus, cette fois sur l’air d’un petit navire « Il était un petit GattaZe, qui n’avait ja-ja jamais travaillé, oyé… » Les groupes de policiers avancent (toujours discrètement) avec les manifestants.

Au 43 du boulevard Saint-Marcel, nous voilà en tête du cortège. Sur le trottoir, un jeune vend des livres radicaux. Devant un cordon de policier, à l’angle de la rue des Fossés Saint-Marcel un vieux monsieur s’adresse aux plus proches des policiers « j’ai 72 ans, droit dans les yeux, la loi El-Khomri c’est une régression ! » Ce n’est pas la tête du cortège, mais la tête de la plus imposante partie du cortège. Nuance. 500 mètres an aval, à hauteur du métro aérien, un groupe marche, est-ce celui de la CGT ou de LO ? Ce sont bien les deux organisations (séparées par un espace aussi). Un autre groupe, celui du Front de gauche-PCF, est glissé entre la CGT et LO. Un drone sous les nuages semble filmer, sinon que fait-il au-dessus de nous. Le pont d’Austerlitz est lui aussi libéré de toute circulation automobile – hormis celle des cars de CRS et des motos AFP. Un gigantesque slogan écrit à la peinture sang et en lettres majuscules, haut de deux mètres et large de 40, clame sur la berge du fleuve : « LA NUIT DEBOUT PLUTOT QUE LE JOUR A GENOUX ».

16 heures 10. Dans le café de Lyon, à l’angle de la rue de Lyon et de Ledru Rollin, nous prenons des cafés légers « non je n’ai plus de déca » nous dit le barman. Deux policiers lui demandent « on peut utiliser vos toilettes ? » L’employé répond sans les regarder « c’est en bas ». Un groupe de policiers vient s’immobiliser juste devant la devanture du café-tabac. Le barman refuse les nouveaux clients « c’est fermé, c’est fermé ». Nous sortons. Un hélicoptère tournoie au-dessus des manifestants. Nous ne sommes plus loin de la Place de la Nation, entre deux à trois cents mètres, et toute cette dernière partie est encore quasiment vide de monde. Au cinéma MK2 Nation « Les Malheurs de Sophie », « Le Livre de la jungle », « Adopte un veuf » sont à l’affiche. L’hélico est plus bas et de plus en plus assourdissant.

17 heures 10, la place, côté sud, se remplit peu à peu de manifestants. Ce sont essentiellement des jeunes (200 environ), le visage camouflé. Des gaz lacrymogènes sont lancés non loin. Aussitôt nos yeux se mettent à picoter et les frotter ne sert à rien. Nous nous éloignons autant que faire se peut (nous sommes chassés par les gaz). Nous nous refugions de l’autre côté, sous un abribus de l’avenue du Trône. Et cet hélico à quelques mètres au-dessus de la République triomphante et son char aux lions. L’atmosphère monte en degrés. « Ca chauffe » dit quelqu’un, « des casseurs » dit un autre. A 18 heures la place et les alentours sont noirs de monde. Il n’y a plus de gaz, ni de bombes fumigènes. Le char « Solidarité sud santé arrive, suivi d’autres, du même syndicat. « Camarades ! nous étions soixante mille dans les rues de Paris cet après-midi ! » lance un cégétiste dans le mégaphone. Nous avons l’impression qu’il est loin du compte. Ne sommes-nous pas plus que cela, « ça fait quatre heures qu’on marche ! »

Vers 18 heures 15, nous prenons le cortège à rebrousse-poil. Au bas de l’avenue Diderot une dizaine de véhicules de « Propreté de Paris » s’activent. Au 56 des hommes de « ADA location de voitures de tourisme » s’attellent à démonter l’imposant contreplaqué qu’ils avaient posé pour abriter des manifestants leur bien ou celui de leur patron. Nous prenons à droite l’avenue Daumesnil. Les conducteurs du bus 65 semblent en grève eux aussi. Il n’y a point de 65, mais des 91 et des 20 oui. Nous prenons le métro à Bastille et sur suggestion de l’un d’entre nous, empruntons la ligne 5 direction Bobigny, avec changement à Gare du Nord. Descendons à Barbès. L’idée n’est pas si mauvaise.

Juste en face de la bouche de métro, à l’angle des boulevard Barbès et La Chapelle, nous pénétrons dans ce qui fut le temple de l’habillement et bien avant ce qui fut le célèbre bar « Le Rousseau ». C’est aujourd’hui un haut lieu Bo-bo « Le Café Barbès – bar, restaurant, dancing ». Cela nous change. Des manifs et des manifestations les habitués s’amusent. Ils trinquent en se peignant de la main ou en se tortillant comme il se doit avec larges sourires et tutti-quanti. Mais il nous faut reconnaître que c’est un endroit agréable. Un peu cher (évidemment), mais charmant. Nous sommes trois avec El-H et M. La brasserie est sens dessus-dessous. « C’est ainsi tous les soirs » me dit l’un des amis. Brouhaha… Un monde fou. Et la jeune et belle serveuse est très sympathique. Sympathique, mais débordée avec sourire toujours. Nous avons attendu 6 à 8 minutes. Sourires encore. « Ah ! » fait El-H lorsqu’elle s’occupe enfin de nous. « Un Bordeaux château Guillot ? » Oui, oui moi aussi, trois fois oui (5,50 € les 15 cl). A droite comme à gauche c’est flûte de champagne et seau de glaces. Nous relevons la présence d’une animatrice de télé (LCP), d’un baroudeur télé idem, et aussi de ce célèbre haut-couturier au maillot de corps marin qu’il porte devant les caméras. Pas aujourd’hui. Il est entouré de trois couples très classe (encore évidemment). Un verre, deux, puis métro dodo.

Paris, 29 avril 2016

Cliquer ici pour les photos…

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Fin mars 2016 à Oran

Récemment je m’étais rendu en Algérie pour animer des ateliers d’écriture. Le jeudi 31 mars je devais prendre l’avion du retour pour Marseille, mais je n’ai pas pu. « Grève générale en France » nous dit l’employé d’Air Algérie de l’aéroport d’Oran-Ben-Bella. Je le savais depuis plusieurs semaines, mais voyez-vous, le temps qui vous voit avancer dans la vie, peut parfois tisser de sympathiques ruses, des reginglettes sur-mesure, appropriées à l’homme perdu que vous êtes. Juste pour s’amuser de vous, pour vous narguer… Je le savais bien avant de me rendre en Algérie qu’il y aurait grève « le 31 », mais bon…

Ce jeudi 31 mars, donc, je n’ai pas pu prendre l’avion pour Marseille, et par conséquent pas pu participer au rassemblement contre « La ‘loi travail’ d’El-Khomri ». Le vendredi est une journée partiellement morte au bled, et pourtant mes amis (le toubib comme l’affairiste naïf) étaient ce jour-là fort occupés. Alors je me suis résolu à faire une virée sur la côte. Ce que je n’avais pu encore faire jusqu’à ce jour. Faire une virée, seul. J’ai choisi la côte est. Jusqu’à Belgaïd ce ne sont que constructions, les unes sur les autres. Le béton se conjugue à tous les temps, à toutes les formes : villas, immeubles, commerces. Aucune harmonie. Aucun arbre. Pitié et prières. Sur les routes, à chacun son propre code, et que Dieu reconnaisse les siens. Les policiers chargés de la circulation se racontent des histoires de policiers chargés de la circulation qui se racontent des histoires qui tournent en rond. « Il faut réagir à cette hécatombe et trouver les solutions adéquates car la route en Algérie est l’une des plus meurtrières au monde » (Liberté 30 juillet 2013)

La solitude (contrairement à ce que l’on pense) à ceci de bon qu’elle vous rapproche – si vous vous donnez la peine de la disponibilité – de ce que profondément vous êtes, de ce que profondément vous ressentez, aimez… La solitude peut vous délivrer de l’artifice et vous ouvrir à la vie, la vraie.

C’est dans cette disposition-là, dans cet état d’esprit que j’étais ce vendredi lorsque je suis arrivé sur la grande baie de Aïn Franin… à une dizaine de kilomètres à l’est du centre d’Oran. Un joyau naturel, qui échappe encore (et pour pas longtemps hélas) à la main terrible de l’homme. Hormis quelques légers aménagements, les lieux sont tels que je les ai découverts et fréquentés souvent depuis 1967. Je vous laisse admirer les photos et vidéo.

« À certaines heures, la campagne est noire de soleil. Les yeux tentent vainement de saisir autre chose que des gouttes de lumière et de couleurs qui tremblent au bord des cils. L’odeur volumineuse des plantes aromatiques racle la gorge et suffoque dans la chaleur énorme. À peine, au fond du paysage, puis-je voir la masse noire du Chenoua qui prend racine dans les collines autour du village, et s’ébranle d’un rythme sûr et pesant pour aller s’accroupir dans la mer. » (Albert Camus, Noces à Tipasa). Je ne m’en lasserai jamais. Remplacer Tipasa par Aïn Franin (sans les ruines) et le mont Chenoua par la Montagne des lions.

Le lendemain, samedi 2 avril, je suis rentré à Marseille. Le 4 avril je notais cet extrait de Politis pointant la « naissance d’un mouvement inédit », et ajoutais en clin d’œil familial – mais cela ne vous concerne point : « (Lina aussi !) ». Le mouvement en était à sa 4° nuit consécutive à débattre sur la place de la République, alors que Lina n’avait que quelques heures. Quelques jours plus tard je m’incrustais dans la manif contre la loi travail « Tous ensemble, tous ensemble, etc… », sur les boulevards Garibaldi et Lieutaud. Plus tard, en aval des Réformés, je remonterais la belle rue Curiol fleurie par ses habitants rejoindre sur le Cours Julien, le début d’un rassemblement pour une nouvelle « nuit debout », et où m’attend mon ami O.M., un verre à la main. La semaine prochaine je me rendrai au MUCEM.

A.H

Mardi 12 avril 2016

Sur les traces de la petite mosquée des Inuits

Sur les traces de la petite mosquée des Inuits- Éditions Incipit en W – Miramas, 2016

Après qu’il eut fini son petit déjeuner, Omar s’installa devant son ordinateur, comme tous les matins. Il consulta ses courriels puis ouvrit l’un après l’autre les sites des journaux qu’il affectionne ou qu’il lit par devoir professionnel, peut-être bien par habitude. Plus tard, il se penchera sur ses propres écrits qu’il soignera avant de les adresser à des revues spécialisées. En dernière page d’un quotidien d’informations générales, un court article attira son attention. Il est titré « La communauté musulmane d’Inuvik (TNO, Canada) a enfin accueilli sa mosquée ce jeudi 23 septembre ». L’article détaille les péripéties subies par les chauffeurs d’un semi-remorque qu’ils acheminaient de Winnipeg vers Inuvik. Sur le poids-lourd était fixé un préfabriqué. C’était la mosquée. Omar relut l’article puis chercha le village dans Google Earth. Il connaissait la capitale du Manitoba, mais il n’entendit jamais parler d’Inuvik. Sa position géographique d’abord le désorienta, puis le surprit. Il ne se doutait pas de la présence de musulmans en un endroit si éloigné, si isolé. Les jours suivants, il se documenta davantage. Plus les jours et les semaines s’écoulaient, plus il en savait sur cette région du bout du monde, plus il s’interrogeait sur cette mosquée, sur ses fidèles. Et puis, c’était une belle occasion qui s’offrait à lui pour, qu’enfin, il découvre le Grand Nord dont il rêva souvent par le passé. Il lui fallait faire quelque chose. Il en parla à ses proches, à ses amis, à des collègues. Véro fut enchantée. Elle lui proposa aussitôt de l’accompagner.

Omar et Véro se connaissent depuis une vingtaine d’années. Ils travaillaient ensemble à Paris pour LSA, un magazine spécialisé dans les publireportages dédiés à la grande distribution. C’est dans cette revue que Véro entama sa carrière de photographe. Cinq ans plus tard, durant les grandes grèves qui paralysèrent la France, ils abandonnèrent LSA pour se mettre chacun à son compte, en free-lance. Ils ont, l’un et l’autre, délaissé le climat de la capitale et son effervescence pour la clémence du sud beaucoup moins agité. Véro habite à Arles, Omar près d’Avignon. Aussi, lorsque des occasions se présentent et quand cela est possible, ils s’engagent ensemble dans un projet. Omar prend en charge la rédaction, Véro les photos. La perspective de se rendre à la lisière du pôle Nord, à plus de dix mille kilomètres de Marseille, dans un territoire, le Nord-ouest du Canada, vaste comme près de trois fois la France, les enthousiasma aussitôt. Ils ont hâte de la concrétiser. L’idée de réaliser un reportage pour la presse n’est pas centrale, mais ils ne l’excluent pas.

Inuvik est un village où vivent moins de quatre mille personnes. Il se trouve au-delà du cercle polaire. Durant les nuits d’été, le soleil oublie de se coucher, en hiver par contre il disparaît plusieurs mois, la nuit comme le jour. Se rendre à Inuvik et fouler le sol de sa mosquée, la plus septentrionale des mosquées de la planète, c’est pour Omar une expédition exaltante et un pari exceptionnel. Au fil du temps il a fait de ce bout du monde son mont Everest. Il lui faut désormais en prendre la direction et une fois le cœur d’Inuvik atteint, comme sur un sommet, y planter un fanion avec son nom écrit en lettres majuscules et plus tard se vanter auprès de ses proches qui lui chercheraient querelle ou lanceraient un défi : « moi j’ai prié dans la mosquée la plus au nord du monde ! » Lui qui jamais ne pria, ou plutôt qui ne prie plus depuis la mort de son père. Il avait quatorze ans, c’était en Algérie. Véro dirait, en exagérant à peine, « j’ai atteint le Pôle Nord ! »

Dès que la décision fut prise, il leur fallait penser à l’hébergement. La solution fut trouvée cinq mois plus tard, en février, grâce à Nicole, une amie journaliste de Véro. Son compagnon, Fred, qui est originaire de Trois-Rivières, avait suggéré d’en parler à sa famille au Canada, si toutefois Véro et Omar étaient d’accord, et ils le furent.

C’est ainsi que Jacques Latraverse, cousin de Fred, voulut bien mettre gratuitement à leur disposition son pavillon de Yellowknife la capitale des Territoires du Nord-Ouest canadien. La seule condition que posait Jacques était que les Marseillais – eux-mêmes se disent Marseillais, c’est plus simple – l’occupent en été pendant qu’il passerait ses vacances dans sa résidence secondaire en Amérique latine. Omar accepta aussitôt, bien que Yellowknife se trouve à trois mille cinq cents kilomètres au sud d’Inuvik. Le mois suivant, Omar et Véro achetaient les billets : Marseille-Paris par TGV, Paris-Montréal-Yellowknife par avion.

Ils entreprirent ensuite de chercher des contacts francophones dans la région. Ils furent fixés en moins de quinze jours : Marc Walper, un collègue de Jacques, les attendra à l’aéroport de Yellowknife. Son épouse parle le français. La directrice de l’Association franco-culturelle de cette ville, Marie Chaumont, les accueillera bien volontiers. Puis ils passèrent quelque temps à se renseigner sur le Canada et les États-Unis, et les conditions d’entrée : la location de voiture, le climat, la circulation dans le Grand Nord, les Indiens… Ils bouclèrent tous les dossiers en mai. Restaient les jours et les semaines qui s’égrenaient lentement à leur gré. Au courant de juin ils réussirent au moyen de Skype à échanger avec les animatrices des associations francophones : Céline Lavoie et Carrie Wong à Whitehorse, Marie à Yellowknife.

Lorsque pointe le premier jour de juillet, neuf mois se sont écoulés depuis la lecture de l’article sur la mosquée d’Inuvik. Omar et Véro atterrissent à Montréal le samedi deux à 17h30, heure locale, avec chacun une valise et un sac à dos. L’aéroport Pierre-Elliott Trudeau ressemble à une gigantesque ruche en effervescence. La file interminable des voyageurs avance pas à pas dans un long couloir en S, fait de rubans et de piquets. L’incommodité et l’inconvenance des questions de l’agent de la police de l’air perturbent le souvenir du calme qui régna au-dessus de l’Atlantique durant les huit heures et troublent chez quelques vacanciers la quiétude qui, jusque-là, avait empli leur cœur. Le préposé au contrôle des passagers entrant au Canada insiste : « vous n’avez pas de viande, pas d’objet contondant, vous allez où, chez qui, pourquoi Yellowknife, pourquoi Inuvik, pourquoi la mosquée, vous êtes musulman ? » À la suite des réponses données à cet interrogatoire, Omar subit une fouille complète de ses affaires et de son corps. Les agents de la PAF ont beau signifier qu’ils suivent à la lettre un protocole qui leur est imposé,  cela n’empêche pas Omar de penser que sa physionomie et son nom agissent comme des signaux d’alerte,  clignotent dans leur cervelle comme un gigantesque feu rouge. L’officier découvre et saisit un cubitainer de cinq litres de vin enfoui dans le sac à dos et qu’Omar ne déclara pas. Il lui fait signer un document, mais ne lui inflige pas d’amende.

