Archives de catégorie : MES ÉCRITS… mes voyages

Marre des courses, Marge !

… je suis fatigué Marge me fatigue voilà des semaines que quelque chose ne tourne pas rond entre nous… je ne sais quoi exactement mais quelque chose ne tourne plus dans le bon sens le sens entendu… et puis pourquoi roule-t-elle si vite… a-t-on besoin de rouler comme un bolide pour se rendre au centre commercial… ce rituel des courses m’ennuie au plus haut point chaque samedi que dieu fait ce sont les mêmes lieux visités les mêmes produits achetés les mêmes gestes effectués les mêmes caissières renfrognées remerciées… ce matin encore elle fait la tête comme elle la fait souvent… et à chaque samedi son prétexte aujourd’hui elle fait la carpe et la moue parce que la liste des achats que j’ai pourtant minutieusement préparée est incomplète …

Tu as oublié les courgettes le poisson et le coca ! 

… je ne prends jamais de coca, je n’aime pas le coca… courgettes… quelle catastrophe j’ai oublié les courgettes…. Poisson d’accord d’accord ok…

Tu es passée à l’orange.

Non je ne suis pas passée à l’orange.

Je te dis que si.

… elle est bien passée à l’orange… j’ai oublié aussi de prendre les chaussures pour les donner à réparer au cordonnier je n’ai rien contre les cordonniers ni contre les chaussures à réparer j’ai juste oublié… et cette chose qui n’a plus d’âge cette voiture elle nous lâchera dans pas longtemps le bruit que fait le pot d’échappement n’est pas rassurant elle nous lâchera… on tangue ce n’est pas une route mais une mer démontée ce n’est pas une Dedeuche mais un trawl… heureusement il y a encore l’autoradio… Neil Young veut vivre il nous prend à témoin c’est un moment de bonheur un moment comme un fétu de paille pourquoi est-il si rarement diffusé… je connais beaucoup de chansons de Neil Young… depuis Harvest I want to live I want to give I’ve been a miner for a heart of gold… cette chanson remonte au début des années 70’… les années 70’… qui a dit que le temps n’était qu’un leurre qui a dit cette sottise le temps existe bien je l’ai vu vécu… j’arrivais du Bled à l’époque j’étais allé direct dans les pays du Nord Copenhague Oslo Stockholm… Nous avions vingt ans et l’éternité devant nous l’horizon imperceptible lointain de l’autre côté du monde presque inexistant seuls comptaient les instants d’alors… Copenhague c’est le Tivoli d’accord mais c’est aussi Christiana et Nyhavn et le camping je ne sais plus…

… tu vieillis mon cher tu ne te souviens même plus du nom…

… non je ne m’en souviens pas le temps s’est ébréché… un trou béant… mais cela me reviendra… je revois cette fantastique soirée autour d’un immense feu de bois… nous étions bien une cinquantaine… je revois le grand noir de Chicago qui s’éreintait en répétant le même vers It’s these expressions I never give je n’ai pas oublié le parfum ouaté de Sandy…

… la belle Indienne posait sa tête sur tes épaules et vous ne disiez rien…

… oui nous nous taisions I’ve been a miner for a heart of gold elle venait de Santa Monica elle avait une voix mielleuse… chaude… elle murmurait… et l’autre le grand noir répétait comme un moulin It’s these expressions I never give… il jouait comme un pied et Sandy posait sa tête sur mes épaules…

… c’est elle l’indienne qui t’a appris plus tard que le black était complètement shooté…

… That keep me searching for a heart of gold And I’m getting old …

… imbécile pourquoi avais-tu refusé de l’accompagner au Casanova club?…

… je n’ai pas refusé d’accompagner Sandy pas du tout elle m’a demandé de l’attendre devant l’entrée principale du Camping dont le nom m’échappe… Ballajo ou quelque chose comme ça… non non ça y est il m’est revenu Bellahoj… oui c’est cela… Bellahoj-camping… on s’est perdu de vue… Sandy était une authentique indienne avec ses longs cheveux roux et tressés comme les cheveux d’une sioux…

… elle n’était pas sioux…

… elle n’était peut-être pas sioux mais elle m’avait invité à Santa Monica… une tignasse entièrement tressée… les cheveux coulaient jusqu’au bas du dos… nous étions convenus d’aller danser au Casanova club cela n’a pas été possible je ne me souviens plus de ce qui s’était passé…

… il s’était passé que tu l’as snobée imbécile…

… je la revois la Sandy je revois son regard irisé lové dans des yeux grands et beaux comme des amandes vertes ou des billes de flipper… elle avait une belle voix… I’ve been in my mind it’s such a fine line I’ve been a miner for a heart of gold… quel imbécile étais-je pourquoi l’ai-je abandonnée…

… je te le disais…quel imbécile…

… quel imbécile… Keeps me searching for a heart of gold… le rock a été très important pour moi pour ma construction… exactement comme le jazz pour Bryan Stanley Johnson même si ce n’est pas le terme adéquat oui le terme adéquat… Qu’est-ce que ce parking… mince ou flûte ou… quelque chose ne tourne plus dans le bon sens le sens entendu jadis… pourquoi ce stationnement à l’américaine et puis ce rituel des courses m’ennuie au plus haut point chaque samedi que dieu fait ce sont les mêmes gestes effectués les mêmes lieux visités ce matin encore nous nous pointons devant le même centre commercial… encore et encore… Mais où est Marge…

Mais arrête Marge, arrête de crier, ne crie pas !

… pourquoi crie-t-elle?

Trois fois Christian que je te demande de m’aider à prendre le caddy ! Trois fois et toi tu ne me réponds même pas, marre à la fin !

Et moi, je te dis marre des courses Marge !

… marre des courses… marre des produits marre des caissières renfrognées… marre… I want to live I want to give I’ve been a miner for a heart of gold…

Décembre 2011

* * *

Au 38° lacis

Mes grands-parents possédaient une grande ferme et avaient pour voisine une famille dont le nom était Révétsi. Ils disaient qu’ils étaient heureux. Qu’ils s’appréciaient mutuellement. La famille Révétsi était nombreuse. Les Révétsi avaient beaucoup d’animaux. Leur domaine était si grand qu’on l’appelait la ferme des animaux. Les plus jeunes de leurs enfants étaient mes amis les plus proches. D’aucuns disaient de cette famille qu’elle venait de Cartagéna, de Sanaa ou de Tataouine. D’autres affirmaient qu’elle était des nôtres depuis la nuit des temps. Ces conjectures évidemment ne me concernaient point, moi qui baignais dans un présent démesuré. Ma préférence juvénile s’arrimait instinctivement à la jupe irisée de ma Révétsi, la plus belle de toutes nos voisines, de toutes mes connaissances. Elle était tout à la fois ma Mrs Dalloway, ma Nedjma, je veux dire mon étoile. Nous traversâmes ensemble notre enfance, main dans la main, dans un climat pourtant peu enclin à la sérénité.

Elle était jolie ma Révétsi. Mon éducation sentimentale se nourrissait à sa peau métissée, à son sourire naïf et à ses paroles roses. Ses étreintes maladroites enserraient mon regard dès lors qu’il s’alanguissait pesamment. Elle était polie, avenante et tout et tout, éclatante de mille feux, de mille arcs-en-ciel. Ma Révétsi était un kaléidoscope pour tout vous dire. Cela me peinait de la voir affronter seule et dans le silence, les tourments qu’infligent les dogmes. Le contexte aliénait, aveuglait beaucoup de nos semblables – et je ne m’en exclus pas malgré des circonstances atténuantes que je peux évoquer, ma jeunesse d’alors – nos semblables dis-je à la recherche d’une issue monochrome quelle qu’elle aurait été, noire ou blanche ou jaune, au détriment parfois de leurs convictions ou de l’évidence élémentaire. Elle me fit aimer le Capitaine Fracasse ma Révétsi, Moby Dick ainsi que les nuances des pastels de Cézanne et Pissarro. Elle était naturelle et directe, mais intransigeante.

Il lui était intolérable que l’on évoquât en mal ou même égratignât, ses frères, ses cousines ou ses parents, ses proches. Quelles que fussent les critiques, elle les récusait avec une grâce toute personnelle qu’elle savait envelopper dans un argumentaire choc cousu de fil d’or. Nul raisonnement adverse, avec ou sans subterfuges, ne parvenait à la cheville de ses démonstrations. À son âge, entre le rose et le rouge, entre le rouge et le noir elle fricotait avec les aventures de la dialectique sans même le moindre remord à l’ère du soupçon généralisé. Lorsque sa force, sa pertinence et sa faconde me désarmaient, je me consolais de n’être jamais seul dans l’échec, dans la chute. Mes défaites répétées me donnaient forcément la nausée. Flairant la rupture elle se ravisait modérément, atténuait ses élans et même parfois se reculait puis lançait l’un de ses mots scapulaires étoffés comme « lis ! » terme qu’elle ponctuait d’une exclamation qu’elle me plaquait aux oreilles, impérative qu’elle était, et qu’elle est encore j’en suis convaincu. « Lis ! » disait-elle, ou bien lorsque nous tentions une intimidation en meute, « lisez ! » ou en algérien « Qro ! »

Un jour, alors que mes arguments me revinrent encore une fois à la figure comme un boomerang fissuré, éclaté, mes combinaisons erratiques abandonnèrent lamentablement. Démuni, je décidai de renoncer définitivement à la partie. L’adolescence traversée, nous nous séparâmes. J’avoue que je fus – mauvais perdant – responsable de la rupture de la relation qui se tissait patiemment entre nous deux, tant bien que mal, au gré du temps et des prises de bec. Les lauriers de notre jardin commun furent coupés. Je mis à profit la liberté que m’offraient mes nouvelles connaissances qui commençaient à s’échafauder au-delà des premiers cercles spatiaux (de quartier). Lorsqu’elles se firent nombreuses et disparates, elles m’incitèrent à larguer les amarres. Ma futile jalousie s’estompait. Il demeure en moi le regret de n’avoir jamais su ou pu adopter alors l’unique défaut de Révétsi : l’intransigeance. Ou de m’y adapter. J’aurais gagné du temps.

Nous nous séparâmes donc. Je revêtis l’habit de l’étranger. Mon unique soulagement fut que je n’étais pas seul dans la confrontation achevée, définitive alors. Je m’en remis à la comédie humaine, et aux âmes mortes. Le sac à dos et quelques monnaies de singe pour uniques compagnons de fortune m’éloignèrent pour longtemps de ma vérité puérile. Je me jetai corps et âme dans le bruit et la fureur du monde tel l’Ulysse de nos rêves mythiques, de Samarkand au ventre de Paris en passant par et caetera. Plus mes désirs d’éloignement de ma Révétsi se prenaient en charge, plus je pénétrais l’univers des crimes et châtiments, plus le temps passait et plus une force intérieure inconnue façonnait minutieusement ma conscience, mon être et mon néant, irrémédiablement, tel un Rodin de Claudel otage de ses passions. Cette force me dictait les mots d’une loi que peu à peu j’assimilais. Elle m’ordonnait de revenir à ma Révétsi de mon berceau, de ma source opaline. Cela dura des années et des années au terme desquelles j’entrepris de la retrouver. Alors je cherchai, cherchai, ma Révétsi qui, évidemment, elle aussi vivait sa vie. Cette recherche de ma Révétsi, cette recherche du temps perdu ne fut pas vaine. Le serment des barbares n’avait désormais plus prise sur mes convictions débarbouillées, armées des mots mâts de ma Révétsi, des mots totems et tabous, que j’embrassai.

Les eaux coulèrent jours et nuits sous tous les ponts de l’oued Allala à Mirabeau et sous ceux de toutes les certitudes, de tous leurs messages et de tous leurs procès inhérents. Mes convictions craquelèrent de toutes parts tels des remparts argileux. Le jour comme l’ère du soupçon se levèrent définitivement alors que j’étais loin des miens, bien avant l’année dernière à Marienbad.

Lorsque je réussis à renouer les liens avec elle, ma Révétsi accepta de m’accompagner bien que nous étions physiquement loin l’un de l’autre. Elle me guidait, m’encourageait, m’ouvrait au Nouveau monde retrouvé. Dans mes solitudes souvent noctambules, devant l’affront que lançaient à mon désarroi des lignes entières de romans, j’implorais son aide. Dans ma quête quotidienne, je ne percevais pas de solution qui fasse l’impasse sur ma Révétsi.

Aujourd’hui à mon âge, j’avoue fièrement que les passions de mon âme pour ma Révétsi sont plus fortes que jamais. Elle est ma conviction, ma force, ma vie. Elle est mon salut, mon arc-en-ciel, mes fruits d’or, ma vérité métissée. Elle est ma Révétsi. Elle est là, dissimulée – comme un intrus, mais sans l’être – dans ce dédale de mots, tapie derrière le premier homme, entre le planétarium et le livre de sable… Elle s’y trouve, blottie, éclatante tels des fragments de verre colorés et patiente telle Grisélidis, la Révétsi. Plus proche que jamais. Un jour je retrouverai mon amie véritable. L’amie de toutes les innocences.

PS : ma Révésti m’a accompagné auprès de chacun de ces auteurs (et d’artistes) ici présents, en toute humilité : Guillaume Apollinaire _ Honoré de Balzac _ Jorge Luis Borges _ Albert Camus _ Fiodor Dostoïevski_ Édouard Dujardin _ William Faulkner _ Gustave Flaubert _ Sigmund Freud _ Théophile Gautier _ Nicolas Gogol _ James Joyce _ Franz Kafka _ Kateb Yacine _ Amin Maalouf _ Herman Melville _ Maurice Merleau-Ponty _ Georges Orwell _ Charles Perrault _ Marcel Proust _ Alain Robbe-Grillet _ Boualem Sansal _ Nathalie Sarraute _ Jean-Paul Sartre _ Stendhal _ Virginia Woolf _ X russe _ Émile Zola.

Octobre 2004 et mars 2013

* * *

Au ‘Pont tournant’ chez Jeniya

Cela a duré plusieurs années. La veille de l’inauguration du Salon du livre, au mois de mars, Razi prenait le train pour se rendre à Paris. Il y demeurait généralement une semaine. La journée, durant le Salon, il arpentait ses allées à la recherche de nouveautés, à guetter l’arrivée d’auteurs : Sansal, Laurens, Bey, Bachi, Angot, Échenoz et d’autres, pour des interviews. Durant des heures. Sur un coin de table, entre un verre de peu importe quoi et un enregistreur, dans un brouhaha digne du bourdonnement du grand souk de Marrakech ou celui de Marseille, il préparait ses articles. La visite et le travail terminés, il errait dans la ville une ou deux heures durant, volontairement seul, à la recherche d’une respiration, d’un souffle, d’une inspiration. Le soir venu, elle le retrouvait ici même au Pont tournant. C’est ici, dans ce bar, que Razi aimait la rencontrer – lorsqu’elle ne faisait pas son cinéma – ainsi que quelques amis de jeunesse. Aujourd’hui mars est passé et les amis qui lui restent, le saoulent. Et s’il est revenu seul au Pont tournant, c’est pour y sentir l’arôme que son corps, ses traces, son souvenir ont répandu. Pour l’y retrouver. Une dernière fois. Demain Razi prendra le train pour se rendre à Stockholm.

Le Pont tournant se trouve sur le quai de Jemmapes à Paris, à l’angle de la rue des Écluses. Razi se demande si elle arriverait à le situer aujourd’hui ? Il était à l’époque tenu comme un commandant son vaisseau ou un brigadier sa brigade. La tenancière était une fille du Bled, Jeniya la diablesse, la vraie, bent* Saïda. Elle connaissait chaque client qu’elle désignait par son prénom et son origine. « Hé toi Razi fils d’Oran » ou bien « Viens que je t’embrasse Kader fils de Mascara. À tel ou tel, elle lançait parfois « Rak h’na weld el hlal ? »* Toujours avec bienveillance, toujours avec cet accent qui oscille entre le parler fanfaron des parvenus de la côte ouest et le parler vernaculaire des hauts plateaux, à la frontière du feu. Jeniya était pour tous tout à la fois la sœur, l’amie, et pour certains la mère. C’est dans ce bar qu’il retrouvait chaque année ses amis d’enfance et d’adolescence. Elle, était jeune, trop jeune, et ses amis l’apercevaient comme cette Lolita de Vladimirovith, maligne et luisante comme un ciel pur de mai au crépuscule ou à l’aube, qu’on ne quitte pas des yeux. En réalité elle était sucre sa Lolita. Il l’aimait ainsi.

Ils ont, ses amis et lui, subi les mêmes enseignants et suivi les mêmes cours durant de nombreuses années. Depuis la première année de collège à Oran jusqu’au lycée. Ils ont fait les quatre cents coups ensemble, jusqu’à ce que le destin de chacun prenne son envol, pour telle ou telle raison, indépendamment des autres. Ils se sont perdus de vue durant de nombreuses années. Puis chacun d’entre eux – hasard encore de la vie – s’est retrouvé dans la capitale française. La renommée du troquet de Jeniya les a aspirés, puis les a entraînés à un moment ou à un autre, vers lui, vers elle.

Le Pont tournant est un lieu que le Tout-Paris des Oranais affectionnait (et ceux de province). C’est-à-dire le Tout-Paris des Oranais qui n’ont rien contre les bars ni contre les soirées embrumées. Jeniya est une des premières femmes maghrébines que Razi a connues en arrivant à Paris. C’était à la fin des années soixante-dix, bien avant qu’elle ne surgisse, elle. Quant à Jeniya, elle était incontournable. Aujourd’hui il ne s’avancerait pas, il n’a plus l’âge de l’observation. Ni celui du courage. D’ailleurs où peut-elle bien se nicher ? Aucun Oranais sérieux ne pouvait imaginer visiter Paris sans faire une halte chez Jeniya. Le Pont tournant était pour le groupe d’amis plus qu’un bistro. C’était un souk, une gare, un port. Un havre de rencontres, d’échanges de nouvelles, un monument. Il l’est demeuré peut-être, pour d’autres gens. Pourtant le Pont tournant est un lieu ridicule dans son espace. S’en souvient-elle ? sa surface est si réduite au rez-de-chaussée, qu’au-delà de douze pèlerins de Paris ou quinze manchots d’Adélie, il affiche complet. Souvent, le samedi soir, certains clients se tenaient devant le rideau blanc à lanières en plastique de la porte ouverte, une semelle dedans, l’autre sur le trottoir. Le premier étage était réservé à la restauration. Couscous fin midi et soir, six jours sur sept. Parfois, à l’occasion d’une fête ou sur un coup de tête – une humeur – elle l’offrait à tous les consommateurs présents. Une dizaine de tables. Sur les murs décrépis du rez-de-chaussée, une série de photos en noir et blanc d’acteurs et d’actrices des années cinquante rappellent la proximité du mythique Hôtel du nord et le pont sur lequel Arletty s’époumonait gouailleuse jusqu’à perdre le souffle un jour de tournage « atmosphère, atmosphère… », jusqu’à la bonne prise. On connaît la suite. Elle aimait bien s’approcher d’elle, de la légende. Elle aimait ses yeux charbonnés, la finesse de son visage, elle disait qu’elle était zouina*. Elle enviait peut-être sa renommée, elle regrettait peut-être sa disparition. La connaissait-elle ? Elle dévorait les photos incrustées dans les cadres (0.60m X 0.80m) et parfois l’oubliait, lui, Razi, dont les amis lui demandaient si elle n’était pas lunatique. Il ne leur répondait pas, mais elle l’était en effet.

La belle Garance, à demi-nue épinglée sans amour ni respect, dans une pose suggestive, émoustillait les yeux pourpres et l’air vaseux des clients. Il faut dire aussi que ce ridicule boui-boui (21 m2 au rez-de-chaussée, un peu plus à l’étage) était – l’air de rien – affectionné par Simenon, mais si, celui-là même avec son manteau sa pipe et son canotier, comme Maigret. Simenon s’installait toujours au même endroit, à la dernière table dit-on, et se mettait à griffonner des histoires à trembler debout. D’autres hommes du milieu artistique y prenaient un verre, parfois plus. Marcel Cerdan et Mouloudji figurent en bonne place sur le mur, punaisés comme Arletty. Pas d’amour ni respect pour eux non plus. Ils accueillent de leur sourire éternel chaque client attentionné. L’un est accroché à gauche en entrant, près du juke-box (qui sature l’espace), l’autre au-dessus du comptoir, près de la guêpe. Celle-ci, Cerdan et Mouloudji « Quai d’Jemmapes, quai d’Jemmapes, pour respirer un peu d’air frais de ce bon vieux quartier. Passez la monnaie, passez la monnaie… », sont souvent le point de départ de discussions infinies et agitées – because le houblon, la mousse, bien sûr – pour impressionner ou peut-être juste un prétexte pour inviter d’autres clients pas encore éméchés, locaux ou étrangers, venus à la découverte de l’Hôtel du nord mitoyen, prêts à festoyer avec Jeniya, qui finissait toujours par offrir sa tournée. « Tu sens bon Lolita », lui révélaient certains qui l’avaient à l’œil. Ceux-là, maladifs qu’ils étaient, aimaient souvent jauger du niveau de connaissances des uns et des autres. Elle, répondait naïvement « Ci Mirac ». Miracle, son parfum préféré parbleu ! Il arrive encore aujourd’hui à Razi, d’en acheter pour le seul plaisir de la retrouver en le humant. Elle ne le sait pas. Retrouver sa chair, sa spontanéité, sa jeunesse et la sienne aussi d’une certaine manière. Encore que… S’enivrer encore d’elle. C’était chez Jeniya. Dans ce trou où, au mois de mars lorsque se tenait le Salon du livre, durant de nombreuses années, il retrouvait quelques amis de jeunesse pour des moments de fête. Et elle, au centre, rayonnante.

Depuis quelques années, les amis de Razi sont devenus louches et insupportables. Elle, il y a longtemps qu’elle l’a définitivement oublié. Le Salon du livre et les articles de presse il les a abandonnés. Et si, comme aujourd’hui alors que mars est passé, il revient malgré tout au Pont tournant c’est pour y retrouver ses traces, l’y retrouver. Une dernière fois. Mais elle ne le saura pas. Mouloudji semble le fixer avec des yeux goguenards, comme il semble défier le temps qui s’abat sur le monde, « Quai d’Jemmapes, quai d’Jemmapes, pour respirer un peu d’air frais de ce bon vieux quartier. C’était parfait, oui, mais, oui, mais… »

Demain Razi prendra le train pour se rendre à Stockholm où l’attendent Éva et son ancienne compagne… Il n’a jamais rencontré sa fille.

* Bent : fille de.

Rak h’na weld el hlal ?: Tu es là fils de la vertu ?

Zouina : belle.

2010 et 2014

* * *

Éva Freyja

Je fuyais la bêtise humaine, l’obscurité et le silence. Comme la majorité des enfants du Bled, j’étais frustré d’une vie ordinaire. Je fuyais la bêtise humaine lorsque Paname m’offrit ses bras dans lesquels je plongeai les yeux fermés et le cœur enfin délesté de la haine qui l’encombrait. Je n’avais pas encore vingt ans et l’horizon d’un nouveau monde tant rêvé se profilait désormais. J’arpentais les places et les larges avenues tumultueuses de la ville-monde depuis une semaine, affamé. Ville-monde que j’avais commencé d’investir avec des fantasmes mêlés de curiosité que j’avais depuis des années minutieusement accumulés en silence.

Ce jour-là, je flânais le long des quais de Jemmapes. Des rêves de lendemains bleus, comme on peut à cet âge l’espérer, se bousculaient dans mon esprit. Je flânais le long des quais lorsque je la croisai non loin de l’hôtel du nord. Elle fit quelques mètres puis se retourna, alors même que je revenais sur mes pas. Elle souriait. J’agitai une main comme on le fait machinalement, pour d’autres raisons, sur le quai d’une gare. Je pressai le pas jusqu’à la rejoindre en formulant le vœu qu’elle ne bronche pas et elle ne bougea pas. Une lueur dans ses yeux invitait à l’optimisme. Elle était grande. Une tête de plus. Blonde chevelure comme un champ de blé d’Auvers sans corbeaux. Dans ses yeux d’Elsa, j’y aurais dissimulé ma mémoire. La blancheur de sa peau dirait le poète rivalise d’éclat avec une lune pleine. Le Cœur en or que j’aimais fredonner se présentait à moi. Qu’ai-je hasardé pour qu’elle rie de bon cœur? J’ajoutai quelques mots et fis des gestes, mais je dus les dire ou les faire, de telle sorte qu’elle se mit à rire de nouveau. Je me souviens d’avoir porté ma main sur le cœur après le Salamalek. Était-ce cela qui la faisait tant rire ? Innocemment, je lui demandai : « Wh’re you from ? » Elle susurra : « Tromsø » en roulant le r comme le « ra » arabe. Elle ajouta autre chose. Elle parlait encore, elle s’agitait aussi, gesticulait. Elle parlait, parlait, mais je n’entendais plus que quelques mots, emporté par la générosité de son corps, de son élégance. Soudain, pour une raison que j’ignore encore, la chanson de Neil Young  inonda mon esprit : I want to live, I want to give, I’ve been a miner for a heart of gold … Je la regardais, mais ne la voyais pas. J’étais secoué. J’entendis « Tromsø, it’s north of Norway ». Elle répéta et attendit ma réaction. J’eus chaud. Les jambes flageolaient. Sciées. C’est que je n’avais pas l’habitude de ce type de rencontre. De cette légèreté, de cette liberté. C’était nouveau. Ma langue s’alourdit. Sciée. Mes émotions lâchèrent prise. Une joie intense submergea mon esprit. Ma pensée patina dans son propre labyrinthe. Je déraisonnais : « C’est pas possible, mon Dieu, c’est pas possible, au paradis à vingt ans non révolus ». Et l’autre qui bousculait : « It’s these expressions, I never give… » Ma pensée pataugea puis fit des liens étranges entre ces paroles, cette fille, Paris, le Bled, ma famille, Dieu… Je trouvais cette rencontre insolite. « Pourquoi cet ange qui traversait Paris, décida-t-il de passer par ce quai, décida-t-il  de s’arrêter, de me parler à moi, alors même que j’entamais la découverte de Paris, du monde normal ? Pourquoi faut-il que cela m’arrive à moi ? » C’était la première fois que je quittais mon bled, là-bas, deux mille kilomètres, au sud du sud. Du haut de mes vingt ans à venir je n’avais jamais vu avant ce jour-là quelque chose ou quelqu’un d’aussi séduisant, d’aussi beau. Pas même ma mère. Vers quelles latitudes allais-je m’embarquer ? Le sourire soyeux de l’ange naviguait dans le bleu intense de ses yeux. Bleus. Ce ne sont pas des yeux, mais des coupoles de quelque mosquée de Samarkand ! Un sourire bleu, glissant, sous une toison naturelle flavescente. Deux corolles de pervenches, posées sur un bouquet d’épis de blé à couper le souffle. Cet échange provoqua un trouble lumineux et parfumé qui s’installa entre l’ange et moi. De nombreuses secondes s’étaient écoulées quand je me rendis compte que la Norvégienne attendait que je réagisse. Je ne pus que lui rendre son sourire. Nous échangeâmes trois banalités, puis elle me proposa d’aller prendre un verre. L’ange norvégien me proposait, à moi, un drink. Le zénith. Mon ami canadien me secouait : « I want to live, I want to give, I’ve been a miner for a heart of gold. It’s these expressions, I never give, That keep me searching for a heart of gold… »

Nous entrâmes dans Le Pont tournant qui se trouve juste à l’angle de la rue des Écluses. Les onze mètres carrés n’étaient pas peu fiers. Les clients du bistro feignirent l’indifférence. La fille de Tromsø commanda : « Cola please ». Je demandai un verre d’eau. La serveuse qui nous dévisagea dès l’entrée me parut s’énerver gratuitement : « Vittel ? Perrier ? Bad… » « C’est comme vous voulez madame », « mais quoi jeune homme ? » La serveuse s’énervait pour rien. Je voulais de l’eau, et la serveuse me compliquait la vie. J’arrivais du Bled, je ne maîtrisais pas encore tous les codes relationnels. J’ai pensé « de l’eau c’est de l’eau, qu’importe la marque ». Mais cette réflexion je l’ai gardée pour moi. Plus tard, je serai confronté à de nombreuses situations similaires.  Elles seront source d’incompréhensions et causeront des frictions dans mes relations avec les Français. Ma Norvégienne suivit le manège, mais sans rien y comprendre. Elle éclata de rire. Franchement. Elle éclata d’un rire unique, tonitruant, vrai. Afin d’en atténuer la portée, elle l’accompagna de ses mains qu’elle posa délicatement sur ses lèvres. Mais le rire prit une longueur d’avance. Il enveloppa tout l’espace du café, chatouillant chacune des oreilles des clients et du personnel. Et la serveuse revint.

– Voilà, dit la névrosée agacée, en faisant crisser le cul des bouteilles sur la table de verre. Cela fait treize francs cinquante. S’il vous plaît !

L’ange Éva – elle s’appelle Éva, Éva Freyja ! –  compris qu’il y avait un lézard entre la névrosée et moi, alors, de nouveau elle éclata du même rire unique, tonitruant, vrai. « What’s that ? » Ses mains virevoltèrent quelques instants puis renoncèrent à se poser sur la bouche. Deux quinquagénaires, chauves et bedonnants, se retournèrent au moment même où l’irrésistible rire vrai de la Norvégienne retentit. Ils bredouillèrent lamentablement, en nous toisant du coin de l’œil, quelque obscénité, quelque insulte. Probablement. Ils étaient hargneux et jaloux comme des insectes parasites qui cherchent querelle dans la tête des braves gens. Contaminé par la belle je me mis aussitôt à rire de bon cœur. Franchement. Je dit une bêtise quelconque dont je ne me souviens guère aujourd’hui sinon que c’était une sottise sympathique. Les deux gras reprirent leurs marques. Debout, flan contre flan, ils murmuraient quelques ragots à leur image en fixant leur verre de piquette. Ou en se retournant en scrutant tantôt l’ange, tantôt la serveuse fort occupée, fort agitée, fort malade, fort jalouse, sûrement fort raciste. A Oran on m’avait mis en garde « tu vas en France, Hbelt wella ?*, ça va pas toi, yekkarhouna !* » Lorsque nous eûmes fini nos boissons, je posai quinze francs sur la table, puis nous nous levâmes, saluâmes les clients aux yeux de caméléons et la serveuse enragée. Au loin plusieurs cloches carillonnaient en l’honneur du temps, de la prosternation ou d’un événement.

Éva accepta que je lui fasse découvrir le peu que je connaissais de Paris. Je dus rectifier mon plan initial, car j’avais un plan initial avant de la rencontrer. Je l’ai par conséquent reconsidéré de bout en bout. Ensemble, main dans la main, nous nous lançâmes à la conquête de Montmartre, de l’Arc de Triomphe, de la Tour Eiffel, du Quartier latin… en fredonnant I want to live, I want to give, I’ve been a miner for a heart of gold !… I’ve been to Hollywood, I’ve been to Redwood, I crossed the ocean for a heart of gold !

Je fuyais la bêtise humaine, l’obscurité et le silence de la quatrième cellule du sous-sol du Palais de justice d’Oran où, quelques mois auparavant – je n’avais pas vingt ans – des agents zélés de la dictature m’avaient jeté pour cause d’« outrage à magistrat dans ses fonctions ». Sans autre forme de procès.

* Hbelt wella : tu es devenu fou ?

Yekkarhouna : ils nous détestent.

In Le temps d’un aller simple, ed Marsa. Paris 2001, Alger 2002, remanié.

* * *

El Waâda

Cela fera une semaine que la fête dure, une semaine estivale dédiée au Marabout Sidi Abdelkader El Jilani le grand. Une semaine entière d’offrandes que tous les habitants de notre village et des villages environnants chantent, dansent et psalmodient en tapant dans les mains en l’honneur du grand saint. Les hommes sous les guitounes du haut, les femmes sous celles du bas. Et nous, les enfants, allons des unes aux autres avec délicatesse, malice et intérêt. Toute ma famille est là, tous mes cousins et cousines, tous mes amis et des centaines d’inconnus. Mais aussi et surtout Taos. C’est la plus belle de mes cousines. Taos est grande et bien en chair. Son regard est franc et ses grands yeux sombres n’indiffèrent aucun quidam averti. La tête haute et nue donne à voir une longue chevelure noire qu’elle déploie parfois en éventail et sur laquelle scintillent quantité de petites étoiles. Je sais que tant que durera la fête Taos ne sera pas loin. C’est la waâda* annuelle. Les mules, bardots et chevaux sont attachés aux troncs des eucalyptus alentour, au garde à vous ou résignés. Des chèvres, trois cinq ou sept, se laissent conduire sans résister vers leur destinée. La fête tourne d’un village à l’autre, une année dans l’un, une année dans un autre. Et Taos chaque année aussi ravissante aussi ensorceleuse. Chaque jour de fête qui passe, du premier au septième, est à la fois identique et différent. Identique dans la nourriture très abondante et peu variée (couscous royal et lait fermenté durant les sept jours), mais différent dans l’intensité qui le traverse, chaque jour plus forte que le précédent. Les réjouissances commencent très tôt le matin lorsque toutes les jeunes filles y compris Taos débarrassent de toutes les tentes ustensiles et restes de la veille. Celles du bas comme celles du haut. Discrètement je surveille ses allées et venues. Parfois un adulte me lance un regard oblique pour me signifier une transgression réelle ou par lui fantasmée. Les cousines sont suivies par une flopée d’autres femmes mobilisées pour le nettoyage des gigantesques tentes bédouines. Tous les tapis sont jetés à l’extérieur, à même le sol, sous le soleil brûlant, sans ménagement. Ils seront les uns après les autres nettoyés, cinglés et secoués à quatre, puis déposés de nouveau à l’intérieur des tentes. Cela dure jusqu’à la mi-journée. Lorsque les hommes reviennent de la prière du d’hor*, ils imposent une sieste générale qui m’insupporte au plus haut degré. Je hais dormir le jour. La sieste ne profite pas identiquement à tous. Les uns s’allongent les unes triment. Les plus jeunes font semblant. Vient alors la tombée du jour, et avec elle l’effervescence de la veille. L’animation va crescendo jusque tard dans la nuit. Après les repas, les théières passent de main en main, de groupe en groupe. Suivent les chants. Laborieux au début ils transpercent la vallée et reviennent en échos, castagnettes et percussions. Les Qarbaq-qarabaq… du haut fusionnent dans un total capharnaüm avec les chants et les stridents youyouyou du bas. On danse, on chante et on psalmodie de plus en plus haut, de plus en plus vite. Les corps trempés exultent. Et moi je suis plus libre encore avec tous mes amis, tous mes cousins, toutes mes cousines, Taos en tête. Je sautille, tangue, me reprends, tape des mains en tentant de suivre les rythmes impossibles. Qarbaq-qarabaq… Je distingue encore entre quinquets et ombres allongées celle de Taos la belle. Oubliées la médersa, l’école et toutes les corvées. Les cousines sont là, sollicitées sans arrêt. Taos sait que je ne la quitte pas d’un regard. Avec mes cousins je m’amuse à chaparder les rares morceaux de viande restant, sans distinction, tant l’excitation est forte. J’en garde un, sans rien leur dire, le plus gros, pour l’offrir à ma cousine aux grands yeux, ma paonne, dès qu’une voie s’offrira à moi, avant la tombée définitive du soir, demain.

* Waâda : fête religieuse pour célébrer un saint (zerda, moussem).

D’hor : Prière en début d’après-midi. Elle est la deuxième des cinq prières quotidiennes  

2009

* * *

Kanoun ou Bakalao

Nous étions en cette après-midi de juin 1958 mon ami José, sa sœur Joëlle et moi, dans la cour du numéro 8 de la rue du docteur Strauss à Oran où nous habitions. Le quartier s’appelait Gambetta. Quelques jours auparavant nous fêtions avec notre maîtresse la fin de l’année scolaire. Nous étions José et moi en classe de CE1 chez madame Congi. Bonbons et chocolat. Les parents de José et de Joëlle avaient décidé ce jour-là d’affronter les agents de l’administration et leur grand chef. En leur absence mon ami me proposa de rentrer chez lui pour jouer au tour de France avec des capsules de bouteilles, des platicos disions-nous, que nous remplissions de goudron pour les alourdir. Pour y jouer donc, nous les faisions avancer, chacun la sienne, en leur donnant un léger coup de doigt, l’index ou le majeur. « Viens, il n’y a personne ». Joëlle a préféré sauter à cloche-pied sur les cases de la marelle qu’elle avait dessinée dans la cour.

Il y avait dans leur appartement beaucoup d’objets qui m’étaient familiers, mais il y en avait d’autres qui m’étaient complètement étrangers. Ainsi une tirelire, un poste de télévision, et d’autres choses encore. Un objet posé sur la table du salon retenait soudain toute mon attention. Je m’avançais vers la elle, d’abord hésitant puis décidé. La forme de la chose me parut d’abord tourmentée, chaotique. Une spirale métallique qui m’intriguait. Je n’en avais jamais vu auparavant. Surpris par mon propre étonnement José prit l’objet entre ses doigts et le fit virevolter. La chose dansa un moment. Puis avec sa main gauche, il empoigna le manche et entreprit de le faire tourner comme on tourne une clé dans une serrure, son autre main maintenant l’autre extrémité de l’objet. Quelques instants plus tard, il planta devant mes yeux le bouchon de liège qu’il venait de libérer.  L’objet était un tirebouchon. Je le pris à mon tour entre mes doigts et spontanément, imitant maladroitement mon ami, je le mis sous le nez. Aujourd’hui encore il me revient cette odeur de vinaigre mêlée aux senteurs des sous-bois qu’exhalait le bouchon de liège transpercé par la queue de cochon métallique.

Près du tirebouchon il y avait une bouteille en verre de couleur verte. Avec peine je devinai quelques lettres posées sur l’étiquette. José dit en la fixant – l’avait-il lue ? « Seneclauze ». Je fus ébahi. Il y avait aussi un verre posé entre la bouteille de vin et le tirebouchon, un verre avec un fond rouge. Il n’était pas tout à fait vide. Je savais qu’il ne nous était pas autorisé. Nous, c’est-à-dire ma famille et moi. Je devinais que c’était du vin, ce qu’il en restait. J’en avais entendu parler, je savais qu’il était très apprécié, mais il n’y en avait jamais eu à la maison chez nous. Délicatement, après avoir pris la précaution de la discrétion, attendu que José regarde ailleurs, je plongeais deux doigts tremblant au fond de l’interdit transparent avant de les poser sur mes lèvres. J’ai reconnu l’odeur du bouchon, mais beaucoup plus épaisse, beaucoup plus repoussante, plus écoeurante. J’ai aussitôt craché, essuyé plusieurs fois les doigts contre mon pantalon et, sur le revers du bas de mon tricot, essuyé la langue, les lèvres, la bouche, jusqu’à avaler quelques fibres du pull. Tout cela pour me défaire de ce goût si étranger, si désagréable alors. « C’est pas bon pour toi » s’était contenté de dire mon ami en riant de bon cœur. Il m’avait surpris et cela l’amusait. J’étais confus et embarrassé.

Par-dessus tout, il y avait dans la maison de mon ami José, un relent particulier de renfermé, une combinaison d’odeurs étrangères à l’intérieur de notre maison. Je ne sentais pas l’odeur du kanoun* ni celle de l’encens ou de la peau de mouton. Les odeurs étaient faites de saucisson, de Bakalao*, et d’abondants parfums inconnus mélangés.  Des odeurs froides. Désagréables. Parfois elles me prenaient à la gorge et j’avais honte pour mon ami, tandis qu’il riait du remous qu’exerçaient en moi ces découvertes, de mon étonnement. Je me souviens lui avoir menti ce jour-là « je dois partir, sinon ma mère va me chercher ». Je sus plus tard que l’odeur qui m’insupportait le plus, et dont je n’osais ni lui avouer la répugnante sensation qu’elle m’infligeait ni le questionner sur son origine, était celle d’un camembert bien fait qu’on posait nu dans une assiette, sur le vaisselier. Son odeur venait se juxtaposer, s’amalgamer aux autres. Nous vivions côte à côte dans deux mondes souvent clos. Nous ne jouâmes pas cette après-midi-là aux platicos.

* Kanoun : brasero en pot de terre cuite.

Bakalao : morue séchée.

Mars 2011

* * *

Gaston, mon maître

Les lumières et les couleurs printanières inondent depuis plusieurs jours toute la région. Hier, Véro et moi sommes allés à Marseille pour acheter des vêtements. En fin de journée, il devait être dix-sept heures trente, peut-être dix-huit, nous prîmes un rafraîchissement au Petit Nice, une brasserie branchée qui se trouve sur la grande place Jaurès. Puis nous avons pris la direction du très animé Cours Julien où j’avais stationné notre véhicule. Les terrasses bondées des bars et des restaurants, mais aussi les tréteaux des bouquinistes remplis de toutes sortes de livres, occupaient une imposante partie de l’espace. Lorsque nous sommes arrivés à hauteur du premier des carrés surchargés de livres, mes yeux furent happés par un titre choc, volontairement provocateur : « L’Agonie d’Oran, 5 juillet 1962 ». Je le feuilletai, guidé par mon intuition. Véro elle, prenait des clichés. Un tel livre, au vu des quelques pages parcourues, nostalgique et revanchard à souhait – de mon point de vue – ne pouvait faire l’impasse sur la disparition de Gaston. Personnellement je comprends que l’on évoque les disparus d’Oran ou d’ailleurs. Je ne comprends néanmoins pas la malhonnêteté, le mensonge et la mauvaise fois qui consistent à travestir ou à escamoter les faits et à mettre à l’index un peuple épris de liberté, en quête d’indépendance. Mais Gaston ? il figurait bien parmi de nombreux disparus à la veille de l’indépendance, en juillet 1962. J’ai retrouvé son nom et quelques indications le concernant : « Gaston F. : habitait au 32 rue Alexandre Dumas, Gambetta. Disparu le 5 juillet 1962. Cf le témoignage de l’Écho d’Oran en Annexe 1. » Gaston devait avoir la trentaine, j’avais six ans, peut-être sept, pas plus. Gaston était fils unique de cheminots communistes à la retraite. Car il s’agit bien de lui. Le Gaston du livre est bien celui que je connus. Il enseignait le français et d’autres matières dans une école de La Sénia, un village qui se trouve à une dizaine de kilomètres au sud d’Oran. Tous les matins il quittait Gambetta pour rejoindre son établissement. Nous habitions le même grand immeuble de deux étages, au numéro huit de la rue du docteur Strauss, et non de la rue Dumas. À l’intérieur, une cour spacieuse et protectrice abritait les jeux des enfants les plus jeunes : marelles, cordes à sauter, pignols et platicos*. Deux à trois fois par semaine, dès que nous rentrions, lui de l’école de La Sénia et moi de la maternelle qui se trouve à huit cents mètres de notre immeuble, Gaston me demandait de prendre place sur un tabouret bancal et surdimensionné de la salle à manger de ses parents. Il était devenu par la force des choses, mon tabouret. « Prends ton tabouret » me lançait Gaston en me tendant machinalement le bras, pour me signifier à la fois de prendre place et de lui remettre mon cahier de classe. C’est toutefois ainsi que je comprenais son geste. J’obtempérais, certes sans joie manifeste, mais persuadé que cette personne si grande, si avenante et si gentille, qui me comblait fréquemment de sucreries et de petite monnaie, ne pouvait, par ce rituel exigeant, que me vouloir du bien.  Deux à trois fois par semaine donc, nous bloquions toute une partie de la table de la salle à manger, sans nous soucier, sans nous alarmer des désagréments que nous causions parfois à madame F. sa maman, très âgée, qui ne disposait pour elle et son mari, outre la chambre à coucher, que de cet espace convivial qui abritait le salon et la salle à manger. Il donne directement sur le couloir extérieur, qui domine la cour, et qu’empruntent les résidents de l’immeuble. Gaston et son épouse (imbibée de haine celle-là, et je ne comprenais pas qu’un homme aussi bon puisse aimer une personne aussi méchante) occupaient un appartement du même ordre à l’étage inférieur. Je tendais à Gaston mon précieux cahier à spirales et à grands carreaux. Il le prenait avec une délicatesse toute particulière qu’affectionnent les enseignants méticuleux. Ces marques dessinées en rouge sur la marge par madame Congi, ma maîtresse, m’impressionnaient. Je savais que par elles, madame Congi exprimait un avis, une appréciation du devoir qu’elle nous avait donné. Par ces signes qui m’émerveillaient, même si je ne les déchiffrais pas encore, madame Congi évaluait mes compétences. Ces courbes qui ressemblaient à des arabesques, ces lettres qui par leur enchaînement formaient des mots, et qui marquaient la toute-puissance de ma maîtresse, j’en étais convaincu, étaient énigmatiques. La plupart d’entre eux ou d’entre elles me tenait à distance et cela je ne l’acceptais pas. Gaston, lui, arrivait avec une facilité qui me déconcertait un moment, puis, en pensant « il est maître lui aussi », je trouvais tout cela ordinaire et bien dans l’ordre des choses. Par la mimique qu’il exprimait, par le froncement de ses sourcils qu’il exagérait, par le sourire qu’il arborait, ou par la quantité de travail qu’il exigeait de moi par la suite, je comprenais bien sûr que ma maîtresse appréciait ou non mon travail, mes pattes de mouches débordant d’encre. Pour ces raisons-là, parce que je n’arrivais pas à lire ce que madame Congi écrivait et parce que lui, Gaston les lisait naturellement, mais aussi parce que je trouvais injuste que mon père ou que ma mère ne disposent pas de cette capacité à reproduire et à lire ces signes, pour toutes ces raisons-là, tel un forcené, j’avais décidé qu’il en serait autrement pour moi. Les jours, les mois et les années qui suivirent je me jetais sur tout ce qui ressemblait de près ou de loin à ces choses merveilleuses qui se présentaient à ma portée. Il me fallait à mon tour, je le ressentais comme d’un besoin vital, passer de l’autre côté du miroir. Je me trouvais du mauvais côté, comme l’étaient, à leur corps défendant, mes parents. Il me fallait passer de l’autre côté, du bon côté. Passer de l’autre côté du miroir, de l’autre côté du monde. Passer du côté du monde du gribouillage au côté du monde où ces mêmes griffonnages se métamorphosent en paroles muettes, allongées sur du papier, attendant qu’une bouche les réveille. Cette possibilité de traverser le miroir m’enchantait, me fascinait. L’entêtement combiné de madame Congi, de Gaston, mes maîtres premiers, et probablement ma propre opiniâtreté, finirent par avoir raison, très modestement à l’époque, de l’obscurité de ces formes appelées lettres, de mon obscurité.

Après chaque séance je descendais de mon tabouret bancal et surdimensionné, levais des yeux souvent interrogateurs en direction de Gaston, attendais son verdict. Il y en avait un à chaque séance. Souvent en ma faveur. Alors Gaston se tournait vers le vaisselier derrière nous, tendait la main, ouvrait une grande boîte métallique à bonbons « pastilles Vichy-État », y puisait soit une ou deux sucreries, soit une ou deux pièces de monnaie qu’il m’offrait en m’adressant quelques compliments. Heureux, je filais alors chez ma mère qui m’attendait de l’autre côté de l’immeuble. La pièce unique de notre logement faisait face à l’appartement de la famille F. Je lui sautais au cou en brandissant la récompense. Alors maman était plus belle encore.

Gaston et son épouse furent enlevés le jour du cessez-le-feu par un groupe armé identifié plus tard comme appartenant à l’OAS. Je n’ai plus jamais revu Gaston.

* Pignol : noyau d’abricot

Platico : capsule de bouteille.

In La folle d’Alger, ed L’Harmattan. Paris 2012, remanié.

* * *

Le vélo vert

J’attachai mon VTT à un poteau d’une plaque de signalisation à la sortie du village en direction d’Entressen, à hauteur du rond point situé sur la départementale D 10. C’est de là, devant la caserne militaire, que plus de cent cinquante cyclistes s’apprêtent à prendre le départ de la treizième étape du tour de France. Ils doivent être nombreux ceux qui, parmi les deux mille spectateurs présents, ont des quantités d’histoires de vélo à raconter. Des histoires de vélo où se conjuguent amitié, vacances, familles… Celle qui suit est la mienne. Une histoire un peu décousue peut-être par la volonté combinée du temps qui passe et de ma mémoire qu’il importune.

J’avais dix ans. Je remontais à pas lents la rue principale de notre quartier, Gambetta, traînant la bicyclette que j’avais dérobée à ma sœur aînée qui somnolait sous l’imposant mimosa de la grande cour commune de l’immeuble, pour me venger de ses caprices. J’avançais à mon rythme sur la longue rue Nobel, la tête congestionnée de pensées plus ou moins heureuses, jusqu’au jardin de la Place Fontanel. Je pensais à ma sœur, à sa réaction lorsqu’elle s’apercevrait de la disparition de sa bicyclette, mais je pensais plus profondément et plus longtemps encore à notre père qui venait de nous quitter lui qui, le plus souvent, prenait mon parti parce que, probablement, j’étais le plus jeune de toute la fratrie : cinq frères et sœurs. Je me demandais s’il m’aurait-il défendu ce jour-là ? L’image de son vélo me revenait, comme je la revois aujourd’hui.

Mon père avait un grand vélo vert. Il ne l’abandonnait pas et moi j’aimais sa stature imposante, ses grandes roues et les sacoches en cuir dans lesquelles je plongeais souvent la main par curiosité, parfois le nez pour l’odeur : pompe, clés, burette à huile, rustines « siamoises à tirette »… Lorsqu’il en avait le temps, la force et l’envie, nous allions nous promener. Il me soulevait, puis me posait devant lui sur le cadre, rarement sur le porte-bagages à l’arrière à cause des sacoches, les pieds ballants. Un dimanche sur quatre, il m’emmenait dans l’un ou l’autre des quartiers chics de la ville : Saint-Eugène, Place d’Armes, Place des Victoires… Nous ne nous attardions guère devant leurs manèges pour enfants gâtés, leurs pêches miraculeuses, les ballons de baudruche multicolores… Nous nous contentions d’une sucrerie, un ruban de réglisse ou une pomme caramélisée achetée au vendeur ambulant. Sur le retour, lorsque la route s’assombrissait, j’aimais aussi entendre le ronron de la dynamo sur le pneu, qui me berçait. « Attatio ! » lançait-il parfois. Il suffisait de peu en effet pour que le bout de ma chaussure se coince entre la fourche et les rayons, ce qui était déjà arrivé. Nous nous étions étalés sur la chaussée, heureusement sans gravité, même si, paniqué et prostré contre un mur, j’avais pleuré une heure entière se souvenait ma mère.

Je revois encore sa blouse bleue qu’il portait tous les jours comme on porte un chapelet. Je n’ai pas le souvenir d’un autre vêtement que celui de cette blouse fatiguée d’ouvrier frigoriste rigoureux. Lorsqu’il se décidait parfois de l’enlever, le temps du repas, une impitoyable usure pointait le haut des poches, les poches elles-mêmes, les genoux. Le bas de son pantalon de Shanghai, bleu aussi, mais d’un autre ton, plus marqué. Je me souviens de chacun des ourlets de jambe était saisi à un pince-linge en bois pour ne pas être sali, pour que le cambouis de la chaîne du vélo ne les encrasse pas. J’en voulais alors à la terre entière, indifférente à la condition qui nous était imposée. Lorsqu’il en avait le temps – il prenait alors un café – mon père extrayait de la poche latérale de sa blouse bleue, aux contours râpés depuis des lustres, son journal préféré La République (grand format : 578 X 410 mm) où, quand il l’a eu plié en huit, il l’enfouissait. Bien qu’il en parcourait toutes les pages, sa préférée était celle des petites annonces. Mon père aimait les annonces classées, qu’il s’efforçait de lire. Je le vois et l’entends encore bredouiller des lignes entières d’annonces : une demande de dépannage d’un réfrigérateur Géo, Frigidaire, une offre ou une recherche d’outils, de produits : condensateurs, compresseurs, vannes, clapets, gaz réfrigérant… Lorsqu’il avait fini, il me demandait si je pouvais les lire à mon tour et cela me réjouissait de lui prouver que j’en étais capable. Ma récompense prenait la forme d’un large sourire qu’il m’adressait en posant sa main affectueuse sur ma tête. Il m’arrive parfois de me demander ce qu’est devenu ce grand vélo vert de mon père qui le rendait si fier et relativement libre.

Je remontais la rue Nobel, heureux à la pensée de pouvoir la redescendre à grande vitesse, aussitôt arrivé à la place Fontanel. Dès que je l’atteignais, j’enfourchais la bicyclette, sans crainte, heureux même, et me laissais aspirer par l’attraction de la pente de plus en plus importante jusqu’au point de départ, la rue Beauchamp, trois cents mètres plus bas. Parfois, en un autre lieu ou en celui-là même, la combinaison de la forte inclinaison, de la vitesse et du guidon devenu incontrôlable me projetait durement sur l’asphalte. Et de nouveau je repensais à mon père. J’avais dix ans.

Lorsqu’aujourd’hui me reviennent en souvenir ces temps de mon enfance oranaise, il me semble qu’une part importante de mon être ou de mon âme m’a définitivement abandonné. Cette part de naïveté, de bonheur brut et d’innocence contrariés parfois par la peine et la douleur.

À la sortie du village, à hauteur du rond point situé sur la départementale D 10, il n’y a plus de coureurs. Les derniers camping-cars s’affairent, plient bagage pour, peut-être, rejoindre Montpellier la prochaine étape du treizième tour de France. Il me reste à enfourcher mon VTT vert pour aller parcourir tranquillement quelques kilomètres à travers la forêt de Grans et l’étang de Berre pendant quelques heures.

Juillet 2005

* * *

Cette ombre silencieuse

Ce bout de terre, ce bout du monde coincé entre les Bni Merzoug, les Bni Tamou et les Bni Tadjena, de l’autre côté de Carthagène, ce confetti, ce timbre-poste, c’est Talassa le pays de ma mère aujourd’hui silencieuse. Enclavés, ces hameaux tout de poutres en ronds de palmiers et de toub*, sont unis les uns aux autres par des lianes de codes et d’us, par des liens de sang et par des zerdas*, ces fêtes tournantes prétextes aux rassemblements sains et joyeux. Taâm*, couscous, psalmodies, méchouis décharnés et lait caillé étaient convoyés à l’époque par des ombres sur leur garde le long de sentiers sinueux et cahotants récusés par toutes les cartes routières, malmenés par les va-et-vient ininterrompus des baudets, des mulets, des chèvres et des cabris, rongés par des éternités de ronces, de jujubiers et de figuiers de barbarie sur la défensive, plantés au gré du vent et du hasard des hommes sur des collines souvent colorées et odorantes, tant oubliées. Tel un voile de délivrance, les lendemains de fête, une torpeur générale s’abattait alors sur les villageois qui, déjà, se préoccupaient du lieu et de la date de la prochaine réjouissance. Elle serait heureuse ou malheureuse. Où qu’ils se trouvent, les moindres buissons, les moindres cailloux, les moindres ombres, acculés dans leurs abris, retenaient leur souffle au passage insensible et lent des jours et des nuits. Même pas une agitation, pas un murmure. Blotties au creux des vallées, les racines des lauriers roses aspiraient les rares filets d’eau des oueds ridicules et silencieux. Rien n’étonnait jamais personne. Elle est nommée Dahra cette terre de soleil, de mouches et de bourdons insomniaques et suicidaires, cette terre assoiffée, outrageusement ridée, craquelée, qu’embaument depuis toujours les parfums des lentisques et des absinthes en folie. A Dieu ne plaise, ce pays n’est pas et n’a jamais été celui des sorcières, ni celui de la magie, encore moins celui des ânes d’or naïfs, c’est une légende, mais ce pays est bien celui de mon père, de ma mère, de nos aïeux et des ancêtres de nos tribus, de nos lignées. Une terre antique. Je la revois, elle colonise mes sens. Oui, je la revois, revois ma mère aux champs, courbée comme toutes les femmes et, comme elles, oubliée. Usée et silencieuse aujourd’hui, je la revois, belle et fière comme trois quinquets Lempereur, je la revois, mais je l’entends aussi fredonner un air léger de femme heureuse, un brin espiègle, « Ma jach el-barah, ma jach el-youm, Danitou sayeh weddah ennoum… »*, chevelure de jais, frisée, imprégnée d’huile d’olive, dénouée sans ambages, ondoyant sous ses gestes aérés. Revois aussi el-graba*, les chemins, les foules assiégeant l’autocar, et mon père. Diable ou fichtre, mon père, ce jour-là, au soug es-sebt*, laissa glisser ma main. ’Heureux étions-nous d’être enfin arrivés à Ténès – la ville se trouve à une poignée de kilomètres de nos bourgades – pour le grand marché hebdomadaire, les passagers du car se dispersèrent aussitôt, pourchassés par des nuages de poussière et par un soleil de feu baignant dans un ciel bleu de mer. Usagé à l’outrance, le vieil autocar gondolé de la famille Grandella parcourait invariablement trois fois par jour dans un sens puis dans l’autre la distance entre Talassa et Ténès. Invariablement quel que fût le mois de l’année ou le jour de la semaine. Samedi il était toujours bondé et toujours conduit par le même chauffeur à l’haleine aillée, à cent lieues repérable. Il regardait droit devant, l’œil et l’oreille aux aguets, son bleu de Shanghai empestant la Bastos la plus prisée des cigarettes chez les couches populaires et indigènes fatiguées, lancées dans une intoxication mutuelle. Le type, qui ne perdait jamais une miette de paroles interdites, avait toujours une cigarette qui pendait à sa lèvre gercée. Elle y semblait collée. Normalement, ce jour-là, comme les autres, il nous déposa devant la mairie. Chassés ou poursuivis par un soleil de feu baignant dans un ciel azuré, les passagers se dispersèrent aussitôt. Il n’était pas encore 10 h ce samedi-là lorsque nous traversâmes, main dans la main, la grande place du monument aux morts, mémoire de la nuit coloniale agonisante et gardien des lieux conquis. Enivrante chaleur et pas un nuage. Une fois encore, mon père qui tenait ma main, allait à son corps défendant, m’abandonner à mon sort, pour la dernière fois. Sidi Chewel Omar, notre marabout, règne en maître sur la grande place, la tahtaha*, qui se trouve à quelques centaines de mètres de la mairie. Et, pour atteindre tahtahat Sidi Chewel Omar ben Abderrahmane nous empruntâmes le pont de l’oued Allala. Plus qu’une grande place la tahtaha est un grand espace, une esplanade surdimensionnée et immensément poussiéreuse, défiant tout autre lieu, où se côtoyaient par centaines, hommes, femmes, bêtes de somme et carrioles, sardines fraîches, seiches bienveillantes, bonbons et étoffes soudanaises bariolées, burnous, haïks, chéchias, bérets et tant d’objets hétéroclites et vains, à vendre, vendus ou troqués. L’on venait de loin à soug es-sebt, si populaire, pour espérer tomber sur ce qui faisait défaut, une clé ce jour-là pour mon père. Utopiste ou résignée, tous les sept jours, l’affluence y était telle que la nonchalance renonçait à ses droits jusqu’au lendemain. Se faufiler entre ceux qui courent vers des besoins spirituels, ceux qui se pressent vers des besoins bien matériels, ou entre les uns et les autres à la fois, était un art enfantin. Que fut devenue la main de mon père, « où est-il ? » pleurais-je. Ulysse aurait, murmurait la mémoire populaire pied-noir, caressé Ténès, belle ville adossée à la Méditerranée plus qu’à la colline. ’Hier comme aujourd’hui Ténès a toujours été plus proche de la bourgade que de la ville. Images de cartes postales, les petites bâtisses tassées et alignées comme des dominos peinturlurés, sont prêtes à plonger dans la baie bleue de la mer miroir. Enveloppés par la modernité coloniale, ces édifices occupaient des espaces cohérents, complémentaires. Richement décoré, bâti à des époques différentes, chaque groupe de maisons nargue le précédent. Et, naturellement, chaque période nouvelle s’impose un temps aux autres, avant qu’elles ne déteignent sur elle, qu’elle finisse elle-même par leur ressembler. S’insérer discrètement parmi les autres et attendre les époques suivantes. Ténès est une contrée pudique dont on a gardé si peu de son histoire mille fois agressée depuis Cartennas. Méditerranéenne, son eau est d’un bleu aigue-marine, qu’envieraient bien des contrées tropicales. Avoir tenté de figer son identité au pied de la tombe de Clarissima fémina au cinquième siècle, était une grossière tromperie. Mère, mer quelle courte mémoire ! Elle est, Ténès, la perle pudique et puritaine que notre saint poète Ibn-Amsaïb alliait à six autres villes saintes identiquement, dans un espace-patrimoine commun éternel. ‘Romaine !’ ont-ils trop vite décidé, alors qu’elle est la terre des Aguellid Juba père et d’autres, bien avant ces trésors, bien avant les Romains ! Elle est Ténès cette autre terre des ancêtres de Sheshonq et des miens, de mon père, de ma mère.

Cette ombre aujourd’hui silencieuse, plus qu’hier je l’aime. Je la revois, je l’entends hurler notre douleur, non loin de la rue du Douar M’aïn, là-bas vers le bas du bled où vécurent Isabelle et Slimène héros furtifs de Ténès dont l’histoire officielle voila la liaison. « Je n’ai plus personne, je n’ai ni frère ni père ! » Non loin, dans la multitude bigarrée, la main de mon père de nouveau glissa. Définitivement. Non loin et de tous côtés apparurent mains et têtes de toutes les formes et couleurs. Mille et une, mais pas celles de mon père. Je ne bougeai plus. La foule autour, belliqueuse, s’agitait toujours. J’accompagnais ma mère dans ses hurlements « bouya ! » Je criais à tue-tête, « mon père, mon père ! Maman ! »

Trois coups claquèrent dans l’air. Peut-être beaucoup plus. Une folle chantait « Ô mon fils, cesse tes malices, Ton père va mourir, Ô mon fils, je meurs de souffrance… »* 1956, la nuit nous était trop longue, trop obscure. Mon Dieu que de souffrances. Mon père avait disparu. Emporté.

Des années plus tard, alors qu’à ses yeux lucides j’étais encore son fils, ma mère m’offrit une clé unique.

Oyez, oyez chers lecteurs, l’objet, tombé peut-être du ciel, se retrouve sous vos yeux, ici même, sous la forme de cinquante lettres alphabétiques figurant une longue farandole. Chaque lettre de cette clé, telle une locomotive, remorque des wagons vers le futur. Et cette ombre aujourd’hui silencieuse, plus qu’hier est ma mère, plus qu’hier je l’aime. Faut-il pleurer le grondement de son silence ou le silence de sa mémoire ?

* Toub : matériau traditionnel fait de terre argileuse, d’eau et de chaume de blé…

Zerda : fête religieuse pour célébrer un saint (waâda, moussem).

Taâm : le couscous.

Ma jach el-barah… : Il n’est rentré ni hier ni aujourd’hui,/ peut-être, étourdi,/ fut-il surpris par le sommeil…

El-graba : taudis (pluriel de Gourbi).

Soug es-sebt : marché hebdomadaire du samedi.

Tahtaha : esplanade.

Ô mon fils, cesse… : complainte des Aurès des années 1920.

in Le temps d’un aller simple, Marsa, Paris 2001, retravaillé à Marseille en 2013. * * *

Le blues, Oum Keltoum et moi

Le blues, Oum Keltoum et moi

Ne vous arrive-t-il jamais d’être pris dans la nasse de ce qu’on nomme trivialement « le cafard », d’avoir « un coup de blues » ? Comment y réagissez-vous ? « Cela dépend ». Je suis parfaitement d’accord. Cela dépend de la profondeur du spleen, du degré de fragilité de notre état au moment où il s’impose à lui et des circonstances de sa manifestation. Voici ce qui m’est arrivé récemment.

Jeudi dernier, alors que je montais dans le bus et que j’interrompais une communication téléphonique pour ne pas gêner les autres passagers, ou bien était-ce au moment où, dans ce même autobus, je cédais ma place à un malvoyant, mon esprit se mit à errer.  Progressivement, sans autre alerte ni procès, un sentiment étrange m’assiégeait. Quelque chose se tissait, se tramait. J’étais pris dans quelque zone de turbulence. Le doute m’envahissait sans que je sache de quoi il retournait. Les passagers me semblaient tristes. Moi-même je le devenais. Une peine m’enveloppait sans crier gare. Je n’ai rien demandé pourtant. Il est arrivé le blues, sans même demander mon avis, alors que je montais dans l’autobus, ou bien alors que je cédais mon siège. Toc, toc, « bonjour, c’est moi. Je viens t’accompagner un moment, pousse-toi. » Et je me suis poussé, obligé. En de telles situations, nous n’avons guère la possibilité de choisir. Le cafard s’est assis en moi et m’a tenu compagnie pendant plusieurs heures. Je ne l’ai pas rejeté, je n’en avais pas les moyens. Il a attendu que j’arrive à la maison pour me souffler une idée. Mais était-elle vraiment de lui ? Aussitôt la porte de mon appartement ouverte, un souffle, impossible à définir me poussait dans le salon, vers le meuble noir près de la bibliothèque. Provenait-il du spleen, d’un elfe, d’un lutin ou d’un ange gardien ?

Je me suis dirigé vers ma discothèque, on dit cédéthèque aujourd’hui ? je ne sais pas. Bref j’ai pris un CD et l’ai introduit dans la fente du lecteur de CD de la chaîne hi-fi du salon. En quelques secondes j’ai été projeté dans mon passé, aux confins de ma mémoire. Un coup de poing n’aurait pas mieux fait. 45 ou 48 ans plus tôt dans le rétroviseur de ma vie. Fichtre, tant que ça ? « Eh oui mon cher, qu’est-ce que tu crois ? » me suis-je entendu murmurer (je n’ai rien murmuré), un claquement de doigts et pschitt. Vous verrez (si vous n’avez pas encore vu). Une vie c’est comme une Agera sur Le Dakar ou la Highway 66. Vous verrez, vous verrez (si vous n’avez pas encore vu donc).

Que disais-je ? que j’ai inséré un CD dans la chaîne à l’insu du cafard. Un CD d’Oum Keltoum. Pourquoi Oum Keltoum ? Je n’en sais rien. Je ne contrôlais pas grand-chose. J’ai pris une dizaine de CD, et c’est le sien que mes doigts ont extrait du lot. Je ne sais pourquoi. C’est Oum Keltoum que je voulais entendre. Et dans mon palais, sur ma langue, des mots salivent dans mes souvenirs amers. Al Atlal*. Il n’y avait rien de rationnel. Un geste. Et la voix. Un tremblement, des frissons, une chair de poule. Et la mémoire qui s’agite me secoue. Du cocotier ou de l’Orangina surgissent Oran, Covalawa*, Gambetta, Ellidou*.  L’humus de l’émotion qui travaille sur les sols arides de l’être déconfit.

En attendant le film, en attendant que la salle de cinéma se remplisse, c’est elle, Oum Keltoum, Kewkeb Echarq* qui nous tient compagnie. L’agitation dans la salle enfle, mais ne peut rien contre cette voix, et quelle voix…

« Aatini hourriyyati atliq yadayya

Innani outaytou Ma stabqaytou chaï’a… »*

Et les placeuses – je ne plaisante pas, dans ces années-là, à Oran, il y avait des cinémas, beaux et propres avec des placeuses, je vous l’assure  – et les placeuses qui nous installent contre un pourboire de vingt centimes ou rien (je ne m’en souviens plus très bien à vrai dire). Et les placeuses disais-je, en blouse bleue, blanche et même rose, sur un jean ou une jupe au genou, nous placent et nous font toujours la même recommandation. « Ne jetez rien par terre s’il vous plaît » – elles étaient très polies et très jolies, les placeuses. Elles n’ont rien contre les cosses de cacahuètes ou de graines de potirons grillées, mais elles ne supportent pas qu’on les jette par terre. Et cette voix inimitable, à ce jour  inégalée, divine,  

« Hel raa el Hobbo soukara mithlana

Kem Banaïna min khiyalin hawlana… »*

Dès que Abdallah le projectionniste donne le signal, on éteint une première fois les lumières. D’abord la rangée de lumières qui se trouve au fond de la salle, puis progressivement, rangée après rangée, jusqu’à les éteindre toutes. C’est l’heure des Actualités. Le brouhaha s’estompe quelque peu. Étrangement, l’obscurité décuple nos capacités olfactives. Les odeurs mélangées de chewing-gum, de cacahuète, de cigarettes comme retenues par la lumière se propagent aussitôt dans toute la salle. Le président Ben-Bella squatte le grand écran avec la foire d’Oran ou le Comité de gestion de la Coopérative Franz Fanon. Quelques retardataires se font accompagner par une placeuse. Un filet de lumière en entonnoir qu’éjecte sa lampe de poche leur montre la voie. Dix minutes et de nouveau les lumières inondent la salle. « Aaaaah ! » soupirent les impatients. C’est « Lentrac ». De nouveau l’Étoile envoûtante

« Eh toi le noctambule qui s’assoupit

Tu marmonnes ton serment et tu te réveilles

Si une plaie se ferme

Le souvenir en fera revivre la blessure… »

La blessure de notre insouciance. « Kewkew, kewkew, zerriâa… »* propose le vendeur ambulant. Abdallah descend dans la salle. En quelques minutes il vérifie les allées, les sièges et les strapontins en bois. Puis il quitte la salle pour aller se caller contre le mur près du guichet et fumer une Bastos en discutant avec tel ou tel, ou avec le guichetier qui satisfait les retardataires jusqu’au dernier. Un dinar cinquante le ticket. Les lumières s’estompent de nouveau puis disparaissent. Le brouhaha tombe raide, paralysé par les nombreux « chuuut » lancés des quatre coins de la salle qui indiquent que la fin de l’entre-acte. C’est l’heure du film : « Les dix Commandements » avec Yul Brynner (ah Anne Baxter !), ou « La flèche brisée » avec James Stewart et Jeff Chandler (ah Debrat Paget !) ou alors « La prisonnière du désert » avec John Wayne (ah Natalie Wood !) Plus on tue d’Indiens, plus on exulte ! C’était comme ça à l’époque. On nous a toujours fait croire que les hommes les plus vilains, les plus méchants étaient les Sioux, les Comanches, les Apaches, les Iroquois, les Cheyennes… Alors évidemment nous souhaitions, comme tous les gamins du monde, que les Indiens soient exterminés jusqu’au dernier. C’était la Vérité venue du Nord et dont il nous fallait savourer le contenu de chacune de ses dimensions. Comme aujourd’hui pour d’autres situations tout aussi dramatiques. Prenez les Indiens de Palestine par exemple, ils se font écharper, leurs terres sont spoliées depuis la nuit des temps et ce sont leurs colons qui couinent qu’on encense. Lorsque le film nous plaisait, on pouvait rester pour le revoir, car c’était souvent « permanent ». Une fois je suis resté cloué à mon siège pour voir et revoir un même film. C’était à L’Idéal sur la Place des Victoires, ou au Mogador sur l’étroite rue pentue, pas au Lido. J’ai vu trois fois « Spartacus » avec Kirk Douglas et Tony Curtis (ah Jean Simmons !) trois fois cent quatre-vingt-quatre minutes dans la même journée ! Nous étions heureux. Oui, nous étions heureux à quinze ans.

« Wa dahakna dahka tiflayni maân

Wa âdawna fassabaqna Dhillana ! »*

Le CD derviche dansa combien de fois ? Peu importe, monsieur spleen s’est fait discrètement la belle. Mes amis, mon quartier, une part de moi-même, disparurent, mais pas Madame Keltoum la Diva, l’Astre de l’Orient. Il me suffit d’appuyer sur la touche Play et les voilà tous réunis.

Et jeudi passa aussi.

*Kewkeb Echarq : l’Astre de l’Orient.

Al Atlal : Les Pyramides.

Covalawa : ou Cueva d’el agua. C’est le nom d’une zone située près de la jetée, au bas des falaises du quartier Gambetta, à l’est d’Oran. Jusque dans les années 60 c’était un bidonville.

Ellidou : ou Lido. Cinéma du quartier Gambetta.

Aatini hourriyyati… : Donne-moi ma liberté, lâche mes mains/ J’ai tout donné et il ne me reste plus rien
Hel raa el Hobbo… : L’amour a-t-il vu plus enivrés que nous/ Combien de mirages avons-nous construits autour de nous
Kewkew : cacahuètes.

zerriâa… : graine. Ici graines de potirons.

Wa dahakna dahka… : Et nous avons ri ensemble comme deux enfants/ Et avons couru plus vite que nos ombres.

Mai 2014

* * *

Un thé à El-Ouata

Un thé à El-Ouata

Les derniers jours de janvier s’effilochent à leur tour, paisiblement, en lambeaux ou en débris, naturellement ou au gré du Zef ou du Chergui comme tous ceux qui les précédèrent. Je me trouve dans le désert algérien. À El-Ouata exactement. Latitude 29°51’50 nord, à cinquante kilomètres au sud de Béni-Abbès. Le thé rouge que je déguste sous la tonnelle qu’ombragent de respectables bougainvilliers fleuris à faire rougir de lointains congénères mieux lotis, a le goût suave de l’immuabilité.  Pour beaucoup ici la mesure du temps est une abstraction, une fantaisie étrangère dont on se moque éperdument comme on raille les instruments – la montre ou le sablier – chargés de cette énigmatique et impossible opération.  Les éléments et les vicissitudes de la vie des hommes sont plus importants, parfois plus inquiétants, que l’horloge et le faux temps qu’elle dissèque. L’une et l’autre sont mis à distance par les hommes qui les observent avec le juste intérêt qu’ils leur doivent. Aucun sablier ne sied au temps éternel.

J’arrivai à Béni-Abbès hier en fin de journée. Je passai la nuit dans l’hôtel du Grand Erg, chambre 187.  Cet hôtel est une sorte d’îlot, très peu nombreux ici, dont les responsables – ils viennent du Nord –, par souci de « bonne gestion », ont souvent les yeux rivés sur la trotteuse et la grande aiguille qui tournent sans fin, chacune à son rythme, sous un cadran impassible. « Le petit déjeuner est servi entre 7 h 30 et 9 h » m’avait-on averti. Parmi les autochtones, nombreux poufferaient de rire. Ce matin, aussitôt réveillé je pris une douche froide avant de me rendre dans la salle de restauration pour le petit déjeuner – ce fut café au lait, khobz*, mini plaquette de beurre et confiture d’orange –, que je pris bien après l’horaire indiqué. Je saluai le réceptionniste très attentionné et me rendis au cœur de la ville, à hauteur du carrefour, sous les arcades. Les boutiques étaient ouvertes. Un marchand de journaux, des vendeurs à même le sol d’amulettes, de sandales, de bracelets et autres bijoux et souvenirs. Et un café. À droite, à quelques centaines de mètres sur l’artère principale, face au café-restaurant El-Aurès, des minibus et taxis collectifs attendent les clients. Mon intention était de me rendre à El-Bayada pour découvrir ses réputés artisans qui reproduisent à l’identique des ustensiles de cuisine en terre cuite tels qu’on les fabriquait dans les temps les plus reculés. El-Bayada se trouve à quelques kilomètres au sud d’El-Ouata. Des chauffeurs de minibus accostent les passants : « Taghit, Bechar ! », d’autres « El-Ouata ! »

El-Ouata, où je me trouve devant un verre brûlant et des dunes tout autour délaissées par les ombres, est un village offert au silence et à la torpeur, posé à cinquante kilomètres au sud de Béni-Abbès.

« À El-Ouata tu prendras un taxi » me répondit le propriétaire du minibus qui fit encaisser par son employé 80 dinars. Je m’assis au fond du véhicule, au cinquième et dernier rang, à gauche, prêt de la fenêtre. Sur ma droite un homme, vêtu d’un boubou de soie bleu et d’un chèche de même couleur mâchait une gomme. L’heure prévue pour le départ était depuis longtemps passée, mais personne ne se souciait de cette contrariété. Le véhicule démarra lorsqu’aucune place des cinq rangées de sièges n’était plus disponible, y compris les quatre strapontins du couloir. Au premier rang, deux hommes occupaient les deux sièges à côté du chauffeur. Les commentaires de l’un m’amenèrent à penser qu’il était fonctionnaire. Le deuxième, très jeune, avait en charge la vente des billets. Juste derrière le chauffeur, au deuxième rang, deux femmes discutaient. La plus jeune tenait dans ses bras un nouveau-né silencieux, emmitouflé dans une couverture en laine pourpre, complètement. Lorsqu’elle se retournait pour parler au jeune garçon assis derrière elle, je devinais les traits fins de son visage dissimulé par un âjar*. Les deux sièges de droite étaient pris par un vieux couple. Une jeune collégienne occupait le premier strapontin.