La mosquée d’Inuvik fait trembler toute une partie de l’équipe de douaniers qui n’avaient jamais entendu parler d’un lieu de culte musulman dans les TNO. Ils sont plus indulgents avec Véro qui affiche un visage de glace devant leurs sourires déplacés et tant de zèle insolent. Il semble à Omar avoir passé deux heures avant de récupérer les bagages. En s’éloignant, la tension baisse peu à peu. Ils s’installent à la cafétéria Van Houtte pour reprendre leurs esprits, grommeler quelques amabilités torrides à l’endroit des fervents fonctionnaires et boire un jus de fruit, avant de monter dans l’autobus 747 qui les conduit au centre-ville, son terminus. Ils arrivent à l’hôtel du Nouveau Forum, à une centaine de mètres derrière le Centre Bell. L’hôtel est une construction cubique massive et sombre de deux étages, à l’allure de coffre-fort, qui contraste avec les mots affables de la réceptionniste qui sourit franchement en tendant à Véro deux fiches à renseigner. Mais les Marseillais sont éreintés par le poids des valises, des sacs à dos et de l’accueil douanier. Ils remplissent les formulaires et rejoignent leur chambre en silence.

Le dimanche après-midi, une chaleur étouffante et désagréable enserre le quartier latin. Un orage couve. Montréal est très animée. En été, de nombreuses fêtes s’y déroulent, dont le festival international de jazz. Le ciel lourd et l’étrange sensation de fatigue et d’engourdissement liée à la longue traversée de l’Atlantique Nord ne les empêchent pas de s’y rendre. Aller au festival, mais surtout à la librairie du Musée des Beaux-Arts. Ils ont rendez-vous devant la boutique avec M.B., une écrivaine maghrébine installée à Montréal. Omar l’avait contactée au début du mois de juin. Ils échangèrent ensuite plusieurs courriels. Dans l’un d’eux, Omar informa M.B. de son arrivée au Canada sans évoquer le Grand Nord. Dans le dernier échange, ils convinrent du jour, du lieu et de l’heure du rendez-vous. Omar avait fait la connaissance de M.B. en France, il y a fort longtemps. C’était lors d’un débat au festival du livre de Mouans-Sartoux qui portait – il s’en souvient encore – sur le thème « Écriture et pouvoir. » M.B. accompagnait Maïssa Bey et Hélé Béji, une autre écrivaine maghrébine.

Véro est enthousiasmée par les grandes avenues de la ville et leurs animations. Lorsqu’ils arrivent à hauteur du musée Omar reconnaît aussitôt M.B., « alors comment va notre Québécoise ? » et ils s’embrassent. Sur la vitrine de la librairie une affiche informe qu’une rencontre aura lieu ici même le mardi 5 juillet avec Maïssa Bey et M.B. « Belle coïncidence » fait M.B. Elle ajoute « elle présentera son nouveau roman Puisque mon cœur est mort et nous traiterons ensemble de la condition des femmes en Algérie ». « Ah… nous n’y serons malheureusement pas » répond Omar. Il lui explique le Nord, la mosquée… Tout autour, une foule compacte avance sur la Sherbrooke Street. On entend les guitares de plus en plus puissantes. M.B., un temps absorbée, regarde vers les grands arcs de l’église Erskine. Puis elle dit : « Tout me paraissait disproportionné ici, énorme, les routes, les appartements, la nature… et la libre parole ! » Elle évoque ensuite sa propre expérience lorsqu’elle découvrit cette partie du continent américain, ses gens, sa culture et la grande ouverture d’esprit qui la caractérise… Sur l’estrade du Rio Tinto Alcan la chanteuse Nina Attal, pantalon jaune moutarde et chemisier blanc, entame My soul won’t cry no more devant quatre cents fans, trempés en quelques minutes. Elle traverse la scène en sautillant, fait valser la guitare en bandoulière, s’accroupit et se redresse, Won’t cry no more…  Le public apprécie. Il danse, chaloupe en reprenant avec elle My soul won’t cry no more sous une pluie intempestive. Il chavire. Omar, Véro et M.B. ne s’attardent pas. Ils préfèrent s’abriter. Après que Véro eut fixé l’artiste et ses musiciens dans son Sony, ils descendent prendre un verre au Piranha-bar qui se trouve sur la longue et très animée rue Sainte Catherine. Ils poursuivent la discussion, abordant les sujets comme ils se présentent, au gré des méandres de la conversation et chacun y va de son commentaire sur l’écriture, l’édition, la presse, le Bled, la vie quotidienne au pays du castor et de la feuille d’érable… Mais lorsque Omar demande à M.B. ce qu’elle sait de la mosquée d’Inuvik, elle demeure silencieuse. L’entend-elle ? Le brouhaha dans la salle qui se fait de plus en plus volumineux couvre peut-être la question. C’est ce que veut croire Omar qui la lui repose : « tu as entendu parler de la mosquée d’Inuvik ? » Omar apprécie la veste Mina noire que porte l’écrivaine, mais ne le lui dit pas. Veste dont elle ne cesse de caresser avec ses doigts la base de la manche. M.B. dit « non » sèchement, en hochant la tête. Omar ne sait pas si elle fixe un point sur le parquet ou si elle maudit la couleur de ses chaussures. Elle porte des converses bleues et un jean avec effet délavé. Au milieu des jeunes clients, elle passerait inaperçue. M.B. est très polie pour élever la voix ou taper du poing sur la table. C’est pourquoi, pour mettre fin à la discussion, elle attend le bon moment.  Elle se lève, sourit en coin, et lance à Véro : « désolée, je dois vous laisser. J’espère que vous nous apporterez de belles photos ». Sur ces mots, elle les abandonne. Involontairement, Omar avait ravivé un épisode douloureux de son passé. M.B. avait été journaliste en Algérie. Menacée de mort par des intégristes religieux – ses propres voisins qui ne supportaient ni ses écrits, ni ses tenues vestimentaires, ni son indépendance –, elle décida de quitter le pays. Elle s’installa deux années dans le sud de la France avant de se poser au Canada. Depuis, elle ne veut plus entendre parler d’islamisme ni même de croyances.

Tôt le matin du lundi, partiellement remis des effets du décalage horaire, Omar et Véro prennent un Airbus 320 en direction d’Edmonton et aussitôt arrivés, sans même quitter le tarmac, ils s’introduisent dans un Bombardier de la compagnie Jazz-Air d’une cinquantaine de places à destination de Yellowknife. Le temps est chaud et pluvieux, mais moins pesant que la veille. Les cinq heures de vol furent plus dures à supporter que l’ensemble des films de série B diffusés durant la traversée de l’océan. Ils atterrissent à Yellowknife au début de l’après-midi sous une pluie battante. Au cœur de l’aérogare, un gros ours polaire naturalisé brave l’indifférence des usagers. Il trône, les pattes arrière en l’air, sur une élévation figurant un imposant bloc de glace, posé lui-même au centre du tapis roulant pour bagages. Les valises sont délivrées dans le quart d’heure qui suit. Omar se dirige directement vers un grand homme aux cheveux roux qui tient une pancarte sur laquelle est écrit son nom, en caractères d’imprimerie et en majuscules. Marc Walper, qui est journaliste à Radio Canada les attend comme prévu. Il porte une chemise bigarrée, un jean et un chapeau texan dont la couleur est assortie à son visage couvert de taches de rousseur. Il doit frôler la quarantaine. Marc arbore un large sourire. La poignée de main est longue et sincère. Omar le prend aussitôt en sympathie.

Sur la route qui mène de l’aéroport à la villa de Marc, où ils sont invités à boire un verre et à faire plus ample connaissance, les Marseillais sont surpris, non par la quantité des feux tricolores ou par les nombreux véhicules tout terrain – des mastodontes –, mais par des fils électriques qui pendillent à travers le capot des voitures. Ils ne prêtent pas attention à ceux qui sont scotchés sur la calandre de la GMC Sierra de Marc. À quoi servent-ils ? « C’est ‘‘le chauffe-moteur’’, on dit ici bloc-heater » explique Marc. Il articule et parle lentement en glissant de temps à autre des mots en français. « Tous les véhicules en possèdent dans le Grand Nord. C’est pour les faire démarrer soit à partir de prises électriques chez soi, soit en utilisant des bornes en ville, auxquelles ces fils sont ‘branchés’ – il dit branchéï –  On en trouve un peu partout. » Marc précise qu’on n’utilise le chauffe-moteur qu’en hiver lorsque le thermomètre atteint quinze degrés au-dessous de zéro Celsius, ou quand il descend plus bas. Certaines semaines des premiers mois de l’année les températures de moins quarante sont fréquentes.

Marc et sa petite famille habitent dans un grand chalet à l’entrée de la ville entre les lacs Frame et Kam. Karin, sa compagne, les accueille avec un large sourire, comme si elle retrouvait des amis. Karin connaît le sud de la France pour y avoir séjourné au début des années quatre-vingt-dix. Elle étudiait au CFMI, le Centre de formation des musiciens intervenants de la faculté d’Aix. Aujourd’hui, elle est professeure de musique dans plusieurs collèges des Territoires du Nord. Karin parle donc français, mais son accent est abrupt, plus compact que celui des Québécois. Elle est née et a grandi à Gatineau, une ville francophone à la périphérie d’Ottawa. Évidemment, dans la discussion elle entraîne ses auditeurs dans les beaux villages de Provence. Elle aime à évoquer l’Île de la Sorgue, Marseille, Le Puy-Sainte-Réparade, Meyrargues, La Camargue, les marchés odorants avec leurs étals d’olives et d’huile, de tapenades, de savon et de lavande… Autant de villages et de lieux qu’elle adorait arpenter. « Mais, tient-elle à préciser, je n’aime pas la corrida. » Elle fait un geste brusque de la main comme pour chasser la vision d’une mise à mort. Le couple est heureux de les recevoir. Marc leur parle de Yellowknife et du Nord canadien. Lui, est né à Saskatoon la capitale du Saskatchewan. Il y passa sa jeunesse, étudia les Lettres à l’Université. Puis il se tourna vers les médias. Depuis près de huit ans, il travaille pour la CBC-North. Il réalise des reportages sur les villes, les Autochtones, les rennes et les vastes étendues de la toundra… C’est à Yellowknife que Marc et Karin se rencontrèrent. C’est une jolie ville d’environ vingt mille habitants. Sa latitude est : 62°27’16’’ nord, sa longitude : 114°22’35’’ ouest. L’écrasante majorité de la population est anglophone. Onze langues sont considérées comme officielles dans les Territoires du Nord-Ouest. À Yellowknife on parle le slavey, le déné, le dogrib ou flanc-de-chien qui sont parmi les langues des Premières nations. L’anglais est très employé, le français moins. Le nombre des francophones dans ces régions du Grand nord est très peu important. Yellowknife est adossée au Grand Lac des Esclaves. Son nom lui vient d’un ancien temps, quand une tribu d’Indiens utilisait des couteaux de cuivre éponymes. En peu de temps Véro et Omar apprennent beaucoup sur leurs hôtes, sur les TNO et sur la diversité des populations. Mais les Marseillais s’étonnent que Karin et Marc n’aient jamais entendu parler de la mosquée d’Inuvik. Omar extrait de son sac à dos une chemise dans laquelle il avait rangé de nombreux documents dont un article en anglais de CBC-News intitulé « Arctic mosque lands safely in Inuvik » daté de septembre dernier qu’il donne à Karin. Le papier relate le long voyage de la mosquée. Lorsqu’elle finit de le lire elle s’exclame « Wow, my god, 2500 miles road and river ! » puis le tend à Marc qui n’en revient pas non plus « It’s crazy, it’s incredible ! » fait-il. Karin demande à Véro et à Omar comment ils comptent se rendre jusqu’à la mer de Beaufort. « Inuvik se trouve à deux mille trois cent cinquante miles d’ici ! » À ce propos, Marc leur apprend que Jacques, le cousin de Fred Latraverse, parti en vacances dans son ranch en Patagonie tout l’été, leur confie aussi son camping-car. Un Volkswagen Westfalia Kombi qu’ils pourront utiliser à leur guise jusqu’à Whitehorse. Au-delà, il leur conseille de louer un 4X4, « le Kombi ne tiendra pas sur les graviers de la Dempster ». La Dempster est la route qui relie Dawson City à Inuvik. Elle n’est pas bitumée. Les Marseillais se regardent. Ils sourient, puis rient franchement. Cette proposition de Jacques les ravit. Ils ne savent comment remercier. Ils disent qu’ils avaient prévu de réserver un véhicule dans une agence à Yellowknife. Ils le feront donc à Whitehorse.

Vers 15 heures Marc les conduit au pavillon de Jacques Latraverse, chez eux. La maison se trouve au cœur de la ville, dans la 54° Street. Sur la même rue, une façade attire leur attention. Elle est entièrement rose. Sur le grand panneau accroché à l’entrée, on peut lire : « Bruno’s Deli & pizza – eat or take out ». La maison de monsieur Latraverse est un pavillon à la couleur nacrée. Les portes, les fenêtres sans volets et l’encadrement sont d’un autre blanc, froid. Sur l’entablement de l’entrée, il est écrit 5419. La maison est un grand trois-pièces avec cuisine américaine. Elle est bâtie au centre d’une importante superficie. De part et d’autre de l’entrée du pavillon deux grands frênes immobiles sont postés comme des sentinelles en temps de paix. Le long du côté gauche de la maison, un potager protégé par une clôture en bois, haute de cinquante centimètres, ne semble pas trop souffrir du climat. Le reste de l’espace est un jardin très soigné qui a la forme d’un U, où poussent différentes plantes, fleurs et gazon savamment harmonisés comme pour les légumes du potager. Dans celui-ci Monsieur Latraverse cultive des courgettes, tomates, petit-pois, brocolis… Des allées dallées entourent la maison de sorte que l’on a accès de toutes parts à chacune des zones cultivées.  Marc reste avec Omar et Véro le temps de leur donner toutes les informations nécessaires sur le fonctionnement des différents appareils de la maison et leur remettre une chemise remplie de documents divers que prépara à leur intention Jacques Latraverse. Puis, ensemble, Marc au volant du Westfalia, ils font un tour dans les larges artères de la ville. Omar conduit sur le trajet du retour. Après le départ de Marc, ils vident les valises de leur contenu et les rangent dans une partie de l’armoire libérée par monsieur Latraverse à leur intention. Les aiguilles trottent sur les poignets, mais pas le temps dirait-on, « tu as vu l’heure ? » s’exclame Véro. Il est près de 20 h et la luminosité est totale. Ce qui les fait rire. « C’est fou ça » dit Omar. Lorsqu’ils finissent de ranger, ils sortent. Ils contournent à pied le bloc de maisons par la droite jusqu’à la 50° avenue qu’ils empruntent. À l’angle de la 49° Street se trouve la banque Canada Trust. Ils font un retrait au guichet automatique et rentrent au Black Knight pub, dans la même rue. Omar dit comprendre pourquoi les rues sont vides. « Ils sont tous là ! » Le pub est en effet bondé. Dans le fond de la salle, un groupe écossais chante une chanson gaélique. Les consommateurs applaudissent et boivent. Les serveurs jonglent avec les plateaux surchargés de bouteilles et de verres. Omar s’amuse : « par moment on dirait Tri Yann », « sans cornemuse » sourit Véro. Ils ont commandé et attendent longtemps avant d’être servis. Bière Keith’s et Curry chicken Rotini pour Véro, Sawmill Creek Merlot et soupe de palourdes pour Omar. Pensant qu’on avait omis de lui donner le pain, Omar le réclame. Le garçon semble surpris, « there is not, but we’ll see ».

Le lendemain matin ils se rendent à l’Association franco culturelle où on les accueille à bras ouverts, « ah voilà les Français, Victor tu peux venir ? » La discussion est aussitôt enclenchée : la France, le sud, le soleil. Victor est un Parisien installé à Yellowknife depuis plusieurs années. « La directrice se trouve au City-Hall », leur dit-il. Il se propose de les y accompagner. « C’est à deux pas », précise-t-il. En chemin il leur explique de quoi il retourne. Le prince William duc de Cambridge et son épouse, la duchesse Kate Middleton sont en tournée royale dans les TNO. Ils sont attendus d’un instant à l’autre, devant l’esplanade de la mairie. La foule est celle des grands jours dit Victor. Quant à Marie Chaumont, elle est introuvable. Les deux compagnons restent toutefois avec Victor. Le couple royal arrive par hélicoptère. Il est très fortement applaudi. Des gardes le protègent de la pluie avec leurs grands parapluies noirs. Le prince et la princesse serrent quelques mains… Ils ont le sourire facile devant les innombrables appareils photo des spécialistes et des habitants admirateurs. Des représentants des T’atsaot’ine, ou Couteaux jaunes, portant des tuniques en daim de trappeurs comme celle de Davy Crockett, font un discours de bienvenue, puis entreprennent quelques pas de danse. Véro réussit à franchir la barrière de sécurité et prend des portraits au plus près du couple sans se soucier des policiers ni des gardes du corps indulgents. « On ne sait jamais » répond-elle à Omar qui la raille. Ni lui ni elle n’affectionnent ce type de manifestation et ils le font savoir à Victor, avec tout le tact nécessaire, bien qu’il ne soit pas lui même sujet de Sa Majesté la reine du Canada. Victor préfère rester. Véro et Omar reviennent vers la 50° avenue, passent devant la Diavik Diamond Mine et la CIBC Bank. À hauteur du restaurant AεW ils tournent à droite sur la 49° Street. Ils entrent au Frolic, un sympathique bar-restaurant français dont vient de leur parler Victor. La couleur est affichée dès la porte d’entrée. Un grand drapeau tricolore flotte sur le fronton. À l’intérieur, les quatre serveuses sont autant de Marianne portant un bonnet phrygien. Sur chaque table sont dressés deux fanions, l’un canadien, l’autre français. Le patron se prépare à recevoir la semaine prochaine, dans le jardin du restaurant, tous les citadins de Yellowknife amis de la France. La nuit du 14 juillet sera longue. Omar fait un clin d’œil à Véro « et si on cherchait un bar ou un restaurant algérien, c’est la fête nat. au bled aujourd’hui… » Il a une pensée pour M.B. et Maïssa Bey. Il aurait aimé participer à la manifestation de la librairie du musée. « Au Piranha-bar ! » fait Véro malicieuse. Omar ne relève pas ce qu’il considère comme une maladresse. Ils prennent deux jus avant de revenir au pavillon de l’Association franco culturelle. Cette fois ils la rencontrent la directrice. Marie Chaumont est une jeune et jolie brune qu’on jurerait sortie d’une agence de mannequins andalous. Ce que Skype, durant leurs échanges, ne laissait guère entrevoir ou deviner. Ses longs cheveux de jais tombent négligemment sur ses épaules, ses yeux noisette-noir brillent sous la poudre sombre qui souligne leur tour, leur élégance orientale. De grandes boucles en corail (imitation ?) rouge vif, pendent à ses oreilles. Marie est heureuse de les rencontrer. « Des Français qui s’aventurent jusqu’à Yellowknife, on n’en voit pas tous les jours » dit-elle en venant à eux. Elle leur présente ses collègues : Victor donc, mais aussi Alice, Rosalie et Pascaline « on s’est vus tantôt » dit Pascaline. Elle leur présente également des usagers : Gabriel, Dembe, Olivier et Noémie. Puis elle leur parle de l’association et de ses multiples activités. Elle leur donne toutes sortes d’informations sur la capitale et ses environs, mais aussi sur Dawson City et Inuvik. Elle leur fournit les coordonnées de Budget, une agence de location de voitures à Whitehorse. Lorsqu’ils lui demandent si son association est en relation avec celle de Whitehorse, Marie dit en connaître l’existence, mais pas vraiment les membres qui la dirigent ou la constituent. Les deux associations n’ont pas d’activités communes et n’échangent pas leurs expériences. Avant la fin de la rencontre, Marie téléphone à l’agence de location de Whitehorse. Elle se renseigne sur les prix et les disponibilités des véhicules. Quelques minutes lui suffisent pour conclure, avec l’accord de Véro et Omar, la réservation d’un monospace pour la période allant du mercredi 20 au jeudi 28. « Vous êtes tranquilles maintenant », leur dit-elle. Marie Chaumont semble aussi contente de leur rendre service qu’ils sont eux-mêmes contents de rencontrer des gens aussi avenants.

Vers midi, ils font des courses à Extra Foods un supermarché que leur suggéra Victor. Puis reviennent à la maison pour déjeuner. Omar propose de faire un grand tour avec le Kombi. Il dit vouloir mieux le connaître, en maîtriser la conduite. Sitôt soumise, l’idée est acceptée. Ils quittent le pavillon et prennent la vieille route de l’aéroport. Ils contournent la ville par le nord, empruntent la Frontier Trail, puis l’Ingraham Trail, la route qui passe devant la mine d’or Giant aujourd’hui désaffectée. La vitesse maximum est de soixante kilomètres à l’heure. De nombreux panneaux invitent à la prudence. La vitesse est encore plus réduite sur certains tronçons de Yellowknife où il est interdit de rouler à plus de trente kilomètres à l’heure. La conduite du Volkswagen n’est par conséquent ni stressante ni même fatigante. Au cinquième kilomètre après la mine on peut soit continuer, soit prendre à droite. Si on poursuit l’Ingraham Trail, on arrive à Tibbit Lake à une centaine de kilomètres. Au-delà il n’y a que des routes de glaces qu’on ne peut utiliser qu’entre mars et décembre. Ces routes mènent au Nunavut. Si on prend à droite, ce que font Véro et Omar, au kilomètre quinze on arrive à Dettah, un village indien qui se trouve en face de Yellowknife, sur le bord du Grand Lac des Esclaves. Un grand panneau accueille le visiteur : « Welcome to Dettah Yellowknives Dene First Nation Territory ». Pour s’y rendre en hiver, il est préférable d’emprunter la route de glace qui traverse le lac Slave en un de ses bras au nord. La route de l’hiver est directe et plus rapide. Deux cents mètres en aval de la grande route, le bâtiment gouvernemental du chef Drygeese est fermé. C’est une sorte de pentagone construit sur deux niveaux auquel on accède par plusieurs escaliers et plusieurs portes vitrées. Sur la principale, un autocollant indique « please report to receptionist for assistance – Mahsi Cho » sur la seconde une pancarte signale « Closed ». Une quinzaine d’épaves de motoneiges, trois tipis, une peau d’ours semblent abandonnés sur un grand terrain vague. Dans le village engourdi, il n’y a rien d’intéressant. Hormis les gamins et le chien inuk fatigué qu’ils poursuivent, Dettah donne l’impression que pas une âme n’y vit ou que ses habitants sont reclus dans les maisons, ou qu’ils en sont absents. Plus loin, sur des monticules de gravier traînent des objets de toutes sortes : carcasses de vélo, caisses en métal et en bois, pneus… En retrait de ce bric-à-brac, au bord du lac Slave, une autochenille semble attendre l’hiver. Étrange sensation de désolation. Les deux collègues ne s’attardent pas à Dettah. Sur le retour ils croisent deux renardeaux portant chacun dans la gueule, fièrement, une énorme dépouille de corbeau. Ils avancent sur le bas-côté de la route et le bruit du véhicule ne semble pas les perturber. Omar donne son verdict bien avant la fin du tour qu’ils s’imposèrent : « Le Westfalia est impeccable ». En lisant le carnet d’entretien, Véro remarque que le véhicule possède un suivi mécanique rigoureux. Une révision préventive générale avait même été réalisée en juin. Tout avait été vérifié : pneus, freins, suspension, la direction, le moteur… « Il est impeccable », reprend Véro.

Le soir ils se retrouvent au Mackenzie Lounge sur la 49° Street avec Marc, Karin, Marie et Victor. Marc invita ses collègues Rob Ruben et Joneen Jensen, mari et femme, tous deux reporters pour CBC-North. Les fishs and ships et la Yukon gold sauce sont succulents. Sur scène le chanteur folk Craig Cardiff remporte un vif succès. Le pub est comble. Ils ont de la chance. La voix est langoureuse, habitée de mélancolie…

« Here’s to the year where we learned that Fear

Rents the cheapest room in the house, dear

Love called and said she found a better room

To the year where we stayed awake

And talked about how the earth quaked

It surely must be a sign the sky would fall »

Rob et Joneen sont friands d’informations. Ils veulent connaître les raisons qui amènent Véro et Omar dans ce coin perdu, « this lost town ». Les Marseillais leur détaillent le projet qui ravit les journalistes. Joneen parle correctement le français. Mais hélas pour eux les Canadiens ne savent rien sur cette mosquée qui a flotté des milliers de kilomètres sur le Mackenzie. Ils demandent même si cela n’est pas une plaisanterie, ce qui contrarie Véro et Omar. Toutefois, Joneen et son compagnon invitent les Marseillais, qui n’y voient pas d’inconvénient bien au contraire, à parler de leur projet à la radio. Ils prennent rendez-vous pour le vendredi au pavillon de la 54° Street. La discussion allant, on leur vante le village de Tuktoyaktuk – on dit Tuk – ses entrepôts souterrains, et surtout cette femme, la mère Ninguiukusuk qui n’a plus d’âge, dont le corps porte les stigmates de taillades de plusieurs ours et qui aime à raconter son passé chaotique dans le restaurant qu’elle tient dans un des nombreux sous-sols frigorifiés de Tuk. C’est un village méconnu aujourd’hui, mais pas pour longtemps assurent-ils. Pourquoi, parce que ses entrailles sont potentiellement riches de plus de vingt pour cent des réserves mondiales d’hydrocarbures. La semaine prochaine et la suivante il va s’y tenir un important festival des arts premiers qu’il ne faut pas manquer. C’est à cent quarante kilomètres au nord d’Inuvik. « Mais en été il n’y a pas de route, on ne peut y accéder qu’en avion » dit Rob. Dans dix ans, peut-être y aura-t-il une « route tout temps », fonctionnelle en été comme en hiver, « mais nous n’y sommes pas encore » tempère-t-il. Pendant la discussion, Marc présente aux Marseillais un jeune homme qu’il invite à se joindre au groupe. « Just a drink » s’enthousiasme celui-ci en tendant la main. Il affiche un large sourire : « Jean-Pierre Fontaine ». Marc dit : « nos amis viennent de France ». Jean-Pierre est un jeune poète francophone, originaire de La Gaspésie. Il est membre de North words writers, une association d’auteurs dont la majorité est anglophone. Lui est un parfait bilingue. Il est aussi journaliste à L’Aquilon, un hebdomadaire francophone de la région. La soirée est longue et belle en promesses. Le jeune poète est ravi lorsqu’il prend connaissance des projets de Omar et Véro « surtout ne manquez pas les bains à Liard River Hots Springs, ils sont exceptionnels, c’est sur votre route, à cent quatre-vingt-cinq miles seulement de Fort-Nelson. » Jean-Pierre est un amoureux de la France, particulièrement des nuits parisiennes de Montmartre et du Quartier latin. Il en parlerait pendant des heures. Emporté par la bonne humeur et les souvenirs, il se laisse aller à déclamer des poèmes, debout, devant le micro abandonné par Craig Cardiff le temps d’une pause :

« Le son de tes voies coul’ dans mes veines

N’avais-je pas suffisamment d’audace

Pour tatouer sur ton corps mes peines

Retrouverai-je tes artèr’, tes places ?

Dis-moi Panam’ si ma quête est vaine. »

Pour ne pas froisser les anglophones, majoritaires dans le lounge, Jean-Pierre Fontaine lit Cachalot, un poème célèbre de Edwin John Pratt.

A thousand years now had his breed

Established the mammalian lead;

The founder (in cetacean lore)

Had followed Leif to Labrador;

The eldest-born tracked all the way

Marco Polo to Cathay;

A third had hounded one whole week

The great Columbus to Bahama;

A fourth outstripped to Mozambique

The flying squadron of de Gama…

Jean-Pierre n’est pas un inconnu. Il est chaleureusement applaudi par les uns et les autres. Marie informe les Marseillais que Jean-Pierre anime pour l’association des activités culturelles comme des lectures de textes ou des ateliers d’écriture créative. « Soyez les bienvenus leur dit Jean-Pierre en ouvrant grand les bras, venez participer à l’atelier du mercredi » « Avec plaisir, demain ? » répondent ensemble les Marseillais.  « C’est dans une semaine, vous serez encore là ? »

Le lendemain matin les deux partenaires se rendent à l’office de tourisme où sont exposés des outils de mineurs, des animaux empaillés, ours bruns, noirs, blancs, renards, corbeaux, rennes… L’après-midi ils découvrent la vieille ville et son mythique WildCat Café. Malheureusement il est fermé. Un grand panneau planté devant la porte signale « Restauration project. Reopening on may ». Tant pis se disent-ils. Ils se rabattent sur le Bullock’s Bistro, non loin, lui aussi très réputé pour la qualité de sa cuisine essentiellement faite de poissons. Ils prennent deux bières et discutent avec la patronne qui apprécie qu’on la photographie. Elle est loquace comme un présentateur de télévision et sourit abusivement. Elle demande à Véro « vous êtes journaliste ? » La propriétaire est venue de Berlin il y a vingt ans, les mains dans les poches et des rêves d’argent enfûtés. Les murs à l’Est s’écroulaient les uns après les autres comme des châteaux de cartes. Aujourd’hui, même si sa peau n’a plus la fraîcheur d’une libellule ce dont elle se plaint, elle est ravie de sa situation, de son ascension sociale. « Avec les prix qu’elle pratique, je comprends bien qu’elle soit contente » dit Omar entre ses dents et la dame lui sourit encore.

Deux jours plus tard, en début d’après-midi arrivent à la maison Joneen et son compagnon, pour procéder à l’enregistrement de l’entretien radiophonique. Ils expliquent aux Marseillais ce qui les intéresse : parler de la Cité phocéenne, dire pourquoi le choix du Grand Nord… « en anglais uniquement s’il vous plaît » précise Joneen. Dire « Minaret », « insolite », « transport sur barge » ou « à but non lucratif » en anglais n’est pas une sinécure. Les Marseillais s’en sortent grâce à la salutaire intervention de la journaliste qui est bilingue. L’enregistrement fini, ils prennent un café.

Le week-end et les jours suivants Véro et Omar passent beaucoup de temps au Folk on the Rocks, le plus grand festival de musique du Nord canadien. De nombreux chanteurs Inuits s’y produisent comme Kulavak et la belle Elisapie Isaac. Elisapie tinte comme une cloche de Noël, elle chante, légère comme une chrysalide sur le point d’éclore :

« In my life there is a dark hole

In that hole there is a future butterfly

I become a shelter of fear and desire… »

Kulavak est un duo de femmes qui interprète d’étranges et saisissants chants de gorge. Plusieurs centaines de personnes applaudissent frénétiquement. Certains spectateurs sont sagement allongés directement sur le sable fin de la plage, le bras soutenant la tête. D’autres, derrière ceux-ci, sirotent un verre, assis sur des bancs colorés. D’autres encore, à un mètre de la grande scène, dansent et chantent au rythme des musiques que la plupart des spectateurs connaissent par cœur. Ils affichent tous un air radieux. Les gens du Grand Nord ont, dit-on, le cœur sur la main, prêts à l’offrir chaque été. Durant la période estivale, la luminosité et la longueur des jours dissipent le spleen et l’obscurité que répandent les longs mois blancs.

Le mercredi vers 17 heures, Omar et Véro se rendent à l’église désaffectée Glad Tidings, derrière l’Association francophone. C’est là que se déroule l’atelier d’écriture conduit par Jean-Pierre. Ils sont quinze dont Marie, Victor, Rosalie, et Pascaline de l’Association. Ils sont de bonne humeur, ils se connaissent tous. Ils plaisantent autour de gâteaux, de fruits, de jus et de bière. Parmi eux un homme aux traits maghrébins, « il doit avoir mon âge » pense Omar. L’homme s’approche de lui « tu es Algérien ? » L’homme se nomme Razi. Il dit être de passage. Puis il dit être en vacances. « En fait je dois bientôt me rendre à Stockholm ». Il est confus. Omar ne saisit pas tout ce qu’il lui dit. Il est question de sa fille, de la fuite du temps, d’un accident… Razi est arrivé dans les territoires il y a quelques semaines. Leur discussion est interrompue par Jean-Pierre qui demande l’attention de chacun. « Je vais vous lire un poème d’Émile Nelligan, soyez très attentifs. Je vous donnerai ensuite la consigne d’écriture. N’écrivez pas, écoutez bien :

‘‘Ce fut un grand Vaisseau taillé dans l’or massif:

Ses mâts touchaient l’azur, sur des mers inconnues ;

La Cyprine d’amour, cheveux épars, chairs nues,

S’étalait à sa proue, au soleil excessif…’’

 Puis il lit la première consigne, et d’autres…

Le vendredi 15 juillet, vers sept heures du matin, les Marseillais entament l’autre partie du voyage, celle qui conduit vers le Cercle polaire, Inuvik et sa mosquée. La veille, par précaution – « méfiez-vous des distances » les avait-on prévenus – ils achetèrent et remplirent trois jerrycans de carburant. À la sortie de Yellowknife, un doute soudain traverse l’esprit de Omar qui se confie à Véro. « Personne ne connaît cette histoire de mosquée des Inuits. Et si elle n’était qu’une blague, un poisson péché en avril et réchauffé en été ? » « Comment est-ce possible, alors que des articles de journaux en ont parlé comme d’une réalité concrète ? Elle existe bel et bien ! » lui répond Véro quelque peu irritée. Omar le sait bien évidemment. Plusieurs journaux rapportèrent en effet dans le détail les aventures vécues par les transporteurs routiers de cette mosquée. C’est un préfabriqué de cent quarante-cinq mètres carrés, de style totalement canadien. Il voyagea durant quatre mille cinq cents kilomètres, pendant un mois, de Winnipeg à Inuvik. La mosquée faillit plusieurs fois se renverser n’étaient l’expertise et la hardiesse des camionneurs. Pour prévenir tout risque, de longs tronçons de route furent entièrement interdits à la circulation des journées entières, car l’engin transporteur circulait sur deux voies. Les distances entre les villes sont grandes. Omar dit qu’elles lui font penser à celles qui relient entre elles les villes du Sahara : Timimoun – In-Guezzam, Tindouf – Djanet, Tndouf – el-Oued…