Nous abandonnâmes Béni-Abbès par l’est, par l’hôpital Mohamed Yagou. La température ne cessait de grimper. Le ciel était et demeure aussi pur que les eaux du lointain et pacifique lagon de Tetiaroa. Une traînée ridicule au loin, blanche, se lova quelque temps dans un creux de l’immensité, puis s’évapora. La route était libre. Peu de véhicules l’empruntent. Les portables ne cessaient de vibrer, de sonner, tout le long du voyage. Mélodies inconciliables. Les discussions étaient hautes et les intimités des jaseurs partagées avec les autres passagers qui ne rouspétaient pas, mais n’en pensaient pas moins : « et toi pourquoi tu es allée les voir ? Je t’ai déjà dit qu’il était inutile d’aller les voir ». Cherchaient-ils à dissimuler leur état émotionnel, leur angoisse ? Nous étions tous, j’en suis certain, tous, à des degrés divers, plus préoccupés par la conduite du chauffard qui s’imaginait à portée d’une victoire d’un rallye automobile quelconque que par le contenu imposé des échanges téléphoniques. Aucun d’entre nous n’osa rouspéter. Ceux qui téléphonaient, peut-être le faisaient-ils pour détourner leur esprit de l’inquiétude et de la peur qui l’auraient assiégé du fait de cette folle conduite ? J’eus moi-même grand-peine à prononcer ces mots à mon voisin « il roule trop vite ». Le voisin feignit l’indifférence : « Hum » fut sa seule réaction bien réfléchie. Ou complètement spontanée. Peu après le panneau qui indiquait « Béchir », le receveur descendit. Le chauffeur quitta la grande route pour se diriger vers ce village, à droite. À deux kilomètres, le hameau sorti de nulle part pointa ses premières façades ocre. Un passager descendit avec un impressionnant sac bariolé rempli d’une douzaine de baguettes de pain. Ou une vingtaine. Il ne regarda pas derrière lui, ne fit même pas un geste de bienveillance au chauffeur. Cet apparent désintérêt ne me parut pas s’inscrire dans les mœurs locales très chaleureuses, quel qu’ait pu être son sentiment d’inimitié à l’encontre du chauffeur, que néanmoins je comprenais et partageais. Le minibus revint sur sa route. À l’embranchement qu’il avait quitté, il ralentit. Le receveur reprit sa place. Dix minutes plus tard, une localité un peu plus étalée apparut. Je demandai à mon voisin si nous étions arrivés à El-Ouata. Il hocha la tête et dit : « Taansel », gêné, me sembla-t-il, par la mastication de sa gomme. Je le fis répéter. « Taamtel » fit-il en se levant, pressé sous son chèche bleu, mais je n’étais point satisfait. Il demanda de libérer le passage, pour descendre, soulagé. Lui non plus ne fit pas signe et cela me contraria. Un homme monta en articulant un « Tchalem alikum »* à l’assemblée. Il prit la place de l’homme au chèche, rota et remercia l’Invisible en faisant la main droite du front aux lèvres et en murmurant « Hamdjoullé* ». Au loin, des enfants jouaient au foot dans un mini-stade neuf de volley-ball sans gradins. L’avenue principale est bordée, de part et d’autre, de nombreux arbres. Un journal révèle : « Entamé il y a trois années, un projet permit à ce jour la plantation de 15.000 ha en brise-vent autour des périmètres de mise en valeur des terres sahariennes, à travers les daïras de Béchar, Béni Abbès, Tamtert… Ces opérations de lutte contre la désertification furent aussi marquées par la plantation de 150 ha d’oliviers et de près de 9000 ha d’espèces forestières adaptées aux conditions climatiques de la région… » Un oued sans eau traverse le village. Le pont qui l’enjambe est en travaux. A la sortie, son nom est barré d’une bande rouge. Je réussis à lire : Tamtert. Les téléphones chantaient toujours. Trois personnes dont une femme, racontaient dans leurs combinés des histoires qui nous encombraient certes, mais qui nous aidaient, car nous ne pouvions totalement les ignorer, totalement supporter la folie du chauffeur.

Le temps passa et de nouveau la fourgonnette ralentit, puis s’immobilisa. La belle jeune femme et son nourrisson – il fut silencieux ou pensif, peut-être dormit-il durant tout le transport – nous abandonnèrent à l’entrée du dernier village. Nous arrivions à El-Ouata. Le garçon qui était assis derrière elle, peut-être son jeune beau-frère, descendit aussi. Un homme les attendait. Il embrassa le jeune garçon et soulagea la femme de son sac sans la regarder. Il avançait, la main pressant celle du garçon. La jeune femme les suivait. Le terminus se trouve au centre de la daïra*, près du marché. « Tout le monde descend, Ham-waldjikum* ». Le chauffeur d’un autre minibus m’expliqua que je ne trouverai probablement pas de transport pour El-Bayada. L’objet de mon déplacement était la découverte de ce village et ses réputés artisans, à dix kilomètres d’ici. Mais « la route n’est pas bonne pour nos voitures ». Je n’irai donc pas plus au sud.

Au café du marché, je commandai un thé rouge « dans un grand verre merci ». Puis un second. D’une fourgonnette grise, un homme extrait des plantes vertes et de jeunes arbres fruitiers qu’il dépose et déploie derrière, à même la chaussée. Quelques personnes s’avancent, interpellent le vendeur. La saveur de ce thé rouge que je savoure sur cette place cernée de dunes sans ombre « Vingt-cinq dinars le grand verre », sous la frondaison des bougainvilliers écarlates est, je l’affirme, aussi exquise que la douceur de l’éternité. 

*Khobz : pain

Âjar : une voilette. C’est un tissu triangulaire, symbole de pudeur, traditionnellement porté par les femmes voilées. Il est posé sur le bas du visage, et qu’on attache derrière la tête.

Tchalem alikum ou salam alikoum : que la paix soit sur vous

Hamdjoullé ou Hamdou Allah (lillah) :  Remerciement à Dieu

Daïra : sous-préfecture.

Ham-waldjikum ou rham weldikoum : que Dieu bénisse vos parents.

El-Ouata le 26 janvier 2014.

* * *

Confettis…

Ces courts textes (confettis) sont parus en novembre 2014 aux Éditions Incipit en W. Miramas.

Préface

Alors qu’assis à une terrasse de café nous observons les passants, les monuments…, alors que nous voyageons dans un autocar ou dans un train et qu’à travers la vitre nous admirons le paysage estival ou printanier…, alors que nous nous promenons autour du lac de La Maix dans les Vosges, que nous progressons simplement sur la cime du mont de La Clusaz, avançons sur la plus haute des dunes de Béni-Abbès ou, qu’effrayés, nous observons un ours repu se dandiner sans grâce sur le bas-côté d’une route du Yukon…, une émotion fugace, une petite musique,  l’ombre de bribes d’un vers, la fulgurance d’une idée de phrase ou de texte surgit, nous presse. Peu à peu l’indicible se transforme, mue. Aussitôt, au crayon à mine ou au stylo bille, nous alignons les mots sur notre carnet, prêt à les accueillir.

À d’autres moments, dans d’autres circonstances, d’autres idées, d’autres lignes s’imposeront à nous. Dans nos calepins à spirales ou sur une feuille volante, les mots, les phrases, s’encrent. Et s’ancrent. Ils s’amoncellent. Les pages foisonnent de toutes sortent d’idées, de textes. Les marges se voilent puis disparaissent. Emportés par notre enthousiasme ou notre scepticisme, des nuits, des semaines, des mois durant, nous ne nous soucions pas des espaces blancs des pages qui se rétrécissent, pour céder plus de place à un univers que nous croyions disparu. Un univers disparu, renfloué, ranimé par la force des mots ou un monde délibérément inventé, mais – nécessairement –  construit de bout en bout avec les matériaux de notre propre histoire.

Nous continuons, nous ajoutons, rayons, modifions. Puis un jour nous marquons un arrêt pour nous interroger : « le moment n’est-il pas venu de partager, de donner à lire nos respirations, nos émotions, nos rencontres, nos futilités, nos rythmes intérieurs ? »

Les textes que je vous propose sont ramassés, courts, comme ces petites rondelles de papier que l’on se lance à l’occasion des réjouissances. Ils couvrent plusieurs univers ou champs. Certains sont récents, d’autres non.

* * *

‘L’Arabe’ dans les écrits d’Albert Camus

L’Arabe dans les écrits d’Albert Camus – Éditions Incipit en W- Miramas, 10, 2014

Albert Camus aurait eu cent ans en novembre 2013. Cet homme essentiel de l’esprit et des lettres fit et continue de faire couler beaucoup d’encre en France et en Algérie où il naquit. Depuis L’Homme révolté Albert Camus fut abondamment critiqué pour ses écrits, ses positions politiques…

Lorsqu’en décembre 1957 il reçoit le prix Nobel de littérature à Stockholm, il est interpellé sur la guerre d’indépendance que mènent les Algériens. Sa réponse sera souvent volontairement tronquée en France et en Algérie. Albert Camus est un homme déchiré. Écartelé. « J’ai… avec l’Algérie une longue liaison qui sans doute n’en finira jamais, et qui m’empêche d’être tout à fait clairvoyant à son égard… »

En Algérie il lui fut souvent reproché d’accorder peu de place dans ses romans aux Algériens (« les Arabes »). Qu’en est-il ?

Dans ce texte, Ahmed Hanifi analyse la place de l’Arabe dans tous les écrits fictionnels d’Albert Camus, du premier La mort heureuse au dernier Le Premier homme.


« Quelles que soient nos infirmités personnelles, la noblesse de notre métier s’enracinera toujours dans deux engagements difficiles à maintenir : le refus de mentir sur ce que l’on sait et la résistance à l’oppression. » Albert Camus : Discours de Suède, 1957.

Nous célébrons en ce mois de novembre 2013 le centième anniversaire de la naissance d’Albert Camus, un homme essentiel des lettres et de l’esprit. Un homme qui fit et continue de faire couler beaucoup d’encre en France et en Algérie où il naquit. Depuis L’Homme révolté (et Les Justes) Albert Camus fut abondamment critiqué, notamment par les existentialistes. Jean-Paul Sartre qualifia l’essai de « pastiche philosophique sans rigueur qui servait d’apologie du conservatisme politique ». Pour l’Humanité, L’Homme révolté révèle « une navrante indigence de pensée»1 Albert Camus devait payer pour cet essai, pour ses positions contre l’archipel soviétique. N’avait-il pas, en effet, bien avant la plupart des intellectuels français, pointé la barbarie de la théologie soviétique ? Voici ce qu’il y écrit : « Le prolétariat n’a pas eu d’autre mission historique que d’être trahi. Les prolétaires se sont battus et sont morts pour donner le pouvoir à des militaires ou des intellectuels, futurs militaires, qui les asservissaient à leur tour. Cette lutte a pourtant été leur dignité, reconnue par tous ceux qui ont choisi de partager leur espoir et leur malheur. Mais cette dignité a été conquise contre le clan des maîtres anciens et nouveaux. Elle les nie au moment même où ils osent l’utiliser. »2 N’avait-il pas – plus tard – dénoncé (fait notable alors) l’intervention de Budapest de 1956 et interpelé l’AG de l’ONU ?
Le 10 décembre 1957 cet « ami des rebelles » pour certains, « écrivain de l’illusion » pour d’autres reçoit le prix Nobel de littérature. Deux jours plus tard, à la Maison des étudiants à Stockholm, Saïd Kessal, un jeune Algérien interpelle Albert Camus. Il réclame justice pour les Algériens tout en reprochant à l’écrivain son silence et son inaction. Albert Camus qui récuse, condamne les moyens qu’utilise le FLN, répond : « En ce moment, on lance des bombes dans les tramways d’Alger. Ma mère peut se trouver dans un de ces tramways. Si c’est cela, la justice, je préfère ma mère. »3 Ces propos seront souvent volontairement tronqués en France, et plus tard en Algérie durant des décennies. On voulait faire d’Albert Camus, à partir d’une phrase extirpée du contexte et amputée à dessein, un paria définitif. Albert Camus est un homme déchiré. Écartelé. Il reconnaissait manquer parfois de discernement « J’ai… avec l’Algérie une longue liaison qui sans doute n’en finira jamais, et qui m’empêche d’être tout à fait clairvoyant à son égard… J’ai toujours peur d’appuyer sur cette corde intérieure qui lui correspond en moi et dont je connais le chant aveugle et grave. »4 Il est tel son Jonas, un homme solitaire et solidaire. Toujours à la recherche de « la fraternelle solitude. »
Albert Camus fut un moment proche de Ferhat Abbas et de Messali Hadj lorsqu’ils proclamaient « ni assimilation, ni séparation, mais émancipation ». Albert Camus est seul ou un des rares Européens à dénoncer les massacres de Sétif, et à s’y rendre. En pleine guerre de libération (« guerre d’Algérie, événements »), le 22 janvier 1956, dans une salle protégée par la section d’Alger du FLN, Albert Camus appelle à la trêve civile. Sous la fenêtre des centaines des Pieds-noirs radicaux le menacent de mort. « Lors de sa conférence, il fut insulté par des Européens, protégé par des commandos du FLN et menacé d’enlèvement par l’OAS… La manifestation avait été imposée et contrôlée par le responsable du Front pour Alger vile, Areski Bouzerina, dit Hédidouche. »5 Albert Camus est persuadé que la lutte pour l’indépendance se nourrit de l’injustice faite au peuple, et condamne la colonisation française. « Je sais, écrit-il, il y a une priorité de la violence. La longue violence colonialiste explique celle de la rébellion. » 6 Rébellion qu’il ne soutient pas. Il craint qu’à l’injustice faite par le colonialisme aux musulmans ne se substitue une injustice à venir à l’égard des siens.
Albert Camus « admet le poids de la misère sous lequel sont maintenus les indigènes, il la dénonce, mais la solution à ses yeux ne passe pas par une Algérie algérienne, paradoxe qui le fera à jamais étranger. »7 Pour Frantz Fanon, « l’exploitation coloniale, la misère, la famine endémique acculent de plus en plus le colonisé à la lutte ouverte et organisée. Progressivement et de façon imperceptible la nécessité d’un affrontement décisif se fait prégnante et est ressentie par la grande majorité du peuple. »8 Albert Camus appelle au rapprochement des communautés algériennes, à leur fédération. Il est pour une solution qui « propose d’une part, de respecter les particularismes et, d’autre part, d’associer les deux populations à la gestion de leur intérêt commun. » En définitive, consacrer « deux catégories de citoyens égales, mais distinctes. »9 « Mon père n’était pas pour l’Algérie française. Depuis 1936 il se battait pour que les populations musulmanes aient les mêmes droits que les populations européennes. »10 Populations dont il se sentait proche disait-il. « Si je me sens plus près d’un paysan arabe, d’un berger kabyle, que d’un commerçant de nos villes du Nord, écrit-il, c’est qu’un même ciel, une nature impérieuse, la communauté des destins ont été plus forts, pour beaucoup d’entre nous, que les barrières naturelles ou les fossés artificiels entretenus par la colonisation. »11
Il appelle de ses vœux à une sorte de « Commonwealth français »,12 « une Algérie constituée par des peuplements fédérés, et reliée à la France, me paraît préférable, sans comparaison possible au regard de la simple justice, à une Algérie reliée à un empire d’Islam qui ne réaliserait à l’intention des peuples arabes qu’une addition de misères et de souffrances et qui arracherait le peuple français d’Algérie à sa patrie naturelle »13 On ne peut être plus clair. Albert Camus ne conçoit pas une Algérie sans ce peuple européen, comme il ne conçoit pas une Algérie indépendante au sein de laquelle vivraient ensemble et librement ses communautés. « Camus semble craindre un déferlement barbare… ‘‘A longue échéance, tous les continents (jaune, noir et bistre) basculeront sur la vieille Europe. Ils sont des centaines et des centaines de millions. Ils ont faim et ils n’ont pas peur de mourir…’’ »14
Il n’est pas non plus pour une Algérie « française » telle qu’elle existe alors, telle que défendue par Francine son épouse et la majorité des Pieds-noirs. Il recherche une troisième voie. Il veut « supprimer l’injustice » faite aux Algériens. Il condamne les tortures de l’armée française en mettant sur le même plan la lutte armée de libération du FLN, notamment lorsqu’elle vise des civils. La violence des victimes égale à ses yeux celle des bourreaux. « Ivan Kaliayev – le grand-duc Serge même combat », pense-t-il. L’homme, quel que soit son but, quelle que soit sa cause, n’a pas à utiliser la violence. Mais cette question de fin et de moyens ainsi que le débat qu’elle suscite sont très anciens, bien avant Machiavel. Ils demeurent ouverts bien après lui et jusqu’à nos jours.
Lui qui a été résistant sait pourtant que la guerre est la guerre. Que dans son combat contre la « violence chronique »15 qu’il subit l’opprimé est parfois obligé, par nécessité, d’imiter le colonisateur dans l’injustice, ou mourir ! Que le colonisé n’a de choix que de se révolter, de se défendre, bien qu’il y ait « dans toute révolution une étape où elle suscite un mouvement de révolte opposé qui annonce ses limites. »16 « Contre la raison des Français qui nous opprime, je choisis la folie arabe, la folie des opprimés » dit Saddok dans Le Premier homme. « Ah ! pitié pour les justes ! »17
Le principal reproche qui est fait à Albert Camus, essentiellement en Algérie, c’est que dans ses fictions les autochtones – les Arabes, disait-on indistinctement pour les différencier de la population d’origine européenne – sont soit absents, oubliés, ignorés dans leur propre territoire, soit présentés comme des éléments de décors, des silhouettes ou des êtres menaçants, dénués de toute singularité. Par commodité, nous reprenons à notre compte ce terme impropre et générique de « Arabe », car il était le terme le plus usité durant l’Algérie française par les populations d’origine européenne pour désigner un autochtone apparenté musulman qu’il soit Arabe ou Berbère : Targui, Kabyle, Mozabite, Chaoui, Chenoui. Le socle alimentant la plupart de ces reproches est constitué des recensions et autres critiques de L’Étranger et à un degré moindre de La Peste et de L’Hôte. Mouloud Feraoun, à la suite de sa lecture de La Peste, regrette dans une lettre qu’il adresse à Albert Camus « que parmi tous ces personnages, il n’y eût aucun indigène.»18 Pour Mouloud Mammeri comme pour Edward Saïd, la position d’Albert Camus était intimement liée à son histoire personnelle. « Cette absence ne me dérange pas déclarait Mouloud Mammeri. Le personnage d’Albert Camus, si grand qu’il ait été ne pouvait échapper à sa condition objective, c’est-à-dire que Albert Camus était un pied-noir, un français d’Algérie, et, qu’en tant que tel, et, quels que soient ses efforts, il ne pouvait pas malgré tout révoquer le fait qu’il fut un fils de petits blancs d’Algérie ».19 Edward Saïd nous demande de « considérer l’œuvre d’Albert Camus comme une transfiguration métropolitaine du dilemme colonial : c’est le colon écrivant pour un public français, dont l’histoire personnelle est irrévocablement liée à ce département français du sud. »20 Lila Ibrahim-Lamrous précise « en affrontant le territoire des Arabes, l’auteur ne réussit pas à abandonner complètement les stéréotypes et les techniques dont il use habituellement pour camper cette population autochtone. » Pour Raymond Aron, dans L’Algérie et la République (1958), « Camus n’arrive pas à s’élever au-dessus de l’attitude du colonisateur de bonne volonté. »21 Pour certains Albert Camus prend implicitement parti contre les autochtones dans L’Étranger lorsque l’Arabe, le colonisé, est tué par Meursault, le colonisateur. Alors que pour d’autres « en condamnant Meursault, pour le meurtre d’un Arabe, Camus a voulu dénoncer la colonisation française de l’Algérie. »22
Albert Camus a publié de nombreux ouvrages de dramaturgie (Caligula, Les Justes, Le Malentendu…), des essais (Noces, Actuelles, L’Envers et l’Endroit (un recueil de cinq essais), L’Homme révolté, Le Mythe de Sisyphe) et quatre romans23 : L’Étranger (1942), La Peste (1947), La Chute (1956) et L’exil et le royaume (1957). La Mort heureuse est un roman posthume. Écrit durant les années 1936-38, il a été publié en 1971. Le Premier homme est également un ouvrage posthume, un roman autobiographique publié en 1994, mais écrit durant la guerre, jusqu’à la veille de sa mort (une ébauche de plan est rédigée en 1953).
Il ne s’agit pas dans ce qui suit de traiter du cycle de l’absurde ni de la révolte. Dans ce texte nous nous proposons d’analyser la figure de l’Arabe dans les écrits fictionnels d’Albert Camus. D’analyser les ouvrages narratifs dans lesquels figure le mot « Arabe » en tant que substantif désignant des hommes et des femmes algériens. Ce terme même ou tout autre qui désigne les Algériens d’origine locale : indigène, autochtone, Berbère, Mozabite, Kabyle, Maure, Musulman…
Il serait néanmoins intéressant d’analyser les ouvrages d’Albert Camus qui font abstraction totale des populations autochtones, et mesurer la relation éventuelle entre cette absence et le contenu des romans. En quoi par exemple l’absence d’Arabes dans La chute ou Le renégat est-elle « parlante » ou non ? Tel n’est pas notre objet.
Albert Camus entame son premier roman La Mort heureuse en 1936, pour l’abandonner deux ans plus tard (il sera publié en 1971) au profit d’un autre roman, L’Etranger (publié en 1942). La Peste (publiée en 1947) est son troisième roman. Au début des années cinquante Albert Camus s’attèle à la rédaction d’un ensemble de nouvelles qu’il achève et publie en mars 1957. La guerre a commencé depuis deux ans et demi. Le recueil s’intitule L’exil et le royaume. Il est composé de six nouvelles : La Femme adultère, Le Renégat, Les Muets, L’Hôte, Jonas et La Pierre qui pousse. L’ouvrage La Chute, qui en faisait partie initialement, fut étoffé et publié séparément l’année précédente sous la forme d’un roman. L’Exil et le royaume est la dernière publication de fictions publiée de son vivant. Le dernier roman, Le Premier homme, demeuré inachevé, a également été écrit jusqu’à la veille de sa mort, intervenue en pleine guerre d’Algérie, en janvier 1960.
Cette analyse porte donc sur La Mort heureuse, L’Étranger, La Peste, les trois nouvelles de L’exil et le royaume : Les Muets, La Femme adultère, L’Hôte et le roman posthume Le Premier homme. Ces textes narratifs contiennent tous des personnages arabes.Nous avons volontairement scindé les textes en deux catégories : nous analyserons les textes écrits entièrement avant le début de la guerre d’indépendance puis ceux entamés avant la guerre et poursuivis durant cette guerre.
Les fictions écrites avant novembre 1954, date du déclenchement de la guerre d’indépendance, sont :L’Etranger (publiée en 1942), La Mort heureuse (publiée en 1971), La Peste (publiée en 1947). Les fictions commencées avant et achevées durant la guerre d’indépendance ainsi que celles écrites pendant cette guerre sont : L’Exil et le royaume (les trois nouvelles) et Le Premier homme.
L’Exil et le royaume a muri durant près de trois années de guerre. Certaines de ses nouvelles reflètent au mieux les perceptions d’Albert Camus, ses déchirements, ses questionnements. « L’Hôte figure la contradiction mortelle de Camus face à la guerre d’Algérie », écrit Pierre Masson.24 Jonas, une des six nouvelles a pour environnement géographique la France, le Brésil pour La Pierre qui pousse et l’Algérie pour les quatre autres. Trois nouvelles sur les six mentionnent la présence d’Arabes. Il s’agit de L’Hôte avec 45 occurrences du mot « Arabe » (et de nombreuses expressions renvoyant aux indigènes), La Femme adultère 11 occurrences du mot Arabe (et 8 expressions renvoyant aux indigènes), Les Muets avec une fois le terme Arabe (et 12 fois un prénom autochtone). Ce sont ces trois nouvelles que nous étudions ci-après et pour ces raisons-là.
De la même manière, la présence de l’Arabe dans Le Premier homme (écrit durant la guerre, mais publié en 1994) est importante. Le substantif « Arabe » (hommes et femmes arabes) y apparaît 106 fois. 166 fois si on ajoute les autres termes désignant les Algériens : indigène, autochtone, Berbère, Mauresque, cavaliers en burnous, bandits, rebelles… Aucun personnage arabe ne figure dans La Chute.
Pour ce qui concerne les fictions d’avant la « guerre d’Algérie », le substantif « Arabe » (désignant des hommes et des femmes) apparaît 24 fois dans L’Étranger (et 2 fois « mauresque »), 3 fois dans La Peste (et une fois « indigène »), 2 fois dans La Mort heureuse.Les personnages arabes dans les textes narratifs d’Albert Camus sont-ils particuliers ? tiennent-ils des rôles importants ? À l’aune de la « guerre d’Algérie » Albert Camus considère-t-il autrement ses personnages arabes, comparativement à ses romans d’avant-guerre ? L’auteur leur attribue-t-il quelque responsabilité, quelque rôle étoffé ? Leur donne-t-il la parole ?
Nous traiterons dans l’ordre les textes écrits entièrement avant la guerre d’indépendance, puis ceux écrits durant ou avant et durant cette guerre. Nous donnerons dans un troisième chapitre des informations concernant l’utilisation des termes étudiés (Arabe, Kabyle, Maure…) dans les essais d’Albert Camus. Quant aux créations dramaturgiques d’Albert Camus, aucun Arabe ne figure dans aucune distribution.


1- Les textes narratifs écrits avant novembre 1954, date du déclenchement de la guerre d’indépendan
ce.

1.1- La Mort heureuse

Patrice Mersault rencontre, grâce à Marthe, Zagreus. Celui-ci est riche et infirme. Il veut se suicider. Mersault qui est à la recherche « têtue » du bonheur, une recherche à tout prix, le tue, lui prend son argent et part voyager en Europe. Il reviendra en Algérie, s’installer près de Tipaza, où il est confronté à la maladie et à la mort.Dans ce premier roman d’Albert Camus, écrit entre 1936 et 1938, publié en 1971, il est fait référence à deux reprises à des Arabes. Au début du chapitre 2, dans le port d’Alger « devant une petite baraque au parfum de vernis et d’anisette, des hommes buvaient et des acrobates arabes en maillot rouge sur les dalles brûlantes tournaient et retournaient leurs corps devant la mer où bondissait la lumière. » Et en fin de roman, au chapitre 5 : « Les chemins étaient encore bordés de figuiers de Barbarie, d’oliviers et de jujubiers. On y croisait des Arabes montés sur des ânes. »
La présence de l’Arabe est insignifiante en nombre et en qualité. L’Arabe est évoqué comme élément de décors (expression maintes fois évoquée à cet égard) au même titre que les quais, les hangars ou la baraque, ignoré. « Sans les regarder, les dockers portant les sacs s’engageaient sur les deux planches élastiques qui montaient du quai sur le pont du cargo. » Le deuxième extrait confirme ces dernières lignes. Mersault et ses trois amies escaladent le mont Chenoua. Il fait beau, les discussions sont bien engagées, le groupe d’amis est inondé de soleil, de promesses et de végétations abondantes, lorsque surgissent furtivement, en une phrase « des Arabes montés sur des ânes. »

1.2- L’Étranger

Le narrateur, Meursault, apprend la mort de sa mère. A l’enterrement il ne semble éprouver aucune émotion. Il n’a pas l’attitude qui est attendue par la société en pareilles circonstances. Il est indifférent, insensible. Le lendemain il part se baigner avec son amie Marie Cardona, puis, ensemble, vont au cinéma.Trois jours plus tard, son voisin Raymond, un proxénète, lui raconte la bagarre qu’il a eue avec un homme, le frère de sa maîtresse, une « Mauresque qu’il maltraite jusqu’au sang ». Quelques jours plus tard, un dimanche, Raymond, Meursault et son amie Marie se retrouvent chez Masson, dans un cabanon en bord de mer. Les trois hommes se promènent sur la plage. Ils croisent un groupe d’Arabes, dont le frère de la maîtresse de Raymond. S’ensuit une bagarre. Plus tard Meursault revient, seul, sur la plage. Il est armé. Il rencontre un des Arabes auxquels lui et ses amis s’étaient affrontés. L’Arabe, à la vue de Meursault qui s’avance, sort un couteau, « j’ai fait un pas, un seul pas en avant. Et cette fois, sans se soulever, l’Arabe a tiré son couteau qu’il m’a présenté dans le soleil. » Meursault tire et tue l’Arabe d’une balle. Puis il tire encore quatre fois, « pour être sûr que la besogne était bien faite ».Lors du procès Meursault semble perdu, ne répondant pas aux normes édictées par la société. Il est comme étranger à elle, au monde. «Malgré mes préoccupations, j’étais parfois tenté d’intervenir et mon avocat me disait alors : « Taisez-vous, cela vaut mieux pour votre affaire. » En quelque sorte, on avait l’air de traiter cette affaire en dehors de moi. Tout se déroulait sans mon intervention. Mon sort se réglait sans qu’on prenne mon avis. » Meursault tue un Arabe, mais ne semble pas palper la gravité de son geste. Meursault est condamné par la justice. Il est condamné à mort, moins pour avoir tué l’Arabe que pour avoir enfreint les règles en société, contrevenu à l’ordre social. Il est condamné plus pour avoir tué moralement sa mère que physiquement l’Arabe.
Mais ce qui concerne cette étude c’est la présence de l’Arabe dans le roman. Ce terme est utilisé 24 fois plus deux fois celui de Mauresque. L’Arabe est présenté de trois manières. Le mot Arabe est donné pour information. Il indique la présence d’Arabes, sans incidence aucune : « Il y avait une infirmière arabe en sarrau blanc », « nous avons trouvé nos deux Arabes », La deuxième manière précise leurs comportements : «Les Arabes avançaient lentement et ils étaient déjà beaucoup plus rapprochés », « les Arabes, à reculons, se sont coulés derrière le rocher », « l’Arabe a tiré son couteau qu’il m’a présenté dans le soleil.» Une autre manière est de les présenter par le biais du narrateur ou d’un autre personnage exprimant des échanges avec eux. Un style indirect. Exemple de la Mauresque qui parle à travers la voix de Raymond : « elle me disait que c’était juste, qu’elle n’arrivait pas », ou Meursault reprenant les Arabes : « ils m’ont demandé ce que j’avais fait… Ils m’ont expliqué comment il fallait arranger la natte où je devais coucher. »
Les Arabes « suivent », « ils ne suivent pas », « ils viennent », « ils avançaient », « ils se sont arrêtés », « ils se sont coulés derrière le rocher », « ils s’accroupissent » sans jamais parler, ou bien ils parlent indirectement, ou bien encore parlent, mais sans que nous sachions, comprenions de quoi il relève : « Leur murmure sourd, parti de plus bas, formait comme une basse continue… Le murmure des Arabes continuait au-dessous de nous. » Dans ce roman les personnages arabes disposent d’un rôle certes, mais sans importance.

1.3- La Peste

La Peste est le troisième roman d’Albert Camus. Nous sommes dans les années 40, un fléau s’abat sur la ville d’Oran : la peste. Le cœur du fléau est en fait semblable à celui qui s’est abattu sur l’Europe, sur le monde, la peste idéologique, la peste brune. Le nazisme. Le docteur Rieux « buta sur un rat mort, au milieu du palier ». Puis un autre « à la démarche incertaine », puis trois autres, et d’autres encore. L’épidémie est là. Elle va s’étendre à toute la ville, modifiant peu à peu les comportements humains. L’état de siège est décrété. Oran est une ville algérienne où vivent 300.000 hommes et femmes majoritairement européens, mais il demeure que plus de 40% étaient Arabes. Or dans La Peste on n’en trouve pas ou peu. Dans ce roman, les termes désignant un autochtone Arabe sont utilisés trois fois. On trouve le mot indigène, une fois, mais il désigne des Égyptiens.Le mot Arabe est ainsi rapporté : Raymond Rambert « enquêtait pour un grand journal de Paris sur les conditions de vie des Arabes et voulait des renseignements sur leur état sanitaire ». Puis « La marchande de tabacs… avait parlé d’une arrestation récente qui avait fait du bruit à Alger. Il s’agissait d’un jeune employé de commerce qui avait tué un Arabe sur une plage ». Enfin, Le journaliste Rambert demande au docteur Rieux « des renseignements sur les conditions de vie des Arabes ». Autant nous associer à nos devanciers pour dire avec eux que l’Arabe dans La Peste est ignoré. On évoque les indigènes, mais ils n’interviennent nullement. Ils n’apparaissent que par le biais de personnages européens, le journaliste Rambert et une marchande de tabac, certainement française, cela n’est pas précisé, mais on imagine fort mal une marchande de tabacs dans la peau d’une Arabe.

2- Les textes narratifs écrits durant ou avant et durant la guerre d’indépendance.

2.1- Les Muets

Dans cette courte nouvelle de 4833 mots, il est question de la vie ouvrière, résignée d’une quinzaine d’hommes œuvrant en silence et dans l’obstination dans une tonnellerie, dont un Arabe qui est désigné une fois par ce vocable. Il est « le seul Arabe de l’atelier » et de la nouvelle. Son prénom, Saïd, est cité douze fois. « Arabe » et « Saïd » apparaissant à partir de la 5° page des 12 que contient cette nouvelle dans la Bibliothèque de La Pléiade.25 Saïd, personnage secondaire, est le seul employé à travailler pieds nus ainsi que, bizarrement, le contremaître. L’auteur a probablement voulu le montrer plus proche des ouvriers que du patron. Saïd est l’homme à tout faire. « Quand personne ne le réclamait, il rivait aux établis, à grands coups de marteau, les larges cercles rouillés », Saïd accepte de partager le casse-croûte de son collègue Yvars. Un casse-croûte qu’il avale avec moins de plaisir que le café. Une certaine amitié lie les deux hommes pauvres et solidaires. Lorsque tous les ouvriers s’en vont, Saïd doit rester pour « nettoyer les lieux de travail et arroser le sol poussiéreux ». Saïd est plus un ouvrier qu’un « Arabe », uni aux autres par sa misérable condition : « Saïd a mangé ses figues » en guise de déjeuner, et Yvars lui « entre les deux tranches de gros pain, au lieu de l’omelette à l’espagnole qu’il aimait, ou du bifteck frit dans l’huile, il avait seulement du fromage. » S’ils avaient été plus jeunes, peut-être seraient-ils partis, lui comme Yvars et les autres ouvriers, ailleurs, «de l’autre côté de la mer. »

2.2- La Femme adultère

6620 mots sur 17 pages26. Publié une première fois en novembre 1954 à Alger probablement chez Edmond Charlot « Les Vraies richesses ». La nouvelle a été modifiée, Albert Camus a par exemple « atténué les propos quelque peu racistes qu’il prête à Marcel. »27 Un vieil «autocar plein d’Arabes » emmène Marcel, représentant en tissus, et sa femme Janine vers « les villages des hauts plateaux et du Sud ». Marcel ne pense qu’à sa marchandise, Janine s’interroge sur son mariage, sa vie. Devant le désert qu’elle découvre, elle se trouve confrontée seule au monde et à soi, en quête de liberté.
Janine et Marcel sont les deux seuls noms qui apparaissent dans la nouvelle. Janine est le principal personnage de la nouvelle. Alors que « rien ne semblait intéresser Marcel que ses affaires », la vente de ses étoffes. Janine est en quête de réconciliation avec elle-même, avec le monde. Pourtant, elle qui a « toute sa vie entendu parler la langue arabe sans jamais la comprendre » ne s’y est-elle probablement jamais intéressée. Comme elle n’a jamais que côtoyé les Arabes, sans les connaître, sans les voir. Eux-mêmes « avaient tous cet air d’orgueil ». Ce voyage est une occasion pour elle de reconsidérer son rapport au monde. Un voyage qui va lui montrer le dénuement des populations indigènes, qui la rend mal à l’aise. Les Arabes « tournaient (le) visage vers l’étrangère, ils ne la voyaient pas et puis, légers et silencieux, ils passaient autour d’elle dont les chevilles gonflaient. Et son malaise, son besoin de départ augmentaient. »
L’indigène est désigné 19 fois. Tantôt par le mot « Arabe » :11 fois, tantôt ce mot est accolé à un qualifiant : vieux, jeune, grand, marchand ; ou remplacé par un pronom : ils, celui-ci. Parfois les termes foule, nomade ou bien seigneurs misérables, sont utilisés pour désigner les Arabes, parfois seulement sous-entendus comme lorsqu’il est question de burnous, « les burnous la frôlèrent ». Les Arabes sont « des formes drapées ». Ils forment une « escorte muette », « une masse ». Ce sont des êtres déshumanisés. Ils sont silencieux, ne possèdent rien, sont habillés de loques, le visage brûlé, la face maigre et tannée, écrasés par la misère « La masse haillonneuse des bergers », « visages qui semblaient taillés dans l’os ». Les Arabes traversent la nouvelle sans jamais vraiment apparaître comme des personnages à part entière à une exception près, celle d’un Arabe militaire qui tient un rôle secondaire appuyé bien qu’il ne dise pas un mot et qu’il traverse la scène (la place) en coup de vent, sur lequel s’attarde l’auteur en douze phrases. Il n’est pas comme les autres Arabes, il « se croit général », sa proximité avec les Européens, voilée par le chèche qu’il porte, est néanmoins réelle et insuffisante, car eux le rejettent, lui et ses semblables « Janine ne répondit rien. Elle détestait la stupide arrogance de cet Arabe et se sentait tout d’un coup malheureuse. » « Ils se prennent pour le bon Dieu » dit Marcel qui raille ailleurs le vieux serveur au café « Doucement le matin, pas trop vite le soir ».
Albert Camus montre le racisme ordinaire, presque naturel de Marcel, le mari de Janine. Un racisme que l’auteur avait voulu initialement plus marqué. On trouve dans le manuscrit cette expression à propos des Arabes, que finalement Albert Camus n’a pas retenue : « Et on veut qu’ils évoluent, dit Marcel. Pour évoluer, il faut travailler ».28 L’auteur montre également l’exaltation de Janine suivie de son désarroi lorsqu’elle découvre le monde dans lequel elle baigne et qu’elle ignore, un monde peuplé de loqueteux qui parlent une langue qu’elle ignore ou méprise, des nomades « sans maisons, coupés du monde, (errant) sur le vaste territoire qu’elle découvrait du regard ». Un monde externe (les paysages, pas les hommes) qui heurte profondément son être propre distant des hommes. Albert Camus dénonce avec force la condescendance des petits blancs enserrés dans leur petit monde, impassibles, indifférents à la misère des peuples autochtones, misère maintes fois nommée, décrite, martelée par le narrateur. Comme dans les trois premiers ouvrages, les Arabes n’ont toujours pas la parole, mais cette fois-ci, leur misère et le monde au sein duquel ils évoluent sont dévoilés. Lamria Chetouani écrit à ce propos : « l’Arabe est anonyme, dépersonnalisé, rabaissé, vu selon des clichés racistes. Albert Camus a montré par ses articles que, dans la vie réelle, il en est de même. »29 Par la manière avec laquelle il montre les Arabes, Albert Camus a peut-être voulu signifier que telle est leur réalité dans la vie quotidienne.


2.3- L’Hôte

Daru, un jeune instituteur installé dans les hauts plateaux algériens, voit arriver un jour d’hiver, deux hommes, un gendarme et un Arabe dont les mains sont liées. Balducci, le gendarme, confie l’Arabe à l’instituteur en lui ordonnant de le conduire au village de Tinguit où l’attendent l’administration et la police. Daru refuse d’exécuter l’ordre, mais le gendarme s’en va en lui laissant le prisonnier.La nouvelle est composée de 5033 mots sur 13 pages.30 Camus utilise de nombreux termes pour désigner l’autochtone : Arabe (45 fois), prisonnier (10 fois), l’homme (4 fois), l’autre…Le terme « hôte », titre de la nouvelle, est prononcé une seule fois. Le Littré définit ainsi ce terme : « 1-Celui, celle qui reçoit et traite quelqu’un sans rétribution, qui lui donne l’hospitalité…2- Celui, celle qu’on reçoit et qu’on traite bien. »31 Jacques Derrida écrit : « l’hôte qui reçoit (host), celui qui accueille l’hôte invité ou reçu (guest)… »32 Il y a l’hôte qui accueille et l’hôte qui est reçu. Si le titre même de la nouvelle est polysémique, Daru, le nom de l’instituteur porte à interrogation. En arabe le son [u] n’existant pas on prononce « Dari » ou bien « Darou », ce qui signifie respectivement « ma maison » et « sa maison ». On aurait pu dire aussi haillonn haillonn « Dareh » (Ouest algérien).Daru est membre d’une communauté dont les racines sont étrangères au pays, la communauté des Européens, des colons. Le colon, celui qui est venu chez autrui, est-il l’hôte qui invite cet autrui (l’Arabe) ou celui qui est reçu par lui ?Le socle de la nouvelle repose sur l’entrave de l’arabe. Dès la deuxième phrase Albert Camus montre sa condition de dominé : « L’un était à cheval, l’autre (l’Arabe) à pied. »L’Arabe est colonisé, il n’a ni fonction ni identité. On ne sait rien de lui sinon qu’il a tué. Il faut partir de ce constat primordial. L’autre protagoniste européen est Balducci qui est gendarme. Daru est instituteur. Tous deux se connaissent depuis longtemps. Ils font partie d’un « nous » qui les unit, qui les rend solidaires. À Balducci qui le met en garde : « Tu es sonné, fils. S’ils se soulèvent, personne n’est à l’abri, nous sommes tous dans le même sac », Daru répond : « Je me défendrai. J’ai le temps de les voir arriver. » Dans le manuscrit Camus fait répondre à Daru : « Je défendrai tous les Français s’il le faut »33Il nous faut considérer deux groupes dans l’Hôte. D’un côté celui des autorités coloniales et leurs cercles conscients ou non : le gendarme et l’administration et des hommes parfois comme Daru qui est paternaliste, bienveillant, un colon non violent, il « distribuait une ration aux petits. » Ce groupe détient le pouvoir, et les moyens, économiquement supérieur aux indigènes. Ses membres sont associés (à divers degrés) contre l’autre groupe, formé lui par les Arabes : le prisonnier, les élèves, les pères ou les grands frères, les nomades, mais aussi leurs coreligionnaires qui ont décidé de se révolter, ceux qui ont écrit sur le tableau de la salle où officie l’instituteur ces mots qui lui sont adressés : «Tu as livré notre frère. Tu paieras ».
Jusqu’à l’arrivée du gendarme traînant le prisonnier Daru était tranquille à enseigner la civilisation et la géographie de la France. Daru est arrivé ici après la guerre (guerre mondiale) Il n’est pas d’ici. Il avait demandé un poste dans un petit village. Mais on l’a « nommé à un poste plus au nord, sur le plateau même. » Daru est un éducateur proche de ses élèves. Il est charitable, mais il transmet un savoir, un programme d’éducation, parfois sans lien avec l’identité et l’environnement des jeunes élèves. Une géographie et une histoire qui leur sont étrangères : l’histoire des ancêtres gaulois, la géographie de l’hexagone « Sur le tableau noir, les quatre fleuves de France, dessinés avec quatre craies de couleurs différentes ».
Cette arrivée du prisonnier perturbe Daru. Elle le presse, l’incite à bousculer ses propres convictions pour finalement lui dicter de suivre son vieil ami et gendarme, et par conséquent l’administration, même s’il éprouve quelque fraternité avec l’Arabe. Daru ne va pas plus loin. Il ne peut, plus qu’il ne veut, aller plus loin. Il est même gêné par la présence de l’Arabe « parce qu’elle lui imposait une sorte de fraternité qu’il refusait dans les circonstances présentes ». Daru tient cette fraternité de l’Arabe à distance à cause des circonstances présentes qui sont : la proximité, le meurtre du cousin, la guerre qui commence, « la jeune lumière » équivoque. Mais cette effervescence du monde extérieur s’impose à Daru. Il est prêt à se défendre contre un soulèvement (« je me défendrai »). L’auteur n’explique pas pourquoi les Arabes se soulèveraient. Il nous faut le deviner. Pour quelles raisons sinon du fait de leur condition. « Les moutons mouraient alors par milliers et quelques hommes, çà et là, sans qu’on puisse toujours le savoir. » Daru compatit à la misère de « cette armée de fantômes haillonneux. » « Chaque jour, Daru distribuait une ration aux petits. Elle leur avait manqué, il le savait bien. » Les élèves étaient « tous pauvres ». Daru est charitable, mais il n’est pas solidaire. Il ne remet pas en cause le système colonial qui est à la l’origine de la grande pauvreté des populations autochtones. Pauvreté qui conduit l’Arabe à tuer son propre cousin. À l’image de l’auteur dont il partage la sonorité patronymique, Daru (Daru/Camus), conscient des conditions sociales et politiques subies par l’Arabe et qui font de lui un résident de seconde zone, ne va pas jusqu’à sauter le pas, se révolter contre l’ordre établi, l’ordre colonial. Daru est ce « colon de bonne volonté » qui n’arrive pas à rompre avec ce « nous » qui l’enchaîne, qui le soumet au gendarme et à l’administration qu’il dénonce. Lorsqu’il interroge son vieil ami le gendarme Balducci « Il (l’Arabe) est contre nous ? » Daru s’implique entièrement dans ce « nous ». Et Balducci le lui rappelle néanmoins « Les ordres sont là et ils te concernent aussi » puis, « s’ils se soulèvent, personne n’est à l’abri, nous sommes tous dans le même sac. » Daru « n’arrive pas à s’élever au-dessus de l’attitude du colonisateur de bonne volonté » selon les mots de Raymond Aron, cité plus haut, à propos d’Albert Camus.
Lorsqu’il apprend que l’Arabe a tué, Daru s’offusque « une colère subite vint à Daru contre cet homme, contre tous les hommes et leur sale méchanceté, leurs haines inlassables, leur folie du sang. » Le gendarme et Daru rejettent le crime commis par l’Arabe, mais ne s’interrogent pas sur les raisons profondes qui l’ont poussé à le commettre ? Daru se contente d’un : « Pourquoi l’Arabe a tué ? » Balducci lui répond, incertain : « Des affaires de famille, je crois. L’un devait du grain à l’autre, paraît-il. Ça n’est pas clair. » En somme l’Arabe a tué son cousin qui lui devait du grain. Son cousin l’a volé. Mais ça n’est pas clair. Ça pourrait être plus complexe. L’Arabe se fait justice sans faire appel aux tribunaux français auxquels il ne croit pas. Cet assassinat n’est-il pas la réponse au vol, à la spoliation ? Les Arabes ne sont-ils pas dans cette situation de peuple spolié rendu à la misère, la plus noire dans certaines régions ? « La nourriture de base de l’Arabe, c’est le grain (de blé ou d’orge), qu’il consomme sous forme de galette. Faute de grains, des millions d’Arabes souffrent de la faim… Sur toutes les routes, on peut rencontrer des silhouettes haillonneuses et hâves… Des douars entiers sont venus fouiller le sol pour en tirer une racine amère, mais comestible, appelée « tarouda » et qui, transformée en bouillie, soutient, du moins, si elle ne nourrit pas. »34 Ces paroles sont d’Albert Camus. Elles auraient bien pu être celles de Daru. La réponse de l’Arabe à sa condition est individuelle, le meurtre pour manger, mais elle sera bientôt collective, le soulèvement général ou la mort.
Daru maudissait à la fois les conditions faites aux Arabes par les siens et le crime de l’Arabe. « Le crime imbécile de cet homme le révoltait, mais le livrer était contraire à l’honneur : d’y penser seulement le rendait fou d’humiliation. » « Regarde maintenant, dit l’instituteur, et il lui montrait la direction de l’est, voilà la route de Tinguit. Tu as deux heures de marche. À Tinguit, il y a l’administration et la police. Ils t’attendent. » Puis, lui montrant la direction du sud « ça, c’est la piste qui traverse le plateau. À un jour de marche d’ici, tu trouveras les pâturages et les premiers nomades. Ils t’accueilleront et t’abriteront, selon leur loi. » Daru demande à l’Arabe de choisir. Mais peut-il choisir alors qu’il est privé de liberté, dépossédé de son identité, et même perdu, égaré ? Se diriger vers les nomades, eux-mêmes enferrés, est-ce la liberté ?
On peut (éventuellement) considérer que dans la structure actancielle le personnage arabe est un adjuvant. En prenant la route de la prison l’Arabe n’évite-t-il pas à Daru d’avoir des conflits importants avec l’Administration ? Daru est perçu comme un bon français par l’Arabe, car cet « hôte », cet invité (étranger par ses aïeux à cette terre) a, dans des moments difficiles, en quelque sorte, essayé de le comprendre. Entre eux deux ne commençait-il pas à naître une sorte de fraternité, qui figurait cette fraternité entre tous les Algériens, tous les résidents de cette terre d’Algérie, mais en dehors du gendarme, en dehors de la France ? La réponse n’est pas suggérée par l’auteur.
À la fin de la nouvelle, Daru ne part pas avec l’Arabe. Il revient à son royaume pour poursuivre sa mission. Daru est un instituteur, un maître qui, par définition, transmet des connaissances et (aussi) des messages. A-t-il seulement été perturbé par l’inscription au tableau « qu’il venait de lire » ? Peut-être pas. Il se contente de regarder, pensif, cette lumière annonciatrice (peut-être) des longues années de guerre, « la jeune lumière bondir ». Il pense probablement à ces phrases de son vieil ami le gendarme : « ça bouge, paraît-il. On parle de révolte prochaine. S’ils se soulèvent, personne n’est à l’abri, nous sommes tous dans le même sac. » Daru n’a pas livré l’Arabe à l’administration, mais les inconnus (ou l’inconnu) qui ont écrit « tu as livré notre frère. Tu paieras », ne le savent pas. Ils le considèrent comme adversaire, car il est membre de la communauté du gendarme. Il était bien seul.

2.4- Le Premier homme


Jacques Cormery, un homme d’une quarantaine d’années, revient dans son pays natal à la recherche de son enfance, de son père (bien qu’enterré à Saint-Brieuc), de son histoire. Le Premier homme est un roman autobiographique posthume. Bien qu’écrit à la troisième personne, il cache mal l’autobiographie. C’est un roman inachevé que l’auteur a entamé en octobre 1953 et qu’il travaillera jusqu’à novembre 1959 à Lourmarin. Il souhaitait en faire le plus volumineux de tous ses écrits. Il a été publié en 1994.35 Il tient sur 266 pages sans les annexes (332 avec. Albert Camus pensait en faire trois fois plus).
Ce texte est une autobiographie donc. De nombreuses indications le montrent : Usage du nom de sa grand-mère paternelle, Cormery (dès la page 18), des notes de bas de page : « attention, changer les prénoms » note-t-il… Des omissions, lapsus ou erreurs : « La classe de M. Germain », « moi » au lieu de lui, ou encore « le modèle d’une signature Vve Camus », « J.G. » pour Jean Grenier, son maître. Il est vrai qu’on retrouve dans d’autres romans d’Albert Camus des anthroponymes de ses proches : Cardona (L’Etranger, La Mort heureuse), Sintès (L’Etranger).
Le Premier homme est une autobiographie romancée, une narration à la troisième personne. « Curieusement, en suivant ces ‘il’, et alors que nous sommes, au plan strictement narratologique, en focalisation omnisciente, nous sommes entrés à l’intérieur du personnage, comme si ce discours se disait au ‘je’ et se confiait à nous directement… c’est la troisième personne ‘il’ qui remplit la fonction conventionnellement attendue par un ‘je’ créant une forte subjectivité. Si bien qu’il ne paraîtrait guère choquant si l’on remplaçait ce ‘il’ par ‘je’ »36
Dans le roman (hors annexes) le terme « Arabe » désignant les hommes et les femmes autochtones apparaît 99 fois (et 07 fois en annexes). Les Arabes sont directement désignés par leur nom à dix- sept reprises dont six fois dans les annexes) : Kaddour, Omar, Abder, Tahar, Saddok et Tamzal. Ce dernier est cité sept fois.
D’autres termes sont utilisés pour désigner les populations indigènes comme: nomades, mauresques, Berbères, Mozabites, cavaliers en burnous… 43 fois dont sept fois dans les annexes. Les pronoms personnels, adjectifs indéfinis… sont utilisés 35 fois (nullement en annexe). Les chapitres où l’on rencontre fréquemment ces termes sont: le premier (« au-dessus de la carriole… »), avec 48 occurrences tous termes confondus hors pronoms, « Mondovi » avec 22, puis « Le père, sa mort » ainsi que « Étienne » et « Lycée » avec 15 occurrences chacun. On retrouve ces termes dans les autres chapitres en deçà de dix fois. Ils ne sont aucunement utilisés dans les chapitres « St Brieuc » et « St Brieuc et Malan ».
Il y a lieu de distinguer dans Le Premier homme, d’un côté le discours de Jacques Cormery, direct ou indirect, rapporté par le narrateur, qui parfois se confond avec celui de l’auteur (comme en pages 181 et 189) et de l’autre côté le discours des autres personnages membres de la famille Cormery ou non.
Les extraits que nous avons sélectionnés se rapportent pour la quasi-totalité à la perception qu’ont de l’Arabe ces différents acteurs.
Le roman débute par la naissance de Jacques Cormery. « Un Arabe surgi de l’ombre, dans un burnous sombre et déchiré » désigne au père la maison du docteur accoucheur. Un autre Arabe, pour se protéger contre la pluie, utilise un sac. « Il regarda Cormery, qui ne lui dit rien. ‘‘Tiens’’, dit l’Arabe, et il tendit un bout de son sac. Cormery s’abrita. Il sentait l’épaule du vieil Arabe et l’odeur de fumée qui se dégageait de ses vêtements, et la pluie qui tombait sur le sac au-dessus de leurs deux têtes. » Épaule contre épaule, deux êtres si éloignés et si proches à la fois, unis ici par un événement heureux, la naissance de Jacques, et c’est une accoucheuse Arabe qui le délivre, qui le met au monde. Plus loin l’auteur évoque l’enfance heureuse de Jacques, sa famille, ses amis d’immeuble et de quartier où règnent la pauvreté et la misère, partagées. « Tout au long des arcades, les boutiques de commerçants se succédaient, marchands de tissus en gros… épiceries qui sentaient le girofle et le café, petites échoppes où des marchands arabes vendaient des pâtisseries ruisselantes d’huile et de miel. » À plusieurs reprises des signes sont donnés à propos de cette fraternité possible. « L’auteur multiplie dans Le Premier homme les signes évoquant des traits reliant les deux communautés ; la vie du quartier pauvre est identique pour les uns et pour les autres ; dans la rue dominicale, les ouvriers rencontrent des Arabes ‘‘pauvres eux aussi’’ », écrit Joseph Jurt.37 … « Le matin, Jacques attendait Pierre au bas de sa maison… La rue de Pierre, qui conduisait au marché, était jalonnée de poubelles, que des Arabes ou des Mauresques faméliques, parfois un vieux clochard espagnol, avaient crochetées à l’aube, trouvant encore à prendre dans ce que des familles pauvres et économes dédaignaient assez pour le jeter. »
La pauvreté est partagée au sein de la tonnellerie, lorsqu’on est ouvrier, Arabe ou non. Tonnellerie où Jacques se rendait pour donner le casse-croûte à son oncle Ernest qui y travaillait. Jacques se souvient qu’il « y avait Abder » – Saïd dans Les Muets – « le manœuvre arabe qui portait un pantalon arabe dont le fond pendait en plis et dont les jambes s’arrêtaient à mi- mollet, un vieux veston sur un tricot dépenaillé et une chéchia, et qui avec un drôle d’accent appelait Jacques ‘‘mon collègue’’ parce qu’il faisait le même travail que lui quand il aidait Ernest… Ernest, vêtu d’un vieux pantalon bleu rapiécé, d’espadrilles couvertes de sciure, d’une flanelle grise sans manches et d’une vieille chéchia délavée qui protégeait ses beaux cheveux des copeaux et de la poussière. » Un jour, dans cette tonnellerie, Jacques venait de se blesser. « Il sentit tout de suite une douleur sourde à sa main, mais se releva d’un coup en riant devant les ouvriers qui étaient accourus… Cinq minutes après, ils étaient chez le docteur arabe qui habitait en face de chez eux. C’est rien, docteur, c’est rien, hein », disait Ernest, blanc comme un linge. «Allez m’attendre à côté, dit le docteur, il va être courageux. » Mais cette solidarité, cette camaraderie, manifeste dans la tonnellerie, ici et dans Les Muets, ne sont pas répandues dans la société. « Le chômage, qui n’était assuré par rien, était le mal le plus redouté. Cela expliquait que ces ouvriers, chez Pierre comme chez Jacques, qui toujours dans la vie quotidienne étaient les plus tolérants des hommes, fussent toujours xénophobes dans les questions de travail, accusant successivement les Italiens, les Espagnols, les Juifs, les Arabes et finalement la terre entière de leur voler leur travail.» « Dans ce pays d’immigration, d’enrichissement rapide et de ruines spectaculaires, les frontières entre les classes étaient moins marquées qu’entre les races… Alors que Jacques et son ami Pierre avaient des camarades arabes à l’école communale, les lycéens arabes étaient l’exception, et ils étaient toujours des fils de notables fortunés. »
Le racisme anti-Arabe est très ancien. Henri Cormery, le père de Jacques était dans les Zouaves (unités françaises d’infanterie). Un jour, dans un coin de l’Atlas alors que le Maroc est à la veille de sa mise sous tutelle des puissances européennes, il découvre qu’un de ses camarades de détachement « avait été égorgé et, dans sa bouche, cette boursouflure livide était son sexe entier. » Henri était furieux : « Un homme ne fait pas ça… un homme, ça s’empêche. » Il criait « sale race ! Quelle race ! Tous, tous… » Il s’agit bien sûr de « la race arabe ». Le racisme prend d’autres dimensions, il s’exacerbe lorsque la guerre d’indépendance éclate : « sale race vous êtes tous de mèche, bande d’enculés. » lançait un Pied-noir à un Arabe. Puis « Il faut tous les tuer ». Jacques n’est pas d’accord, il s’élève contre cette haine, « il n’a rien fait » dit-il en essayant de protéger l’Arabe. Lorsque Jacques se rend à la ferme où il est né, le fermier lui parle de son propre père M. Veillard : « C’est un vieux colon… Le genre patriarche, vous voyez. Il en faisait baver à ses ouvriers arabes, et puis, en toute justice, à ses fils aussi…. L’an passé (…) le préfet avait eu le malheur de dire aux agriculteurs assemblés qu’il fallait reconsidérer les questions [coloniales], la manière de traiter les Arabes et qu’une page était tournée maintenant. Il s’est entendu dire par le vieux que personne au monde ne ferait la loi chez lui… » A ses ouvriers qui lui demandaient ce qu’il fallait faire il leur répondait : « ‘‘Si j’étais à votre place…j’irais au maquis. Ils vont gagner. Il n’y a plus d’hommes en France’’. Il n’a plus voulu entendre parler de l’Algérie. Il est à Marseille, dans un appartement moderne… moi, je reste, et jusqu’au bout. Quoi qu’il arrive, je resterai. J’ai envoyé ma famille à Alger et je crèverai ici ». La guerre d’indépendance avait bien éclaté. Veillard accompagne Jacques, à la recherche de personnes ayant connu ses parents. Ils arrivent chez le vieux Tamzal. « ‘‘Il y a six mois, on est venu chercher son beau-fils, on voulait savoir s’il ravitaillait le maquis. On n’a plus entendu parler de lui. Il y a un mois, on a dit à Tamzal que probablement il avait voulu s’évader et qu’il avait été tué’’. ‘‘Ah, dit Jacques. Et il ravitaillait les maquis ?’’ ‘‘Peut-être oui, peut-être non. Que voulez-vous, c’est la guerre ». L’auteur, par le biais du fermier, dit son espoir du vivre ensemble, « on est fait pour s’entendre. On va encore un peu se tuer, se couper les couilles et se torturer un brin. Et puis on recommencera à vivre entre hommes. C’est le pays qui veut ça. » Il « sentait aujourd’hui la vie, la jeunesse, les êtres lui échapper, sans pouvoir les sauver en rien. »
Jacques Cormery, la quarantaine, rend visite à sa mère. Jacques, sa maman et son oncle Ernest « se retrouvaient comme autrefois » chez elle. On évoque la famille, les amis, les frères Daniel et Pierre « camarades d’atelier de Ernest ». « Et Daniel ? » demande Jacques. « Y va bien, il est vieux comme moi ; Pierrot son frère la prison… le syndicat. Moi je crois qu’il est avec les Arabes. » Aussitôt la situation du pays s’impose à lui, il parle des « bandits », il s’agit des combattants : « les bandits, c’est bien ? » « Non, dit Jacques, les autres Arabes oui, les bandits non. » « Bon, j’ai dit à ta mère les patrons trop durs. C’était fou, mais les bandits c’est pas possible. » «Voilà, dit Jacques. Mais il faut faire quelque chose pour Pierrot. » Jacques était devant la fenêtre. Dans la rue « les ouvriers, avec leurs chemises blanches, fraîchement lavées et repassées, se dirigeaient en bavardant vers les trois ou quatre cafés qui sentaient l’ombre fraîche et l’anis. Des Arabes passaient, pauvres eux aussi, mais proprement habillés, avec leurs femmes toujours voilées, mais chaussées de souliers Louis XV. Parfois des familles entières d’Arabes passaient, ainsi endimanchées. L’une d’elles traînait trois enfants, dont l’un était déguisé en parachutiste. Et justement la patrouille de parachutistes repassait, détendus et apparemment indifférents. C’est au moment où Lucie Cormery entra dans la pièce que l’explosion retentit » (…) « Des gens couraient (…) en quelques secondes la rue s’était vidée. » Plus loin, des hommes s’emportaient, « cette sale race » lançait un ouvrier à un Arabe « ‘‘Vous êtes tous de mèche, bande d’enculés’’, et il se jeta vers lui. Les autres le retinrent. Jacques dit à l’Arabe : ‘‘Venez avec moi’’, et il entra avec lui dans le café … ‘‘Il n’a rien fait, dit Jacques. Fais-le entrer chez toi.’’ Jean regarda l’Arabe en essuyant son zinc. ‘‘Viens’’, dit-il, et ils disparurent dans le fond. En ressortant, l’ouvrier regardait Jacques de travers. ‘‘Il n’a rien fait’’, dit Jacques. ‘‘Il faut tous les tuer’’. ‘‘C’est ce qu’on dit dans la colère. Réfléchis.’’ L’autre haussa les épaules : ‘‘Va là-bas et tu parleras quand tu auras vu la bouillie.’’ »
Dans l’avion qui le ramène à Alger, Jacques reconstitue l’histoire des siens, à leur arrivée, telle que la lui a racontée le vieux docteur, celui-là même qui l’avait mis au monde, l’histoire des premiers Pieds-noirs, lorsqu’ils arrivèrent en terres d’Algérie que la France « leur avait données », à eux qui « avaient refusé la domination allemande » dès 1871 (Albert Camus a longtemps pensé que ses ancêtres paternels étaient alsaciens, ils étaient bordelais), prenant la place des Algériens. Ces étrangers « persécutés-persécuteurs d’où était né son père » arrivaient « sous le regard hostile des Arabes groupés de loin en loin et se tenant à distance, accompagnés presque continuellement par la meute hurlante des chiens kabyles ». Les nuits, pour oublier le choléra et la peur « les conquérants en robe longue et en costume de drap dansaient, transpiraient gravement autour d’un grand feu de broussailles, pendant qu’aux quatre coins du campement la garde veillait pour défendre les assiégés contre les lions à crinière noire, les voleurs de bétail, les bandes arabes et parfois aussi les razzias d’autres colonies françaises qui avaient besoin de distraction ou de provisions…Travaillant en pays ennemi, qui refusait l’occupation ». À quarante ans Jacques est en osmose avec ce pays qui l’a vu naître presque orphelin, sa vie a été forgée « dans une île pauvre du quartier, liée par la nécessité toute nue, au milieu d’une famille infirme et ignorante. Jeté dans ce pays comme s’il était le premier habitant, ou le premier conquérant… avec autour de lui ce peuple attirant et inquiétant, proche et séparé, qu’on côtoyait au long des journées, et parfois l’amitié naissait, ou la camaraderie… »
Dans Le Premier homme, demeuré inachevé et à propos duquel des précautions doivent être prises, pour cette raison même, Albert Camus montre la pauvreté qui écrase les uns et les autres, certainement plus les uns que les autres. Ici la misère des Arabes est intégrée dans la pauvreté plus générale d’un monde pauvre, celui du quartier de Belcourt et d’autres d’Alger. L’auteur montre implicitement les conditions faites aux colonisés contre lesquelles s’insurge son ami Saddok : « je choisis la folie arabe, la folie des opprimés. » La « question arabe » et la guerre d’indépendance sont évoquées plusieurs fois et clairement.

3- L’Arabe dans les essais d’Albert Camus


Pour complément nous avons introduit dans la présente étude des extraits des essais d’Albert Camus où il est question d’Arabes. Les termes désignant un autochtone comme Arabe ou indigène, berbère… apparaissent à de nombreuses reprises. D’autres termes, substantifs, pronoms et autres patronymes sont donnés aussi pour désigner des autochtones.Nous n’avons pas retenu les écrits journalistes (hors ceux qui figurent dans Actuelles), très nombreux, dont certains sont indisponibles.
–  Dans L’Envers et l’endroit le mot Arabe apparaît une fois dans la préface : « J’aime la maison nue des Arabes ou des Espagnols », trois fois dans l’essai Entre oui et non : « J’entends l’Arabe respirer très fort, et ses yeux brillent dans la pénombre… L’Arabe dans son coin, toujours accroupi, tient ses pieds entre ses mains… Les lumières des phares sont là. Et l’Arabe qui se dresse devant moi me dit qu’il va fermer » et une fois le terme cheik, « Sur les murs, des lions jaune canari poursuivent des cheiks vêtus de vert, parmi des palmiers à cinq branches. »
–  On retrouve le même mot, une fois, dans Noces : L’Eté à Alger : « À l’ombre des arbres qui la bordent, des Arabes vendent pour cinq sous des verres de citronnade glacée, parfumée à la fleur d’oranger ». Phrase suivie de deux identiques adjectifs possessifs y renvoyant : « Leur appel », « leur cri ».
–  Deux fois dans L’Eté : Dans Le Minautore ou la halte d’Oran, une fois : « De loin en loin, un berger arabe fait avancer sur le sommet des dunes les taches noires et beiges de son troupeau de chèvres. Sur ces plages d’Oranie, tous les matins d’été ont l’air d’être les premiers du monde. » Dans Petit guide pour des villes sans passé, une fois : « Et d’abord la jeunesse y est belle. Les Arabes, naturellement, et puis les autres. Les Français d’Algérie sont une race bâtarde, faite de mélanges imprévus. »
–  Une fois le terme Maure, dans L’Homme révolté, en note explicative en bas de page désigne ceux d’Espagne.
–  Dans Carnets I (1935-1942) le mot Arabe est mentionné trois fois, une fois celui de mauresque :« Le soleil sur les quais, les acrobates arabes et le port bondissant de lumière…C’est une Arabe… ‘‘Ces Arabes, ça masque leurs filles. Ah ! ils ne sont pas encore civilisés !’’… L’infirmière mauresque qui cloue la bière a un chancre au nez et porte un bandeau perpétuel. »
– Dans Carnets II (1942-1951) aucun des termes concernés n’apparaît.
– Dans Carnets III (1951-1959) différents termes sont utilisés : Arabe, émissaires du FLN, des pronoms (ils, vous, l’autre…) des patronymes (Yassef Saadi, Ali-la-Pointe)… « Les Arabes couchés ici. Et oubliés de tous… Visite de G.T. [Germaine Tillon] Contactée par émissaires du F.L.N. qui lui proposent un rendez-vous avec des responsables qui ont des questions à lui poser… Ils parlent de la torture… Le chef fait un signe à l’autre … G.T me montre aussi les rédactions de 30 élèves arabes de 11 à 12 ans auxquels l’instituteur arabe a donné le sujet : ‘‘Que feriez-vous si vous étiez invisibles ?’’ : Tous prennent des armes et tuent soit les Français, soit des paras soit les chefs du gouvernement. Je désespère de l’avenir. »
–  Dans Actuelles I Ecrits politiques (1944-1948) on trouve deux termes, «Arabes » et « sidi » (son utilisation marque le respect à l’égard des hommes âgés, il fut utilisé pour injurier, comme raton, bougnoule, melon…) Dans cet extrait Albert Camus dénonce ce racisme anti-arabe. « On trouve normal que le malheureux étudiant qui a tué sa fiancée utilise, pour détourner les soupçons, la présence de ‘‘sidis’’, comme ils disent, dans la forêt de Sénart. Si des Arabes se promènent dans une forêt, le printemps n’a rien à y voir. Ce ne peut être que pour assassiner leurs contemporains.» On trouve également, les termes suivants, mentionnés une seule fois : musulman, algérien, maure.
–  Dans Actuelles II Ecrits politiques (1948-1953) les seuls substantifs suivants sont donnés, deux fois chacun : Arabes et Algériens. Albert Camus dénonce la xénophobie et le racisme dont sont l’objet les Arabes. Dans une lettre qu’il adresse à Jean-Paul Sartre, directeur des Temps modernes le 30 juin 1952 Albert Camus écrit : « Il importe peu que votre critique [il s’agit de Francis Jeanson ] examine de façon résolument futile, ou plaisante, ou dédaigneuse, certaines démonstrations secondaires… Me jetant alors à la face Indochinois, Algériens, Malgaches et mineurs de fond pêle-mêle… Je pardonne de grand cœur ces innocentes sottises. Votre collaborateur n’est pas forcé de savoir que ces problèmes coloniaux dont il nous laisse croire qu’ils l’empêchent de dormir m’ont empêché, il y a déjà vingt ans, de céder au total abrutissement du soleil. Ces Algériens dont il fait son pain quotidien ont été jusqu’à la guerre mes camarades dans un combat plutôt inconfortable. » Cette lettre comme d’autres lettres sur la révolte participa du combat « qui a aidé à dissiper des confusions » écrit Albert Camus.
–  Dans Actuelles III Ecrits politiques (1939-1958), recueil qui couvre vingt années, articulé autour de sept chapitres, on trouve un ensemble « d’articles et de textes qui tous concernent l’Algérie. » « Averti depuis longtemps des réalités algériennes, je ne puis… approuver une politique de démission qui abandonnerait le peuple arabe à une plus grande misère, arracherait de ses racines séculaires le peuple français d’Algérie » écrit Albert Camus qui donne sa vision et ses convictions à propos de l’Algérie. C’est le volume qui contient le plus de termes désignant les autochtones. Celui qui est le plus utilisé est « Arabe » près de soixante-dix fois, « peuple arabe » est plusieurs fois utilisé, d’autres aussi, mais en moins grand nombre comme « musulmans », « Kabyles », « indigène », « peuple Kabyle ». Les expressions «pays Kabyle » « pays arabe » « population nord- africaine » ne sont utilisées qu’une seule fois. On trouve des noms de nationalistes comme Hadjeres, Ferhat-Abbas ou Aziz Kessous. Albert Camus défend dans le détail sa thèse, évoquée en supra.

Pour conclure cette analyse nous faisons le constat que dans les textes fictionnels d’avant 1954 Albert Camus décrit un monde qui lui est proche. L’effacement des autochtones, réel dans la société des Pieds-noirs, est simplement reproduit sans induction aucune. La Mauresque est battue, trompée, l’Arabe est frappé, assassiné, ignoré. Sa présence est insignifiante, comme dans La Mort heureuse. Dans L’Etranger les Autochtones sont présents comme le groupe d’Arabes, l’infirmière, la maîtresse de Raymond, présents, mais paradoxalement absents pour nombre d’entre eux. Ils agissent ou plutôt sont agis, êtres anonymes, ils murmurent : un « murmure sourd, parti de plus bas, formait comme une basse continue aux conversations qui s’entrecroisaient au-dessus de leurs têtes », ou bien ne s’expriment clairement que par la bouche d’un autre (Raymond ou Meursault). Dans La Peste les Arabes, des ombres, sont évoqués (à trois reprises) par un journaliste et une marchande de tabacs. Il y a entre les fictions et les essais d’Albert Camus comme une frontière étanche qui empêche que la vision que l’auteur de « Misère de Kabylie » (1939) ou de « La famine en Algérie » (1945) a du « peuple arabe… malheureux peuple de ce pays » perce pour se déployer dans ses romans. Dans ces trois romans la présence des Arabes est insignifiante, leur rôle est sans importance, leur présence est évoquée comme élément de décors, ou n’apparaissent que par le biais de personnages européens, n’intervenant nullement directement. La présence/absence des Arabes dans les fictions écrites par Albert Camus avant la guerre d’indépendance a été largement détaillée et commentée.
Dans les fictions écrites pour l’essentiel de leur contenu durant la guerre d’indépendance algérienne Albert Camus montre bien le réel de la misère, de l’injustice et du racisme subis par les Algériens colonisés. Ces réalités n’empêchent pas parfois une forme de proximité entre les populations européenne et arabe. Dans Les Muets une amitié sincère unit deux ouvriers pauvres et solidaires, un personnage européen et un autre Arabe. Mais souvent les autochtones subissent domination et discriminations multiples de la part de la population européenne et de l’administration. Des états de faits et pratiques révoltants que dénonce l’auteur dans ses essais, ses articles de presse et dans ses interventions publiques. La condescendance des petits blancs indifférents à la misère des Arabes, enfermés dans leur petit monde est maintes fois martelée dans La Femme adultère. Dans L’Hôte, Daru compatit avec les Arabes embourbés dans une grande misère, mais il ne remet pas en cause la colonisation à l’image d’Albert Camus.
Que ce soit dans L’Exil et le royaume ou dans Le Premier homme, Albert Camus mêle deux perceptions, deux regards antagonistes sur les populations algériennes arabo-berbères. D’une part la ou les visions portées par ses personnages et d’autre part la sienne. Il est important de distinguer les focalisations. La perception par ses personnages du monde qui les entoure est subjective. Elle est le reflet de la vie concrète en Algérie d’alors. Le regard de nombre des personnages d’origine européenne est celui de la condescendance, de l’indifférence, voire du racisme à l’égard des Indigènes. La domination, l’exclusion, le mépris, la violence et le racisme que subit l’Arabe sont portés par Marcel dans La Femme adultère, par le gendarme dans L’Hôte, par un ouvrier, par un fermier dans Le Premier homme… Ces voix ne sont pas, loin de là, celles d’Albert Camus.
L’autre perception, l’autre point de vue est celui de l’auteur/narrateur, bien que s’exprimant à la troisième personne « il ne paraîtrait guère choquant si l’on remplaçait ce ‘il’ par ‘je’ ».38 Il montre la pauvreté extrême des populations locales, une parmi d’autres conséquences du colonialisme, quand bien même l’auteur n’était pas favorable à l’autodétermination du peuple algérien. «La revendication arabe a raison, et tous les Français le savent (il y a lieu) de dénoncer et de refuser le colonialisme et ses abus, qui sont d’institution. »39 Un cri qu’Albert Camus avait maintes fois lancé en public, dans des articles de presse ou essais.
Mais, s’il dénonce les méfaits du colonialisme, comme le montrent les extraits en supra (chapitre 3), Albert Camus se bat pour le réformer, il ne le combat pas pour le dépasser, pour le supprimer au profit d’une Algérie indépendante. Un pas qu’il ne franchira pas comme tant d’autres intellectuels de son époque et de même origine que lui, qui ont condamné le colonialisme et soutenu la guerre d’indépendance algérienne : Anna Gréki, Jean Senac, Jules Roy, Pierre Chaulet, Daniel Timsilt, Henri Kréa, et de nombreux autres.
Dans les fictions écrites après 1954 on trouve, certes, l’Arabe comme élément de décors ou exotique, mais on trouve également l’Arabe acteur nommé : Tamzal, Kaddour, Saïd… et agissant auprès d’autres personnages européens. Albert Camus n’est pas demeuré insensible aux critiques qui lui furent adressées, lui qui « exhorte à la lucidité, à la mesure, à avoir le sens du problème : ‘‘ Il s’agit de refaire notre mentalité politique, cela signifie que nous devons préserver l’intelligence. Il n’y a pas de liberté sans intelligence’’… »40
Les questionnements sur les conditions de vie des Algériens autochtones et sur leurs revendications, mais également les tentatives de rapprochement entre les communautés sont tangibles dans les écrits fictionnels d’Albert Camus des années cinquante, plus encore dans Le Premier homme, à propos duquel il disait : « Je commence vraiment mon œuvre avec ce livre. »41 « Un livre qui n’a absolument pas été retouché, c’est un premier jet d’écriture »42. Sa disparition brutale en janvier 1960 a mis un terme au projet de proposition de réconciliation, quoique tardif, qu’il nous aurait offert à lire, à discuter. Il l’emportera dans sa solitude. « Maintenant j’erre parmi des débris, je suis sans loi, écartelé, seul et acceptant de l’être, résigné à ma singularité et à mes infirmités. »43

Notes :
1 José Lenzini, Les derniers jours de la vie d’Albert Camus, Barzakh, Alger, 2009, p. 129.
2 Albert Camus, L’Homme révolté. Gallimard, Paris, 1951, p. 269.
3 Bjurström C.G., postface à Albert Camus, Discours de Suède, Gallimard/Folio, Paris, 2007, p 78.
4 Cahier Albert Camus-6- Albert Camus éditorialiste à l’Express : mai 1955-février 1956, Gallimard, Paris, 1987 p. 18.
5 Emmanuel Roblès, Camus frère de soleil, Le Seuil, Paris, 1995, pp. 84 et 113.
6 Albert Camus, Chroniques algériennes : 1939-1958, Gallimard/folio-Essais, Paris, 2011, p. 157.
7 Alain Vircondelet (texte de), Catherine et Jean Camus (photographies, collection de), Albert Camus vérités et légendes, Editions du Chêne, Paris, 1998, p. 102.
8 Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, Maspéro, Paris 1968, p. 168.
9 Albert Camus, Chroniques algériennes, op. cit., pp. 208-209.
10 Catherine Camus en réponse à une de nos questions à la Cité du livre d’Aix en Provence le 28 novembre 2006.
11 Le Monde Hors série, Une vie, une œuvre, 1° numéro, Paris, 2010. Albert Camus La révolte et la liberté.
12 Alain Vircondelet, op. cit., p. 66.
13 Albert Camus, Chroniques algériennes, op. cit., p. 28.
14 Virgil Tanase, (A. Camus-J. Grenier, Correspondance, cité par) Camus, Gallimard/ folio biographies, 2010, p.335.
15 Olivier Todd, Albert Camus une vie, Gallimard/Nrf. Biographies, Paris, 1996, p. 756.
16 AlbertCamus, Remarque sur la révolte, in ouvrage collectif « L’Existence », Gallimard/Métaphysique, Paris,1945,p 17.
17 Albert Camus, Les Justes, Gallimard/Folio plus, Paris, 2010, p. 50.
18 Christiane Chaulet-Achour, Albert camus face à la question algérienne, in : www.ldh-toulon.net, consulté le 28 août 2013.
19 Archive vidéo Ina.
20 Lila Ibrahim-Lamrous, L’exil et le royaume d’Albert Camus: l’Algérie comme chair de la poésie, www.periodicals.narr.de, consulté en mai 2013.
21 Le Premier homme commenté par Pierre-Louis Rey. Ed Gallimard/Folio, 2008 p 128.
22 Waël Rabadi, L’Etranger face à la critique arabe, in : Bulletin d’information de la Société des études camusiennes, n° 84, mai 2008, p. 35.
23 Nous avons repris à notre compte la distinction des écrits d’Albert Camus en dramaturgie, essai et roman telle qu’employée par les éditeurs de l’auteur.
24 www. Etudes-camusiennes.fr, consulté en mai 2013
25 Albert Camus, Théâtre, récits, nouvelles, édition établie et annotée par Roger Quillot, Gallimard/ nrf, Bibliothèque de La Pléiade, Paris, 2005.
26 Albert Camus, Théâtre, récits, nouvelles. Op. cit.
27 Albert Camus, Théâtre, récits, nouvelles. Op. cit., p. 2040.
28 Albert Camus, Théâtre, récits, nouvelles. Op. cit., p. 2042.
29 Lamria Chetouani, L’Etranger d’Albert Camus une lecture à l’envers du stéréotype arabe », citée par Olivier Todd, op. cit., p. 764.
30 Albert Camus, Théâtre, récits, nouvelles. Op. cit.
31 Le Littré, janvier 2003, tome trois, p. 3034.
32 Jacques Derrida, Adieu à Emmanuel Levinas, repris par Annabel Herzog dans l’article « paradigmes bibliques, colonialisme et hospitalité dans ‘‘L’Hôte’’ d’Albert Camus », Etudes françaises vol 42, n°2, 2006, pp 137-147, on www.erudit.org, consulté en mai 2013.
33 Albert Camus, Théâtre, récits, nouvelles, op. cit. p. 2051.
34 Albert Camus, Chroniques algériennes, op. cit. p. 99
35 Albert Camus, Le Premier homme, Gallimard/Nrf, Paris, 1994.
36 Keling Wei, Albert Camus : l’écriture autobiographique et les registres multiples de la voix… Queen’s University Kingston, Ontario, Canada Janvier 1998, p. 13.
37 Joseph Jurt, Albert Camus contre la rupture, Confluences, Hiver 1996-1997, Paris, p. 121.
38 Keling Wei, Albert Camus, op. cit., p. 13
39 Albert Camus, Chroniques algériennes, op. cit., p. 200.
40 Hocine Aït-Ahmed, Camus et le bicentenaire de la déclaration des droits de l’homme, 1789-1989, in Rencontres méditerranéennes de Lourmarin, Albert Camus une pensée, une œuvre, Colloque de Lourmarin, 1-10 août 1985, p. 106.
41 Jérôme Dupuis, Retour sur le dernier jour d’Albert Camus, L’Express.fr, 11.02.2010.
42 Catherine Camus en réponse à une de nos questions à la Cité du livre d’Aix en Provence le 28 novembre 2006.
43 Albert Camus, Carnets 3 -1951-1959, Gallimard, 1989, p. 266.