De Yellowknife à Fort-Providence, la route est longue de trois cent trente kilomètres. Nommée Yellowknife Highway, elle n’est pas asphaltée, mais praticable et bien entretenue. Par contre lorsqu’un véhicule croise ou double le Westfalia, celui-ci est aussitôt entièrement recouvert de poussière. Il faut être vigilant et vérifier que les vitres du Kombi sont bien remontées. Les aires de repos sont quasi inexistantes tout comme la circulation. À mi-distance se trouve un petit village autochtone appelé Rae-Edzo ou Bechchokǫ̀, en fait ce sont deux villages regroupés. Véro et Omar s’y arrêtent. Sur le bord de la route, deux grands panneaux préviennent, en anglais et en français pour le premier : « Vous entrez maintenant dans le pays du bison des bois. » En anglais seulement pour le second, orienté vers l’agglomération : « Alcohol prohibited withing Bechchokǫ̀ corporate limits. » Il semble à Omar que moins de cinq cents personnes y vivent. Mais on ne les voit pas. Un vieux couple entre dans l’unique église. Son clocher surmonté d’une croix ressemble à un grand tipi. À l’intérieur le vieil homme et sa compagne s’agenouillent au premier rang. À l’entrée, bien en vue, de nombreux missels paroissiens, écrits en langue locale, le flanc-de-chien, sont posés en vrac sur un banc. Sous de grands vitraux figurant le Christ, des anges et Marie, une imposante affiche invoque des prières en langue locale :

« T’aahodi Adi Nehwho Yedàiyeh Età, T’aahodi Adi Nehwho Età, Wezha Jesus Christ… »

Le temps est couvert ce matin. La végétation est dense, mais ce qui frappe c’est la hauteur des arbres, assez peu imposante. La responsabilité incombe à la sévérité du climat, au pergélisol. Une très grande partie du Nord canadien est constituée d’une couche de glace quasi permanente de plusieurs dizaines de mètres de profondeur. Cette couche de glace serait à l’origine de la physionomie de toutes les plantes, qui s’animent toutefois et s’épanouissent durant la période du dégel, en été. Le permafrost – terme anglais qui désigne le pergélisol – influe donc beaucoup sur la qualité de la végétation. Omar et Véro croisent peu de véhicules, par contre ils aperçoivent d’innombrables corbeaux, mais aussi des bisons, des renards, des chèvres et des marmottes. Des armées de moustiques leur rendent la vie exécrable dès lors qu’ils mettent à découvert un bras ou un doigt de pied, sans compter d’autres insectes piqueurs, les grasses mouches bleues… Ils arrivent à Fort-Providence, mais ne s’y attardent pas. À l’entrée du village autochtone, comme à Bechchokǫ̀, un panneau avertit le touriste : « Alcool interdit. » Ils se dirigent directement vers le bac. Ici on ne capte plus la radio et les téléphones portables ordinaires ne servent à rien. Même s’ils activaient les leurs, ils ne réagiraient pas ici. Seuls fonctionnent les téléphones satellites. Pour poursuivre leur aventure, les deux compagnons doivent passer de l’autre côté du Mackenzie. Le bac Merv Hardie, ou « traversier », c’est ainsi qu’on désigne le bac, est gratuit et évolue sans interruption de 6h à 0h50, de mai à novembre. Dans quelques mois il ne sera plus que souvenir. Les travaux de construction du gigantesque pont reliant les deux rives du Deh-Cho sont bien entamés.

En moins de dix minutes, le bac atteint l’autre rive du Mackenzie avec ses quinze voitures et leurs passagers. Sur l’une et l’autre, les nombreux ouvriers, grues et semi-remorques des chantiers Ruskin s’activent pour achever à temps le pont en construction, le « Deh Cho Bridge », long d’un kilomètre cent. Véro et Omar prennent le temps de déjeuner. Puis de marcher, de longer la rive alors qu’une sensation de plénitude les étreint. Le fleuve, le plus grand du pays, prend sa source dans le Grand Lac des Esclaves à trois centaines d’encablures du pont en construction. Le prochain village, Fort Liard, se trouve à cinq cent vingt kilomètres. Tout comme lui, la Liard Highway porte le même nom que la rivière qu’elle côtoie sur une grande partie de son étendue. Elle n’est pas bitumée. Elle est recouverte de gravier compacté et les nuages de poussière ocre soulevés par le passage des véhicules font disparaître un instant tout repère. Faire de la vitesse serait un exercice inutile et risqué. En certains endroits la route est glissante à cause des averses ou des cailloux. Les travaux y sont nombreux et des ouvriers portant des gilets fluorescents à bandes rouges et jaunes affectés aux tronçons concernés, tiennent des panneaux de signalisation verts ou rouges signifiant l’autorisation de circuler ou l’obligation de stopper selon que les engins, chargeur Carterpillar, tombereau, pelle mécanique… empiètent ou non sur la voie qui ne leur est pas attribuée. Sur un grand panneau circulaire blanc, il est indiqué « Maximum 20 », sans indication de l’unité de mesure. Plus loin, une plaque énigmatique signale « Bouvier CR ». Au-delà, l’étendue est vide de toute construction. Les immenses domaines forestiers sont comme des maîtres absolus. De temps à autre une maison, comme sortie du néant, apparaît. Probablement un abri de chasseur au centre d’innombrables bouleaux et d’épinettes. De grands et bien beaux abris. La monotonie est rompue par de petits groupes de bisons progressant le long des larges accotements touffus de la route. À mi-parcours, un panneau indicateur informe qu’à trois kilomètres, en prenant à droite, une voie mène à un village. Les Marseillais prennent la bifurcation. Jean-Marie River est un village autochtone Déné d’une cinquantaine de maisons individuelles avec jardin, posées çà et là sur un immense terrain dans un agencement aléatoire. Il n’y a nulle trace de bitume. Un groupe d’enfants poursuivi par des chiots excités se dispute un ballon. « J’espère qu’il y a une station d’essence, cela nous évitera d’utiliser les jerrycans » dit Omar. Il s’arrête à hauteur des gamins et demande à l’un d’eux s’il y a une station d’essence. Les joues du garçon, fortement marquées par l’effort, sont rouges et sa peau est desséchée, rugueuse, effet probablement des conditions climatiques rigoureuses de l’hiver. L’enfant grimace ou sourit, puis montre une maison. Omar craint que le petit ne l’ait pas compris. Il descend de voiture, avance vers la trappe à carburant de son Volkswagen. Il donne quelques coups avec ses doigts sur le métal et répète « diesel, diesel », puis fait voltiger sa main, balayant l’air. Il dit, peu convaincu, « here diesel ? » L’enfant secoue la tête et d’un bond rejoint ses camarades. Omar se dirige vers l’habitation indiquée par le jeune footballeur. C’est un long pavillon entièrement bleu avec deux entrées. Au-dessus de la première porte il est écrit « B and B », rien sur la seconde qui est ouverte. C’est par celle-ci que Omar entre dans la maison. Une petite femme se lève pour l’accueillir. A-t-elle passé la trentaine ou bien la quarantaine ? Elle est corpulente et son visage buriné. Le châle rouge qu’elle porte sur la tête ne cache pas le bas de ses cheveux noirs tressés qui tombent sur la poitrine. Elle est vêtue d’une longue robe, de même couleur que le foulard. Elle lui arrive aux mollets. La femme fait signe à Omar d’avancer dans ce qui est une épicerie ou un bazar. Il est pris de vertige à la vue de l’enchevêtrement des mille et un objets disparates posés en vrac ou suspendus au plafond : casseroles, sacs de farine, téléviseurs, bouteilles, bocaux, enseignes, bonnets de rats musqués, des bottes en peau de caribou ou Muklik, des pièces non identifiables… un fouillis gigantesque. Sur un mur est placardé un avis de recherche avec photo et numéro de téléphone : « Nunavut crime stopper’s is seeking the public’s assistance in locating the following missing person… » Omar est décontenancé. Il dit, hésitant « I’m looking for fuel. » « Ya » fait la petite femme en tendant le bras pour lui signifier que c’est à l’extérieur. Elle décroche un trousseau de clés, lui demande de la suivre. Elle ne ferme pas la porte du fourre-tout. Derrière, se trouve un enclos cadenassé. Sur le seuil, trois gros huskys sont attachés chacun à une longue corde. Couchés près de leur niche, à peine ouvrent-ils un œil sur la voiture. La patronne crie quelques mots à l’un des garçons. Ce n’est ni de l’anglais ni du français.  Aucun joueur ne se détourne. Elle ouvre grand la porte grillagée pour laisser entrer le Westfalia. La petite femme fait signe à Omar pour qu’il gare le véhicule devant les immenses cuves cylindriques blanches protégées par une bâche. Elle ajuste son fichu, demande « diesel or regular ? » « diesel » répond Omar. Il ajoute « diesel thank you ». Avec une autre clé, elle ouvre une grande trappe, se saisit du tuyau qu’elle dirige vers la voiture. Lorsqu’elle finit, Véro lui dit qu’elle souhaite prendre une photo d’elle. La petite femme se redresse en laissant tomber les bras le long du corps tout en rondeurs. Elle relève la tête et plisse les yeux. Et de nouveau, ajuste le châle. Son timide sourire sera définitif.

Véro et Omar reprennent la route, contents d’avoir fait le plein. Ils roulent pendant une heure avant un nouvel arrêt à Blackstone Territorial Park qui fait face aux montagnes des Rocheuses et au Parc national Nahanni Butte, inscrit au patrimoine mondial. La photographe s’en donne à cœur joie. La journée décline lentement bien que la lumière demeure intense. La forêt partout imprime sa forte présence. Elle forme un gigantesque plateau vert. De temps à autre elle dégorge un abri, une maison avec son garage, son jardin ouvert, ou un ours, un bison, pour impressionner le touriste, le routier. Ils sont à près de mille kilomètres à l’ouest de Yellowknife. Ils parcoururent des centaines de kilomètres de mauvaise route depuis Fort-Providence. Route non goudronnée et sur laquelle on ne peut rouler à plus de soixante à l’heure et parfois même quarante, car les dos-d’âne et les nids de poule, les ‘bump’, ainsi que les travaux y sont nombreux.

Il leur faut une sacrée dose de patiente pour arriver vers 20 h à Fort Liard. Le village, autre village indien, porte le même nom que la rivière qui longe son flan. Il est tout en longueur. Là aussi les habitations sont toutes des maisons individuelles en bois. Chaque résident possède son propre espace avec beaucoup de carrés gazonnés. Dans le jardin de certaines de ces maisons, d’étranges petits rectangles ornés de croix sont aménagés, et sur lesquels des objets sont posés. Les Marseillais jureraient que ce sont là des sépultures. Un jeune pêcheur arrive vers eux. Il met bien en avant sa belle prise de plus de cinquante centimètres, peut-être un grand brochet, mais ils n’en sont pas sûrs, tandis que Véro le prend en photo. Le jeune homme leur donna le nom de la capture, mais ils ne le retinrent pas. Épuisés ils passent la nuit dans les sous-bois, à quelques dizaines de mètres du General Store and Motel qu’ils évitent à cause du prix prohibitif pratiqué. Près de deux cents dollars la chambre. Si parfois ils préfèrent dormir dans un motel, dans un hôtel ou dans un camping c’est avant tout pour l’utilisation des douches, plus agréables à prendre que dans le camping-car. Ici ils les auraient chèrement payées. Dans la supérette qui jouxte le motel, ils ne trouvent rien d’intéressant à acheter. Omar a ronflé. « C’est vrai ? » fait-il, vexé, lorsque Véro le lui fait remarquer. Ils déjeunent dans le Westfalia avant de se rendre au Centre indien Acho Dene Native Crafts, où ils achètent deux paniers d’écorce de bouleau joliment décorés, entièrement faits à la main. Véro prend aussi un pendentif qui ressemble étrangement à une amulette « that’s not » lui dit la vendeuse en riant. Ailleurs, à part le General Store and Motel, le village est comme anesthésié. Comme hier il est désert et rien n’indique que c’est un jour de fin de semaine. Ils quittent les lieux vers onze heures. Trente-cinq kilomètres plus tard, ils franchissent la frontière interne et se retrouvent en Colombie-Britannique où spontanément apparaît une route goudronnée qui porte le même nom que celle qui les éreinta la veille, la Liard Highway. Avec elle le plaisir de conduire ressuscite. La route figure un long tunnel cerné de chaque côté par des milliers d’hectares de forêt, de résineux et autres feuillus : sapins baumiers, bouleaux, pins gris, mélèze… Mais, les moustiques, ou plutôt leurs cousins les maringouins, sont extrêmement nombreux et constamment sur la peau. Omar et Véro ne cessent de se flageller. Il faut ajouter d’autres insectes volants telles ces mouches noires, énormes, aussi furieuses que les moustiques, qui les assaillent quoi qu’ils fassent. Les Marseillais disposent d’une protection pour le visage, une moustiquaire ad hoc, mais elle est ridicule et les gêne plus qu’elle ne les protège.

À Fort-Nelson ils sont accueillis par un ciel très chargé et une température bien basse pour la saison : dix degrés. La pluie fine qui tombe tiendra plusieurs heures. Fort Nelson n’est pas ce qu’on appelle une ville ou un village des Premières nations. Autrement dit, ce n’est pas une ville autochtone, indienne. La majorité de la population est blanche et les habitations individuelles, mais aussi les immeubles de deux, trois, voire quatre étages comme l’hôtel de la chaîne Super 8, sont nombreux. Les deux compagnons apprécient les grilled chicken sandwiches et les cafés du bien nommé Fort-Nelson café, mais ils ne s’attardent pas. Ils reprennent la route après avoir fait le plein de diesel. Dans cette région, bien qu’on soit loin des forêts denses du sud tempéré, la végétation est plus abondante que dans les TNO et la cime des arbres plus haute. On trouve beaucoup de trembles et de sapins aux couleurs vives. Au bout d’une centaine de kilomètres, sur l’Alaska Highway dorénavant, les paysages se font encore plus remarquables. Omar et Véro ont le sentiment d’être plongés dans des décors de cinéma avec cette différence que dans le Grand Nord ces décors et ces paysages on les respire à pleins poumons, sans artifice et en pleine lumière. La température est plus douce. Ils ont l’impression que la chaîne des Rocheuses est posée là, le long de la Highway. Ce n’est évidemment qu’une illusion. Dommage que le ciel se couvre. Ils n’aperçoivent pas les sommets des montagnes, et la circulation est toujours faible. La vitesse maximum autorisée, lorsque la route est bonne comme sur cette Alaska Highway, est de cent kilomètres à l’heure et tous les automobilistes respectent scrupuleusement les panneaux indicateurs, plus encore dans les villes et villages. Les Marseillais, qui sont habitués à d’autres vitesses, à d’autres types de conduites, ont quelques difficultés à s’adapter. Omar esquisse un sourire crispé. Il vient de penser au tohu-bohu de toutes sortes d’engins qui lui donne le tournis à chaque fois qu’il se rend à Oran. « Mon dieu ! » se dit-il. Omar se rend en effet, périodiquement à Oran, sa ville natale, et à chaque fois il supplie ses interlocuteurs de lui expliquer les règles locales de conduite. Personne n’osa s’aventurer à avancer une explication rationnelle.

Lors des nombreux échanges que Véro et Omar eurent à Yellowknife, on leur avait recommandé fortement de s’arrêter à Liard River Hots Springs. Ils se souviennent des paroles de Jean-Pierre, « surtout ne manquez pas les bains. » Ils y arrivent alors que la nuit envoie ses premiers signes, même s’ils sont insignifiants. Liard River Hots Springs est un endroit qui comprend un terrain de camping, mais surtout des thermes aménagés en pleine forêt. Les bains sont plus ou moins chauds selon qu’on choisit l’un ou l’autre des trois bassins. Leurs sens sont exaltés par cet environnement vert, par tant de beauté naturelle, généreuse et éclatante. C’est magnifique et le corps trempé dans de l’eau à quarante degrés en sort revigoré et prêt à toutes les extravagances si tant est que les Marseillais en aient les moyens. Dans le lounge qui fait face aux thermes, ils s’offrent deux succulents fishs and ships. Ils décident de passer la nuit au sein même du camping. Le matin du dimanche, ils prennent de nouveau un bain très chaud avant de continuer, toujours vers l’ouest. Peu avant d’arriver à Watson Lake, ils assistèrent en contrebas de la route, à la lisière de la forêt, à un combat initiatique et fraternel de plusieurs minutes entre deux oursons. Ils virent aussi un caribou, des chèvres de montagnes, des bisons et des chevaux sauvages ou semi-sauvages. Watson Lake est un village qui se caractérise par des centaines de poteaux (ou totems) sur lesquels sont accrochés d’innombrables objets comme des chaussures, des chapeaux, des colliers, mais surtout par sa Sign Post Forest, une forêt de plaques de toutes sortes, plus de soixante dix mille dit-on, sur lesquelles on peut lire des noms de villes, des numéros de plaques minéralogiques, des mots doux… Ils s’y arrêtent pour prendre un café dans la station mitoyenne et inscrire leur nom sur un bout de carton d’emballage qu’ils prennent soin de protéger avec un plastique transparent avant de le pendre à un poteau, après y avoir écrit au feutre indélébile bleu « Véro H. & Omar Ch. from Marseille » et ajouté en rouge leur adresse électronique et la date. L’après-midi est largement entamé. Ils font le plein d’essence et reprennent la direction des États-Unis. À Rancheria, ils font une halte pour admirer ses cascades. Une plateforme en bois est suspendue sur Rancheria river. Pour la traverser, il n’y a pas d’autre possibilité que celle d’emprunter le pont. Sur un grand panneau, on peut lire : « The boardwalk takes you through a dense stand of black and white spruce. This forest is a good example of the boreal or northern forest that extends cross Canada… » Véro prend des photos des deux côtés de la rivière. Le crépuscule les rattrape à Teslin. Ils poussent jusqu’à Carcross, au nord du soixantième parallèle donc. Tout autour d’eux ils aperçoivent les formes de nombreuses dunes. À l’époque glaciaire, de grands lacs recouvraient les lieux. Aujourd’hui seul le sable témoigne de cette période lointaine. Il forme sur trois kilomètres carrés « le plus petit désert du monde ».  C’est à proximité des dunes qu’ils campent pour le reste de la nuit.

Le lendemain, ils entreprennent une marche d’une bonne heure derrière les montagnes de sable jusqu’au pied des monts. Lorsqu’ils reprennent la route pour Skagway, le soleil est haut et les touristes de plus en plus nombreux. On leur a tellement vanté la beauté de cette ville, « perle du doigt de l’Alaska » qu’ils décident de s’y rendre. Le passage à la frontière n’est pas difficile. Il y a peu de monde, l’accueil est sympathique et les formalités sont simplifiées, mais pas assez. Il y a ces formulaires et les questions – qui n’ont rien à envier à celles des fonctionnaires montréalais – aussi fantasques, absolument ridicules ou inacceptables, mais qui ont cette force de renvoyer de nouveau Omar à son épiderme, à la terre de ses ancêtres, à la terre de Novembre : « avez-vous eu un refus de visa », « avez-vous été un criminel », « êtes-vous atteint d’une maladie psychologique ? », « Do you seek to engage in terrorist activities while in the United States or have you ever engaged in terrorist activities ?… »

Skagway est un très joli village qui fourmille de touristes en été. Il ressemble beaucoup aux villes du Far West telles qu’on les a gravées dans sa mémoire, telles qu’on les a vues enfant ou adolescent dans les films de cowboys, avec ses cabarets, ses saloons, sa banque d’Alaska. Plusieurs bâtiments très anciens, dont la date d’édification, « built 1897 » par exemple, figure sur leur pignon. Skagway fut longtemps la principale porte d’entrée de la région aurifère de Dawson. Elle est protégée par de majestueuses montagnes enneigées toute l’année, son fjord donnant sur Juneau et l’Océan pacifique. Il fait frais et le vent accentue le froid ressenti. On dit ici « wind chill factor. » La ville héberge moins de neuf cents habitants. Dans la minuscule gare maritime, d’immenses photos bicolores couvrent une grande partie des murs. On y voit des traîneaux de chiens, des chercheurs d’or et Mrs Harriet Pullen, une pionnière de Skagway. Dans son édition du samedi 11 juillet 1897 le Seattle Post Intelligencer, titre : « Latest news from the Klondike ». Quelques personnes attendent, ou n’attendent pas le ferry annoncé provenant de Juneau, le Sylver Shadow. Les deux complices font le tour du village qu’ils bouclent en vingt minutes. Ils prennent deux « Delas Frères Merlot » au Red Onion Saloon et plus tard des verres et des fishs and ships au Skagway brewing. Les deux établissements se situent sur la principale artère, la Broadway Street, riche en commerces de toutes sortes. Les routes sont bitumées et les trottoirs recouverts de lattes de bois. Le pub est bondé. La plupart des clients sont des Américains venus d’autres régions, essentiellement par paquebots. Les serveurs, bien que débordés, trouvent toujours le bon moment pour échanger avec les consommateurs. Notamment Laurent le francophone, un Québécois de Montréal. La question sur la mosquée d’Inuvik lui paraît tellement incongrue qu’il rit bruyamment pour manifester son grand étonnement. Il dit « tsais cette histoire me semble strange tu m’écoutes-tu et c’peut faire jaser non ? » et il rit de nouveau, en posant le contenu de son plateau. Il réussit à agacer les Marseillais qui préfèrent changer de sujet.

En quittant Skagway brewing ils prennent à droite et longent la Broadway Street jusqu’au au camping Garden City où ils avaient, dès leur arrivée dans le village, installé le Westfalia. Ce lieu n’a de camping que le nom, avec le strict minimum. Du gazon, deux fontaines, quelques douches plutôt insalubres. Le lendemain mardi 19 juillet ils se réveillent tôt. La nuit ils eurent froid malgré les couvertures. Le ciel dégagé promet une belle journée. Pour se réchauffer, Omar fredonne sous la douche dans son imparfait anglais

« I’ve lived

A life that’s full

I’ve traveled each

and every highway

And more

Much more than this

I did it my way… »

Aussitôt pris le petit déjeuner ils ne s’attardent pas, ne retournent pas vers les quais. Ils font le plein de carburant, « diesel, dit Omar, thank you so », puis ils reprennent directement la Klondike Highway, vers le Canada, précisément en direction de Whitehorse. Le vent est tombé, mais le ciel se charge et plus encore, jusqu’à ce qu’une pluie fine se mette à ruisseler. Le froid s’intensifie, vif, mordant jusqu’aux lobes des oreilles mouillées. La température peine à six degrés. Tout au long de la route, de grandes crevasses sont gorgées d’eau. On n’y voit rien et le brouillard est épais. À Carcross la pluie est plus abondante. Ils ne s’y arrêtent pas. En début d’après-midi, après cent quatre-vingts kilomètres de bons et de mauvais tronçons de route, Véro et Omar atteignent Whitehorse, elle aussi sous la pluie. Le ciel dégagé du matin n’aura tenu qu’une ou deux heures. Depuis Yellowknife ils ont parcouru plus de deux mille deux cent cinquante kilomètres. Ils déjeunent dans le Westfalia, à l’intérieur du parc qui jouxte la Yukon river.

La première action qu’ils entreprennent à Whitehorse est de rendre visite aux animatrices de l’Association franco-yukonaise avec lesquelles ils avaient été en lien peu avant de quitter Marseille pour l’aventure. Ils échangent longuement avec Céline Lavoie et Carrie Wong, notamment à propos de la route qui relie Dawson et Inuvik. Elles leur donnent de nombreux conseils ainsi que des adresses et des noms de personnes à contacter comme Cécile Girard une de leurs collègues qui se trouve chez les Inuits à Tuktoyaktuk pour participer au Festival des arts premiers, celui-là même évoqué lors de la soirée au Mackenzie Lounge à Yellowknife. Elles leur parlent de Thérèse Caron, une sculptrice sur pierre, qui réside à Inuvik durant la semaine et à Tuk les samedis et dimanches. Elles insistent : « à Tuk rendez visite de notre part à Derek Taylor, c’est un ami inuk, un artiste reconnu ». Quant à la mosquée, Céline et Carrie confirment sa construction à Winnipeg et son transport de la capitale du Manitoba à Hay River où elle fut mise sur barge jusqu’à Inuvik. Cette information, après qu’ils eurent fait face à tant de points d’interrogation dès lors qu’ils prononçaient le mot mosquée, ravit Véro et Omar.

« Inuvik est une ville de moins de quatre mille habitants à majorité inuite, qui se trouve à l’extrême nord des TNO, au nord du cercle polaire : 68°21’ nord, 133°43’ ouest, dans l’embouchure du fleuve Mackenzie. Il y a bien une petite communauté musulmane dans Inuvik. Elle regroupe moins de cent personnes. Pour prier, ses membres se rassemblaient dans une vieille caravane de vingt mètres carrés. Les musulmans d’Inuvik ont acheté un terrain dans un quartier de la ville, mais n’ayant pas les moyens nécessaires pour faire aboutir leur projet – la construction d’une mosquée – ils ont fait appel à la générosité d’associations » confirme Céline. « Nous savons cela, car nous avons été nous-mêmes contactés depuis le début par l’Association des musulmans d’Inuvik, il y a de cela deux ans » dit Carrie. Céline ouvre un magazine local à la page qui relate l’expédition de la mosquée. Elle le tend à Véro. L’article est agrémenté de quatre photos montrant le bâtiment sur une semi-remorque pour la première, sur une barge pour la deuxième. Les deux autres photos montrent la mosquée le jour de son inauguration.  Ce texte et les photos, mais aussi la perspective de fouler personnellement les tapis de la mosquée d’Inuvik, soulagent et remplissent de joie les Marseillais. Au moment de quitter l’Association franco-yukonaise, Carrie leur propose de prendre un verre à 18 h 30 au Jarvis. Elle leur montre sur la carte l’emplacement du pub et leur donne des prospectus dont certaines adresses pourraient les occuper jusqu’à l’heure du rendez-vous.

Véro et Omar font un tour dans la ville malgré la pluie qui ne veut cesser. Ils reviennent vers la rivière Yukon, se prennent en photo devant le Klondike, fameux bateau à vapeur qui emmenait les aventuriers de tous bords à Dawson City pendant la période de la ruée vers l’or. Ils découvrent d’autres lieux que leur ont suggérés Céline et Carrie comme le Mac Bride Museum ou le petit train aux couleurs criardes jaune fleur de soufre et blanc albâtre. Le grand parc ouvert qui longe la Yukon river est peuplé d’animaux tels que caribous, ours, chèvres de montagne … À ce propos, ils n’eurent pas – heureusement – à utiliser le vaporisateur chasse-ours que leur avait vivement conseillé Karin. « Prenez le Bear guard on ne sait jamais » leur avait-elle dit. Dans le parc, des points de vue aménagés permettent d’apprécier l’étendue et la beauté de l’espace environnant. Un buste de Jack London porte une inscription qui commence ainsi : « In the summer of 1897, at the age of 21, Jack London camped in the Whitehorse area after running miles canyon and the Whitehorse rapids… » Plus loin une autre sculpture. Comme la précédente, elle est indifférente face au caprice du temps. C’est celle d’Angela Sidney Ch’ooneté Mastoow, « respected and much loved Tagish eider of the Delsheetaan Nation. » À deux pas derrière, un immense totem est dédié aux Premières nations, aux Indiens Tagish représentés ici par Angela Sidney. En fin de journée ils prennent quelques verres, avec Céline et Carrie qui les rejoignent, au Jarvis Street Saloon. Sur scène un groupe de folk achève sa première chanson. L’endroit est vaste et très agréable. Judicieusement décoré. Un avion-taxi biplace, bleu et blanc, est suspendu au plafond (est-il fait de carton pâte ?) Son aspect est attrayant. C’est un Globe Swift. Sur la carlingue il est écrit « ZOD ». À l’arrière « GC-1B ». Sur le mur des affiches géantes représentent des trappeurs, King of the royal mounted, qui renvoient Omar à son adolescence peuplée de Kit Karson, de Blek le roc, de Davy Crockett… dont les histoires de guerre et de justiciers qui le captivaient et remplissaient de joie, parfois d’inquiétude, étaient grossièrement mensongères, mais Omar ne le savait pas. Céline et Carrie ne s’attardent pas plus d’une heure. Elles quittent les Marseillais en s’excusant. Eux-mêmes ne traînent pas après le départ de leurs amies. Ils dînent chez Antoinette’s, un restaurant africain à quelques pâtés de maisons, où l’accueil est chaleureux et le reste excellent. Il plut toute la journée. Dans le camping-car le clapotis incessant de la pluie les accompagne jusque tard dans leur sommeil.

Le lendemain matin Véro et Omar déposent leur Westfalia dans le parking de l’agence de location Budget et s’emparent du Volkswagen Touran que leur avait réservé Marie Chaumont depuis Yellowknife. Le Touran est plus à même de traverser la fameuse Dempster Highway, ‘l’autoroute’ du Grand Nord, jusqu’à Inuvik. Omar prend soin d’apprivoiser le levier de vitesses de la boîte automatique. Son utilisation est simple, mais il faut s’y habituer et éviter par exemple de chercher à enfoncer la pédale d’embrayage, car il n’y en a pas. Ils transbordent ensuite leurs affaires – y compris les trois jerrycans pleins, ils seront nécessaires sur la Dempster – du premier véhicule vers le second et, peu avant onze heures, prennent la Klondike Highway en direction de Dawson. À la sortie de Whitehorse, Omar remarque que le niveau de la jauge est assez bas, « on a les jerrycans, mais les types ne sont pas sympathiques » pense-t-il à propos des employés de l’agence de location. La température n’est pas élevée : 17°C. Une pluie fine et continue tombe, comme hier. Elle cesse peu après Carmacks où ils prennent un grand café américain dans la station-service et font le plein de carburant. « Gazoline, diesel ? » « yes diesel » « diesel that’s it ? » « Yes thank you ». Omar a bien vérifié. Sur la carte grise, il est bien spécifié « gazoline ». De temps à autre ils sont attirés par des amas de grosses pierres ayant une forme humaine, les bras tirés de part et d’autre du corps, des espèces de cairns. Ce sont des Inukshuks, qui ont, dit-on dans les traditions indiennes, des capacités d’homme et de femme certaines. Tout au long de la route, ce sont des milliers d’hectares d’arbres.  Une succession de forêts et de lacs, de lacs et de forêts de bouleaux ou de sapins. Certains endroits portent des traces d’incendies anciens, dont les dates sont indiquées sur des panneaux dressés sur le bord de la Highway. Nombre de ces feux sont délibérés et officiels, ainsi de grandes plaques informent et rassurent en même temps : « Les incendies sont allumés soit par les éclairs, soit par le personnel du parc, et le contrôle en est planifié (…) Pour brûler sans danger et atteindre les objectifs d’ordre écologique, les spécialistes fondent leurs décisions sur les conditions atmosphériques, le type de végétation, le comportement du feu et la composition du terrain… » Toutefois, la végétation est peu abondante ici aussi comme dans toute la région de Bechchokǫ̀. Sa croissance est lente et réduite à cause du pergélisol. Les aulnes, bouleaux et autres sapins sont peu développés, rabougris. La route – goudronnée – est globalement correctement entretenue même si de temps à autre des chantiers de réfection obligent à une vigilance accrue. Des panneaux ‘bumps’ attirent l’attention sur des dos-d’âne ou des nids de poule quelquefois imposants. La circulation est faible. Omar et Véro mettent un peu plus de huit heures pour parcourir les cinq cent trente kilomètres qui relient Whitehorse à Dawson City où ils arrivent en fin de journée. ‘La journée décline’ est une expression, et tous deux trouvent que le soleil est anormalement haut. Leur sérénité en est un temps troublée quoiqu’ils n’en sont pas à leur première soirée dans le Grand Nord, mais la luminosité est telle à vingt heures qu’ils en sont tout remués. Du plein de carburant qu’ils ont fait le matin à Carmacks, il ne reste pas grand-chose. Le voyant de la jauge clignote.

Les deux aventuriers passent la nuit dans le Touran, sur un coin de l’étendue de terrain qui fait office de terminal pour ferries. Rien n’indique que c’en est un, sinon deux plaques sur lesquelles il est écrit en noir sur fond blanc « small vehicules only » sur l’une et « large vehicules only » sur la seconde, posées toutes deux à même le sol, retenues par de gros blocs de pierre. Deux couloirs délimités par deux larges bandes jaunes parallèles marquent la zone réservée aux voitures. Omar avance le 4X4 à l’écart de ce périmètre, mais suffisamment près de la Yukon river. Depuis ce terminal les ferries emmènent les passagers au pied du camping situé sur l’autre rive de la Top of the world highway…

L’office de tourisme, appelé ici Visitor réception centre, se trouve à moins de cent mètres, sur la Front Street. C’est le premier lieu où ils se rendent le jeudi matin. On leur donne toutes sortes d’informations utiles ainsi que de nombreux prospectus. Pour l’hébergement ils ont le choix entre des hôtels au cœur de la ville ou d’autres à sa périphérie. Ils préfèrent le motel qui se trouve au pied de la Dempster, à une quinzaine de kilomètres au nord de Dawson City où ils pourront aussi faire le plein d’essence. Ils passent la journée dans la ville. Dawson est une magnifique ville, plutôt village que ville, demeuré figé dans un temps lointain où les rêves de richesse se comptaient par dizaines de milliers. Comme à Skagway tout renvoie à ce passé : les bâtiments, les vieilles voitures, l’accoutrement de certains habitants… Des maisons penchent dangereusement. Elles ne tiennent debout que par la baraka polaire. Le permafrost fait beaucoup de dégâts. Moins toutefois dans la taïga que dans le Grand Nord. Vendredi enfin commencera la partie la plus importante de l’aventure, celle qui les mènera à Eagle Plains un village traversé par le cercle polaire arctique, celle qui leur fera parcourir toute la Dempster Highway jusqu’à Inuvik et sa mosquée, celle enfin – cerise sur le gâteau – qui les conduira, par air, jusqu’au bout du monde, jusqu’à Tuktoyaktuk et la mer de Beaufort ! Ils en rêvent depuis longtemps. Ils n’oublient pas qu’ils s’engagèrent plus ou moins à aller à la rencontre de Cécile, de Derek et de la mère Ninguiukusuk ! L’après-midi ils visitent la Cabane de Robert William Service, le poète canadien d’origine irlandaise. Véro veut tout stocker dans son boîtier, les édifices, les parages, l’habitation et même les poèmes agrafés contre les parois de bois :

« A little space on a stony hill

With never another near me,

Sky o’ the North that’s vast and still,

With a single star to cheer me… »