___________________

Etc.

————-

Lire critique in La Plume francophone – Ali Chibani _ 20 novembre 2016

Cliquez ici


Aubuscule

Aubuscule- Éditions Incipit en W – Miramas, 10, 2014

(plusieurs des poèmes ci-dessous sont parus in « Débâcles »)

« De la musique sortit, coula de ses doigts sans qu’il parût le vouloir, en décider, et sournoisement elle s’étala dans le monde une fois de plus, submergea le cœur d’inconnu, l’exténua. »

Marguerite Duras, Moderato cantabile. Ed de Minuit. Paris, 1958.

Préface

Écrire c’est, d’une certaine façon, saisir la possibilité de s’écarter, ou mieux, de se libérer de cette mystification dont nous sommes l’objet, de ces mensonges que nous portons, que porte notre humanité et qu’elle dissimule ou qu’elle tente de dissimuler sous de faux-semblants imposés par nombre de codes sociaux. Il nous est difficile d’être, mais plus aisé de paraître. Nous sommes exhortés à avoir, toujours plus. Le consumérisme (1) au détriment de la vérité, de notre vérité.

Car écrire c’est, d’une certaine façon, se saisir de notre propre vérité, je dirais de nos propres vérités, au-delà de l’orgueil et de la gloire. « J’écris pour me parcourir » affirmait Henri Michaux (2). Écrire ce que, pour une raison ou une autre, l’on ne dit pas toujours, car il est – souvent – difficile de dire, au-delà du sens commun, du conformisme. Écrire c’est provoquer, libérer le silence et la douleur que nous portons, et les joies aussi bien sûr : nos vérités disais-je. Les dévoiler. En écrivant « on n’invente bien que ce qu’on porte en soi » écrit Robert Mallet dans une préface dédiée à V. Larbaud (3).

On peut faire le choix de la prose, celui de la poésie, ou s’exprimer à travers l’une et l’autre. Les fragments que je propose furent écrits entre 2002 et 2014.

A.H.

1_ Lire Les Choses, deGeorges Pérec,Julliard, Paris 1965.

2_ Obsevations, in Passages. Œuvres complètes Gallimard/Pleiade, 2001.

3_ Valery Larbaud, Les Poésies de A.O. Barnabooth.

Gallimard/Poésie, Paris 1966.

Entre chien et loup *

« Dans la profondeur du tableau, il y a la ligne d’un ciel fané d’automne, le vent, par-dessus une lointaine rangée de montagnes, chasse de rapides petits nuages pie. Au premier plan, d’un rouge brun, la steppe des absinthes. Et le chemin noir qui n’a guère eu le temps de sécher après les pluies récentes. »

Tchinghiz Aïtmatov, Djamilia.

Denoel/folio, Paris 2001.

* * *

« Il y a dans cette tempête rouge

dans ce flux en tous sens de sang

dans ce recouvrement parfait de rouge sur toute

chose

dans cet épandage mondial

il y a deux loups affrontés »

Henri Michaux, Lecture de huit lithographies de Zao Wou-Ki. Œuvres complètes, Gallimard/Pleiade, 2001. 

* * *

* Cf les notes en fin de recueil.

Nostalgie

Le son de tes voies coule dans mes veines

N’avais-je pas suffisamment d’audace

Pour tatouer sur ton corps mes peines

Retrouverai-je tes artères, tes places

Dis-moi Paname si ma quête est vaine.

* * *

Et toiles fécondes

Les corbeaux noirs ne volent plus au-dessus des

champs de blé

Les sillons d’Auvers ne sont plus à la fête

Le gris et le noir du marbre glacé ne dénouent

les âmes ni l’esprit

Les feuilles mortes alentours ne sont plus

ramassées par les pèlerins

Ni les tournesols récoltés

Les couleurs orphelines de père Tanguy ne

luisent plus

Ses yeux, d’Orient

Ni de voyage aux Marquises, ne rêvent plus

Dans ce Nouveau Monde, les archipels ne

semblent pas veiller

Ils ne ploient pourtant ni devant l’adversité ni

devant les défis

Nul ne pourra haler ces confettis à bord de

l’indécence

Les hommes n’y regardent ni l’hiver ni le ciel

La végétation ne forme pas de stèles pour les

hommes de toiles et d’étoiles

Jamais n’est forcée la porte de l’indicible

L’agitation sourde jamais ne flatte l’obscurité

Ni les murets de la parcimonie n’escalade.

* * *

Ivresse

Fuir la perfidie de l’esprit

La cupidité de l’estomac

La vanité de mon nord

Tamtert ou El-Ouata me voilà

Vite

M’habiller d’aridité

Me combler de silence

Retrouver les signes que ma mémoire a semés

Faire mes ablutions

Avec l’ocre des grains de sable

Pyramides

Et à la tombée du jour

Un verre d’effluves divins à la main

Deux et trois

Menthe sauvage et thé rouge

Plonger mes yeux dans les yeux

De l’Astre couchant.

Renaître.

* * *

Aubuscule

Était-ce une aube comme une autre aube Jason ?

Ces ombres affairées dans des felouques

Dont ton Brownie a saisi le courage

T’attendaient-elles pour larguer les amarres ?

Ciel et mer aux couleurs du Luberon

Ocres matinales que tu reluques

Ce Red horizon tableau ou image

Sir, nous fond avant l’heure autant qu’Icare

Brownie ou palette finalement

Lac, lagon, océan ou champ de houque

Peu importe le flacon, l’outillage

Ce moment ce lieu Jason, accaparent

L’horizon s’étire et à ce moment

Des bras aguerris à l’aviron souquent

Je rêve de hamac, de bastingage

Était-ce le crépuscule sur le phare ?

* * *

Été

L’homme somnole

À l’ombre d’un pin

Le roman glisse entre les doigts

Sous la treille fournie de raisins

D’autres jouent aux cartes un mégot à la main

Le cendrier déborde

Les cigales stridulent

Dans la pinède ombragée

La boule est tirée

L’enfant rêve de sapins blancs

Couchés sur la remorque

Ses yeux pétillent.

* * *

Rengaine

Sous les faisceaux de la lampe de bureau

Sur la feuille opaline

Ruisselle mon flux de conscience.

De l’autre côté du temps

L’océan engloutit l’astre irisé

Tandis que la nuit sombre de nouveau

Dans les méandres du jour.

Le sablier se vide et se plaint

Le coq le couve de son orgueil répété

La feuille s’assombrit en silence

* * *

Dis-moi Lolita…

« Dans la joyeuse cité de Lepingville, je lui achetai quatre albums de bandes dessinées, une boite de bonbons, une boite de serviettes hygiéniques, deux cocas, une trousse de manucure, une pendulette de voyage avec un écran lumineux, une bague avec une vraie topaze, une raquette de tennis, des patins à roulettes avec des bottines blanches, des jumelles, un poste radio portatif, du chewin-gum, un imperméable transparent, des lunettes de soleil, d’autres vêtements encore – des pulls-overs chics, des shorts, toutes sortes de robes d’été… »

Vladimir Nabokov, Lolita. Éditions Gallimard/folio, Paris 2001.

* * *

« Qu’est-ce qui m’avait menée là ? Était-ce ma curiosité littéraire qui me jetait dans une aventure aussi singulière ? Ou moi qui allais vers l’amour en suivant le chemin de la littérature ? »

Ahlam Mosteghanemi, Le chaos des sens. Éditions Sedia, Alger 2009.

* * *

Katia

kaléidoscope tu es papillonnant

autour de moi cœur puéril


tu as fait de moi un

insoumis sur le retour

à la raison au monde

* * *

Gazelle

Le son de ta voix coule dans mes veines

N’avais-je pas suffisamment d’audace

Pour tatouer sur mon corps tes peines

  Affronter tes humeurs tes menaces

Dis-moi Gazelle si ma quête est vaine.

* * *

La photo jaunie

L’amande de ton regard

Appuyée par la rosée suggérée de tes lèvres

Et le charbon de tes paupières

Retenus dans le vase

Oval de ton visage

Candide, jauni

Enserré par ce cadre,

Embaument l’impatience

De ma mémoire malmenée

Qu’ils assouvissent,

Et apaisent

Aussitôt

Retrouvée

* * *

Absences

« Il est une chose que je regrette amèrement, je n’ai jamais dit… ‘‘Maman, je t’aime’’… J’ai toujours eu peur de me trahir… J’aurais tant voulu l’appeler au moins une fois maman. Farroudja n’a jamais entendu ce mot dans ma bouche. »

Boualem Sansal, Rue Darwin. Éditions Gallimard, Paris 2011.

* * *

Ya Mraya

Les premières notes

Coulent du cœur de la caisse

Lampe merveilleuse

Cordes pincées.

Un parfum suranné

Ensorcelle mon verre de thé à la menthe.

Il tremble, vacille.

Une voix épurée suit,

Chevauchant le tapis harmonique.

Elles remontent ensemble 

Mon biscuit, ma madeleine,

La nuit blanche de mon être.

Douleur et corps se déchiquetaient alors.

Pour quelque dépouille pour l’une,

Un instant de répit pour l’autre.

Adolescence enceinte par l’implacable

Et inhumaine douleur affligée par les sept Cieux.

Corps liquéfié.

Pas de rémission pour l’itim’*.

Pourtant.

Ya Mraya, ô miroir, ya Mraya,

Cette voix complaisante

Qui tangue au-dessus du verre enflammé,

Extirpe du cœur de la lointaine affliction,

L’autre temps,

Répit disais-je

En arrache le temps de l’insouciance.

De la joie et de la révolte mêlées.

Car la vie glanait alors,

Dans les interstices du néant

Envers et contre tout,

Contre toutes les douleurs,

Inacceptables et révoltantes douleurs

Quelques pépites bon gré mal gré,

Les copains d’abord

Carricos et pitchaks

Ou Covalawa*,

Aïn-Franin et Yoyo, la blonde Yoyo

Le temps, à seize ou vingt ans,

De tous les défis, de tous les possibles,

Le temps où celui de la fusion des éléments

Et des cheveux changeants,

Était encore inconcevable,

Posé sur l’horizon du ciel

Aujourd’hui rattrapé.

* l’itim’ : l’orphelin

Carrico (chariot) : jeu constitué de deux planches auxquelles sont fixés trois ou quatre roulements à billes.

Pitchak : jeu de jonglage formé à partir, notamment, de chambre à air de vélo découpée en fines rondelles attachées entre elles par un fil.

Covalawa : ou Cueva d’el agua. C’est le nom d’une zone située près de la jetée, au bas des falaises du quartier Gambetta, à l’est d’Oran. Jusque dans les années 60 c’était un bidonville.

* * *

Fêlure

Ta joue droite repose sur la paume de ta main

qui la soutient ou réchauffe.

Ou rassure.

Ton regard

si lointain jusque-là

paraît suspendu à tes pensées atrophiées.

Tu semblais méditer au néant,

absente,

te voilà confrontée à un flux de conscience

que tu vibres de tant vouloir transformer

en actes de paroles

en réponse à mes interrogations.

Il me semble.

Car je ne suis pas sûr que mes questions te parviennent.

Tes lèvres rétives,

étrangères depuis longtemps à toute parole

demeurent impassibles à mes ridicules gesticulations :

« Amma, kiraki, ghaya ? » *

Tu ne réagiras pas.

« Irrémédiable ».

Je le sais pourtant,

mais je persiste à espérer l’impossible.

Un miracle.

Tu me regardes.

Tu persévères.

Longuement.

Et encore.

Tu creuses dans mon visage,

dans mon chagrin,

pour que surgissent d’improbables souvenirs

et y arrimer la justification de ta présence,

l’automne de ta vie.

La lumière qui progressivement, timidement,

jaillit du centre de l’iris, atténue ma tristesse.

Me console un temps.

Je comprends, je saisis le message de cette flamme

éphémère.

Tu sembles vouloir me couvrir de

« combien je t’aime mon fils, combien je te comprends,

combien toutefois je suis captive de la maladie d’Alois ».

La forte pression de ton autre main agrippée à mon bras

me réconforte.

Un moment.

La lumière qui jaillissait de tes yeux a un instant transformé tes lèvres demeurées closes.

Tu as souri

et sous mon masque d’homme

coule mon bonheur

ou mon incessible douleur.

* Amma, kiraki, ghaya ?: Maman, comment vas-tu, bien ?

* * *

Douleur

Ton silence,

Sous les pierres

De la Source blanche

A l’ombre des cyprès

Posées contre la chair de ma mémoire

Endolorie

De tant de sollicitude,

Me pèse.

* * *

Debout

« Nous nous unirons au déshérité. Nous nous en irons par une montagne, par une vallée, par une ville, nous irons par le désert, mon silence et ma crainte (…) Nous ferons couler la neige de nos monts pour que vive le pain de nos vallées. Nous drainerons les écritures pour qu’à travers les roseaux siffle le bonheur. »

Yamina Mechakra, La grotte éclatée. Ed ENAL, Alger 1986

* * *

« Comment la vérité du chasseur pourrait-elle jamais s’accorder à celle du gibier ? »

Karl Gunnar Vennberg in « Stig Dagerman, la littérature et la conscience »

Ed Marginales/Agone, Forcalquier, N° 6 Printemps 2007.

* * *

Ils ont dit à la mère

ils ont dit à la mère ton fils est un terroriste

elle a dit mon fils est sorti acheter du pain

ils lui ont dit ton fils est inexistant

elle leur a demandé ce que ce mot signifiait

ils lui avaient dit on n’a rien trouvé signe ici

la mère a supplié je l’ai enfanté rendez-le moi

rendez-moi son corps

il n’y a pas de corps

ni nouvelles ni tombe la khbar la qbar

ils n’ont pas baissé la tête n’ont pas rougi leur loi les

protège

ont-ils une âme à défaut de cœur

elle s’est tournée vers leur chef général il avait fui

ils entendront jusqu’au fond de leur propre éternité

Vérité et justice pour mon fils

leurs enfants imploreront pour eux pardon réconciliation

cette mère est dans nos cœurs

cette mère est notre mère notre sœur

Vérité et justice pour notre humanité

* * *

Une mère à son fils ‘disparu’

Tu brûlais tout ton être d’enfant

Tu maintenais au loin l’horizon

N’est-ce pas

Je sais que de ta cellule, ton trou

Tu vois les charniers, entends les loups

Je sais

Je suis depuis ton départ, perdue

Je, est insensé c’est entendu

Sans toi

992 jours, ma perpétuité.

* * *

Octobre

Ce matin d’automne l’heure de vérité avait éclos

À la fenêtre de mes dix-sept printemps

Emporté par la colère et le ras-le-bol

Ils étaient depuis des lustres mon lot contagieux

Je glissais parmi les mille et les cents

Travail y a pas

Logement y a pas

Distraction y a pas

Chkaya y a pas

Hogra Hogra Hogra*

Ce matin-là

Parmi les mille et les cents

C’est leur opulence,

Arrogance et mépris

Que je ciblais

Je brisais, enflammais, barricadais

Bâtiments officiels,

FLN et villas

Porté par des mille et des cents

Au soir venu

Les kakis blindés nous ont embastillés

Leur couperet s’est abattu sur nos naïvetés

Au crépuscule sombre de ce matin diaphane-là

Nous étions des mille et des cents

Nous murmurions, revendiquions

Liberté Liberté Liberté

Dans nos rues et cités crues

Et dans leurs geôles écarlates

Ils nous ont torturés, tués

Martyrisés

Larbi Ben M’hidi

L’avait prédit

Mourir avant l’indépendance la belle affaire

Que vivre sous l’oppression – alors à venir – des

frères

Car, lorsque nous serons libres

il se passera des choses terribles !

*  Chkaya : porter plainte, dénoncer.

Hogra : le mépris

* * *

Quelle Affiche demain ?

Pour ne pas oublier
J’offre ces vers-amour poignants
À toutes ces plumes xénophobes
Cette peste brune en devenir
À toi aussi petite raciste à la banane grasse

                  d’ignorance
Nourrie au millet des petits Ammours
À vous chroniqueurs contrariés
Haineux de tous les Manouchian
Ils étaient vingt et trois et plus
Et de l’est et du sud
Morts pour libérer vos propres aïeux, parents
Haineux de tous les M.O.I, Roms et Arabes

                  réunis
Ignorants
Quelles affiches brunes préparent-ils pour nos

                  enfants
Mais à quels grills songent-ils ?
À quels barbecues apéro-sauciflards ?
Pour ne pas oublier
J’offre à tous ces écervelés
Ces chemises noires et phalanges
D’aujourd’hui
Fanas de tous bords de toutes les ignominies
J’offre à tous ces égarés, ce tarés
Pour la fraternité humainement possible
Cette affiche rouge de quelques mots libres
Merci Lény, Léo, Louis et tous les autres.

* * *

Tourment

Je crains mes cruels rêves

Engluée dans mon délire

Leur folle injonction perdure

Il me faut suivre leur ordre

Faut-il qu’ils se soulèvent

Que la lumière se retire

Et qu’éclate à leur bordure

En mon âme le désordre

Sous l’inflexible glaive

Il me faudra bien choisir

Sous leurs abjectes procédures

Abdiquer ou les tordre

* * *

Frères d’abjecte conviction

Se réveiller les yeux embués, l’estomac noué et la bouche bée. Regarder par-dessus le dernier étage de la tour ces points qui se meuvent indifférents à leur propre monde qui vont, viennent. Sont-ils ligotés, sont-ils seulement ? Les interrogations sont-elles audibles ? Aucun son n’exprime le refus ou l’incompréhension. Le cauchemar est pourtant bien réel. Un boulevard est ouvert au centre duquel trône le spectre de l’innommable.

Comment dire, comment dire, sont-ils devenus fous, sommes-nous devenus amnésiques ? On vaque ça et là dans les rayons des supermarchés des années de la peste brune les yeux aveuglés et l’esprit calfeutré le soir venu. Et la mémoire vautrée dans la fange idem. Serpents entrelacés, la haine, le chauvinisme et d’autres ismes agitent leur hideuse tête venimeuse. Le nouveau métèque et le fils de l’étranger réunis, sont assignés à résidence dans les sentes noires et boueuses des barres à la marge des cités ragaillardies, mis en demeure de trembler.

Allons zenfants de la tyrannie, sachez que nous tournerons autour de vos morsures enceints de nos identités tressées, jusqu’à vous ensorceler, jusqu’à ce que l’honneur de nos aînés, notre étendard, soit réparé. Nos anciens s’appelaient Manouchian, Lévy, Mamadou ou Mohamed. Ces métèques – ‘vermines du monde’, disaient les vôtres qui les vouaient aux gémonies des services spéciaux–, ces étrangers, ne réclamaient ni gloire ni larmes eux dont les vôtres ont affiché le nom sur les murs des villes et villages de la France fraternelle, de la France libre.

La France que vous vous acharnez à étêter a besoin de ses six lettres, de tous les caractères, de tous les signes qui la constituent. Vous avilissez l’Hexagone comme les vôtres hier aux temps des bonnes actions françaises, aux temps des pleutreries.

Sachez une chose : s’il pleut sur nous demain il dégouttera nécessairement beaucoup sur vous.

* * *

Dualité

L’homme qui n’a pas

Au moins une fois dans sa vie

Froissé le voile qui comprime ses turpitudes

N’a pas perforé, lézardé, entrouvert

L’enveloppe

Dans laquelle se terre l’obscénité

Tellement humaine

Pour que, le temps d’une respiration,

De deux,

Il éructe quelque abjection

Nécessaire parfois

Pour dire non

Ne pas avancer

Bouche fermée

Échine courbée

Parce que les bons mots, la bienséance

Ou l’intelligence

Sont par l’adversité

Proscrits en certaines circonstances

Cet homme est-il fait de ses semblables ?

* * *

Palestine

Abjection

« Bordure protectrice »

Bombes par milliers

Beït Lahiya mon amour anéanti

Check-points et humiliations

Cadavres encerclés

Colonisés colonisateurs c’est pareil dixit les médias

Crimes contre l’humanité

Drones bombardiers semant la mort sur des kilomètres

Deïr el Balah mon amour détruit

Droits de l’homme dans les salons et patati

El Qods ‘ya zahrata el madaïn’* tes enfants renaîtront

Europe criminelle, ta culpabilité te ronge au point que

Fermer les yeux aujourd’hui sur Gaza penses-tu

Fera passer, digérer tes génocides passés

Funestes soldats sans mère, onzième puissance militaire

Fusées de malheur

Fœtus exsangues

Gaza mon amour gazé

Hiroshima se souvient

Intifada 1,2, 3

Indignation sélective des médias « roquettes Khamas,

roquettes Khamas ! »

Israël 1967, 2008, 2014 et alors

Jérusalem, nous reviendrons ô rose des villes

Je te le crie jusqu’au fond de leur lâcheté

Jebaïlia mon amour ruiné

Kalachnikov

Khan Younis mon amour saccagé

Lignes de démarcation

1967, 2008, 2014 et plus encore

Médicaments de base en pénurie amputez amputez

Mur de la honte

Mur apartheid

Mensonges des médias sous contrôle

Nagasaki silence

Naqba

Occupation

Pluie de bombes

Palestine l’Enfer et la Géhenne te jalousent

Palestine Bantoustan gruyère

Palestine trahie par ta famille «Aïna el arab?* »

Palestine « victime habillée de bourreau »

Palestine ton tortionnaire demain écrira ton nom

Parce que c’est écrit sur le fronton de ta liberté

« Quittez notre Terre, Nos rivages, notre mer
Quittez Notre blé, notre sel, notre blessure »
s’écrie le

poète éternel

Quartiers soufflés

Rayons de la mort

Roquettes cacahuètes

Roquettes désespoir

Rafa mon amour massacré

Stupéfaction sélective des médias « roquettes Khamas,

roquettes Khamas ! »

Saloperie des satrapes

Silence tuméfié, agité

Soleil et lumières sélectifs

Samba brésilienne planétaire

Sheikh Zaïd mon amour assassiné

Terroriste Arafat

Terroriste Ben M’hidi

Terroriste Moulin

Urgence universelle

Victimes collatérales

Versées dans la rubrique pertes et profits

Vous êtes interdits d’adagio de Barber ou d’un autre

Violons pour les cimetières

Whisky dans les salons et patata

Xylophone, bendir et youyou

Ya Qodsou* ya zahrata el madaïn’

Zahrata el madaïn’, tu renaîtras de tes cendres.

* El-Qods, Qodsou : Jérusalem

ya zahrata el madaïn : Ô fleur/rose des villes

Aïna el arab?: où sont les Arabes ?

* * *

Sous le pont la mort au bout

Des enfants tournent autour de la fontaine

D’eux tout autour

Flotte comme une belle aubaine

Au large des uniformes chargés de haine

Dans leur misère intérieure

Des montagnes de laideur

Les mômes jouent sur la plage près du palace

Loin des voyous

Qui du navire menacent

Ils ajustent la ligne de mire les rapaces

Dans leur misère intérieure

Des montagnes de laideur

La douleur des enfants déchiquetés monte

Dans le ciel bas

Dans le navire de la honte

On compare la dextérité on confronte

Dans leur misère intérieure

Des montagnes de laideur

Dans le navire les démons dansent et chantent

Ils ont semé

La mort d’âmes innocentes

Devant télés et ambulances hurlantes

Dans leur misère intérieure

Des montagnes de laideur

Sur la plage des pêcheurs on ne joue plus

Le sable et le ballon sont orphelins

Des bambins de la plage rouge de Gaza

Les bombes des marins les ont écharpés

Dans leur misère intérieure

Des montagnes de laideur

* * *

Vanité

Les mythes combinés et encensés

Par des derviches escamoteurs

Inféodés au mensonge

Imprègnent notre réalité

Sans autre forme de procès.

Ils aggravent les sillons de nos illusions

Nous empêchent d’escalader nos Everest

Pour mettre à nu leurs turpitudes

Et notre indignité.

Nos vérités ont largué les amarres

Nous ont abandonnés.

Au-delà de la ligne d’horizon

Aux confins de notre humanité

Elles pointent la profondeur de nos vanités

Érigées en mode de vie.

* * *

Lorsque

Lorsque ton regard brillera au-delà de ta lucarne

Lorsque ton ouïe s’étendra au-delà de ta muraille

Lorsque ta main s’offrira à l’horizon

Lorsque le sel de ton humeur

S’agrègera à la douceur des gens de l’ailleurs

Alors l’ailleurs et l’ici

Les montagnes et les océans

Les confins et les nombrils du monde

Se confondront dans une chaleureuse étreinte

Alors tu seras libre.

* * *

Solaire

« Le soleil volait bas, aussi bas que l’oiseau.

La nuit les éteignit tous deux.

Je les aimais. »

René Char, Les Martinaux suivi de la parole en archipel. Gallimard, Paris 1987.

* * *

« Si mois avec la lune et jours avec le soleil cheminent dans l’éternité, alors les années qui passent sont comme un voyageur. Celui qui va à la rencontre de la vieillesse en faisant flotter sa vie sur une barque, en tirant le mors d’un cheval, fait de chaque jour un voyage, il fait du voyage sa demeure. »

Bashô (Kinsaku) Matsuo, ‘‘ Oku no hosomichi’’ in L’art du haïku , Textes présentés par Vincent Brochard et Pascale Senk.

Editions Belfond/folio, Paris 2009.

* * *

Grand Central

la Bannière étoilée

est pendue sous la voûte verte

no photo me dit l’agent

* * *

Ellis

l’île des pleurs récusait les malades

aujourd’hui encore

mais les Cœurs brisés désormais

viennent des Suds

* * *

Victoire

guenilles balluchons

progéniture nombreuse

regards et misère du monde

* * *

La guêpe est à Fès

mouche
 ou moustique


sur un napperon 
fleuri


glu
, mais où est la guêpe

* * *

Aïssatou

17 heures, ouf.
Blé le rayon
Bleue la goutte,
Chaussons et casquette
Farniente
Cigales
Dakar

* * *

Réveillon

allongé sur une dune

grain submergé d’éternité étoilée

où et qui suis-je

* * *

Skagway

Rhapsody of the seas

est amarré au quai immobile

le pacifique s’impatiente

* * *

Nahanni

coule Nahanni

des moutons gros de pluie

le silence de la réserve apaisée

* * *

Ruée vers l’or

au fond du Yukon

la cabane en rondins de Service

le barde du Klondike

* * *

Tuk

pas de chance Inukshuk

permafrost et panne à Dawson

adieu Inuvik et Tuktoyaktuk

* * *

Fétu de YK

soleil de minuit

ramadan

que faire

* * *

Insomnie


clic clac deux heures trois puis quatre

prière en silence

« Allah » chante le muezzin

* * *

Froideur

l’homme tend une écuelle

son chien grelotte

les passants passent

* * *

Zouaoui

le Zouave du pont est oublié

à ses pieds la Seine

ruisselle de honte

* * *

Ages

un demi de bière

le raffut des jeunes me cerne

je libère le siège

* * *

Impasse

mes doigts sur le clavier suspendus

l’esprit plane

une page blanche

* * *

Madeleine

des lentisques sur les hauteurs

de l’étang de Berre

embaument ma mémoire

* * *

Ô rage

un vin à Cassis

des nuages s’amoncèlent

à quoi bon s’entêter

* * *

Piedestal

je suis las Cassis

de Sbire ton faux fils

le prestidigitateur

* * *

Muguet

band’roles et vin à Bandol

bras levés soleils d’espoirs

désenchantement toujours

* * *

Oasis

Derrière le sommet de la dune

vidée du néant

Taghit

* * *

La roue

Il y a soixante ans

À l’âge de raison

Il raillait son ‘vieux’

* * *

Éclipse

Silence et obscurité

Les oiseaux fuient

Le soleil s’éteint

* * *

Déclin

Le soleil coule

dans la mer

rouge

* * *

Vie

La pendule s’est arrêtée

le moineau sur le mimosa

s’envole

* * *

Les chiens

Sur le seuil de la banque

un mendiant abrite son chien

du crachin

* * *

Un souffle

Du ventre de la mère

à la terre

une vie

* * *

Silence

Sur l’écran du monde

Entre la dune et le firmament

dans le silence de la nuit étoilée

un avion est passé

* * *

Tempête

Les arbres couchés

par la tempête

ont disparu

* * *

Le fil

une hirondelle

emportée par le vent

Le fil frémit

* * *

Notes :

Entre chien et loup

Nostalgie : Juillet 2011

Et toiles fécondes : Auvers-sur-Oise, décembre 2013

Ivresse : El-Ouata, janvier 2014.

Aubuscule : Miramas, février 2014

Été : Salon-de-Provence, le 13 mars 2014

Rengaine : Miramas, septembre 2014

Dis-moi Lolita…

Katia : Miramas, octobre 2002

Gazelle : Juillet 2011

La photo jaunie : Marseille, avril 2014.

Absences

Ya Mraya : Miramas, décembre 2013.

Fêlure : Douar B., février 2014.

Douleur : Oran, le 29 mars 2014

Debout

Ils ont dit à la mère : in La folle d’Alger, Ed L’Harmattan, Paris 2012

Une mère à son fils ‘disparu’ : in La folle d’Alger, Ed L’Harmattan, Paris 2012

Octobre : Avignon, le 5 octobre 2013

Quelle Affiche demain ? : Marseille, le 05 novembre 2013

Tourment : Marseille, avril 2014

Frères d’abjecte conviction : Marseille, le 26 mai 2014

Dualité : Marseille, mai 2014

Palestine : Miramas, le 2 juillet 2014

Sous le pont la mort au bout : Marseille, le 18 juillet 2014

Vanité : Sète, le 19 juillet 2014

Lorsque : Avignon, le 5 octobre 2013

Solaire

Grand Central : New-York, août 2008

Ellis : Ellis Island, New-York, août 2008

Victoire : Ellis Island, New-York, août 2008

La guêpe est à Fès : Miramas, juin 2009

Aïssatou : Istres, juin 2009

Réveillon : Taghit, décembre 2010

Skagway : Skagway, juillet 2011

Nahanni : Blackstone Parc, juillet 2011

Ruée vers l’or : Dawson City, juillet 2011

Tuk : Dawson City, juillet 2011

Fétu de YK : Yellowknife, J1- 1° août 2011

Insomnie : Oran, juillet 2012

Froideur : Paris, février 2013

Zouaoui : Paris, février 2013

Ages : Marseille, avril 2013

Impasse : Miramas, avril 2013

Madeleine : Miramas, avril 2013

Ô rage
 : Cassis, avril 2013

Piedestal
 : Cassis, avril 2013

Muguet : Miramas, mai 2013

Oasis : Taghit, janvier 2014

La roue : Miramas, mars 2014

Éclipse : Miramas, mars 2014

Déclin : Port Saint-Louis du Rhône, mars 2014

Vie : Marseille, mars 2014

Les chiens : Marseille, mars 2014

Un souffle : Marseille, mars 2014

Silence : Port Saint-Louis du Rhône, mars 2014

Tempête : Marseille, mars 2014

Le fil : Marseille, mars 2014

* * *

TABLE

Préface

Entre chien et loup                             

Nostalgie, Et toiles fécondes, Ivresse, Aubuscule,

Été, Rengaine.

Dis-moi Lolita…                                  

Katia, Gazelle, La photo jaunie.

Absences                                         

Ya Mraya, Fêlure, Douleur.

Debout                                      

Ils ont dit à la mère, Une mère à son fils ‘disparu’,

Octobre, Quelle Affiche demain ?, Tourment,

Frères d’abjecte conviction, Dualité, Palestine,

Sous le pont la mort au bout, Vanité, Lorsque. 

Solaire                                       

Grand Central, Ellis, Victoire, La guêpe est à Fès,

Aïssatou, Réveillon, Skagway, Nahanni, Ruée vers l’or,

Tuk, Fétu de YK, Insomnie, Froideur, Zouaoui,

Ages, Impasse, Madeleine, Ô rage, Piedestal, Muguet,

Oasis, La roue, Éclipse, Déclin, Vie, Les chiens,

Un souffle, Silence, Tempête, Le fil.

* * *

Au 38° lacis (ou: Révétsi)

Mes grands-parents possédaient une grande ferme et avaient pour voisine une famille dont le nom était Révétsi. Ils disaient qu’ils étaient heureux. Qu’ils s’appréciaient mutuellement. La famille Révétsi était nombreuse. Les Révétsi avaient beaucoup d’animaux. Leur domaine était si grand qu’on l’appelait la ferme des animaux. Les plus jeunes de leurs enfants étaient mes amis les plus proches. D’aucuns disaient de cette famille qu’elle venait de Cartagena, de Sanaa ou de Tataouine. D’autres affirmaient qu’elle était des nôtres depuis la nuit des temps. Ces conjectures évidemment ne me concernaient point, moi qui baignais dans un présent démesuré. Ma préférence juvénile s’arrimait instinctivement à la jupe irisée de ma Révétsi, la plus belle de toutes nos voisines, de toutes mes connaissances. Elle était tout à la fois ma Mrs Dalloway, ma Nedjma, je veux dire mon étoile. Nous traversâmes ensemble notre enfance, main dans la main, dans un climat pourtant peu enclin à la sérénité.

Elle était jolie ma Révétsi. Mon éducation sentimentale se nourrissait à sa peau métissée, à son sourire naïf et à ses paroles roses. Ses étreintes maladroites enserraient mon regard dès lors qu’il s’alanguissait pesamment. Elle était polie, avenante et tout et tout, éclatante de mille feux, de mille arcs-en-ciel. Ma Révétsi était un kaléidoscope pour tout vous dire. Cela me peinait de la voir affronter seule et dans le silence, les tourments qu’infligent les dogmes. Le contexte aliénait, aveuglait beaucoup de nos semblables – et je ne m’en exclus pas malgré des circonstances atténuantes que je peux évoquer, ma jeunesse d’alors – nos semblables dis-je à la recherche d’une issue monochrome quelle qu’elle aurait été, noire ou blanche ou jaune, au détriment parfois de leurs convictions ou de l’évidence élémentaire. Elle me fit aimer le Capitaine Fracasse ma Révétsi, Moby Dick ainsi que les nuances des pastels de Cézanne et Pissarro. Elle était naturelle et directe, mais intransigeante.

Il lui était intolérable que l’on évoquât en mal ou même égratignât, ses frères, ses cousines ou ses parents, ses proches. Quelles que fussent les critiques, elle les récusait avec une grâce toute personnelle qu’elle savait envelopper dans un argumentaire choc cousu de fil d’or. Nul raisonnement adverse, avec ou sans subterfuges, ne parvenait à la cheville de ses démonstrations. À son âge, entre le rose et le rouge, entre le rouge et le noir elle fricotait avec les aventures de la dialectique sans même le moindre remord à l’ère du soupçon généralisé. Lorsque sa force, sa pertinence et sa faconde me désarmaient, je me consolais de n’être jamais seul dans l’échec, dans la chute. Mes défaites répétées me donnaient forcément la nausée. Flairant la rupture elle se ravisait modérément, atténuait ses élans et même parfois se reculait puis lançait l’un de ses mots scapulaires étoffés comme « lis ! » terme qu’elle ponctuait d’une exclamation qu’elle me plaquait aux oreilles, impérative qu’elle était, et qu’elle est encore j’en suis convaincu. « Lis ! » disait-elle, ou bien lorsque nous tentions une intimidation en meute, « lisez ! » ou en algérien « Qro ! »

Un jour, alors que mes arguments me revinrent encore une fois à la figure comme un boomerang fissuré, éclaté, mes combinaisons erratiques abandonnèrent lamentablement. Démuni, je décidai de renoncer définitivement à la partie. L’adolescence traversée, nous nous séparâmes. J’avoue que je fus – mauvais perdant – responsable de la rupture de la relation qui se tissait patiemment entre nous deux, tant bien que mal, au gré du temps et des prises de bec. Les lauriers de notre jardin commun furent coupés. Je mis à profit la liberté que m’offraient mes nouvelles connaissances qui commençaient à s’échafauder au-delà des premiers cercles spatiaux (de quartier). Lorsqu’elles se firent nombreuses et disparates, elles m’incitèrent à larguer les amarres. Ma futile jalousie s’estompait. Il demeure en moi le regret de n’avoir jamais su ou pu adopter alors l’unique défaut de Révétsi : l’intransigeance. Ou de m’y adapter. J’aurais gagné du temps.

Nous nous séparâmes donc. Je revêtis l’habit de l’étranger. Mon unique soulagement fut que je n’étais pas seul dans la confrontation achevée, définitive alors. Je m’en remis à la comédie humaine, et aux âmes mortes. Le sac à dos et quelques monnaies de singe pour uniques compagnons de fortune m’éloignèrent pour longtemps de ma vérité puérile. Je me jetai corps et âme dans le bruit et la fureur du monde tel l’Ulysse de nos rêves mythiques, de Samarkand au ventre de Paris en passant par et caetera. Plus mes désirs d’éloignement de ma Révétsi se prenaient en charge, plus je pénétrais l’univers des crimes et châtiments, plus le temps passait et plus une force intérieure inconnue façonnait minutieusement ma conscience, mon être et mon néant, irrémédiablement, tel un Rodin de Claudel otage de ses passions. Cette force me dictait les mots d’une loi que peu à peu j’assimilais. Elle m’ordonnait de revenir à ma Révétsi de mon berceau, de ma source opaline. Cela dura des années et des années au terme desquelles j’entrepris de la retrouver. Alors je cherchai, cherchai, ma Révétsi qui, évidemment, elle aussi vivait sa vie. Cette recherche de ma Révétsi, cette recherche du temps perdu ne fut pas vaine. Le serment des barbares n’avait désormais plus prise sur mes convictions débarbouillées, armées des mots mâts de ma Révétsi, des mots totems et tabous, que j’embrassai.

Les eaux coulèrent jours et nuits sous tous les ponts de l’oued Allala à Mirabeau et sous ceux de toutes les certitudes, de tous leurs messages et de tous leurs procès inhérents. Mes convictions craquelèrent de toutes parts tels des remparts argileux. Le jour comme l’ère du soupçon se levèrent définitivement alors que j’étais loin des miens, bien avant l’année dernière à Marienbad.

Lorsque je réussis à renouer les liens avec elle, ma Révétsi accepta de m’accompagner bien que nous étions physiquement loin l’un de l’autre. Elle me guidait, m’encourageait, m’ouvrait au Nouveau monde retrouvé. Dans mes solitudes souvent noctambules, devant l’affront que lançaient à mon désarroi des lignes entières de romans, j’implorais son aide. Dans ma quête quotidienne, je ne percevais pas de solution qui fasse l’impasse sur ma Révétsi.

Aujourd’hui à mon âge, j’avoue fièrement que les passions de mon âme pour ma Révétsi sont plus fortes que jamais. Elle est ma conviction, ma force, ma vie. Elle est mon salut, mon arc-en-ciel, mes fruits d’or, ma vérité métissée. Elle est ma Révétsi. Elle est là, dissimulée – comme un intrus, mais sans l’être – dans ce dédale de mots, tapie derrière le premier homme, entre le planétarium et le livre de sable… Elle s’y trouve, blottie, éclatante tels des fragments de verre colorés et patiente telle Grisélidis, la Révétsi. Plus proche que jamais. Un jour je retrouverai mon amie véritable. L’amie de toutes les innocences.

_

PS : ma Révésti m’a accompagné auprès de chacun de ces auteurs (et d’artistes) ici présents, en toute humilité :          

   

in: La petite mosquée des Inuits et autres confettis (2014)

,

Aragon sous la pluie

Décembre 1982. Razi venait de quitter l’Algérie pour retrouver de nouveau le ciel de France qu’il avait abandonné quelques années plus tôt. Naïf, il pensait qu’avec la disparition du Pharaon, la dictature s’écroulerait sur elle-même comme les cartes d’un château factice, qu’elle imploserait, que les libertés occuperaient tous les espaces. Il dut vite déchanter. Il revint donc. Il rejoignit sa famille à Clichy-sous-Bois où elle s’était installée, arrivée en éclaireur, quelques mois plus tôt.

En France le temps ne dérogeait pas à sa propre règle : orageux, pluvieux et froid en décembre. Mauvais. Et toujours vivace. C’était le prix à payer. La première semaine de novembre avait été marquée par des tempêtes qui avaient fait quinze morts dans le grand sud de la France. Il lui fallait choisir : ou le soleil radieux, l’ennui à mourir et les chaînes aux chevilles là-bas, ou le sale temps quasi permanent et des tonnes d’air frais ici – quoique. Programmé dix, quinze fois par jour par la plupart des radios, libres ou non, Supertramp inondait tous les foyers, Oh no, my love’s at an end. Oh no, it’s raining again. Too bad I’m losing a friend. Oh Oh ! Lalalalala, alala !… et les luttes finales emplissaient de joie tous les cœurs carmin. Razi avait retrouvé de nombreux amis d’université et d’autres, tous engagés pour une vie meilleure. 1981 n’avait pas encore, dans nos esprits bleus, ouatés, révélé toutes ses roses promesses. 1982 agonisait. Une nouvelle année frappait aux portes, exactement comme en ces jours de 2012. Trois décennies déjà. Quelques semaines avant le grand saut, d’Oran il avait contacté ses anciens employeurs français, ceux des années fac : Étudiant le soir dans la bouillonnante et révolutionnaire Vincennes, facteur infernal la journée chez Vit’ Courses. Alain L. et Martine B. l’accueilleraient les bras grands ouverts. Ils s’appréciaient et avaient gardé de bonnes relations. Dès son arrivée ils l’embrasseraient, puis l’embaucheraient.

Ultimes jours donc du dernier mois de l’an 1982. Ils étaient sombres. Le ciel était souvent gris et bas. Très bas. Pas merveilleux du tout et l’Avenir radieux avait dévoilé la nuit orientale. On chantait it’s raining again. Too bad I’m losing a friend… Ce jour-là précisément, il pleuvait à verse. Plié sur sa mobylette, Razi traversait à vive allure les arrondissements de Paris, du 16° au 20°, pour distribuer à temps un pli attendu du côté du Père-Lachaise. En passant devant la place du Colonel Fabien il aperçut un immense drapeau rouge qui frissonnait, semblant fendre l’immeuble du PCF qu’Oscar Niemeyer avait tant peiné à dresser. N’était-il pas noir ?

Le siège du PCF en 1982_ Place du Colonel Fabien – Paris 19° _ Photo DR

Il ralentit. Cet immense étendard et l’emblème national il les avait vus à la télévision. Quelques jours auparavant. Le 24 du mois. Les médias nationaux et étrangers s’étaient donné rendez-vous : « Louis Aragon est mort », « L’intellectuel, poète et romancier engagé s’en est allé ». Le poète aimait à dire qu’il démissionnait chaque soir du Parti et qu’il y réadhérait chaque matin. C’est ce qu’il fit, jusqu’au dernier, depuis cinquante-cinq ans, depuis Traité de style. Même s’il lui arrivait de douter de lui.

Dès l’annonce de sa disparition, de nombreux militants du Parti, mais pas seulement, des centaines, des milliers de personnes se déplaceraient jusqu’à la place du colonel Fabien, autour de la grande bulle blanche, faisant du coude devant le catafalque pour rendre un dernier hommage à cet incontournable géant, « ce génie de la création, cet artisan de l’avenir » clamerait Georges Marchais dans son oraison. Mais celui-ci ne dirait pas tout. Il y avait bien sûr des hommes politiques, des communistes naturellement, mais aussi de nombreux autres, d’autres coteries, comme Jack Lang, Jacques Attali, (la faucille n’était-elle pas alors aux commandes du pays auprès de la rose ?), des artistes comme Juliette Gréco, Jean Ferrat, mais surtout des milliers d’anonymes. « Il ne faut pas amputer l’homme d’une des dimensions de son existence » avait dit dans son éloge, Pierre Maurois.

Aragon était parti, abandonnant sur le quai de la gare des milliers d’hommes et de femmes, le regard hagard, agitant des mouchoirs humides. L’après-midi du 24 décembre, Il serait inhumé dans sa propriété de Saint Arnoult-en-Yvelines, au bord de la Rémarde, auprès d’Elsa Triolet dont il avait été fou évidemment, « dans la plus stricte intimité ».

Ce jour triste et mouillé de décembre, ce devait être le 28 ou le 29, sur sa Motobécane bleue, à hauteur du bar Le Brasilia et de la grande bulle blanche, Razi ralentit et porta une main en visière comme on protège les yeux ou comme on salue. Mais il lui fallait poursuivre sa route. Il avait un courrier à délivrer au plus vite contre quatre bons représentant quelques dizaines de francs correspondant au prix de la course. Il continua son chemin. Derrière lui la blancheur de la Bulle et la Bulle elle-même s’éloignaient.

Le fourvoiement

Il n’y est jamais retourné, car « nous avons vu faire de grandes choses, mais il y en eut d’épouvantables. » Et c’est cette dimension de l’homme que Razi aurait aimé retenir et qu’il retiendrait, sa dimension artistique. Son humanisme. Le poète. Pas les zones troubles (red radical) de l’idéologie qu’il avait côtoyée et défendue les yeux mi-clos, cerné tant à la fois de certitude et de doute. Sur sa mobylette bleue, Razi fixait l’horizon le cœur trempé. Il fredonnait en pensant aux lendemains : it’s raining again. Too bad I’m losing a friend. Oh Oh ! Lalalalala…

Décembre 2012

Vous avez reconnu Razi

___________________________________________

VIDÉO 1

CLIQUER ICI POUR ÉCOUTER SUPERTRAMP « IT’S RAINING AGAIN »

(les paroles, à lire plus bas, après celles d’Aragon)

___________________________________________

VIDÉO 2

CLIQUER ICI POUR ÉCOUTER « LES YEUX D’ELSA » par JEAN FERRAT

___________________________________________

LES YEUX D’ELSA

Tes yeux sont si profonds qu’en me penchant pour boire
J’ai vu tous les soleils y venir se mirer
S’y jeter à mourir tous les désespérés
Tes yeux sont si profonds que j’y perds la mémoire
À l’ombre des oiseaux c’est l’océan troublé
Puis le beau temps soudain se lève et tes yeux changent
L’été taille la nue au tablier des anges
Le ciel n’est jamais bleu comme il l’est sur les blés
Les vents chassent en vain les chagrins de l’azur
Tes yeux plus clairs que lui lorsqu’une larme y luit
Tes yeux rendent jaloux le ciel d’après la pluie
Le verre n’est jamais si bleu qu’à sa brisure
Mère des Sept douleurs ô lumière mouillée
Sept glaives ont percé le prisme des couleurs
Le jour est plus poignant qui point entre les pleurs
L’iris troué de moire plus bleue d’être endeuillé
Tes yeux dans le malheur ouvrent la double brèche
Par où se reproduit le miracle des Rois
Lorsque le cœur battant, ils virent tous les trois
Le manteau de Marie accroché dans la crèche
Une bouche suffit au mois de mai des mots
Pour toutes les chansons et pour tous les hélas
Trop peu d’un firmament pour des millions d’astres
Il leur fallait tes yeux et leurs secrets gémeaux
L’enfant accaparé par les belles images
Écarquille les siens moins démesurément
Quand tu fais les grands yeux je ne sais si tu mens
On dirait que l’averse ouvre des fleurs sauvages
Cachent-ils des éclairs dans cette lavande ou
Des insectes défont leurs amours violentes
Je suis pris au filet des étoiles filantes
Comme un marin qui meurt en mer en plein mois d’août
J’ai retiré ce radium de la pechblende
Et j’ai brûlé mes doigts à ce feu défendu
Ô paradis cent fois retrouvé reperdu
Tes yeux sont mon Pérou ma Golconde mes Indes
Il advint qu’un beau soir l’univers se brisa
Sur des récifs que les naufrageurs enflammèrent
Moi je voyais briller au-dessus de la mer
Les yeux d’Elsa les yeux d’Elsa les yeux d’Elsa

Louis ARAGON


(in : www.parolesmania.com)

______________

* * *

SUPERTRAMP : It’s Raining Again

Oh, it’s raining again
Oh no, my love’s at an end
Oh no, it’s raining again
And you know it’s hard to pretend

Oh no, it’s raining again
Too bad I’m losing a friend
Oh no, it’s raining again
Oh will my heart ever mend

You’re old enough some people say
To read the signs and walk away
It’s only time that heals the pain
And makes the sun come out again

It’s raining again
Oh no, my love’s at an end
Oh no, it’s raining again
Too bad I’m losing a friend

Na na na na na na

Come on you little fighter
No need to get uptighter
Come on you little fighter
And get back up again

It’s raining again
Oh no, my love’s at an end
Oh no, it’s raining again
Too bad I’m losing a friend

Na na na na na na
Na na…

In : musixmatch-com

__________________________________

CLIQUER ICI POUR LIRE UN AUTRE ARTICLE, LA MAISON D’ELSA TRIOLET

_________________________________

La folle d’Alger

La folle d’Alger – Éditions L’Harmattan/ Collection Amarante – Paris, 2012

__________________________________________

POUR LE TEXTE INTÉGRAL VOIR PLUS BAS

___________________________________________

Cliquer ici – Lien L’HARMATTAN

Quelques mots de l’auteur pour l’introduction à son roman « La folle d’Alger »

« La folle d’Alger » a fait l’objet d’une lecture au Festival d’ AVIGNON (off) en juillet 2013

Voici des extraits de La folle d’Alger. Cela se passe durant la guerre civile en Algérie: Au nom de Dieu le Très Miséricordieux, le Tout Miséricordieux. Louange à Dieu, Seigneur des mondes. Je le dis ici comme je l’ai dit ailleurs ; je ne me laisserai pas faire. Je remuerai la terre, jusqu’en Chine s’il le faut. Je combattrai les ténèbres, j’agiterai les sept cieux si nécessaire jusqu’à ce que la lumière surgisse. Je dirai ce qui a été, tel qu’il a été. Il me faut raconter et Tu es témoin mon Dieu. Je ne les laisserai pas travestir notre histoire, façonner notre destin. Certes mes ennemis ont la force, mais moi j’ai la foi. Ils ont fait de ma vie un enfer. Mes nuits sont souvent agitées, perturbées par des insomnies prolongées. Le moindre bruissement me fait sursauter. Voilà pourquoi depuis un mois maintenant, vingt-huit jours exactement, dès que la nuit s’apprête à nous envelopper, ma fille Houria, son mari Hakim ainsi que la petite Houda se présentent à mon domicile pour nous tenir compagnie mon fils Amine et moi, le temps, jusqu’aux premières lueurs matinales, que nos solitudes apprennent à supporter l’obscurité en l’absence de l’être cher, assassiné. Vendredi dernier ils n’avaient pas prévu de venir. Ce sont des habitants de notre pâté de maisons qui les ont alertés. Lorsqu’ils sont arrivés, tard dans la nuit, ils m’ont trouvée effondrée, asséchée de mes larmes, répandue dans la cour, entourée de mes proches voisines. Mon sang cognait contre les vaisseaux, je l’entendais. C’était plus que du sang, c’était de la haine liquéfiée qui battait ainsi contre mes tempes, mon front, mon cou, mon cœur comme dans une outre usée. La raison m’avait un temps, abandonnée.

Si mes ennemis ont la force disais-je, la force de la destruction, moi j’ai la foi. J’ai la foi en la vérité. C’est pourquoi il me faut raconter. Je le dois à Amine, à mon défunt mari, à mes autres enfants, à ma famille, à mes semblables. Je dois raconter, je dois dire, utiliser tous les moyens légaux afin qu’on sache ce qui s’est réellement passé, ce qu’ils ont fait de mon fils, et comment ils me font tourner en rond. Ils me font marcher. Ils me font aller d’un lieu à un autre pour me dissuader, me décourager, pour me faire lâcher prise. Je pense à ces jeunes qu’on a enlevés en juillet et qu’on n’a plus revus. Leurs familles ont, par désespoir ou par peur, abandonné leur recherche. Moi, je ne les laisserai pas faire. Je ne les laisserai pas déformer les faits. J’utiliserai tous les moyens pour retrouver mon fils, pour que l’on sache la vérité, pour que les coupables soient identifiés, jugés et condamnés.

Lorsque ce matin l’idée d’enregistrer mon témoignage s’est imposée à moi, j’ai aussitôt pensé à Merwan le fils de Si Zitouni, un instituteur qui a fait ses classes à Tunis. Merwan et Amine ont souvent utilisé ce mini-magnétophone à cassette pour enregistrer des chansons, jouer une saynète ou raconter des blagues. Je l’ai retrouvé dans la chambre de mon fils où je me rends peu souvent. J’ai toujours respecté l’intimité d’Amine. J’entre rarement dans sa pièce. Je la considère comme son espace propre, le lieu où il fait ses devoirs, reçoit ses amis, joue ou boude. L’appareil était posé dans un sac au fond de son armoire où se trouvent également de nombreuses piles et cassettes. Mahfoud, que Dieu ait son âme, avait offert cet enregistreur à Amine en juillet 1995 pour le féliciter d’avoir réussi son entrée au collège. Lorsque tout à l’heure je lui ai demandé de me rappeler son fonctionnement, Merwan a levé les yeux vers moi et a souri. C’était plus un rictus qu’un sourire. Une contraction involontaire de sa lèvre, une grimace. Et le regard n’en était pas un non plus. Au mieux une interrogation. Il a murmuré tout en peine, « bien sûr khalti Fadia » sans poser de question, encore bouleversé par son propre récit, peut-être encore plus de s’en être sorti, d’avoir retrouvé ses proches, ses amis. Désormais je parlerai dans cet appareil pour dire ma résistance au silence qu’ils veulent nous imposer. Pour enregistrer ces premières paroles j’ai dû me reprendre à trois reprises. Ma voix m’a semblé étrange, elle m’a même déplu. Le débit m’est apparu tantôt trop rapide, tantôt lent, hésitant. J’essaierai de remédier à cela. J’espère que je m’améliorerai à l’usage.

En soustrayant les unes après les autres ses dernières lueurs, le soleil de vendredi dernier engloutissait avec lui ce qui restait de sa monotone splendeur. Il annonçait par sa lente agonie une tragédie que mon intuition appréhendait. Quelques nuages encore dorés, suspendus au-dessus du village, semblaient égarés devant l’obscurité qui déjà estompait l’horizon. Peu à peu elle neutralisera les bruits habituels de la ville noire. Régulièrement des chiens, probablement corniauds, hurlaient à la mort. Ils hurleront encore comme chaque nuit, depuis qu’ils errent par groupes entiers les uns de retour de l’est, les autres du nord-est. De nouveau le ciel se constellera d’étoiles. Amine était ressorti avec un morceau de pain rejoindre ses amis. Le journal télévisé débitait les dernières minutes d’un documentaire en noir et blanc relatant l’hécatombe du 17 octobre, auquel les deux-tiers de sa durée avaient été consacrés. C’était à Paris au temps des glorieuses. Les images ne sont pas nettes et le son nasillard. Un homme jeune tente, dans une fuite désespérée, de franchir un muret haut d’un mètre. Un autre est allongé sur la chaussée, vidé de son sang. Un troisième, beaucoup plus âgé, avance en titubant. Sa main droite crispe son épaule gauche comme pour atténuer la douleur, si intense qu’il en pleure sans retenue. Des autobus bondés traversent l’écran. Sur leur fronton il est écrit « Service spécial ». D’autres images montrent la Seine qu’on devine rouge, coulant dans le silence lourd d’une nuit définitive. Une page spéciale dédiée aux martyrs d’octobre était programmée à la suite des informations. J’étais en retard sur el-icha, la dernière des cinq prières de la journée. J’ai pris mécaniquement la télécommande posée à mes côtés sur la seddaria, le canapé, pour baisser le son du poste. Je m’apprêtais à aller satisfaire à mon devoir religieux. En me relevant, péniblement, prenant appui sur le mur, j’ai chuchoté machinalement Allah akbar, Dieu est le plus grand, en appuyant longuement sur la deuxième syllabe d’Allah, en la rallongeant, comme pour accompagner le mouvement du corps. Depuis vingt-cinq jours, de cruels et indicibles tourments me harcèlent et m’asphyxient à petit feu. Dieu veut que je souffre et je souffre. En silence ou dans la foule.

De l’autre côté du mur, notre village était plongé dans un étrange murmure. Dans le ciel le grondement sourd et menaçant des rotors d’hélicoptères était haché par les aboiements féroces de chiens probablement errants. Ils reviendront. Les chiens errants reviennent toujours tant qu’ils trouvent de quoi se nourrir. C’est ainsi depuis bien des semaines, avant même la sanglante nuit du 22 septembre dernier qui emporta Mahfoud, que Dieu le bénisse. Il n’est pas un jour sans hélicoptères, patrouilles militaires et paramilitaires. Pas un jour sans barrages à chaque entrée de Benatallah, notre village abandonné, désormais accablé. Dès que le jour disparaît nous nous terrons. Le village s’ensevelit dans un silence tumulaire. Seuls des chiens assurément errants hurlent, parfois à la mort. Les chiens n’ont pas peur. Pas même de Dieu. Ils ont le courage aveugle de l’ignorant ou de l’assassin. Ils hurleront longtemps pour sûr. Tant que durera leur errance, ils hurleront. L’heure étant venue, il me fallait prendre le tapis de prière et prier. J’ai posé une main sur la poignée de la porte-miroir de l’armoire, puis sur la clé. Le meuble se trouve dans le salon qu’une ampoule poirette éclaire faiblement. Mon esprit, tourné vers ce récent et apocalyptique passé, tentait de saisir une explication. J’ai machinalement tourné la vieille clé, puis j’ai tiré sur la poignée de la lourde porte-miroir, qui grince à sa base aussitôt qu’on la manie. J’ai glissé mon bras dans l’armoire pour me saisir du tapis de prières. Ma main a hésité, tâtonné. C’est à ce moment précis, alors que je m’emparais du tapis, que soudain le portail d’entrée s’est mis à résonner d’une pluie de coups anormaux suivis d’horribles cris. Une confusion s’est introduite dans mon cerveau. Je ne savais pas trop si ces coups, si ces cris étaient réels ou le fruit de mon esprit malmené depuis septembre. Ma main s’est immobilisée sur l’étagère. Les coups, comme les cris, étaient bien là à portée de ma main, de mon corps, bruts, désespérés. Instinctivement j’ai crié « wlidi ! » mon fils ! en lâchant le tapis de prières subitement devenu – dans le moment où je prenais conscience qu’un événement terrible imminent et bien réel, un autre drame, allait s’abattre sur notre toit – pardonne-moi mon Dieu, superflu. C’est bien mon fils qui cognait à mourir contre le portail en métal qui tremblait sur ses gonds, les faisant étrangement geindre. Il criait « yemma ! yemma ! » maman ! en tambourinant de plus en plus fort avec le désespoir du condamné. Il sanglotait. Je me suis élancée de toutes mes forces jusqu’au portail. Alors l’instant d’une seconde je me suis interrogée sur la traversée du couloir et de la cour. Il m’est apparu que je n’en avais pas gardé trace. Entre le moment où le tapis me tombait des mains et celui où je tentais d’ouvrir le portail, un vide profond s’est installé. Un trou noir comblé par les cris d’Amine. J’ai tiré sur la targette qui gémissait. Au même moment les pneus d’une voiture ont crissé puis se sont immobilisés devant la maison. J’ai entendu la porte coulissante du fourgon s’ouvrir avec fracas. C’était une camionnette pas une voiture ordinaire. Amine criait « yemma ! yemma ! » La porte d’entrée de ma maison que j’avais peine à ouvrir, a été brutalement enfoncée. Elle a écrasé mon visage et m’a projetée à terre. Je me suis péniblement relevée en criant à mon tour, éblouie par les faisceaux lumineux projetés par les phares du fourgon arrêté et qui avaient envahi toute la cour. La douleur et le chagrin qui depuis des semaines opprimaient ma tête et mon cœur, ont redoublé d’intensité.

Trois jours après, l’être qui m’est le plus cher et dont on a décidé de me priver, me hante à chaque instant. Je le revois, assis sur son lit, la tête baissée. J’entends son père le mettre en garde. Je les revois comme s’ils étaient l’un et l’autre près de moi. Nous étions en juillet et deux jeunes de Haouch Miloud que nous connaissions, venaient d’être arrêtés par des hommes en uniforme, au grand jour, non loin de leur domicile. Trois mois se sont écoulés et ces deux jeunes ne sont pas reparus. Ces hommes qui arrêtent des enfants, qui kidnappent ou tuent, sont indifférents aux souffrances et au malheur qu’ils causent. L’affliction et le violent ressentiment qui m’affectent depuis vendredi, me conduiront-ils au djihad, au maquis ? Me réduiront-ils à la folie, à la mort ? Des hommes en furie, agressifs et grossiers ont empoigné Amine puis l’ont fait tomber à terre, dans la cour. Wlidi !  L’un des hommes dont le bas du visage était surmonté d’une longue moustache taillée comme les fibres d’un balai-brosse, le genou plié, écrasait le dos de mon enfant. Il m’a regardée en hurlant : « ce bâtard c’est ton fils ? » « Oui c’est mon fils, c’est mon fils, ai-je crié à mon tour, qui êtes-vous, Amine, mon fils, que se passe-t-il ? » Amine ne me répondait pas alors que l’homme répétait : « hada el-ferkh weldek ? » en le secouant sans ménagement. Mon Dieu, mais que leur a-t-il fait pour être ainsi traité ? L’homme a ajouté : « cette fois nous l’avons ».  Puis il s’est tourné de nouveau vers moi en gesticulant, en s’égosillant, les yeux globuleux prêts à abandonner leur cavité. Il a ordonné : « allez reste chez toi femme. Nos chiens sont mieux éduqués que vos enfants ! » Il a relevé Amine, aidé dans sa manœuvre par deux de ses collègues, un civil et un militaire, armes bien en vue. J’ai cessé de flageller mes cuisses, de labourer mon visage, mais pas de crier, pas d’appeler au secours. Je me suis agrippée aux bras de l’un des hommes qui m’a aussitôt repoussée, brutalement. De nouveau je me suis retrouvée à terre. Un quatrième assaillant, le visage dissimulé, m’a lancé ces mots : « nous te le ramènerons, c’est juste un contrôle ! » Le bas du visage de l’un d’eux est marqué par une cicatrice qui le fend en deux. Elle part de la commissure droite des lèvres à la base gauche du menton. C’est l’indic, el-biyya’. Nous le connaissons tous. Mais qu’a pu faire Amine pour qu’ils s’acharnent ainsi sur lui ? Ils l’ont immobilisé, lui ont passé les menottes aux poignets croisés derrière le dos, lui ont relevé sa propre chemise sur la tête et l’ont traîné vers l’extérieur en lui assénant des coups de pieds, de matraque et de crosse sur la tête, le dos et les jambes. J’ai entendu  « Amn el-askari naal din rabkoum » sécurité militaire putain de votre Dieu. Mais pourquoi l’indic se retrouve ici avec le militaire ? La Ilaha illa Allah Mohamed rassoul Allah, il n’y a de dieu que Dieu Mahomet est son prophète. Ils ont poussé mon fils vers leur véhicule en le frappant toujours, et lui il criait « yemma, yemma ! » Je récitais des versets à voix haute, très haute pour qu’ils entendent et comprennent que j’en appellerai à Dieu et au monde, que je ne me laisserai pas faire « Dieu est le plus grand, Dieu est le plus grand » en essayant de m’agripper en vain au bras tremblant de mon gamin qui pleurait, « je n’ai rien fait, je n’ai rien fait ! » Il a été jeté dans le camion, à travers la porte latérale demeurée entrouverte. « On part » a lancé sèchement l’homme en treillis militaire. Il doit être le chef. Le chauffeur du véhicule banalisé n’avait pas coupé le moteur. Il a démarré en trombe. Le numéro d’immatriculation écrit à la craie, a été effacé, mal effacé. On devinait malgré la pénombre les derniers caractères. J’ai retenu  « 566 », peut-être « 5566 ». Quelques portes voisines qui s’étaient ouvertes discrètement pour aussitôt se refermer, se sont ouvertes de nouveau, cette fois-là, d’un seul coup, sec. Que me restait-il sinon de continuer de crier de tout mon corps, de tout mon être et de nouveau déchirer mon visage. J’en appelais aux voisins, au monde entier et à Dieu, les prenant à témoin « mon fils, ô Dieu ils m’ont enlevé mon fils ! » Les femmes sont accourues, ont tenté de retenir mes bras secoués par des mouvements que je contrôlais de moins en moins, de me consoler. J’entendais « la pauvre, son fils a été arrêté ». Je suis tombée, prise de spasmes lourds et irréguliers presque effrayants. Les sons qu’évacuait ma bouche difforme, étaient loin des mots, métamorphosés par la douleur. J’entendais des cris ou des appels de plus en plus éloignés, éjectés par des visages défigurés, par des gorges souffrantes, apitoyées. Autour de moi une multitude de silhouettes informes et sombres étaient broyées par un ciel obscur et incertain. Amine avait été arrêté, emmené. La Ilaha illa Allah Mohamed rassoul Allah.

Nous n’avons pas fermé l’œil durant toute la nuit du vendredi au samedi. Houda a résisté au sommeil autant qu’elle a pu, avant d’y succomber. Mes enfants tiennent par la volonté de Dieu ou par la force de leur jeunesse. Ils tentent de me consoler, mais est-ce possible lorsque le corps ne répond plus, lorsque l’esprit est abattu, noyé dans un incommensurable chagrin ? Je suis inconsolable et je crains qu’ils soient en réalité aussi anéantis que moi. Lorsqu’ils sont arrivés à la maison, alertés par des voisins, j’étais toujours dans la cour, allongée près du pied de vigne. Nous y sommes restés longtemps, éclairés par l’unique ampoule, nue. Les voisins ont quitté notre maison, mais ne se sont pas éloignés. Nous les entendions discuter dans la rue, tard dans la nuit malgré les dangers. Toute la nuit Hakim m’avait suppliée, comme les voisines avant lui, de ne pas sortir. De ne rien entreprendre à l’extérieur, ne pas aller au commissariat ou à la gendarmerie par exemple. Je les ai entendus. Au-delà de quelques pâtés de maisons autour de leur lieu de résidence, la nuit est interdite depuis longtemps aux honnêtes gens.

Aux premières lueurs de l’aube, j’ai prié salat-el-fajr à haute voix, les yeux rougis et boursouflés d’insomnie, de larmes et de douleur. J’ai récité d’autres prières plus intimes, en moi-même « Ya rabbi thalla fi wlidi », ô Dieu prends soin de mon fils. Alors que le jour nouveau, que je devinais terne dans son éclat, comme le précédent, s’imposait à nous sans que nous pussions agir de quelque manière que ce soit pour qu’il nous fût favorable, si tant est que je puisse ainsi parler, je me suis présentée au poste de police du village avec mes enfants et Hakim. La sûreté se trouve en face de l’établissement où étudie Amine, à droite de la bâtisse qui abrite la garde communale, non loin du moulin à huile. Amine est un bon enfant. Il est au collège, en deuxième année moyenne. Même s’il redouble son année, il reste un enfant bon. A son rythme, s’il n’est pas empêché, Amine ira loin. Je suis sa mère, je sais qu’il ira loin. Pourquoi a-t-il été arrêté? La police se trouve en face du collège à côté de la garde. Les trois institutions sont difficilement accessibles et se présentent de la même manière à quiconque s’en approche : des chicanes, des fils barbelés, des sacs de sable et des barils métalliques remplis d’eau, délimitent des zones hautement sensibles. Nul n’y a accès sans avoir été invité par les hommes de garde, souvent en uniforme. Sur plus de cent mètres, de part et d’autres, il est strictement interdit de stationner ou de se garer. Le poste de police, comme la garde communale, comme l’école, ne sont accessibles qu’à la suite d’une fouille minutieuse des sacs, des sacs à dos, des cartables et souvent des corps, par des agents habilités, fortement armés et motivés. Des hommes pour les hommes, des femmes pour les femmes. Un agent en faction devant le poste de police nous a demandé de poser les sacs sur un bureau d’enseignant. Un autre les a ouverts, a plongé la main dans chacun, en émettant à chaque fois des commentaires incompréhensibles, puis d’un geste lent de la même main il nous a fait signe de les récupérer, « passez ». Hakim est passé à son tour, après nous. Les policiers nous ont épargné la fouille au corps, peut-être par gêne, peut-être parce qu’il était tôt. Nous avons traversé une grande cour où sont stationnés plusieurs véhicules officiels dont des 4X4. A l’intérieur du bâtiment, l’agent de police chargé de l’accueil a écouté nos doléances, puis nous a fait patienter dans le couloir, car « il n’y a personne à cette heure-ci » a-t-il chuchoté, l’air navré. De notre regard, de nos gestes et nos paroles suintaient une inquiétude, une angoisse, une tragédie que l’agent ne pouvait ignorer, éviter. Pour marquer sa bienveillance il a caressé la tête de Houda qui n’a pas apprécié. Elle a esquissé une grimace accompagnée d’un mouvement d’épaule et s’est précipitée vers sa sœur. A huit heures trente est arrivé un officier qui nous a reçus dans le quart d’heure suivant. Il m’a écoutée attentivement lui raconter l’arrestation. Tout en lui délivrant les détails de l’événement j’ai extrait de mon sac en plastique noir une photo d’identité en couleurs et la lui ai tendue. Mon fils porte une chemise blanche. Ses cheveux noirs sont coupés court. Il sortait de chez le coiffeur, ses oreilles sont bien dégagées. Son œil gauche est légèrement plissé, comme le droit il est surmonté d’un large sourcil, fortement incurvé. Son sourire est timide. Le fond du cliché représente un ciel bleu faussement apaisé. La photo a été prise chez le photographe de la rue de la Révolution. Le directeur du collège avait été catégorique. Elle devait être récente et en couleurs. L’officier a écouté sans m’interrompre. Je lui ai parlé des coups, des insultes. Lorsque j’ai fini de lui délivrer mon témoignage, il s’est levé lentement, s’est approché de moi, m’a rendu la photo et m’a annoncé, toujours avec bienveillance, ne pas être au courant. Il nous a suggéré de nous rendre à trois kilomètres de là, au commissariat d’El-Barki dont dépend son poste de police. Il n’a cependant pas téléphoné pour avoir plus de renseignements, ou pour nous annoncer. L’agent de police chargé de l’accueil s’est levé à notre passage. Il nous a dit avec gravité « que Dieu vous vienne en aide. »

Mes filles et Hakim résident précisément à El-Barki. C’est là que mon gendre possède une boutique de parfums et cosmétiques que son père, Allah yerhmou, que Dieu ait son âme, lui avait léguée. Depuis leur mariage, il y a un an, Hakim et Houria vivent dans une HLM de la vieille cité Diar el-baraka. Comme ils n’ont pas encore d’enfants et qu’ils rêvent d’avoir des lumières dans les yeux, forcer le destin, ils ont souhaité élever ma petite dernière, Houda. Je n’ai pas refusé. Houda est en quatrième année de l’école fondamentale. C’est une bonne élève. La maîtresse dit qu’elle est très éveillée pour son âge, mais regrette-t-elle, quelque peu opiniâtre et tenace. Moi je ne trouve pas que cela soit un défaut.

Hakim connaît bien quelques policiers du commissariat d’El-Barki qui sont aussi ses voisins de quartier. Le mieux était que l’on se déplace directement à El-Barki, mais Hakim n’aime pas trop ces situations qui le mettent dans l’embarras. Il préfère procéder comme tout un chacun. Mais parfois nous n’avons d’issue que celle de la débrouille, de la relation, du piston. C’est d’ailleurs l’une de ses connaissances, Sakrane Aoued un officier, qui nous a reçus dans le bureau même du commissaire, absent ce jour-là. L’officier a été avenant tout le temps de la rencontre. Comme celui du poste de Benatallah avant lui. Il a essayé de répondre au mieux qu’il pouvait à toutes nos questions. Il comprenait mon désarroi, mais m’a juré ne pas être au fait de ce qui s’était passé vendredi dans notre village. Avant de nous libérer il s’est absenté quelques minutes. Lorsqu’il est revenu, il a dégagé sa main droite de la poche et a bredouillé,  « j’ai téléphoné à Benatallah et à Alger-centre, hélas personne n’est au courant ». Il s’est approché de Hakim, a posé sa main sur son épaule, l’invitant ainsi à se lever et lui a demandé : « êtes-vous allés à la gendarmerie ? » Hakim a secoué la tête et s’est dressé devant son ami qui lui a pincé l’ourlet de la veste en clignant de l’œil. Puis il lui a murmuré deux ou trois mots à l’oreille. Une fois à l’extérieur, Hakim nous a déclaré que Aoued lui avait suggéré de se rendre à la gendarmerie ou à la caserne 133. Hakim a ajouté qu’il fait confiance à Aoued. « C’est un homme de bonne famille. Je le connais depuis très longtemps. Nous avons été de la même école, du même lycée. Aoued est un homme bien ». Alors que Dieu le garde, ai-je pensé.