Une pancarte attribue à tort ces mots à Robert Services : « As-tu souffert, connu la faim et triomphé, rampé et pourtant connu la gloire, grandi dans la grandeur de l’univers ? » La paternité de cette interrogation revient, si l’on ne veut trahir la vérité, à Jack London qui la posa dans le fameux Appel de la forêt –The call of the wild. Véro et Omar visitent le musée et la cabane dédiés à cet auteur. Il fut lui-même – Jack London – chercheur d’or dans le fleuve Klondike. Il fut également journaliste. Plus bas se trouve un bâtiment qui abrita le « Dawson Daily News » fondé pendant la ruée vers l’or qu’il relata fidèlement. Seule la façade – jaune et rouge vifs – est maintenue telle qu’elle était. Les Marseillais prennent une bière à la Westminster Hotel Tavern, bondée. C’est un modèle moderne de ce que furent les saloons pour cowboys et chercheurs d’or… ne manquent que les chevaux et les pétards. La bière et les histoires de toutes sortes y coulent à torrents dans un vacarme digne des grandes brasseries populaires italiennes ou espagnoles. La plupart des visages sont émaciés, fins comme des lames, marqués par la rudesse de la vie. Véro et Omar ne s’y attardent pas, mais pensent y revenir. Il fait très bon et le ciel est azur. La luminosité intense qui s’en empara toute la journée s’adoucit le soir venu alors que l’environnement, tout autour, explose sous l’énergie du silence et de l’émerveillement général. Des reflets teintés de rose comme ceux d’un lac peuplé de flamands s’approprient un temps toute l’étendue du ciel. Les deux complices se rendent au Drunken Goat Taverna, un sympathique restaurant grec. « Parcourir des milliers de kilomètres vers le Grand Nord pour en arriver à manger du grec ! » plaisante Véro. L’ambiance et le décor leur plaisent, c’est pourquoi ils s’installent. Sur le mur, derrière le comptoir, une fresque représente des crooners américains des années soixante. Ils prennent chacun une Alexander Keith’s, puis deux, c’est l’heure du Happy hour, et plus tard le dîner : calmars et salade grecque pour deux. La table mitoyenne est occupée par deux hommes qui engagent aussitôt la discussion avec les Marseillais, d’où viennent-ils, comment sont-ils arrivés jusqu’à Dawson… Leurs voisins ne parlent pas français et leur accent anglais est différent des autres anglophones, il est plus rythmé et les dernières syllabes sont hautes, mais Véro et Omar réussissent à les comprendre. Ils leur demandent juste de parler « slowly please ». Ce sont des routiers. Ils connaissent bien cette région. Omar leur répète ce que Véro et lui ont entendu à propos de la mosquée d’Inuvik. Dehgah Lowe est petit, le second, Dave Kisoun, est mince, toujours souriant. Tous les deux ont le teint hâlé, de longs cheveux et des yeux en forme de deux bâtonnets d’allumettes, obliques. Ce sont des autochtones, des Indiens Dénés. Dehgah est originaire de Tuktoyaktuk, Dave est d’Inuvik. Tous deux résident dans cette ville, dans ce gros village. Ils connaissent bien l’histoire de la mosquée. Ils disent « Little Midnight Sun Mosque ». Les routiers confirment qu’elle a été bâtie à Winnipeg la capitale de la province du Manitoba. Les travaux ont dû être interrompus durant plusieurs semaines à cause de problèmes financiers, mais aussi de non-respect des codes de construction dans les TNO. Ils soutiennent que la mosquée a bien voyagé à bord d’un Trailer Bertrand quatre essieux jusqu’à Hay River sur les bords du Grand Lac des Esclaves, où elle fut mise sur barge. Elle a parcouru le Mackenzie des abords de Hay River à Inuvik. D’ailleurs ils connaissent les routiers qui l’ont transportée jusqu’à Hay River. Dehgah et Dave répètent « Little Midnight Sun Mosque ». La mosquée a été réceptionnée le 23 septembre de l’année dernière à Inuvik. Elle peut accueillir jusqu’à cent personnes. La quasi-totalité des musulmans de la ville était présente lors de l’événement. C’est ainsi qu’on a découvert ce jour-là où tous les taxis d’Inuvik s’étaient comme volatilisés, que tous leurs chauffeurs étaient musulmans. La ville avait souffert de cette soudaine et totale absence. Aucun taxi n’était disponible. Le minaret de “la petite mosquée de la toundra” – autre appellation donnée à la mosquée, celle-là par des journalistes –a été construit localement, c’est-à-dire à Inuvik. L’ouverture au public de la mosquée la plus septentrionale au monde a eu lieu le 10 novembre dernier, peu avant l’Aïd el-Kébir, en présence de nombreuses personnalités locales, dont le maire d’Inuvik. On a prié, puis un dîner a été offert aux habitants pour célébrer l’inauguration. Le repas a réuni près de trois cents personnes. « Après on a dansé tous ensemble ! », dit Dehgah. Il demande, les yeux grands ouverts, « y’re muslim ? »

Les horloges s’apprêtent à basculer alors que le soleil de minuit se prête volontiers à toutes sortes de prises photographiques. Véro le mitraille, ainsi que des gobemouches piaillant de joie sur une branche de mélèze fatigué devant chez Marys Room à l’angle de la Third avenue et de  Harper Street. Il fait à peine sombre. C’est à cet endroit que les Marseillais se séparent des deux Dénés, non sans avoir échangé leurs coordonnées. « See you soon ! » Ils quittent Dawson pour s’installer à la sortie nord de la ville dans le Klondike River Lodge, à une quinzaine de kilomètres. Les lieux abritent bien une station-service. Ils peuvent souffler. Le motel se situe au pied de la mythique Dempster Highway qui mène à Inuvik la ville de destination. Ils récupèrent la clé de la chambre et concèdent qu’il leur faut, après la douche, s’étendre confortablement et rêver d’Inuvik, de sa mosquée, de son église-igloo, des grizzlys, rêver de Tuktoyaktuk et des caves glacées de la mère Ninguiukusuk, pourquoi pas ?

La nuit ne dura pas. Il suffit au soleil de tourner sur lui-même au raz de la mer de Beaufort et réapparaître pour égayer un nouveau jour. Véro et Omar dormirent en utilisant le masque sommeil qu’on leur distribua dans l’avion. Le réveil sonne à l’heure programmée. Ils sont extirpés du lit par une luminosité aveuglante. Omar ronfla une partie de la nuit. Lorsque Véro le lui dit, il feint l’étonnement « ah oui ? » Mais ils se connaissent trop bien.

Le soleil brille haut dans un ciel parfait. Ils ont hâte d’entamer la Dempster qui commence ici même devant ce motel où ils prennent un café et du jus de fruits accompagnés de biscuits canadiens au sirop d’érable et de muffins au chocolat. À la station ils font le plein de diesel. Les trois jerrycans de vingt litres dans le coffre sont remplis. Ils leur seront peut-être utiles à mi-chemin, vers Eagle Plains. Omar paie et revient vers le véhicule. Les voilà prêts pour le dernier tronçon du voyage. Omar dit qu’ils atteindront Inuvik en fin de journée. Mais ils émettent aussi l’éventualité de bivouaquer à mi-route. Pourquoi pas ? Ils rentreront alors dans Inuvik le samedi 23. Omar active le démarreur et enclenche la vitesse automatique. Le Touran fait quelques dizaines de mètres, s’engage dans la Dempster. Il semble pris de soubresauts. Omar recommence la manœuvre. L’engin a des ratés. Il avance encore de quelques mètres et les convulsions reprennent. Il finit par s’immobiliser. Il ne veut plus avancer. Le moteur ne démarre plus. Véro descend du véhicule, se met à l’arrière et pousse de toutes ses forces. Omar s’irrite, s’énerve. Il commence à pester, « il faut revenir à la station ! » Arrive un 4X4 sorti lui aussi du motel. Il s’arrête à leur niveau. Trois des occupants en descendent. Ils se mettent à l’arrière du Touran et poussent à leur tour autant qu’ils peuvent jusqu’à la station. Omar se précipite vers la boutique, oubliant de remercier les trois hommes. Il demande au patron de lui porter secours. Peu après arrive un mécanicien. Il commence par essayer de faire redémarrer le Touran, mais n’y parvient pas. Il s’informe sur ce qui s’est passé. Omar dit qu’il n’en sait rien. Le mécanicien s’acharne à trouver l’origine de la panne. Au bout de longues minutes, il demande à Omar s’il a bien mis du carburant. Omar répond par l’affirmative, « oui, ici-même, j’ai rempli pour 60 $ ». Le mécanicien vérifie la jauge, puis demande à voir le certificat d’immatriculation du véhicule. M. Beauséjour, le patron, arrive à son tour. Le mécanicien demande à Omar le type de carburant qu’il a pris. « Diesel » dit Omar. L’intuition du mécanicien se révèle exacte. La tête qu’il fait est à la hauteur de la gravité de la situation : « You didn’t put the appropriate fuel ! » Puis il s’adresse à son patron en lui montrant le certificat d’immatriculation. M. Beauséjour est bilingue. Il écoute son employé avant de traduire aux Marseillais. Omar avait globalement compris le mécanicien. Il sursaute et répond que sur la carte grise il est bien indiqué « gazoline ». « Précisément, dit le patron, gazoline, mais vous vous êtes servi en diesel. » « Hé bien oui, j’ai mis du diesel, ou gazoline comme vous dites ». Omar était jusque-là persuadé que l’on disait ‘gazoline’ au Canada, comme on dit ‘diesel’ ou même ‘gasoil’ en France ou en Algérie ou en Belgique. « No » fait M. Beauséjour, « Oh no ! » Omar ne sait plus. Tout se confond maintenant dans son esprit. Le patron voit l’effroi plaqué sur le visage des Marseillais. Il tente de les rassurer, de dédramatiser autant qu’il peut, en demandant à son employé de vider le réservoir du véhicule. Le mécanicien ouvre la trappe puis le bouchon et essaie d’introduire dans le bec de remplissage un tuyau qu’il alla chercher dans un hangar afin d’aspirer le carburant, mais en vain. Impossible d’ouvrir l’obturateur. Omar et Véro se regardent. Ils sont complètement abattus. Ils prennent de plus en plus clairement conscience que le rêve de voir Inuvik et sa mosquée est en train de s’évanouir. Ou de s’effriter. En ce moment précis. Leur esprit est confus. Énervement et tristesse se mélangent. Omar pose la paume de sa main sur ses cheveux. Il s’éloigne, revient, la main immobile sur sa tête. Il ne sait plus quoi faire, quoi dire. Véro est dans le même état. Sa main, placée sur sa bouche, est figée. Ses yeux sont absents, vides maintenant de toute expression. M. Beauséjour rejoint son bureau où il entreprend par téléphone les démarches nécessaires. Il revient au bout de quinze minutes. Il lève les bras comme pour invoquer une fatalité. Omar demande à téléphoner à l’agence. La communication qu’il a avec l’employé de Budget est houleuse. « Les frais de remise en état du véhicule reviennent à la charge des clients. » dit l’agent. « Et l’assurance, et l’assurance ! » crie Omar, mais c’est en vain. M. Beauséjour demande à son chauffeur-mécanicien de se préparer à transporter le monospace jusqu’à Whitehorse sur le camion de dépannage et l’autorise à emmener dans sa cabine les deux Marseillais, si toutefois ils acceptent cette offre qui est aussi celle de l’agence de location. Les gestes qu’effectue Omar suffisent pour expliquer qu’ils n’ont de choix que celui d’abandonner aux portes de la station-service leur rêve de fouler les espaces d’Inuvik, les tapis de la mosquée des Inuits.

Le retour jusqu’à Whitehorse se fait dans un silence de désolation. Le chauffeur, embarrassé, tente de temps à autre de détendre l’atmosphère, notamment lorsqu’il s’approche d’une aire de repos ou d’un Tim Horton. Il parle du temps qu’il fait, propose un café à emporter, mais manifestement, le cœur de ses passagers n’y est pas. Véro et Omar le remercient, mais ne descendent du camion qu’une fois arrivés à Whitehorse en fin de journée. L’agence de location avait fermé. Ils prennent une chambre dans le même hôtel que le conducteur, le Yukon Inn, dans le centre-ville.

Le lendemain matin, juste avant de restituer le véhicule endommagé, et récupérer leurs effets chez Budget, Omar propose à l’homme les jerrycans de carburant dont ils n’ont plus besoin, non sans préciser « diesel », sans rire et sans faire de l’esprit, ce serait malvenu. Le chauffeur-mécanicien accepte et les remercie chaleureusement.

A l’agence de location, l’employé leur rappelle ce qu’il leur avait signifié la veille au téléphone, à savoir que « les frais de remise en état du véhicule ne sont pas pris en charge par l’assureur, car manifestement la faute vous incombe à vous, pas à notre agence. » Carte bleue : 1600 dollars.

Le temps ne permet pas à Omar et Véro d’envisager un nouveau départ en direction d’Inuvik. Leurs jours sont comptés, il n’y a plus de véhicule de rechange et la réparation prendrait plusieurs jours. Ils décident alors d’abandonner définitivement leur projet et de se rendre à l’évidence. Ils récupèrent leurs affaires et le Westfalia. Il leur faut maintenant revenir à Yellowknife. Ils sont frustrés, mais contents, autant qu’ils le peuvent, de traverser de nouveau les immensités colorées et riches de l’Alaska Highway et de la Mackenzie Highway, jusqu’à Yellowknife, d’où ils prendront un vol pour Montréal, puis un autre pour rentrer chez eux. 

Dans l’esprit de Omar, deux visions opposées se côtoient, se croisent. La première est celle d’une barge transportant une petite mosquée sur le Mackenzie de Hay River au sud à Inuvik au nord où elle est fortement attendue. La seconde est celle d’un camion acheminant sur la Klondike Highway un monospace en panne de Dawson City au nord vers Whitehorse au sud.

« Un jour viendra, je foulerai le plancher tapissé de la mosquée d’Inuvik et les sous-sols gelés de Tuktoyaktuk » promet-il. Le regard qu’il adresse à Véro est chargé tout à la fois de peine, de malice, de détermination et de profonde complicité. Il lui prend la main et dit « tu m’accompagneras ? »

* * *

Il pleut sur Marseille comme il pleure dans nos cœurs

Il pleut sur Marseille comme il pleure dans nos cœurs (1)

Il pleut et vente sur Marseille comme il pleure et vente dans son cœur, le mien, le vôtre. Il ne fait pas beau donc. Une atmosphère étrange règne sur la ville en cet avant dernier samedi de novembre, une semaine après les attentats de Paris et de St-Denis. Les chaussées ne sont pas chargées de voitures, ni les trottoirs de promeneurs. Marseille est réputée pour sa gouaille son vacarme et sa joie exprimés hautement et sans ambages. Mais là, à quinze heures passées, elle semble bizarrement repliée sur elle-même. Marseille s’est métamorphosée. Paris et sa banlieue, son adversaire et rivale éternelle, est endeuillée et les Marseillais s’associent à la douleur, nationale, et plus encore. Pleinement. La grande place de la Plaine et le quartier Saint-Julien sont étonnamment calmes. Pas de musique. Les enfants ont disparu et les manèges tournent à vide. Dans les bars on échange des banalités. Les vendeurs du souk de Noailles sont solidairement silencieux, tout comme les clients français, comoriens, africains, maghrébins…

Je suis attablé à l’intérieur du filiforme café Prinder. Le nectar divin saupoudré aux senteurs du marché et à l’atmosphère singulière fait remonter des images lointaines, à ma mémoire. Cette atmosphère étrange je l’ai vécue il y a une vingtaine d’années comme des millions d’Algériens. Je vivais alors non loin d’Oran. Les rues étaient en certaines périodes vides. La menace était bien plus proche, bien plus présente, et bien plus lourde, surtout après l’assassinat du président Mohammed Boudiaf en juin 1992. Une menace directe, qui pouvait s’exprimer à tout moment et en tout lieu. Elle pouvait jaillir de toute part. Les islamistes intégristes étaient largement responsables, dans leurs discours comme dans leurs actes, mais seuls les intellectuellement malhonnêtes (et il y en a) évacueront la culpabilité de certains responsables de secteurs de la sécurité de l’Etat et autres commanditaires flirtant dans le giron des rouages officiels. On ne savait pas toujours d’où venait la menace. Retenue et pudeur m’interdisent de parler de ma propre personne, de mes proches. Des médias étrangers, français notamment, des émissions et livres (lire entre autres les confessions de Saïd Mekbel à Monika Bergmann) ont suffisamment montré que des manipulations hautement désastreuses se tramaient alors au sommet de l’Etat (de non-Droit) et à sa périphérie, pour maintenir les Algériens sous un certain degré de terreur. Notre exigence d’un Etat de Droit, principe intangible d’un Etat démocratique, était assimilée, par les tenants de la terreur d’Etat et leurs sbires (« s’il faut éradiquer trois millions d’Algériens, nous éradiquerons trois millions d’Algériens »), à une capitulation. Je ne ferai pas de comparaison, nécessairement grossière, entre les responsables algériens et français, dans la gestion à la fois de leurs espaces de pouvoir et des drames vécus par les citoyens. Il ne s’agit ici nullement de quereller quiconque, ni de dédouaner les islamistes intégristes, tant s’en faut, et Dieu m’en garde. Vingt années plus tard, il pleut et vente sur Marseille retrouvée et dans le verre que je repose. Une atmosphère étrange pèse sur la ville morte, une semaine après les attentats qui ont fait près de 400 blessés et 130 morts dont : Amine I., Charlotte M., Djamila H., Elif D., Emilie M., Gilles L., Guillaume B-D., Halima S., Juan Alberto G., Justine D., Kheireddine S., Lola O., Nick A., Nohemi G., Précilia C., Stéphane A. et tous les autres. 130. Avec ou sans haine Verlaine, nos cœurs ont tant de peine.


(1)- À la suite d’attentats perpétrés à Paris. « Attentats du 13 novembre 2015 perpétrés par trois commandos distincts de 9 hommes par une série de fusillades dans 4 restaurants-Bistro du 10° et 11° arrondissement de Paris (40 morts) ainsi qu’une prise d’otages dans une salle de concert « Le Bataclan » dans le 11° arrondissement à Paris (90 morts) et à Saint-Denis au Stade de France par trois actions kamikazes (1 mort)… 7 terroristes ont été abattus » Wikipédia.

In memoriam M.B.

In Memoriam M.B.

Au matin de ce jeudi-là, le temps s’annonçait resplendissant. Mais quoi de plus ordinaire qu’un soleil de carte postale hawaïenne dans un village de la côte oranaise au plus fort d’un mois de juin ? Précisément le 25 de l’année 1992, au sixième mois de l’année de démarcation entre un avant et un après.

Ce matin-là, le président Mohamed Boudiaf faisait une tournée d’inspection dans la zone industrielle d’Arzew, avant de se rendre à Oran. En fin de matinée il était précisément à Aïn El-Biya, le village où nous résidions. Mon fils M., sept ans, et moi, ne pourrions le voir, car nous nous préparions à quitter notre village pour aller à Oran assister à la finale de la coupe d’Algérie de football, au « stade du 19 juin », appelé aussi « le stade du coup d’État ».


Les résidents étaient nombreux à se bousculer le long de l’artère principale du Camp5,  au moment où je la traversais en voiture pour me rendre à Oran. Le Camp5, ou camp Sonatrach, est un village dans le village. Comme nombre d’autres tout autour de la zone industrielle d’Arzew. D’un moment à l’autre le président et sa suite allaient quitter le centre administratif où se déroulait l’essentiel des cérémonies d’accueil de Tayeb El-Watani (c’était le nom de guerre du Président). Il nous fallait rapidement sortir du Camp avant que la police et les autres services de sécurité n’interdisent toute circulation. Vite quitter le village. Les gardiens actionnaient l’ouverture des barrières pour laisser sortir les voitures, mais refusaient l’entrée à celles qui s’y risquaient. Moins de cinq minutes plus tard, nous abordions par la droite la nationale 11, ralliant Mostaganem à Oran.


 À hauteur de l’entrée de Gdyel, les gendarmes affectés à l’entrée est de la ville nous empêchèrent de continuer. « Par là c’est interdit, mais par là vous pouvez » me fit l’un d’eux. Les services de sécurité attendaient l’arrivée du cortège présidentiel. Le deuxième « Par là » indiquait un passage à l’intérieur des terres, parallèle à la nationale. Je pénétrai dans la piste, la longeai. Une piste qui n’en est vraiment pas une. Les tracteurs peut-être… Je l’ai tant bien que mal suivie. J’ai traversé Gdyel. À la sortie ouest de la ville, je retrouvai la nationale en même temps qu’arrivait le cortège présidentiel. Les services de sécurité avaient,   permettez cette trivialité – mis les voiles. Je suis tombé nez à nez avec la dernière voiture du cortège. Elle filait à la même allure que toutes celles qui la précédaient : 140 km/h au bas mot. Je lui ai emboîté le pas. Est arrivé alors un motard de la garde, sorti de je ne sais où. Il avait dû ralentir et s’arrêter, pressé probablement par un besoin naturel avant de reprendre sa course. Plus incertain que moi, il me doubla en me faisant signe d’accélérer, pensant certainement que je faisais partie du cortège officiel. Il n’a pas vu M. allongé sur la banquette arrière. Certes, j’avais une belle 505 GTX injection, mais quand même…

Cette facilité d’accès et cette porosité de la route à un moment pareil me déconcertèrent et me donnèrent des sueurs. Je ne les ai pas comprises (et ne les comprends toujours pas). Mais l’heure n’était pas à la gestion des émotions ni à ce type de réflexion. Mon véhicule était de même marque que nombre d’entre ceux qui formaient le cortège, mais assez poussiéreux. Me voilà, à mon corps défendant, « dedans ». Il me fallait dès lors assurer l’allure. C’est à dire rouler à très grande vitesse. Comme les véhicules qui me précédaient, j’ai activé les feux de détresse. Lorsque vingt minutes plus tard nous sommes arrivés à Oran Bernandville, une armada de policiers au garde à vous, un tous les cinq mètres, nous accueillait. Des gouttelettes de sueur froide ou tiède, peu importe, grosses comme des grêlons, perlaient sur mon front, sur ma nuque et le long du dos.

Comment sortir de ce qui m’apparaissait comme une souricière ou un pétrin. « Nous sommes en danger mon fils et moi » pensai-je. Je me devais hélas constater que je n’avais de choix que de continuer. Le boulevard Champagne (Gambetta), le rond-point du lycée Lotfi, celui de l’Académie. Enfin la wilaya. Tout autour de l’immense escalier de l’entrée officielle, les policiers en tenue et d’autres en civil me paraissaient innombrables. Ce trop-plein de sécurité à l’arrivée contrastait avec l’incertitude du parcours.

Les premières voitures pénétrèrent dans le sous-sol de la préfecture. Beaucoup (une trentaine ?) tentaient tant bien que mal de se garer par-ci, par-là. À hauteur du 110 rue Mouloud Feraoun, j’ai immobilisé mon véhicule, éteint aussitôt le moteur et désactivé les warnings. Je demeurai immobile, alors que mon fils, jusque-là allongé sur la banquette arrière se réveillait, un peu perdu. Je l’étais plus que lui. Je lui ai demandé de rester calme. Je ne sortirai pas du véhicule. Pas dans l’immédiat. J’ai attendu que mon esprit me revienne et que les autres véhicules se fussent vidés de leurs passagers, une dizaine de minutes, avant de repartir, avec le maximum de douceur. Il me fallait planer si possible. Si j’avais pu nous rendre transparents, je n’aurais pas hésité à le faire. Vingt minutes plus tard, nous étions à El Hamri. Le « stade du 19 juin » était bien rempli. Avec M. nous nous sommes installés dans les tribunes, à moins de cent mètres du président Boudiaf, que je montrais du doigt à mon fils, « il est là, regarde ». Comme nous, il assistait à la finale de la coupe d’Algérie. Au terme de la rencontre, la JSK a battu l’ASO par 1 à 0. J’ai mis plusieurs semaines à me remettre de mes émotions de la journée.

Mohamed Boudiaf, Tayeb El-Watani, ne verra plus Oran. Le lundi suivant, 29 juin, il sera assassiné à Annaba. El-Watan titrait le lendemain : « Le complot », Le Matin : « Ils l’ont assassiné ». « Ils »…

Plus tard, dès le mois de juillet, une rumeur folle (ou juste) courait : « Boudiaf devait être assassiné à Aïn-Témouchent ou Oran ». « Tu l’as échappé belle » m’avait dit un jour un ami cher, qui ne l’est plus, depuis cette année-là. Il avait fait un choix, j’en ai fait un autre.

A. Hanifi, 2015, corrigé.

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Demain, contre la terreur

Je veux d’abord m’incliner à la mémoire des personnes assassinées hier dans les locaux du journal Charlie-hebdo. M’associer à la douleur de leur famille, exprimer mon indignation et dénoncer l’abjection qui a visé ce journal.

Charlie n’était pas ma tasse de thé, j’étais souvent en désaccord avec son contenu qui me heurtait, blessait. Aujourd’hui néanmoins je suis Charlie.

L’attentat dont il a été l’objet, cette attaque barbare est une volonté d’éradiquer des journalistes, une atteinte extrêmement grave contre la presse, contre les libertés, contre la République, contre les musulmans. En effet, ces gangsters, ces monstres et leurs semblables prennent en otage ma religion. Ces salopards qui assassinent froidement, méthodiquement, au nom de ma religion en criant « Allahou akbar » ne sont pas de ma religion, ils me l’ont confisquée, prise en otage. La religion qui est la mienne et celle de la majorité des musulmans est faite de tolérance, respectueuse de toutes les communautés, de toutes les autres croyances et des non-croyances.

Des attentats eurent lieu contre des tombes, des synagogues, des mosquées, ce matin même, et en réaction, devant un restaurant Kébab près d’une mosquée de Villefranche-sur-Saône. Depuis quelques années le climat en France est à la crispation et à la vindicte. De nombreux intellectuels et hommes politiques stigmatisent des minorités, particulièrement les musulmans. Nous, Français musulmans et immigrés musulmans, sommes aujourd’hui et de plus en plus mis à l’index et au banc de la société française. Des gens comme Zemmour, Camus et d’autres, tiennent un briquet à la main et soufflent sur les braises, attisant la haine de l’autre, du musulman,  ce « juif du 21° siècle ». Hier encore, Houellebecq ce romancier au discours sulfureux –au nom de  l’« irresponsabilité » qu’il revendique et derrière laquelle il se dissimule– déverse sournoisement  sa haine (« littéraire ») contre moi qui ne le lui ai jamais rien fait, contre les musulmans, contre l’Islam. Instrumentalisant les peurs, les fragilités et autres angoisses à la lisière du tolérable. Dans le camp des fondamentalistes la haine a passé depuis longtemps la frontière de l’acceptable et du symbolique en tuant, massacrant.

On objectera, les yeux bandés : « il n’y a aucun lien » ou « ça n’a rien à voir ». Je dis que, même si le fil est ténu, « il y a à voir ». Les extrémismes se rejoignent. « À force d’agiter un épouvantail, on finit par créer nos monstres » rappelait Edwy Plenel, citant Emile Zola. Hier, dès les premières heures de l’ignominie –j’étais avec deux connaissances– j’ai été apostrophé, et moi seul parmi le groupe. J’ai été sommé de donner ma réaction, alors même qu’on ne savait presque rien encore de la tuerie. Pourquoi me montrer ainsi, insidieusement, du doigt ? Nous étions trois, j’étais le seul typé « Nord-Af » ou Arabe, musulman. On me demandait –à moi seul– de me positionner devant ce drame, faisant ainsi le jeu des assassins ou de leurs commanditaires : diviser, amalgamer. Voilà où nous en sommes. Je suis de ceux qui, samedi prochain, descendront crier leur rejet total de la terreur quelle qu’elle soit et d’où qu’elle vienne.

Ahmed Hanifi

Miramas, le 8 janvier 2015.

Le msemen retrouvé

Un ami me proposa de lire un texte en me mettant au défi d’en découvrir l’auteur. Lorsqu’après lecture je lui avouai mon échec, il me livra cette piste : « le nom de cet auteur se dissimule dans le mien ! s’exclama-t-il, quant au texte, il ne m’appartient pas, mais je l’ai en quelque sorte parsemé d’éléments de ma propre histoire ».

Voici ce texte :

« Un jour d’été, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j’avais chaud, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de lben*. Je refusai d’abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher quelques petites crêpes rectangulaires et feuilletées appelées msemen* qui semblent avoir été saupoudrées de rouille. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du lben où j’avais laissé s’amollir un morceau de msemen. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes de la crêpe toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse : ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D’où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu’elle était liée au goût du lben et de la crêpe, mais qu’elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D’où venait-elle ? Que signifiait-elle ? Où l’appréhender ? Je bois une seconde gorgée de lben où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m’apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m’arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n’est pas en lui, mais en moi. Il l’y a éveillée, mais ne la connaît pas, et ne peut que répéter indéfiniment, avec de moins en moins de force, ce même témoignage que je ne sais pas interpréter et que je veux au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact, à ma disposition, tout à l’heure, pour un éclaircissement décisif. Je pose le pot métallique et me tourne vers mon esprit. C’est à lui de trouver la vérité. Mais comment ? Grave incertitude, toutes les fois que l’esprit se sent dépassé par lui-même ; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher ? pas seulement : créer. Il est en face de quelque chose qui n’est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière.

Et je recommence à me demander quel pouvait être cet état inconnu, qui n’apportait aucune preuve logique, mais l’évidence, de sa félicité, de sa réalité devant laquelle les autres s’évanouissaient. Je veux essayer de le faire réapparaître. Je rétrograde par la pensée au moment où je pris la première gorgée de lben. Je retrouve le même état, sans une clarté nouvelle. Je demande à mon esprit un effort de plus, de ramener encore une fois la sensation qui s’enfuit. Et, pour que rien ne brise l’élan dont il va tâcher de la ressaisir, j’écarte tout obstacle, toute idée étrangère, j’abrite mes oreilles et mon attention contre les bruits de la pièce voisine. Mais sentant mon esprit qui se fatigue sans réussir, je le force au contraire à prendre cette distraction que je lui refusais, à penser à autre chose, à se refaire avant une tentative suprême. Puis une deuxième fois, je fais le vide devant lui, je remets en face de lui la saveur encore récente de cette première gorgée et je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s’élever, quelque chose qu’on aurait désancré, à une grande profondeur ; je ne sais ce que c’est, mais cela monte lentement; j’éprouve la résistance et j’entends la rumeur des distances traversées.

Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit être l’image, le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente de la suivre jusqu’à moi. Mais il se débat trop loin, trop confusément ; à peine si je perçois le reflet neutre où se confond l’insaisissable tourbillon des couleurs remuées ; mais je ne peux distinguer la forme, lui demander comme au seul interprète possible, de me traduire le témoignage de sa contemporaine, de son inséparable compagne, la saveur, lui demander de m’apprendre de quelle circonstance particulière, de quelle époque du passé il s’agit.

Arrivera-t-il jusqu’à la surface de ma claire conscience, ce souvenir, l’instant ancien que l’attraction d’un instant identique est venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever tout au fond de moi ? Je ne sais. Maintenant je ne sens plus rien, il est arrêté, redescendu peut-être ; qui sait s’il remontera jamais de sa nuit ? Dix fois il me faut recommencer, me pencher vers lui. Et chaque fois la lâcheté qui nous détourne de toute tâche difficile, de toute œuvre importante, m’a conseillé de laisser cela, de boire mon lben en pensant simplement à mes ennuis d’aujourd’hui, à mes désirs de demain qui se laissent remâcher sans peine.

Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût, c’était celui du petit morceau de msemen que le vendredi matin à Tadjena (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l’heure de la prière de la joumouâ*), quand j’allais lui dire bonjour dans sa kheima*, ma grand-mère Nanna m’offrait après l’avoir trempé dans le lben ou le raïb* frais. La vue de la petite part de msemen ne m’avait rien rappelé avant que je n’y eusse goûté ; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des vendeurs ambulants, leur image avait quitté ces jours de Tadjena pour se lier à d’autres, plus récents; peut-être parce que, de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s’était désagrégé ; les formes (…) s’étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d’expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles, mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir. »

Mon  ami s’appelle Omar Luc Prets.

* Lben : lait fermenté.

Msemen : crêpe feuilletée.

Joumouâ : vendredi.

Kheima : tente traditionnelle. Ici il s’agit de la maison.

Raïb : lait caillé.

Mai 2014

Un jour ordinaire en linguistique de base

« Ci la pouse monsieur, ci la pouse ! » s’impatientent certains des stagiaires de mon cours de linguistique de base. Je suis assis, légèrement en retrait, les bras en A sous le menton, à l’opposé du grand tableau blanc, tout blanc. Je leur fais signe de patienter. Je les libérerai dès lors qu’ils auront tous fini leurs exercices. Le thème choisi est celui de la violence. Nous y travaillons depuis trois jours. Les exercices de ce matin portent sur le mauvais sort fait aux enfants dans le monde. Le texte de base est simple et fort perturbant : « Toutes les quatre secondes un enfant meurt quelque part dans le monde, le plus souvent en Afrique » lit-on dès les premières lignes. On meurt à cause de maladies anachroniques, de faim violente, de malnutrition meurtrière. On meurt également des suites de violences subies ou de guerres endurées. Les stagiaires, une quinzaine, lurent chacun à son tour une dizaine de lignes. Le texte, plutôt court – trente-huit lignes – fut par conséquent parcouru plus d’une fois et ses passages les moins accessibles expliqués autant de fois que nécessaire. Je suis assis, légèrement en retrait, et de temps à autre je me tourne en direction d’un élève ou d’un autre, attentif à la moindre demande, au moindre signe. Les stagiaires sont tous étrangers, je veux dire non français. Certains sont mineurs, d’autres voguent aux confins de la quarantaine, ou même de la cinquantaine. Officiellement on les désigne par ce mot-valise consensuel : primoarrivants. Le plus ancien des stagiaires – qui est en fait la plus ancienne des stagiaires – arriva en octobre 2009. C’est écrit sur son récépissé provisoire renouvelé, valable quelques mois. Cette stagiaire arriva donc en France il y a exactement un an et demi. Nombre d’entre ces apprenants sont des réfugiés politiques. Ils vinrent de pays d’Europe, d’Asie ou d’Afrique. Certains autres rejoignirent leur famille : les parents, l’époux ou l’épouse. La plupart des parents des stagiaires maghrébins, les pères pour être précis, sont employés dans l’agriculture, les mères activent au foyer.