A la gendarmerie – elle se trouve dans la même ville – nous avons été accueillis froidement. Le préposé à la réception a refusé notre dépôt de plainte et nous a vivement conseillé de déposer une RIF, une déclaration de recherche dans l’intérêt des familles. L’image de Mahfoud le bras en l’air et celle d’Amine silencieux devant les remontrances de son père me sont alors apparues de nouveau. J’ai aussitôt pensé à ces pauvres jeunes arrêtés dans notre quartier et dont on est toujours sans nouvelles depuis juillet. Devant la proposition du réceptionniste j’ai spontanément exprimé un refus que je voulais à la hauteur de sa provocation.  « Mon fils n’a pas fugué, il a été enlevé, et je sais par qui ! » ai-je crié en pointant du doigt le gendarme. Cela ne lui a guère plu. Il a bondi de sa chaise, est passé de l’autre côté du comptoir et a essayé de me pousser vers la sortie. J’ai réussi à plaquer sur son visage la photo d’Amine que j’avais retirée de mon sac en plastique noir. Porté par l’indécence qu’autorise son uniforme, il ne s’en est même pas soucié. A peine s’il l’a observée comme un objet sans intérêt, avec mépris. Si c’est une disparition, elle est forcée. Le gendarme nous a signifié qu’il n’avait pas que cela à faire, « allez voir ailleurs » nous a-t-il lancé en me poussant franchement cette fois vers la sortie, sans le moindre respect. Hakim a rouspété auprès du gendarme, Houria à son tour a tenté de s’en prendre au militaire, mais son mari l’a tancée vertement et nous a demandé de quitter les lieux. Il ne fallait pas envenimer la situation. Du vivant de Mahfoud Allah yerhmou, jamais un homme, quels qu’aient pu être son rang et sa force, ne se serait autorisé à agir de la sorte. Jamais l’occasion n’a été offerte à un barrani, un étranger, de m’adresser une parole creuse ou de me dévisager. Houria pleurait ne sachant que dire ni que faire. J’étais mal en point, mais j’ai fermé les yeux. Ma petite Houda m’inquiétait. Elle avait faim la pauvre, elle n’avait rien pris depuis le matin. Elle pleurait. Cette situation et tout ce qu’elle dissimulait, la déstabilisait. Elle a juste dit « où est Amine ? » Nous ne lui avons pas répondu, mais j’ai posé la main sur ses cheveux pour la consoler. Que lui dire, alors que nous étions nous-mêmes égarés. Tellement perdus que nous avons oublié qu’elle avait classe. Hakim a demandé à sa femme de rentrer à la maison avec la petite, « elle doit avoir faim » lui a-t-il dit et répété, avec juste ce qu’il faut de fermeté et d’agacement la seconde fois, pour ne pas me froisser probablement. Avait-il lu dans mes pensées ? Non, il faisait payer à son épouse l’audace qu’elle a eue face au gendarme. Houda a rechigné à partir avant de se résigner. Elle a rouspété en tirant, quoique sans conviction, sur le bas de ma robe, ma âbaya. Elle savait qu’elle ne pouvait continuer avec nous. Cela ne l’a pas empêchée de protester tout haut « moi aussi je veux chercher Amine ». Elle avait compris dès les premiers jours. Houria l’a tirée brusquement contre elle en lui demandant de la suivre. Hakim a accéléré le pas. Il avançait sans se retourner, ne se souciant de rien d’autre que d’arriver au plus vite à la caserne.

La caserne 133 se trouve à la sortie d’El-Barki, à la lisière de Aïn Naadja. Le soleil était haut, il faisait encore chaud. Mon pas n’est plus alerte, je traînais derrière Hakim. Il faisait signe aux taxis collectifs qui ne s’arrêtaient pas. Dans un sens comme dans l’autre ils sont souvent complets entre El-Barki et Hussein-Dey. Il aurait fallu aller à la première station pour, en étant très patient, être sûr d’être transportés. Les taxis y attendent le temps qu’il faut pour charger le maximum de clients allant au terminus de la ligne, trois ou quatre, parfois sept si c’est une 505 familiale. Lorsqu’ils prennent la route, plus rien ne les arrête jusqu’à la destination des clients. Alors, entre deux terminus d’une même ligne il est très rare qu’un taxi réponde à une main levée. Je suis habituée à marcher. Mon pas est lent, mais décidé. Depuis l’assassinat de Mahfoud Allah yerhmou, c’est moi qui m’occupe de la maison, même si Hakim et ma fille me donnent un coup de main. Ils n’ont pas de voiture, mais ils m’aident avec leurs faibles moyens. Avant la disparition de mon mari je ne sortais pour ainsi dire jamais, pas même pour aller acheter du pain ou récupérer ma petite Houda à la sortie de l’école. Je le regrettais, mais cela ne changeait rien. Ma fille rentrait seule, comme la plupart des écoliers à vrai dire. Depuis la disparition de mon mari, tout a changé. Je suis obligée de sortir, m’approvisionner aux épiceries ou au marché, prendre le taxi ou l’autobus, affronter l’administration, la foule et les regards obliques des tordus. Cela contrarie Hakim, mais je considère qu’il m’aide beaucoup et qu’il a assez à faire avec ses propres problèmes et responsabilités. Il n’a pas à se charger aussi lourdement des miens.

Au terme d’une heure de marche, nous sommes arrivés à la caserne 133. Ses murs sont hauts et surmontés de rouleaux entiers de fils barbelés et de tessons de bouteilles. De part et d’autre de la grande entrée, un double barrage militaire permanent était tenu par une vingtaine de jeunes appelés, lourdement armés. Ils sont regroupés de chaque côté de la route derrière des murs de sacs de sable, des pneus de tracteurs ou de semi-remorques, des barils de pétrole ou d’huile, remplis de sable ou de pierres. A l’entrée comme à la sortie du barrage, des chevaux de frise et des herses dissuadent tout passage en force. Un maigre couloir permet tout juste aux véhicules de pénétrer dans l’espace hautement sécurisé et d’en sortir. Aucun arrêt ou stationnement non autorisé par ces soldats n’est toléré. Les militaires filtrent sévèrement la circulation à sens unique. Les attentats sont légion. Les voitures ralentissent obligatoirement à une dizaine de mètres en amont de l’entrée du barrage. A hauteur du contrôle, le chauffeur du véhicule se doit de tirer le frein à main et d’éteindre l’autoradio. La nuit, il est obligé de basculer des feux de croisement aux feux de position et d’allumer le plafonnier. Surtout ne rien hasarder, ne pas faire de geste brusque. Immobiliser le véhicule à hauteur du militaire, maintenir les mains sur le volant et n’engager de vitesse qu’après son autorisation verbale ou gestuelle. D’autres soldats postés à la sortie du barrage inviteront alors le conducteur à rejoindre la folle circulation. Plusieurs drames ont eu lieu durant ce type de contrôle. Les soldats sont à bout de nerfs. Dans certaines situations exceptionnelles ils pourraient tirer sans sommation. Hakim s’est avancé en direction d’un des appelés qui surveillaient en retrait le déroulement des contrôles pour lui expliquer l’objet de notre déplacement avec toute la délicatesse possible requise en pareille situation. Il parlait lentement. Il parlait en me montrant du doigt de temps à autre. Mais le jeune soldat ne semblait pas disposé à l’écouter plus que cela. « Que Dieu lui donne patience », s’est-il contenté de dire en pressant le pas vers un de ses collègues. Il n’a pas laissé le temps à Hakim d’achever sa dernière phrase. « Il faut écrire », a-t-il coupé. Il ne dira pas un mot de plus. Hakim est demeuré figé un long moment, semblant hésiter entre révolte et résignation tout en mesurant les conséquences de l’une et de l’autre. D’autres soldats le sommèrent de quitter rapidement les lieux. Il baissa alors la tête et avança, l’air défait. Il ne nous restait qu’à retourner sur nos pas.

En repassant devant la gendarmerie, elle se trouve sur notre route, j’ai reconnu Si Zitouni, le père de Merwan. J’ai glissé deux mots à Hakim pour qu’il accepte que nous lui parlions. Si Zitouni était dans un état second, comme bouleversé. Il se lamentait du mauvais accueil qu’on lui a fait à la gendarmerie, ne savait plus vers quel saint se vouer. Un inconnu aurait dit de lui qu’il maîtrisait peu sa raison. Il gesticulait, les mots qu’il prononçait, s’obscurcissaient. Je ne comprenais pas tout ce qu’il essayait de nous dire. Il n’avait pas de nouvelles de son fils. La situation que nous-mêmes vivons, m’interdit d’éprouver quelque remords ou honte que ce soit vis-à-vis du brave instituteur. Face à tant de désarroi Hakim ne pouvait que lui manifester sa compassion en l’encourageant dans ses recherches. Nous avions fait ce que nous avions à faire.

Arrivés dans le centre-ville d’El-Barki nous nous sommes séparés. Hakim a rejoint sa boutique. Il a peut-être fait l’impasse sur le déjeuner. Quant à moi, je suis rentrée à Haouch Miloud complètement vidée. J’ai fait réchauffer un fond de chorba qui restait, puis me suis assoupie. Le soir après son travail Hakim est venu avec Houria et Houda pour me tenir compagnie cette nuit encore. Les semaines et les mois à venir seront très durs. Dieu seul sait ce qu’ils me réservent. La seule chose dont je suis sûre, c’est que je me battrai autant de jours que nécessaire, avec toute l’énergie qui me reste. Je ne me laisserai pas faire. Ils veulent ma résignation, je leur offrirai ma révolte. Dieu nous met à l’épreuve. Dieu aime ses serviteurs. Allah mâ essabirine, Dieu guide les patients. Lui sait ce que les kidnappeurs ont fait d’Amine. Moi je ne peux répondre à cette question aujourd’hui, mais une chose est sûre, j’éprouve maintenant ce sentiment définitif qu’il me faut, tant que je demeure en vie, prendre mon courage à deux mains et combattre les ténèbres, remuer ciel et terre jusqu’à ce que la lumière se fasse envers et contre tout, contre tous.

////////////////////////////////////////////////////////////////////

Cliquer ici pour lire l’intégralité de LA FOLLE D’ALGER.

CLIQUER ICI POUR LIRE LE ROMAN, « LA FOLLE D’ALGER »

/////////////////////////////////////////////////////////////////

Voici la 4° de couverture du roman


La Provence dimanche 11 nov 2012

______________


Article FRANCE 24 _ 04 septembre 2014

c

c

c

c

c

_______________

Article EL HAYAT 14 (ou 20) 09 2014

__


_______________

Le Quotidien d’Oran, à l’occasion d’une intervention à ORAN_ dans les locaux de SOS DISPARUS_ Rue Ben M’hidi le 16 juin 2014

___________

À Paris, un sympathique mot de soutien de madame Hidalgo, maire de Paris. 23 février 2015, à l’occasion du Salon Le Maghreb des livres.

Richard Millet intellectualise et esthétise le racisme ordinaire, la haine

Richard Millet intellectualise et esthétise le racisme ordinaire, la haine.

Le trois septembre, de retour de l’étranger, j’apprenais que nombre  d’écrivains français et autres, étaient en colère contre un éditeur, membre du Comité de lecture de Gallimard. Il s’agit de Richard Millet. D’emblée je dois dire que je n’ai lu aucun livre de ce Millet. Depuis mon retour, je l’ai entendu sur différentes chaînes de télévisions et de radios (Youtube). J’ai lu tout ce que j’ai pu de lui, sur lui et sur ses écrits, sur la toile. Je connais suffisamment bien, par leurs écrits, certains auteurs cités dans ma présente intervention, pour faire confiance aux extraits qu’ils nous donnent à lire, extraits qui sont les leurs ou extraits de paroles et écrits de Millet qu’ils nous rapportent. Mais de quoi s’agit-il ?

Le 24 août dernier, Anders Behring Breivik, un jeune norvégien de 33 ans,  était condamné à Oslo à la peine maximale de 21 ans de prison pour avoir, le 22 juillet 2011, assassiné froidement à coups de fusil automatique 77 personnes, huit dans un attentat à la bombe contre le siège du gouvernement à Oslo, puis 69 autres, principalement des adolescents de la Jeunesse travailliste,  réunis dans une île de Norvège pour une manifestation contre le racisme.

Le même jour, Richard Millet (éditeur et écrivain très expérimenté et même très apprécié pour son écriture) publiait un pamphlet Langue fantôme suivi de Éloge littéraire d’Anders Breivik, oui éloge de l’assassin, un court texte de dix-huit pages aux éditions Pierre-Guillaume de Roux. Un essai qui rend hommage au terroriste norvégien responsable de la tuerie d’Utoya (Norvège). Millet a dit à propos de Déclaration d’indépendance européenne, un brûlot de 1500 pages que Breivik avait publié sur Internet, qu’il était « non dénué d’intérêt ». Ce livre «contient des analyses pertinentes de la perte de l’identité nationale» dit Millet. Le 28 août, Tahar Ben-Jelloun s’indignait sur France Inter : « Richard Millet vit une sorte de dépression parce qu’il considère que la civilisation chrétienne est en chute libre, menacée par ce qu’il appelle le multiculturalisme. Millet ajoute que le multiculturalisme ce sont l’Islam et les arabes. Il est très malheureux parce que la société telle qu’elle est ne lui plaît pas. J’étais un peu habitué à son délire raciste, mais là il va beaucoup trop loin.  La littérature ne doit pas être à côté des criminels et des salauds. Millet me vise directement lorsqu’il dit que si la littérature parle souvent petit nègre en France c’est qu’elle se tiers-mondise. Il a une haine de tous ceux qui écrivent en français et qui ne sont pas Français de souche. » L’auteur franco-marocain écrit sur son blog (taharbenjelloun.org) le 05 septembre : « (pour Millet) le fait que tant d’écrivains viennent d’Afrique, du Maghreb et du monde arabe et écrivent en français, participent de ce fait à la « décadence »  de cette littérature. »

Je suis tombé sur des extraits de livres de ce Richard Millet qui m’ont laissé sans voix. Il écrit en effet : « Anders Breivik est un enfant de la ruine familiale autant que de la fracture idéologico-raciale que l’immigration extra-européenne a introduite en Europe depuis une vingtaine d’années. » Quant aux jeunes tués par Anders Breivik en 2011, ils « n’étaient que de jeunes travaillistes, donc de futurs collaborateurs du nihilisme multiculturel. » Millet suggère-t-il qu’on pouvait donc les éliminer ? Je cherche encore et encore pour découvrir des écrits infects, nauséeux. Voici ce qu’il disait sur France-Culture, le 11 juin 2011, répondant à la question d’Alain Finkelkraut, « que désigne pour vous le mot France ? », Millet répondit : « Pour moi, la France je la définis comme  un drame. Le contenu du mot France est déjà défait (…) Je suis, notamment dans un espace comme dans le RER dans une situation ‘d’apartheid’ volontaire, c’est-à-dire que je m’exclus moi-même d’un territoire et d’un groupement humain où je ne me sens plus moi-même. Quand je suis le seul Blanc, ça me pose de telles questions. Je ne peux que m’exclure moi-même. Moi, je n’ai pas de réponse à cela, et si cette population est fortement maghrébine, je le suis encore moins…Quelqu’un qui, à la troisième génération, continue de s’appeler Mohamed quelque chose, pour moi il ne peut pas être français ». L’excellent humoriste Guy Bedos dirait : « libanais ou quelque chose ». Faut-il que Mohamed le français se renie au point de ne pas donner le prénom de son grand-père à son fils, faut-il qu’il éradique son passé au nom de l’intégration ? Cela n’est pas étonnant dans la bouche de cet individu qui aimait à parler du « plaisir qu’il avait eu à tirer sur des Arabes. » (Jean-Marie Laclavetine in bibliobs 28 08 2012). Il a même prétendu avoir tué «des hommes, des femmes, des vieillards, peut-être des enfants» aux côtés des Phalanges d’extrême droite libanaises. Abjecte homme.

Dans De l’antiracisme comme terreur littéraire le sulfureux Richard Millet écrit : « Ainsi, constatant que je suis le seul Blanc  dans la station de RER Châtelet-Les Halles, à six heures du soir ou déclarant que je ne supporte pas de voir s’élever des mosquées en terres chrétiennes, ou encore trouvant que prénommer, à la troisième génération, ses enfants Mohammed ou Rachida relève d’un refus de s’assimiler, c’est-à-dire de participer à l’essence française, tout cela ferait de moi un raciste. » Non, c’est de l’amour fou. Cette exécrable répugnance parmi les répugnances, toutes ces ignobles paroles sont un acte politique assis sur de la littérature, l’utilisant, l’exploitant. C’est selon D. Caviglioli « une logorrhée digne d’un PMU toulonnais » (in bibliobs 30 08 2012).

L’écrivaine Raphaëlle Rérolle écrit in Le monde. fr du 27 08 : « En dix-huit pages, Richard Millet déroule avec rage la litanie des haines qu’il a déjà déversées dans d’autres écrits, notamment Opprobre, paru chez Gallimard en 2008. Inscrit dans une pensée d’extrême droite qui n’hésite pas à esthétiser la violence, Millet n’en est pas à ses débuts, en matière d’anathème. »

Le Clézio est connu pur sa grande discrétion. Mais les outrages de ce Millet l’ont fait bondir : «Au nom de quelle liberté d’expression, à quelles fins, ou en vue de quel profit un esprit en pleine possession de ses moyens (du moins on le suppose) peut-il choisir d’écrire un texte aussi répugnant?» écrit-il dans une tribune in bibliobs.nouvelobs.com le 05 septembre. « Richard Millet recherche très consciemment le scandale. Cela fait partie de sa stratégie d’auto-victimisation » écrit Pierre Jourde sur son blog (pierre-jourde.blogs.nouvelobs.com) Pour Le Clézio  (qui n’est selon Millet qu’un « chien de garde qui aboie comme d’habitude ») «la question du multiculturalisme, qui semble obséder si fort certains de nos politiques et quelques-uns de nos prétendus philosophes, est une question déjà caduque», puisque «nous vivons dans un monde de rencontres, de mélanges et de remises en causes». (in bibliobs 05 09 2012)

Annie Ernaux écrit (Le Monde.fr du 10.09) : Les propos de Millet « exsudent le mépris de l’humanité et font l’apologie de la violence au prétexte d’examiner, sous le seul angle de leur beauté littéraire, les « actes » de celui qui a tué froidement, il y a un an, 77 personnes en Norvège. Des propos que je n’avais lus jusqu’ici qu’au passé, chez des écrivains des années 1930. » 118 écrivains ont approuvé le texte d’Ernaux  (dont Amélie Nothomb, Alain Mabanckou, Camille Laurens, Tahar Ben Jelloun, Bertrand Leclair, JMG Le Clézio, Boualem Sansal, Christian Prigent, Marie Desplechin). A cela Millet répond «l’antiracisme (c’ est du) terrorisme».

Qui est responsable selon Millet de la misère culturelle, littéraire en France, je vous le donne en mille ? Les colons du 20° et 21° siècle, montés du sud, ces immigrés asiatiques ou pire encore africains, arabes et musulmans bien sûr : « le repeuplement de l’Europe par des populations dont la culture est la plus étrangère à la nôtre » écrit Millet. Il y aurait ainsi les Français de souche, ceux du premier cercle, et les autres, les Français de seconde zone, qui n’auraient pas dû l’être (français).

« Les positions idéologiques de Richard Millet me paraissent lamentables » écrit Pierre Nora (in Le Monde.fr  – 11 09). Nora est un historien, académicien et membre, comme Millet,  du comité de lecture chez Gallimard. Mais hélas, Millet n’est ni le premier ni le dernier à propager la haine contre « les autres », ces étrangers, même devenus des nationaux.  Des hommes politiques, des « artistes », chroniqueurs radio et télé…. diffusent en France (je ne connais pas la situation des autres pays européens) et de manière récurrente des paroles suggestives, parfois directes, parfois très subtilement,  contre les immigrés arabes, musulmans, africains  (Zemmour, Houellebecq, Finkielkraut – oui, oui – et tant et tant). Il y a à l’évidence une « certaine corruption de la pensée contemporaine et de la responsabilité des écrivains dans la propagation du racisme et de la xénophobie. » (Le Clézio dans La lugubre élucubration de M. Millet)

A la périphérie de toute cette affaire c’est que ce triste homme en tire un bon profit : sa Langue fantôme a été vendue à  7500 exemplaires  et son Antiracisme comme terreur littéraire à 6500. Et ce n’est pas fini.

Millet a démissionné ce jeudi  13 septembre du Comité de lecture de Gallimard, mais il reste néanmoins salarié.

Ahmed Hanifi

Marseille, le 15 septembre 2012

Lettre à une amie française…

Lettre à une amie française d’origine savoyarde LA NATION

Lettre à une amie française d’origine savoyarde POLITIS (en page « courrier »)

Chère C.,

Il est tard, mais je me dois de te répondre. Ce matin tu m’interrogeais sur les tueries de Toulouse et de Montauban. A vrai dire je ne sais par quoi ni par où commencer. Une thèse de doctorat n’y suffirait pas. D’ores et déjà je te dis que ce qui, ci-dessous, s’apparente à des élucubrations ou pérégrinations hors sujet, ne l’est en réalité pas du tout. Il contient nombre d’ingrédients ou causes dont les massacres de Montauban et Toulouse peuvent être considérés comme le résultat. Mon écriture est éclatée, comme l’est mon esprit lorsqu’il aborde certains sujets explosifs. Celui-ci en est un.

Chère C., tu t’interroges sur l’absence de réaction des intellectuels musulmans non intégristes, tu t’interroges également sur ce que prône l’islam en la matière. Pour être crédibles nous ne pouvons traiter de la « folie » de Merah sans préalablement dire ceci :

Nous vivons hélas en France et généralement en occident (mais, mondialisation oblige et à un degré moindre, dans d’autres pays du monde) dans une société du spectacle, dans une société où prime l’individualisme et la cupidité, où la question majeure de la solidarité de groupe est recalée, rejetée. L’Europe est depuis plusieurs décennies dans le creux de la vague. L’Europe est à la dérive. Il lui faut se ressaisir. Dans cette Europe et dans cette France donc les intellectuels musulmans ne sont pas écoutés et Dieu sait qu’ils produisent (en France et en Europe) une pensée islamique moderne. Il y a de nombreux penseurs de l’islam qui ne sont pas écoutés car la société du spectacle n’a que faire de l’intelligence de l’homme, à fortiori musulman. La société du spectacle a besoin, par définition, de spectacle. Et par conséquent d’acteurs et de spectateurs. Te souviens-tu de cette phrase :  » Il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages.  » Ces paroles sont de Patrick Le Lay, PDG de TF1, en 2004 in Les dirigeants face au changement. La société du spectacle ne forme pas le spectateur en citoyen vigilant. Elle en fait un appareil digestif.

Revenons chère amie à nos intellectuels musulmans. Mohammed Arkoun est inconnu. Abdelmajid Charfi aussi, Rachid Benzine et combien d’autres sont délibérément ignorés ici-même comme dans les pays musulmans. Lorsqu’on donne la parole à Tarik Ramadan, c’est pour le confiner dans un médiocre ring médiatico-politique et surtout rappeler systématiquement qu’il est le petit-fils de son grand-père. Il ne peut être qu’un frère musulman. Ces intellectuels musulmans qui prônent le nécessaire ijtihad dans l’Islam du 21° siècle (ijtihad que réfutent les tenants du dogme dans les pays musulmans dont nombre d’entre eux sont malheureusement soutenus par l’Europe et les Etats-Unis, je pense au roi d’Arabie Saoudite notamment ), ces intellectuels ne sont pas entendus. L’ijtihad « désigne l’effort de réflexion que les oulémas ou muftis et les juristes musulmans entreprennent pour interpréter les textes fondateurs de l’islam et en déduire le droit musulman » (Wikipédia). L’islam d’aujourd’hui ne peut faire l’impasse de l’histoire de l’humanité. Il ne peut fermer les yeux sur près de 14 siècles de vie tumultueuse du monde global, depuis son avènement. Or, ces « nouveaux philosophes musulmans » de l’Ijtihad qui traitent de cette question de l’absence de l’histoire dans l’Islam n’intéressent pas les médias européens et français donc, qui s’enivrent et veulent nous enivrer de spectacle. Ils préfèrent « l’image à la chose, la copie à l’original, la représentation à la réalité, l’apparence à l’être… » (Debord). Par conséquent ils nous donnent à voir, à boire, à ingurgiter à longueur d’information continue des barbus hirsutes (« sales ») en djellaba (ou en guenilles) s’exprimant de travers, haranguant violemment les foules, ou alors, le sabre à la main, psalmodiant des versets au-dessus d’une femme en noir, à leur pied silencieuse, terrorisée. Ceux-là sont dits « les musulmans » ou à défaut « les islamistes » et non moins musulmans. Ce sont eux qu’on nous montre dont on nous abreuve d’images et de sons. Non seulement qu’on nous montre, mais dont on nous dit sans honte qu’ils sont les représentants de l’Islam. Ce sont eux, selon les médias occidentaux, qui sont les diffuseurs de l’Islam. Société du spectacle donc qui réfute l’histoire exactement comme réfutent l’histoire les dogmatiques religieux musulmans. Mais des barbares il y en eu d’autres.

Hiroshima et Nagasaki sont occidentales. Le nazisme et la Shoah sont européennes (dois-je écrire chrétiennes ?). La haine contre les barbares (les juifs, depuis les temps anciens, les cibles des croisades, puis les protestants et les musulmans aujourd’hui), cette haine est très fortement ancrée dans cette Europe « judéo-chrétienne ». Les centaines de milliers de morts en Afrique (19 et 20° siècle) sont le fait des colonisations européennes. La défaite coloniale et notamment (deux fois notamment) l’indépendance de l’Algérie n’a jamais été acceptée (voir le très puissant lobby pied-noir et harki qui a réussi à faire admettre au microcosme médiatique français qu’il lui fallait mettre sur le même plan les tortionnaires de la France coloniale et l’autodéfense des militants indépendantistes, et ce microcosme l’a fait en brandissant dans leurs amalgames l’humaniste Camus). Cette perte encombre la mémoire et le présent de nombreux français. Le rejet de l’Algérien cette pathologie bien française n’a jamais été traitée sérieusement. Alors que penser de cette rancœur rentrée des parents algériens de ces français, qui, malgré eux, consciemment ou poussés à deux mains par la société blanche qui les a vus naître et grandir, reproduisent cette rancœur ? Que penser de cette rancœur, ne serait-elle pas une impasse ? certes que si.

Chère amie, je pense plus généralement à la théorie de Huntington. Elle a fait et continue de faire des ravages dans les soubassements des sociétés du Nord. Elle atteint désormais depuis ces dernières années les partis et les sommets des Etats en Europe : Les Vrais finnois en Finlande (où il n’y a pourtant que 3% d’étrangers !) , l’Udc en Suisse, une branche de l’UMP en France, le Parti populiste Jobbik en Hongrie, la Parti du peuple danois, le FPO en Autriche, la Ligue néofasciste en Italie du nord, etc, etc. Et personne ne semble s’en offusquer ou si peu, alors même que les graines du fascisme repoussent de nouveau au grand jour, sous un silence complice de la majorité du reste des hommes et partis politiques européens. Nombreux dans ces milieux disent que l’Islam est par essence intolérant, antisémite… ils sont, selon le mot de A. Bidar, des essentialistes. Evacuant le monde, l’existence vécue. A l’opposé, des gens comme ceux des Indigènes de la République s’indignent et parlent des musulmans comme étant « les nouveaux juifs de l’Europe ». Je ne suis pas sûr qu’ils aient totalement tort.

Chère C., Lorsque dans les années 70 les soviétiques ont envahi l’Afghanistan, les Etats-Unis (avec l’accord des puissances européennes) ont « fabriqué » Ben-Laden pour contribuer à l’endiguement du communisme. Nous savons aujourd’hui que ce combattant de la liberté américaine était devenu quasiment un membre du réseau de la CIA qui encouragea plusieurs années durant les islamismes de tous bords. Les régimes autoritaires ou dictatoriaux des pays arabes ont été soutenus jusqu’au bout, jusqu’à leur agonie par l’Europe et notamment la France. Aujourd’hui encore, l’Arabie Saoudite, très grande démocratie n’est-ce pas dans le monde arabe, est le plus fidèle allié des occidentaux. Evoque-t-on jamais, hors artifices,  dans les médias, et particulièrement dans le microcosme parisien, chez ces « intellectuels médiatiques » et chez les hommes politiques français cette monarchie passéiste et ses procédés féodaux ?

Maintenant ce point central auquel je voulais en venir chère C., et qui affecte tous les hommes épris de liberté y compris et surtout peut-être les musulmans et les peuples arabes martyrisés : La Palestine. Les Palestiniens sont quasiment le seul peuple au monde que l’Europe et les Etats-Unis ignorent, encourageant de fait depuis sa naissance le colonisateur Israélien. Voilà un pays, Israël, qui viole pas moins de 37 résolutions de l’Onu depuis des décennies, sans qu’aucune menace ne pèse sur lui. Jusqu’à quand ? Je ne fais pas, crois-moi de fixation sur Israël comme on le reproche souvent, non, le problème est que la Shoah (cette horrible machine de mort européenne) est exploitée et instrumentalisée par l’Etat d’Israël pour justifier son colonialisme, son oppression, ses massacres.

Crois moi chère amie, la question de la justice pour le peuple humilié de Palestine est LE point nodal (n’en déplaise à Alain Finkielkraut, sioniste avéré, dont je te rappelle au passage, que le tueur norvégien dit s’être inspiré :), point nodal autour duquel se cristallisent toutes les frustrations des arabes, des musulmans, des hommes épris de justice et de liberté. Pourquoi les israéliens tuent, massacrent impunément depuis 1967 (je n’écris même pas depuis 1948) ? Pourquoi le peuple palestinien n’a-t-il pas droit à une terre ? Tu remarqueras que cette question lorsqu’elle est médiatiquement traitée, tout est fait pour qu’elle soit une « question complexe ». Or la question est une limpide question de colonisation. As-tu constaté l’évolution des territoires palestiniens depuis 1948 ? Ils ont été amputés de plus des trois-quarts. En un mot, je dirais que toutes ces injustices, ces humiliations assignant à l’homme algérien, arabe ou autre de subir et de se taire sont inacceptables.

Maintenant Toulouse et Montauban : Les médias écrivent ou parlent de 4 morts en précisant systématiquement juifs (l’école est juive). Ils évoquent aussi la mort de militaires français (le plus fréquemment sans précision d’origine). Par contre ils disent ou écrivent quasi-systématiquement : « Mohammed Merah, d’origine algérienne ». Le jeune Merah est pourtant né à Toulouse il y a 24 ans. Il y a grandi. Il est culturellement un Toulousain, un français quoi, si j’ose ainsi dire. La part de l’influence de son environnement (amis, structures locales, politiques, sociales) est-elle à ce point insignifiante ? Le poids de la culture de ses parents est-il à ce point marqueur de sa personnalité qu’il faille l’y renvoyer à chaque fois qu’on donne son nom ? Et puis, de quelle origine sont tous les pédophiles français qui ont marqué l’actualité depuis 20 ou 30 ans ? et tous les autres criminels de quelle origine étaient-ils ?

Mon amie, Il y a de quoi se mettre très en colère. Vraiment, très en colère. La ségrégation, la stigmatisation est évidente et quasi permanente. Que faut-il que ces jeunes fassent pour que cette société française les accepte ( nous accepte, nous les bicots d’Algériens, pas même les Marocains, pas même les Tunisiens), comme des citoyens à part entière comme les autres ? On exige de nous des preuves permanentes parfois des preuves de soumission. Et cela est inadmissible. Ce jeune Merah est un assassin. Un criminel. La question est de savoir s’il est né criminel ou s’il l’est devenu. S’il l’est devenu, est-ce à cause de son origine (la famille xénophobe et raciste le suggère) ou bien de sa trajectoire ? Qu’a-t-il dit et fait avant sa fin ? Il a dit qu’il voulait venger les enfants Palestiniens (les responsables palestiniens ont déclaré qu’ils ne voulaient pas du « combat » de ce jeune criminel – mais quel média français a répercuté leurs propos, combien un ou deux ?) Quel a été son passé ? Que disent les médecins qui l’ont examiné ! que dit son avocat (il fut un petit délinquant) ? et que disent les services secrets qui l’ont sollicités un temps ?. Je souhaite chère C. que tu lises le magnifique roman de mon ami Salim Bachi « Moi, Khaled Kelkal », ed. Grasset, février 2012)

Non je ne m’égare pas chère amie. Encore une chose : des signes de déflagration apparaissent épisodiquement en France. Personnellement je me souviens (les années filent) des nombreux meurtres d’Algériens, notamment sous Giscard ou avant, parce que Arabes ou Algériens (52 morts en 1973 presque tous algériens), je me souviens de la marche des beurs de Lyon en 1983 (dont les revendications furent vite étouffées avec la création de SOS Racisme) qui, déjà, mettait en garde. Je me souviens de ces milliers de jeunes Français sifflant la marseillaise en octobre 2001 lors du match amical France-Algérie. N’était-ce pas là un révélateur important de leur « non-intégration », de leur mal-être ? je me souviens des flambées de violences et jusqu’à 2005 avec « l’embrasement des banlieues », de tous les commentaires parfois haineux, scandaleux, racistes et toutes les promesses qui ont été données (et toutes les conneries qui ont été dites et écrites, « la sociologie n’explique rien » ). Aujourd’hui , sept ans après, dans les quartiers populaires des plus grandes villes du pays (avec forte présence « immigrée ou population d’origine immigrée »), près de 50% des jeunes actifs chôment (40, pour les filles). Cela est absolument inadmissible. Le taux moyen des jeunes au chômage en France tourne autour de 23% (15-24 ans). La délinquance commence de là. La dérive vers d’autres « cieux plus cléments » avec promesse d’être à terme reçu en grandes pompes au Paradis, commence de là.

Il ne s’agit absolument pas de dédouaner l’encrage idéologique de Mohamed Merah, si tant est qu’il en ait de sérieux. La responsabilité des islamistes-intégristes est bien sûr une réalité puissante dont il faut tenir compte et il faut la combattre. Je reste persuadé qu’un jeune français, et non « d’origine X », perçu pour ce qu’il est, ce qu’il fait, inséré dans le circuit économique et social, conscient de son utilité, de sa participation à la construction nationale, ne s’aventurerait pas dans des impasses suicidaires. Un jeune français dont on ne cesserait de répéter qu’il est d’origine X lorsqu’il est responsable de méfaits (et dont paradoxalement on tait l’origine lorsqu’il est le meilleur footballeur du monde par exemple), pour l’écarter, pour le renvoyer au pays de ses parents (parfois de ses grands-parents), et bien à ce jeune hélas on indique ainsi les portes à ouvrir qu’il n’a plus qu’à pousser : le repli sur soi, sur l’histoire de ses parents et plus encore. Les plus fragiles, rejettent leur environnement, pour peu à peu, de petits délits en cours de prison, se laisser embrigader dans des circuits maffieux ou intégristes Jusqu’au « martyre ». Quel gâchis ! Si ces données sociales ou sociologiques sont réfutées, sont jugées « trop faciles » il n’y a plus qu’à considérer comme moteur de la dérive de ces jeunes, de ce Mohamed Merah son unique libre choix individuel ou bien alors son origine, ses gènes. Horreur contre quoi je m’inscris en faux, je m’insurge, pour mon honneur propre et celui des miens. Car je ne pense ni n’agis avec mes gênes.

Tu sais combien chère C., j’ai moi-même souffert de cette stigmatisation des années durant dans ce pays. Ma réaction fut de résister, autrement. Je me suis toujours dit que la nation française possède des ressorts humains fabuleux. Elle nous l’a prouvé, pour ce qui concerne notre histoire récente, en 1998. Je ne peux l’oublier. C’est cette France-là, la France black blanc beur qui est la mienne. Pas celle qui fait feu de tout bois, comme durant ces années, comme durant ces derniers mois impliquant des hommes et des femmes politiques aux commandes de l’Etat : le Karcher, les odeurs, « quand il y en a un ça va », le carnet de circulation des ROMS, « toutes les civilisations ne se valent pas », « l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire », jusqu’à inquiéter les experts du CERD (ONU). Des climats de haine comme ceux-ci devraient être bannis car ils sont le ferment sur lequel croissent d’autres haines. Des haines qui peuvent tuer.

Merci chère C., je te prie d’excuser le désordre apparent de cette longue réponse à ton interrogation. Comme je te l’ai écrit au début, il s’apparente à des élucubrations ou pérégrinations hors sujet qu’il n’est pas en réalité.

Je te remercie de m’avoir entièrement lu et te dis à très bientôt. Comme toi-même l’as fait, aussitôt cette lettre achevée, je vais maintenant m’incliner à la mémoire des sept innocents tués à Montauban et à Toulouse les 11, 15 et 19 mars derniers : Imad Ibn Ziaten, Abel Chennouf, Mohamed Legouad, Gabriel Sandler, Arieh Sandler, Jonahtan Sandler, Myriam Monsonego.


Samedi 24 mars 2012.

Rue Darwin, de Boualem SANSAL

Dès les premières pages parcourues du dernier roman de Boualem Sansal, Rue Darwin (Gallimard, 2011), on pense à une de ses nouvelles qu’il a intitulée Ma mère, parue dans un ouvrage collectif portant le même titre (ed Chèvrefeuille étoilée, 2008, 406 pages). On y retrouve cette errance du jeune Boualem/Yaz ; la dislocation de la famille, les liens difficiles qu’entretiennent les grands-parents avec leur bru. Ma mère, est beaucoup plus autobiographique que Rue Darwin qui s’inspire du vécu de Boualem Sansal certes, mais c’est une fiction. Dans l’un et l’autre la déchirure est fortement présente. Dans Rue Darwin violence et douleur traversent tout le récit. B. Sansal disait en juin dernier sur France Culture avoir écrit Rue Darwin en écoutant l’adagio de Samuel Barber. Il me faut signaler ou préciser ici que cet adagio a été exécuté en septembre 2001 à New-York, quatre jours après les attentats contre les tours du World Trade Center (New-York) et le Pentagone (Washington DC) et qui firent près de trois mille morts en comptant ceux du Boeing qui s’est écrasé à Shanksville (Pennsylvanie). Ecoutez ou réécoutez ce chef-d’œuvre, vous comprendrez la profondeur de l’infinie douleur qui s’en dégage.

+++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++

CLIQUER SUR CE LIEN POUR ÉCOUTER L’ADAGIO (et voir l’orchestre jouer)

++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++

Pour revenir au roman lui-même, Rue Darwin s’ouvre sur une citation bien à-propos de Milarépa (11°siècle), un grand maître spirituel du Tibet, orphelin de père à sept ans et qui vécut avec sa mère dans de grandes souffrances, et sur une dédicace de l’auteur : « A ma défunte mère, A mes frères et mes sœurs de part le monde. » Boualem Sansal a perdu sa mère en avril 2008. Quelques semaines plus tard il entamait l’écriture de ce roman. Elle durera donc deux ans. Son titre, Rue Darwin, renvoie à une rue de Belcourt (Belouizded aujourd’hui), un quartier d’Alger où a résidé le jeune Yaz et sa famille, mais aussi l’adolescent Boualem, au numéro 13 exactement. Le roman se compose de deux parties inégales. La première (200 pages), est constituée de huit chapitres, la seconde (40 pages) de deux. Le roman retrace l’histoire complexe d’une quête d’identité, il raconte aussi l’histoire d’une famille sur laquelle règne une maquerelle intransigeante. Il révèle aussi l’histoire d’un pays qui ne cesse de sombrer dans la médiocrité, dans l’obscurité.

Les réminiscences du passé, parfois obscures, parfois très précises, sont permanentes. Tout le roman est écrit au passé donc, hormis de très courts extraits qui indiquent le temps du présent, c’est-à-dire le moment où le narrateur décide d’abandonner ce pays où il « demeure mais ne réside pas », où « il ne possède rien, n’a besoin de rien », abandonner l’Algérie, un pays trop froid ou trop chaud au profit d’un ailleurs « où il ne fait ni trop froid ni trop chaud. » Le premier de ces extraits qui indiquent le présent figure au chapitre trois, le narrateur dit qu’avant de prendre la route il a consigné par écrit les sept jours d’affilée qu’il a passés à rue Darwin sur injonction d’une voix de l’au-delà. Un deuxième moment indique le temps présent, il se trouve au chapitre quatre lorsque Yaz se dit que sa vraie mère travaillait dans une maison close, « c’est la première fois, là, aujourd’hui, que je me le dis à moi-même. » Puis un troisième temps du présent est mentionné au chapitre sept : « nous sommes en 2002 ». Enfin, un quatrième temps marquant le présent se situe en fin d’ouvrage « me voici arrivé au bout de ma route. Je vais maintenant partir ».
La partie une, et seulement celle-ci comporte treize monologues – comme  le 13 de la rue Darwin, lieu qui renferme une grande part de vérités –, monologues au travers desquels le narrateur s’interroge sur la vérité, le mensonge.

Trois phases articulent l’architecture du livre Rue Darwin : La première est celle qui montre combien Paris et la rue Darwin furent des lieux de vérités retrouvées, la deuxième phase porte sur la recherche de soi et la clarification. La troisième concerne l’environnement, le pays et un certain regard.

De Paris à Alger, rue Darwin :

Yaz le narrateur hospitalise sa mère à Paris. Elle est mourante, atteinte d’hémopathie maligne. Il voulait que sa mère meure dignement. Qu’elle meure dans un lieu propre « dans une chambre claire sentant l’iode frais et la Javel parfumée lavande » et non dans un espace crasseux, poisseux comme l’offrent les hôpitaux en Algérie où « on meurt comme on mourrait dans les temps médiévaux, dans l’effroi et le grouillement de la misère. » Le luxe d’aller mourir ailleurs, n’est pas donné à tout le monde. A Paris, à l’hôpital Salpêtrière Yaz et ses frères et sœurs accompagnent leur mère dans le coma, jusqu’au dernier soupir. Les échanges entre lui et ceux-là sont pauvres, Yaz constate amer, « nous nous sommes retrouvés à Paris, étrangers les uns aux autres. » A la mort de sa mère Yaz entend comme un murmure venu de l’au-delà qui l’incite à retourner sur le lieu de son enfance pour y rechercher sa vérité. « Va, retourne à la rue Darwin (…) va voir Farroudja ». « Après le deuil de maman j’ai pris le chemin de Belcourt et de la vérité. » Yaz part à la recherche de son identité bousculée, reniée, violée. Cette recherche s’effectue à Paris et à Belcourt, rue Darwin. Les identités ne sont pas figées, certes. Elles sont plurielles, vouloir en renier ou en cacher une part, un pan, un volet et c’est tout notre être qui en souffre.
Durant toute une semaine « sainte » il plongera dans son quartier d’enfance veloutée, pour se redécouvrir. Car Yaz est « un enfant du néant et de la tromperie, écrasé par la honte. »  Il n’est pas ce qu’il devrait être. Il ne se connaît pas, ou du moins il s’est toujours caché la vérité, il l’a toujours refoulée, il s’est toujours contenté d’artifices. Alors, en retournant sur Belcourt, ce « pèlerinage réveillera tant de zones d’ombres », il ravivera une histoire, la sienne, qu’il avait jusque-là refusée, qu’on lui avait jusque-là dissimulée. Mais avant, à Paris, durant l’agonie de sa mère, Yaz a découvert plus ou moins aidé par la chance, beaucoup d’informations sur un de ses proches, Daoud. Cette découverte dont certains aspects le troublent (leur ressemblance…), le confortera dans sa recherche de toute la vérité le concernant lui-même et Daoud. « J’étais comme un vase brisé dont les morceaux ont été dispersés et dont on vient par miracle de retrouver quelques pièces, que l’on a rapidement recollées. »

Recherche de soi et élucidation :

Dans un premier temps nous apprenons que Yaz (Yazid) est le fils de Karima et de Kader Kadri mort en 1957 à 37 ans dans un accident de voiture. C’était un fêtard, il aimait les femmes et les nuits embrumées. Après la mort du père de Yaz, Djéda la grand-mère paternelle chasse Karima sa bru et garde le jeune Yazid. A huit ans celui-ci est kidnappé par Farroudja une amie de la mère, en complicité avec celle-ci. Yaz habitera chez sa mère à Alger « dans une pièce de quinze mètres carrés » (in Ma mère) dans la rue Darwin jusqu’en 1964. Comme l’auteur, Yaz est né en 1949. Auparavant il a habité dans un village à 300 km au sud-ouest d’Alger, comme l’auteur, chez la grand-mère paternelle qui est dans le roman une maquerelle très fortunée. Comme le fut la grand-mère de l’auteur. Au fil des pages nous nous apercevons de la complexité qui marque la grande famille. Ainsi, Djéda est, depuis le début du 20° siècle, à la tête d’un phalanstère où seuls ses intérêts comptent, d’une grande maison close, d’un bordel aux ramifications internationales. Quitte à s’accoquiner avec l’administration coloniale. En maquerelle intransigeante elle n’accepte pas d’écart. Autrement ils sont sanctionnés. C’est tout le drame de la mère de Yaz, la vraie ou fausse mère, la mère biologique. Celle-ci, Farroudja – « une jeune esclave enchaînée dans la citadelle de Djéda » – très probablement de son « nom d’artiste » Houda, se voit confisquer deux enfants : Daoud d’abord, puis Yaz. Un jour, entraîné par son amie Faïza, Yaz assiste impuissant au « spectacle de cette jeune prostituée, ma mère, suppliant une vieille maquerelle, ma grand-mère, de lui rendre son enfant » Il découvrait « que mon père n’était pas mon père, que ma mère n’était pas ma mère ; que ma vraie mère était une inconnue qui m’avait conçu avec des inconnus de passage dans une maison interdite. Ne restait que Djéda et plus tard j’ai découvert qu’elle n’était pas ma grand-mère. J’ai dû me demander qui j’étais, d’où je venais. » Yaz cherchera et trouvera qui il est. Il le saura en partie à Paris grâce notamment à Jean un ami de Doud, qui lui fera des révélations inattendues. Le reste, il le saura à Rue Darwin, grâce à Farroudja la mère biologique et amie de sa mère adoptive, Karima décédée à Paris donc, en 2002 d’un cancer du sang, à 72 ans. Farroudja mourra quelques jours après le décès de Karima. Elles avaient presque le même âge. Mais Yaz  « enfant du néant et de la tromperie, écrasé par la honte. » découvre la vérité grâce aussi à ses propres efforts sur soi. Lui qui n’a « eu ni père ni grand-père » qui n’a « jamais dit ni à l’une ni à l’autre [Karima et Farroudja ses deux mères] : ‘‘Maman, je t’aime.’’ » Toute la seconde partie est dédiée à la vérité et à celle qui la porte, Farroudja.

Le pays, de l’enfance à ‘aujourd’hui’, et un certain regard

L’enfance du narrateur se déroule dans un pays rongé par une « guerre [d’] une complexité effroyable ». Les Algériens subissent « une guerre monstrueuse ». Mais le jeune Yaz « phobique au mot imam » ne comprend pas « pourquoi les moudjahidin venaient commettre des crimes chez nous ? » Yaz recherche sa vérité et le lecteur découvre qu’elle n’est, parfois, pas très jolie, au-delà de la violence du microcosme constitué par le phalanstère. Voilà un homme (jeune, adolescent ou adulte) qui participe lui-même de la négation de son être social : il fustige son monde, celui de sa famille, mais aussi celui de ses compatriotes qui ont changé, « la terre a bien tourné ». Renié, il renie à son tour. Il fustige l’islam, qui dit-il « pousse ses partisans à l’orgueil, à l’exclusive ». Yaz opte pour une posture, pour le moins discutable. Lorsque son père adoptif, Kader, meurt en 1954, la veille de la guerre anticoloniale, c’est à dire à une période où la grande majorité des Algériens vivaient misérablement dans la pauvreté, le regard du narrateur est expéditif. Les récitants du Coran qui avaient « des yeux charbonneux et exaltés jetaient des lueurs étranges et sauvages sur les choses et les gens (…) sortes de mystiques, secs comme des pierres, réputés pour leur appétit pantagruélique (…) Une mousse blanchâtre abjecte leur montait aux commissures des lèvres et s’envolait en flocons neigeux. J’ai envie de vomir. » Nous aussi, mais pour d’autres raisons. Le narrateur (ou l’auteur) est-il frappé d’amnésie ? Il oublie qu’à l’époque, nos parents, qu’ils aient ou non été récitants de Coran, avaient en permanence faim. Habillés de guenilles rapiécées de toutes parts. Comment dans ces circonstances, dans une « maison collaboratrice » ne pas s’en donner à cœur joie ? « A mes yeux le problème est dans l’islam lui-même ». Le mot est lâché. Le narrateur déteste autant l’Islam que les récitants. Comme si celui-ci est figé de son propre fait et non de celui des hommes qui s’en réclament. Comme si les autres religions avaient évolué du fait de la religion intrinsèquement et non du fait des hommes qui les font dans leurs temps avec leurs perception contextualisée. Le narrateur, certes violenté lui même par son histoire et par l’histoire de Daoud son frère décédé, déraille : « seul le juif s’intéresse vraiment au monde et aux autres ». Le monopole de l’empathie et de la générosité est ainsi attribué au seul juif. Ma grand-mère aurait dit « Elhagna lemsegui », allons bon ! Evidemment, nous le connaissons, à travers Yaz, Boualem Sansal cherche à faire monter en mayonnaise une nouvelle polémique. Car dans un élan heureux, dans une sorte de spontanéité, il se rachète. Sansal fait dire ceci à Yaz s’adressant à Allah : « De ton islam tout blanc, très vénérable et festif, ils ont tiré un breuvage de sang et d’amertume. » Nous sommes alors bien d’accord.

A l’âge mûr, à l’âge où généralement on fait ses comptes, le narrateur ne peut plus vivre dans un pays qui va à vau-l’eau, où règne le chapardage, la gabegie et l’autoritarisme. Il ne peut vivre dans un pays où même le respect pour le mort a disparu, le mort qui, dans un hôpital, peut être « oublié quelque part, dans un cagibi, une soupente, un garage, et [qu’on] ne veuille pas se fatiguer à chercher. » Cela n’est plus possible. Alors Yaz, nanti de toute sa vérité, décide de « lever l’ancre, de quitter le pays ». Partir pour un pays où « il ne fait ni trop froid, ni trop chaud. » Mais dans cet ailleurs rêvé changera-t-il pour autant son identité comme l’ont fait ses frères et sœurs ? Peut-être pas. Ceux-là, ses demi-frères et demi-sœurs, n’ont pas eu à vivre la même histoire que Yazid. Une histoire puzzle dont il a retrouvé tous les fragments.

L’on peut reprocher à Boualem Sansal, ou à ses personnages, une certaine perception du monde, plutôt manichéenne, une perception parfois auto-flagellante. Ce reproche je le fais ici à travers cette recension incomplète, mais nous ne pouvons faire l’impasse sur la fiction en tant que telle. Rue Darwin est un roman de haute facture, même si cette inspiration, cette hardiesse, cette effervescence, ce mouvement qui ont émaillé ses premiers romans est moindre. Mouvement qui féconde la vérité, une vérité parmi d’autres, la vérité de la littérature. De son style fluide (à l’humour parfois malencontreux en l’espèce) transparaît un témoignage fort, bouleversant même, « écrit comme un impressionniste construit son œuvre », ou sa fresque.


Ahmed HANIFI,
le 11 septembre 2011

L’Amer Jasmin de Fès

L’Amer Jasmin de Fès – Édilivre – Paris 08.2010

Aujourd’hui je suis un homme heureux. J’ai décidé d’entamer ce matin 24 septembre ce journal personnel. Je donnerai dans un instant les raisons qui m’y ont amené. Auparavant il me faut donner un certain nombre d’informations. J’habite dans la ville d’Orgon et travaille à Cavaillon, deux bleds perdus et tranquilles de ce sud de la France tant chanté. J’exerce comme formateur dans un centre de formation alternée. Son nom est « Sud Formation ». De nombreuses formations y sont dispensées, qu’elles soient qualifiantes ou non. Des actions d’accompagnement à l’emploi sont aussi proposées. Quant à la formation que personnellement je prodigue et dont je suis le référent, elle a pour objectif général la transmission aux stagiaires des savoirs de base en français. Son intitulé officiel est « Formation linguistique de base, FLB. » Elle dure environ trente sept semaines : une trentaine en centre de formation, le reste en entreprise. Certains stagiaires viennent de pays d’Europe, d’Asie ou d’Afrique. D’autres sont nés en France, y ont grandi. Nombreux sont originaires du Maghreb, venus depuis peu rejoindre leurs parents dans le cadre du regroupement familial. La plupart des parents Maghrébins (les pères) sont employés dans l’agriculture. Tous les stagiaires sont âgés de moins de vingt six ans. Ils résident à Orgon, à Cavaillon ou dans les villages environnants. On les nomme bénéficiaires, apprenants, élèves, stagiaires… peu importe. L’usage au centre nous les fait désigner par le terme de stagiaires. Le matin, de ma voiture, il m’arrive d’en apercevoir quelques-uns se dirigeant vers l’arrêt de bus ou vers la gare ferroviaire.

(…)

Le mercredi 13 Devant le miroir malhonnête de la salle de bains je m’épuise à me métamorphoser, à ne pas me ressembler comme dirait le poète, mais la chose n’est pas aisée. Crème, laque et parfum Hugo Bossnumber one font ce qu’ils peuvent pour me soutenir, me secourir. Je n’en abuse pas, juste ce qu’il faut car en cette période de jeun le sempiternel débat sur la licité ou pas de se badigeonner de crème ou de s’humecter de parfum, pourrait me rattraper en salle de cours. Comme si le devenir de l’humanité pieuse reposait sur ces bagatelles. Juste ce qu’il faut donc. Je ne souhaite heurter personne. Je pense à certains stagiaires, garçons et filles, dont le regard est exclusif et méfiant dès lors qu’on aborde certains sujets sensibles. Je m’arrange comme je peux. J’ai pris les médicaments avant le levé du soleil. J’enfile le dernier de mes pulls, un « esprit sport » que j’ai acheté avec une paire de chaussures, samedi à Sénas. Grosse maille chaude et col montant. Une des emmanchures se ferme par glissière. « Ça fait high modern » m’a dit la jolie vendeuse. La paire de chaussures très élégantes est de style anglais. Imitation Bexley. Un coup de séchoir et me voilà tel un zazou à la Cab Calloway. Un zazou sur le retour. Un coup de séchoir, très peu de crème et de parfum, juste ce qu’il faut car en cette période sacrée de jeun certains stagiaires y trouveraient prétexte pour introduire la sempiternelle question de la licité de ces produits. Si la question venait tout de même à être posée, elle ne le serait pas de mon fait. Je m’esquive du centre dès midi trente. J’ai mieux à faire que de participer à la messe hebdomadaire qu’on nomme réunion de coordination. Il ne s’y passe quasiment jamais rien d’excitant. Chaque semaine nous nous expédions les mêmes ritournelles : tant d’absents, telles régulations, remplacements de formateurs… Je préfère emmener Katia à Hestia à Aix en Provence. A plusieurs reprises dans Orgon et ses alentours elle se voile la face, je veux dire qu’elle cache son visage. Littéralement. Elle déplie dans toute sa longueur une carte routière qu’elle extrait de la boite à gants. Sur la carte (Marseille Carpentras) est indiqué : échelle 1/100.000, c’est dire son ampleur. Katia la déploie et la plaque contre son nez. Lorsque je lui exprime mon étonnement, lorsque j’insiste – car elle parle peu – elle répond : « Coum ça on mi couni pas. » Je pense qu’elle bluffe ou qu’elle exagère sa popularité. La miss se prend pour Elodie Gossuin ou quoi?

Arrivés à Aix nous nous dirigeons vers Hestia, l’agence immobilière. « Hestia c’est l’immobilier autrement, clame la pub, c’est rapprocher les locataires des propriétaires ». L’employée nous présente toutes les informations utiles et nous précise que durant cinq mois nous avons accès directement aux offres sur leur site Internet grâce à un code. Le tout contre « 157 € seulement » précise-t-elle. Je tente de négocier le tarif histoire de montrer à ma belle que je sais tenir tête. Vaine tentative.

Je n’écoute pas Katia qui veut, dès le seuil de la porte franchi, plonger sur l’une des trois offres que la réceptionniste nous a faites en guise de preuve de sérieux et de célérité de la maison : une chambre au troisième étage d’un vieil immeuble à Marignane.

Sur la route du retour Katia se laisse aller à des confidences, beaucoup plus qu’à l’aller. Elle parle sans retenue, elle m’étonne. Elle rêve. « Si on me délivre la carte de séjour je partirai immédiatement à Fès. Tu viendrais avec moi? » Elle fait l’éloge de Fès, se laisse dériver et m’entraîne avec elle. Je lui prends la main que j’embrasse et m’engage à payer les billets d’avion. En échange, promet-elle, elle se chargerait de me faire mieux connaître Fès-el-bali, ses remparts et ses venelles réputées. Et sa famille bellah. Fès l’accueillante se dresse devant nous, Fès l’Idrisside, Fès du Jamaâ el-Qarawiyin’, Fès dont la rivière faisait tourner les moulins et les têtes, Fès et ses marchands chaleureux, ses poteries et céramiques, ses étoffes et broderies. Ah Fès l’éternelle ! La ville pioche et ses arômes nous ont enivrés jusqu’à Orgon. Je ne le regrette pas, mais il me faut revenir à la réalité. Je dépose Katia et me dirige à la médiathèque encore ouverte, le cœur plein d’allumettes marocaines craquées. Rayons musique. Marocaine. Aïssaoua, non. Raï marocain, non. Arabo-andalou oui. Amina Alaoui. J’emprunte un CD de la belle Fessia. Un mixe de musique arabo-andalouse et de poèmes de la nostalgique et mythique époque ; quelle époque ! « Me promenant un jour à Malaga au bord de la mer /Surgit devant moi un amiral distingué. /Il s’exclama : de ma raison et mon cœur vous vous êtes emparés, /Ô lune ! Dame de Fès de haut lignage. /Ô ! chardonneret, pour vous je déambulerai /Par toutes les ruelles désertes comme un fou. / Ah ya maqni nakhrouj alik ahmak /Fi koulli zanka khâlia ».

Cette gamine de Fès me fera déambuler à travers les chemins de la déraison.

Etc.

______________________

Cliquer ici pour le lien

_______

(le nom est Razi (et non Raei)

C’était avant le téléphone portable

Vous vous souvenez ? c’était avant le téléphone portable.

« L’Union internationale des télécommunications (UIT) indique que 4 milliards de personnes sont abonnées à un service téléphonique (1,27 milliard d’abonnements à des lignes fixes, et 2,68 milliards de lignes d’abonné mobiles ». La lecture de cette information m’a plongé spontanément dans l’époque où le téléphone mobile grand public n’existait pas, l’époque de mon adolescence, celle de mes vingt ans (au début des années 70) et jusqu’aux premières années de la décennie 90 ! Je me souviens comme nombre d’entre vous de cette période où le « portable » (on dira aussi ne sachant pas encore trop : « mobile »), cette période disais-je où le « portable » était encore à inventer (à commercialiser à grande échelle, car il existait bel et bien dans des centres de recherche par exemple où dans certaines organisations). Je me souviens de la forme de l’ensemble, arrondie ou anguleuse, du combiné en bakélite (le plus souvent noir, mais gris aussi, blanc, orange ou rouge…) Je me souviens du cadran du téléphone (chiffres et lettres : 2 abc- 3 def- 6 mn- 7 prs etc.) et du bruit caractéristique qu’il causait au moment de composer un numéro, lorsqu’on glissait notre doigt dans la fente ronde correspondant au chiffre du numéro et qu’on la tirait complètement à droite. Je me souviens des attentes infinies à la poste. Je me souviens de l’opératrice au bout du fil (qui parfois écoutait les conversations, surtout les plus intimes) qui ne comprenait pas que j’insiste pour avoir mon numéro de téléphone à l’étranger. Je me souviens des grésillements insupportables et des fritures qui allaient avec. Je me souviens de la facture incontrôlable des PTT d’Oran. C’était hier et pourtant déjà bien longtemps. Je me souviens de l’obligation de rester à la maison car tel jour – jamais certain –, nous attendions un coup de fil d’une importance première ou majeure. Je me souviens des appels en PCV. Je me souviens des suspensions de ligne (rarement clôture) pour cause d’impayé et du temps et des démarches compliquées à entreprendre pour la rétablir. Je me souviens de l’obligation – pour appeler tel ami ou tel cousin qui ne disposait pas de l’ingénieux sésame –, l’obligation de téléphoner chez des voisins de cet ami ou de ce cousin, les déranger eux ces voisins et le faire se déplacer lui l’ami ou le cousin (nous osions). Je me souviens de certains voisins qui venaient chez nous téléphoner fréquemment et qui laissaient toujours une ou deux pièces, mais parfois rien. C’étaient nos voisins. Je me souviens de ces communications qui ne nous étaient pas destinées et la rage de la personne au bout du fil lorsqu’elle s’entendait répondre « vous faites erreur ! » et s’apercevait donc que le système ou le mystère de la technique avait raté sa cible (les lignes, très alambiquées, devaient se croiser). Je me souviens des fils qui s’entortillaient, formant des enlacements infernaux presque vivants qui faisaient le bonheur du chaton ou de rongeurs invisibles. Je me souviens de la sonnerie unique et infernale elle aussi qu’on nous imposait (+ pour augmenter le son et – pour le diminuer). Celle-là même qui chatouillait ou perturbait l’oreille de l’inspecteur Antoine du Quai des Orfèvres de Clouzot. N’était-ce pas celle de Maigret dans l’affaire Saint Fiacre ? A moins que… ? Je me souviens de l’empressement que nous avions parfois à vouloir téléphoner au moment même où quelqu’un d’autre, un frère, une sœur, s’y engageait. Je me souviens du cadenas frustrateur qui nous interdisait nous les adolescents d’avoir accès au téléphone (répondre oui, composer non). Les parents seuls détenaient la clé. Je me souviens. Vous vous souvenez ? C’était le temps avant le téléphone portable. C’était au temps des lectures de Blek le Roc et de Perec, sous la couette (el- frèch).

Mai 2010 (retouché en mai 2016)

La littérature moderne algérienne…

La littérature moderne algérienne de langue française & Entretien avec Maïssa BEY, Salim BACHI et Boualem SANSAL.

Article adressé à Revue Études francophones _ Université de Louisane _ Etats-Unis en mai 2009.


Trois périodes marquent la littérature algérienne de langue française. La première est celle qui la vit naître et se confirmer. La deuxième couvre la guerre d’Algérie et les premières décennies de l’Algérie indépendante. La dernière enfin est celle qui s’ouvre avec la disparition du parti unique. Trois représentants emblématiques de la littérature moderne algérienne nous accordèrent au courant de ce mois un entretien commun que nous vous proposons.

Le premier récit algérien de langue française date de la première partie de la colonisation française (1830-1962). Il revient à Ben Rahal Si M’hamed qui écrit en 1891 une nouvelle intitulée La vengeance du cheikh (Ferenc Hardi 7). D’autres écrits comme les poèmes de Athman Ben Salah furent édités durant la même période.La littérature algérienne d’expression française se développa durant les premières années du 20° siècle.  Musulmans et chrétiennes, un roman-feuilleton de Ahmed Bouri fut publié (partiellement) en 1912 dans une revue d’Oran.  « Généralement tous les critiques acceptent pour date de naissance du roman algérien l’année 1920 avec la publication de Ahmed Ben Moustapha, goumier de Mohamed Ben Si Ahmed Ben Chérif » (Ferenc Hardi 8). Elle s’affermit avec Jean El-Mouhoub Amrouche, Caïd Bencherif, Abdelkader Hadj-Slimane, Mohammed Ould Cheikh…Selon Ahmed Lanasri cette littérature se caractérisait essentiellement par son ambigüité (Ahmed Lanasri 8).

Durant la guerre d’indépendance (1954—1962) la littérature algérienne de langue française représentée par Kateb Yacine, Mohammed Dib, Mouloud Mammeri, Mouloud Féraoun, Malek Haddad, Assia Djebar, Jean Senac…, sans jamais renoncer à l’esthétique, fut une littérature de souffrance, de révolte, de lutte. La littérature algérienne des années de guerre « si elle est de langue française, elle est nécessairement traversée par l’imaginaire maghrébin qui la travaille en retour (…) Elle se confondra avec le mouvement de l’histoire de son pays » (Hafid Gafaïti 13).Le français est alors vécu et défini selon les mots de Malek Haddad et de Kateb Yacine, respectivement comme « une langue d’exil » (Tahar Bekri 23) ou comme « un butin de guerre » (Benamar Mediène 144).

L’indépendance acquise, la littérature algérienne d’expression française ne disparaît pas, contrairement aux attendus idéologiques de l’époque relatifs à l’intérêt d’écrire dans la langue de l’ancien colonisateur. Elle est désignée sociologiste et ne rompt pas avec la littérature de lutte. « Dans le contexte global des sociétés maghrébines en général et algérienne en particulier, pendant le combat nationaliste et après les Indépendances, la question du sens idéologique de l’œuvre littéraire ne se pose pas. Elle est acquise par définition : le texte est expression de l’identité collective et l’écrivain se doit d’être le porte-parole de son peuple » (Gafaiti 15). Selon Charles Bonn « les romans algériens parus entre 1967 et 1980 répondent d’une façon simpliste à la commande de l’idéologie officielle algérienne » (Charles Bonn 168).

A partir de 1989, lorsqu’une forme de liberté d’expression s’imposa au pays entier à la suite des dramatiques événements d’octobre 1988 (1), une autre littérature surgit. Elle est décomplexée, indépendante, insoumise aux injonctions médiatiques, politiques ou circonstancielles. Certes les œuvres littéraires, dit-on, témoignent toujours, même indirectement, de leur époque, de leur société. Néanmoins, les écrits qui parviennent à s’extraire du témoignage ou du libelle, de l’éphémère en quelque sorte, ceux qui soignent la syntaxe et ont pour visée l’esthétique, sont ceux-là même qui estampillent l’histoire de la littérature.

La nouvelle littérature algérienne d’expression française, ou « littérature-monde en français » (2) est marquée de plus en plus par la distanciation. Sans se plier au réel de surface sans envergure, mais sans pour autant se démarquer de l’Histoire, elle porte un intérêt plus important au signifiant. Elle répond de mieux en mieux aux exigences stylistiques. Des dizaines d’auteurs se révèlent durant la décennie 1990 et suivante, parmi lesquels : Abdelkader Djemaï (ancien journaliste), Yasmina Khadra (handicapé par sa longue carrière militaire), Noureddine Saadi, Amin Zaoui… Mais les représentants les plus doués de cette nouvelle écriture sont incontestablement Maïssa Bey, Salim Bachi et Boualem Sansal. Ils en constituent aujourd’hui la colonne vertébrale. Ils forment à eux trois « un puissant courant d’écriture » inévitable qui fait l’objet d’études universitaires tant algériennes que françaises notamment. Plusieurs de leurs ouvrages furent primés.

Leurs premiers écrits remontent aux années les plus sombres de l’histoire de l’Algérie indépendante. Ils en sont fortement marqués. C’est en 1996 que fut édité Au commencement était la mer de Maïssa Bey (Editions Marsa, Paris), une diatribe contre l’islamisme, contre la régression. « Des lois sont édictées chaque jour au nom d’un ordre nouveau, rédempteur, par des prosélytes d’un autre âge, et chaque jour plus nombreux, chaque jour plus féroces » (Maïssa Bey Au commencement 70).  Boualem Sansal publia Le serment des Barbares (Editions Gallimard, Paris) en 1999. C’est une majestueuse fresque de la réalité chaotique algérienne. C’est en 2001 que Salim Bachi se révéla avec Le chien d’Ulysse (Editions Gallimard, Paris), une odyssée mêlant mythes et réalité. Le narrateur (tous les Algériens) est (sont) en quête de sens. Il (ils) plonge (ent) dans le passé pour l’interroger, le réinterpréter. Pour se construire.

La décennie qui suivit l’interruption en janvier 1992 par l’armée des premières élections législatives pluralistes, fut marquée par une guerre civile qui fit plus de 150 000 morts, des milliers de disparitions forcées, des dizaines de milliers de traumatisés et des centaines de milliers de déplacés. Une décennie perdue dont la responsabilité incombe à la fois au régime autoritaire et au radicalisme islamiste. Des dizaines de milliers d’Algériens quittèrent le pays. Salim Bachi vit en France depuis 1997. Samia Benameur choisit de ne pas quitter l’Algérie mais écrit sous le pseudonyme de Maïssa Bey, qu’elle conserve depuis. Boualem Sansal décide également de rester au pays. 

Aujourd’hui leur œuvre s’est étoffée. Ils ont chacun écrit cinq romans, de nombreuses nouvelles, essais et divers articles. Plusieurs ouvrages de Maïssa Bey sont adaptés au théâtre. Le talent littéraire de ces auteurs est reconnu. Ils sont traduits dans de nombreux pays. Il reste que certaines de leurs œuvres sont interdites de vente dans leur propre pays ; ainsi Le Village de l’Allemand, Poste restante Alger, Tuez-les tous… Boualem Sansal a été licencié de son poste de travail en 2003 en raison de ses déclarations.

Maïssa Bey, Salim Bachi et Boualem Sansal s’ingénient à inventer des « personnages en papier » (Maïssa Bey), des êtres faits de papier et d’encre, des homuncules, « formes ombreuses mais ingénieuses au travail desquelles, disait William Faulkner, je devais de pouvoir réaffirmer les impulsions de mon propre égo dans le monde réel mais dénué de stabilité » (Michel Gresset 1087). Et cela leur réussit tellement bien.  

L’écriture magistralement guidée de Maïssa Bey se caractérise à la fois par une grande retenue, une pudeur élégante et par une poésie filigranée. Choisis avec minutie, les mots qu’elle aligne décrivent avec force et précision une société sclérosée par le poids lourd de son histoire et qui se retourne contre ses membres les plus fragiles, particulièrement les femmes qu’elle violente, qu’elle dissimule, qu’elle ignore ou assigne à la seule procréation. Aucun mot, aucune expression ne déborde de son propre périmètre. D’un point de départ à un autre, jusqu’au final, l’écriture chemine sans superflu, de mot-clé en mot-lien. Les phrases sont plutôt sèches ou courtes, mais radicalement efficaces. Elle « traque le mot juste, nous dit-elle, jusqu’au moment où il vient trouver sa place dans la phrase ».

Salim Bachi jongle avec les mots et notre impatience. Il est un architecte exigeant, un spécialiste « des envolées lyriques absconses » (Salim Bachi Autoportrait 113), un chef d’orchestre sophistiqué qui peut délicatement agacer par l’agencement de son spectacle, circulaire, tourbillonnant, parfois enivrant. Il nous invite à plonger au-delà des mots dans un univers où, tels des balises d’orientation immanquables, personnages du passé ou contemporains, voix uniques ou polyphoniques, lieux éloignés ou proches, temps passés ou présents, s’entrecroisent et s’entremêlent pour structurer des histoires en apparence éclatées, en apparence seulement. On devine, dissimulées derrière certaines tournures, derrière certaines expressions ou allusions posées comme des indices, les ombres admiratives de Faulkner, de Joyce ou de Dujardin. 

Dans tous ses romans Boualem Sansal met l’Algérie à nu, l’Algérie d’aujourd’hui, schizophrène, plus hantée par son passé décomposé et travesti que par son devenir. Les personnages sont à la fois réels et fictifs, tourmentés par leur destin. Les lieux sont chaotiques, blessés tout autant que les hommes qui les hantent, tout aussi merveilleux qu’eux.  L’écriture pleine de bifurcations et « fuyant par tous les bouts » est artificiellement provocante. La raillerie et l’humour postés aux avant-gardes, abritent en définitive des tragédies vivantes enchaînées dans des culs-de-sacs infranchissables où « il ne se passe rien. Comme dans un cimetière, un jour d’automne d’une année morte dans un village abandonné d’une lointaine campagne d’un pays perdu d’un monde mal fichu. » (Harraga 237). L’écriture de cet auteur se nourrit de toutes les souffrances algériennes. Son indignation sourdre de l’intérieur même des mots à fragmentation, catapultés contre tous les archaïsmes sociétaux, toutes les trahisons politiques. L’esthétique, telle un nectar, imbibe le récit qui explose, emportant tout sur son passage, tel un oued révolté par sa propre crue, atteignant le lecteur attentif au plus profond de ses certitudes. Nous vous proposons un extrait de chacun des trois auteurs. Le premier est de Boualem Sansal, le suivant de Salim Bachi, le troisième de Maïssa Bey.

Tonton Ali était dans son lit, il regardait le plafond, quelque part au fond de sa tête. Dans sa chambre, j’ai lu et relu le journal de Rachel, le passage sur son voyage au bled, l’aéroport, les policiers qui dévisagent les arrivants et qui d’un claquement de doigts font sortir les suspects du rang, l’atmosphère de camp d’extermination qui règne dans les rues d’Alger, les taxis clandestins qui abandonnent leurs clients en rase campagne, les faux barrages, les gendarmes terrés dans leurs blockhaus, la nature qui souffre le martyre. Curieux sentiment, plutôt que de me décourager le tableau noir m’a encouragé. Je n’ai jamais pensé que remonter à la source des choses était chose facile. Tout a un prix. J’étais prêt à le payer. Rachel parlait de chemin de Damas, je ne sais pas à quoi ça renvoie mais ça doit être ça : le chemin d’Alger. (Le village de l’Allemand 141).

Les rues de Cyrtha dormaient. Je tremblais en essayant d’avancer dans la nuit. Un filet de sang coulait sur ma joue, mes lèvres et mes dents. Personne n’osait se balader à cette heure tardive. Depuis le début des événements, on ne s’attardait guère la nuit à Cyrtha. Combien ont été assassinés par mégarde ? Comme ce fou. Ithaque : un nom aux sonorités exotiques. Il cherchait son chemin à travers les méandres de son esprit. Comme moi. Et la ville, enchevêtrée, ressemblait à son esprit. Un embrouillamini de ruelles, de venelles glissantes -on n’y distinguait pas un homme- parcourait la face vieillie de Cyrtha. Ithaque devait ressembler à ce cancer de pierres. Traverser une mer pour finir dans les bras d’une monstruosité. Le fou raisonnait juste. Chercher cette cité, c’était retourner sur les lieux mêmes de sa folie, retrouver le nœud premier. Serpents, emmêlés sur un cadavre, luisaient, à trois heures du matin, sur ma peau, mes rêves. (Le chien d’Ulysse 238).

Là, un homme couché près d’une porte cochère. Agonisant. Des bulles de sang affleurent au coin de ses lèvres. Le jeune homme qui vient de lui tirer une balle dans la nuque souffle sur le canon de son arme comme il l’a vu faire dans les westerns. Puis il se dirige vers la voiture qui l’attend, moteur allumé, portière ouverte. Il monte. Il s’assoit à côté de son compagnon qui démarre en trombe. Première cible de la journée à inscrire à leur tableau de chasse. Ils vont probablement continuer tout le jour leur mortelle randonnée. Plus loin, par terre, on dirait un paquet informe de linge blanc ensanglanté. C’est une femme que quelqu’un a charitablement recouverte de son haïk. Ses mains serrent toujours son filet à provisions. Encore une femme de ménage, encore une victime de « l’opération fatmas », se disent les passants qui font un détour pour éviter le cadavre qui reste là, jusqu’à ce que l’une des ambulances débordées vienne l’emmener à la morgue de l’hôpital. (Pierre Sang Papier ou Cendre 183-184.)

_________________________

Notes :

  1. En octobre 1988, du 5 au 12, des émeutes ont secoué l’ensemble des grandes villes de l’Algérie. Ces révoltes, réprimées par les militaires, se sont soldées par la mort de plus de 500 personnes. Elles ont été à la source d’une nouvelle Constitution et de la reconnaissance du pluralisme politique.
  • Par un manifeste qu’ils font paraître le 15 mars 2007, alors même que plusieurs prix littéraires parisiens récompensaient quelques mois plus tôt des auteurs d’outre-France, 44 écrivains (dont Boualem Sansal) affirment l’émergence d’une « littérature-monde en français » en opposition au concept de francophonie, dépassé. Le français échappe aujourd’hui à la France qui, disent-ils, « n’en a plus l’exclusive propriété ». Post n° 54 in http://leblogdeahmedhanifi.blogspot.com   

___________________________

LES SOURCES BIBLIOGRAPHIQUES 

  • Salim BACHI. Autoportrait avec Grenade. Paris : Editions du Rocher, 2005. 189 pages.
  • Salim BACHI. Le chien d’Ulysse. Paris : Editions Gallimard, 2001. 258 pages.
  • Tahar BEKRI. Malek Haddad, l’œuvre romanesque. Pour une poétique de la littérature maghrébine de langue française. Paris : Editions L’Harmattan, 1986. 215 pages.
  • Maïssa BEY. Au commencement était la mer… Paris/Alger : Editions Marsa, 1996, 2001. 120 pages.
  • Maïssa BEY. L’une et l’autre. Le Moulin du Château : Editions de l’Aube, 2009. 59 pages.
  • Maïssa BEY. Pierre Sang Papier ou Cendre. Le Moulin du Château : Editions de l’Aube, 2008. 206 pages.
  • Charles BONN. Le roman algérien de langue française. Vers un espace de communication littéraire décolonisé ? Paris : Editions L’Harmattan, 1985. 359 pages.
  • Hafid GAFAITI. Les femmes dans le roman algérien. Paris : Editions L’Harmattan, 1996. 350 pages.
  • Michel GRESSET. Faulkner, œuvres romanesques. Paris : Editions Gallimard/ la Pléiade, 1977. 1607 pages.
  • Ferenc HARDI. Le roman algérien de langue française de l’entre-deux-guerres : discours idéologique et quête identitaire. Paris : Editions L’Harmattan, 2005. 270 pages.
  • Ahmed LANASRI. La littérature algérienne de l’entre-deux-guerres, genèse et fonctionnement. Paris : Editions Publisud, 1995. 565 pages.
  • Dominique LE BOUCHER. « Lecture/Dialogue. » ALGERIE LITTERATURE/ACTION Numéro 55/56. Novembre-décembre 2001 : 266 pages.
  • Benamar MEDIENE. Paris : Kateb Yacine, le cœur entre les dents. Editions Robert Laffont, 2006. 344 pages.
  • Bouba MOHAMMEDI TABTI. Blida : Maïssa Bey, l’écriture des silences. Editions du Tell, 2007. 128 pages.  
  • Boualem SANSAL. Harraga. Editions Gallimard, 2005. 272 pages.
  • Boualem SANSAL. Paris : Le village de l’Allemand ou le journal des frères Schiller. Editions Gallimard, 2008. 264 pages.

Voici l’entretien que nous ont accordé Maïssa Bey, Salim Bachi et Boualem Sansal.  

Ahmed Hanifi : Comment êtes vous « tombés » dans l’écriture ? Vous Salim Bachi, vous avez toujours écrit. Boualem Sansal vous avez été encouragé par votre ami Rachid Mimouni. Quant à vous Maïssa Bey vous avez dit avoir eu envie très jeune d’écrire mais que vous aviez peur de ne pas être à la hauteur « l’exigence se faisant frein » (Bouba Mohammedi Tabti 67) ?

Maïssa Bey : Je dirais plutôt que je suis « arrivée » jusqu’à l’écriture, parce qu’il m’a fallu beaucoup de temps pour me décider à considérer que ce que j’écrivais, jusqu’alors pour moi et seulement pour moi, pouvait être soumis à d’autres regards que le mien. Ayant d’abord et avant tout été lectrice, l’écriture me semblait être un territoire « réservé » où je ne pouvais songer à m’aventurer. Ce sont sans doute les circonstances particulières que nous avons vécues durant la dernière décennie qui ont fait naître en moi le désir de prendre le risque du dévoilement, de la mise en lumière et donc du jugement.

Salim Bachi : Depuis que j’ai quinze ans, j’ai toujours écrit, avec plus ou moins de régularité. J’ai commencé par écrire de la poésie, ensuite je suis passé à la prose.

Boualem Sansal : Oui, l’impulsion est venue de mon regretté ami Rachid Mimouni. Nous étions amis, collègues de travail, voisins de palier, et compagnons de sorties, nous passions beaucoup de temps ensemble, avec d’autres amis, et, bien évidemment, la littérature était au cœur de nos discussions, qui souvent se terminaient tard dans la nuit. Il en avait une formidable connaissance, il était un grand écrivain mais aussi un immense lecteur. Il m’a beaucoup appris et, voyant sans doute quelques dispositions en moi, il m’a encouragé à écrire. Puis est venue la guerre civile. Nous parlions toujours de littérature mais aussi de l’engagement politique et du rôle de la littérature dans le combat politique. Alors, à mon tour, nécessité faisant loi, je me suis engagé à la fois en littérature et dans le combat politique.

Vous écrivez tous dans plusieurs registres, avez-vous pensé à écrire directement des pièces de théâtre (plusieurs textes de M. Bey ont été adaptés au théâtre) ?

Maïssa Bey : Je n’ai jamais pensé à écrire des pièces de théâtre mais c’est le théâtre qui est venu à moi. Presque tous mes textes ont été adaptés pour le théâtre et, il y a quelques années, un metteur en scène m’a demandé d’écrire une petite pièce qui a été très vite suivie d’une autre commande pour une scène nationale en France. C’est alors que je me suis mise à l’écriture théâtrale. 

Salim Bachi : J’y ai pensé mais cela ne s’est pas encore fait. Le théâtre est un projet collectif, et je n’ai encore trouvé personne que l’aventure intéressait.

Boualem Sansal : La littérature est une aventure. Dès qu’on ouvre une porte, celle du roman dans mon cas, il s’en présente une autre, qu’on a aussitôt envie d’ouvrir. Après quatre romans, j’ai tenté le pamphlet avec Poste restante Alger puis l’essai avec Petit éloge de la mémoire. Ce furent de petites tentatives mais elles m’ont valu beaucoup d’ennuis. Lorsqu’en 2003 France Culture m’a proposé d’écrire une pièce radiophonique, j’ai sauté sur l’occasion. J’ai découvert que c’était une écriture particulière, très difficile, très contraignante. Puis je suis revenu au roman sous forme de journal avec Le village de l’Allemand.

« Tout ce que j’écris est vrai » dites-vous Boualem Sansal. Maïssa Bey vous nous aviez dit il y a quelques temps que Sous le jasmin la nuit est « le fruit d’expériences vécues », vous avez écrit Entendez-vous dans les montagnes. Vous Salim Bachi vous avez écrit Autoportrait avec Grenade. Vos expériences de vie se traduisent fortement et très joliment dans vos différents écrits. La réalité n’est-elle pas précisément celle qui réside dans les mots comme le disait Nathalie Sarraute ?

Maïssa Bey : Oui, ce sont les mots qui donnent corps à la réalité. A partir du moment où chaque personnage est inséré dans un contexte qui n’est autre que celui dans lequel nous puisons les situations que nous mettons en scène dans nos romans. Je repense à cette citation de Stendhal qui affirmait que « le roman est un miroir que l’on promène le long d’un chemin ». Cependant il est vrai aussi que les écrivains n’empruntent pas tous le même chemin, et c’est heureux, c’est pourquoi leurs œuvres ne réfractent pas toutes la même image…

Salim Bachi : Je dirai que la vérité se niche entre les mots. Ma vie se dilue sur la page blanche pour former d’étranges figures qui parfois m’étonnent moi-même. Je suis le lecteur de ma vie, qui est souvent un songe.

Boualem Sansal : Il y a réalité et réalité. La réalité profonde est une abstraction,  elle est insaisissable, il n’y a pas de mots pour la dire. Peut-être peut-on s’en approcher avec le langage mathématique, mais au niveau où se situent ses concepts, ils sont bien rares dans le monde ceux qui les entendent. La littérature est le monde de la croyance, de la subjectivité, du relatif, du momentané, comme l’est toute expérience de vie, comme le sont toutes les histoires humaines. La réalité est celle qui réside dans les émotions qu’elle provoque en nous. Après on trouve ou pas les mots pour dire ces émotions.

La littérature algérienne qui a émergé autour de l’an 2000 s’est substituée à une littérature fortement idéologisée, sociologiste, des années précédentes, fortement engluée dans le social-réalisme. Le roman se doit-il d’être un simple miroir du réel ou bien un miroir esthétiquement déformant « que l’on promène le long d’un chemin » ?

Boualem Sansal : Tous les romans sont possibles et nécessaires. On ne se nourrit pas que d’un seul aliment et tous les publics n’ont pas les mêmes besoins. L’essentiel est qu’ils soient de bonne qualité. La qualité a un pouvoir structurant extraordinaire, autant pour l’auteur qui s’évertue à la rechercher que pour le lecteur à qui elle donne du plaisir et ensuite l’envie de cultiver son goût pour les belles choses.

Salim Bachi : Je ne sais pas. J’ai ma propre idée, mais je ne suis pas là pour donner des leçons d’écriture. L’essentiel est d’écrire un bon livre, peu importe le chemin emprunté.

Maïssa Bey : Cela rejoint un peu ce que je disais.

Le Serment des barbares devait être un essai ?

Boualem Sansal : Au départ oui. Parce que telles étaient ma formation, et mes activités professionnelles d’alors, j’ai naturellement, spontanément, utilisé les instruments d’analyse en ma possession, la science économique, politique, et l’histoire, pour comprendre les réactions alchimiques qui agitaient la société algérienne en ces années noires de la guerre civile. L’essai s’est avéré un affreux galimatias pseudo scientifique qui n’expliquait rien. C’est peut-être dû tout simplement à ma faible connaissance de ces sciences. Je me suis tourné vers la littérature. Il en est sorti ce roman. Dire le quotidien et les réflexions basiques d’un simple inspecteur de police engagé dans une enquête criminelle m’a permis d’en apprendre bien plus sur le mystérieux drame qui frappait mon pays. Je n’exclus pas le fait que le roman a pu être lu comme un essai par de nombreux lecteurs.

Vos titres Maïssa Bey Pierre Sang Papier ou Cendre et Salim Bachi Le chien d’Ulysse renvoient à des auteurs qui ont marqué la littérature. Nuée ardente renvoie à Garcia Marquez m’avez-vous dit Salim Bachi. Quels sont les auteurs étrangers, notamment nord-américains, que vous appréciez ou qui vous influencent ?

Maïssa Bey : J’aurais du mal à citer les noms des auteurs qui comptent pour moi. J’aurais peur d’en oublier tant ils sont nombreux. Que ce soit dans la littérature ou dans la poésie qui est indispensable à ma vie, depuis très longtemps. Il y a bien sûr des œuvres majeures, celles qui nous accompagnent tout au long de notre parcours, et d’autres, moins connues, et qui cependant laissent des traces et dont on peut retrouver des échos lointains parfois dans notre écriture. Pour ce qui des auteurs américains dont j’admire surtout la puissance narrative et la complexité de la structure romanesque que l’on ne retrouve pas dans la littérature française, s’il fallait des exemples, je pourrais citer bien entendu Faulkner, Fitzgerald, Dos Passos et plus récemment John Irving, Philip Roth, Toni Morrison ou encore Paul Auster, que je lis beaucoup. Peut-on pour autant parler d’influences ? Je préfère pour ma part dire que certaines œuvres m’ont nourrie, plus particulièrement les œuvres poétiques.     

Salim Bachi : Nord-Américains : Faulkner est mon dieu ! Ensuite Hemingway, Steinbeck, Dos Passos en partie. Mais Faulkner est essentiel pour moi. En écrivant La Kahéna, par exemple, j’avais en tête Absalon ! Absalon !

Boualem Sansal : Je ne sais pas comment le système d’influence se construit en nous et autour de nous. C’est une alchimie complexe qui fait qu’à un moment donné on est comme ci et à un autre moment comme ça. Ce que je peux dire c’est que la part des auteurs nord-américains dans mon patrimoine littéraire est très grande. Il n’y a rien d’original à cela, je crois que ces auteurs ont influencé tous les écrivains du monde, la force de la littérature nord-américaine est à l’image de ce pays, immense, diverse, profonde, vivante, violente, romantique. Mais il y aussi en moi l’influence des écrivains sud-américains, russes, anglais, français, algériens.

Je ne peux pas davantage répondre à la question des titres que je donne à mes livres, ou qui en fait s’imposent à moi, généralement à la fin du processus d’écriture.

Lorsque durant plusieurs semaines ou mois, l’on se met dans la peau d’un autre (Boualem Sansal dans celle d’une pédiatre perdue, Maïssa Bey dans celle d’un homme, ou Salim Bachi dans la tête d’un tueur, même si le roman est écrit à la 3° personne) est-ce que l’on s’en sort facilement une fois le manuscrit achevé ?

Maïssa Bey : Il est vrai que pendant toute la phase d’écriture d’un roman, l’identification est totale. Il m’arrive même de me sentir totalement immergée dans la trame d’un roman au point que j’ai du mal à supporter les contraintes de la vie réelle… cela  va même jusqu’au brouillage des repères quotidiens (sommeil, nourriture, temps à consacrer aux autres, et cetera). Mais dès que le roman est achevé (après de nombreuses relectures et corrections) il se produit un détachement presque immédiat et, autour de moi, tout reprend vie, couleur et consistance. 

Salim Bachi : On en sort différent, transformé. Pour moi la littérature c’est la vie. Ecrire un livre c’est vivre de nouvelles expériences.

Boualem Sansal : Harraga est écrit à la première personne. Le narrateur est l’héroïne elle-même. Dans mon cas, la relation est complexe, dans la mesure où Lamia, l’héroïne de Harraga, a réellement existé et avec laquelle j’avais une relation d’amitié qui s’est fortement développée durant cette période qui a vu la petite Chérifa entrer dans sa vie, puis en sortir d’une manière tragique. J’étais partie prenante dans cette histoire. C’est donc d’emblée que je suis entré dans la peau de Lamia et à ce jour, je n’en suis pas vraiment sorti. Mais cela n’a rien à voir avec la technique narrative, c’est tout simplement que Lamia était une amie et que j’ai été intimement lié à son histoire avec Chérifa.

L’intertextualité, voire la récriture est fortement et délibérément présente dans vos écrits : Tuez-les tous, Pierre Sang Papier ou Cendre, Harraga

Maïssa Bey : Dans l’œuvre que vous citez, c’est de propos délibéré, effectivement, que j’ai inséré dans le corps du texte des citations sans même respecter les codes, je veux dire sans guillemets, tout en remerciant, à la fin du livre, les auteurs à qui j’ai fait ces emprunts. Procédé non conventionnel qui pourrait étonner, mais qui se justifie par le thème même de l’œuvre.

Salim Bachi : Oui, c’est vrai. Je suis un homme de papier !

Boualem Sansal : Comment échapper à l’intertextualité ? On porte ses influences comme on porte ses gènes.

Salim Bachi comme Maïssa Bey, vous utilisez fréquemment les points de suspension mais aussi les aposiopèses comme une invite au lecteur, pour qu’il se positionne, qu’il décide. Mais aussi comme si ces figures de style ouvraient sur l’inconnu.  Boualem Sansal vous préférez les points virgules et les phrases au long cours.  Il n’est pas rare que vous jouiez avec la typographie. Qu’exprime ce jeu ?

Maïssa Bey : Comment ne pas se servir des nombreuses ressources de la typographie ? Je ne perds jamais de vue que l’objet livre est aussi œuvre graphique où tout prend sens : la structure, les blancs, les signes, la distribution des phrases et des paragraphes et tous procédés qui offrent au lecteur des pistes dans son parcours de lecture. Bien plus qu’un jeu, c’est à mon sens une façon d’inviter le lecteur à se faire une place à l’intérieur même de l’histoire, à se glisser dans les interstices…

Salim Bachi : J’essaye d’écrire avec ma tête mais aussi avec mes tripes, mes sentiments, et ceux-ci sont marqués parfois par des signes typographiques particuliers.

Boualem Sansal : Est-ce un jeu ? Non, la ponctuation comme la taille des phrases participent de l’écriture et même de l’histoire. Ici, il faut un dièse, un bémol et ailleurs un silence, ici une phrase courte s’impose et là une longue tirade. C’est la musique interne du roman qui impose ça, ce n’est pas la volonté de l’auteur. Le choix de la typographie tient à de simples considérations techniques.

A propos de musique, dans vos écrits vous faites référence à l’art et à la culture. Je pense au groupe Metallica, au film Hiroshima mon amour… dans Tuez-les tous (Salim Bachi), à Main de femme (Maïssa Bey) comme si vous vouliez donner à voir et à entendre vos textes. Vous dites Maïssa Bey dans un entretien (Algérie Littérature/Action 145) « lorsque j’écris j’entends les mots »

Salim Bachi : Je ne pensais pas particulièrement à Metallica en décrivant la boite de nuit dans Tuez-les tous… Une étudiante y a pensé pour moi. Il est toujours amusant, voire confondant de voir comment sont lus vos romans. Et c’est le lecteur qui a toujours raison, d’une certaine manière. Le livre terminé, il n’appartient plus à son auteur. Il se charge d’autres significations, il agrège d’autres lectures. Un peu comme un aimant.

Maïssa Bey : Flaubert, disait-on, passait toutes ses phrases à l’épreuve du « gueuloir », afin de vérifier si le rythme et la sonorité en étaient justes. Je ne gueule pas lorsque j’écris, rassurez-vous, mais le son et le rythme de chaque phrase que j’écris résonnent en moi et je traque le mot juste jusqu’au moment où il vient trouver sa place dans la phrase. C’est aussi une exigence de lectrice que heurtent parfois des dissonances, des problèmes d’euphonie qui viennent gâcher quelque peu le plaisir de lire.

Boualem Sansal : Oui je pense comme Maïssa, les mots ont une image et un son qui leur est propre. Un texte est une composition complexe : des mots, plus des couleurs, de la musique, des odeurs. Si un ingrédient manque, la sauce est fade.

D’une certaine manière Tuez-les tous  est une copie de Le chien d’Ulysse. Le premier valant pour l’hécatombe du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis, le second pour la terreur qui a prévalu en Algérie durant les années 1990.

Salim Bachi : Oui j’ai dit cela. Mais ce sont deux angles différents. Dans Le chien d’Ulysse je donnais la parole à toute une génération. Dans Tuez-les tous, j’ai donné la parole à l’un des enfants de cette même génération.

La stratégie narrative vogue de Cyrtha à Ithaque et jusqu’en Amazonie. Entre Odyssée et Mille et une nuits.

Salim Bachi : Mon imaginaire m’entraîne très loin parfois. Je ne sais pas pourquoi. Il me semble que Les Mille et une nuits est le livre de tous les possibles, de toutes les aventures, de tous les voyages. Il en va de même de L’Odyssée. Je suis donc sous influence de ces textes.

Salim Bachi vous dites La Kahéna, plus que Le chien d’Ulysse, a été un travail sur l’Odyssée d’Homère.

Salim Bachi : Oui c’est vrai, et personne ne l’a remarqué jusqu’à présent ! Toute la structure de l’Odyssée est dans La Kahéna, alors qu’elle ne l’est que partiellement dans Le chien d’Ulysse. Le voyage en Amazonie, par exemple, est le voyage au royaume des morts… La narratrice dans La Kahéna est aussi bien Shéhérazade que Calypso. Samira est parfois Circé dans La Kahéna, et Louis Bergagna Ulysse. La Kahéna, la maison à la fois histoire et mémoire, se mue en antre magique où Circé opère toutes les métamorphoses symbolisées par le grand salon aux miroirs… Personne ne l’a vu. C’est mystérieux, non ?

Le monologue intérieur est démultiplié comme dans la nouvelle Histoire d’un mort. Une symphonie à plusieurs voix comme dans la tragédie de Compson dans Le bruit et la fureur.

Salim Bachi : Oui, Histoire d’un mort, c’est le calque de Tandis j’agonise. Mais Histoire d’un mort n’est qu’une nouvelle. A un moment j’ai eu le désir d’en faire un roman. Mais cela revenait à écrire ce qui l’avait déjà été. L’intertextualité à parfois des limites pour un romancier. Je ne crois pas que Pierre Ménard réécrivait le Quichotte.

Vos romans s’interpellent, on retrouve les mêmes personnages dans différents écrits. Les personnages de Les douze contes de minuit entrelacent ceux d’autres romans ou nouvelles : La Kahéna, Tuez-les tous

Salim Bachi : Oui ce sont mes livres, mes enfants, une grande famille.

Dans Le chien d’Ulysse, le personnage principal, Hocine est reconnu par son chien Argos mais pas par ses frères.

Salim Bachi : Les braves gens ne courent pas les rues, pour emprunter un titre d’une nouvelle extraordinaire de Flannery O’Connor. Non, les braves gens ne courent pas les rues…

Les titres de vos écrits dissimulent plusieurs sens, plusieurs réalités : La Kahéna pour la reine Berbère, la métaphore de l’Algérie, Le Chien d’Ulysse pour l’Odyssée, L’autoportrait avec Grenade pour l’arme destructrice (notamment), qui éclatera dans Tuez-les tous, un roman écrit en même temps que L’Autoportrait.

Salim Bachi : Les deux livres ont été écrits en même temps et devraient être, idéalement, lus en même temps. Le jour pour Autoportrait et la nuit pour Tuez-les tous, le conscient et l’inconscient…

Maïssa Bey, la nouvelle En ce dernier matin m’a fait penser à Addie dans Tandis que j’agonise de Faulkner.

Maïssa Bey : Dans cette nouvelle, une femme se tient au seuil de la mort. Et tout autour d’elle tournoient des moments de sa vie, des bonheurs brefs et trop rares mais aussi des désirs qu’elle n’a pu réaliser parce que femme, vivant sous le joug d’une somme de contraintes aliénantes. Et le jour de sa mort est un jour où elle est, pour la première fois de sa vie, au centre de toutes les pensées et de tous les actes de ses proches… c’est aussi le cas de Addie, le personnage de Faulkner dont me revient, parce que vous en parlez, le souvenir. Et, même si je n’ai pas relu depuis longtemps cette œuvre magnifique, la comparaison me semble tout à fait intéressante et sans doute judicieuse, toutes proportions gardées, bien entendu !   

Vos écrits tournent autour d’un noyau : la condition faite aux femmes par des hommes auxquels vous ne trouvez le plus souvent aucune indulgence.

Maïssa Bey : Je n’ai pas non plus d’indulgence pour les femmes, pour certaines d’entre elles du moins. Les mères, dans plusieurs de mes nouvelles par exemple… celles qui au nom de la sauvegarde de principes rigides et dépassés brident la vie de leurs filles et renforcent, par l’éducation qu’elles leur donnent, le sentiment de toute puissance de leurs fils… Toutefois, il suffit de jeter un regard sur la situation des femmes dans notre pays, maintenues en état d’infériorité par un dispositif juridique inique, approuvé par une majorité d’hommes, pour comprendre ma révolte et mon désir de « donner à voir » quelles en sont les conséquences immédiates et visibles sur leur vie. Ceci ne m’empêche pas de considérer que les hommes sont eux aussi otages de la régression programmée de notre société et que leur souffrance, de nature différente, n’en n’est pas moins réelle. Mais il est vrai aussi que beaucoup d’hommes font porter leur souffrance aux femmes… Il n‘est que de voir tous les messages de détresse lancés dans les rubriques « psycho » des journaux et revues.

Maïssa Bey, vous m’avez déclaré en marge du festival du livre de Mouans-Sartoux (Alpes maritimes) que le français est votre langue paternelle, un héritage paternel que vous faites fructifier.

Maïssa Bey : C’est un peu une boutade que, depuis, j’ai tenté d’expliquer par le fait que, s’il y a langue maternelle et dans ce cas, pour nous ce serait l’arabe algérien, (et pourquoi maternelle ? Les pères parlent aussi en cette langue à leurs enfants dès les premiers jours ! Encore une discrimination !) je pourrais dire que mon père, avant de mourir, parce qu’il m’a appris à lire et à écrire en français, m’a légué cette langue. 

La question de la littérature francophone est-elle dépassée ? C’est une question polémique. Salim Bachi, vous écrivez sur votre blog [http://cyrtha.canalblog.com/] que ce qualificatif vous ennuie au plus haut point. Voici ce que Abdellatif Laabi a répondu lorsque nous lui avions posé la question lors du Maghreb des livres qui s’est tenu à Paris en février dernier.  « Je ne suis pas, comme le dit si bien l’écrivain et poète Ashiya Oukassi Kya, un tirailleur Sénégalais de la langue française. Nous sommes des écrivains qui écrivent dans cette langue parce qu’ il y a une histoire qui a fait que nous avons été obligés d’écrire dans cette langue. On en prend acte et puis ça suffit. Par contre je refuse absolument d’être manipulé ou instrumentalisé dans une politique de la francophonie. »

Salim Bachi : Oui, c’est terminé. La littérature c’est la littérature comme disait Antoine Compagnon, qui a été brièvement mon professeur à la Sorbonne. La littérature c’est la littérature… Un pléonasme et un mystère inqualifiable. Quant à la réponse de Laabi elle est parfaite. Je n’ai rien à dire de plus.

Boualem Sansal : Le fait pour nous d’écrire en français n’est pas neutre, pour personne. L’histoire, les relations compliquées entre la France et les pays anciennement colonisés par elle, les données politiques et culturelles internes à nos pays, comptent dans le regard qui est porté par les uns et les autres sur cette littérature d’expression française. En tant qu’écrivain, je rejoins Abdelatif Laabi, il faut s’affranchir de toute tutelle, mais en tant qu’intellectuel, on peut s’engager dans la défense et la promotion d’une langue que l’on a en partage avec d’autres peuples et qui nous met en connexion avec d’autres langues (par le biais de la traduction et de l’adaptation). Si l’on ne comptait que sur la traduction des œuvres étrangères dans nos langues (l’arabe, le tamazight pour nous), je crois que nous ne serions pas loin d’être analphabètes, en tout cas ignorants du reste du monde.

Maïssa Bey : Si l’on s’en tient à la définition la plus simple de la francophonie, à savoir qu’elle « repose sur le sentiment d’appartenir à une communauté que fonde l’usage d’une langue, le français », je ne peux que me définir comme francophone, parce que je partage le point de vue de ceux qui pensent la langue comme un instrument qui permet l’accès à une culture et en même temps un outil de communication qui favorise les échanges. La francophonie c’est donc l’espace des diversités vivantes de la langue française. C’est cette notion d’ouverture et de métissage que refusent ceux qui ne voient dans la langue qu’un instrument au service d’une propagande idéologique. Et je n’ai aucun complexe à me dire francophone !

Charles Bonn [un des spécialistes de la littérature maghrébine] écrit que les romans algériens parus entre 1967 et 1980 répondent d’une façon simpliste à la commande de l’idéologie officielle algérienne.

Salim Bachi : Pas tous. Certains échappent comme La Répudiation de Rachid Boudjedra, Tombéza de Rachid Mimouni…

Maïssa Bey : Je laisse à Charles Bonn, dont je salue le travail immense de recension et de critique de la littérature algérienne, la liberté d’émettre ce jugement fondé sans nul doute sur un travail de recherche minutieux et pertinent. Je suis cependant sûre qu’il n’incluait pas le roman de Boudjedra,  La répudiation, publié en France, rappelons-le, et qui fut interdit en Algérie, je m’en souviens, et un peu plus tard  ceux de Mimouni et Yamina Mechakra. Il faudrait pouvoir se livrer à une analyse de tous les écrits pour pouvoir donner un point de vue sur une littérature étroitement contrôlée par un appareil étatique qui avait, ne l’oublions pas, le monopole de l’édition et de la diffusion ! D’ailleurs n’est-ce pas à cette époque que se sont exilés Mohamed Dib, Kateb Yacine, Assia Djebar et bien d’autres intellectuels ?    

Boualem Sansal : Il faut préciser : tous les romans édités en Algérie. A cette époque, l’édition était un monopole de l’Etat. Tout livre qui ne répondait pas à l’idéologie officielle était refusé. Les plumes libres étaient alors obligées de passer par Paris pour les francophones, ou Beyrouth pour les arabophones, pour se faire publier.

Si le monopole a été démantelé dans la vague de la libéralisation des années 80, la censure n’a pas pour autant disparue. Aujourd’hui, elle est plus implacable que jamais et son champ d’application s’est considérablement élargi. Elle est gardienne de l’idéologie officielle et de toutes les dérives funestes qu’elle a pu engendrer. Elle ne se contente plus d’interdire, elle anathématise et aussitôt actionne le bras séculier.

Vos écrits Boualem Sansal sont des cris de douleur lancés comme des bouteilles à la mer. A qui, les uns et les autres destinez-vous vos écrits (à quels lecteurs) ?

Boualem Sansal : Je dirais plutôt cris de colère, colère contre les empêcheurs de vivre et les gardiens du temple. Je crie à la cantonade, je ne m’adresse à personne en particulier.

Salim Bachi : Mais ils sont destinés à tous le monde ! La condition humaine est une condition souffrante. C’est parfois aussi la lumière après l’orage, et un bel arc-en-ciel…

Maïssa Bey : Au commencement, il y a le cri… mais une œuvre, ou du moins toute création qui pourrait mériter le qualificatif d’œuvre littéraire se doit de moduler le cri pour le rendre intelligible.  Ce serait avoir peu de considération pour un lecteur que de lui imposer une longue litanie de plaintes, qui, même si elles sont légitimes dans les circonstances que nous traversons, pourraient attiser les douleurs ou plus simplement lasser. Il y a bien sûr la révolte, le désir de briser le silence, de susciter un écho dans la conscience du lecteur, mais il y a aussi et surtout le plaisir de lire…

Peut-on alors parler d’écriture plaisir ?

Salim Bachi : Certainement. Sinon à quoi bon.

Boualem Sansal : Le plaisir est dans le cri. Il soulage, il libère. L’écriture, c’est laborieux, épuisant, stressant.

Maïssa Bey : Interrogé sur son métier de peintre, Issiakhem disait : « Lorsque je peins, je souffre », et cela me semblait difficile à concevoir avant que je n’entre en écriture. L’écriture est d’abord souffrance parce qu’elle est création, parce qu’il faut arracher  à l’informe, à l’insu en soi, la vérité de son être. Aller au-delà de la tentation du silence. Néanmoins, il y a plus que le plaisir parfois, une sorte de jubilation, certains moments de grâce, rares il est vrai, mais qui deviennent très vite contrepoints indispensables à l’équilibre de ceux qui, de leur plume ou de leur pinceau, vont à rencontre de l’autre.         

Boualem Sansal, vous écrivez « Les censeurs en Algérie sont nombreux, ils traquent le mot, la virgule ». En effet, aucune publication ne peut être importée en Algérie, vendue ou explosée sans l’autorisation (le « visa ») du ministère de la Culture. Plusieurs éditeurs et écrivains ont été interdits d’exposition au dernier Salon du livre d’Alger (en 2008).

Boualem Sansal : L’année 2008 a été une année noire dans l’histoire de la censure en Algérie.  La raison en est simple : Le président Bouteflika préparait son viol de la constitution (qui eut lieu en novembre) et son plébiscite en avril 2009. Il lui fallait casser tout esprit de réflexion et de contestation dans la société. Interdire, censurer, geler, contrôler, menacer, voilà le clavier sur lequel il a joué pour parvenir à ses fins et il a parfaitement réussi.

Et vous ?

Salim Bachi : J’ai été interdit à de nombreuses reprises. Au début pour Le chien d’Ulysse, et maintenant pour Tuez-les tous et Le silence de Mahomet. La littérature fait peur en Algérie. C’est bien qu’elle est pertinente, nécessaire.

Maïssa Bey : La censure peut en effet prendre des formes et des prétextes divers pour maintenir une société en état d’ « inconnaissance » et même d’abrutissement. Quelle tâche ardue et vouée à l’échec – mais le savent-ils seulement ? – que celle des censeurs qui ne peuvent, en cette ère des autoroutes de l’information, accomplir leur travail et avoir la maîtrise de tout ce qui se pense et se dit dans leur pays ! En dehors des visas, il faudrait, pour être vraiment efficace, envisager d’autres méthodes de musèlement et il semble bien que nous soyons engagés, de plus en plus, dans un processus de répression de la parole ou du moins de la parole libre. Il faut aussi mentionner une autre forme de censure, celle qui consiste, par toutes sortes de moyens et de canaux, à jeter l’anathème sur un auteur et à l’accuser du délit de trahison des valeurs nationales pour le jeter en pâture à la communauté… 

Envisagez-vous de vous extraire totalement et de vos « thèmes obsessionnels » et de la réalité algérienne ou maghrébine, écrire à partir d’un ailleurs, sur cet ailleurs ou sur soi, sans en appeler aux réalités sociales et culturelles maghrébines, écrire un roman de science-fiction par exemple comme le rêve Boualem Sansal ?

Boualem Sansal : Le village de l’Allemand est déjà en rupture avec mes précédents écrits. Mon prochain roman consacrera sans doute cette rupture. Ce que j’avais à dire sur l’Algérie, je l’ai dit. Y revenir serait radoter.

Salim Bachi : J’écris sur la réalité humaine dans des contextes différents, particuliers souvent, plus larges parfois. J’écris sur l’homme dans la vie.

Maïssa Bey : Peut-être, peut-être… faire comme Mohamed Dib dans sa trilogie nordique… les aubes froides et immobiles dans la blancheur d’une nuit embuée de givre… ou alors murmurer à l’oreille des lecteurs un roman d’amour et de lumière sans dimension tragique  – mais ne serait-ce pas là justement de la science fiction ? Plus sérieusement, je tiens à noter que beaucoup de lectrices, un peu partout dans le monde, me disent qu’elles se reconnaissent dans les personnages féminins de mes romans, dans les aspirations, les déchirures et les révoltes de ces personnages. Tout comme je me reconnais, malgré la différence de contexte, dans certains personnages de romans américains, indiens ou turcs… il suffit, me semble t-il, de se tenir au plus près de l’humain pour avoir accès à l’autre. Peu importent alors le lieu, la culture, l’époque… 

Pour écrire sur une région, un pays en effervescence faut-il prendre de la distance comme le dit Salim Bachi ou bien faut-il rester ? Cette question de la proximité est-elle sensée ?

Salim Bachi : Pour moi, elle était nécessaire, cette distance. Pour Boualem, par exemple, la nécessité était inverse, je crois.

Boualem Sansal : La distance est nécessaire, elle élargit le champ de vision. Salim a magnifiquement parlé de Cirta à partir de Paris. Yasmina Khadra a fait de même avec Kaboul, Bagdad et Tel-Aviv, sans y être jamais allé. Je crois avoir assez bien parlé des banlieues françaises sans y avoir jamais vécu. Si je suis resté en Algérie, ce n’est pas pour mieux en parler dans mes livres, c’est simplement que l’émigration ne m’a jamais réellement tenté, en tout cas pas au point de faire mes valises. Peut-être cela viendra-t-il un jour ?

Maïssa Bey : Le recul par rapport aux événements et à l’immédiateté (ce en quoi la littérature se distingue du témoignage et du journalisme) se fait dès que l’on est capable de se détacher de ses emportements, de ses jugements pour aller jusqu’à la page. Et cela se fait grâce à la médiation de l’écriture romanesque. Que ce soit de l’intérieur ou de l’extérieur. Il ne s’agit pas de distance géographique. Je crois vraiment que tout auteur vit en exil. Je veux parler de l’exil de l’écriture, acte solitaire qui l’isole, qui en fait un être singulier, souvent incompris par les siens, par ceux dont justement il veut se rapprocher. 

Charles Bonn dit que « la littérature algérienne remue la mauvaise conscience française ». Remue-t-elle la mauvaise conscience du microcosme qui gouverne l’Algérie ?

Salim Bachi : Sans aucun doute. Sinon pourquoi la censurer. Ce n’est pas un microcosme qui gouverne l’Algérie ce sont des microbes qui la gangrènent…

Boualem Sansal : Le microcosme qui gouverne l’Algérie est autiste. Il n’entendrait pas une bombe atomique qui exploserait à plus de dix mètres de sa fenêtre. Ce microcosme, il faut le déboulonner, le jeter à la mer et aérer la maison Algérie pour chasser jusqu’à son souvenir.

Maïssa Bey : Il faudrait pour cela que la culture soit au premier rang des préoccupations de ce microcosme ! Et surtout il faudrait qu’ils puissent être susceptibles, installés comme ils sont dans leurs certitudes, sans jamais se remettre en question, de ressentir ce que vous appelez « la mauvaise conscience ». Je suis sûre que presque tous ceux qui ont condamné Boualem Sansal pour son essai Poste restante et pour son roman Le village de l’Allemand n’en ont pas lu une seule page. D’autre part, il faut bien reconnaître que les écrits dérangent, parce que souvent les écrivains mettent le doigt sur des plaies à vif et qu’il est des moyens subtils d’anesthésier les consciences. 

Le Village de l’Allemand vous a fermé toutes les portes du possible en Algérie. N’avez-vous pas été trop loin ?

Boualem Sansal : Je ne sais pas ce que veut dire aller trop loin. Il n’y a rien dans ce roman qui soit faux ou inventé : j’ai raconté l’histoire d’un nazi qui a réellement existé, j’ai raconté la Shoah comme elle est arrivée, j’ai raconté une banlieue difficile française au plus près de la réalité et j’ai raconté la vie deux jeunes Rachel et Malrich comme on peut rencontrer beaucoup dans n’importe quelle banlieue. Le problème n’est pas mon propos, le problème est l’existence en Algérie d’une censure qui veut empêcher toute expression libre.

Boualem Sansal, peut-on dire de votre écriture qu’elle est une dénonciation de la gabegie des pouvoirs politiques, de leur mainmise sur l’histoire ? Dans Petit éloge de la mémoire vous écrivez ceci : « Jamais peuple n’a autant oublié son passé et renié ce qu’il fut (…) l’Afrique est bien aux Africains mais ses rois et ses raïs ont placé ses richesses en Amérique et leurs enfants les dilapident en Europe. » N’y a-t-il pas risque que l’on ne retienne de votre écriture que son volet polémiste comme on le fait en Algérie, au détriment de l’esthétique alors même que vous la placez très haut.

Boualem Sansal : La dénonciation est par nature violente. Elle implique de dire les choses par leurs noms et de pointer le doigt sur le mal. L’euphémisme en la matière est à proscrire, il est une trahison, une lâcheté. La polémique est indispensable à nos sociétés. Agiter les idées, les confronter, voilà qui fait avancer la société. Cela dit, quel livre n’est pas polémiste ?

Quelle est selon vous l’importance de la critique littéraire en Algérie ?

Boualem Sansal : Il n’existe pas à ma connaissance de critique littéraire en Algérie. Rares sont les journaux qui ont une rubrique littéraire et encore plus rares les magazines spécialisés en littérature. Il faut dire aussi que la production littéraire est bien trop faible pour justifier l’existence de tels instruments.

Salim Bachi : Qu’elle commence déjà par dénoncer la censure qui nous touche et on commencera à parler de critique littéraire. Comment parler de livres qui sont interdits et en parler à qui si personne ne peut les lire ?

Maïssa Bey : Ce sont, de façon générale, les instances universitaires qui sont les plus à l’écoute de la production littéraire. Il s’agit donc bien plus d’analyses, d’études et de recherches sur les auteurs. Dans les pages culturelles des journaux, qui souvent se réduisent comme peau de chagrin, certains journalistes essaient de faire leur travail, du mieux qu’ils peuvent –  il faut leur en savoir gré –  en présentant des œuvres. Mais il n’existe pas, à mon sens, de véritable tradition comme dans d’autres pays où la critique littéraire est une véritable institution avec ses codes, ses références mais aussi parfois sa subjectivité.

Y a-t-il une politique du livre en Algérie ?

Salim Bachi : Oui, malheureusement. Une politique de contrôle.

Boualem Sansal : La politique du livre vise à éradiquer le livre. N’oubliez pas que l’islamo-nationalisme est au pouvoir en Algérie. Au plan économique, le secteur du livre ne bénéficie d’aucune aide de l’Etat. Au contraire, il est surchargé d’impôts et de taxes. La censure, la question des droits d’auteurs, la faiblesse du pouvoir d’achat, l’absence de bibliothèques, les contraintes sécuritaires, la fermeture de la télévision à tout débat littéraire, font le reste.

Maïssa Bey : Je pense que cette question devrait s’adresser aux éditeurs, aux libraires, aux importateurs, aux lecteurs… et au ministre concerné ! Il fut un temps où nous achetions nos livres et ceux de nos enfants de la même façon que nous achetions un produit de première nécessité, grâce à la politique de soutien des prix. C’est peut être la seule chose que nous regrettons de cette époque révolue, l’époque où des volumes de La Pléiade et des encyclopédies étaient à la portée de tous, malgré – et cela peut paraître incroyable aujourd’hui – le rétrécissement déjà programmé de la liberté d’expression. Pour avoir un élément de réponse, il suffit de faire un tour dans les librairies, les salons du livre et autres expositions – qui pullulent dans les villes et villages – et de constater qu’il y en a qui ont bien compris que le livre devait être accessible à tous. Je veux parler, vous l’aurez compris, du livre religieux !   

Pouvez-vous dire aux Américains quelques mots sur vous, sur vos différentes proximités…

Salim Bachi : J’aime lire, écrire, me promener sur une plage déserte et lumineuse.

Maïssa Bey : Mais qui trop s’acharne à poursuivre un rêve

Vit dans l’exil de lui-même

Perché au-dessus d’un précipice, il tente en vain de déchiffrer les signes

Et se laisse distraire par les leurres

Pendant qu’au-delà, blottis au cœur des nuées qui parcourent les cieux,

Les rires des amants insoucieux se jouent des mirages.

_________________________

BIOGRAPHIE

Maïssa Bey :

_

Photo DR

Ce pseudonyme lui fut choisi par sa mère. Samia Benameur est son nom véritable. Maïssa Bey naquit en 1950 à Ksar-El-Boukhari une ville qui se situe au sud de la capitale Alger. Son père était instituteur. Il lui apprend le français bien avant qu’elle ne fréquente l’école. « Le français est ma langue paternelle » nous dit-elle dans un précédent entretien. Son père militait pour l’indépendance de l’Algérie. Il fut tué durant la guerre en 1957.

Maïssa Bey est diplômée de lettres françaises. Longtemps elle enseigna dans un lycée. Aujourd’hui elle vit à Sidi-Bel-Abbès (sud d’Oran). Elle y a créé une association « Paroles et écriture » où elle anime des ateliers d’écriture. Elle est co-fondatrice et directrice de rédaction de la revue des éditions associatives Chèvre-feuille étoilée, Etoiles d’Encre (Montpellier).

Maïssa Bey publia plusieurs romans : Au commencement était la mer, éditions Marsa, Paris 1996. Cette fille-là, Editions Aube, 2001, prix Marguerite Audoux. Surtout ne te retourne pas, Aube et Barzakh 2005, prix Cybèle. Bleu blanc vert, Aube 2006. Pierre Sang Papier ou Cendre, Aube 2008. Elle publia un récit autobiographique, Entendez-vous dans les montagnes, Aube et Barzakh, 2002. Sous le jasmin la nuit, qui est un recueil de nouvelles, Aube 2004.

Maïssa bey participa également à des ouvrages collectifs : Journal intime et politique, Algérie quarante ans après, Editions Aube et Littera 05, 2003. Albert Camus et le mensonge, Editions BPI, Paris 2007. Une enfance d’Outre-mer, Seuil 2001. Son dernier titre est issu d’une conférence donnée en novembre 2008 : L’une et l’autre, Aube, 2009. Plusieurs de ses textes furent adaptés au théâtre.

Salim Bachi :

_

Photo DR

 Salim BACHI naquit en 1971 dans l’Est algérien. Il suivit des études de lettres en Algérie jusqu’en 1996 et s’installa en France. Il interrompit une thèse de troisième cycle consacrée à La douleur et la mort dans l’œuvre d’André Malraux. Il écrit depuis le lycée. Son premier roman Le chien d’Ulysse fut publié en 2001 aux éditions Gallimard. Il reçut plusieurs prix dont le Goncourt du premier roman. Chez le même éditeur il publia : La Kahéna en 2003, lui aussi primé, Tuez-les tous en 2006, Les douze contes de minuit en 2007, Le silence de Mahomet en 2008. En 2005 il publia une autofiction aux éditions du Rocher : Autoportrait avec Grenade.

______________

Boualem Sansal :

_

Photo DR

 Il naquit en 1949 à Teniet-el-Had (sud d’Alger). Orphelin de père dès le plus jeune âge il fut élevé à Tiaret par son grand-père paternel, un homme cultivé. Au lycée le jeune Boualem étudie le latin et le grec. Il est ingénieur et docteur en économie. Il enseigna à l’INPED (un institut de gestion mis en place à Boumerdes avec le concours du BIT et de HEC-Montréal).

Durant plus de dix ans il occupa un poste de responsabilité dans le ministère de l’industrie, jusqu’à son limogeage en 2003 pour ses critiques contre le système politique en place. Officiellement il fut licencié pour « suppression de structure ». Son épouse qui était enseignante fut mise d’office à la retraite. Boualem Sansal choisit de vivre en Algérie, à Boumerdes malgré les intimidations.

Il publia en Algérie des ouvrages techniques dans les années 1986-1989. Plus tard, chez un même éditeur, Gallimard, il publia des romans : Le Serment des Barbares en 1999 (Prix du premier roman 1999, Prix Tropiques 1999), L’Enfant fou de l’arbre creux, en 2000, Dis-moi le paradis en 2003, Harraga en 2005, Le Village de l’Allemand ou Le journal des frères Schiller en 2008 (grand prix RTL-Lire 2008, grand prix de la Francophonie 2008, prix Nessim Habif de l’Académie royale de Belgique, Prix Louis Guilloux)

Des nouvelles dont : La Voix en 2001, Editions Gallimard-Le Monde, La Femme sans nom, en 2004 chez Littera et l’Aube. Ma mère, en 2008. Ouvrage collectif aux éditions du Chèvre-feuille. Rendez-vous à Clichy-sous-Bois en 2008. Ouvrage collectif aux éditions Textuel.

Il a publié des essais : Poste restante : Alger, Lettre de colère et d’espoir à mes compatriotes en 2006 aux éditions Gallimard. Petit éloge de la mémoire. Quatre mille et une années de nostalgie en 2007 aux mêmes éditions.

_________________________

Ahmed HANIFI, Mai 2009.

Entretiens effectués par courriels

ahmedhanifi@gmail.com

Le village de l’Allemand, de Boualem SANSAL

Le village de l’Allemand ou le journal des frères Schiller, de Boualem SANSAL

Lire également ici sur mon blog- 09 MARS 2008

De nouveau la machine Sansal s’est mise en branle, bousculant piétinant frappant gênant. Qu’est-ce ? Un roman sur la Shoah dit-on, un roman sur l’islamisme frère jumeau du nazisme dit-on encore. Quoi qu’il est soit, Le village de l’Allemand est un livre à la hauteur des attentes des amateurs de l’auteur. Un roman à la construction non linéaire, relatant l’histoire de deux frères abasourdis par la découverte du passé nazi de leur père. Un livre qui a entraîné de ce côté-ci de la Méditerranée une somme importante de commentaires béats et non nuancés, sur l’islamisme l’islam et le nazisme.

1- Structure narrative

Deux frères à la sensibilité dissemblable, Rachel la trentaine et Malrich adolescent, racontent l’histoire d’une tragique découverte, le passé monstrueux de leur père. Le livre est constitué de 21 chapitres ou parties de journaux intimes, 12 écrits par Malrich, 9 par Rachel. Il y a comme une imbrication des paroles de l’un dans celles de l’autre, comme une sorte de discussion à deux dans laquelle le petit frère est plus prolixe, 140 pages contre 118 pour Rachel. Malrich écrit entre 10/96 et 02/97 (5 mois) soit le quart du temps de Rachel qui écrit entre 9/94 et 4/96 (20 mois). Le livre s’ouvre avec la parole de Malrich (oct 96) qui parle du suicide de son frère aîné. Il se referme sur celle de Rachel qui se prépare au suicide le 24 avril 1996, deux ans jour pour jour après l’assassinat de leurs parents. Le suicide donc, ouvre et referme la boucle. La tonalité générale respecte en quelque sorte l’esprit du livre qui est la dénonciation de la terreur. La narration est soutenue, on se trouve parfois à se demander si le roman ne s’inscrit pas plutôt dans le registre du témoignage. On ne retrouve pas ou très peu, les belles grandes phrases-paragraphes alambiquées, auxquelles l’auteur nous a conviés dans ses précédents écrits. La dérision y est mesurée. On ne retrouve pas non plus les grandes envolées lyriques foisonnantes dans Le Serment des barbares- peut être à cause de l’objet observé- mais on a tout de même de beaux passages : « Je ne le savais pas, la maman d’Ophélie a une façon de sonner qui réveille les morts. C’est un appel brutal, incessant, chargé de remontrances (…) Rachel n’avait pas tord, les émigrés pensent à eux, à leur mort, à la tombe qui les attend au pays, jamais à leurs enfants qu’ils maintiennent dangereusement suspendus dans le vide (…) Je me retrouve à réfléchir à la meilleure façon de ne pas réfléchir et les mêmes idées déferlent… » et combien d’autres. On regrettera néanmoins quelques banalités et préjugés distillés parfois à travers le regard ordinairement raciste de Malrich, « Togo-au-lait se croit malin comme un singe (…) s’il avait été élevé comme son bisaïeul Togo-au-lait nous aurait tous dévorés » ou encore ce slogan pastiche « je crois en Hitler, je vis par lui et pour lui ».

2- L’histoire

Le village de l’Allemand n’est pas que l’histoire d’une terrible Histoire, il rapporte aussi l’histoire d’une sorte de retrouvailles entre deux frères métissés, Malrich et Rachel Schiller qui ont si peu échangé entre eux. Leur père est Allemand, leur mère Algérienne. C’est l’histoire d’une triple dénonciation : dénonciation du nazisme, de l’islamisme mais aussi du régime autoritaire Algérien. Rachel arrive en France en 1970 à 7 ans et Malrich en 1985, à 8 ans. Tous deux y sont envoyés par leur père pour parfaire leur éducation. Ils sont hébergés en banlieue parisienne par des amis parentaux : Ali et son épouse Sakina. Rachel a suivi des études universitaires, il est cadre ingénieur, marié puis divorcé, possède un pavillon… Malrich lui, n’a pas atteint le niveau du collège, il vit de petits boulots et parfois de larcins. Alternativement, l’un et l’autre détaillent chacun à sa façon la découverte qu’il fait du passé du père. Leurs visions sont tantôt différentes, tantôt parallèles, complémentaires. « Rachel est cultivé, sa requête est construite, ‘intelligente’, il théorise sa pensée… en revanche Malrich est protégé par son ignorance, il a une démarche spontanée » (Sansal).

Pour Rachel tout commence par le journal télévisé du 25 avril 1994. Le journaliste rapporte que « hier soir, un groupe armé a investi un village ayant pour nom Aïn Deb (…) Selon la télévision algérienne, cet énième massacre est encore l’œuvre des islamistes du GIA… » La barbarie a atteint notre village s’exclame Rachel. L’ambassade algérienne confirme le massacre et l’informe que ses parents figurent parmi les victimes. 1994 fut une année importante dans l’accroissement de la terreur en Algérie. Des centaines de villageois sont massacrés. Le 23 mars 1994, le colonel-ministre de l’intérieur Salim Saadi (gouvernement de Rédha Malek) annonce la création de milices. Des escadrons de la mort voient le jour (OJAL…) Sur les lieux du carnage Rachel récupère « une petite valise pelée » contenant l’horreur absolue : le passé nazi de son père Hans Schiller devenu Hassan. Désormais et jusqu’à sa mort Rachel se consacrera à la recherche de ce passé. Il fouille dans les ténèbres « pour tenter de comprendre pourquoi, pour apprendre l’origine du mal ». Sa compagne le quitte, il est renvoyé de son travail. Il erre durant un mois en Euope jusqu’à Auschwitz Birkenau, se met dans la peau du père, va jusqu’à prendre une photo pour lui ressembler, « une réplique exacte » de celle de son père. Il achète Mein Kampf, rencontre le fils d’un autre nazi qui lui dit « tu es bien le fils de ton père ». Rachel la victime se déclare coupable, mais pense-t-il, « se dire ‘‘je suis le fils d’un criminel de guerre’’ ce n’est pas comme s’entendre dire ‘‘tu es le fils…’’ » Il sait qu’il n’en sortira pas, il sait qu’il est condamné. Il est seul au monde. « Tout en moi était cassé. J’étais comme ces gens définitivement brisés, veufs d’un grand amour ou rescapés d’un désastre absolu, qui entrent dans des deuils qui ne finissent jamais (…) Arrivé où je suis ça ne peut être que la fin ». Vêtu d’ « un drôle de pyjama, un pyjama rayé », comme les victimes de son père. Il se suicide au gaz pour expier ses crimes.

Malrich lui, réagit autrement à la perte de son frère, de ses parents, d’une voisine qu’il « connaissait sûrement » et à la découverte du journal de son frère. Comme lui, Malrich est revenu à son village natal pour retrouver « les traces de mon frère, à la recherche de notre père, de notre mère, de notre vérité ». Une grande détresse s’empare alors de lui. Dès qu’il ouvre le journal intime de son frère, journal que lui a remis l’empathique commissaire Daddy, Malrich a honte de vivre. Le commissaire lui dit « ton frère a eu la seule attitude digne : chercher à savoir, d’abord comprendre ». Même si, comme son frère Malrich s’enferme, ne sort plus, même si comme lui il est seul au monde, comme lui il sombre, il ne culpabilise pas, ne reconnaît pas en quelque sorte son géniteur, « nous ne sommes pas responsables de l’Holocauste ! » Car comme dit Régis Debray (ce que certains ne lui pardonnent pas) les hommes ont conscience de leur propre histoire et la Shoah n’est pas constitutive de l’histoire des peuples non occidentaux. Elle leur est en effet extérieure, ils ne peuvent, ne doivent l’assumer qu’avec une certaine distance liée à son extériorité. La résistance à l’islamisme Malrich la pense radicalement. Il veut tuer l’imam, tuer les islamistes. Il est revenu de loin, lui qui a passé une période parmi les intégristes.
Malrich dont le racisme ordinaire est féroce, amalgame abusivement banlieue et camp de concentration, islam et islamisme : « islam, islamisme c’est un détail, on s’en fout ». J’écris abusivement en pensant à l’auteur qui reprend à son compte les points de vue de ses personnages, notamment lors d’émissions radiophoniques (lire plus bas). Il se rend sur la tombe de son frère et lui parle longuement, lui raconte son voyage à Ain Deb, comment il a été interrogé par l’imam dans son bunker… La conscience de Malrich naît par la force des choses. Il souhaite aller demander pardon au Mémorial juif de Jérusalem. A son tour la culpabilité le rattrape. Il endosse comme son frère a endossé. Il ira pour son frère et pour lui-même demander pardon au nom de leur père. La descendance doit-elle expier pour les ancêtres, et jusqu’à quand ? Il dit : « Pour Rachel justice n’est pas faite. Il en a porté le poids jusqu’à la fin et je le porte à mon tour ».

La dernière dénonciation pointe le régime autoritaire d’Alger et ses supplétifs. Malrich : mes parents et nos voisins ont été assassinés et je ne sais ni pourquoi ni par qui… un jour on saura ». Il dénonce les brutalités, évoque les disparitions forcées dont sont responsables les « agents spéciaux » Algériens. Il doute quant aux commanditaires de l’assassinat de ses parents. Rachel dit qu’il y a la guerre en Algérie en 1994 entre le régime et les islamistes, entre la peste contre le choléra. « Il était de notoriété mondiale que les grands dirigeants de l’Algérie l’avaient saccagée et la préparaient activement à la fin des fins »

L’on peut regretter que Rachel fasse à son tour un parallèle abusif et inapproprié entre l’Union de la jeunesse du FLN et les Hitlerjugend, quel que fut la brutalité du régime algérien d’alors. Rachel écrit au Ministre algérien des affaires étrangères pour lui demander où en est l’enquête sur les massacres du 24 avril 1994 ? « Selon la télévision le groupe armé non identifié est indubitablement un groupe de terroristes bien connu de vos services de police ». Rachel est prêt d’entreprendre une action en direction des instances internationales car il soupçonne des parties du Pouvoir de vouloir étouffer l’avènement de la vérité « je suis obligé d’engager toutes actions visant à vous contraindre et à établir que vous êtes partie liée d’une opération d’étouffement de la vérité »
Lorsqu’il arrive à Alger Malrich subi un contrôle tel qu’il a eu l’impression d’avoir purgé 30 ans de prison. Lui et 20 autres passagers sont arrêtés par la police politique. Il assiste à un enlèvement de passagers par la SM/DRS vers une destination inconnue : « un jour on saura ». « Les agents spéciaux de l’aéroport nous ont traités comme des déportés…. Ils nous ont pris nos valises, notre identité, ils nous ont empoisonnés avec leur gaz d’échappement ». Malrich est confiant en l’avenir « un jour je retournerai… et je raconterai l’histoire de Hans… je dois dire la vérité, dans la tête des enfants, elle fera son chemin ». Il sera un passeur de vérité.

3- Un tabou et des interrogations

Sansal a bien fait de traiter d’un sujet aussi lourd, tabou parmi d’autres en Algérie. Son roman pose nombre de questions liées à la Shoah à l’islamisme à la dictature, mais aussi à la complexité et au paradoxe de l’homme constitué du bien et du mal, « oui, quelle que soit sa déchéance, la victime est un homme et quelle que soit son ignominie, le bourreau est aussi un homme ». Malheureusement en France la critique parisienne n’a retenu de Le village de l’Allemand qu’un parallèle entre nazisme et islamisme. Hélas, Interrogé par des journalistes « très intéressés » et aux points de vue bien arrêté (orienté), Sansal lui-même leur a emboîté le pas, n’évoquant que le parallèle entre islamisme et nazisme, éludant toutes autres questions… Lequel parallèle ne peut facilement opérer pour deux simples raisons : les nazis avaient une doctrine écrite à travers le programme en 25 points du NSDAP de février 1920 et avaient une source fondamentale « Mein Kampf » de leur leader Adolf Hitler, programmes approuvés par plus de 80% de la population Allemande. Autre raison, les Islamistes ont autant de discours que de leaders. La tentative de faire croire en un vaste réseau terroriste islamiste mondial avec à sa tête une organisation aux ramifications tentaculaires dont le führer suprême serait Oussama Ben Laden, est une manipulation médiatique occidentale.

Selon certains intellectuels Français « l’un des obstacles à la lecture de ce roman par les lecteurs Maghrébins réside dans le fait qu’Israël est un abcès de fixation… » Le problème est que la Shoah est exploitée, elle est instrumentalisée pour justifier le présent moyen-oriental. L’autre problème est qu’on tente en Occident de hiérarchiser les malheurs et les victimes. Sansal contribue à la confusion (dans la mesure où il se reconnaît dans les paroles de ses personnages) et à obscurcir le cœur du débat. On lit par exemple qu’ « au Moyen-Orient, rien n’est clair depuis la nuit des temps ». Rachel/Sansal exagère, tout y est au contraire très clair. Il n’y a de pire aveugle que celui qui ne veut voir. Le point noir qui empêche de voir clair est la colonisation et la politique du Bantoustan que mène Israël impunément depuis (au moins) 1967. Sansal a fait son boulot d’écrivain libre nous ne pouvons que lui être reconnaissant. Les questionnements foisonnent dès lors qu’il endosse toute la parole de ses hommes de laboratoire, ses personnages, ses homuncules nés de sa formidable alchimie. Où est la part du roman où est celle du témoignage ? Il est vrai comme le dit Sansal que le conflit Israélo-Palestinien sert de prétexte aux régimes arabes pour se maintenir au pouvoir, « qu’Israël sert d’exutoire » (A. Finkielkraut). Mais est-ce suffisant pour éviter de dire la colonisation terrible de l’Etat voyou d’Israël ? Lors de son émission « Répliques » (France Culture du vendredi 23 février dernier avec la tunisienne Hélé Béji et Boualem Sansal) Alain Finkielkraut a reproché aux colonisés d’avoir une mentalité de « créanciers ». Ils pensent dit-il, que le monde leur doit tout. Mais ce personnage évite d’aller jusqu’au bout de sa propre logique. Il ne dit pas combien Israël se comporte en Etat « créancier » éternel en imposant (grâce au silence complice des sociétés occidentales –de leurs dirigeants– matrices de colonisations d’esclavages et autres génocides dont celui de la seconde guerre mondiale) que « le monde leur doit tout » depuis 1948, jusqu’à coloniser un peuple, en tuer des milliers de membres, militaires ou civils, vieillards ou enfants en se réfugiant systématiquement derrière le honteux alibi des « malencontreux dégâts collatéraux » depuis toujours ; à violer les lois des instances internationales, en toute impunité. Cet Etat exploite impunément ce qu’Esther Benbassa appelle la « religion de l’Holocauste et de la Rédemption ». J’ai déploré le silence total de Sansal devant le parti pris inadmissible de Finkielkraut. J’ai par contre beaucoup apprécié la fulgurante réplique de la Tunisienne Hélé Béji « Certes il ne faut pas fonder son identité sa souveraineté intellectuelle sur nos humiliations, mais il faut que cela soit valable pour toutes les persécutions. A partir du moment où l’histoire est passée, hé bien il ne faut pas en faire hériter les enfants, quels que soient les crimes commis (…) Il y a un discours de domination de la communication qui met au cœur du débat… » Finkielkraut la coupe brusquement, Héji ne peut terminer sa pensée. Ce comportement médiatique, comme le démontrent si bien Hélé Béji et Esther Benbasa entre autres, nous avons pu le mesurer avec encore une fois France Culture lors de l’émission animée par Ali Badou (vendredi 15 février dernier). Celui-ci n’a posé aucune question portant sur la littérature durant une heure et trente minutes d’échanges, axant l’essentiel des questions (lui et ses collaborateurs) sur le parallèle entre nazisme et islamisme. Ce même Badou recevant mardi 4 mars l’écrivain suivant, l’américain Russell Banks « pourfendeur du rêve américain et porte-parole des marginaux » procède tout autrement, n’hésitant pas à évoquer les profondeurs de son écriture, les projets romanesques de l’intéressé et tutti quanti. Cela signifie qu’on ne reconnaît pas à Sansal sa qualité d’écrivain pleine et entière, mais en l’occurrence juste une sorte de journaliste local d’investigation.

Last but not least, le coup de chapeau de Guysen Israël News dont Sansal n’avait vraiment pas besoin, compte tenu des circonstances. Ce journal qui dénonce dans le même article les manifestations de Gaza, soutient Sansal en faisant appel à des personnes au racisme outrancier comme l’était celui d’Oriana Fallaci traitant les musulmans ces « fils d’Allah qui se multiplient comme des rats », ou bien en faisant appel à la provocatrice Ishad Manji « Je ne ferai jamais le pèlerinage à La Mecque car on y interdit l’entrée aux juifs et aux chrétiens (…) l’Occident, se laisse endormir par l’idée de multiculturalisme et est trop tolérant face à une religion (l’Islam) aux tentations totalitaires ». Non vraiment, Sansal n’avait pas besoin de cette fange. Mais où est donc passée la littérature ?

Ahmed HANIFI
Mars 2008

_____________

_

Bleu, blanc, vert, de MAISSA BEY

Lire également ici, sur mon blog _ 11. 2007

Ici aussi mai 2009

Bleu, blanc, vert de Maïssa Bey (ed. de l’Aube/Points, 2007) raconte l’histoire d’un double désenchantement développé sur trois parties temporelles, trois décennies. La dédicace ‘‘à Djilali, tant de chemin parcouru ensemble’’ semble indiquer que des parcelles autobiographiques sont incluses dans le roman. Celui-ci peint d’une part la désillusion d’un couple, déception beaucoup plus marquée chez l’une que chez l’autre et peint d’autre part la désillusion d’un pays à la dérive voguant entre interdits et corruptions, répressions et assassinats.

Le livre (284 pages) est construit autour de 49 séquences d’inégale importance (de 9 lignes à 10 pages) alternant la narration de l’un puis de l’autre. Ces séquences sont réparties au sein de trois fractions : 1962-1972, 1972-1982 et 1982-1992. L’écriture y est aérée, de bout en bout marquée par un style épuré et par l’absence de tout superflu.

I- Le désenchantement du couple

Deux narrateurs, Ali et Lilas, relatent leur quotidien, la famille, l’environnement, à travers leur regard d’ados puis d’adultes avant de vivre ensemble. Leurs familles vivent à Alger dans le même immeuble. Les jeunes se rencontrent fatalement, s’apprécient, puis se fréquentent jusqu’au mariage. L’histoire s’arrête en 1992 avec leur déménagement.

* Ali dont l’identité n’apparaît qu’en page 93, peu avant la première des trois parties, a 13 ans en 1962. Devenu soutien de famille après le départ du frère Hamid pour l’Union soviétique et du père pour une autre femme, il bénéficie d’un sursis du service militaire. La mère analphabète est totalement effacée. Elle vit dans le culte du passé.

Le père est moudjahid pour avoir combattu le colonialisme français et l’agression marocaine de 1963. A l’indépendance il reprend ses études abandonnées et obtient une licence de droit. Au fil du temps il va asseoir sa légitimité, son autorité et sa puissance sur le socle de son passé de résistant. Il abandonne sa famille, reniera ses racines et changera de mode de vie. En homme médiatique et de pouvoir il s’habille désormais en costume cravate jusqu’à devenir un homme important du sérail. Lorsqu’il entend sa mère pleurer Ali a « des envies de meurtre » en pensant probablement au père. A la mort de celui-ci, la cérémonie de mise en bière et le transport… sont pris en charge par l’ambassadeur.

Le frère Hamid deviendra capitaine de l’armée après une période passée en URSS. On n’en saura pas grand chose. Il a manifestement tout le pouvoir d’agir mais il n’intervient pas notamment lorsque Ali essaie d’acquérir l’acte de propriété de sa nouvelle maison.

* Lilas a 12 ans en 1962. Elle découvre la lecture chez la voisine de palier, partie en France en 1962. Le livre deviendra sa seule consolation. Très jeune elle prend conscience de la ségrégation et des rapports de domination entre les hommes et les femmes : « Je me demande pourquoi on fait une fête pour les garçons [lors de la circoncision], et rien pour les filles le jour où elles deviennent des femmes. On dirait que c’est honteux de devenir une femme ». Elle tient un journal intime, a les meilleures notes au lycée. Elle écrit des poèmes à celui qu’elle ne connaît pas encore, à « celui qui viendra un jour habiter mes rêves ». Elle ne sait pas trop si elle a envie de s’engager tout de suite auprès de Ali. A 20 ans elle se donne à lui. Le même jour, « imprégnée de son odeur, de la chaleur de son corps », elle écrit un texte qu’elle retrouve plus tard comme « des fleurs séchées » alors qu’elle est cernée d’interrogations sur sa relation physique avec Ali, sur leur relation à construire, sur la direction que prend le pouvoir dans le pays, sur la société.

Le père tombe en martyr en 1957 alors que la narratrice n’a que sept ans. Il était instituteur. Martyr et instituteur comme le père de l’auteure. La mère, ouverte à l’altérité, se lie d’amitié avec sa voisine juive. Son statut change, de veuve elle devient mère de docteur. Elle s’épanouit et s’appuie sur ses quatre enfants, Mohamed, Amine, Samir et Lilas. La métamorphose de la mère commence le jour où elle décide d’enlever le haïk, encouragée par ses enfants, « j’ai eu l’impression de découvrir une autre femme » dit Lilas. La mère qui a le niveau du certificat d’études donne des cours à celle d’Ali, autre voisine. En vieillissant elle portera une djellaba, contaminée elle aussi par « le phénomène » vestimentaire. Mohamed devient médecin et chef de famille. Amine est pendant un temps, un sportif de haut niveau. Samir quant à lui, joue de la guitare et ne pense qu’à émigrer. Il est homosexuel et vit sa pratique sexuelle comme une tragédie. Ne supportant plus l’intolérance qui frappe cette catégorie de personnes en Algérie, il s’installe en Grande-Bretagne.

* Ali aime Lilas, et elle aime qu’il l’aime. Il la compare à Anna Karina (coïncidence, le visage de Maïssa Bey, notamment le regard, les yeux, le nez, rappelle celui de cette belle actrice). Adolescents ils se rencontrent en cachette dans l’escalier de leur immeuble, plus tard ils se croisent dans l’appartement de Lilas. Ils passent le bac ensemble la même année. Ils se fréquentent à l’université, rêvent de Potemkine et de mutinerie. La répression de Boumediene qui ne veut pas que les étudiants soient « trop concernés par la Révolution » s’abat sur les étudiants, leur Union est dissoute. Mais la désillusion est à venir avec la disparition du « capitaine [qui avait repris] le commandement du bateau pour l’empêcher de sombrer ». Ils ont décidé de se marier, mais les préparatifs se font sans eux. Tous deux travaillent : lui est avocat, associé à un ami de l’université. Lilas est psychologue dans un centre de santé. Ali travaille de plus en plus, « il se fait un nom » alors ils ne se voient peu. Lilas porte en elle le fardeau de générations de femmes. Elle veut s’en défaire mais cela n’est pas du goût de Ali. Lui pense que le bonheur du couple ne peut se construire « qu’au prix de certains renoncements » y compris de ses propres convictions. Les malentendus commencent. La routine suit. Elle s’installe, la télé meuble les silences. Leur fille Alya comble le fossé qui a commencé à se creuser entre eux. Leurs relations se tendent. Pour Lilas « c’est sûr il n’y a rien d’autre que sa (ma) fille ». Elle quitte Ali pour aller passer quelques jours chez son frère Mohamed alors qu’elle envisageait de quitter son mari sans retour. D’autres fois elle s’en ira se revivifier, respirer à travers des déambulations dans la ville, à travers son architecture, à travers ses habitants. Lilas se bat pour que sa vie ne se résume pas aux volontés et aux opinions de Ali qui, lui, ne la comprend pas. Il pense que cela ira mieux lorsqu’ils habiteront leur maison en construction.

Ali est prisonnier des affaires. Il est de plus en plus partie prenante du système, il en est conscient. Il ressemble de plus en plus à son père, ce que lui dit d’ailleurs Lilas non sans hésitations. Elle lui lâche sa sentence (sous-jacente) après l’avoir tournée et retournée dans sa tête : « je ne te reconnais plus depuis que tu t’es mis à ressembler à ton père ». Peu à peu Lilas se déleste de ses rêves et participe au volontariat pour la propreté de l’immeuble (immeuble parabole), la tête recouverte d’un foulard emportée par « la contagion du phénomène ».

Les poids de la tradition de la corruption et du dénie de démocratie ont eu le dessus sur le couple et sur le pays. Lilas et Ali s’offrent quelques moments de répit en septembre 1988. Ils s’envolent pour Paris pour quelques jours. Octobre passe, ébranle le Palais qui concède quelques espaces de liberté, surveillés. Ali se recycle. Il se transforme en « démocrate » et adhère à la Ligue des droits de l’Homme. L’un et l’autre dénoncent les intégristes islamistes mais s’accommodent (par le silence) de l’annulation de l’élection de janvier 1992.

L’ouvrage s’achève avec un mot de Julio Cortazar, « l’espoir appartient à la vie. C’est la vie même qui se défend ». Lilas est à la fois résignée et ‘‘espérante’’ comme chaque Algérien, tendue vers le bleu du ciel. Vers le vert de l’espoir (autre que le vert du stylo imposé aux enfants innocents) alors même que rien ne change dans son quotidien, sinon le transfert de celui-ci dans une autre maison, un autre espace, dans un même environnement dégradé.

II- Le désenchantement du pays

Maïssa Bey s’attarde sur la bureaucratie, les dérapages (contrôlés) de ministre (Kaïd Ahmed), le poids de la tradition, mais survole le premier coup d’état de juin 1965 dont elle fait dire à la narratrice que c’est une mutinerie (comparable à celle de juin 1905 à l’Est) « c’est comme un capitaine qui reprend le commandement du bateau pour l’empêcher de sombrer ». A la disparition du dictateur elle fait dire au narrateur qu’il a vu de ses propres yeux le peuple « se déchirer le visage et pousser de longs cris de révolte contre un sort qui s’acharnait sur nous et nous laissait, une fois de plus, orphelins ». Pas moins. Nous savons aujourd’hui ce que fit du pays ce militaire et ce qu’il fit de ses habitants. Des orphelins de liberté. « Comme elle est pratique cette façon de désigner sans nommer », cette remarque de l’auteure vaut aussi pour elle-même qui nomme les islamistes : Hassan el Benna, Soltani, les enseignants, les islamistes (elle va jusqu’à comparer avec une certaine légèreté, un jeune islamiste à un militant de l’OAS), islamistes qui saluent par des youyous l’assassinat de Boudiaf. Mais comment interpréter ce lourd silence quant à la responsabilité de cette liquidation ? Peu est dit en effet pour désigner les responsables du régime autoritaire autrement que par des mots élastiques et poreux : eux, les apparatchiks, les lunettes noires, les hauts responsables… M. Bey n’est pas seule parmi les intellectuels algériens (sur le rôle des intellectuels, lire Bourdieu) à s’essayer à ce type d’analyse du drame algérien à partir d’un prisme manichéen qui suggère que la responsabilité échoit à la bureaucratie et à la « peste verte » sans jamais évoquer la nature même de l’état algérien, sans jamais évoquer le rôle de la Sécurité militaire (DRS) dorsale du régime saprophyte. Pas un seul mot n’évoque la date du 12 janvier 1992, car selon cette perspective cette date a été perçue en amont comme salvatrice. Elle causera la mort de plus de 150 000 personnes. Certains, rétablis de leur cécité font leur mea-culpa en 2007 et c’est bon signe (Les geôles d’Alger, M. Benchicou). Mais l’idéologie heureusement ne prend pas à son piège l’écriture sur laquelle nous revenons.

III- L’écriture de Maïssa Bey

Une belle écriture. Nue. Maïssa Bey continue avec ce roman de décrire avec force et précisions le pays, les gens, leurs sentiments, leur quotidien. Elle n’est pas sans rappeler des textes de JMG Le CLézio. D’anecdotes en anecdotes, l’écriture linéaire chemine sans superflu, de mots-clés en mots-liens. D’un point de départ à un autre, final. Les phrases sont souvent courtes, sèches, (deux voire même une seule proposition), parfois nominales. Il y a beaucoup de pudeur. Même pour décrire la forte relation, entre Lilas et Ali, M. Bey procède avec une grande retenue. Aucun mot ne déborde de son propre périmètre. Ce que parfois nous regrettons. M. Bey ne s’attarde pas, ne creuse pas, là où nous attendons des paragraphes entiers. Ce choix elle a choisi de ne pas le faire depuis ses premiers écrits.

Elle : « Il dit que je me pose trop de questions. Que je philosophe inutilement. Que tout pourrait être simple si je lui faisais vraiment confiance. Et je n’y arrive pas. Pas tout à fait. Tout est si contradictoire en moi. J’aimerais me libérer totalement des interdits qui m’étouffent, mais en même temps j’ai peur. Je sais qu’il voudrait qu’on couche ensemble. Il me l’a proposé, avec toutes les précautions de langage pour ne pas me choquer. Il dit : aller jusqu’au bout de notre amour. Mais je n’ose pas sauter le pas. Franchir les frontières. »

Lui : « J’aime entendre le froissement des vêtements qu’elle ôte pour venir à moi. J’aime la voir aller et venir nue dans la chambre. Je ne me rassasie pas de ce bonheur-là. Je sais qu’elle serait très heureuse de m’entendre le lui dire. A haute voix. Mais je ne peux pas. Je ne sais pas. »

Petit éloge de la mémoire

Petit éloge de la mémoire, quatre mille et une années de nostalgie,

de Boualem SANSAL

Lire sur mon blog- 04 février 2007

« Petit éloge de la mémoire, quatre mille et une années de nostalgie » (Gallimard, 2007, collection ‘‘Folio 2€’’) est un petit livre constitué de cinq parties et 25 partitions et une somme impressionnante d’informations étalées sur plusieurs millénaires.

C’est une humanité faite chair et esprit, faite homme, qui a souffert toutes les souffrances et vécu tous les bonheurs d’un l’homme, qui nous guide durant tout le livre, qui nous prend par la main et le cœur dans un voyage en nostalgie pour mieux se connaître. Une humanité qui fut fils et père de famille, tantôt prêtre, scribe, embaumeur, cuisinier ; qui née, vit, meurt et ressuscite autant de fois que nécessaire pour rappeler à la mémoire sélective qui est la nôtre, nous gens d’Afrique du nord, notre identité complexe refoulée. Dès les premières lignes nous sommes mis en garde : « La nostalgie, c’est à dire le mal du pays est une richesse, une liberté, un formidable gisement (mais) la nostalgie peut mener à l’errance au renoncement, à la colère. » A nous, hommes et femmes d’aujourd’hui, de regarder dans le rétroviseur de notre Histoire avec sérénité.

Il y a du Charles André Julien dans ce Sansal là. Nulle époque n’est laissée sur le bas côté de l’Histoire tumultueuse du Maghreb en général, de l’Algérie en particulier ; des origines fixées par les historiens à la période actuelle. C’est près de 4000 ans qui sont brassés en 134 pages, de Sheshonq 1°, Berbère fondateur de la 22° dynastie des pharaons (et non « l’un des premiers pharaons » comme l’écrit l’auteur) à Abane Ramdane en passant évidemment par Massinissa le grand (« l’Afrique aux Africains ! »), par Juba père et fils, par la Kahina, Saint -Augustin, les Circoncellions, Ibn Khaldoun, Ibn Tachfin et Abdelmoumen l’unificateur et bien d’autres encore, noms faits et lieux. Ici et là on détecte, on devine des parallèles judicieux entre des histoires ou faits anciens et des réalités contemporaines.

Au final Sansal invite les Maghrébins, notamment les Algériens, « jamais peuple n’a autant oublié son passé et renié ce qu’il fut », il invite les plus rétifs parmi nous, à assumer cet héritage tel qu’il est et non tel qu’on voudrait qu’il soit, à s’en revendiquer quel que soit le jugement que l’on peut porter sur telle ou telle époque, sur tel ou tel homme d’Etat. « Votre passé est encore devant vous… allez au musée ou à la bibliothèque, regardez, feuilletez, écoutez » nous interpelle Sansal. Un élan du cœur, de générosité.