Le désir de réussir, commun à chacun des stagiaires, est inversement proportionnel à l’accueil que leur réserve la population autochtone ou fraîchement installée, convertie et oublieuse de sa propre histoire, de son propre cheminement. « Qu’est-ce qu’il fait, qu’est-ce qu’il a, qui c’est celui-là » s’offusquent en effet quelques bonnes âmes aux terrasses lisses ou rugueuses des bars-PMU ou bar-tabac-loto, affalées autour de tasses de café serré, de verres de bière, de pastis ou de piquette, pleins à ras bord. Bonnes âmes fermées au monde qui les entoure.

De temps à autre l’un des stagiaires m’interpelle, ainsi Ruslan « chez nous aussi en Tchétchénie les militaires tuent les enfants ». Yao la Thaïlandaise enchérit « dans mon pays beaucoup d’enfants travaillent dans les champs ». Jilian, la belle Jilian, irakienne, évoque les massacres de familles entières pour cause de croyances déviantes. La syntaxe n’est pas des plus sophistiquées, mais nous avons le temps et la conviction, et le cœur y est. Et peu nous chaut les commérages et l’égoïsme des habitués des bars. Les journalistes africains indexeraient « l’ethnocentrisme de certains groupes sociaux français. » Alors je quitte mon siège pour m’avancer au centre de la salle, au centre des stagiaires assis sagement derrière des tables, alignées pour former un grand U. L’émotion se manifeste parfois par une voix qui s’éraille, se casse, un visage qui se crispe, se transforme ou un mouvement brusque, de bras le plus souvent. Elle cristallise l’attention de tous les autres. On écoute avec beaucoup d’attention l’histoire du voisin qui aurait pu être la nôtre, car ces histoires, souvent intimes, parfois décousues, débordent toutes de profonde humanité dans ce qu’elle a de plus tragique, de plus poignant ou de plus léger.

Les interventions des uns et des autres s’entrecroisent, tels ces fils de trame et de chaîne du métier à tisser, jour après jour pour rapprocher les stagiaires et contribuer à leur connaissance mutuelle et par conséquent à relativiser la vérité que chacun de nous élabore en méconnaissance de l’autre, dans un café, au travail ou calfeutré chez soi, savourant un plat chaud assaisonné à l’outrance ou la légèreté de la télévision. Lorsque les discussions sont provisoirement closes, lorsque les corrections sont achevées, le moment de la pause s’impose à tous, « la pause monsieur, c’est la pause ! » reprennent tels des éclaireurs les moins attentifs ou les plus excédés par les exercices.

Et tous se lèvent comme un seul homme, en faisant geindre les chaises dont les pieds métalliques sont dépourvus d’embouts protecteurs. Dans vingt minutes, nous reprendrons nos travaux. Certains stagiaires se précipitent sur le clavier de leur téléphone qu’ils activent, d’autres sur leur paquet de cigarettes dont ils vont griller quelques-unes dans la pinède. Jamal l’Afghan se propose à la préparation du café – c’est un exercice qu’affectionnent et accomplissent à tour de rôle les amateurs du breuvage. J’aime le café au moment du café. Qahwé, Kofe, Gaa-fae, Kafi… Noir arabica ou non peu importe l’essentiel se trouve ailleurs.

Dans le sucre qu’on reçoit, dans la cuillère qu’on tend et dans l’échange libre. Jamal est le dernier arrivé dans le groupe. Les autres stagiaires lui posent beaucoup de questions auxquelles il répond avec retenue, mais sans en esquiver aucune. Il parle de sa vie à Assadabad son village natal. Il parle en faisant des efforts pour qu’on le comprenne. Il parle en anglais, en pachtoune, en arabe, mais aussi en français dont il commença l’apprentissage à Nice, puis à Toulon où il transita avant d’arriver ici. Jamal aime parler de son pays, de son village, et par-dessus tout de son compatriote Jamal-Eddine El-Afghani, le plus illustre des Afghans, né comme lui à Assadabad et ayant vécu quelque temps en France. Avant Jamal, la semaine dernière, les mois et les ans derniers, d’autres stagiaires racontèrent leur pays, leur famille, des pans entiers de leur vie. D’eux j’apprends beaucoup. Ils m’apportent et m’apprennent autant que ce que je leur enseigne.

À la reprise je leur propose de revenir sur un texte de Duras. Il faut bien aérer… « Demain matin nous traiterons de la violence dans la famille ». Reprenons Moderato, Page 9. Olga lève la main : « La dame s’étonna de tant d’obstination. Sa colère fléchit et elle se désespéra de si peu compter aux yeux de cet enfant… » La malicieuse Olga continue avec un accent volontairement mielleux, mais fortement et naturellement sourcé au fin fond de l’Oural, là-bas du côté de Kazan : « quel mittiyai, quel mittiyai, quel mittiyai, gémit-elle. »

Et elle répète en riant : « Quel mittiyai, mais quel mittiyai, mais quel mittiyai ! » appuyant par deux fois sur la dernière syllabe. Et toute la classe de rire, car toute la classe lut – eh oui, ma bonne dame, mon bon monsieur de la terrasse – toute la classe lut et apprécié le roman duquel est extrait ce « quel métier, mais quel métier ! » de l’incomparable et sublime Duras.

À la fin de chaque séance, je note toutes sortes d’informations concernant le contenu et le déroulement du cours : les réactions des apprenants, leurs difficultés individuelles, leurs préoccupations éventuelles… Chaque jour. Pour avancer.

Avril 2011

* * *

La valise

La poignée est robuste et la valise lourde. De crainte que la fermeture à glissière ne cède, mais aussi qu’on la force, Rayan enserra la valise, dans sa longueur comme dans sa largeur, avec un large scotch packaging transparent. Il forme sur ses côtés les plus larges, de couleur rouge et bleue, deux grandes croix à l’aspect gris. Rayan saura ainsi, lorsqu’il sera arrivé à Oran vers 18h30, s’il y eut ou non tentative d’effraction ou effraction de la valise. Il paraît que le vol de contenu de valises, et de valises, est une pratique internationale assez répandue. Le voilà prêt. Il ferme à double tour la porte de son appartement et entreprend de descendre les dix étages de l’immeuble. Exceptionnellement et par malchance, l’ascenseur ne fonctionne pas aujourd’hui. Le gardien avait averti les locataires des HLM par affichettes que la veille il avait punaisées dans le hall et scotchées devant et à l’intérieur même de la cabine : « demain il y a risque de coupure de courant, par conséquent les ascenseurs seront bloqués toute la journée. » Toute manifestation d’humeur eut été vaine, nulle et non avenue. Rayan connaît trop bien monsieur Gilbert, depuis sept ans qu’il vit dans cette barre. Le gardien est têtu comme deux mules et droit dans ses décisions, « c’est comme ça ».

Rayan descend une à une les marches de l’immeuble (deux fois sept marches par étage, soit cent quarante) en tenant la valise posée sur la tête, tantôt avec la main gauche, tantôt avec la droite. À chaque étage, des rayons de soleil pénètrent par sa lucarne. L’absence d’ascenseur incite Rayan à maugréer après Gilbert et ÉDF. « Je ne suis plus alerte, je flageole plus facilement sur mes jambes ». Fini le temps du torse bombé, du « poussez-vous c’est moi ». Awwah* pense-t-il, ce temps est révolu. Aucun des jeunes qui montent ou descendent en criant ne jugea utile de faire une B.A*. Rayan comprend bien ceux qui montent, mais les autres ? Dire bonjour, leur coûte. Il dut s’arrêter cinq fois pour souffler, autant dire tous les deux étages ou toutes les deux lucarnes. Ce n’est pas tous les jours qu’il descend ou monte les dix étages, une valise bourrée sur la tête. En face de l’immeuble, il y a un ridicule jardin comme il y en a souvent dans les cités. Et dans le jardin trois bancs. Sur l’un d’eux, Rayan reprit ses esprits quelque peu chahutés. Il garda les bras ballants pendant plusieurs minutes avant de les solliciter de nouveau. Sur le trottoir, en ses parties lisses et vides de nids de poule, il fait rouler la valise sans difficulté. Vingt minutes de marche jusqu’à la gare. Le train pour Marseille arrive à l’heure. Il y a peu d’effets personnels dans la valise, mais beaucoup de cadeaux. En fin de journée Rayan sera de l’autre côté de la Méditerranée. Tous ses neveux et nièces l’attendent. Nombre d’entre eux seront présents à l’aéroport. Les plus vigilants. Ceux-là reconnaissent et apprécient sa générosité. Leurs attentes joyeuses, leurs plaisirs naturellement puérils sont aussi les siens. De les savoir heureux le rend joyeux.  

Moins d’une heure plus tard, le TER arrive à Marseille. La navette pour l’aéroport attend sur le flanc gauche de la gare Saint-Charles. La soute à bagages est pleine. Rayan peine à y introduire sa valise. Le chauffeur, visiblement habitué à la surcharge lui porte main-forte. L’année dernière, sa précédente valise avait rendu l’âme dans l’enceinte de l’aéroport d’Oran, malmenée par des bagagistes (de Marseille ou d’Oran) peu respectueux. La fermeture avait cédé. Plusieurs sachets s’étaient éventrés et des bonbons s’étaient répandus sur le tapis roulant, en tournoyant. Les responsables locaux avaient noté sur leur registre les réclamations de Rayan. Mais il n’y eut jamais de suite.

La navette quitte la gare Saint-Charles à 14 h 50. Vingt minutes plus tard, elle atteint Marignane. Les gens sont toujours pressés. Par habitude, par mimétisme ou atavisme. Lorsqu’enfin Rayan arrive devant la soute de la navette, sa valise, tournée et retournée, teint bon. Il y mit le prix.  C’est une vraie S., rouge et bleue : 100 X 0,60 X 0,40 cm. Il comprend qu’elle puisse être convoitée. Il la reconnaît de loin sa valise. Par sa forme, par ses couleurs, mais aussi par un autocollant imposant, vantant une marque de produits canadiens introuvables ici. Elle est unique et identifiable parmi toutes. Sans oublier le gros scotch. À l’enregistrement un manutentionnaire l’aide à la porter et à la poser sur le tapis. Elle glissera sur de grands S avant de rejoindre sur un chariot, puis dans la soute de l’avion tous les autres bagages. Auparavant Rayan dut payer sept kilos d’excédent (trois lui furent offerts).

Lorsqu’arrive l’heure attendue, une hôtesse appelle les passagers pour l’embarquement « immédiat ». Une nuée se lève et avance en même temps vers les deux jeunes employées de la compagnie qui supplient « les femmes et les enfants en priorité ». La valise de Rayan doit être maintenant dans le ventre de l’avion. Ils arriveront à Oran dans moins de deux heures si tout va bien. Mais tout n’alla pas pour le mieux. A quelques minutes du décollage, alors que tous les passagers avaient attaché leur ceinture, redressé leur siège et récité la Fatiha*, alors que le commandant de bord avait mis les moteurs en action, celui-ci reçut l’ordre de tout arrêter. Il dut annoncer ce contretemps aux passagers. Aussitôt un chahut indescriptible parcourut la cabine. Les hôtesses de l’air ne souriaient plus. On ouvrit la porte avant de l’avion, fit descendre les passagers, y compris les récalcitrants, en leur demandant un peu plus de patience. « Pour des raisons de sécurité et conformément à la réglementation en vigueur, un nouveau contrôle des bagages sera effectué. Nous vous remercions de votre compréhension. »

*Awwah : pourrait signifier ‘non, pas du tout’ ou ‘bien au contraire’ ou ‘tu n’y es pas du tout’. Ici, par cette exclamation, Rayan admet qu’il n’a plus la force qu’il eut.

B.A : bonne action.

Fatiha : Soura d’ouverture du Coran. La Soura (Sourate au pluriel) est un groupe de versets.

2009 et 2013

* * *

Comme une étincelle

Ce fut comme une étincelle, une pensée éphémère qui enveloppa Omar, le secoua. Elle jaillit d’une image d’un reportage sur la nouvelle Chine diffusé récemment sur une chaîne de télévision.

Tout autour d’une immense esplanade de Pékin, riche en couleurs, des centaines de buildings aux formes futuristes montent la nouvelle garde. Ils sont le reflet de ce réveil chinois. Autant de véhicules circulant à vive allure et qui n’ont rien à envier aux voitures des agglomérations occidentales. Au centre de cette grande place, des Chinois sur leur trente-et-un, des chaussures au chapeau, ainsi que des étrangers moins nombreux, se prennent en photos, clic-clac, cadrant comme il se doit la modernité alentours, sans laquelle la photo ne vaudrait rien ou si peu.

L’éphémère pensée, l’étincelle qui submergea Omar, jaillit de l’image d’un homme, petit, presque invisible, que la caméra, zoom avant, met à la portée du téléspectateur. L’homme est manifestement pauvre. Il est assis sur ses talons au centre de cette gigantesque place devant une petite carriole à deux roues dans laquelle sont posés des sachets de bonbons acidulés, des tablettes de chocolat, des œufs bouillis. Il doit avoir la soixantaine bien tassée. La caméra s’approche encore du gueux, balaie ses jambes repliées contre la poitrine sous son corps frêle, misérable. Elle remonte, encore, puis se fixe sur son visage. Gros plan. Les yeux du malheureux semblent saturés de vide. Il est absent, comme absorbé. Dans sa main gauche immobile, il tient un livre plaqué contre la poitrine. Peut-être s’invente-t-il un passé, pas même heureux, juste ordinaire parmi les siens. Ou bien se souvient-il de quelque fête familiale quand toutes ces arrogances étalées devant lui n’étaient encore qu’élucubrations dans l’esprit des grands timoniers. L’homme voit ou croit voir un groupe, surgi de son livre, chantant et dansant qui s’avance vers lui, une fête qui traverse son esprit. Et le film bascule : « Le rythme tout à coup change, s’accélère ; les sonnettes s’agitent, les gongs battent plus fort, et cela devient une danse. Alors, de là-bas, du recul des cours et des vieux portiques, dans la poussière qui s’épaissit, on voit, au-dessus des têtes de la foule, arriver en dansant une troupe de personnages qui ont deux fois la taille humaine, et qui se dandinent, qui se dandinent en mesure, et qui jouent du sistre, qui s’éventent, qui se démènent d’une façon exagérée, névrosée, épileptique… Des géants ? Des pantins ? Qu’est-ce que ça peut bien être ?… Cependant ils arrivent très vite, avec leurs grandes enjambées sautillantes, et les voici devant nous… Ah ! des échassiers !… »*

Brusquement, sorti de ses lunes, le vieil homme en haillons sursaute, relève la tête. Un enfant tape du pied contre la carriole en tendant un objet, certainement une ou deux pièces d’un 元*. L’échange est rapide. L’enfant arrache l’objet acheté des mains de l’humble, lui crache au visage et s’en retourne en courant et en criant vers ses parents hautement distingués, demeurés bien à distance, un pantin désarticulé, mais fier de son déplorable exploit. L’homme baisse la tête, regarde longuement la chose qu’il tient précieusement dans la main droite avant de la comprimer de tous ses doigts. Puis il s’essuie le visage sur la manche de la veste-tunique. Sur son cœur, le livre et son autre main sont immobiles. L’homme rêve de pain ou d’un bol de soupe. Dans un long mouvement, la caméra abandonne le gueux, préférant suivre l’enfant, ses parents, la foule, les voitures, les buildings et le vide rouges. L’éphémère pensée, l’étincelle qui submergea Omar, jaillit de cette image précisément du vieil homme assis sur ses talons, devant son minable chariot.

Cette image plongea Omar dans les années de sa prime adolescence et déjà orphelin. Il était lui-même quelque temps vendeur ambulant. Il dut abandonner le collège, quelques courtes années seulement  heureusement. Il lui fallait…

Non, inutile d’aller plus avant, l’important ne se trouve pas dans cette direction… L’important est de dire que durant cette période très difficile, où Omar était amené par la force des choses à vendre des bonbons et autres sucreries à travers les rues de son quartier, il avait un compagnon unique – des amis il en avait, mais eux-mêmes devaient mener leur vie, et quand on a quinze ans elle doit être intrépide, pas figée devant une carriole – un ami, qu’il avait emprunté au Centre culturel français. Ce compagnon, un livre unique, s’appelait « un ami véritable » ou quelque chose comme ça. C’était un roman volumineux, trois cents ou quatre cents pages pleines. Format 23X15 cm, couverture tout en cuir. Omar ne se souvient pas de l’auteur. Était-il Russe, Français ou autre, il ne sait plus. L’histoire était terrible. Celle d’un jeune homme dans la guerre, abandonné à son sort, cerné par la solitude, le froid sibérien et au loin les ennemis. Il les vaincra tous.

La lecture de ce roman éloignait un temps Omar de sa condition. Elle le transportait dans un autre monde, à travers les étendues soviétiques. Omar découvrait les villages et les hommes du grand froid, l’hospitalité, la solidarité et la persévérance acharnée… Un autre ami véritable qu’il empruntait comme le précédent au CCF était Jean-Jacques Rousseau. Il ne le quittait pas. « Ses Rêveries m’ont sauvé » dit Omar.

L’extrait du film diffusé récemment sur une chaîne de télévision, l’image du vieux chinois à la carriole, délaissé, sur la grande place de Pékin, a renvoyé Omar à son adolescence. Il est vrai que nul ne guérit jamais de son enfance, c’est entendu.

*Pierre Loti, Les derniers jours de Pékin.

元 : yuan.

Décembre 2012

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