Les dirigeants sont sommés d’assumer leurs responsabilités eux qui ont volontairement ou par ignorance mis sous le boisseau le cri de Massinissa. « L’Afrique est bien aux Africains mais ses rois et ses raïs ont placé ses richesses en Amérique et leurs enfants les dilapident en Europe. » C’est un écrit plus historique que littéraire. Sansal a voulu donner une suite à son précédent pamphlet « Poste restante: Alger » L’écrit est réussi mais je préfère la virtuosité du temps des Barbares ou celle de l’Enfant fou que je n’ai pas retrouvé dans ce Petit éloge de la mémoire. Je n’y ai pas retrouvé cette fougue, cette verve qui font la richesse de l’écriture de Sansal, ces envolées lyriques que j’ai admiré dans ses précédents ouvrages. Dans Petit éloge… les phrases sont souvent courtes et terriblement mesurées ou ‘sobres’. Sansal devrait revenir à ses véritables amours, revenir à une autre dimension du rêve, aux pages tonitruantes, aux passages qui nous enivraient tels celui-ci ; Farida l’émigrée naïve et bien installée de Dis-moi le Paradis, revient au bled pleurer sa mère morte : « Farida pleurait seule, c’est terrible, je ne pouvais rien. Elle chialait à l’européenne, debout, en silence, chichement, un mouchoir roulé en boule pour tout moyen. Elle ne savait pas se déchirer, rouler à terre, se cabrer à rompre des chaînes, hurler à briser les vitres, sombrer dans la transe, quoi. La pauvre. » Ou cet autre, lorsque dans Harraga, la narratrice et son hôte décident d’aller prendre une glace en ville. Elles sont suivies par des « malades » voyeurs : « Chérifa roulait du nombril et du popotin comme une vraie de vraie, pour ma part je la jouais modeste, mes formes ne sont pas celles d’une nymphette squelettique. Derrière, nous filant le train, réglés sur nos élans, les malades attendaient le déclic pour nous bondir dessus. Un peu avant le clash je me transformais en femme à scandales et les voilà s’égaillant dans les venelles comme des cafards ». C’est succulent.

Nous attendons et espérons avec impatience que dans son prochain, Sansal revienne au roman, même si certaines mises au point sont nécessaires, même si les évidences doivent être rappelées et questionnées au plus près comme dans ce Petit éloge qui fait suite plus large au « Poste restante : Alger », censuré par les autorités Algériennes.


Ahmed HANIFI

Entretien avec Maïssa BEY, 13.10.2006

Maïssa Bey nous a accordé l’entretien qui suit, en marge du 19° festival du livre de Mouans-Sartoux (Alpes Maritimes) qui s’est déroulé du 6 au 8 octobre. Cette année le Festival a rendu hommage à un homme d’exception, Ismaïl Kadaré. De nombreux autres auteurs, venus d’horizons divers ont participé à cette édition  » sans barrières et sans tabous « . On a noté parmi les 350 auteurs la présence de G. Kelman, B. Stora, A. Kahn, D. Thu-Huong, A. El Aswany, G. Halimi, A. Touraine… et des algériens, S. Belhaddad, B. Sansal, M. Mokeddem, et M. Bey, qui ont animé des rencontres parmi la quarantaine proposée.Les textes de Maïssa Bey sont fortement centrés sur la problématique féminine, ils sont marqués par une écriture créative, sobre et aérée au rythme lent et à la syntaxe raffinée. Une écriture qui hante la réalité de surface – ce  » matériau ordinaire  » – qui la marque au plus près, qui la restitue sans jamais tenter de s’y substituer.Même si son entrée en écriture fut guidée par  » l’urgence de porter la parole comme un flambeau contre la menace de sa confiscation « , Maïssa Bey ne témoigne pas mais crée, elle privilégie l’esthétique et l’exercice de style à la reproduction.Maïssa Bey est née en Algérie dans la région de Médéa (Algérie). Elle tient l’apprentissage du français de son père instituteur, avant l’école. Elle suit des études universitaires de lettres à Alger. Elle a longtemps enseigné le français. Maïssa Bey réside aujourd’hui à Sidi Bel Abbès (Ouest algérien) où elle anime une association culturelle.Elle a écrit plusieurs romans, nouvelles pièces de théâtre et récits dont certains furent récompensés par des prix : Au commencement était la mer (roman, ed. Marsa, 1996), Cette fille là (roman, ed. l’Aube, 2001), Entendez-vous dans les montagnes (roman ed. l’Aube, 2002), Sous le jasmin la nuit (nouvelles, ed. l’Aube et Barzakh, 2004), Surtout ne te retourne pas (roman, ed. l’Aube et Barzakh, 2005), Bleu, blanc, vert (ed. l’Aube, 2006)…
——————-
Ahmed HANIFI : Il ne fait pas de doute, la femme tient dans vos écrits un espace essentiel. Vous regrettez et dénoncez la place qui lui est faite dans la société algérienne par les hommes, par les intégristes, c’est direct et c’est clair par contre vous êtes silencieuse sur ceux qui fomentent et légifèrent des  » codes infâmes « , des  » lois scélérates « , sur ceux qui sont tapis dans l’ombre et qui  » tirent les fils « , ceux sans lesquels cette réalité faite aux femmes (et aux hommes) aurait probablement été dépassée.
Maïssa BEY : Je tente d’appréhender l’espace réservé aux femmes en Algérie tel qu’il m’apparaît. Ce qui m’intéresse c’est le vécu des gens, je ne m’inscris pas dans un discours politique, je suis écrivain. Ce qui est important c’est de saisir ce qui est socialement en mouvement et de le transférer dans l’écriture.
AH : Sur le plan esthétique nombreuses sont les phrases, dans vos romans ou nouvelles, qui demeurent inachevées, ouvertes. Par ces aposiopèses répétées vous faites du pied au lecteur pour l’intégrer dans vos fictions, pour qu’il achève la phrase, pour qu’il se positionne, pour qu’il partage, pour qu’il s’approprie le destin du récit de la même manière que le fait la narratrice perdue, non ?
Maïssa BEY : Oui, on peut faire cette lecture en effet. Le lecteur est associé au roman.
AH : De quels écrivains ou courants littéraires vous êtes le plus proche ?
Maïssa BEY : Je dois dire que je ne souhaite pas que l’on me confine à tel ou tel courant. Je suis à l’écoute de toutes les formes de la littérature.
AH : Un des rares personnages homme, empli de générosité, c’est le jeune Mourad ( » surtout ne te retourne pas « ) il renvoie à Mondo, un personnage de Le Clézio, d’identique humanité.
Maïssa BEY: Des Mondo on en trouve partout. Mourad n’est pas un enfant unique en son genre. Il est le fruit de la misère, ils n’a envie que d’une seule chose, se construire ce qui n’est envisageable que dans le départ. Partir. Partir est un thème récurrent aujourd’hui dans la littérature maghrébine. Ces jeunes harragas ( » brûleurs de route « ) sont prêts à affronter tous les dangers pour fuir. Mourad fait partie de cette génération. Sa propre vie ne représente pas un bien précieux. Il a tout à gagner à partir. Ces jeunes qui n’ont absolument rien, qui vivent dans le dénuement et qui peuvent être à l’abord très durs, qui peuvent même agresser, sont d’une grande tendresse, il nous suffit de leur tendre la main, de leur sourire. Ils sont dotés d’une carapace que les aléas de la vie leur ont destiné. Ils ne sont pas intrinsèquement violents. Ils ont été violentés par la vie.
AH : Par qui ou quoi avez-vous été inspirée pour écrire les nouvelles Sous le jasmin la nuit et En ce dernier matin ? Dans la première les regards et pensées de l’homme croisent ceux de sa compagne dans un continuum binaire…, la seconde nous fait penser à l’Addy de Tandis que j’agonise de Faulkner qui, crapahutée dans un cercueil entre monts en vallées, nous dit tout le bien et le mal qu’elle pense de sa famille qui la suit jusqu’à sa dernière demeure.
Maïssa BEY: Sous le jasmin la nuit est le fruit d’expériences vécues. Il m’a semblé intéressant de se mettre dans le regard de l’autre, de se mettre dans le regard d’un homme qui a de grosses difficultés à communiquer et de se demander ce qu’il pouvait bien abriter, y a-t-il amour, indifférence, haine… Il m’a semblé intéressant de mettre les deux regards dans un même plan où tout ne s’exprime que par des regards. La femme ne sait pas ce qui se dissimule derrière le regard de cet homme qui ne sait pas dire à sa femme l’amour qu’il éprouve pour elle et qui est en même temps terriblement jaloux des silences de sa compagne.La seconde nouvelle s’inscrit dans la même veine à savoir les facteurs qui entravent la communication. Au dernier matin de sa vie cette femme se souvient que quelque chose a frémi en elle et qu’elle a pu peut-être passer à côté. Il m’arrive en croisant de vieilles femmes de me demander si elles ont eu des désirs ou si elles ont seulement vécu ? Elles sont dans une telle relation au monde et à elles-mêmes qu’on les suppose heureuses à l’abord, car elles ont réussi leur vie sociale, elles ont eu des enfants, elles sont mères respectées… mais l’écriture c’est aussi de savoir gratter et lorsqu’on va au delà des apparences, au delà de cette réalité donnée on découvre une autre réalité . Le titre initial de la nouvelle était Et si demain, mais j’ai pensé qu’elle serait trop suggestive.
AH : quels sont vos projets ?
Maïssa BEY : Je suis prise par tout ce qui tourne autour du dernier roman, Bleu, blanc, vert qui paraît en ce moment, promotions, lectures… j’ai écrit une pièce de théâtre qui s’intitule Chaque pas que fait le soleil, qui est actuellement jouée à Saint-Etienne par la Comédie de la ville, j’écris des nouvelles, et m’attelle à un important projet de livre…
AH : Bleu, blanc, vert
Maïssa BEY : Ce dernier roman est issu d’une histoire véridique, l’histoire d’un élève auquel son maître demande de ne plus écrire avec du bleu, car corriger au rouge des exercices écrits à l’encre bleue sur du papier blanc revient à utiliser les trois couleurs de la France coloniale. Il faut utiliser le vert de l’islam exige l’enseignant. J’ai transposé cette histoire dans le roman et la situe aux débuts de l’indépendance.
AH : Vous animez une association à Sidi Bel-Abbès ?
Maïssa BEY : Je suis présidente d’une association de femmes qui s’appelle Parole et écriture qui est à vocation exclusivement culturelle. Partie d’un espace restreint orienté vers des ateliers d’écriture, les ambitions de l’association se sont étoffées. Nous avons reçu des fonds de la Communauté Européenne dans le cadre d’un programme d’aide aux associations qui nous ont permis de créer une bibliothèque à Sidi Bel-Abbès. Nous mettons à la disposition des intéressés, notamment les enfants des espaces de partages, de rencontres, des animations, des ordinateurs…
AH : Cet octobre est le mois du centenaire de la naissance de Léopold Sédar Senghor
Maïssa BEY : J’ai écrit un texte sur Senghor. La poésie m’émeut tellement que je ne suis pas en mesure d’en parler. Maintenant on ne peut évoquer Senghor sans parler de la francophonie. Je suis bien sûr personnellement concernée. Le français n’est pas une langue seconde pour ce qui me concerne, il est ma langue, ma langue paternelle. Le français m’a été transmis par mon père qui était instituteur. C’est un héritage paternel donc, que je tente de faire fructifier par mon écriture..
AH : Que pensez-vous de l’ostracisme dont font l’objet en Algérie les écrits de Sansal, notamment son dernier, Poste restante ?
Maïssa BEY : Boualem est un ami. C’est un homme extraordinaire de simplicité de modestie extrêmement talentueux et d’une grande humilité. Il est en même temps un homme de grand courage parce qu’il dit ce qu’il pense. Il dit tout haut ce que nombreux pensent tout bas. J’ai entendu partout en Algérie les mêmes réflexions que Sansal pose dans son dernier livre. Lorsque dans une Algérie plongée dans la pénombre, quelqu’un apporte une lumière il faut croire qu’il dérange. Boualem dérange, mais il faut savoir que la culture dérange, l’écriture dérange, l’opposition dérange.
Propos recueillis par Ahmed Hanifi.

Lire également sur mon blog

Je suis révolté

Cliquer ici pour lire in Algeria Watch

Je suis révolté contre les carnages des populations libanaise et palestinienne que perpétuent impunément les hordes barbares de l’Etat hébreu. Je suis indigné au-delà des mots contre l’injustice que subit toute la population d’un pays indépendant, le Liban, du fait de l’Etat juif, mais aussi celle des populations palestiniennes pour avoir voté démocratiquement (avec certification occidentale). Je suis révolté par la solidarité directe ou tacite des pays occidentaux aux terroristes israéliens. Je suis révolté par la lâcheté sans fin de nombre de dirigeants corrompus de pays arabes avec à leur tête ceux d’Arabie Saoudite, premier des soutiens traditionnels à la politique impérialiste étasunienne. Je suis révolté par tant d’hypocrisie de nos amis politiques anticolonialistes français de gôche. Je suis révolté par le silence médiatique français complice, hormis deux ou trois exceptions, qui se contente d’énumérer les cadavres arabes sans analyser dans le fond la genèse du conflit Israélo- » Arabe  » et de ce qu’à long terme Israël vise dans la région. Ces mêmes médias qui s’empressent de commémorer en moyenne une fois par semaine (cela peut aisément se vérifier) à tour de rôle, tel ou tel événement lié à la seconde guerre mondiale  » afin que nul n’oublie  » faisant ainsi obstacle à quiconque s’aventurerait dans la critique de l’Etat colonial sioniste, au nom d’un passé encore inexpurgé. Je suis révolté par ma propre impuissance. Nous sommes très nombreux aujourd’hui à nous sentir par la force des choses très proches du Hizb-Allah libanais et plus encore dans le monde à penser que cette incommensurable injustice faite aux populations du Sud et notamment depuis un demi-siècle aux palestiniens ne peut demeurer indéfiniment impunie. Nous exprimons notre révolte par la plume ou par des marches, mais une minorité elle, radicale, nourrie par un désespoir quotidien plongera à coup sûr, dans les bras de Ben Laden et de ses émules, jusqu’au-delà de la mort et sans discernement car pense-t-elle, telle est l’unique issue à l’injustice de l’Occident. Alors seulement celui-ci se posera de nouveau La question :  » mais pourquoi ?  » Comme en 2001.

Ahmed HANIFI, formateur. Marseille, le 20 juillet 2006.

Le Salon du livre de Paris honore la francophonie

La 26° édition du Salon du livre de Paris – 17 au 22 mars 2006 – a innové. Habituellement chaque année c’est un pays qui est à l’honneur. Cette année c’est la langue française, « langue de partage », qu’elle soit maternelle ou seconde qui est célébrée.

Le Salon du livre a inauguré à cette occasion « les francofffonies ! le festival francophone en France », un événement qui s’étendra jusqu’au mois d’octobre 2006, date de naissance de Léopold Sédar Senghor un des maîtres de la littérature francophone dont on fêtera alors le centenaire de naissance.

Plus de 50 pays dans le monde sont membres de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) dont 30 en Afrique ; une dizaine d’autres, essentiellement des pays de l’ancienne Europe communiste sont observateurs.

Avec 16 millions de personnes qui parlent le français, l’Algérie est le pays qui compte la plus importante population francophone au monde (après la France). Le pays n’est cependant ni membre ni observateur de l’OIF.

Durant ce salon, une quarantaine d’écrivains francophones ont participé à la fête du livre en animant des débats littéraires, des conférences ou en dédicaçant leurs ouvrages. La moitié de ces auteurs sont venus de pays d’Afrique, d’autres d’Europe du Moyen Orient du Québec, des Caraïbes… Outre les auteurs francophones, des écrivains français dont la langue première n’est pas le français comme le Martiniquais Raphaël Confiant ou le Réunionnais Jean-Jacques Martial ont de même participé aux différents débats et rencontres. De nombreux thèmes furent développés comme la francophonie au féminin, Senghor aujourd’hui, la notion du bien et du mal dans la littérature…

La plupart des auteurs entendus, s’accordent à dire – avec des nuances – que la discrimination entre les littératures d’expression française n’est qu’artificielle, géographique. La question de la relation qu’un auteur entretient avec la langue française a entraîné des débats très intéressants, parfois vifs et passionnés. 

Un lien, mais pas total

Pour Raphaël Confiant « Il faut distinguer la francophonie  institutionnelle, ses grands colloques ses grandes messes et la pratique d’une langue  que j’aime beaucoup mais qui n’est pas ma langue première. La langue est un lien mais ce lien n’est pas total. Le souci premier qui est le mien et qui ne m’abandonnera jamais c’est qu’il ne faut pas que la langue française, cette belle maîtresse que j’aime, efface ce que je suis. Je suis un descendant d’esclave, je ne peux l’oublier. Je serai libre lorsque j’aurai inventorié l’Histoire et la littérature de mon peuple ». Pour Dany Laferrière,  » un auteur quel qu’il soit est libre dans le choix de ses thèmes, de son  style. Tout écrivain porte en lui un petit carré à l’intérieur duquel il joue, il jouit. La question de la littérature se pose quelle que soit la situation de l’écrivain « .

Ecrivains d’abord

Dans l’entretien qu’ils nous ont accordé les jeunes auteurs Noëlle Revaz (Suisse) et Guillaume Vigneault (Québec) ne comprennent pas : « Ma première surprise  c’est qu’on parle beaucoup ici de littérature française et francophone et pour moi c’est comme de dire ‘‘il y a les oranges et puis il y a les fruits’’. Je ne comprends pas cette distinction. Je crois qu’on est des écrivains de langue française. Etre écrivain c’est par définition s’extirper dans une bonne mesure des déterminants géographiques, historiques, politiques qui nous entourent, donc avant d’être des écrivains Québécois, Marocains ou Suisses, on est d’abord des écrivains. Cette distinction entre un centre et une périphérie paraît quelque peu factice d’autant plus que si on regarde le nombre de locuteurs francophones il n’y a pas une majorité absolue en France, loin de là ».(G.Vigneault)

 « Le choix de la langue française ne m’a pas été donné, je suis née avec. Je fais ce que je peux avec la langue qui est la mienne. Parfois j’utilise le patois pour mieux exprimer une idée… Chaque langue a sa propre beauté. Les langues peuvent se retrouver sur l’esthétique. Je ne comprends pas ces distinctions de nationalité, elles me semblent vaines. Je crois très fort en l’individualité de chaque écrivain, on a chacun un univers et un monde… » (Noëlle Revaz ).

Ahmed Hanifi

Entretien avec Boualem Sansal-20.03.2006

Entretien réalisé au Salon du livre de Paris, le lundi 20 mars 2006 – (lecture ici sur mon blog)

Entretien avec Boualem SANSAL Salon du livre le lundi 20 mars 2006

AHMED HANIFI : Dans vos romans d’un côté vous sculptez, habillez la langue française et de l’autre vous racontez des histoires. Vous distinguez le réel et ses blessures de l’écriture qui porte ce réel, vous rusez avec l’Histoire…

BOUALEM SANSAL : J’ai besoin de raconter des histoires vraies. Je n’aime pas la fiction. Je m’inscris dans le réel et dans des histoires auxquelles je suis personnellement mêlé. Je raconte cette histoire ensuite je fais un travail sur la langue. La réalité est complexe, derrière elle il y a un monde insoupçonnable, un monde imaginaire ; notre âme se tapie derrière cette réalité, alors je déplace cette réalité dans un autre univers.

– La réalité n’est-elle pas justement la fiction ?

– Oui effectivement et cela est bizarre, moi qui n’aime pas la fiction je pars d’histoires réelles que j’explore que je dépasse pour me retrouver dans un au-delà de la réalité, dans la fiction ou plutôt dans un univers magique. On se rend compte que la langue du récit ne suffit pas pour rendre compte de ça. Il faut une langue magique pour ce faire, mais comme il n’y a malheureusement pas de langue magique, j’essaie avec ce qu’il y a de meilleur dans la langue française, que je malaxe et qui me malaxe afin de pénétrer cet imaginaire abstraction.

– Vos personnages sont tourmentés par leur propre sort et par celui qui est fait aux leurs et aux lieux mêmes dans lesquels ils vivent ?

– Absolument, absolument. Mes personnages à l’image des Algériens, sont tourmentés. Par la violence par les questions religieuse, identitaire. Mon pays vit dans une tourmente séculaire, voire millénaire. Les Algériens portent en eux une profonde déchirure. Ils sont tourmentés, plus que la tourmente ils portent en eux l’incompréhension du monde. Un esprit rationnel aurait du mal à comprendre mes compatriotes dans leurs tourments. Nous ne savons pas qui nous sommes ou nous allons. Alors oui, mes personnages sont tourmentés.

– L’auteur et son écriture sont tourmentés ?

– Oh oui, je me pose beaucoup de questions sans trouver la moindre réponse.

– Est-ce que vous écrivez pour, je reprends vos propos « casser la langue de bois » créée de toute pièce pour réprimer ?

– Il y a une langue qui est en train de s’abattre sur le monde qui n’est ni l’anglais ni une autre langue mais une langue de bois qui formate les esprits. On pourrait penser que la modernité est la liberté mais en fait non, la modernité mal comprise formate les esprits, inculque des idées politiquement correctes…c’est cela la langue de bois. Evidemment dans des pays comme le mien, l’Algérie, cette langue de bois péremptoire se caractérise par la véhémence qui avilit l’être humain.

– N’y a-t-il pas contradiction entre d’une part l’omnipotence de cette langue de bois qui « formate » qui interdit qui empêche de dire et d’autre part le fait que vos romans se vendent en Algérie ?

– C’est une des contradictions de ce pays. C’est vrai que l’Algérie est un pays contraint par la dictature par l’islamisme par les traditions… et en même temps un auteur comme moi qui essaie de dire les choses comme il les sent est diffusé même si les contenus de ses écrits choquent. Oui je suis distribué en Algérie ; on me lit, on me critique. Peut être parce que je suis médiatisé, on veut savoir ce que je dis pour mieux me combattre, peut être. Je prends cela comme ça vient.

– Avez-vous choisi la langue française ou bien s’est-elle imposée à vous du fait de la situation coloniale de l’Algérie de l’époque ?

– J’ai une relation apaisée avec la langue française. J’ai été scolarisé normalement à l’école française. L’apprentissage de cette langue étrangère s’effectuait aux côtés de celui des langues du terroir que sont les langues arabe, dialectale et berbère. Il faut dire que j’ai beaucoup lu essentiellement en français. Le français est ma langue, je le ressens ainsi, je n’ai par conséquent aucun souci avec la question.

– Peut-on considérer que des écrivains francophones de pays tels que la Hongrie, le Canada, la Suisse ou l’Espagne font la même littérature, ont les mêmes choses à dire que des écrivains de pays africains, de Haïti, des Antilles… ?

– La francophonie a une dimension culturelle, une langue en partage, il est intéressant de constater comment chacun, marocain, malien, québécois… joue avec cette langue qui s’adapte à tous les imaginaires, à tous les univers. L’autre dimension est politique, faite de non-dits et de choses bizarres qui tourmentent des auteurs francophones qui ont l’impression d’être « ghettoïsés » comme l’a dit Alain Mabanckou…Je pense qu’il faut sortir de cette typologie des auteurs. On ne peut classer les auteurs en francophones du sud, du nord…Nous écrivons dans la même langue que nous déclinons chacun à sa manière quel que soit le lieu d’où nous sommes.

– Pensez-vous comme il a été dit que les écrivains français sont égocentriques ?

– Il me semble que la littérature française est nombriliste. Les auteurs français se racontent, racontent leurs histoires de famille, même si cela est bien écrit. Il y a un académisme, un formalisme…Ils gagneraient à s’ouvrir sur d’autres façons de raconter le monde, mais bon…

– Quel lien y a-t-il entre Boualem Sansal du Serment des barbares, de Harraga et Boualem Sansal du dernier livre- réquisitoire « Poste Restante : Alger » ?

– Dans tous mes romans, au-delà du récit, du travail sur la langue, j’ai abordé des questions qui tourmentent mon pays, les Algériens, c’est la question de l’identité, des langues, de la religion, des institutions, de la démocratie…Toutes ces questions se retrouvent en filigrane dans mes romans. Dans « Poste restante » j’ai rassemblé toutes ces questions sous forme pamphlétaire, notamment celles qui portent sur ce qu’on appelle en Algérie « les constantes nationales » afin de déclencher un débat.

– Que pensez-vous de la décision du gouvernement Algérien (reportée à juin) relative à la fermeture des établissements privés d’enseignement du français ?

– C’est une décision qui m’a bouleversé. Je n’aurais jamais cru que Monsieur Bouteflika qui est un homme très ouvert, puisse accepter cela. De quoi il ressort ? pour de multiples raisons l’école algérienne est sinistrée ; à cause de la politique d’arabisation, du départ de nombreux enseignants du fait de la guerre civile …Face à cette situation des gens ont réagi, notamment des femmes qui ont eu le courage de créer avec peu de moyens des écoles et donc des emplois, des parents se sont saignés pour mettre leurs enfants dans ces établissements afin de recevoir une bonne éducation. Ce processus qui a donné de très bons résultats est malheureusement « cassé ». En brisant tous les espaces de liberté que sont l’école, la presse indépendante, en réprimant les journalistes, les écrivains et cetera, le régime est entrain de se recroqueviller une nouvelle fois. C’est inquiétant pour l’avenir.
———————

NB: Cet entretien a été proposé à La Tribune (Algérie), à La Marseillaise, à Marianne (France) NB2 du 10 mai 2006: Je comprends mieux le refus de La Tribune (Algérie) de publier l’entretien que m’a accordé B. Sansal. Ce dernier indique à ‘‘24Heures’’ (Suisse) du 9 mai 2006 : « On m’a appris récemment que le livre [Poste restante : Alger – Gallimard – 03-2006] faisait l’objet d’une mesure de censure, mais de nombreux compatriotes partagent mon point de vue, même si mes adversaires me font passer pour un « agent de la France ».
———————

Dans tous les romans de Boualem Sansal ( Le Serment des Barbares, L’enfant fou de l’arbre creux, Dis-moi le Paradis, Harraga ; édités par Gallimard), c’est l’Algérie qui est mise en scène et à nue, l’Algérie d’aujourd’hui, schizophrène tournant sur elle-même, crapahutant avec ses malheurs et ses bonheurs, plus hantée par son passé décomposé et travesti que par son devenir. Les personnages sont à la fois réels et fictifs, tourmentés par leur destin. Les lieux sont chaotiques, blessés tout autant que les hommes, tout aussi merveilleux qu’eux.
L’écriture « fuyant par tous les bouts », libérée de nombreuses contraintes est artificiellement provocante. La raillerie et l’humour postés aux avant-gardes abritent en définitive des tragédies vivantes enchaînées dans des culs-de-sac infranchissables où « il ne se passe rien. Comme dans un cimetière, un jour d’automne d’une année morte dans un village abandonné d’une lointaine campagne d’un pays perdu d’un monde mal fichu » (Harraga). L’esthétique, telle un nectar, imbibe le récit qui explose, atteignant le lecteur attentif au plus profond de ses certitudes. Elle emporte tout sur son passage ; elle est un hymne à la liberté de l’Homme. La liberté de la femme et de l’homme : « Chérifa roulait du nombril et du popotin comme une vraie de vraie, pour ma part je la jouais modeste, mes formes ne sont pas celles d’une nymphette squelettique. Derrière, nous filant le train, réglés sur nos élans, les malades attendaient le déclic pour nous bondir dessus. Un peu avant le clash, je me transformais en femme à scandales et les voilà s’égaillant dans les venelles comme des cafards. Encore des lâches qui travaillent à leur honte ». (Harraga) Et l’espoir pointe alors nécessairement son petit bout de nez. Il en va légèrement différemment avec le décapant et dérangeant « Poste restante : Alger ». Paru mars 2006 aux éditions Gallimard, ce petit livre (49 pages) n’est pas un roman. C’est un pamphlet, une lettre de colère et d’espoir, composée de dix parties de quelques pages chacune. Une lettre cri du cœur, que l’auteur-citoyen adresse à ses compatriotes, ses amis, ses frères et sœurs, comme dans tous ses romans, même si là nous ne sommes plus (tout à fait) dans la littérature. Le récit règle leur compte à de vieux et solides tabous. L’auteur est brut, direct, violent parfois, querelleur même. Une diatribe contre le régime autoritaire Algérien manipulateur de mémoire, un libelle, contre les islamistes usurpateurs d’identités, contre les lâches et les corrompus : « Nos voix ont été réquisitionnées pour amnistier ceux qui, dix années durant et jusqu’à ce jour, nous ont infligé des douleurs…Que s’est-il passé ? les urnes ont été bourrées, d’accord, mais pourquoi n’avons-nous pas réagi ? Amnistier en masse des islamistes névrosés et blanchir des commanditaires sans scrupules tapis dans les appareils de l’Etat n’est pas comme élire un Président imposé… C’est douloureux de vivre avec l’idée que nos urnes ont servi de machine à laver le linge sale des clans au pouvoir… retenons ceci mes chers compatriotes : le devoir de vérité et de justice ne peut tomber en forclusion. Si ce n’est demain, nous aurons à le faire après-demain, un procès est un procès, il doit se tenir. Il faut se préparer ».A.H.

_

«La littérature de l’urgence» entre réalité et exigences littéraires

Qu’est-ce que la «littérature de l’urgence ?». N’est-ce pas des écrits qui ont pour ambition -inconsciente ?- l’éphémère plutôt que la durée ? Lorsqu’à évoquer cette littérature, on écrit qu’elle relève de «l’urgence de témoigner», qu’elle est une «écriture de l’immédiat» et lorsqu’on écrit de sa syntaxe qu’elle est une «syntaxe du sang» et que l’on s’en tient à cela, ne cherche-t-on pas à justifier sa fragilité, ses carences, mais plus grave, à l’exonérer de la construction grammaticale ? Ou bien est-ce adopter une posture condescendante ? Au nom de qui, de quoi ? Les événements dramatiques que vivent les Algériens sont-ils un précédent pour qu’y naisse une nouvelle littérature à valeur spécifique à cette contrée ? Qui lit Trois Guinées constate que Virginia Woolf y restitue violemment (dans l’urgence ? Le monde se trouve à la veille de la Seconde Guerre mondiale) l’état de la société anglaise misogyne, et privilégie à la fois l’exigence littéraire qui s’impose naturellement dans une atmosphère de souffrance profonde, de haine, de guerre

_POUR LIRE L’INTÉGRALITÉ DE L’ARTICLE CLIQUER ICI

OU LIRE CI-APRÈS

_

La littérature de l’urgence

.

La tribune lundi 15 décembre 2003

La violence a donné naissance à un concept controversé

«La littérature de l’urgence» entre réalité et exigences littéraires

Qu’est-ce que la «littérature de l’urgence ?». N’est-ce pas des écrits qui ont pour ambition -inconsciente ?- l’éphémère plutôt que la durée ? Lorsqu’à évoquer cette littérature, on écrit qu’elle relève de «l’urgence de témoigner», qu’elle est une «écriture de l’immédiat» et lorsqu’on écrit de sa syntaxe qu’elle est une «syntaxe du sang» et que l’on s’en tient à cela, ne cherche-t-on pas à justifier sa fragilité, ses carences, mais plus grave, à l’exonérer de la construction grammaticale ? Ou bien est-ce adopter une posture condescendante ? Au nom de qui, de quoi ? Les événements dramatiques que vivent les Algériens sont-ils un précédent pour qu’y naisse une nouvelle littérature à valeur spécifique à cette contrée ? Qui lit Trois Guinées constate que Virginia Woolf y restitue violemment (dans l’urgence ? Le monde se trouve à la veille de la Seconde Guerre mondiale) l’état de la société anglaise misogyne, et privilégie à la fois l’exigence littéraire qui s’impose naturellement dans une atmosphère de souffrance profonde, de haine, de guerre

Lundi 15 décembre 2003

Par Ahmed Hanifi *

Depuis quelques années, nombreuses sont les interventions (en France ou en Algérie, écrites ou orales) concernant la littérature algérienne des années 1990 et jusqu’à nos jours qui l’évoquent de façon redondante en termes d’«urgence». Cette notion de «l’écriture et l’urgence» (1) ou de «parole littéraire et l’urgence» (2) née à Paris est détournée. La polysémie est récusée, le concept transformé est repris sans être déconstruit par les critiques en Algérie. De nombreux débats et conférences ont lieu en France. Ceux auxquels nous avons assisté (Marseille, Aix, Arles) et les écrits en Algérie consacrés à cette littérature retiennent et développent ce qualificatif de l’urgence.

La littérature chahutée

Mais les uns et les autres effleurent à peine les questions des niveaux de langue qui y sont développés, de ses signifiants, de ses architectures. Nombreuses sont les interventions de salle sur la littérature qui portent sur des questions subalternes ou périphériques. Parfois les débats transforment l’objet et l’amarrent à une curiosité lourde sur l’Etat de l’Algérie, ce qui exclut le lecteur d’émettre des avis sur le contenu littéraire ; quant aux écrits (hors recherches universitaires), ils sont peu nombreux. Les quelques recensions d’ouvrages sont pour nombre d’entre elles peu pertinentes et ne prêtent qu’aux riches (auteurs connus ou «alliés idéologiques»); par conséquent, elles tournent en rond. Alors la littérature algérienne risque de finir par se résumer ou correspondre à un club cloisonné dont les membres (critiques compris) s’autocongratulent en public ; une ligue dans laquelle ladite proximité idéologique supplante ou annihile toute autre considération.

Urgences et exigences

Qu’est-ce que la «littérature de l’urgence ?». Il y a certes la littérature qui se nourrit des expériences propres à chaque écrivant, celle de l’homme devant sa conscience. Il y a des univers multiples mais dans une même littérature. Il y a la littérature de l’homme questionnant en permanence l’homme, mais qu’est-ce qu’une «littérature de l’urgence» ? N’est-ce pas des écrits qui ont pour ambition -inconsciente ?- l’éphémère plutôt que la durée ? L’objet n’est pas, loin s’en faut, de stigmatiser tous les écrits parus depuis 1992. Tous les romans d’après-1992 ne sont pas de la littérature d’urgence. S’ils partagent tous un même espace d’intérêts, une même période, ce n’est pas le cas pour la consistance. La préoccupation littéraire est prégnante dans certains cas, dans d’autres elle est tellement engluée dans le réel qu’elle en oublie l’acte d’écrire et ses exigences.

Carences et complaisance

Ce sont ces écrits-ci que nous nommons à notre tour écrits de l’urgence, qui font l’objet de cette critique. Lorsqu’à évoquer cette littérature, on écrit qu’elle relève de «l’urgence de témoigner», qu’elle est une «écriture de l’immédiat» et lorsqu’on écrit de sa syntaxe qu’elle est une «syntaxe du sang» (3) et que l’on s’en tient à cela, ne cherche-t-on pas à justifier sa fragilité, ses carences, mais plus grave, à l’exonérer de la construction grammaticale ? Ou bien est-ce adopter une posture condescendante ? Au nom de qui, de quoi ? Les événements dramatiques que vivent les Algériens sont-ils un précédent pour qu’y naisse une nouvelle littérature à valeur spécifique à cette contrée ? Qui lit Trois Guinées constate que Virginia Woolf y restitue violemment (dans l’urgence ? Le monde se trouve à la veille de la Seconde Guerre mondiale) l’état de la société anglaise misogyne, et privilégie à la fois l’exigence littéraire qui s’impose naturellement dans une atmosphère de souffrance profonde, de haine, de guerre : «Nous considérons la société comme un lieu de conspiration qui engloutit le frère […] et qui impose à sa place un mâle monstrueux […] qui inscrit dans le sol des signes à la craie, ces lignes de démarcation mystiques […] Il jouit des plaisirs suspects du pouvoir et de la domination.» On pourrait ajouter de nombreux autres exemples. La fiction est-elle un assemblage de mots dont l’horizon et la consistance n’excèdent pas les lettres qui les composent ; froids ou creux, fréquemment idéologiques ? Une écriture peu élaborée, à la syntaxe minimaliste, sans agencement, sans architecture ? La fiction est-elle une simple traduction asséchée d’une «réalité sociale» donnée ? Un assemblage désarticulé, un signifiant réduit à sa plus simple expression ? Mais alors lorsque l’Histoire s’approprie la fiction au détriment de cette dernière doit-on parler de littérature ou de témoignage ? d’écrits à thèse ? Mais les romans à thèse doivent-ils être exemptés de l’effort, requis par ailleurs ? Quelle part est réservée à l’esthétique ? La littérature de l’urgence a pour visée de réconforter le lecteur (et l’éditeur), de le rassurer sur son présent, de l’anesthésier. Ce sont en définitive des écrits de la stagnation. Elle est une écriture qui témoigne, un «document humain» (4) selon les termes de Pierre Jourde, mais sans envergure. Seule la photographie polaroïdale d’une réalité de surface devient sa raison essentielle. Elle est un compte rendu, un rapport de mission alors que «la réalité n’est pas dans la reproduction fidèle mais dans le sens donné à l’œuvre» (M. Dib cité par W. Bouzar). (5) Son objet est la réalité, mais une «réalité de surface que tout le monde perçoit sans effort, une réalité pipée et tronquée, une pauvre et plate apparence». (N. Sarraute) (6) Faut-il au nom de telle réalité sociale de l’homme que l’écrivant réduise ses écrits à une juxtaposition de mots placides, bruts, qui n’ont d’autre intérêt que celui de refléter ce réel-là, ce réel artificiel ? Ces «réalités solides qui écrasent toute tentative audacieuse, toute velléité d’évasion». (N. Sarraute) (7) Dans les écrits algériens, «le réel qui devient de plus en plus insistant prend le pas sur la subversion formelle qui avait occupé les écrivains de la génération terrible des années 1970 ». Cette littérature «semble privilégier une forme de prise en charge du réel à l’élaboration littéraire» (A. Griffon, Sorbonne IV) (8) L’universitaire relativise cependant : «A notre sens, cet effacement des marques de littérarité peut être considéré comme un nouvel exercice de style.» Nous ne partageons pas cette appréciation. L’exercice de style renvoie à l’esthétique et nécessairement à la construction syntaxique (règles). La caractéristique de l’écrit romanesque n’est pas dans le dire du réel mais dans la manière de le dire.

Littérature ou témoignage

Lorsque le signifiant est abandonné au profit de l’Histoire, il n’y a pas de distanciation. L’appréciation du référent par l’auteur déteint fortement alors sur l’écriture et en réduit la portée. On peut parler de témoignage mais pas de littérature. Ce sont deux registres différents. N’est-il pas intellectuellement plus sain d’éviter la confusion entre littérature et témoignage ? Si la littérature peut être témoignage, celui-ci n’est pas la littérature. Plutôt que de justifier sa légèreté et accepter telle quelle cette écriture de l’urgence, n’est-il pas judicieux de la reconnaître hésitante, en formation, et lui signifier ses carences, donc l’encourager à progresser, car la défendre telle quelle c’est renoncer à la littérature. Il y a plus qu’une nuance entre essayer de tendre vers la littérature et donc choisir la création (même si l’aboutissement n’est pas donné) et se contenter de dire le réel comme on erre dans une forêt dense, sans repères ni boussole ? «Le roman de l’urgence est une pauvre littérature» tout en étant «vendable» ; «il n’est qu’une réponse à une demande suscitée par des éditeurs français» (S. Hadjadj), (9) avides d’écrits «sur la situation». (10) «L’éditeur collant à l’actualité (publie) à tout prix des témoignages dont la qualité ou la nouveauté n’est pas son souci premier». (Ch. Bon, F. Boualit cités par A. Griffon)Que deviennent le génie créatif et le plaisir face à la matière blanche, à son défi ? «Ecrire, c’est un plaisir […] Je ne cherche ni à témoigner ni à dénoncer. Je ne suis pas un écrivain professionnel.» (B. Sansal) (1). «J’écris pour moi, pour mes amis et pour adoucir le cours du temps. Je n’écris pas pour une élite ni pour la masse. Deux abstractions chères au démagogue». (J.-L. Borges). (12) «La littérature est surtout un formidable terrain de jeu, j’y prends du plaisir.» (S. Bachi) (13) Si l’imagination ne pétrit pas les matières qu’elle recueille du monde pour les travailler comme l’artisan ou l’alchimiste, alors elle ne fera que reproduire les formes statiques et sans épaisseur de ce monde nous explique Bachelard  (en substance) (14) ; ou bien l’imagination crée ou bien elle reproduit. «Ecrire consiste à ouvrir. L’art ne ‘‘véhicule’’ rien du tout. Il dispose une case vide grâce à laquelle nos ordres établis et nos systèmes encombrés trouvent la possibilité d’un jeu, de dispositions nouvelles.» (P. Jourde) (15)

Des exemples parlants

Des comparaisons déplacées –indécentes– sont effectuées entre cette écriture de l’urgence et celle de Kateb Yacine. Yacine (et d’autres) a certes témoigné de son temps, à chacune des pages de ses romans, l’Histoire est là, devant nous, omnipotente. Des références historiques sont éparpillées (16) dans le texte, l’auteur introduit dans la fiction sa vision du monde, mais pas au détriment du signifiant. En aucun cas la fiction est prétexte, à aucun moment elle est au service de cette perception du monde. Il n’est que de donner à lire quelques extraits de littérature d’hier et d’aujourd’hui pour bien peser à son juste poids ce que littérature signifie : «Notre institutrice, les parents ont le droit de rire devant elle. Elle vient de loin […] Elle est enrhumée. Se sert pas de ses doigts. Jamais une tache d’encre. C’est son mouchoir ou une boule de neige ? Ça saigne avec un sourire. Peut-être qu’elle crache des coquelicots dans les mille et une nuits ! Non, des roses. Si elle me laissait sentir ses ongles. Si on changeait de sueur. Elle salit pas ses aiguilles. Le tricot est pour moi ? Elle regarde toujours les autres. Dubac Paule. On boit son prénom comme de l’air. On le fait revenir. On le lance loin. Paule. Malheur de s’appeler Mustapha. Française. France. Elle a une auto ? Mais elle mange du porc.» (Nedjma) (17) Amoureux, rebelle et persifleur ; pétillant et enivrant !Dans la même lignée, Sansal écrit dans le Serment des barbares : «Au pied des deux autres murs, sur des hectares de terres rendues marécageuses, par le comblement de l’oued, ont proliféré des quartiers de misère. Sinueux, étranglés, bourbeux, surpeuplés, convulsifs, ils ne cessent de se remettre en question. Courroucée par ces manœuvres dilatoires, la mairie les raya d’une plume de ses souvenirs. Depuis, ils se sont organisés en bidonvilles libres et guettent le moment de proclamer leur indépendance.» (18) La reconnaissance est instantanée : «Une langue, puissante, colorée, brutale, sensuelle. Quand rien de ce qu’on décrit ne va droit, il faut trouver les phrases qui épousent les déroutes, la grammaire qui colle aux accidents de la logique. Jeux de mots, proverbes tronqués, lieux communs détournés […]» (le Monde). (19) Lisons aussi Salim Bachi : «Des types mal rasés, mal fagotés, allaient et venaient, en proie, semblait-il, à un mal incompréhensible. La mécanique qui les poussait à se mouvoir en tous sens demeurait pour moi inexplicable. Ils paraissaient singer les gestes d’une vie banale. Ils travaillaient. Ils parlementaient. Ils interrogeaient. Ils tapaient sur de vieilles machines à écrire. Ils étaient en enfer. Le savaient-ils ? Les abeilles, dans leurs ruches, accomplissaient sans cesse leurs tâches d’insectes, distinguaient-elles la vie de la mort ? Etablissaient-elles la mesure des actes qui les faisaient danser ?» (20)

L’art d’écrire

Salim Bachi décrit «la violence dans une langue d’une beauté tranchante où souffle un lyrisme de magicien des mots» -mais ?- il «nourrit la trop folle ambition de faire ressembler Cyrtha à Dublin». (l’Express) (21) Cyrtha : l’auteur nous guide vers «cèra–yacirou». Bien sûr cette odyssée n’est pas l’Odyssée, mais qui oserait lui reprocher de flâner et de nous y inviter, à travers les venelles envoûtantes du verbe ?Trois extraits (Nedjma, le Serment des barbares, le Chien d’Ulysse) aux envolées à faire vibrer les papilles, à disjoncter l’écorce cérébrale. Lire ces morceaux, c’est éprouver une vraie délectation à savourer quelques cuillérées d’un miel non frelaté, et j’en ai fait part aux deux derniers. Ils décrivent la réalité mais pas du tout dans l’urgence de dire, ou bien si, mais sans atrophier l’essentiel : l’écriture. Ils disent mais surtout ils écrivent. D’une écriture romanesque, alerte, inventive. L’imagination l’emporte sur les lieux communs et autres contenus stéréotypés. Le réel, le vrai, y frétille dans toute sa splendeur. Des questions essentielles ou graves y sont traitées : la conscience d’être, la liberté, l’identité, l’amour, la haine. Le plaisir. Ces auteurs ne sont pas des envoyés spéciaux. Ils écrivent des romans (ils tissent des mots) et, par conséquent, il y a lieu d’interroger leurs styles, leurs descriptions extraordinaires, leurs phrases à couper –littéralement– le souffle. De la littérature qui se suffit par elle-même et qu’il n’est nullement besoin de qualifier. Et tant pis si rare est le spécialiste, ou l’interviewer algérien qui interroge l’écrivain sur la technique narrative, sur la peinture des caractères (dans tous ses sens). Tant pis aussi pour ceux dont la curiosité porte plutôt sur ses opinions politiques et tentent ainsi de le confiner dans un discours idéologique : «Les gens disent qu’on brade l’économie […]» (22) ; une curiosité dramatiquement people et à la lisière de la niaiserie : «Ce n’est pas fatigant de voyager ?» Les questions portent sur le référent, les lieux de parole de l’auteur mais non sur elle. «On essaie toujours de voir quelle situation le romancier algérien décrit, en occultant le travail littéraire.» (S. Bachi) (23) «La littérature, ce sont des mots qui ne se satisfont pas de n’être que des mots. Ou plus exactement un usage des mots tel qu’il manifeste l’insatisfaction du langage.» (P. Jourde) (24) Les mots sont comme une pâte à modeler (25), comme objet de jouissance enfantine provisoirement retrouvée, que l’auteur façonne à en faire émerger une réalité nouvelle. Alors «oui» à la littérature qui «force le lecteur à se tenir constamment sur le qui-vive». (N. Sarraute) (26) Dans la sérénité du verbe.   

1:      Assia Djebbar citée par Anne Griffon page 25 (DEA de littérature comparée – Sorbonne IV ; 1999/2000 – « Romans noirs et romans roses dans l’Algérie d’après 1989 »

2 :     4° de couverture de la plaquette de lancement (ou du n° zéro? Un ?) en 1995 de « Algérie Littérature / action.

3 :     In “L’actualité” du 28/09/02

4 :     Pierre Jourde « La littérature de l’estomac », page 17

5 :     In « Lectures maghrébines – OPU/Publisud, 1984- Page 97

6 :     In « Ce que voient les oiseaux » – La pléiade – page 1614 + 1619

7 :     In « L’ère du soupçon » idem que note 6 – page 1579

8 :     Chapitre 2-2-1

9 :     Hadjadj in : « Le Matin » 29/08/2002

10 :   Expression de marie Virolle in « Libération » du 30/09/1999

11 :   Sansal in “l’expression” du 02/04/2003

12:    Borges in “Le livre de sable”

13:    Bachi in “Algérie Littérature / Action” N° 45/46 page 83

14:  In « La flamme d’une chandelle » ?; lire « La poétique » de David Fontaine, ED : Nathan Université, Collection : 128, page 72.

15:    Pierre Jourde in “La litt. Estomac » page 31

16:    Lire “Kateb Yacine” Sned-Fernand Nathan –1983-  page 41

17:    In “Nedjma” Ed: du Seuil – 1996 – page 194

18:    In “Le Serment des barbares” – Gallimard – page 149

19:    Pierre Lepape in “Le Monde » du 27/08/99

20:    In “Le Chien d’Ulysse » – Gallimard – page 156

21:    L’Expresse du 08/03/01

22:    In « Le Quotidien d’Oran » du 24/09/2000

23:    Interview de Bachi à F.Grolleau in : www.lidealiste.com

24:    In “La littérature de l’estomac » page 34

25:    “pâte à modeler”, expression de Pierre Jourde « …estomac » page 38

26:    In « L’ère du soupçon » (cité) page 1585.

A. H.

* Le Temps d’un aller simple, Marsa 2001 Copyright © 2000 Omnium Maghrébin de Presse – La Tribune . All Rights

___________________

.

La presse algérienne et le procès « Nezzar-Souaïdia »

La presse algérienne et le procès « Nezzar-Souaïdia »

Ahmed Hanifi*, Algeria-Watch, Septembre 2002

1- L’OBJET

« L’ancien ministre de la défense algérienne, le général-major Khaled Nezzar a intenté un procès en diffamation à l’ex officier Habib Souaïdia » aujourd’hui réfugié politique en France pour des propos tenus le 27 mai 2001 sur la chaîne de télévision La Cinquième lors de l’émission Droits d’auteur consacrée à l’Algérie.

Le procès s’est déroulé au sein du tribunal de grande instance de Paris du lundi 01 au vendredi 05 juillet 2002. Il a fait couler beaucoup d’encre en Algérie et a « gêné tout le monde à commencer par la presse » (El Watan 14/07/02).

Notre objet est d’analyser qualitativement les contenus de la presse algérienne traitant directement ou non de ce procès. Nous appelons presse algérienne la presse écrite francophone gouvernementale ou privée, éditée sur papier en Algérie et accessible en France (y compris par ses sites sur Internet). Les écrits d’Algéria-Interface, non édités sur papier en Algérie sont considérés comme relevant de la presse étrangère au même titre que des journaux comme Libération, L’Humanité, Le Parisien ou Le Monde que nous évoquerons.

Pour la seule partie accessible en France de la presse écrite francophone algérienne (Sites sur Internet, Algéria-Interface, papier), nous avons relevé durant la semaine du lundi 01 au dimanche 07 juillet 2002, près de 75 articles traitant du procès ; mais près d’une centaine si l’on ajoute les écrits antérieurs au 01 juillet et postérieurs au 07 juillet.

Il est à préciser que nous observons les journaux comme une totalité, une organisation globale par conséquent et en l’occurrence les signataires d’articles en tant qu’individus importent peu. Des cas antérieurs très précis de rejets simultanés (malgré l’humeur de tel ou tel journaliste de base) par des responsables de presse, d’articles ou bien de communiqués –payants– car « n’entrant pas dans la ligne éditoriale » de leur journal nous ont conduit à cette posture.

La lecture de ces contenus fait apparaître un certain nombre de thèmes dont la redondance ou la pertinence a retenu notre attention. Pour exemple : Comment la presse algérienne « parle » du plaignant Khaled Nezzar ou de l’accusé Habib Souaïdia, des témoins de l’un et de l’autre et de leurs témoignages. Comment elle traite du procès ? D’autres thèmes qui auraient pu intéresser le lectorat de cette presse ne sont pas analysés car ils n’ont pas été « ouverts » par elle : la réaction des partis politiques sur le procès ; l’avis des lecteurs sur le procès ; la question de la censure du livre de Habib Souaïdia, …. ; néanmoins nous commenterons ces silences.

Notre corpus (« presse algérienne » et « autre presse » ) est constitué d’un ensemble d’articles papiers et d’autres constitués grâce aux différents sites sur Internet et les dossiers « presse » d’Algeria-Watch. Ils sont les plus importants : 1.323.342 caractères. Une première lecture, flottante, de la partie du corpus constituant  « la presse algérienne » fait apparaître, du fait élevé du nombre d’articles, une diversité de contenus.

Nous partons du présupposé suivant, à savoir que le procès a été inéquitablement traité compte tenu de la position qu’occupe la presse algérienne dans le champ des enjeux de pouvoir.

L’étude s’ouvre sur le contexte dans lequel s’est déroulé le procès, pour ensuite aborder l’analyse de contenu par les questions qu’elle soulève : Quels ont été les titres choisis par la presse algérienne, qu’a-t-elle écrit sur Khaled Nezzar et Habib Souaïdia ? qu’a-t-elle rapporté des témoignages des uns et des autres, qu’a-t-elle écrit sur le procès ?

Nous achevons l’étude par l’analyse de l’appréciation que se fait la presse de l’opposition au régime politique algérien ainsi que de la presse étrangère (française) ; et par un constat.

2- LE CONTEXTE

La tenue du procès la première semaine de juillet coïncide avec le 40° anniversaire de l’indépendance de l’Algérie ; avec le début des cycliques rumeurs estivales (avec notamment cette année les sous-entendus concernant « l’affaire » Orascom impliquant la personne du président de la République dans le choix d’un opérateur économique tels que véhiculés principalement part El Watan et Le Matin). Le Quotidien d’Oran du 18/07/02 écrit : « Cet été se terminera comme les autres. Des attentats, des rumeurs, des voix «proches» et «autorisées» dont il faudra se méfier comme de la peste gronderont, des commentaires éclairés continueront de creuser le fossé imaginaire entre l’ANP et M. Bouteflika ». Pour soutenir celui-ci et en réponse aux différentes attaques dont il fait l’objet par une partie de la presse « une association nationale dénommée Mouvement pour la concorde nationale est officiellement créée. Celle-ci, selon ses initiateurs, se fixe pour objectif la promotion du programme du président de la République. » (Le Jeune Indépendant du 13/07/02)

Le procès coïncide avec la commémoration de l’assassinat le 29 juin 1992 du président du Haut comité d’Etat (HCE) qui est une présidence collégiale mise en place 166 jours auparavant et composée de cinq membres : Khaled Nezzar, Mohamed Ali Haroun, Ali Kafi, Tedjini Haddam et Mohamed Boudiaf son président. Le procès coïncide également avec l’installation à La Haye de la Cour pénale internationale (CPI). Le rôle de cette nouvelle institution est de « juger les individus qui ont commis des violations graves du droit humanitaire international et des droits de l’homme » (Le Soir d’Algérie du 01/07/02) quel que soit l’Etat et la « qualité officielle et hiérarchique » de ces individus. Maître Comte le rappellera à Khaled Nezzar lors du procès en ces termes : «En [vous] regardant, je pense à l’Automne du patriarche. Les temps ont changé : de nouveaux instruments internationaux permettent aux suppliciés de se faire entendre et empêchent que la raison d’Etat fasse la loi.» (Libération du 06/07/02) même si « la juridiction de la CPI n’aura pas d’effet rétroactif. Elle ne s’appliquera que sur les crimes qui vont être commis à partir du 01 juillet 2002 » (La Tribune du 01/07/02)

3- L’ANALYSE DE CONTENU

Nous observerons les titres que la presse algérienne a retenus durant la semaine du lundi 01 au dimanche 07 juillet. Que reflètent-ils ? Quels termes utilise la presse algérienne dans ses articles pour qualifier Nezzar, puis Souaïdia, enfin leurs témoins et avocats réciproques. Y a-t-il un parallèle possible entre les vocables utilisés pour les témoignages des uns et des autres ? La presse algérienne a-t-elle reflété dans ses écrits ce débat contradictoire au sein du tribunal dont elle se réjouit ? Qu’écrit-elle sur le procès, sur son déroulement ?

3-1- LES TITRES : Guerre des témoins

Entre le lundi 01 et le dimanche 07 juillet nous avons relevé près de 75 titres d’articles traitant directement ou non du procès : les témoins, le rôle de l’armée, la décennie 1992-2002, les médias.

Le premier jour les titres réfèrent aussi bien aux témoins qu’à l’ANP au procès lui-même qu’aux médias. Le deuxième jour la parole est donnée à El Hachemi Chérif : « Livrez à l’opinion les documents en possession des services » dit-il (Le Matin du 02/07/02), manifestement au fait des contenus des documents en possession des « services ». En dehors des témoins au procès, ce responsable politique est le seul (avec des généraux) dont la position à l’égard du procès a fait l’objet d’un article de presse. D’autres titres se rapportent à l’ANP. Le mercredi 03 juillet quatre titres se rapportent à l’armée, quatre autres à l’arrêt du processus électoral. Le jeudi 04 juillet, sur quinze titres, dix sont consacrés à l’ANP et cinq aux témoignages de la veille :

– L’arrêt du processus électoral en débat à Paris (Le Soir)
– Témoignage des familles victimes du terrorisme ( Le Matin)
– Au prétoire, les cris des victimes du terrorisme (El Watan)
– Guerre des témoins (L’Expression)
– Samraoui témoigne (Liberté)

Le samedi 06, trois titres concernent Aït Ahmed qui a témoigné le jeudi 04 juillet ainsi que Nacera Dutour et A. Mesbah (Lire le point 3.5 : Les témoignages) :

– Aït au secours de Souaïdia (El Moudjahid)
– Aït Ahmed défend le petit lieutenant (L’Expression)
– Un témoin surprise : Aït Ahmed (Le Matin)

Le dimanche 07 enfin nous avons relevé six titres dont celui-ci de Liberté : « Les révélations de Semraoui. »

3-2- LE PLAIGNANT : Général-major, soldat du combat pour la vie.

Le général est nommé « Général-major à la retraite » (Le Jeune indépendant du 02/07/02), « ancien ministre de la Défense (1990-1993) » (Le Matin du 01/07/02) « Général à la retraite » (El Watan du 02/07/02) , qui « assume individuellement [ce procès] » (Le Soir du 02/07/02), et qui a « provoqué volontairement et voulu (…) un débat »(El Watan du 02/07/02) ,et auquel « il faut reconnaître un courage politique rarissime, pour ne pas dire inédit dans les us et coutumes des hommes forts du système (…) lui qui « semble jouer sur du velours » (El Watan du 08/07/02). Un homme «serein, direct, percutant, sans hésitation (…) d’un courage exemplaire » (El Moudjahid du 02/07/02). Cet homme là, ce « soldat du combat pour la vie » (Le Soir du 14/07/02) , sera « lâché » dès lors que le procès « a viré ».  « Ce général [qui] voulait laver son honneur et celui de l’ANP dans un tribunal parisien s’est retrouvé à la place de l’accusé. (…) On ne lave pas son honneur et celui de l’armée algérienne en croisant le fer avec un soldat banni » (Liberté du 07/07/02).

La presse algérienne ne regrette pas que le régime ait intenté un procès « pour laver son honneur », mais ne comprend pas qu’il ait d’une part mal choisi sa cible (« un soldat banni ») et d’autre part d’avoir délégué ce général là dont « il est sûr aujourd’hui qu’il n’a pas inventé la poudre ». (L’Expression du 13/07/02).

Alors, ce « général à la retraite (…) et à l’heure actuelle sans fonction officielle », « qui vient à peine de se remettre de son Waterloo parisien » doit cesser de « persister à parler au nom de cette armée » écrit l’Expression (13/07/02) au lendemain d’une intervention de Khaled Nezzar qui accuse le directeur de ce journal mais qui en réalité « cherche délibérément à atteindre une autre cible »

L’on pourrait être amené à penser au vu de ces extraits que la presse algérienne prend ses distances avec le régime.

3-3- L’ACCUSE : Un obscur sous-lieutenant…sorti trois jours avant l’assassinat de Boudiaf

Comment la presse algérienne « parle » de Habib Souaïdia ? Si pour Khaled Nezzar la presse est prudente, tantôt le soutenant tantôt le critiquant, pour Habib Souaïdia sa réaction est plus abrupte, arrêtée, unanime et définitive quelle que peut être l’évolution du procès. Habib Souaïdia est franchement condamné par la presse algérienne publique ou « indépendante ».

Deux exceptions à ce tollé, ce soulèvement. Le Matin qui paraît plus sobre en ce premier jour du procès : « Habib Souaïdia, ancien parachutiste de l’armée algérienne » (Le Matin du 01/07/02) ou bien La Tribune du 02/07/02, qui écrit : « Alerte, tantôt serein, tantôt ému, parfois nerveux, Souaïdia raconte sa vie de militaire, sa condamnation à 4 ans de prison en 1995, son arrivée en France et les circonstances de la publication de son livre ». Ces exceptions confirment justement tout le reste. El Watan du 02/07/02, qui trouve dans un premier temps que Habib Souaïdia « semble avoir bien travaillé ses réparties » se ressaisit pour immédiatement relativiser « mais perd toutefois de cette assurance lorsque les questions (…) deviennent plus précises », « Souaïdia fait de grands efforts pour cacher son faible niveau intellectuel » (L’Expression du 02/07/02), lui « qui a voulu à sa manière cracher la contradiction » (Le Quotidien d’Oran du 02/07/02).

« Il faudrait une plongée spéléologique dans les fausses de son âme pour discerner la haine et la rancœur, la vengeance et le ressentiment » (El Moudjahid du 06/07/02) de « ce malfrat » (Le Soir d’Algérie du 02/07/02) de ce «  faux (pseudo) auteur de La sale guerre (…) cet ancien voleur de pièces automobile » (La Nouvelle République du 01/07/02). de cet « Officier radié (ou : « ex-sous lieutenant cassé [Sic]) après avoir été dégradé à la suite de sa condamnation (…) pour vol » (El Moudjahid du 01/07/02) .

Voici quelques exemples de qualificatifs attribués à Habib Souaïdia :

« Officier radié, dégradé, condamné, sous lieutenant cassé, calomniateur » (El Moudjahid du 01/07/02), « Faux auteur de « La sale guerre », ancien voleur » (La nouvelle République du 01/07/02), « Auteur malgré lui de La sale guerre » (Horizon du 08/07/02), « habillé en noir « comme son cœur » » (El Moudjahid du 02/07/02), « Un obscur sous-lieutenant »(Liberté du 14/07/02), « un vrai rentre-dedans de l’armée algérienne » (Liberté du 02/07/02), « Un paumé du petit matin (…) [et] du bord de Seine » (Le Quotidien d’Oran du 18/07/02), « au regard perdu, droit et déterminé [qui] n’épargne personne » (L’Expression du 02/07/02), «il fusille du regard Nezzar » (Le Matin du 02/07/02). Et, suprême allusion, Habib Souaïdia, ce « sous-lieutenant qui est de la promotion qui a enterré Boudiaf, était sorti trois jours avant l’assassinat du président du HCE » (L’Expression du 02/07/02).

3-4 LES TEMOINS : Des témoins factuels contre des « témoins » aigris

Comment la presse algérienne décrit les témoins, les avocats, de Khaled Nezzar ou de Habib Souaïdia. Comment elle « parle » d’eux et de leurs arguments ? Qui dit quoi ?

La presse ségrégue les témoins en deux camps étanches. Le premier est constitué de « témoins du drame, venus de Bentalha », des témoins « factuels » (El Watan du 02/07/02), « Des témoins factuels, soit des victimes des islamistes armés, soit des personnalités algériennes qui ont eu à occuper de hautes fonctions dans l’Etat » (Le Matin du 01/07/02). A ces témoins « haut de gamme » (L’expression du 06/07/02) et « en béton » (El Moudjahid du 01/07/02), font face du « côté adverse des témoins (…) qui se sont retirés de peur d’être confondus. (…) Il semble qu’ils ne se bousculent pas » (El Moudjahid du 01/07/02). Les «« témoignages«  »

[de ces]

« « témoins«  », double guillemets insérés par El- Moudjahid des 01 et 08/07/02 sont liés par « Un dénominateur (…)  : aigris, ils ont tous une dent contre l’Algérie » défendue par Khaled Nezzar.

Lorsqu’elle évoque les témoins à charge, la presse algérienne associe leur nom à des symboles positifs ou les fait suivre de qualificatifs valorisants et utilise l’affect  ; « des visages inondés de larmes » (El Moudjahid du 04/07/02) mais lorsque cette même presse évoque les témoins de la partie « adverse », c’est l’inverse qui se produit jusqu’à égratigner ou ignorer leur nom ou bien taire leur titre.

Les titres, grades…

Lorsqu’elle évoque les témoins à charge elle indique leur grade, leur titre : « Madame Leïla Aslaoui, magistrate et ancien ministre de la jeunesse et des sports » (Le Matin. du 04/07/02) [Ali Haroun] « L’ex membre du HCE » (El-Moudjahid du 03/07/02), « L’ancien ministre des Droits de l’homme, Ali Haroun » (Le Soir du 03/07/02) . « Rezzag Barra, ex président de l’observatoire des Droits de l’homme » (Le Matin du 03/07/02), Ahmed Djebar « ancien ministre de l’éducation nationale » (Le Matin du 06/07/02). Cette propension à vouloir donner des titres conduit au ridicule ainsi lisons-nous : « Mohamed Sifaoui l’ancien journaliste et ex [Sic] -coauteur [ou nègre ?] de Souaïdia » (L’Expression du 02/07/02)

Lorsqu’elle évoque les témoins de la défense elle ignore leur grade, leur titre : « Omar Benderra » (El Watan du 02/07/02), « José Garçon, considérée comme un proche d’Aït Ahmed, de Nacéra Dutour, présidente de SOS-Disparus, connu pour ses relations étroites avec la direction du FFS, de Salima Ghozali [Sic] , membre du fameux cabinet noir du parti d’Aït Ahmed (…) Moment historique et anecdotique: le général Nezzar s’est levé pour répondre «face à face» à Aït Ahmed » (L’Expression du 06/07/02).

Lorsqu’il lui arrive d’en faire autant avec « Haroun » c’est à dire lorsqu’elle n’indique que son nom « ces avocats ne supportaient plus les longues explications fournies par Haroun » (El-Moudjahid du 03/07/02) ou avec « Nezzar » (El- Watan du 13/07/02), neuf fois dans le même article, Liberté sept fois dans l’édition du 13/07/02), c’est pour indiquer une proximité politique, une « solidarité » : Proximité et « solidarité » s’expriment d’ailleurs dans le corps même du texte : « Les détracteurs de Nezzar » (Le Matin du 02/07/02), « Les avocats de la défense très gênés par la culture de Ali Haroun » « Nezzar est impassible » (El Moudjahid des 03 et 06/07/02)…

Les symboles…

Lorsqu’il s’agit des témoins de Khaled Nezzar, la presse algérienne associe leur nom à d’autres noms ou symboles positifs ou supposés l’être. comme Boudiaf, HCE… « Le chef du gouvernement sous Boudiaf » (L’Expression du 03/07/02), « Ahmed Djebar…reprendra largement [les propos] de Mohamed Boudiaf (…) La stature de Boudiaf sera également dans les témoignages de Leïla Aslaoui » (Le Matin. du 06/07/02). « Nezzar l’ex membre du HCE » (Le Quotidien d’Oran du 02/07/02, El-Moudjahid du 03/07/02, Liberté du 14/07/02….)

Lorsqu’il s’agit des témoins de Habib Souaïdia, elle associe leur nom à d’autres noms ou symboles négatifs ou supposés l’être. Ces noms ou organisations associés aux témoins ont pour objet d’agir comme repoussoir : MAOL, Chouchène, FIDH, Bouteflika, Chadli… « Hidouci, ancien ministre et conseiller de Chadli » (Le Soir du 04/07/02). « Les témoins de Souaïdia : l’historien Mohamed Harbi, M. Chouchène, ancien officier déserteur » (Le Matin. du 03/07/02), « Les témoins à décharge ont été l’historien Mohamed Harbi et M. Chouchane, ancien officier déserteur » (Le Matin du 7/07/02), « Mohamed Harbi (historien), Ahmed Chouchène (ex. officier de l’ANP, radié, après sa condamnation » (El Moudjahid du 03/07/02), « Premiers témoins (…) Ahmed Chouchane, ancien militaire, membre du MAOL »  (El Watan du 02/07/02), « Patrick Baudoin, patron de la pseudo-ONG- la FIDH » (El Moudjahid du 01/07/02), « Samraoui (…) actuellement proche du MAOL »  (Le Soir du 04/07/02) « membre du MAOL »  (El Watan du 02/07/02), « les rumeurs insistantes sur un “rapprochement” Bouteflika-Aït Ahmed » (Liberté du 14/07/02)

Elle procède de même avec les avocats : « Pour permettre au lecteur de situer cet avocat et son carré politique, disons seulement qu’il plaide le dossier du défunt Mecili et qu’il est un proche très lié à Aït Ahmed, il s’agit de Antoine Comte. » (El Moudjahid du 06/07/02),

Des qualificatifs valorisants ou non…
Elle accole aux premiers des qualificatifs valorisants ou les crédite de capacités insoupçonnées

« Exposé franc et rigoureux de l’ancien chef de gouvernement qui a été brillant de clarté et de précision » (APS du 02/07/02) , « L’ex membre du HCE [Ali Haroun] mettra hors d’eux les avocats de la défense très gênés par la culture de Ali Haroun » (El- Moudjahid. du 03/07/02) , « Mme Saïda Benhabyles, cette battante » (El Moudjahid du 02/07/02), « Serein, sûr de lui,  » l’homme au nœud de papillon  » » (El Moudjahid du 03/07/02), « Hamid Bouamra, serein, méthodique, [il] ne néglige aucun détail » (El Moudjahid du 04/07/02). « Les avocats de la partie civile Me Jean-René Farthouat et Me Gorni ont calmement démonté tout l’argumentaire de Souaïdia » (APS, 06/07/02), « Ghozali répond avec un calme exemplaire » (L’expression du 03/07/02)

Aux seconds elle associe des qualificatifs dévalorisants

« Blême Yous, allègue (…) Troublés, les avocats de Souaïdia » (El Moudjahid du 04/07/02), « Aït Ahmed d’une arrogance infinie » (L’Expression du 06/07/02), « Benderra récite la leçon (…), il est blême. Il tremble tout le temps, les yeux baissés » (El Moudjahid des 08 et 09/07/02)

Mais aussi :

Alors que les unssont venus témoigner pour« défendre l’ Armée et l’Algérie », défendre « les janviéristes » (Le Matin des 01,11 et 17/07/02), ou « défendre un général, une armée et un pays » (Liberté du 07/07/02) ; les autres sont venus pour calomnier :« Les calomniateurs » (El-Moudjahid. du 02/07/02) , « Les détracteurs » (Le Matin du 02/07/02) ; pour « s’attaquer à l’Algérie ou à l’institution militaire » (Le Matin du 11/07/02) ; d’ailleurs parmi ces témoins « certains [ont approuvé le contrat de Rome] qui engageait entre autres redditions l’application de la charia » (Le Matin du 01/07/02), comme Aït Ahmed qui est « venu solder ses comptes avec les généraux » (Liberté du 07/07/02). Ce sont des « calomniateurs et diffamateurs (…) ivres de haine, bourrés de ressentiments, écrasés par la vengeance » (El Moudjahid du 06/07/02)

La presse procède à des amalgames pour confondre les témoins à décharge : « Témoignages contre Yous, Souaïdia et les GIA » (El Moudjahid du 03/07/02), mais elle associe les témoins de la partie civile dans un même combat passé : « Ali Haroun l’ex compagnon du général Nezzar au HCE » [entendre, avec Boudiaf] (L’Expression du 03/07/02)

Pour les témoins de Habib Souaïdia elle ignore leur identité, doute de leur curriculum vitæ (aisément vérifiable) ou égratigne (triture) leur nom : « Interventions (…) d’un directeur de banque » (Le Matin du 04/07/02), il s’agit de Omar Benderra, ex-directeur du CPA, « deux hauts responsables « exilés » en France » (APS, 06/07/02), deviner Ghazi Hidouci et Omar Benderra, « Mohamed Samraoui membre du MAOL », El Watan du 02/07/02, [et Ex officier de l’armée algérienne], « Samraoui [qui…] se présente comme ayant été l’adjoint du responsable du contre-espionnage » (El Watan du 04/07/02), « José Garçon « journaliste » [guillemets] » (El Moudjahid du 08/07/02), Salima Ghezali devient Ghozali (Liberté du 01/07/02) et (L’Exp. 06/07/02), Benderra est Bouguerra (El Moudjahid du 04/07/02) , Maître Comte est Compte (La Tribune du 04/07/02) et Maître Bourdon est Maître Bourdou (Le Matin du 14/07/02) ou Bodin (L’Expression du 04/07/02)

Cela peut-être mis en partie sur le compte de l’inattention, mais pas lorsque « l’erreur » est quasi systématique ; ainsi Yous Nesroulah devient Nasroullah (Le Matin du 29/08/2001 – déjà – et 29/07/02) puis Nasrullah (El Watan du 16/06/02), Nesrallah (El- Moudjahid. du 01/07/02), Nasrallah (4 fois dans un même article de Le Matin du 04/07/02, 5 fois dans un même article d’El Moudjahid du 02/07, dans L’Expression…). Ou alors très « exotiquement », Nasrullah (El Watan du 16/06/02). L’erreur n’en est plus une.

3-5 LES TEMOIGNAGES

La presse algérienne s’élève violemment contre les médias français , cette « machine médiatique française »,  « si friande de ces joutes suicidaires algéro-algériennes » qui use de « ruses, astuces, allégations, désinformations et intox » . La presse algérienne dénonce cette presse françaisepour sa partialité ; en l’occurrence à propos de ce procès qui a permis « un débat qui n’a jamais été possible dans les médias »

(Lire en rubrique : 3.8- Les médias étrangers)

La presse algérienne s’enthousiasme d’un débat au sein du tribunal correctionnel de Paris, débat qu’elle ne reproduit pas. D’une part elle cite très largement les témoignages de la partie civile, d’autre part elle fait silence sur les témoignages de la partie adverse ou les réduits

Nous avons relevé l’ensemble des « dires » de Khaled Nezzar et de ses témoins et avocats ainsi que ceux de Habib Souaïdia de ses témoins et avocats parus dans la presse algérienne entre le 01 au 07 juillet.

L’ensemble des témoignages reproduits par la presse s’élève à 11377 mots (ou 64854 caractères)

Le constat est accablant : La totalité des interventions de Khaled Nezzar, de ses avocats et de ses témoins telles que reprises par la presse algérienne du 01 au 07 juillet 2002, représente : 8961 mots soit 51082 caractères.
La totalité des dires de Habib Souaïdia, de ses avocats et de ses témoins représente elle 2416 mots soit 13772 caractères.

Exprimé autrement cela donne ceci : La surface des dires de Khaled Nezzar et ses témoins et avocats représente 78,76% de l’espace total, quant à celle de Habib Souaïdia, de ses avocats et témoins elle est donc de 21,24%. La presse algérienne a étouffé la parole « adverse », celle qui ne confortait pas « les lignes éditoriales globales »

Il y a lieu de préciser ce qui suit : La presse a reproduit les paroles de Habib Souaïdia, de ses avocats et  celles de huit de ses témoins contre treize pour la partie civile. Mis bout à bout ces (fragments de) témoignages de la partie civile tels que repris par La Nouvelle République représentent 12000 caractères (11000 pour El Moudjahid). La Nouvelle République à presque totalement ignoré les témoignages adverses.

Le Soir d’Algérie reproduit moins de 300 caractères afférents aux déclarations des soutiens de Habib Souaïdia ou de lui même. La Tribune et El Watan ont réservé environ 40% de l’espace « témoignages » à Habib Souaïdia et ses témoins. Liberté et Le Quotidien d’Oran ont été plus équitables.

Si ces derniers journaux ont réservé plus d’espace que les autres aux paroles de la « partie adverse », il n’en demeure pas moins que cet espace, ces quantités de paroles de témoignages, ne pèsent guère au devant des commentaires directs des journaux. Ces commentaires qui accompagnent les témoignages ne souffrent d’aucune équivoque quel que soit le journal. La condamnation de Habib Souaïdia est unanime.

Nous traitons ci-après de deux cas particulièrement « parlant » de types de témoignages escamotés par la presse algérienne : Le témoignage de Mosbah, et ceux de la journée du 03 juillet.

3-5-1 LE CAS MEHDI MOSBAH : Sur ces 40 jours de torture, 10 ont quitté ma mémoire, Nezzar me les doit. C’est dur de naître algérien

Le cas de Mosbah (Abderrahmane/Mehdi) est assez révélateur. Hormis Liberté (du 06/07/02) le nom de Mosbah ne figure quasiment nulle part dans la presse algérienne. Il est seulement cité comme un des témoins par L’Expression du 02/07/02 et El-Moudjahid du même jour qui ajoute après le nom de Mosbah un point significatif d’interrogation. Son nom apparaît aussi incidemment dans Le Matin du 14/07/02 qui fait parler L. Benmansour : « Je n’aurais pas écrit ces lignes (…) si lors des témoignages sur la torture par un jeune homme qui m’a brisé le cœur, il n’avait pas prononcé cette phrase (…) Je l’ai croisé à la cafétéria du tribunal et je lui ai dit :  » Mon fils, vous m’avez brisé le cœur  » » . Ce journal parle de Mosbah mais les mots de Mosbah sont absents. Nous reproduisons ce qu’a écrit Liberté et complétons par ce que la presse étrangère (française) a rapporté.

« Mehdi Mosbah est dans le “camp” de Habib Souaïdia. Ancien étudiant à l’Institut des études islamiques à Alger, il livre un témoignage bouleversant. Arrêté pendant 40 jours dans les locaux de la gendarmerie, il subit la torture. “J’étouffais. Je me débattais comme un chien. Je cherchais la mort (…) J’ai été sodomisé. J’ai crié Maman putain parce que quand une maman vous met au monde pour… ça.” Le jeune homme doit son salut aux connaissances de son père, haut magistrat. “Si mon père ne m’avait pas mis un visa pour la France dans la poche, j’aurais pris les armes aussi”, dit-il. Lorsque l’avocat de Khaled Nezzar lui demande pourquoi il témoigne pour Habib Souaïdia, Mehdi Mosbah a sa réponse : “Il aurait pu être mon tortionnaire mais lui a eu le courage de dénoncer (…). La seule chose qui me choque c’est que ce soit Souaïdia dans le box et pas le général Nezzar. Il est venu blanchir ses compères et chercher sa feuille de route pour les dix prochaines années.” Khaled Nezzar écoute et ne bronche pas. »

Le commentaire du journal sur ce point est quelconque mais voici ce que ce journal ne rapporte pas :

« Abderahmane Mosbah (…) torturé par onze hommes (…) il était quotidiennement forcé à garder au fond de la gorge un chiffon constamment imbibé d’eau. « On vous le met dans la bouche et on verse de l’eau. (…). C’est comme si on coulait. L’eau vous rentre de partout dans les narines, dans la gorge, dans les poumons, jusqu’à l’évanouissement. (…). Sur ces quarante jours, dix ont quitté la mémoire. Nezzar me les doit » (…), puis [il raconte] son séjour dans les camps de détention du sud saharien, la chaleur, le froid, la faim, les maladies, les insultes, les coups, les humiliations. « Ces gens là sont nuisibles à l’environnement humain de la planète », a-t-il déclaré en désignant le général Nezzar. » (Bulletin de la FIDH : juillet 2002)

« Abdelramane Mosbah. jure n’avoir « jamais été dans un groupe terroriste », a pourtant été arrêté et torturé par l’armée en 1992, sans procès, dans un bâtiment « face à l’état-major des forces armées » (…). J’e n’aurais jamais cru que j’allais vivre, avoir un jour une femme, des enfants », a crié le jeune homme, incapable de ralentir le flot de paroles qui le submerge. Fils d’un haut responsable de la magistrature algérienne, Abdelramane Mosbah dit avoir eu « de la chance » : il a été finalement libéré. (…) Torturé à maintes reprises par les militaires. « J’ai passé quarante jours au cachot dans le noir absolu. (…) Je veux savoir (…) C’est dur de naître algérien ». » (Le Monde des 04 et 05/0/02)

« Mosbah est, « d’une famille où on s’en sortait », un père haut magistrat, des proches dans l’armée. Bref, ce que l’Algérie appelle « les réseaux ». raflé devant l’université. « Je pensais m’en tirer. J’ai glissé le nom de mon père, de hauts gradés. Normalement, ça suffit. Là, ils m’ont dit : on a des ordres. Et je me suis retrouvé dans le trou, avec le bas peuple. » Les camps de déportation, les cachots (…) « J’avais les épaules larges comme on dit. Du piston. » Dehors, il voit ce qu’il ne voyait pas avant. « La corruption brutale, étalée, onze jeunes raflés et fusillés en bas de chez moi parce qu’un officier avait été tué, mes copains d’enfance qui devenaient fous. Aucun avenir quand on n’a pas une famille derrière. Certains devenaient islamistes, rien que pour faire peur à ce pouvoir installé depuis trente ans. Ma génération, c’est celle de la révolte. » Un jour, il croise le petit Saïd. Il lui dit : « Ils m’ont torturé. J’ai donné des noms, n’importe lesquels. Mais je te jure, pas le tien. Je monte au maquis. Ils m’ont pris une fois pour rien. Là, au moins, je mourrais pour quelque chose. » (Libération du 05/07/02)

« Son seul tort: compter des islamistes parmi ses relations. La trentaine élancée, réfugié politique en France depuis l’été 1995, Abderahmane Mesbah a raconté dans un français parfait les conditions de détention dans les camps du sud algériens: la chaleur, le froid , la faim, la maladie, les insultes, les coups et les humiliations.
Détenu pendant 40 jours à la brigade de gendarmerie de Aïn Naâdja, près d’Alger, il a expliqué devant une assistance pétrifiée le «supplice du chiffon» » (Algéria Interface du 05/07/02)

La presse fait silence sur des témoignages comme celui de Mosbah, mais cela n’est pas nouveau. Durant plusieurs années elle s’est tu sur les milliers de « disparus » (Khaled Nezzar déclara au procès : « 15000 disparus, passons… », Libération du 04/07/02). La presse a fini par céder car la question a pris d’énormes proportions grâce à la ténacité des mères des « disparus », ces mères courage nos «locas de la Plaza de mayo», grâce au soutien d’associations, notamment de la LADDH de Maître Ali Yahia Abdennour, des ONG internationales (FIDH, AI…) ainsi qu’au travail d’information de la presse internationale. Un autre exemple : les activités de la fédération d’Oran du FFS, parti pacifique d’opposition radicale au régime, ont été de nombreuses années durant (1990 et plus) frappées d’ostracisme. Ce « parti des Kabyles » devait être contenu en Kabylie.

3-5-2 – LES TEMOIGNAGES DU MERCREDI DU 03 JUILLET

Ce 04 juillet la presse a réservé de grands espaces à l’ANP. Ce qu’elle aurait pu faire le mercredi 03 (la conférence de presse de Lamari ayant eu lieu le mardi 02, et El Watan commet une « erreur » lorsqu’il écrit dans son édition du 04 juillet que la conférence eu lieu « hier »). La surface réservée à l’ANP est donc telle en ce 04 juillet que les déclarations de Samraoui, Benderra et Chevillard ne sont pas retenues. Mais le manque d’espace n’est pas la réelle raison du silence. Il y a lieu de préciser que les interventions des témoins ci-dessous ont souvent trait à des sujets extrêmement sensibles que l’histoire récente de l’Algérie nous montre qu’ils ne sont pas abordés sinon sous très haute surveillance ou bien dans le cadre d’affaires subalternes ou de seconds couteaux.

Voici tout ce que rapporte la presse algérienne des témoignages de la défense de la journée du 03 juillet 2002 : Comme nous l’avons fait pour le témoignage de Mehdi Mosbah, nous ajoutons ici les témoignages tels que parus dans la presse étrangère (essentiellement française).

MOHAMED SAMRAOUI: Empêcher le FIS de parvenir au pouvoir par tous les moyens.

Tout ce qu’ écrit la presse algérienne:

 « Mohamed Samraoui, (…) se présente comme ayant été l’adjoint du responsable du contre-espionnage au service de recherche. «Notre objectif était d’empêcher le FIS de prendre le pouvoir par tous les moyens, d’infiltrer les groupes extrémistes. (…) Il fallait faire imploser le FIS de l’intérieur.» «On avait attiré l’attention du commandement pour reporter les élections. On savait que le FIS allait vaincre.» «Ils (les responsables) pensaient arriver à diviser le FIS qui sortirait affaibli des élections. 17 éléments salafistes du FIS étaient proches du pouvoir.» Il affirme que les GIA sont une création des services. «J’ai vu Chabouti circuler à bord d’un véhicule appartenant à nos services.» (…) «Ils nous demandaient d’un côté de lutter contre les intégristes et de l’autre côté ils les relâchaient. (…) J’ai personnellement entamé un travail d’approche avec le FIS pour atténuer la violence.» [Sur l’époque du « double jeu »] Samraoui : «C’est vrai que c’était du temps de Hamrouche.» » (El Watan, jeudi 4 juillet 2002)

« [Samraoui déclare] avoir «refusé de servir de bouc émissaire» (…) «le GIA est une création des services de sécurité» ; (…) assure «n’avoir pas compris pourquoi il y avait, d’un côté, la lutte contre les intégristes et, de l’autre, un dialogue avec les mêmes intégristes». (…) «les services secrets algériens étaient les premiers à avoir pris conscience du danger islamiste» ».  (La Tribune, jeudi 4 juillet 2002)

« Samraoui [dit à propos des infiltrations] du FIS. « Nous avons réussi à avoir « nos représentants » à la direction du FIS » », (Le Soir d’Algérie, jeudi 4 juillet 2002)

« Mohamed Samraoui (…) raconte « les infiltrations » , [il] explique que l’objectif des infiltrations étaient [Sic – La même phrase et la même faute que Le Matin du même jour] « de corser [casser ?] le FIS en lui attribuant des actions ». Il affirme que « les militaires ont commencé à l’époque à arrêter à tort et à travers des gens qui n’avaient rien à voir avec le FIS, rien à voir avec les islamistes rien à voir avec les actions violentes ». (…) Certaines personnes arrêtées par les forces de l’ordre « subissaient des tortures » ». (Liberté, jeudi 4 juillet 2002)

« Mohamed Samraoui s’appliquera à accabler l’armée (…) Selon lui, « c’est en France, que les militaires algériens ont des possibilités d’organiser des assassinats »   « Dans quelles circonstances, avez-vous été interpellé par votre conscience ? », l’interpellera le président . « C’est à la suite de ma fin de fonctions en Allemagne. On m’a téléphoné d’Alger pour me signifier que j’avais quatre jours pour rentrer… » ».( El Moudjahid, jeudi 4 juillet 2002)

« Dans un entretien accordé au site algérien Algeria-Interface, l’ancien colonel du DRS, Mohamed Semraoui, révèle avoir refusé d’exécuter deux missions qui auraient été commanditées par sa hiérarchie. « En 1990, j’ai refusé de participer à un coup monté contre l’ancien président Ahmed Ben Bella.” Cette affaire, dit-il, visait à déstabiliser le gouvernement Hamrouche… “En 1996, je me suis opposé à l’assassinat de dirigeants du FIS en Allemagne : Rabah Kébir et Abdelkader Sahraoui.”   Ce dernier a été assassiné à Paris » [Sic] (Liberté du 07 juillet 2002)

« Mohamed Samraoui, (…) a témoigné des « infiltrations » (…) Il a expliqué que le but de celles-ci [les infiltrations] étaient [Sic – La même phrase et la même faute que Liberté du même jour] de « casser le Front islamique armé (FIS) en leur[lui] attribuant des actions ». Il a également raconté que les militaires ont commencé à l’époque à « arrêter à tort et à travers des gens qui n’avaient rien à voir avec le FIS, rien à voir avec les islamistes, rien à voir avec les actions violentes ».  (…) « L’ordre des exécutions venait du général Lamari. L’ouvrage de Habib Souaïdia dit la vérité. » »(Le Matin, jeudi 4 juillet 2002)

Lorsque Khaled Nezzar reconnaît que « les services » ont infiltré les islamistes, Le Matin (04/07/02) écrit : « Face à ce témoignage, le général Khaled Nezzar, ancien ministre de la Défense, qui est à l’origine de ce procès a répondu : “Les infiltrations, c’est un travail de tous les services !“ » ; mais lorsqu’en 1995 Jacques Vergès évoque ces infiltrations (en des termes durs) voici ce qu’écrivit alors Le Matin (du 19/09/1995, cité par El Hadi Chalabi, La presse algérienne au-dessus de tout soupçon. Edition : Ina-Yas, 1999) : « Incriminer les “services algériens“ d’avoir des hommes à eux parmi les terroristes ne représente qu’un argument de force utilisé par cet avocat pour discréditer l’Etat algérien (…) n’oublions pas l’origine asiatique de cet avocat ! »

Extraits de ce qu’ écrit la presse étrangère:

« La charge est venue d’un capitaine (…). Mohammed Samraoui. [La mission qui lui était assignée :] « Barrer la route du pouvoir au FIS [Front islamique du salut] par tous les moyens. » (…) Les Algériens formés en Afghanistan, on les pistait,(…). On connaissait tous les noms. On a arrêté des gens à tort et à travers, mais pas eux, car on en avait besoin pour créer des organisations terroristes. Le GIA, c’est la création des services de sécurité. On voulait radicaliser le mouvement islamiste. Mais, par la suite, on n’a plus maîtrisé ces groupes. C’était la pagaille » « Je lui [le patron des services de sécurité] ai dit qu’on n’était pas en France, qu’on ne pourrait pas agir en toute impunité. Nous avons lutté contre le terrorisme en utilisant ses méthodes », (…) [Un récit fait sur un ton sobre pour] « défendre l’honneur de l’armée »  » (Le Monde, édition du 05 juillet 2002)

« Mohamed Samraoui : Pendant la campagne des législatives à l’automne 1991,(…) . «Nous avons commencé à nous occuper exclusivement de la lutte contre l’intégrisme»,(…) . «Notre mission était de le faire imploser par tous les moyens, chantage, Corruption, menaces»,(…)  «Les actions violentes n’avaient pas commencé.  Nous avions établi la liste des personnes les plus dangereuses et demandé leur arrestation. En vain : on avait besoin d’eux pour créer des groupes terroristes. A la place, on a arrêté à tort et à travers. On cherchait à radicaliser le mouvement.» (…)  «On commençait par infiltrer les noyaux des mouvements armés. Puis cela a pris une telle proportion qu’on ne savait plus qui était qui. Plus personne ne parvenait à contrôler tous ces groupes. Nous avons lutté contre le terrorisme avec des méthodes de terroristes. Ce n’était pas une tolérance, mais une méthode de travail. Sinon on n’aurait jamais atteint les 200 000 morts.» Quand Lamari lui demande de préparer l’exécution de deux chefs du FIS en Allemagne. «Nous sommes en Allemagne et pas en France, où vous avez des amitiés… En plus, je ne voulais pas servir de bouc émissaire en cas de pépin.» » (Libération samedi 06 juillet 2002)

« L’officier Samraoui : Dès 1991, « nous avions fait la liste de 1100 islamistes dangereux. Aucun d’entre eux n’a été arrêté, mais des milliers de gens l’ont été à tort et à travers. Torturés, exécutés. «Notre mission était de casser le FIS, l’infiltrer, le disloquer, attribuer des actions violentes aux islamistes. On cherchait à radicaliser le mouvement.» Puis il y eut «des infiltrations, la création de faux groupes». (…) Le GIA est une création des services de sécurité algériens (…) violence et manipulation» [étaient une tactique du pouvoir]. «Tous les officiers qui se sont opposés au général Lamari ont été abattus par les GIA, tous ceux qui en étaient proches n’ont pas eu une égratignure. Ceux qui revenaient d’Afghanistan, on les connaissait. Ils prenaient tous le même vol par Tunis, 50 % moins cher. Dès qu’ils atterrissaient à Alger, ils étaient pris en main. Ce n’était pas une tolérance, mais une méthode de travail (…) Mais les assassinats quand même, mon général…» [En réponse au général qui a dit : « Les infiltrations et les coups de Jarnac, c’est partout.»] » (Libération, 04 juillet 2002)

« Mohamed Samraoui, (…) « Notre mission, martèle ce dernier, était de casser le FIS, l’infiltrer, le disloquer. D’ailleurs le GIA (Groupe islamiste armé. NDLR) est une création des services de sécurité algériens ». [Et lorsque le général dit « le GIA, émanation des services, alors ça non »] Semraoui s’exclame : «  Mais les assassinats quand même, mon général ! » » (Le Figaro, 06 juillet 2002 )

« « Le GIA (Groupe islamique armé) c’est la création des services de sécurité », est ainsi venu dire, (…)  Mohamed Samraoui (…) l’armée  avait « infiltré » les groupes islamistes pour les manipuler. Ce travail, qui revenait notamment, à « créer la division », « amadouer » ou « corrompre » les islamistes était destiné à « casser le FIS (Front islamique de salut) en leur attribuant des actions ». Selon lui, parallèlement, l’armée a « arrêté à tort et à travers des gens qui n’avaient rien à voir avec le FIS, rien à voir avec les islamistes, rien à voir avec les actions violentes », dans le but de terroriser les populations civiles ». (AFP,06 juillet 2002)

« Mohamed Samraoui raconte (…) L’objectif, dès 1990, est d’ « empêcher que le FIS prenne le pouvoir, par tous les moyens ». «  Nous avons infiltré les mouvements déjà existants et créé des groupuscules », jure-t-il. « Il fallait casser le FIS en lui attribuant des actions impliquant des islamistes » [Samraoui] fait état d’ « opérations illégales, enlèvements, arrestations, déportations, tortures, exécutions sommaires ». « Des Afghans (…), les plus dangereux, n’étaient pas arrêtés, bien que parfaitement repérés. On avait besoin d’eux » Samraoui a quitté l’armée le jour où, alors qu’il était posté en Allemagne, « le général Smaïn Lamari lui a demandé d’assassiner deux opposants, dont Rabah Kebir » ». (Le Parisien, 04 juillet 2002)

« Mohamed Samraoui (…) « On avait crée des groupes, on avait infiltré. On se retrouvait avec des vrais groupes et des faux groupes. A un moment, l’armée ne maîtrisait plus la situation. Elle ne savait plus qui était avec qui ». M Samraoui, (…) a ajouté que les militaires avaient arrêté « à tort et à travers des gens qui n’avaient rien à voir avec le FIS, rien à voir avec les islamistes, rien à voir avec les violences » ». (AP, 03 juillet 2002)

« L’ex-colonel Mohamed Samraoui, (…)  raconte qu’à partir de novembre 1990 l’armée a commencé à « infiltrer » le FIS  Ce travail (…) revenait notamment à « créer la division », « amadouer » ou « corrompre » les islamistes, poursuit le militaire. Le but: « casser le FIS en leur

[lui]

attribuant des actions ».  (…) « On avait créé des groupes, on avait infiltré et on se retrouvait avec des vrais et des faux groupes. A un moment l’armée ne maîtrisait plus la situation. Elle ne savait plus qui était avec qui, qui était ami, qui était ennemi », raconte-t-il. (…) L’armée a « arrêté à tort et à travers des gens qui n’avaient rien à voir avec le FIS, rien à voir avec les islamistes, rien à voir avec les actions violentes », (…) . « C’est à ce moment que j’ai commencé à penser que l’on cherchait à radicaliser l’islamisme ». Samraoui raconte qu’en 1994 le général Smaïn Lamari est venu le voir pour lui demander « de coordonner l’assassinat de deux opposants » ». (AFP, 03 juillet 2002 )

« Mohamed Samraoui enfonce le clou.  (…) «Notre mission était d’empêcher le FIS de parvenir au pouvoir, par tous les moyens.»  (…) [Il reproche au commandement de l’armée de] «combattre le terrorisme avec les méthodes du terrorisme.» La torture, les exécutions extrajudiciaires, les enlèvements sont «une méthode de travail ordonnée par Smain Lamari», a-t-il affirmé ». (Algeria-Interface, 05 juillet 2002)

OMAR BENDERRA: Le secteur d’importation s’alloue de façon médiévale à des familles du pouvoir.

Tout ce qu’ écrit la presse algérienne:

Quasiment aucun article n’évoque l’intervention de Omar Benderra.

« L’un des avocats de la défense (…) tend la perche [à Omar Benderra] : « Comment avez-vous vécu la corruption en Algérie ? » Benderra répond  :  «  Parmi les 200 généraux, il y en a cinq qui ont le monopole du blanchiment d’argent » « Y en a-t-il un parmi ces cinq généraux, ici présent dans la salle », insiste le même défenseur. Benderra répond : « Oui » »(El Moudjahid, 09 juillet 2002)

Extrait de ce qu’ écrit la presse étrangère:

« Ce «bunker au pouvoir absolu» se déchire (…) «Des rapports de force permanents, incestueux, où se mêlent rivalité et complicité», explique l’économiste Omar Benderra. (Libération samedi 06 juillet 2002)

Omar Benderra, (…). «Clé de voûte, le pétrole permet de faire l’impasse sur la production. Ne reste plus que le secteur des importations, qui s’alloue de façon médiévale à des familles du pouvoir, sans aucun bilan : à l’un les céréales, à l’autre le sucre. 30 à 40 généraux sont autorisés à faire des affaires. 4 ou 5 sont les grands détenteurs financiers.» Un avocat de la défense : «Y rangez-vous Nezzar ?» Omar Benderra : «Incontestablement.», Nezzar [hurle] tous les grands projets auxquels il s’est opposé. «Et qui ne sont donc pas réalisés.» Comme s’il fallait une preuve du contrôle de l’économie par les généraux ». [Nous soulignons] (Libération jeudi, 04 juillet 2002)

« Omar Bendera, (…) accuse : « Cinq ou six généraux détiennent la réalité du pouvoir » économique et politique. Nezzar est-il l’un d’eux ? « Indubitablement ! » » (Le Parisien – jeudi 04 juillet 2002)

« Pour Omar Benderra, «l’interruption du second tour des élections en 1992 a provoqué l’arrêt du processus économique d’ouverture vers l’extérieur, avec des réformes qui refusaient alors les injonctions du FMI.» Ce programme abandonné, il n’en restera que «la gestion de la dette, puis plus rien.» Cela entraîne la faillite du pays, soit «l’arrêt de la machine économique, l’assèchement des réserves de changes et l’appauvrissement des couches populaires les plus fragiles.» (…) Parce que «le système de pouvoir est un système de privilèges, et ses responsables allouent de façon régalienne une partie de la rente économique à leur clientèle. (…) De nouveaux groupes [entreprises] apparaissent spontanément, sans que l’on puisse connaître l’origine de leurs fonds, comme cela, à partir de rien.» (…) « Incontestablement les puissances d’argent ne doivent leur situation qu’à la proximité avec César, le pouvoir militaire, plus exactement une partie du corps dirigeant de l’armée. Les clans militaires ont la mainmise sur les réseaux d’affaires et l’on peut déduire cela de l’observation du milieu, car il est difficile d’apporter des preuves matérielles. Cependant, si l’on se reporte aux profils des cadres nommés à des postes sensibles, on peut voir la chaîne de commandement.(…) La situation économique est évaluée par le FMI, la Banque mondiale et, au niveau interne, encore pour quelques temps, par le Conseil économique et social, que l’on veut affaiblir, car il dérange. Ce sont ceux qui ont confisqué les richesses qui disent vouloir rétablir la démocratie, il s’agit là d’un double langage (…) Ils se croient dépositaires exclusifs de la légitimité. Ils cherchent à pérenniser leur situation, et la gestion de la question kabyle le montre, mais elle est moins vendable que celle des islamistes. Ils ne savent gérer que de manière sécuritaire, néo-coloniale, violente. Le pétrole est la clé de voûte du système, il permet de faire l’impasse sur la production économique.» » (Algeria-Interface, 05 juillet 2002)

GHAZI HIDOUCI:  On m’a présenté comme un agent de l’étranger

Tout ce qu’ écrit la presse algérienne:

 « Ghazi Hidouci (…) Interrogé, il répond ainsi : « Nous n’avons jamais été soumis à des instructions ou à des pressions quelconques de l’armée » « Que pensez-vous de Souaïdia ? » [lui demande l’avocat de celui-ci], « Il a l’âge de mon gosse. Il aurait dû aller à la plage au lieu d’écrire un pareil livre » (El Moudjahid, le 9 juillet 2002)

Extrait de ce qu’ écrit la presse étrangère:

« Ghazi Hidouci (…) affirme être arrivé au gouvernement pour «appliquer des lois mises au point auparavant.» (…) «On m’a présenté alors comme un agent de l’étranger et l’on a même dit que ma mère était juive. (…) On sentait que notre contrat se réduisait chaque jour. Nous avons discuté jusqu’en février 1991 pour aboutir à un désaccord. En juin, nous constatons l’échec, je pars alors en France. (…) Au sein de la classe politique, il y avait peu de partisans des réformes, des réformes finalement réduites à une ouverture «façon mesquine, comme en Orient, avec des possibilités de faire des affaires de façon ancienne, non capitaliste.»
(…) [Hidouci] s’adresse à Habib Souaïdia: «Je suis peiné de voir un officier de l’armée algérienne mêlé à des histoires dégoûtantes et atroces. Il a l’âge de mon fils et j’aurais voulu qu’il ne connaisse pas cela.» (Algéria Interface, 05/07/02)

NICOLE CHEVILLARD: Les véritables dirigeants sont les militaires

Tout ce qu’ écrit la presse algérienne:

Comme pour Omar Benderra, la presse algérienne ne rapporte rien sur l’intervention de Nicole Chevillard.

« Aujourd’hui, c’était le tour de (…) Nicole CHEVILLARD, rédactrice en chef du magazine économique Nord-Sud Export du groupe Le Monde. Du côté de la partie civile… ». (Le Soir du 04/07/02)

Extrait de ce qu’ écrit la presse étrangère:

« Le constat [de Nicole Chevillard] sur l’Algérie, est implacable : « Les dirigeants étaient au sein de la hiérarchie militaire. Les cercles du pouvoir entretiennent des rapports de force, et sous des changements de façade, les choses restent dans la continuité. » Ainsi, quand le président Chadli a été « démissionné » , les « trois généraux majors étaient d’accord » »  (Le Parisien du 04/07/02)

« Nicole Chevillard, analyse les risques-pays (…) Concernant l’Algérie, son travail, (…) a permis d’analyser la nature du pouvoir algérien. (…) Les «véritables dirigeants sont les militaires, ce n’est pas là une originalité de notre analyse. C’est une constante historique de l’Algérie», affirme-t-elle. (…) «Plusieurs tentatives de combler le vide du pouvoir ont été essayées. On retrouve toujours en position dominante Nezzar, Belkheir… » (Algeria-Interface, 05 juillet 2002)

JOSE GARCON : Le statu quo n’est pas tenable

Tout ce qu’ écrit la presse algérienne:

 « Mme José Garçon, (…) tonne : « Le statu quo n’est pas tenable. » (…) « Les revendications du GIA me font sourire. 70 % des massacres du GIA sont partis des services secrets algériens ». (Le Matin du 4 juillet 2002)

« José Garçon (…) raconte qu’elle a eu une « découverte brutale du pouvoir algérien » (…) [sa nature] est avant tout « violente et sauvage ». (…) Elle a même suggéré [de] « laisser le FIS gouverner et intervenir après s’il le faut ». (…) [sur la revendication du GIA] José Garçon dira : « Cela me fait sourire. » » (Le Soir d’Algerie, 4 juillet 2002)

3.6- LE PROCES

Dès l’ouverture du procès des journaux indiquent qu’il « sera pendant cinq jours une tribune pour un débat contradictoire sur l’Algérie de ces dix dernières années ». (El Watan du 02/07/02) ; un « procès  d’ores et déjà politique » (Le Matin du 01/07/02) , « un procès extraordinaire » (Liberté du 02/07/02) , où « l’Algérie défend l’honneur de son armée » D’ailleurs « une victoire de Nezzar, de l’Armée algérienne donc [Donc !] (…) constituerait une charge symbolique inouïe » (Le Quotidien d’Oran du 04/07/02)

Le 02 juillet Le Soir d’Algérie trouve que ce procès est celui du « « qui-tue-qui » (…), une affaire hautement politique (…) un autre combat contre le terrorisme » mais il trouve aussi – le même jour – qu’il est « une grande supercherie ». Le Matin du même jour approuve : « un pamphlet contre la souveraineté de l’Etat ».

D’autres quotidiens regrettent que le procès se déroule en France. « Un procès algéro-algérien tenu dans la capitale française » (Liberté du 01/07/02), « L’Algérie se met en procès chez l’ancien colonisateur » (Le Quotidien d’Oran du 04/07/02). Sur cette question la presse est restée timorée lorsqu’on se rappelle la quantité d’articles, les volées de bois verts, les « fleuves » d’encre noire qui ont suivi les demandes de l’opposition pour que des observateurs de l’ONU enquêtent sur la situation dramatique du pays et d’en fixer les responsabilités ce qui est moins grave que de « se mettre en procès chez l’ancien colonisateur ». Ce silence est aujourd’hui lourd de signification.

Après le procès, Horizons écrit (08/07/02) : « Le procès (…) cette « scène d’exorcisme » (…) se meut inexorablement en procès d’une vision aliénante et légitimante du terrorisme. Au banc des accusés : l’alliance contre nature de feu Sant’Egidio. », tandis que pour le Quotidien d’Oran (18/07/02) le procès «  a été irréversiblement dévié »

« Le procès (…) a laissé au sein d’une large partie de l’opinion un goût amer » (El Watan du 08/07/02) , mais, relativise Le Matin (02/07/02) « les questions posées par le juge à Nezzar ne sont pas dénuées d’impartialité » et « L’opinion publique retiendra la partialité du juge ». (07/07/02) ; pour ajouter qu’en définitive le procès « fut un coup réussi pour l’armée : l’abcès est crevé . Les militaires algériens se sont expliqués » (Le Matin du 11/07/02). Selon ce journal la demande de Lamari est exhaussée puisque c’est ce qu’il demandait : « Avec Nezzar, c’est un procès qui va aller au delà de la diffamation. Qu’on crève l’abcès définitivement » (El-Moudjahid du 03/07/02).C’est bien se qu’avait compris Libération (du 01/07/02) : « Parce qu’il est le plus impulsif d’entre eux, ou poussé par certains de ses pairs, Khaled Nezzar a visiblement décidé de crever l’abcès. Et d’utiliser ce procès en diffamation pour absoudre une fois pour toutes le haut commandement militaire de toutes les accusations portées contre lui »

3.7- LES ENNEMIS

Durant les années de plomb (à l’exemple du bloc communiste dont elle louait le modèle) à la moindre montée de fièvre la presse algérienne montrait d’un seul doigt « les ennemis intérieurs et extérieurs de la Révolution ». Aujourd’hui (par la grâce d’une circulaire – N° 04/90 du 19 mars 1990 – de monsieur Mouloud Hamrouche premier ministre de Chadli Bendjedid) aux côtés de journaux publics il y a de nombreuses publications privées.

La presse est plus nombreuse et officiellement « libérée » de tout lien avec le régime. Pour le moins en ce qui concerne la presse privée. Les procédés qu’utilise cette presse tendent « paradoxalement » à montrer que ce n’est pas le cas. Bon nombre de journalistes de l’école des années ’70 se retrouvent membres de journaux privés (responsables ou actionnaires ou/et rédacteurs).

Au vocable « impérialisme » se substituent d’autres mais l’ennemi est toujours extérieur avec la connivence « d’algériens factieux, ennemis internes, traîtres » ou vice-versa.

Ainsi la presse algérienne publique ou privée fait reposer la responsabilité des multiples manifestations contre le régime et jusqu’à ce procès « intenté par Nezzar » sur « les ennemis de l’Algérie » (intérieurs et extérieurs) sur ces « moutons qui suivront (…) l’éditeur de La Sale Guerre

[aux]

méthodes sournoises » (La Nouvelle République du 29/06/02), et sur « Ali Yahia Abdennour et toute la smala du Kituki » (Le Soir du 14/07/02).

Pour ces journaux cette « machination (Nouvelle République du 01/07/02) est le fait d’ une agrégation de « collusions » allant des « criminels politiques », du «binôme FFS- FIS » à « l’Internationale socialo-islamiste », au « trotskiste Gèze », et aux « héritiers staliniens de Mittérand » ainsi qu’ à « l’alliance de Sant ‘Egidio ». [Les adversaires de Khaled Nezzar, ces] « calomniateurs de tous bords, ont affûté leurs armes pour faire [du procès] une tribune de subversion idéologique au service des intégristes » (El Moudjahid du 01/07/02). « Les criminels d’alliés politiques [des égorgeurs du FIS] nationaux ou étrangers [ont] le champ libre (…) la complicité de l’Internationale Socialiste aidant » (Le Soir d’Algérie du 02/07/02) ,

On retrouve derrière ce procès qui a vu se « confronter le FFS et Nezzar » (L’Expression du 06/07/02) (…) « les partisans acharnés de « la pensée unique » médiatico-politique se rencontrant dans les laboratoires de l’Internationale Socialiste. [Mais] la vision stalinienne des héritiers Mittérandiens a failli en terre française (Horizons du 08/07/02). Finalement « en toile de fond de ce procès (…) se dessine une réponse à la machination échafaudée par l’intrigant F. Gèze, aussi dévoué que le plus servile des bouffons » (…) avec l’aide de cercles socialo-islamistes. » (La Nouvelle Republique du 01/07/02) . « Le procès (…) se meut inexorablement en procès d’une vision aliénante et légitimante du terrorisme. Au banc des accusés : l’alliance contre nature de feu Sant’ Egidio » (Horizons du 08/07/02).

Des déclarations qui confortent et complètent celles des « épigones » du régime selon le mot de Addi Lahouari. ; tous « unanimes. A la manière de soldats disciplinés ils étaient venus à la barre défendre pied à pied l’honneur de l’armée » (Le Monde du 05/07/02). : « Devant une assistance scotchée à ses propos, Ghozali affirme que sa “conviction profonde est de rétablir la vérité contre des assertions qui entrent dans le cadre d’une stratégie de l’intégrisme qui, pour accéder au pouvoir, table sur l’effondrement de l’État, en utilisant la déstabilisation de l’Armée, seul rempart possible à ce projet » (Liberté du 03/07/02). «Interrogé sur le livre de Souaïdia, M. Ghozali a tout d’abord déclaré qu’il n’était pas venu témoigner contre Souaïdia, qui est, selon lui, « l’instrument d’une opération médiatique et d’un matraquage qui ne date pas de ce jour » ». (Le Matin du 03/07/02).

Ce type de déclaration et d’autres du même acabit , de milieux proches de certains cercles du pouvoir sont relayés par la presse algérienne comme nous le montrons ci-dessous à propos de ce procès. Presse algérienne qui ne s’est jamais posé la question de la censure du livre de Habib Souaïdia. « La Sale Guerre que « l’écrasante majorité des algériens ne lira sans doute jamais [car elle] n’a aucun accès au champ d’expression, monopolisé (…) par la minorité qui prétend détenir l’exclusivité de l’honneur national » lit-on dans une pétition

[in : www.algeria-watch.org]

3.8- LES MEDIAS ETRANGERS

Ce point est « naturellement » à relier (au vu des contenus d’articles analysés de la presse) au point précédent. Il est à préciser que ce qu ‘écrit la presse algérienne sur les témoignages des journalistes étrangers durant le procès est porté à la seule rubrique 3.5 : Les témoignages.

La presse algérienne accuse les médias français de partialité, lorsque ces médias justement et au contraire donnent la parole à des hommes et des femmes censurés par les médias algériens.

Ce procès a permis « un débat qui n’a jamais été possible dans les médias[entendre : « en France »] » (El Watan du 02/07/02), « ces médias qui doivent déjà se lécher les babines » (L’Expression du 03/07/02) Mais « la machine médiatique française » (L’Expression du 01/07/02) ou parisienne « si friande de ces joutes suicidaires algéro-algériennes » (Liberté du 14/07/02) a lancé « une campagne » (La Tribune du 02/07/02) où « ruses, astuces, allégations, désinformations et intox sont employés » (El Moudjahid du 04/07/02). Cette campagne « assimile la plainte de Nezzar à celle de l’armée algérienne » (L’Expression du 03/07/02). Or, rappelons les déclarations de monsieur Ghozali après le procès : « Dans une entretien accordé à l’hebdomadaire « El Khabar Hebdo » l’ancien chef du gouvernement reconnaît que l’État algérien a pris en charge tous les frais liés à ce procès. Il déplore cependant que l’État ne se soit pas impliqué politiquement dans le procès » (Algéria Interface du 26/07/02). « Des journaux  (…) ont sous-entendu que Khaled Nezzar défend l’honneur de toute l’armée algérienne à travers ce procès. Les médias, il faut le craindre, ont donné une orientation de mauvais aloi aux débats ».(l’Expression du 03/07/02).

Heureusement que les socialistes français ont été battus aux dernières élections se réjouissent les journaux car « Sans ces facteurs [le recul des socialistes] particulièrement favorables au plaignant, le traitement médiatique aurait [sic] été plus mis [sic] en valeur. Aucun journal [français] en effet, n’a accordé hier son ouverture au procès (…) Des articles particulièrement « orientés » n’en ont pas moins été faits. L’information brute, objective, n’occupe que très peu de place dans la plupart de ces articles. Un cachet politique très clair est collé au procès alors que Nezzar ne mène bataille que pour une simple histoire de diffamation » (l’Expression du 03/07/02).

L’expression fait l’impasse sur la déclaration de Me Jean-René Farthouat avocat de Khaled Nezzar, sur la politisation du procès «Nous n’avons pas engagé cette procédure pour rien. Nous entendons faire une large mise en perspective de tout ce qui s’est passé en Algérie ces dernières années», a-t-il déclaré » dès le 29 juin 2002, (El Watan du 02/07/02)

L’Expression insinue que « sans ces facteurs » c’est à dire si les socialistes n’avaient pas été vaincus aux dernières élections « le traitement médiatique » eut été plus orienté, à l’image de ce qu’écrit « cette journaliste acharnée [et] du qui tu qui [Sic] (…) [et] dans sa haine contre l’Algérie » (APS du 06/07/02).

3.9- LE SILENCE

La presse tut les témoignages de Mehdi Mosbah, de Mohamed Samraoui, de Omar Benderra…Elle se tut aussi sur la falsification de faits historiques.

Lorsque des témoins de Khaled Nezzar (Leïla Aslaoui et Omar Lounis) laissent entendre que la marche du jeudi 02 janvier 1992 a été appelée et organisée par le CNSA (comité national de la sauvegarde de l’Algérie) ils falsifient les faits. Cela est une contre-vérité historique. Ces déclarations sont délibérément incomplètes.

Aslaoui dit (Le Soir, 10 juillet 2002) : « Je peux affirmer qu’il [Aït Ahmed] était fatigué très fatigué même, en proie à de sérieuses difficultés de mémoire (erreurs sur des dates) [Aït Ahmed] a refusé l’idée que c’est à l’appel du CNSA que nous avions manifesté le 02 janvier 1992. Fort heureusement un des artisans- M. Lounis Omar syndicaliste- a expliqué au tribunal comment le CNSA avait été créé et dans quelles conditions la marche a eu lieu. Je me souviens pour ma part que j’avais crié avec d’autres : « Non au deuxième tour, armée, avec nous ». » Cette personne tente de semer le doute sur les facultés intellectuelles de Hocine Aït Ahmed en suggérant sa sénilité. Ces procédés à l’égard notamment de Monsieur Aït Ahmed qui sont anciens, ont cet avantage de caractériser à eux seuls leurs émetteurs.

Ce commentaire d’El Moudjahid (du 06/07/02) : « Omar Lounis (…) fera une large rétrospective sur la création et les actions du CNSA avant d’aborder les objectifs de la grande marche du 02 janvier 1992 » ainsi que celui de l’APS (06/07/02) : « [Aït Ahmed] a soutenu des contre-vérités allant jusqu’à dire que son parti avait organisé une grande manifestation à Alger pour s’opposer à l’arrêt du processus électoral » abondent dans la même tentative de désinformer. Les autres journaux se bandent les yeux se bouchent les oreilles et se taisent. Ce silence participe d’une certaine manière à la falsification de faits historiques.

Quels sont ces faits ?

Le 30 décembre Le Quotidien d’Algérie écrit : « C’est au siège du FFS que Aït Ahmed a tenu [le dimanche 29 décembre 1991] une conférence de presse (…) [Il appelle] à une marche le jeudi 02 janvier 1992 »

Les objectifs de cette marche sont formulés dans un encart publicitaire paru notamment dans Le Matin et El Watan du 31/12/91 : « Refuser la fatalité de la République intégriste après avoir refusé l’Etat policier (…). Sauver la démocratie… » mais « La machine politique qui prépare publiquement l’arrêt des élections se met en branle le 31/12 par la création du CNSA » (Abed Charef, Le grand dérapage. Edition de l’Aube). Le CNSA est créé le 30 décembre 1991 dans des circonstances troubles, notamment par la direction de l’UGTA, des cadres de l’administration publique et des membres du patronat. Cette association est agréée le lendemain 31 décembre. Cette célérité de l’administration est unique. Inouïe. Ce comité est « né dans le bureau du ministre de l’information M. Abou Bakr Belkaïd » (Louisa Hanoune, Une autre voix pour l’Algérie. Edition La Découverte).

Le CNSA appelle (encart dans Alger républicain du 02 janvier 1992) « tous les algériens à exprimer leur attachement au développement du processus démocratique (…) à exiger le respect par tous, de la légalité constitutionnelle… ». Le jour de la marche, « Des centaines de milliers d’algériens ont répondu à l’appel de Hocine Aït Ahmed » (Le Matin du 04/01/1992). « Du balcon de l’hôtel [Aït Ahmed] s’adresse brièvement à la foule, appelant « au respect de la légalité pour éviter une guerre civile » en soulignant « qu’interrompre le processus électoral signifierait cautionner les institutions au pouvoir ». (Le Monde du 04/01/1992).

« La fièvre anti-électorale est relayée par la presse francophone qui multiplie les « une » catastrophiques (…) L’objectif est clair : montrer que la « société civile » appelle de ses vœux l’interruption du processus électoral » (José Garçon ; in Reporters sans frontière « Le drame algérien ». Edition La découverte.). Il est vrai que la presse martèle cette demande d’interruption du processus électoral . Les 5 et 6 janvier « le ministre de la communication organisa une grande conférence nationale sur la presse (…) pour sonder les patrons de presse et les journalistes, et les préparer à la remise en cause des élections. » (Abed Charef, Le grand dérapage). Une des trois tendances qui se dégagent durant cette conférence « est prête à collaborer avec le pouvoir [mais] demande des garanties et des contreparties, essentiellement financières » (Abed Charef).

En définitive qu’est-ce que cette association dénommée CNSA  ?

« Une structure politique mise en place à l’initiative de l’armée, dont Khaled Nezzar était le chef » (AP, le 11/07/02), « La presse salue la naissance du CNSA, une structure née pour défendre la démarche des décideurs » (Le Jeune Indépendant ; avril 2001)

« Appelée par le FFS explicitement pour sauver le processus démocratique à la fois contre la menace islamiste et celle d’un coup de force militaire, la gigantesque marche populaire du 02 janvier devient de glissement sémantique en exégèse journalistique, un refus du verdict des urnes » (La Nation du 06 au 13/01/1992)

CONCLUSION

Les titres de la presse durant la semaine du 01 au 07 juillet sont peu signifiants. Ils reflètent peu le contenu des articles. Les formules utilisées pour désigner le plaignant ou ses témoins si elles ne sont pas élogieuses, le plus souvent elles les valorisent positivement. Parfois, pour faire bonne mesure la presse égratigne Khaled Nezzar lui même ou tel ou tel ancien « haut responsable », témoin de la partie civile.

Habib Souaïdia et ses témoins sont autrement traités. Le parti-pris est manifeste notamment dans le choix des vocables et des symboles que cette presse leur associe.

La presse algérienne ignore certains témoignages, accompagne d’autres de ses commentaires auxquels la majorité des témoins ne peuvent très probablement pas répondre. L’objectif de ces commentaires est d’en réduire la portée. Le procès lui même est diversement apprécié par la presse qui choisit de s’attaquer ouvertement aux ennemis extérieurs et intérieurs ainsi qu’à la presse étrangère (française).

L’espace quantitatif que la presse algérienne a réservé aux témoignages de Khaled Nezzar et ses soutiens avoisine près de 80% de l’ensemble de l’espace consacré aux témoignages. Le traitement réservé par la presse au procès « Nezzar-Souaïdia » est donc à quelques extraits d’articles ou signatures prêts, « orienté ».

Le régime algérien a voulu affaiblir l’opposition démocratique et reprendre l’initiative devant une Europe qui, malgré la signature de l’accord d’association prêtait à nouveau une oreille attentive à l’opposition surtout depuis la parution d’ouvrages dénonçant les pratiques de certains segments de l’armée algérienne et l’immense écho international qui en a résulté. Profitant de « l’aubaine du 11 septembre 2001 », il engage un procès par l’intermédiaire du général Khaled Nezzar, « pour absoudre une fois pour toutes le haut commandement militaire de toutes les accusations » (Libération du 01/07/02) et convie par la même la presse à le suivre . « Le 11 septembre a éclairé la communauté internationale sur l’ampleur du drame que les Algériens subissent depuis des dizaines d’années du fait d’un terrorisme d’inspiration islamiste » (El Watan du 11/09/02).

« Ghozali reconnaît que l’Etat algérien a pris en charge tous les frais liés à ce procès ». (Algéria Interface du 26/07/02). Il ne s’agit donc pas d’un procès en diffamation intenté par « un ex-général à la retraite contre un ex- sous-officier voleur de pièces automobiles ». Il s’agit d’une offensive politique du régime contre l’opposition démocratique qui n’a de cesse de porter les débats sur la nature du pouvoir en Algérie.

L’Humanité (du 01/07/02) écrit : « ouverture du procès à l’initiative de l’armée algérienne représentée par le général Khaled Nezzar [qui] fait partie de ces hommes forts qui, dans le cercle très restreint des décideurs militaires algériens, exercent dans l’ombre le vrai pouvoir en Algérie ». « Ce qui importe pour les avocats du général c’est (…) de contrecarrer la campagne médiatique, laquelle a porté un coup à la réputation de l’armée algérienne ». (La Tribune du 02/07/02). « Aujourd’hui, les militaires ont vraisemblablement décidé de laver ‘’l’honneur de la tribu’’ (…). Tout porte à croire que leurs dernières sorties ne sont pas spontanées. Ils se sont décidés enfin à se défendre (…). Les militaires algériens se sont expliqués » durant le procès. (Le Matin des 13 et 11/07/02).

Cette offensive contient en elle un traitement médiatique approprié au procès. Lors d’une conférence de presse le général Lamari Mohamed déclare : « ce procès (…) Nezzar l’a intenté pour aller au delà de la seule diffamation. Il faut crever l’abcès une fois pour toute » (Le Quotidien d’Oran du 03/07/02). La veille de l’ouverture du procès le ton est donné par un des avocats de Khaled Nezzar qui déclare : « nous entendons faire une large mise en perspective de tout ce qui s’est passé en Algérie ces dernières années ». (AFP, le 29/06/02) car il est insuffisant de dénoncer le seul Habib Souaïdia, qui n’est qu’un « instrument d’une opération médiatique » déclare Ghozali (Le Matin du 03/07/02). Il faut donc dépasser le prétexte de la diffamation et dénoncer toute l’opposition et ses alliés qui veulent « s’attaquer à l’Algérie ou à l’institution militaire » (Le Matin du 11/07/02), d’où la virulence contre toute l’opposition démocratique appelée « alliés de l’internationale socialo-islamiste » , de Sant’Egidio aux « héritiers staliniens de Mitterand »

La presse peut-elle se positionner autrement qu’elle l’a fait ? Non même si, écrit-elle ce procès la gêne. « On comprend que la presse ne puisse se poser (certaines) questions parce qu’elle a des enfants et des parents à nourrir ». (El Watan du 14/07/02) mais surtout parce qu’elle a des engagements de collaboration à respecter.

Il y a lieu de rappeler ici ce qu’écrivait Le Matin (du 11/07/02) : « Le procès Nezzar-Souaïdia fut un coup réussi pour l’armée : l’abcès est crevé. Les militaires algériens se sont expliqués, dans une capitale occidentale [nous soulignons] (…). C’est fait » ; ou bien ce commentaire sans ambages du Quotidien d’Oran (du 04/07/02) : « Une victoire de Nezzar, de l’armée algérienne, donc, [nous soulignons] en France, constituerait ensuite une charge symbolique inouïe. Au quarantième anniversaire de l’indépendance du pays, c’est plus qu’une victoire, c’est l’affirmation d’un rôle qui, (…) devient un facteur de légitimation politique pérenne ». [nous soulignons].

Le Matin ajoute : « Le procès va déborder (…) pour devenir un réquisitoire contre l’armée algérienne, et à ce jeu là, pourquoi se le cacher, il n’y a guère de place pour la neutralité : cette cause est la notre » (01/07/02). Comment alors ne pas rapprocher ces prises de position de ce témoignage de M. Mohamed Harbi qui : « n’hésite pas à dire que «la presse demeure le secteur le plus infiltré par la SM et qu’en l’occurrence, elle demeure le meilleur allié de l’armée». » (L’Expression du 03/07/02)

La presse s’est positionnée et elle avoue sa dépendance : « Nezzar tisse avec certains journaux une véritable lune de miel » écrit Liberté (du 13/07/02) qui se voit vertement répliquer par Le Soir d’Algérie (du 14/07/02) et qui prend pour lui l’écrit de Liberté : « C’est maintenant qu’il faut se mouiller pour un Smic démocratique (…) après il sera trop tard pour (…) venir remuer du popotin ». Mais L’Expression (du 13/07/02) qui écrit : « En s’attaquant à Fattani [le directeur de ce journal], Nezzar cherche délibérément à atteindre une autre cible » confirme ce qu’écrit Liberté mais ne précise pas qui est cette cible qui se dissimule derrière les écrits de Fattani (ou du journal).

Lorsque le Quotidien d’Oran (du 18/07/02) écrit : « L’interview fleuve de Mohamed Lamari, précédée de confidences énigmatiques d’un autre officier supérieur (…) suivie d’une série de commentaires et d’analyses visiblement commandées », il confirme à son tour ces « liens tissés ».

En 1992 deux directeurs (à des périodes différentes) du même hebdomadaire Algérie Actualité, s’accusent mutuellement d’être à la solde des « patrons de la direction générale de la sûreté nationale » , une autre fois un journaliste de L’Hebdo Libéré écrit que son directeur « a mis à la disposition des policiers les dossiers administratifs de certains journalistes » (Ali Yahia Abdennour, Algérie raison et déraison. Edition de l’Harmattan)

« Dans son livre les Nouveaux Boucs émissaires Abderrahmane Mahmoudi [ex directeur de l’Hebdo Libéré qu’il a lancé] qui voue une fascination extrême pour les services de renseignements (…) soutient que « la disparition brutale » du colonel Salah, de la DRS «a très probablement un lien avec sa participation à un mouvement d’officiers supérieurs qui, (…) décident d’installer à la présidence de l’Etat le général Liamine Zeroual, sans passer par la fameuse conférence nationale de janvier 1994. Quelques journalistes, dont deux ont été par la suite contraints à l’exil, et un autre assassiné, avaient été approchés pour assurer la partie médiatique de l’opération». (In Libre Algérie n° 56, 23 octobre 2000).

Depuis de nombreuses années certains cercles du régime « tissent » avec des journalistes ou directement avec des responsables de journaux des liens. Des liens sont tissés sur la base de compromis. La presse est prête à « collaborer avec le pouvoir » (Abed Charef), en contrepartie de quoi le régime la tolère. Ces arrangements ou compromis d’intérêts sont ici entendus au sens de sociation (Vergesellschaftung) que leur attribue Max Weber ; une « entente rationnelle » fondée sur une « constellation » d’intérêts. Il ne peut en être autrement. « Comment pourrait-il exister une presse libre dans un pays sans Etat de droit ? » s’interroge Salima Ghezali (In La lettre de la FIDH, 04/1999).

Les journaux d’opposition ont disparu de la scène médiatique algérienne dans un silence approbateur ou accompagnés de commentaires inacceptables tels que ceux d’El Watan. Lorsqu’en effet à la suite des coups de boutoir répétés de l’administration l’hebdomadaire La Nation disparaît, El Watan (notamment) affirme dans son édition du 13 mars 1997 : « c’est la commercialité qui lui sera fatale » sans autre précaution bien que plusieurs autres journaux qui avaient des dettes beaucoup plus élevées n’ont pas été inquiétés.

La presse algérienne est nombreuse et traite des quantités de questions. Elle met en lumière un certain nombre de problèmes. Elle est indépendante lorsqu’elle aborde des sujets perçus comme non sensibles.

Il arrive que la presse comme nous l’avons écrit donne la parole à l’opposition pour tenter de se départir de l’image, de la position qui sont réellement les siennes mais c’est pour aussitôt cerner cette parole par des flots de commentaires autres, dont l’objectif est précisément de noyer la parole octroyée parfois jusqu’à caricaturer le journalisme, tel cet exemple à propos du procès : « Les témoins de Souaïdia ne disaient pas que des mensonges quand ils pointaient du doigt (…) la responsabilité de l’armée » (Le Matin du 11/07/02).

Mais cette presse est aussi une presse qui soulève des questions très sensibles. Elle est une presse de combat bien qu’il faille distinguer les journaux zélés « va-t-en guerre » (ou outranciers comme la presse gouvernementale) et les autres, ceux qui par la sobriété de leurs commentaires laissent entendre leur incapacité à aller au devant de certains événements, « sans ordre ». Ceux-ci existent difficilement. Lorsqu’elle révèle des compromissions dans le cadre « d’enquêtes » sur des dossiers très sensibles (douanes, importation, islamisme, contrats internationaux de gaz et pétrole) ou lorsqu’elle s’attaque à de hauts dignitaires du régime, ou à des membres de la haute hiérarchie militaire (Betchine, le général Beloucif, les « magistrats faussaires » …) la presse le fait avec le consentement direct ou tacite ou encore sur « ordre » d’autres hauts dignitaires du régime ou d’autres membres de la haute hiérarchie militaire, les « marionnettistes » avec la garantie d’une certaine protection.

Lorsqu’en cet été 2002 une partie de cette presse tente de déstabiliser le président de la République Abdelaziz Bouteflika (« affaire » Orascom), L’Expression (du 08/08/02) écrit pudiquement  : « un lien direct, clair et tranché existe entre cette campagne et celle de 98 [campagne médiatique contre le ministre-conseiller du président de la République Liamine Zeroual les amenant à une réaction « épidermique » : démissionner]. Les mêmes médias (…) et, sans doute, les mêmes sources, pour ne pas dire marionnettistes, sont en charge de la campagne de 2002 (…). Impossible de croire que cette brusque montée au créneau ne répond à aucun besoin politicien ». Abondant dans le même sens Algéria-Interface (du 06/09/02) écrit : « Le « feuilleton de l’été 2002 » ne semble guère, faute de combattants, se terminer par un remake de celui qui a contraint les généraux Mohamed Betchine puis Liamine Zeroual à passer la main, en 1998. (…) Il n’y a pas eu d’unanimité contre Bouteflika ».

Lors de la conférence de presse de Khaled Nezzar durant laquelle il annonçait qu’il allait porter plainte contre Habib Souaïdia, « une vieille révolutionnaire » qui a bruyamment perturbé la conférence interpelle les journalistes présents : « Et vous, vous venez lui faire la cour et lui sourire (…) Venez, ne vous sauvez pas ! Je peux vous apprendre à parler, à être courageux ! (…) Nezzar n’a été qu’un Pinochet, un assassin, un criminel sans scrupule et sans envergure ! » (L’Expression du 23/08/02)

Là aussi, à une ou deux exceptions, les suppliques de cette vieille mère de disparu furent l’objet d’un dédain médiatique général.

« Il y a longtemps que je ne lis plus la presse algérienne (…). Ma conviction est devenue inébranlable lorsque j’ai eu l’impression sordide qu’elle faisait corps à l’unisson dans des campagnes de conditionnement de l’opinion à l’occasion de massacres de populations civiles (…). Elle vire de bord au gré des ordres reçus ». (Maître Hocine Zahouane, Ligue Algérienne de Défense des Droits de l’homme –LADDH- cité par El Hadi Chalabi, La presse algérienne au-dessus de tout soupçon).

La presse algérienne gouvernementale ou privée est dépendante. La formule « à son corps défendant » est ici inadéquate. Cette presse ne pouvait par conséquent traiter équitablement, objectivement le « procès Nezzar-Souaïdia ». Telle est notre conclusion.

Ahmed HANIFI

POUR LIRE LA SUITE DE L’ARTICLE CLIQUER ICI

Le temps d’un aller simple

Le temps d’un aller simple – Marsa édition – Paris 2001

C

 » Personne ne sait quand tombera le crépuscule

et la vie n’est pas un problème qui puisse être résolu

en divisant la lumière par l’obscurité et les jours par les nuits,

c’est un voyage imprévisible entre des lieux qui n’existent pas.

Je peux, par exemple, marcher sur le rivage

et ressentir tout à coup le défi effroyable

que l’éternité lance à mon existence

dans le mouvement perpétuel de la mer

et dans la fuite perpétuelle du vent. »

Stig Dagerman : Notre besoin de consolation est impossible à rassasier

Le temps d’un aller simple s’ouvre ainsi: Machinalement elle l’accompagne jusqu’à la dernière marche. Des larmes coulent lentement sur les joues. Elle fait un dernier geste auquel il ne répond pas. Sinon de l’abîme de son être. Dans un effort ultime, pantelant, il dresse gauchement son index et murmure résigné quelques signes qui siéent à sa condition présente mais qu’il ne choisit peut-être pas. Elle entend : J’ai appris que les mots ne servent à rien, que les mots ne correspondent jamais à ce qu’ils s’efforcent d’exprimer. D’autres  mots s’échappent : Tant de temps passant est-il venu sur l’homme… Toutes les portes se referment. Des lumières s’éteignent, d’autres tournoient. Elle lui tend ses bras son cœur son corps. Tout son être. Elle court trébuche et tombe sur la chaussée enneigée. Instinctivement elle se tient le ventre épanoui. Le convoi s’ébranle enfin vers la nuit cristalline d’où l’homme émergea. Alors que sa mémoire déséquilibrée laboure convoque et ravive des expériences ; de toutes parts des myriades d’éclairs fugaces irradient la surface de son éphémère présent. Il vit :

GAMLA-STAN

« Obligé. C’est obligé d’avoir froid. Moins douze degrés ! Nous sortons du Moulin rouge. Il est bientôt seize heures. La nuit semble définitivement installée dans la tristesse et l’obscurité. J’ai aussi froid que lorsque nous y sommes entrés. Moins douze ! Housia tremble. Je ne lui demande pas si elle tremble de froid ou bien d’autre chose. D’autres salles déversent leurs spectateurs qui s’écoulent dans les rues illuminées. Un autre flot continu d’humanité se meut dans le sens opposé en direction des cinémas devant lesquels il se transforme en de grosses grappes prêtes à faire le pied de grue en attendant les séances suivantes. L’ensemble forme un drôle de gigantesque sablier instable. Les trottoirs sans cesse sablés sont tapissés d’une poudre blanche par endroits luminescente et dense, toujours renouvelée qui refroidit les bruits de la ville. Entre guirlandes et jouets enseignes et ornements, les boutiques de la Mäster Samuels gatan rivalisent de hardiesse. Nous traversons quelques ruelles et bifurquons sur la gauche. De nouveau, nous marchons sur la Drottnin gatan et pas un mot n’est prononcé. Les traces que dessinent nos pas sur les trottoirs, lents ou accélérés, sont immédiatement recouvertes de neige. J’ai froid et soif. Par fournées entières et compactes, dans un mouvement commun, modéré, freiné, les gens s’engouffrent dans le métro presque avec regret. Housia et moi marchons sans hâte. Au bout de plusieurs dizaines de mètres, essoufflée, Housia parle enfin. Moi aussi. Je m’arrêterai bien un moment, les douleurs me reprennent. Moi : Je prendrai bien une bbb boisson chaude.

– Entrons là si tu veux bien. Nous échangeons ces mots et des bouffées de vapeur chaude. Lorsque nos paroles fondent les bulles disparaissent avec. Lorsque d’autres mots surgissent d’autres bulles les marquent au pas. Nous pénétrons dans un bâtiment dont la prestance est fortement ternie et controversée par le poids des années. La foule est abondante dans le centre commercial dont l’entrée est large et absorbante. L’ascenseur nous conduit péniblement à l’étage. Nous sommes dans le Åhléns Café sur la Klarabergsgatan. Les clients y sont nombreux par ce temps à ne pas mettre une idée à l’air libre. Que prends-tu me demande Housia. Un café.

Puis vers le garçon avant de s’asseoir : Två kaffe tack. Je frissonne encore ajoute-t-elle en s’agrippant à mon bras droit comme un naufragé à une bouée. Je repense à l’état dans lequel je me trouvais tout à l’heure. Les mots manquent pour l’exprimer.

Elle ne tremble donc pas de froid. Je lui dis : Tu le dis si bien ; les mots manquent. J’ai froid. Elle précise ; je pense au film Alec.

– Je pense aussi au film. Il y a une scène qui me poursuit dont je n’arrive pas à me débarrasser. Celle de la balançoire. Tu vois? Au moment de la projection elle m’a renvoyé à une autre scène, identique et de même époque. Le même spectacle.

– Ah?

Une scène de « Monnaie de singe » qui figure deux femmes installées dans la balancelle tandis que la lumière de l’après-midi pénétrait les interstices des glycines mauves prêtes à fleurir. La même scène.

– Monnaie de singe…monnaie de singe…

– Le Sud, la guerre 14-18, docteur Gray, les fff femmes…

– Quelle mémoire ! 

– Et les cliquetis des pendules. Inexorables et incessants cliquetis semant tout le long de leur lamentable superposition mensonge et désolation. J’en ai sué. Clic-clac, clic-clac, clic-clac. Pour accompagner mon clappement et détendre l’atmosphère Housia agite le bras en l’air et mime un balancier peu crédible. Je souris discrètement. Un jeune couple triste est assis à nos côtés, indifférent. Mon Dieu. Je ne supporte pas les horloges. On leur prête des qualités que je trouve exagérées. Contrairement à ce que l’on dit, elles n’indiquent jamais la bonne heure, pas même le temps. Comment peut-on -par la grâce d’une formule alambiquée et tarabiscotée mêlant pendule et masse de pendule, pesanteur et période, gravité et que sais-je encore- comment peut-on oser annoncer le même temps pour l’humanité entière ; à la fois pour les Japonais les Inuits et les Massaïs, avec une assurance sans faille à peine nuancée? Voilà une gageure ! Un leurre plutôt. Je préfère le silence aux horloges artificielles. Plutôt le silence que le mensonge. C’est cela. Oui, c’est cela.

Exactement. Mensonges. Il s’agit bien de mensonges. Le poète dit que les cliquetis ou les mouvements d’une montre nous sont destinés. Soit. Horloge ! dieu sinistre, effrayant, impassible, / Dont le doigt nous menace et nous dit : « souviens toi ! / Les vibrantes Douleurs dans ton cœur plein d’effroi / Se planteront bientôt comme dans une cible,.. ». Soit. Les cliquetis nous parlent. Disent-ils pour autant les quatre vérités sur le temps? Sûrement pas. Par la répétition et le harcèlement, les aiguilles développent en nous des sentiments mêlés. Conflictuels. Elles ne nous laissent pas impassibles. Par habitude et par acharnement je le répète. Un tas de mensonges de fausses menaces et de perfidies répétés. Elles se veulent tyrannie, elles ne sont qu’imposture. Ainsi qu’une carte de Suède d’Algérie ou de France ne peut-être la Suède l’Algérie ou la France, la trotteuse ne peut être que leurre. C’est ma conviction. Pourtant combien de nos comportements de nos actions -mes comportements, mes actions- reposent sur ces mensonges, ces illusions. Lorsqu’un menteur veut être pris sur parole il procède de la même façon. Il répète toujours les mêmes mots ; dans un ordre toujours différent, mais toujours martelant les mêmes mots. On a raison de penser qu’il en reste hélas toujours quelque chose. Personnellement j’ai du respect pour quelqu’un qui pense et qui ; par crainte du choix des mots ou pour toute autre raison ne dit pas, mais je n’en ai pas pour celui qui parle parle parle pour sciemment tromper ou pour ne rien dire. Après tout, chacun possède ses propres histoires. Libre à lui de les enjoliver, les travestir, les dissimuler ou pas. Mensonge et diversion contre silence. C’est vrai que cela n’est pas donné de dire ce qu’on pense, ce qu’on estime devoir dire. On estime et on se tait. Mensonges donc. Tant pis pour les cabourgeais et le premier d’entre eux mais un vase plein d’iris toscans ou saturé d’arômes grassois c’est beaucoup plus qu’une quantité de ridicules coups sous verre, mesurés, assénés par d’absurdes et vulgaires aiguilles qui se prennent pour des baguettes de chef d’orchestre. Comment penser un instant que le temps peut… Non non, sous ces coups répétés le temps est pris à partie. Il est pris à partie par un autre temps, une illusion qui lui sont substitués. Parfois je me surprends à rêver d’un monde sans montres sans horloges sans aiguilles sans cadrans solaires -comme cela fut. Un monde où seule règnerait la lumière et j’en tremble… Je me surprends à penser cela et je frissonne à cette saine idée. Je suis pris dans un vertige indescriptible ou presque, comme lorsque l’on est ébranlé par le doute, lorsque tout se met à flotter autour de soi et cela m’arrive assez régulièrement. Je vois des êtres avancer dans un désordre généralisé apparent, fait de commentaires bruyants et d’échanges fraternels. Pas d’horloges. Pas de montres. On ne peut même pas y penser.  Cela n’a jamais existé. L’idée même de lier ses actions à cette illusion que l’on nomme aujourd’hui temps, est inconcevable. Alors on avance chacun selon son rythme. Naturellement. -Dans une pièce, un chat fixe un poisson qui s’agite dans un aquarium. Tous deux semblent patients. Je les observe : quelle est leur expérience de la patience?- On ne peut arriver en avance ou en retard, ni même à l’heure ; nulle part. Quelle que soit l’action entreprise on est ni en avance ni en retard. On ne peut incriminer ni chef de gare ni voyageur ni passager ni quiconque. Personne n’est fautif. Il n’y a pas de faute. Ni remords à avoir. Il n’y a ni gare ni chef de gare. Je me surprends à rêver d’un temps que l’argent et l’empressement indiffèrent quel que soit le lieu. Au nord au sud à l’est à l’ouest nul besoin de montre. A propos pourquoi associe-t-on boussole et montre? C’est pourtant différent. Une boussole n’impose ni un rythme -artificiel- ni un lieu ni rien d’autre. Une boussole indique le nord ou les sept étoiles à qui veut, sans qu’il soit contraint de s’y rendre. Les aiguilles d’une montre, dont les prétentions sont pourtant bien amoindries par leurs capacités, trompent et asservissent les incrédules.

La seule relation que j’entrevois entre boussole et montre est une relation de soumission. Les aiguilles d’une montre ne peuvent se passer des points cardinaux alors que ceux-ci oui. Et cette course à la précision des physiciens du Maryland comme la course à la rigueur des Suisses sont vouées à l’échec car elles ne riment à rien. A si peu. La cible qu’ils visent n’est pas celle qu’ils pensent. Les uns et les autres sont convaincus de vaincre un jour le temps. Hélas pour eux ils ne posséderaient qu’une trotteuse d’espace ; l’espace d’un cadran parcouru en un temps enchaîné à la vitesse. Ne nous ressasse-t-on pas péremptoirement que d = v par t? Pauvre Zénon d’Elée. Comment peut-on honnêtement associer dans une même perspective boussole et montre? Absurdité. Je ne comprends pas.

Tu as compris le film? je parle du film pas du cliquettement des pendules dit Housia doucement comme pour s’excuser du dérangement qu’elle pense m’infliger. Elle se mordille la lèvre comme le ferait un gamin pour se justifier d’un geste ou d’une parole aussitôt regrettés. Or ce n’est pas le cas. Elle ajoute : Il me semblait que tu comprenais peu le suédois?

Nos voisins de table ne nous prêtent guère attention. Pourquoi le feraient-ils? Ils sont déjà démesurément blasés de vivre à les voir ainsi se regardant comme ne sauraient mieux faire des chiens de faïence espagnole et kitsch. On comprend que leur discussion est au mieux légère. Ces périodes noires et froides sont terribles ici. Pour tous les âges. Housia répète ce que j’ai bien entendu. Je tremblote et lui réponds que je n’ai pas compris tous les dialogues : non sinon quelques mots, quelques expressions. Mais tu sais, je l’ai vu trois froids, pardon trois fois ! Oh, il y a belle lurette. C’était à Oran. Je l’avais trouvé infiniment triste et désespérément long. Nous étions à l’époque rancuniers et nous buvions alors les mots venus d’ailleurs, particulièrement ceux qui nous étaient interdits de reproduire même pour le plaisir. Aujourd’hui mon attention a été saisie essentiellement par les images, je veux dire par les couleurs, par les formes. Par leur progression, par leur cheminement. Alors même que les images défilaient, je tentais d’anticiper sur les suivantes, de les deviner. Elles me contrariaient voilà tout. J’avais devant moi deux films qui se superposaient. Celui qui se déroulait devant nous et celui que convoquait ma mémoire.

Cette fois Housia s’arme d’une raquette de ping-pong et d’un lot de certitudes. Pourquoi pas? Je relève le défi.

Elle : la mémoire est prétentieuse, ça joue toujours des tours ça !

Moi : on dit que…

Elle : on dit que même Bergman ne pouvait exprimer avec infaillibilité ses propres intentions au moment du tournage, le sais-tu?

Moi : pour ce qui me concerne…

Elle : tu ne réponds pas.

Moi : je ne suis jamais sûr de ce que j’avance car je ne maîtrise pas toujours les mots que j’utilise. Ttt tu le sais…

Elle : Tu réponds à côté.

Moi : excuse moi, je veux dire…

Elle : moi, l’extrait qui m’a le plus remuée, j’en tremble encore, c’est celui où l’on voit les deux sœurs, délivrées de la troisième, Agnès… enfin pas tout à fait délivrées à vrai dire… ce sont ces moments qui m’ont le plus émue ; lorsque les deux sœurs, forgées dans une haine-amour réciproque se rencontrent. Maria se rapproche de Karin qui la rejette à plusieurs reprises pour ensuite venir la retrouver, lui demander pardon. Elles finissent par s’enlacer et se parler, se caresser, fraterniser comme elles ne l’ont jamais fait auparavant, sous les gémissements incessants et harmonieux d’un violoncelle-arc-en-ciel et sous le regard verré distant de la caméra qui s’incruste tour à tour dans l’un puis dans l’autre des deux visages, dans ces êtres noirs, encerclés de rouge et pénétrés par la culpabilité, noyés dans la souffrance. Une renaissance ! Ca  m’a remuée. J’ai été saisie à la fois de nausée et d’admiration. Ca m’a glacée… J’ai pleuré. Je ne sais pourquoi j’ai pensé à toi. J’ai pensé à Katarina aussi. J’ai voulu fuir.

(Elle se collait contre moi).

Je la retiens par la main et dis :

– Nous devrions nous parler jour et nuit !

– Ja ! Viborde talas vide dag och natt ! Car il est vrai que notre besoin de consolation est stig…

– Pardon?

– Nous devrions nous parler jour et nuit !

– N’est-ce pas. Je disais que certains des mots que je prononce signifient parfois plus que la situation elle-même, plus que l’expérience que je souhaite partager ou seulement expliquer. J’ai l’intention de dire une chose et voilà que j’en dis une autre. Les mots sont sibyllins ou prétentieux comme tu dis, eux aussi. A la moindre inattention ils échappent au sens premier qu’ils portent et qu’ils trahissent par des contorsions ou bien souvent ouvertement directement, sans ambages. Il n’est pas aisé de les indexer à telle situation ou à telle expérience ! Beaucoup de gens savent y faire. Moi non. Et crois-moi il s’agit moins de choix que de guerre. Une guerre presque naturelle qui m’a été imposée.

– Une guerre imposée? comment?

Ah, ça… cela vient de loin. Une guerre. Oui, une guerre ! Larvée. Chez moi les mots et les émotions se mènent une guerre sans merci. Insidieuse mais permanente. J’ai un faible prononcé pour les émotions car elles ne me trahissent jamais. Les mots oui. Ils sont comme des joueurs sur le qui-vive, calculateurs et froids. Les mots ne me trahissent jamais.

– J’ai vu, j’ai vu.

– Non, non, non ! Les émotions nnn ne me trahissent pas. Les mots oui. C’est ce que je t’explique. Mais une fois couchés sur du papier ils sont cuits. Ils ont beau papillonner, ils sont faits comme des mouches prises dans le serpentin, dans le tue-mouches. Je les observe les triture les range les réduis les étale les trucide les remplace par d’autres moins désinvoltes.

Housia s’énerve et crie. « C’est pourquoi je dis j’ai vu, j’ai vu ! » Je lui suggère de ne pas crier. « Je ne crie pas ! »

-Tiens, une belle citation me vient à l’esprit. J’ai appris que les mots ne servent à rien, que les mots ne correspondent jamais à ce qu’ils s’efforcent d’exprimer. C’est beau n’est ce pas? A propos, toi par contre tu parles pour ainsi dire, parfaitement le français. Quels progrès ! Il y a longtemps que je voulais te le dire. Voilà qui est fait. Penses-tu que nous sommes en avance? Housia jette un regard vers le bâti dormant de la porte d’entrée au moment où l’on nous sert les cafés.

– Tack ! Nous avons le temps.

– A ton avis que penserait Katarina du film?

– Oh, alors là… C’est pas si simple tu sais.

– J’ai hâte de connaître ses réactions lorsque nous lui raconterons

– Je les connais ! Je l’entends et la vois nous répondre : « Vous auriez pu choisir un film plus léger. Ce film est difficile et toi tu n’aurais pas dû aller le voir dans l’état où tu es ».

(Il est vrai que son physique métamorphosé en impose. Elle voulait un enfant mais pas le père. Qui fuit de toute manière. Elle a gain de cause. La première manche est acquise. Reste l’enfant.

« Il aura deux prénoms » m’avait-t-elle averti dès les premiers jours. « Tu peux me proposer quelques prénoms arabes? » J’ai protesté en douceur pour la forme avec force gesticulations : « Pourquoi pas algérien? » Finalement de tous ceux que je lui ai proposés elle choisit après une mûre méditation un prénom à la fois arabe et algérien probablement pour ne pas me vexer, mais sans doute pour le suintement de sa sonorité  Ya-Sin. Celui-ci

parmi tous.

– Que veut-il dire?

– Rien. Enfin, si. Ya et Sin sont deux lettres de l’alphabet. Arabe. Mais c’est surtout le titre d’une soura du Coran. La plus appréciée des musulmans. Elle est dit-on, le cœur du Livre . Je ne saurais te dire de quoi elle traître elle traite ». Elle a beaucoup rit de ce lapsus. Que dira-t-elle à Ya-Sin?.)

Brutalement profitant de mon égarement elle saute du coq à l’âne et dit :

– Pourquoi tu souris? tu ne verras pas Ya-Sin. Partir, quelle idée. Ca ne va pas?

– Mais toi, qu’as-tu à me poser cette question là, maintenant, tu crois que c’est mon choix?

– Explique-toi !

Je lui réponds stoïque que si je suis arrivé, c’est bien pour partir non? Je ne vais pas m’éterniser ! Et même si je le voulais je ne pourrais pas rester. Cela ne dépend pas de moi, c’est comme la richesse ou la célébrité, cela ne dépend pas de moi. Tout a une fin. Les choses ont une fin. Le bonheur les plantes – et même le gui ! – les hommes les voyages ont une fin ! Et je ne suis qu’un homme après tout, ma liberté de choix comme celle de tout homme ne s’épanouit que dans l’illusion.

J’ai depuis longtemps tout préparé. Mes réponses et même les questions. J’ai toutes les réponses qu’il faut au cas où… J’ai tout préparé mais elle ne me pose aucune autre question. Elle ne m’interrogera plus sur les évidences. (Je le regrette car je pense que les évidences doivent être exprimées tout comme les banalités. Formuler des évidences ou des banalités c’est autoriser le questionnement. Derrière les évidences il se cache souvent des réalités insoupçonnées. Enfin…). Je crois même qu’elle se fâche. Je ne la regarde pas. J’ai pourtant bien envie d’ajouter que ma conviction ici est faible, que j’aimerai la renforcer, que la fin ce n’est pas très important. Je voudrai ajouter que je crois à la fébrilité du vivant, aux cycles, aux mouvements. Eux sont éternels même si chaque individu dans sa consistance toute relative, a atteint ses propres limites, son propre horizon, sa propre réconciliation, sa propre vérité. L’humilité de l’homme devrait être incommensurable. J’ai un fort désir de lui dire tout cela pour aller jusqu’au fond du problème, car les évidences il faut leur faire face. Les clarifier, les dépouiller. Une force

 incontrôlable m’invite au silence. Je me tais. Un long moment a passé. Je dus lui causer du dépit.

– Tu es parfois comme Katarina. Je te demande quelque chose et toi tu me réponds à côté. Souvent avec Katarina c’est pareil ou pire car elle se cherche dans l’adversité. Elle me cherche. Hier encore, tu as bien entendu : « et le resto, c’est le resto qui était prévu ! ». Elle a bien dit cela. Elle sera en retard alors qu’elle a promit d’y être avant nous. Excuses-moi mais je pense qu’elle exagère un peu depuis quelques temps. Depuis plusieurs mois. Depuis que je suis dans cet état. Je dirais même, depuis que tu es arrivé. Et toi tu procèdes pareillement.

Ces jours ci l’une et l’autre abusent et exploitent ma faiblesse ou ma patience. A tour de rôle. Je ne prendrai pas position, même si parfois elles sont au bord de la crise de nerf ; non que je n’aime pas prendre position mais cela ne me semble pas important. Encore moins aujourd’hui. Son état physique influe sur son mental. Que veut-elle? Quoi qu’elle puisse vouloir je ne suis plus disposé à jouer à l’arbitre au premier coup de sifflet. Je n’en ai ni la force ni la volonté. Je lui dis haut et fort :

– Ecoute, tu ne vas pas de nouveau te fâcher avec ta mère au prétexte que je réponds comme elle par des biais à tes interrogations. Si tu veux mon avis, ce qu’il faudrait c’est qu’une tierce personne mais ppp pas moi, intervienne pour vous réconcilier. Elle écarquille ses grands yeux, immenses et pleins de malice. Sans colère.

– Une tierce personne? Nous réconcilier? Mais… c’est de toi que…

– Vos scènes me font penser à une anecdote qui n’a plus d’âge mais que je trouve correspondre à ce type de situation.

– Aha…

Tu sais que Nyar est un ami d’enfance. Je le connais de bout en bout. Autant que je me connais. J’ai beaucoup d’affection et de respect pour lui. Vice versa. Jeunes nous étions déjà souvent ensemble. Nous aimions ensemble jouer au football, aller à la mer au cinéma -Nous avions tout notre temps depuis que nous fûmes la même année renvoyés du collège pour n’avoir pas su comme beaucoup d’autres trouver un faux père ou frère qui pût par une quelconque parade impressionner le principal ou les maîtres et nous extraire de l’impasse.- Nous n’avions pas toujours

le même regard sur les gens, la vie. Souvent nous avions des difficultés -à défaut d’arguments sensés- à mettre fin à des querelles nées de nos divergences. Nous finissions par partir chacun de son côté. Nous ne discutions pas vraiment, vois-tu. Le lendemain nous n’y pensions plus. Mais une brouille nouvelle guettait toujours au creux de nos rencontres. Un jour, une fois de plus nous nous sommes accrochés sur une futilité. Mais pour nous, à cette époque c’était tout, sauf une futilité. Nous en sommes presque venus aux mains. Un inconnu, un vieux monsieur, un étranger nous emporta dans un tourbillon pédagogique à propos de l’amitié, l’éphémère, le rire et la futilité justement, pendant un temps qui semblait ne plus vouloir s’arrêter. Par respect nous ne bronchions pas. Puis Nyar le soupçonna de défendre mon point de vue. Il le lui dit. Je rouspétai et à mon tour j’accusai l’étranger d’être contre moi. L’étranger finit par avoir le dessus puisqu’il nous réconcilia. Difficilement mais il y parvint. Ce monsieur -c’était un brave monsieur- est resté quelque temps à Oran. Il devint un grand-père en quelque sorte, un grand maître. Nous apprîmes beaucoup de lui. De nos jours encore, plusieurs fois il me semble l’avoir croisé. Drôle de situation, de sensation. Tiens, hier ; je t’ai dit qu’au National muséum j’ai vu un type qui lui ressemblait !

– Je m’en souviens.

– Je dois avoir la berlue.

(Le portrait l’empêchait de dormir. Quand il était loin de Londres, la terreur s’emparait de lui à l’idée que d’autres yeux que les siens pussent le voir).

Housia regarde l’heure comme elle aurait regardé le ciel ou un objet quelconque. Elle oublie ses interrogations. Elle dit poliment : « Ah oui ». Je sais maintenant qu’elle s’impatiente pour sortir. Le café n’en est pas un. Ni le bâtiment ni le liquide. Centre commercial pour l’un, jus de chaussette pour le second. Il provient peut-être d’un caféier local, un caféier du nord. Non, je ne suis pas irrévérencieux en pensant cela. Mais nous avons bien fait de quitter les lieux sitôt réchauffés. La salle était comble et bien chaude. L’essentiel.

Nous suivons le boulevard Vasabron puis empruntons Vasterlång gatan dans la moyenâgeuse Gamla-Stan, un îlot de vieilles demeures et de ruelles serrées les unes contre les autres flottant entre le populaire Södermalm et Norrmalm. Derrière la cathédrale nous pénétrons sur notre gauche dans Stortorget. En ces lieux la foule est épaisse. Il y a beaucoup d’hivernants étrangers. Ils sont reconnaissables aux tics qui secouent leur tête dans tous les sens comme s’ils voulaient conserver tous les détails de la vie et des choses, y compris dans la pénombre. Ils sont aussi bruyants que pressés. Encore une fois je demande l’heure à Housia qui, de nouveau ne répond pas  Le jour a déjà froidement tiré sa révérence depuis au moins seize heures. Quelle heure est-il? Monumentale et donc dédaigneuse, la bourse demeure de marbre et de prestige. Je n’insiste pas mais cela m’agace. Stortorget est une belle place ceinturée de bas immeubles illuminés dans laquelle plongent deux rues piétonnes. Au centre un ensemble de fontaines sont plantées, chacune orientée vers un coin de la place. Le peuple de Stockholm fait son marché de Noël dans une allégresse feutrée, mise à mal par l’angoisse noire générale qui recouvre le pays chaque année à la même période plusieurs mois durant. L’eau ne coule pas. Dans la gueule de chaque dragon dont les têtes ornent les sources s’est formé un bouchon. Je prends mon bloc-notes et y couche quelques commentaires supplémentaires sur ces moments. Mon stylo et mon bloc-notes sont des objets qui forment une excroissance de mon être. Nous avons grandi ensemble. Ils sont ma seconde nature. Sans mon stylo sans mon agenda je deviens ver de terre. Nu. Ils sont mon issue de secours lorsque je suis bâillonné par le diktat des paroles. Il m’est difficile de vivre sans utiliser ce privilège, le privilège de pouvoir figer des appréciations montées au forceps, sur le monde et sur soi et de redécouvrir, intacte et sans nostalgie si possible ; des mois, des années plus tard, enfouie dans des mots forteresses allongés sur le papier jauni, l’atmosphère du moment. Evidemment. L’eau ne coule plus donc. Figée. Le froid a raison de sa fluidité comme l’eau a raison  d’un château de sable monté sur une plage d’été bariolée. Depuis une semaine une masse d’air arctique précoce et exceptionnelle s’abat sur toute une partie du pays entre Älvkarleby, Stockholm, Arkiva et Kiruna du Lappland. Ici la température atteint douze degrés Celsius en dessous de zéro. Je ne tiens plus. Les gamins ne sont plus là. Les ouvriers, reviendront demain s’acharner sur des canalisations en piteux état. Depuis plusieurs jours des milliers de minuscules flocons étoilés, en apparence semblables, mais combien réellement variés parfois par groupes enchevêtrés les uns aux autres, parfois épars, glissent mollement vers le sol à l’instar des trapézistes qui se laissent choir le long de cordes arquées invisibles ; muets. C’est l’anarchie. Et cette eau visqueuse qui ne coule plus. Peut-on accepter un instant une fontaine sans eau? Voilà. C’est exactement pareil. Pourquoi l’eau ne coule plus? Cela n’est même pas de la faute de l’homme. Il n’y a pas d’eau. C’est comme les aiguilles de tout à l’heure. Je pourrais dire des choses à ce propos. Le sapin est couvert de mille et une guirlandes, de paquets, de boules de Noël et de feu. Il est beau et immense !

– Des oreilles aux orteils je suis gelé.

– C’est par-là.

Nous revenons vers Västerlång gatan. Nous la remontons puis la traversons pour prendre un passage voûté. Nous pénétrons dans une sorte de restaurant populaire qui se trouve à quelques pas sur la droite, le Kebab Café. Lorsque Housia pousse la lourde porte double-vitrée et embuée, tout un assortiment d’odeurs transportées dans une bulle d’air chaud nous attire jusqu’au fond de la salle près d’une belle terrasse. Elle fut naguère fleurie. Nous nous approchons d’une des quelques rares tables orphelines et nous y installons. A l’extérieur, sur la terrasse inaccessible, il ne reste que des corps de plantes rabougris, flétris. Le temps y est pour quelque chose. Au patron qui accourt vers notre table -ce n’est peut-être pas le patron mais il en a l’air ; l’air renfrogné- nous faisons signe de patienter. En fait, je lui fais « après » en simulant un grand cercle que je profile avec mon index gauche. Je renouvèle le même geste. Il tente avec son regard ombrageux d’insister. « Jag förstår inte » dit-il et repart pas très heureux. « Ja ja » dit Housia en dégageant le clapet de son téléphone qui se met à sonner. Des clients se retournent. Elle se lève, évite des regards et des chaises, s’excuse et tente en vain d’ouvrir la porte qui donne sur la terrasse. Elle se dirige vers la sortie, échange quelques paroles. Elle revient au terme d’un court moment et désactive son téléphone. Elle sourit.

– C’était Katarina. Elle nous rejoint dans une demi-heure.

– Mais, c’est ce qu’elle nous a déjà dit tantôt.

– Oui mais enfin… Tu n’as rien commandé?

– Tiens voilà le patron.

Auprès du patron -il en a l’air- Housia s’excuse pour la communication. Je comprends qu’elle lui explique la situation. Il sourit en me regardant. Je lui renvoie poliment sa politesse.

– One bier please. Två !

La soirée s’annonce des plus intéressantes. Les serveurs s’agitent avec dextérité. Ils étalent fièrement dans ces circonstances l’art d’esquiver les coups de leurs collègues, de tenir debout, de ne pas glisser quel que soit le poids ou le nombre d’objets qui garnissent leur plateau -haut sur leurs cinq doigts, voire trois- d’arriver à destination, de servir, sourire et revenir pour un nouveau tour en évitant méthodiquement le panneau de la porte-battante de la cuisine. Justement, l’un d’eux faillit me contrarier. Sur le côté un jeune homme s’esclaffe. Nous pouffons à notre tour. Les deux mains ouvertes, plaquées contre son ventre, Housia ne s’aventure pas plus. Elle tente difficilement de contrôler son rire. Le brouhaha s’accommode des lieux et s’amplifie dans un îlot de fraternité bientôt plus forte, tissée par les échanges et les éclats de rire, encouragée par toutes sortes de remontants.

– Ca va? restez assis. Ca a été le ciné? racontez un peu.

Nous apprécions la discrétion calculée de Katarina. Elle dépose mon sac de voyage.

– Merci.

Alors? dit-elle. Nous lui parlons de Viskningar och rop. Elle n’apprécie effectivement pas. Housia glousse et Katarina change aussitôt de sujet de conversation. Housia et sa mère prennent chacune un Janssons frestelse. Quant à moi, j’ai assez englouti de kåldomar et de Köttbullar och potatis, je préfère me laisser tenter par un bon plat du sud. Devrai-je dire de chez moi? Un bon vieux plat de felfla. Ail poivrons verts et huile d’olive. Sur ma droite nos voisins s’en donnent à cœur joie. Comme ils ont -de toute évidence- plusieurs tours d’avance ils entament une chanson à boire comme s’ils étaient devant l’arbre sacré de mai : He-lan går, sjung hopp falle rallan rallan lej !… et glou et glou. Plus tard, à leur invitation nous nous joignons à eux, d’autres clients font de même et puis tout le monde. On jurerait que l’hiver et la désillusion qu’il charrie sont loin tant la joie et la spontanéité sont immenses et réelles. Le patron -est-ce un turc?- offre plusieurs tournées. Une vraie fête d’adieux !… Alors avec Young nous reprenons et buvons en chœur. Then I ran into… L’air m’est tellement familier que les notes et paroles dansent dans ma mémoire avant de jaillir des amplificateurs de la chaîne hi-fi du restaurant. Les unes après les autres elles figurent un filet comme des gouttelettes d’une eau de jouvence, et viennent se jeter corps et âme contre nos tympans jouisseurs. La vie ! Then I ran into the hangman, he said « it’s time to die ». You gotta tell your story boy, you know the reason why… Je me croirais au Casanova. Il y a là pas moins de trois douzaines de personnes. Personnel compris. Cela fait beaucoup trop de monde pour un si petit espace débordant d’humanité et de générosité. Une plage de vie. Quelques écrans diffusent une lumière artificielle vive qui contribue à rehausser le moral général. Les huit vieilles tables sont assiégées. Les bougies vivantes qui les garnissent font danser les ombres des bouteilles vides et nos silhouettes sur le mur décrépit. Les flammes s’étirent vers les lampes électriques pendues, inertes et vaincues, peu soucieuses. Jusqu’au dernier souffle consumé, aussitôt renouvelé.

Katarina me glisse un objet entre les mains. Elle dit simplement : C’est ta fête non?. Ses mots sont les mêmes à mille lieues temporelles. Nous étions alors emportés l’un et l’autre. L’un contre l’autre, corps unique dans un tourbillon de mots de gazouillis de couleurs de paysages et de parfums ; de bonheur et de silence. D’émotions. Ce soir ses mots sont fraternels et ses yeux affectés.

– Ma fête, quelle fête, qu’est-ce?

– Ben qu’attends-tu, défais le paquet !

– Non, c’est pas vrai, c’est merveilleux, vraiment merveilleux ! Je vous embrasse ! Je n’aurai jamais suffisamment de mots pour vous demander pardon, heu… pardon ; je veux dire pour vous remercier pour tout ce que vous avez fait pour moi depuis le début. Je vous embrasse ». D’autres sons restés en travers, muselés, rebroussent leur chemin dans ma gorge sèche.

« Happy birthday » dit une voix. « Är det en kompass? » demande une autre. « Javisst, heu… sure it’s a compass ». Et une magnifique montre électronique.

Ah d’accord ! (« Quelle heure as-tu? Depuis que j’ai égaré ma fichue montre je suis perdu. Pourquoi souris-tu? J’y tenais beaucoup tu sais… Comment ai-je pu? Elle a appartenu à ton grand-père. Je te l’ai dit non? ») Ah d’accord !

Le groupe frénétiquement tape dans les mains sur les tables sur les bouteilles ! Mais il fallait que ce moment arrive. Katarina se lève. Elle s’excuse de devoir nous quitter. Elle est tirée par la manche. Elle se relève une nouvelle fois et s’excuse de nouveau toujours souriante et triste. Je me lève aussi. Difficile. Une chaise tombe à la renverse. Je happe un clin d’œil azur mouillé qu’elle adresse à sa fille. De nouveau elle m’embrasse à quatre reprises et file. Je devine une larme à l’œil… You gotta tell your story boy, you know the reason why. Are you ready for the country, because it’s time to go…

– N’oublie pas ton sac de voyage me crie Katarina. Tu as tout le reste j’espère. Aussitôt la lourde porte poussée une bouffée d’air glacé nous enveloppe. Elle est déjà dehors. Je suis seul à tenter une réaction. La porte se referme. Je ne la verrais pas se retourner. Je l’imagine: tête baissée, elle fait quelques mètres ; la voilà qui ralentit. Elle tourne la tête, son regard brouillé fixe mal l’entrée du Kébab. Elle ne supporte pas les adieux. Qui les endure? Les uns dansent les autres applaudissent. Nous trinquons tous. C’est la contagion. Je me rassieds. Housia dit seulement, les deux mains en entonnoir collées à mon oreille : c’est rare ici de faire comme cela. Je l’imite et crie car il faut bien répondre : c’est pour moi, tu n’as pas compris? J’ajoute :

– J’espère que tu m’accompagneras n’est ce pas, jusqu’au bout hein? »

– Mais pourquoi maintenant?

– Je t’ai déjà répondu. Cela ne dépend pas de moi. » (Le moment lui seul peut éventuellement dépendre de moi. Je ne suis pas heureux. Ma conscience a fortement inoculé ma soirée de sa prestance abyssale ; plus que d’habitude.) Puis je me lève de nouveau.

– Excuse-moi.

Je me rends aux toilettes et m’enferme le temps d’absorber mes psychotropes. Ai-je avalé trois, quatre ou six comprimés? Peut-être plus. Je referme le vieil et encombrant robinet d’eau. Je finis par trouver mon carnet sur lequel je porte ces mots : « je suis trop conscient pour être heureux. Pardon » . Puis, je remonte. Nous avalons d’autres alcools. Are you ready for the… L’euphorie nous menace le temps glisse et le patron exténué s’impatiente. Nous tentons de nous défaire des autres noceurs. La troisième tentative est la bonne. Housia et moi quittons cette folie sous des hourras gênants que nous lancent les plus spongieux des fêtards. Nous allons sans presser le pas en direction de la station.

– Pas trop lourd le sac? »

Nous marchons une centaine de mètres. Peut-être plus. Je ne suis pas bien. Je propose de nous arrêter. Quelques couples pressés ralentissent, hésitent, passent se retournent par habitude et reprennent leur chemin. J’imagine un instant leurs pensées que je colore en noir. Je ne peux leur en vouloir. Ils nous ressemblent. Je prends sa tête dans mes mains brûlantes et l’attire contre la mienne. Les larmes ne sont pas amères. Un vide accablant s’embusque dans mes pensées. Il est le fruit du dégoût. Indéfinissable dégoût. Est-ce du désenchantement? et pourquoi? Non. Non… Le voyage est accompli et il n’y a nul plaisir à le contempler après. On devrait avoir plus de plaisir à accomplir un bienfait, une œuvre ou un voyage qu’à les admirer ou les regretter les yeux plongés dans le rétroviseur de sa propre vie. Les vivre oui, mais à quoi bon les contempler? Une fois satisfaits il faut les prendre tels qu’ils sont : Achevés, inconvenants, creux. Cuisants peut-être aussi. Cela fait 2000 ans qu’on le dit. Iam fructu artis suae fruitur… Les branches qui nous portent finissent toujours par pourrir. Alors… Ce n’est que trop facile à dire. Nous ne pouvons que.

Lorsque le moment se présente -redouté ou sereinement attendu, parfois même décidé et programmé- il faut dignement  le saisir. Instinctivement Housia me suit ; écrasée, effondrée dans le silence. Quel mot, quels mots prétentieux suffisants, pourraient traduire nos émotions, nos troubles ou oseraient en ce moment refléter ce qui même les précède, les enfante ; ces rythmes intérieurs indicibles. De nouveau je demande à Housia un moment de répit. J’implore son pardon.

– N’oublie pas Ya-Sin, Ya-Sin.

Je sue un peu plus. Des picotements pianotent de plus en plus vite et fort, le long de mes bras et avant-bras. Les tiraillements y sont plus vifs. A hauteur de Elsegatan le sac à dos se dégage et glisse le long du bras gauche. Mes doigts engourdis ne peuvent plus rien retenir. Il plonge sur la chaussée blanchie.

– Alec !

Ma poitrine se comprime, se déchire. Je manque d’air et d’eau. Mes jambes me lâchent. Brusquement le ciel s’écroule. Jamais la terre ne fut si basse. Ciel et terre sont maintenant confondus. Je sombre dans le blanc, cerné par ma propre vérité.

– Alec !

Il a suffit d’un instant. J’entends : « Snälla, snälla, kala på en ambulans ! ». Est-ce elle? J’ai chaud. Des bruissements alentours flottent puis se font voix. Je devine des têtes casquées, des blouses blanches qui tournoient dans un jeu de lumières. Les yeux sont avides et blancs. Eux aussi tourbillonnent à la recherche d’autres yeux ou d’autres soutiens ou quelque encouragement. Quelques bouches se tordent, s’ouvrent, se contorsionnent. Je ne reconnais personne. Devrai-je reconnaître quelqu’un? C’est carnaval. Quel rôle m’est attribué? Et tous ces gens en bas qui s’affairent autour de moi ; est-ce une idée? Une vue de l’esprit? Pourquoi? Une sensation agréable désormais m’accompagne.

– Razi !

Je ne réponds pas. Le puis-je? A quoi bon. Je glisse sur les eaux accueillantes d’une rivière lactescente. Je leur souris. Je Lui souris et Lui tend mon gauche index. Des mots que toute leur vie ma mère sa mère et ses aïeules n’ont cessé de me répéter, de nous répéter, s’insurgent, se révoltent et s’échappent. M’entend-Il ? Est-Il seulement là? Ach’ hadou en’ la Ilah. J’ai appris que les mots ne servent à rien, que les mots ne correspondent jamais à ce qu’ils s’efforcent d’exprimer. Ma mémoire s’emballe au seuil de ma conscience.

– Far !

Ah ! Il lui est aisé maintenant de dérouler à sa guise des bribes de ma propre histoire ! Ma mémoire est souveraine. Elle n’en fait forcément qu’à sa tête. Pour combien de temps? Housia ! Eva ! Kata… Ce sont là les premières pages du roman Le temps d’un aller simple.

  

Assassinat de Matoub Lounès

Paru in Libre Algérie – Octobre 2000

Canal+ diffuse demain mardi 31 octobre un reportage de 25 minutes sur l’assassinat de Matoub Lounès le 25 juin 1998. C’est un condensé explosif qui donne la parole à la famille du chanteur, à des villageois et d’autres témoins directs de l’attentat. Pas moins de 18 témoignages tissent le documentaire. Certains sont perplexes d’autres accusateurs. Rappelons le contexte dans lequel est intervenue cette tragédie.

Ces premiers mois de 1998 se caractérisent par un climat délétère:. En effet :

  • En mars monsieur Sané (AI) appelle à une action « immédiate et effective » pour mettre fin à la crise des droits de l’homme en Algérie.
  • Le 4 mai le responsable de l’ONDH reconnaît pour la première fois l’existence de centres secrets de détentions.
  • Le 9 mai les ministres des affaires étrangères du G8 exhortent le pouvoir algérien à autoriser l’envoi d’une mission de l’ONU
  • Durant tout le mois de juin de larges échos sont donnés à des articles au vitriol d’un responsable de parti visant particulièrement Betchine pour le déstabiliser. (1). Deux ans plus tard ce même leader politique siègera dans le nouveau gouvernement.
  • Le 17 juin Amnesty International publie son rapport annuel.: « …le pouvoir algérien a reconnu que de très nombreux membres des forces de sécurité ont été arrêtés pour des crimes commis depuis 1995 et précédemment imputés à des groupes armés tels que le GIA… »
  • En juin le mouvement de protestation dénonçant la loi « scélérate » s’amplifie. Cette loi « portant généralisation de la langue arabe » va prendre effet le mois suivant.

Le documentaire

Le documentaire s’ouvre sur un groupe de « patriotes », des membres de la hiérarchie militaire et des cadavres anonymes. Les images sont insoutenables. Il s’achève 25 minutes plus tard sur le chanteur, debout les doigts formant le V de la victoire.

Le commentateur précise que d’emblée à l’enterrement de Matoub Lounès « la foule est persuadée que le pouvoir est le véritable commanditaire de l’attentat »  ajoutant que « d’étranges repérages ont été effectués »

Le premier témoin est direct et formel :  » depuis des mois…un officier de la SM connu venait chaque jour faire un petit footing le long de la route. Dans la région tout le monde le connaît… »

Plusieurs villageois de Tala-Bounane ont tenté d’alerter les autorités sur la présence « d’étrangers armés se promenant en plein jour », en vain. Pris de panique légitime ils ont alors décidé d’attirer l’attention d’ONG et de médias internationaux. Voici le cri de détresse de ces habitants lancé aux autorités le 22 juin 1998 :

 » (…) des individus armés (…) ont réussi à installer dans le village un climat de peur et de terreur (…) nous vous interpellons et attendons de vous une intervention rapide et efficace avant qu’il ne soit trop tard. Dans le cas contraire vous serez tenus pour seuls responsables devant la justice et l’opinion internationale. »

Par ailleurs le matin même de ce jeudi 25 juin 1998 selon un autre témoignage appuyé par la mère de Matoub, un camion de l’ANP a déposé un groupe de militaires dans les parages. Certains parmi ceux-ci ont « ordonné aux habitants de ne pas sortir car ils (les militaires) préparaient un ratissage ».

Les questions

Compte tenu de ce documentaire et des interventions des différents protagonistes depuis trente mois, de nombreuses interrogations persistent.

  1. Que sont devenus les véhicules (Jetta et 4X4) dont la presse s’est faite l’écho dès le lendemain de l’attentat?
  • Comment expliquer que le véhicule de Matoub est parfaitement garé – sur la terre battue entre un panneau de signalisation et un talus de l’autre côté de la chaussée – alors que quelques secondes auparavant il essuyait des tirs de tous côtés?
  • Pourquoi les gendarmes qui ont qui ont entamé une enquête ont été mutés quelques semaines après l’attentat?
  • Pourquoi Noureddine Aït Hamouda a-t-il promis à Matoub en décembre 1997 un visa pour la France pour son épouse pour ensuite « bloquer » plusieurs mois le passeport de celle-ci « obligeant Matoub qui vit en France à rentrer en Algérie pour débloquer la situation? »

Pourquoi une fois en Algérie Matoub n’arrivait-il plus à joindre ses amis au téléphone « comme Sadi et Aït Hamouda » ne serait-ce que pour récupérer le passeport de son épouse « même sans visa »?

  • Le commentateur du documentaire avance que le RCD « propose un marché à Nadia à savoir des visas pour elle et ses sœurs pour rejoindre Paris en échange d’une conférence de presse accusant le GIA »?

Appuyant ces propos Ouarda l’une des sœurs de Nadia déclare que cette dernière « a fait une conférence de presse et on a eu nos visas. C’est comme cela que ça marche »

La question est alors la suivante : Quelle serait l’ étendue de ce « marché »? Nadia a-t-elle tout dit?

  • Plus tard révèle Nadia, le RCD lui a demandé d’accuser les islamistes : « sois gentille dis que c’est le GIA ». Sur quelles bases et pour quels intérêts?
  • Pourquoi et qui a « tronqué » la déposition de Nadia en juillet 98 en ajoutant cette phrase sur le PV qu’elle récusera : « J’attribue l’attentat au GIA »?
  • La mort du « patriote tombé d’une fenêtre » est-elle la conséquence de l’identification par Ouarda d’un des assassins de Matoub? (Elle l’identifie parmi les photos qu’il lui a présentées) Y-a-t-il eu enquête? Selon nos informations sa mort serait liée à une altercation.
  •  Pour quelles raisons les reconstitutions sont programmées le mois anniversaire de l’assassinat de Matoub? (Prévue le 22 juin 1999 la reconstitution est reportée au 07 juin 2000). A quand l’étude balistique? Et pourquoi cette lenteur de l’enquête et cette opacité?

Faut-il alors se satisfaire du communiqué attribué à Hassan Hattab qui « vient confirmer les supputations qui ont entouré l’assassinat du chantre de la cause amazigh » (N Belhadjoudja, Liberté du 01/07/98) ou des « révélations » télévisuelles dont la diffusion hâtive dans un « 52 minutes » n’est pas dénuée d’intérêts (2) alors même que le réalisateur du documentaire algérien lui même doute de son efficacité :  » Je sais que beaucoup de gens vont se dire que le reportage a été commandé… » (El-Watan du 24/06/99) ? La réponse est bien évidemment, non. On ne peut se contenter « d’aveux » Les seules « revendications et aveux » ne sont pas constitutifs d’une preuve. Seule la Justice – indépendante – doit avoir le dernier mot.

Lorsque le journaliste de Canal+ lui pose des questions sur l’assassinat du chanteur, Aït Hamouda « seigneur de guerre » déclare implicitement travailler avec les « services » puis l’insulte et lui renvoie des menaces à peine voilées : « Je vous connais, votre nom, votre femme, tout cela…vous êtes un minable… ».

Ces intimidations de Aït Hamouda ne sont pas nouvelles. Il y a quelques mois il menaçait un député au sein même de l’Assemblée, aujourd’hui c’est au tour d’un journaliste. Ce comportement est à la fois misérable indigne et condamnable.

Alors que le commentateur de la chaîne française s’interroge sur le silence de plusieurs généraux de l’ANP et sur celui des dirigeants du RCD, à l’écran Matoub Lounès « tombé en héros » se relève, tend le bras et adresse aux téléspectateurs un V comme Victoire, probablement contre la trahison.

1- À titre d’exemple, durant ce mois de juin 1998 El-Watan y réserve 6 « unes », 2 éditoriaux, l’équivalent de 6 pages entières et 2 photos. Le Matin en fait part dans 3 « unes », 3 éditoriaux, l’équivalent de 8 pages entières et par 2 photos.

2- Il est à noter que ce « documentaire » de l’ENTV diffusé à dessein la veille de l’anniversaire de l’assassinat de Matoub devait aussi coïncider avec la reconstitution convoquée pour le 23 juin 1999 et renvoyée « pour des raisons techniques » à l’année suivante.

Sous cette signature : H. Flen

Lire articles (et vidéos) concernant cet assassinat sur mon blog, cliquer ici.

L’élection présidentielle…

L’élection présidentielle, une chance pour l’Algérie- mars 1999

                                 A l’attention de Monsieur Jacques AMALRIC _ Libération

                                                             

L’élection présidentielle, une chance pour l’Algérie

Dire que les généraux algériens n’admettent que des idées et hommes sous influence relève du sens commun mais la courte histoire de l’Algérie indépendante est jalonnée d’exemples suffisamment éloquents montrant que la cohésion de l’oligarchie militaire fut maintes fois mise à mal.

Nous affirmons que le séisme d’octobre 1988 a fini par rattraper le pouvoir algérien, couplé avec l’évolution d’un monde à la fois plus dure pour les sociétés fragiles mais aussi à l’endroit des régimes arrogants.

Depuis de nombreuses années nous vivons dans une réalité tragique faite de sang et de haine. Cette réalité est marquée depuis quelques mois par une atmosphère grosse à la fois d’espoir et d’appréhension. Espoir que notre pays sorte de cet enfer, appréhension qu’il ne s’y enfonce davantage.

Notre objet est de mettre en relief d’une part les événements actuels qui accréditent ces propos et d’autre part montrer comment –  de notre point de vue – nous pouvons soit basculer dans la concrétisation de l’un soit nous immerger dans l’autre.

En septembre dernier l’exacerbation des conflits au sein du pouvoir atteint  des sommets himalayens. Ces antagonismes se traduisent notamment par la publication – partielle – d’une série de scandales qui éclaboussent le président Zeroual. Forcé de démissionner avant échéance et par conséquent confier l’intérim à qui de droit, il annonce des élections présidentielles anticipées pour au plus tard le mois de février 1999 (puis avril). Cet artifice inconstitutionnel permet au président sortant de maîtriser le processus  aboutissant à sa relève. Ce départ consacre non seulement l’échec de Zeroual qui ne concrétise pas ses promesses électorales mais aussi celui de toute la stratégie cahoteuse suivie depuis plusieurs années.

Bien que donnée comme probable, la forme que prend cette retraite déconcerte nombre d’observateurs; mais surtout une fraction adverse au sein du pouvoir. Le temps ne suffit pas à celle-ci pour trouver un candidat idéal qu’agréerait la majorité du collège. Nous nous trouvons dans une situation inédite. C’est en effet la première fois que les « décideurs » n’aboutissent pas à un consensus dans une affaire de si haute importance.

Lorsque  A. Bouteflika ( pressenti puis écarté lors de la Conférence Nationale de janvier 1994) est « tiré du chapeau », l’empressement désarticulé de certains décideurs à vouloir faire avaliser cette entourloupette vite dénudée par une confidence  (ou bévue) n’a d’égal que le vaste et spontané mouvement de désapprobation apparu y compris et d’abord chez des hommes élevés au sérail comme le candidat potiche révélé. Cela est un autre élément fort à relever. Combiné avec la démission du ministre-conseiller auprès de la Présidence, ce mauvais tour a pour effet de fissurer le « parti de Betchine » dont plusieurs membres de la direction manoeuvraient en vue des élections déclarées.

Nous osons croire que le champ politique dans tout ce qu’il recèle comme potentialités et pratiques, bien que fortement secoué ne s’avoue pas vaincu devant cette confusion mais qu’il est bien au contraire fermement décidé à faire aboutir ses revendications. C’est le sens que nous donnons à la démarche commune de ces partis et personnalités politiques aux horizons et desseins divers qui saisissent que la conjoncture alimentée par des convulsions sans précédent au sommet de la hiérarchie militaire, est propice. L’opinion publique est quant à elle prise à témoin.

Lors de l’intervention du 12 février le président Liamine Zeroual réitère sa ferme volonté de mener à terme et dans la transparence la future élection présidentielle. D’un côté il vise à rassurer ces partis et personnalités; de l’autre il émet un signal fort en direction de la classe politique dans son ensemble mais aussi et prioritairement envers les responsables en charge des institutions de l’Etat. Nous retenons particulièrement cette mise en garde voilée: « Je voudrai réaffirmer, pour être encore une fois parfaitement clair, que je suis déterminé à assumer pleinement mes engagements concernant le déroulement sain et démocratique du prochain scrutin, notamment ceux relatifs à l’impartialité de l’Administration et de toutes les institutions de l’Etat. »

Les termes de la réaction immédiate du général à la retraite et ancien chef d’Etat-major conforte les appréhensions des uns et des autres. En ces moments difficiles et incertains ça et là des  allusions et autres appels du pied pour l’arrêt de ce processus en cours se font jour. Diversement relayés, ils sont d’une extrême gravité et porteurs de tous les  dangers car ils risquent d’ébranler la cohésion ténue du peuple algérien.

L’élection présidentielle anticipée du 15 avril prochain – si elle a lieu – est une chance historique inouïe qui s’offre à l’Algérie pour enfin asseoir les fondations d’une sortie graduée de la nasse et entrer dans une étape qualitative de construction d’une véritable transition démocratique dans la sérénité. Des préalables s’imposent néanmoins pour ce faire. Primo il y a une nécessaire et forte mobilisation pacifique des citoyens pour faire avorter toute velléité de remise en cause. Pour ce faire il y a urgence absolue à se démarquer des crypto-pyromanes et de leurs discours belliqueux . Deusio les autorités – toutes les autorités – doivent montrer que les leçons du passé sont retenues, par l’ordonnancement de mesures concrètes – connues et rappelées – palpables quotidiennement. Tertio enfin, la neutralité minimum de tous les services est une autre condition sine qua non. Nous disons minimum car nos convictions en ces domaines sont fragiles et récemment encore secouées par les  « indiscrétions » d’un hebdomadaire déchaîné. 

Nous nous autorisons à espérer que dès lors que ces conditions sont réunies, le déroulement de l’élection présidentielle du 15 avril 1999 sera à la hauteur des attentes des citoyens. Le choix du peuple algérien devra s’imposer à tous par tous les moyens légaux, sans quoi….Ubi solitudinem faciunt, pacem appellant (1).

Ahmed Hanifi

Militant des droits de l’homme.

Sociologue

(1) Tacite : Ubi solitudinem faciunt, pacem appellant = « Où ils font un désert, ils disent qu’ils ont fait la paix. » ( ce point (1) a été ajouté le 11.01.2021)

Paris rend hommage à William Faulkner

La Tribune Mardi 30 septembre 1997

_

À L’OCCASION DU CENTENAIRE DE L’AUTEUR DE TANDIS QUE J’AGONISE, DES DIZAINES DE SPECIALISTES SE SONT RENCONTRÉS DANS LA CAPITALE FRANÇAISE POUR SALUER SON GÉNIE

Paris rend hommage à William Faulkner

Deux cents personnes dont des dizaines venues du Mississipi étaient présentes lors du dévoilement d’une plaque commémorative à la rue Servandoni, lieu où il entama ses deux premiers romans Soldiers Pay et Elmer en 1925.

Mardi 30 septembre 1997

Par Ahmed Hanifi

LE MONDE des lettres célèbre en ce mois de septembre le centenaire de William Faulkner. Le soir du 25 septembre à Paris, une plaque commémorative, posée une semaine auparavant, est dévoilée à l’entrée du 26, rue Servandoni où l’écrivain vécut durant le second semestre de l’année 1925, année durant laquelle il entama ses deux premiers romans Soldiers Pay (Monnaie de singe) et Elmer Le premier fut édité dans l’indifférence en février 1926, le deuxième, posthume, en 1983.

Deux cents personnes ont assisté à l’événement dont des dizaines, parmi lesquelles des écrivains, venues du Mississipi. William Cuthbert Faulkner est né le 25 septembre 1897 à New Albany à quelques kilomètres au nord d’Oxford (Mississipi). Les Etats Unis entrent dans « l’âge doré », le progrès technique s’accélère. La tentative de sécession des onze Etats confédérés du Sud se veut lointaine (1865). L’injustice l’inégalité et l’oppression des Noirs n’ont pas pour autant disparu.

Un Sud pris en tenailles entre ses nativistes et le Nord moderne. « Ce pays tout entier, le Sud tout entier, est maudit, et nous tous qui en sommes issus, (…), nous sommes sous le coup de la malédiction » (1). Cette malédiction, dira Faulkner en avril 1957 « c’est l’esclavage, qui est une condition intolérable ( … ) le Sud doit extirper ce mal » (2).

C’est en 1840 que la famille Falkner arrive dans le Mississipi en provenance du Tennessee, menée par William Clark Falkner arrière-grand-père du romancier. Celui-ci mène une vie agitée. Il est « souvent persécuté et pourchassé comme une bête sauvage » peut-on lire dans son roman « The White rose of Memphis » paru en 1881. Il fut à l’origine d’une compagnie de chemins de fer. En 1889, il est abattu par son ancien associé et adversaire politique malchanceux. Nous retrouvons cet aïeul sous les traits de John Sartoris. Bien que ruinés après la guerre, les Falkner n’étaient pas pauvres « Mais nous ne gaspillions rien » affirme John Wesley Thomson III Falkner, frère de l’auteur; lui-même romancier. (Murry, autre frère de William Faulkner sera aussi l’auteur d’un livre de souvenirs familiaux). Le père était administrateur du Lyceum de l’université du Mississipi, la mère (Maud Butter) était peintre. A sa mort en octobre 1960 elle laisse près de six cents (600) toiles.

Un jour de 1921 lors d’une réunion d’écrivains à La Nouvelle Orléans (Louisiane) on débattait de William Shakespeare lorsque « on vit se lever un petit homme que personne ou presque dans l’assistance ne connaissait et qui déclara calmement:  » je pourrais très bien écrire une pièce comme Hamlet si je voulais ». Ayant ainsi parlé, il se rassit et n’ouvrit plus la bouche de toute la soirée » (3). C’était William Faulkner,

Ce « petit homme (1,65 mètre d’après mon estimation), (…) triste et crispé » Comme le décrit plus tard Malcom Cowley (Octobre 1948) entrepris à vingt-deux ans sa première œuvre littéraire connue, l’Après-midi d’un faune, (titre original). Le jeune Falkner – il décide désormais de se faire appeler « Faulkner » – ne se doutait pas que, quelques décennies plus tard, il produirait plus d’une vingtaine de romans, une centaine de nouvelles et plus encore de poèmes. Une oeuvre consacrée en 1950 par le prix Nobel de littérature qu’il refusa dans un premier temps.

A l’université où il s’inscrit comme « étudiant spécial » il ne s’attarde guère. (septembre 1919 à novembre 1920). Il réussit néanmoins à faire paraître quelques poèmes dans le journal des étudiants. Il « erre » durant plusieurs années. La chance ne lui sourit guère. Ses échecs affectifs et financiers sont nombreux. Il occupe tour à tour les emplois suivants : aide-comptable, employé de banque, de librairie, de poste avec une idée fixe, une seule, écrire. Ainsi, c’est dans la centrale électrique où il est employé de nuit qu’en six semaines (d’octobre à décembre 1929) il rédige Tandis que j’agonise. Toute l’œuvre de Faulkner s’enracine dans le Sud. A Jefferson. « Jefferson, superficie 2400 milles carrés », du comté mythique de Yoknapatawpha dont il est l’ «unique possesseur et propriétaire » précise-t-il dans Absaon ! Absalon ! « J’ai découvert que mon propre petit timbre-poste de terre natale valait la peine de l’écriture » dit-il simplement (4).

Les journaux américains commencent à s’intéresser à lui en novembre 1931. Il découvre qu’il est le « caïd » de la littérature américaine. Quelques mois plus tôt, en février, parut Sanctuaire. « Il fut conçu délibérément dans le but de faire de l’argent ». Ce roman dont le contenu est pourtant bien en deçà de la première version fit scandale. Sanctuaire, cette « chambre d’horreurs » fut son premier succès commercial. Quoique mitigé, l’accueil de ce roman fit sortir de l’ombre et de l’isolement Faulkner. En trois mois, il s’en est vendu plus de sept mille exemplaires. C’est son sixième livre depuis Soidiers Pay (monnaie de singe) en février 1925. Il a trente-trois ans, Sanctuaire est un « roman d’atmosphère policière sans policiers, de gang aux gangsters crasseux, parfois lâches, sans puissance (…). C’est l’intrusion de la tragédie grecque dans le roman policier » préface élogieusement André Malraux en novembre 1933.

Pour William Faulkner l’écriture est le seul passage obligé, le lieu unique de toutes ses vérités. L’écriture s’impose à lui. « Il écrit non pas ce qu’il veut, mais ce qu’il doit écrire, qu’il le veuille ou non » (Malcom Cowley). Une écriture-compensation, où « l’épaisseur des mots » bouscule le monde du réel auquel il la substitue.

 « Il me semblait qu’il (Anse) s’était joué de moi, que, caché derrière un mot comme derrière un écran de, papier, il m’avait, à travers, frappée dans le dos » se convainc Addie dans son monologue (5), rejoignant ainsi l’auteur. Pour Marc Saporta il semble bien que la littérature fut pour William Faulkner « le remède de son mal à l’âme, (…) une autre façon de triompher du monde» (6).

Son écriture est spectacle « angoissée et angoissante ». Un spectacle peuplé d’homuncules de lieux et d’objets « ces formes ombreuses mais ingénieuses au travail desquelles je devais de pouvoir réaffirmer les impulsions de mon propre ego dans le monde réel mais dénué de stabilité » (7),

Un spectacle dense tourbillonnant, enivrant auquel Faulkner convie les lecteurs à participer. Ainsi sommes-nous incités à lire et relire autrement; agencer les espaces, résoudre les énigmes, compléter les histoires en apparence désarticulées de ces « individus exceptionnels ». Parfois même nous nous laissons aller jusqu’à pénétrer dans la narration, à partager les souffrances/joies – nos souffrances/joies. Comme dans Tandis que j’agonise. Puis, il nous faut consulter et corriger notre agenda mental, mémoire des faits. Revenir plusieurs pages en arrière. Vérifier des lieux, des situations, des (pro) noms; tenter une généalogie; démonter les pièges et autres difficultés, prendre des voies inattendues et inconnues où souvent le passé se conjugue au présent. Alors seulement l’écheveau se démêle. Le monde obscur s’illumine. Cela est particulièrement remarquable dans Absalon! Absalon!. Ce chef-d’œuvre fut composé en dix mois entre mars 1935 et janvier 1936, dont une partie dans la douleur de la disparition tragique de son jeune frère. Absalon ! c’est « l’histoire d’un homme qui voulait un fils par orgueil, qui en eut trop – et ceux-ci le détruisirent ». (lettre à son éditeur Harrison Smith, août 1934). Alors seulement donc le monde s’illumine. Un monde sur lequel trône l’auteur « inaccessible et serein au-dessus de ce microcosme des passions, des espoirs et des malheurs de l’homme, ambitions, terreurs, appétits, courage, abnégations, pitié, honneur, orgueil et péchés, tout cela lié pêle-mêle en un faisceau précaire, retenu par la trame et par la chaîne du frêle réseau de fer de sa capacité, mais tout cela voué aussi à la réalisation de ses rêves » (9). Un monde qui, page après page, a-t-on écrit, défie le bon sens. Invariablement les thèmes de la guerre (la décadence), la haine, le Sud… jaillissent, récurrents. Le passé s’incruste dans le présent. Nous touchons ici la sève de la technique faulknérienne. Par intermittence, le passé s’impose au présent comme pour signifier une fin improbable ou plutôt un retour inéluctable. Le passé comme échappatoire unique face au temps qui se fige. « Je me suis dirigé vers la commode et j’ai pris la montre toujours à l’envers » dit Quentin « j’en ai frappé le verre sur l’angle de la commode et j’ai mis les fragments dans ma main et je les ai posés dans le cendrier et, tordant les aiguilles, je les ai arrachées et je les ai posées dans le cendrier également» (9). Sur la signification qu’il donne à l’emploi des temps Faulkner répond : « Le temps n’est pas un état fixe, (…). Le temps est en quelque sorte la somme des intelligences combinées de tous les hommes qui respirent en ce moment » (2).

Dans la préface à le Bruit et la fureur. M. E. Coindreau écrit qu’à l’origine William Faulkner, selon ses propres mots, avait « songé qu’il serait intéressant d’imaginer les pensées d’un groupe d’enfants, le jour de l’enterrement de leur grand-mère, dont on leur a caché la mort (…) ». Un roman difficile d’accès. Un roman où sans autre prétention, le romancier « se contente d’ouvrir les portes de l’enfer. Il ne force personne à l’accompagner » (8). Un torrent de haine. (Lire particulièrement le troisième chapitre).

Le Bruit et la fureur « est une expérience unique, inoubliable (…). Tandis que j’agonise et Lumière d’août furent écrits comme à distance, aisément, chaque mot tombant à sa place de main de maître en somme » (10). Quelques années et publications plus tard, en août 1970 près de deux mille pages de manuscrits sont découvertes dans la propriété de William Faulkner. Elles sont cédées en 1982 à l’université du Mississipi. Une dizaine de films ou téléfilms de qualité inégale furent adaptés des romans de Faulkner. Citons: The Story of Temple Dark, The Sound and the Fury, The Reivers… Le romancier fut également co-scénariste du célèbre Howard Hawks (The Road to Glory, Shave Ship, To Have and have not ….). Son nom ne figurait parfois pas dans les génériques. Les longs rapports entre William Faulkner et l’industrie du cinéma furent assez douloureux pour l’écrivain.. Ce fut parfois un cauchemar. « J’acceptais de travailler dans « les mines de sel » (…) parce que j’étais sans le sou ». Un travail ingrat et difficile pour un salaire humiliant. Cet ange de l’écrit eut en revanche sur la question raciale une attitude pour le moins équivoque bien qu’elle évolua favorablement dès le début des années quarante – comme ses interventions d’avril 1957 (lire ci-dessus) – ou celle du 20 février 1958: Un mot aux Virginiens. De même, les repères (signaux) qu’il égrène ça et là dans ses romans (Dilsey!) sont insignifiants nous semble-t-il. Les remarques qu’introduit à cet égard Edouard Glissant dans Faulkner Mississipi sont édifiantes.

Aux premières heures du 6 juillet 1962, William Faulkner meurt à l’hôpital de Byhalia (Mississipi), à une cinquantaine de kilomètres au nord ouest d’ Oxford, emporté par le Jack Daniel (11). Il est enterré dans sa demeure Roan Oak au centre d’un Sud qu’il n’a jamais méprisé.

« Je ne le hais pas », dit-il. « Je ne le hais pas », pensa-t-il, haletant dans l’air glacé, dans l’implacable obscurité de la Nouvelle-Angleterre.  « Non. Non ! Je ne le hais pas ! Je ne le hais pas ! »  (12).

William Faulkner aurait aujourd’hui cent ans. Il a beaucoup apporté – et apporte encore – à l’écriture romanesque. Des milliers d’articles lui sont consacrés annuellement. De nombreux écrivains se revendiquent de William Faulkner. Relisons Kateb Yacine.

————-

1- Descends, Moïse. Gallimard. 1996, page 233,

2: W. Faulkner: Faulkner à l’université. Gallimard. 1964.

3 : Rapporté par Jean Roubérol : Faulkner, cet élisabéthain. Revue littéraire Europe, Janvier – Février 1992.

4- Faulkner. Oeuvres romanesques, volume l, Gallimard, la Pléiade. 1977 page 1079.

5: Tandis que j’agonise, Gallimard. 1996, page 166

6: Marc Saporta : La vie et l’œuvre, in L’Arc no 84/85: William Faulkner

7: Notice de M. Gresset in: Faulkner, oeuvres romanesques, Gallimard, la Pléiade. 1977, page 1087. ,

8: Le Bruit et la fureur. Gallimard. 1996.

9 – The Town. Cité par Monique Nathan « William Faulkner par lui-même ». Ed: Seuil, 1963, page 6.

10- WF . As Lay I Daying, Light in August : A. Bleikasten, F. Pitavy, M. Gresset, ed Armand Collins 1970. Page 18.

11- Boisson alcoolique. Faulkner était connu comme un grand buveur d’alcool (comme son père et plusieurs autres membres de sa famille), parfois jusqu’à perdre connaissance. Il suivit plusieurs cures de désintoxication à l’hôpital de Byhalia. Officiellement le décès est imputé à un « oedème pulmonaire ».

12: Quentin dans Absalon ! Absalon ! edition Gallimard. 1997, page 411.

Autres sources:

– Joseph Blotner: Faulkner a Bibliography, volumes I et II. Random House, NewYork. 1974.

– Fondation William Faulkner, université de Rennes Il.

            Ahmed HANIFI,

Paris – septembre 1997

_

La presse algérienne en Île de France: lectures et identité.

Cliquer sur ce lien pour lire l’intégralité du Mémoire de DEA Sociologie. 1996_ Université Paris VIII

—————–

Extrait du mémoire « La presse algérienne en Île de France: lectures et identité. Les travaux portant sur les émigrations ou les immigrations  sont nombreux notamment sur l’immigration algérienne en France. Ces recherches étudient ces populations dans une problématique historique ou économique en termes de causes des départs des pays d’origine mais aussi  en termes de vécu dans les pays d’accueil (difficultés de vie, marginalisation…)

Les études portant sur les liens qu’entretient ou que n’entretient pas (ou plus) une population immigrée avec son pays d’origine sont tout aussi nombreuses.

Généralement ces travaux ne traduisent pas les rapports que peut tisser une population immigrée avec la presse de son pays d’origine comme des rapports révélateurs ou non de liens entre cette communauté et son pays d’origine. Comme des rapports révélateurs ou non de liens identitaires. Ces recherches ne les abordent pas. Ne  traitent pas de ces rapports. Il est communément admis que la lecture n’est pas une pratique sociale de l’immigration.

Tel sera quant à nous l’objet que nous proposons.

Quelle place occupent les médias algériens au sein de la population algérienne vivant en France ?

Le paysage médiatique algérien, particulièrement celui de la presse écrite a changé. A la presse d’Etat d’hier, vient s’ajouter une presse privée nombreuse et différente.

La presse algérienne est présente chez les buralistes en France depuis plus de vingt années. Comment s’inscrit- elle – dans le champ médiatique utilisé  par les algériens ?

Nous abordons  notre étude par la notion de communication puis par  la présentation de l’immigration  algérienne en France.

Nous présentons ensuite l’évolution de la presse algérienne : de la presse « unique » à la presse « plurielle ».

Pourquoi des Algériens vivant en France lisent la presse algérienne ?

Au delà du simple parcours informatif du journal quelles raisons poussent ces algériens à lire cette presse ?

Telle est notre démarche.

2_ PROBLEMATIQUE

INTRODUCTION

Nous abordons cette partie par la notion centrale de communication. Comment devons nous entendre cette notion  pour la compréhension de notre objet ?

Nous y  traitons également de la population visée par notre étude. Nous achevons le chapitre par le concept d’identité et la place qu’il tient dans notre démarche.

2.1 LA COMMUNICATION

Dès lors que nous utilisons la notion de communication nous sommes dans la nécessité de la clarifier.

Ce terme est en effet polysémique. Il porte en lui plusieurs définitions selon que l’on s’interroge sur le processus de communication ou sur un ou plusieurs éléments de ce processus à savoir : sur les partenaires, sur le message ou bien sur les supports de celui-ci. Ou bien encore si nous l’entendons comme « un système à multiples canaux auquel l’acteur social participe à tout instant qu’il le veuille ou non »1 En fait chaque individu est membre actif  d’un « orchestre ».

Dans la première perspective c’est à dire lorsque nous l’entendons comme processus, par définition nous faisons appel à l’ensemble des caractéristiques de la communication, c’est à dire non seulement l’émetteur mais aussi le récepteur qui, par son « feed-back » inverse les rôles de l’un et l’autre mais aussi le message. Le tout pris dans un ensemble cohérent. On utilise d’ailleurs fréquemment pour désigner ce processus l’expression « boucle de communication ». Le processus est

entier, achevé, lorsque la boucle est bouclée c’est à dire lorsque l’émetteur reçoit (en réponse à son propre message) à son tour le « retour d’écoute » ou « feed-back » (ou réaction). On parle de rupture de la communication lorsque le processus est inachevé, interrompu.

————-

1-G.BATESON et alii. La nouvelle  communication (Y. WINKIN en avant propos à).

 Paris : Seuil, 1981.

« La communication est un terme irritant ajoute-t-il c’est un invraisemblable fourre-tout, où l’on trouve des trains et des autobus, des télégraphes et des chaînes de télévision, des petits groupes de rencontre, des vases et des écluses ».

————-

La seconde perspective s’intéresse à l’un (ou à plusieurs) des éléments du processus de communication. Lorsque nous entendons la communication comme le message transporté nous faisons référence à un système de signes émis et à leur signification, mais aussi aux émetteurs (source), aux récepteurs (destinataires) et à leurs stratégies mutuelles.

Les supports de communication s’entendent comme les moyens par lesquels les messages sont transmis. L’étude de ces moyens montre qu’ils ont considérablement évolué et gagné de façon exponentielle des sphères entières de populations dans le monde.

A l’image de l’économie, la communication est inégalement répartie et maîtrisée. (Quels groupes pilotent INTERNET et qui sont ces dizaines de millions de consommateurs qui y surfent ?)1

De même, son statut est diversement apprécié selon les systèmes socio-politiques.

C’est ce dont traite CHEVALDONNE dans son ouvrage2 avec moult détails. Non seulement il y a dit-il déséquilibre international dans l’information, par ailleurs largement admis mais aussi des inégalités à l’intérieur même de pays en « voie de développement ». Inégalités dans la réception dans la distribution, vite expédiées par « les mass-médiologues » et utilisées par eux comme un élément (une preuve) supplémentaire de l’écart existant entre leur pays et les pays développés. Celles ci ne peuvent donc leur être imputées. Eléments ou preuves ces disparités se suffisent par elles mêmes.

Une des principales fonctions des « mass-médiologies » écrit il est « d’empêcher que puissent être constituées en objet d’étude les déterminations concrètes de l’accès à la diffusion (quel problème peut-il rester quand même les bergers ont le transistor.) ».

En préface à l’étude de F.CHEVALDONNE, J.C PASSERON appuie cette perception. Il écrit:

————-

1-On comptait en janvier 1996, neuf millions et demi d’ordinateurs reliés à INTERNET. Soit un total d’environ 55 millions d’utilisateurs surfeurs -on considère qu’il y a en moyenne six utilisateurs pour un ordinateur- (Sources: NETWORK WIZARDS citées par Arnaud DUFOUR « Que sais-je ? » N° 3073. » INTERNET« . Paris : PUF, 1996.)

2-F.CHEVALDONNE: La communication inégale: l’accès aux média dans les campagnes algériennes. Paris CNRS, 1981. Cet ouvrage est issu de sa thèse de 3° cycle « la communication inégale, facteurs de différenciation quantitative dans la

réception des moyens modernes de diffusion. Université Paris VIII, mai 1979.

————-

« Dans la conversation des classes moyennes algériennes, le lieu commun « même le berger a son transistor » dont l’évidence triviale se renforce des échos idéologiques qu’elle éveille, à l’infini, suffit le plus souvent à se rendre quitte de questions embarrassantes sur les inégalités scolaires, les monopoles d’information ou les hétérogénéités culturelles ».

Dans notre recherche nous nous intéresserons sur le rapport qui lie une population particulière à une presse particulière et traiterons de la communication ainsi que l’écrit Erik NEVEU1 « comme une grille de lecture des pratiques sociales ».

Nous entendons traiter donc de la population algérienne vivant en France et du type de relation qu’elle établit avec la presse écrite algérienne disponible en France.

Quelle est la force de ce lien ? Comment les lecteurs algériens l’expriment ils ? . Comment et pourquoi cette population algérienne « s’inscrit » dans un processus de communication dont la source est essentiellement en Algérie.

« Il y a mille manières de lire, de voir, d’écouter. (…) On peut sans doute mesurer au nombre et à la taille des caractères, ou à la disposition des titres, l’importance accordée à tel ou tel événement, mais a-t-on le droit d’en inférer que le lecteur ait accordé à cette information une importance proportionnelle aux millimètres carrés qu’elle occupait dans le journal? »2.

L’algérien en France achète-t-il (lit-il) la presse algérienne pour la lire c’est-à-dire pour s’informer ? Ou bien juste pour la « regarder », la feuille, la posséder comme on possède un objet, un bien  auquel on tient pour ce qu’il représente ?

Ou bien tout à la fois ? Lire, s’informer et montrer (exhiber) qu’il lit un journal qui n’est pas d’ici, mais d’un ailleurs qui lui est propre ? Qui lui appartient ?.

————-

1-E.NEVEU. Une société de communication?.Paris : Monchrestien, 1994.p12.

2-P.BOURDIEU,J.C PASSERON. Sociologues des mythologies et mythologies de sociologues in LES TEMPS MODERNES 12/1963,p998 à 1021.

————-

2.2 LES TRAVAUX SUR L’IMMIGRATION ET LA PRESSE.

L’immigration a fait l’objet de nombreuses études ainsi que nous l’indiquions en introduction.

Notre recherche ne peut se mener sans au préalable porter un regard sur des travaux ayant porté sur le rapport qu’entretient une communauté vivant hors de son pays (de sa région) avec la presse de son pays (de sa région) et/ou plus généralement sur des travaux traitant du rapport qu’entretient le lecteur de la presse écrite avec celle-ci. Du rôle et de la place de la circulation de l’information écrite sur une communauté constituée ailleurs qu’en son pays (ou région) d’origine.

L’essentiel des écrits consultés porte sur les fonctions   de la presse. La presse est traitée d’un point de vue historique. Ainsi dès les premières pages de son ouvrage M. VARIN-D’AINVILLE1 précise l’objet de sa recherche en ces termes :  » Il ne faut donc pas chercher dans notre travail un historique de la presse, mais uniquement une analyse des fonctions psychosociales qu’elle a successivement  remplies (…) « .

De même  C.A TUFFAL écrit2 dans le même sens « on devrait voir se préciser les fonctions de la presse (…) cette étude des fonctions menée avec précaution selon des normes fonctionnalistes est nécessaire « 

D’autres travaux traitent du rapport qu’entretient la presse avec ses lecteurs en termes de régularités dans la lecture.3

Il nous paraît intéressant de noter trois ouvrages qui ont développé de manière tout à fait différente cet objet. Ces travaux traitent de la place que tient la presse au sein de l’immigration. Il s’agit pour le premier de N. ANDERSEN4 qui réserve plusieurs pages au hobo, cet ouvrier migrant non sédentaire et à sa place dans la presse,  » dans la presse réfractaire « :

————-

1-M.VARIN-D’AINVELLE. La  presse en France : génèse et évolution de ses fonctions psycho-sociales. Paris : PUF,1965,p7

2-TUFFAL (C.A). Etude de la presse quotidienne parisienne : le rapport entre informateurs et informés. Th. Sciences Politiques : Toulouse : 1966,p159.

3-AKKA (A).Etude de la lecture de la presse quotidienne dans une ville moyenne  d’Algérie.Th.Sciences de l’Information : Paris 2 .

4-N.ANDERSEN. Le Hobo : Sociologie des sans-abri. Paris : Nathan, 1993, chapitre XIII, « la vie intellectuelle du hobo »,p197.

————-

 « Sans eux des feuilles radicales telles que les publications I.W.W et le Hobo-News n’attireraient pas les sans-abri (…). Le ‘Industrial-Solidarity’ est un journal typique de l’organisation I.W.W. Mieux que toutes ses autres publications, il parvient à refléter les opinions et l’esprit du hobo moyen (…). »

Le second livre est de A SAYAD qui traite de la circulation de l’information au sein de la communauté algérienne en France5. Il écrit :

 » Tout groupe dispose à chaque moment, pour pouvoir communiquer avec ses membres absents (ou ses émigrés), d’un ensemble d’instruments qui forment système : messages oraux (et parfois écrits) « .

A.SAYAD développe son argumentaire autour des lettres adressées (ou reçues) par les immigrés mais aussi du message oral.  » La forme la plus simple, la plus directe, la plus spontanée parce que la plus facilement accessible « .

Il n’intègre pas la presse dans ses observations. Celle-ci ne véhiculant que très partiellement des messages directs. (annonces diverses nominatives). Il écrit par contre dans un autre ouvrage2:

 » La communauté algérienne n’a pas de presse propre à diffusion nationale en dehors de  la semaine de l’immigration diffusée par l’Amicale des Algériens en Europe (A.A.E). Mais elle est largement présente par diverses  » agences de presses  » et publications, dont le mensuel  Sans Frontières ,  Nous autres  (plus Jeunes français-musulmans ),  Cosmopolis . Ces publications ont aujourd’hui disparu.

La troisième publication est celle de M. TRIBALAT3 dont un chapitre est  consacré aux « pratiques linguistiques et (à la) consommation médiatique ». Comment dans leur manière de vivre en France les immigrés trouvent des substituts à leurs rapports directs avec le pays d’origine. L’auteur écrit: « Les journaux du pays d’origine occupent une fonction importante pour les immigrés en maintenant le lien avec la société qu’on a quittée ».

 ————-

1-A.SAYAD. L’immigration ou les paradoxes de l’altérité. Chapitre 6  » du message oral au message sur cassette. La communication avec l’absent « . Bruxelles : De Boeck Université / EditionsUniversitaires, 1991, p147

2-A.GILLETTE, A.SAYAD. L’immigration algérienne en France. Paris : Entente, 1984,p22.

3-M. TRIBALAT (avec la participation de P. SIMON et B. RIANDEY). De l’immigration à l’assimilation : enquête sur les populations d’origines étrangères en France. Paris : La Découverte / INED, 1996, p188 – 213.

————-

Pourquoi les algériens en France lisent la presse algérienne ? Quelles raisons les y poussent ? Quels besoins éprouvent-ils à sa lecture ?

Questions centrales autours desquelles se greffent d’autres :

-Quelle place tient la presse écrite algérienne dans le maintien des liens entre les algériens en France et l’Algérie et/ou les algériens demeurés au pays ?

-Comment est exprimé, comment apparaît par l’acte même de lire et à travers la lecture de la presse le sentiment d’appartenance au pays d’origine ?

 Ou comment il n’apparaît pas ? C’est à dire comment un type particulier de lecture, une lecture artificielle tout à fait aléatoire, dévoile une « certaine distance » prise par rapport au pays d’origine.

La problématique élaborée initialement n’a pas été retenue (secteurs et lieux de pénétration…). Elle a été recentrée particulièrement lorsque nous avons pris connaissance des chiffres concernant la diffusion même de cette presse en France; en réalité bien en deça de ce que nous prévoyions.

La population visée par mon étude s’entend comme :

 -Les algériens installés en France qui y vivent et possèdent un titre de séjour. Y compris leurs enfants. Cette précision est nécessaire car la notion -non retenue- de « immigré » est liée à un  déplacement géographique :  » venir se fixer dans un pays étranger au sien » ou

« arriver dans un pays, d’étrangers venus s’y installer et travailler » même si écrit A.SAYAD :  » on ne sait plus s’il s’agit d’un état provisoire mais qu’on se plaît à prolonger indéfiniment ou au contraire, s’il s’agit d’un état plus durable mais qu’on se plaît à vivre avec un intense sentiment du provisoire. »1. Or les enfants d’immigrés n’ont pas forcément « fait ce voyage ». Ces enfants font partie de la population-cible de cette étude2.

  • De même, ceux qui possèdent la double nationalité: française et algérienne.

————-

1- A.SAYAD.Ibid.p51

2- Lire la note 2 en page 11

————-

– Une partie de cette population d’algériens vivant en France,  peu  nombreuse et qui réfute le qualificatif   » immigré ». Les algériens entrant dans cette catégorie ne se considèrent pas comme immigrés, notion qui sous-tend l’idée de « s’installer » comme précisé plus haut.  Ce sont des algériens qui, pour des raisons objectives (crise  politique et climat de guerre civile depuis  les premiers mois de l’année 1992) sont venus « pour quelques temps » se replier en France. Ils ne sont pas bi-nationaux (franco-algériens)  Ils n’entrent pas non plus dans la catégorie « touriste ». Tous  ne sont pas comptabilisés dans les chiffres de l’INSEE que nous avons donné plus haut.

La presse algérienne s’entend comme la presse écrite , traitant prioritairement d’informations relatives à l’Algérie et diffusée en Ile-de-France, qu’elle soit éditée en Algérie ou non; d’expression française ou non, quel que soit sont statut : presse du secteur public ou privé (partisane ou non).

Les uns et les autres utilisent la presse écrite comme un référent identitaire. Un référent traduisant leurs liens au pays. Ou, pour les « nouvelles générations » un référent traduisant leur volonté de ne pas rompre avec le pays de leurs parents. Nous entendons par référent identitaire un élément parmi d’autres par lequel l’individu s’identifie.

Notre postulat est que les motifs qui incitent les algériens en France à lire la presse algérienne réfèrent pur certains essentiellement à une réaction. Réaction par rapport à un environnement qui de leur point de vue les perçoit négativement. Cet environnement s’entend comme l’administration locale, l’information, le voisinage, les lieux de vie. C’est une lecture-réaction, lecture-refuge.

Pour d’autres la lecture de la presse s’inscrit plus dans une perspective de maintient sinon d’affirmation de leur appartenance.

L’identification est une nécessité pour tout individu.

Dans la section suivante nous développons ce concept d’identité.

2.3 L’ IDENTITE

L’identité est un concept complexe qui est à manipuler avec précaution car historiquement il fut -il est- utilisé à des fins douteuses (la fascination de l’homogénéité) où les particularités de l’individu sont niées au nom de traits de caractères communs immuables à un ensemble d’individus d’une société donnée.

Or les individus ont des histoires personnelles. Des histoires propres telles qu’ils ne sont jamais (tout à fait) identiques les uns aux autres.

La situation dans laquelle se trouvent des individus est définie aussi bien par des  caractères objectifs que subjectifs. C’est à dire que toute situation objective dans laquelle se trouve un individu doit être intégrée et complétée par sa biographie. Le comportement d’un individu (situation objective) s’ explique par la prise en compte des caractères subjectifs (sa trajectoire propre).

La trajectoire qui est propre à l’individu intervient dans l’explication de telle situation de cet individu à tel moment en tel lieu.1 « Cet état profond » écrit DURKHEIM.

Ou autrement cet « habitus (…) produit de l’histoire, c’est un système de dispositions ouvert qui est sans cesse affronté à des expériences nouvelles et donc sans cesse affecté par elles ». 2

Dès sa naissance l’homme est confronté à la construction de son identité. Dès les premières années l’individu exprime ce besoin d’identification par l’adhésion à des valeurs, à des codes, à des groupes non pas comme de simples agrégats mais comme des unités sociales cohérentes produisant ces normes et valeurs et fonctionnant comme modèles.

Tout au long de son existence l’individu construit, consolide son identité. Il est en quête d’identité. L’identité écrit ERICKSON3 « n’est jamais installée, jamais achevée comme le serait une manière d’armature de la personnalité ou quoi que ce soit de statique et d’inaltérable ».

Nous tenterons dans notre étude de mettre en relief les liens que dévoile la pratique de la lecture de la presse algérienne entre cette pratique même et la formation / consolidation de l’identité.

————-

1-Dans « formes identitaires et socialisation professionnelle ». Revue Française de Sociologie N° 32 / 1992,p506, C. DUBAR écrit que l’identité  » peut toujours être analysée : à la fois comme le produit intériorisé de ses conditions sociales(de l’individu) antérieures les plus objectives et comme l’expression de ses espérances individuelles les plus objectives ». Il se refuse de distinguer l’identité individuelle de l’identité sociale.

————-

2- P. BOURDIEU (avec L.J.D. WACQUANT). Réponses. Paris : Seuil, 1992, p108.

3-E.H.Erikson. Adolescence et crise: la quête de l’identité. Paris : Flammarion, 1972.

————-

3_ METHODOLOGIE

INTRODUCTION

Nécessairement la construction de notre objet de recherche fait appel à une démarche théorique. Il ne nous appartient pas au stade qui est le notre d’intégrer le débat sur le bien-fondé ou non des « modes de pensée binaires pour la compréhension des phénomènes sociaux1.

Ce débat sur l’appréhension de la réalité sociale est ancien et « s’alimente à des oppositions d’ordre philosophique, politique et culturel »2.

Il demeure néanmoins possible de tenter (risquer) quelque démarche. L’activité sociale est le fruit d’actions humaines. Appréhender une réalité sociale c’est tenter des réponses causales mais aussi comprendre le sens donné à cette réalité fruit de ces actions humaines. Quelle intelligibilité donner à la conduite humaine ?

Comprendre ou expliquer ? Ou comprendre et expliquer ?

Ne s’agit-il pas plutôt de se situer au coeur de la tension entre explication et compréhension ?3 .Comprendre le point de vue des agents. Saisir le sens de leur conduite. 4

Nous brosserons dans ce chapitre un bref historique de l’immigration en France dans sa globalité puis nous nous intéresserons à l’immigration algérienne : son évolution et sa réalité actuelle particulièrement en Ile -de- France.

Nous traiterons dans la section suivante des lecteurs de la presse algérienne. Qui objectivement est lecteur en Ile -de- France ?

Nous entamerons enfin l’enquête elle-même. Du choix de l’entretien à celui des interviewés, du recueil et du type d’analyse des informations.

————-

1-PH.CORCUFF écrit dans les nouvelles sociologies. Paris : Nathan, Université,1995,p8: « Depuis leurs débuts, les sciences sociales se débattent avec toute une série de couples de concepts comme matériel / idéel, objectif / subjectif ou collectif / individuel (…). La répétition et la solidification de ces modes de pensée binaires apparaissent assez ruineuses pour la compréhension et l’explication de phénomènes sociaux complexes. »

2-J.M BERTHELOT. L’intelligence du social. Paris : PUF,1990,p9.

3-F.DOSSE. L’empire du sens. Paris : La découverte, 1995, p171.

4-« Mais comment saisir ce sens? Weber introduit ici une nouvelle distinction, ce qu’il appelle la compréhension actuelle ou immédiate et la compréhension explicative. Nous comprenons de la première manière le sens d’une multiplication que nous effectuons ou d’une page que nous lisons (…) la seconde forme est indirecte parce qu’elle fait intervenir les motifs des actes dans la saisie du sens. Je comprends de cette manière, le sens qu’une personne donne à une opération de calcul quand je la vois plongée dans un problème de comptabilité (…).Comprendre peut-on dire, c’est saisir l’évidence du sens d’une activité ».J.FREUND. Sociologie de Max WEBER. Paris : PUF,1983,p84.

————-

3.1 DE L’IMMIGRATION EN GENERAL A     L’IMMIGRATION ALGÉRIENNE

3.1.1   L’IMMIGRATION EN FRANCE

Les mouvements migratoires vers la France sont anciens. De 100.000 au début du siècle, le nombre des étrangers en France serait passé en 1851 à 380.0001 accompagnant ainsi le développement industriel, particulièrement durant la seconde moitié du siècle. Cette population étrangère est essentiellement européenne.  Elle  représente  en  1881,

 2,7 % de la population totale en France.

Confrontée à des problèmes de main d’oeuvre l’industrie française sollicite et encourage la venue de populations étrangères notamment après la seconde guerre mondiale. Bien qu’il y ait eu parfois des reflux, d’une manière générale le nombre des immigrés va croître, passant de 1.743.619 en 1946 à 2.621.088 en 1968 puis à 3.596.602 lors du dernier recensement. 2

Essentiellement européenne  au début du siècle l’origine géographique de ces étrangers va se modifier. En 1911, en effet 85 % venaient de pays européens voisins de la France3,  en  1990  ils  ne  sont  plus  que

 41 % des étrangers4 .

Les pays d’origine se diversifient plus. Ils sont africains, asiatiques. En 1990 les étrangers résidents représentent 6,34 % de la population totale (en 1931 ils étaient 6,58 %)5.

Les algériens en France sont au nombre de 614.2076 . Leur présence remonte au début du siècle.

————-

1-Estimation de P.DEPOID cité par G. TAPINOS: l’immigration étrangère en France, 1946-1973, Cahiers N° 71. INED- Paris : PUF, 1975.

2-Dont 2.840.000 nés hors de France et 750.000 nés en France.

Les « immigrés » s’entendent comme les étrangers nés hors de France (2.840.000) auxquels officiellement s’ajoutent les étrangers ayant acquis la nationalité française (1.290.000).

« Juridiquement un étranger est une personne qui, résidant en permanence en France n’a pas la nationalité française.(…) L’immigré (est) quelqu’un qui, né à l’étranger est entré en France et y vit en général définitivement. (…) Il y a des immigrés qui sont restés étrangers et des immigrés qui sont devenus français » (Gérard LE GALL rapporteur de la commission de la qualité de la vie du Comité Economique et Social d’Ile-de-France, in : C.E.S Janvier 1992 « Réflexion sur l’immigration en France« .

3-G.TAPINOS.Ibid.

4-INSEE : La société française : Données sociales. 1993

5-B.STORA. Ibid.

6-INSEE: Résultats/ démographie-société. Recensement de la population de 1990. Nationalités N° 21.

————-

Itinéraire de Kateb Yacine

LE JEUNE INDEPENDANT – N° 11- Semaine du 6 au 13 novembre 1990

—————-

Edouard Glissant écrivait dans a préface au « cercle des représailles » de Kateb Yacine :

« Aujourd’hui plus qu’hier, nous ne pouvons envisager notre vie si notre art en dehors de l’effort terrible des hommes qui, de races et de cultures différentes, tentent de s’approcher et de se connaître ».

En tout lieu Kateb Yacine aura voué sa vie au combat pour le rapprochement des êtres : pour la vie (l’âme condamne à mort/La défaite »).

Ce combat s’impose à lui dès sa naissance même: « je vis le jour en chambre verte dans La Casbah face à la caserne, tout au fond de l’impasse… » . Mais le véritable déclic, le véritable point de départ de tout ce que créera Kateb Yacine s’opère en lui un jour de mai 1945 à Sétif. Il a alors quinze ans et demi. Pour avoir participé aux manifestations nationalistes il est emprisonné. « .C’est alors en prison qu’on assume la plénitude de ce qu’on est et qu’on découvre les êtres… J’ai découvert alors les deux choses qui me sont les plus chères : la poésie et la Révolution » (1 )

A seize ans, il publie à Bône (Annaba) son premier recueil de vers grâce à son « père spiritue » cheikh Mohamed Tahar Ben Lounissi.

Le Congrès du PPA/MTLD décide en février 1947 de la création de l’ Organisation Spéciale. D’autres fédérations et associations sous l’égide du mouvement révolutionnaire sont créées. C’est en Mai de la même année que Kateb Yacine part pour Paris. C’est son premier grand voyage. Il y donne une conférence sur « l’Emir Abdelkader et l’indépendance algérienne ». «… il est un fait flagrant, plein de bon sens, qu’aucune personne sincère et avertie ne peut songer à mettre en doute : c’est que l’Algérie, après avoir triomphé de toutes les formes de colonisation depuis la phénicienne, en passant par la romaine, s’est intégrée d’elle-même à la communauté arabe et musulmane. Et elle tient tellement à cette communauté que malgré la chute de l’Empire et du prestige musulman, cent dix-huit ans de militarisme français, ne l’ont pas écarté de l’Islam.

Voilà la plus belle victoire spirituelle d’une civilisation qui n’est ni prête, ni résolue à périr !… Le combat de l’indépendance commencé par Abdelkader continue, a toujours contiriué… ». Kateb Yacine achève son intervention par un souhait : « Quant à moi, j’aurais accompli ma plus belle mission si je gagnais de nouvelles sympathies françaises à la cause  de l’indépendance de mon pays » (2).

Plusieurs publications paraissent cette même année  et suivantes, ainsi : un poème « Ouverte la voix », « Nedma ou le poème et le couteau », « les ascètes redoublent de férocité »…

A dix-neuf ans Kateb Yacine est journaliste à Alger Républicain, affecté à la rubrique culturelle. En novembre 1954, Kateb Yacine habite sous les toits de Paris. « …Mon domicile est devenu le rendez-vous perpétuel des jeunes militants… » (3) En juillet 1956-paraît « Nedjma ». C’est un roman de longue maturation. D’innombrables recherches ont de par le monde à ce jour tenté de cerner cette œuvre totale, mais le peuvent-elles ? Réponse de Kateb Yacine : « Nedjma (comme l’Algérie) est une femme qui se cherche, que l’on cherche. Actuellement, la recherche n’est pas encore finie. Au fond un symbole ce qu’il a de propre c’est qu’il est insaisissable et que, en même temps, chaque fois qu’on l’examine d’un côté où de autre, il est de plus en plus riche en signification… » (4). En 1987, Kateb Yacine dénonce la censure et l’auto-censure, ce « langage de la peur »; lui pour qui l’écrivain « quand il a quelque chose à dire, il faut qu’il le fasse, quitte à crever mais il faut qu’il le fasse ».

Sa dernière parution publique à l’occasion du (dernier ?) festival international du court métrage d’Oran du 1er au 4 juillet 1989 fut très bénéfique aux nombreuses personnes venues questionner l’écrivain.

Un film sur Kateb Yacine du réalisateur Kamel Dahane y était programmé. « Kateb Yacine, l’amour et la révolution ».Quelques mois plus lard, au soir de ce 28 octobre 1989, consternés, le regard fixé sur notre chaîne unique nous eûmes droit – en direct – au dernier pied-de-nez de Kateb Yacine au produit de la censure…

Le poète a toujours raison.

HANIFI Ahmed

Les notes (1-2-3-4) ont « sauté ». Le journal a omis de les mentionner