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Kamel Daoud a-t-il perdu son hirak ?
L’article de Kamel Daoud « Algérie, la révolution perdue » (« Où en est le rêve algérien ? ») parut dans l’hebdomadaire Le Point, n° 2472 du jeudi 9 janvier 2020 commence à faire couler beaucoup d’encre. Kamel Daoud ne laisse jamais indifférent. C’est une force à mettre à son profit. J’ai lu sur les réseaux sociaux des commentaires réprobateurs, voire injurieux plus contre la personne de l’auteur qu’à l’endroit de son analyse. Cette volée de bois vert, actuelle et à venir, il l’a anticipé dans son article. Aucun utilisateur de ces réseaux de l’Internet (Facebook, Twitter) ne propose le texte de Kamel Daoud, ou un lien renvoyant à son texte complet, pour que le lecteur puisse se faire une idée de ce dont il est question. Je peux parier que les commentaires des uns alimentent ceux des autres sans que ni les uns ni les autres n’aient eu à lire entièrement l’article de Kamel Daoud. De quoi s’agit-il ? Le journaliste-écrivain propose une analyse à la lumière des événements qui marquèrent l’Algérie durant l’année 2019 jusqu’à nos jours. Cet article je vous le propose dans sa totalité, ci-dessous, à la suite de mon propre texte. Kamel Daoud le développe autour, notamment, du postulat suivant développé au cœur du texte : « le contrôle de la ruralité est la clef du pouvoir », et l’élection ayant eu lieu, le hirak a perdu.
L’article
du journaliste-écrivain est ainsi présenté en Une de l’hebdomadaire :
« Algérie, la révolution perdue ». À l’intérieur, le texte de 19500
caractères (pages 99 à104), est titré « Où en est le rêve
algérien ? » Il s’articule
autour d’une introduction et de cinq chapitres.
D’emblée
(« à l’entame » écriraient des imitateurs) l’auteur met en avant
l’exploitation par le pouvoir de la mort du général Gaïd Salah (« présenté
comme le protecteur, le ‘‘père’’ perdu du soulèvement contre Bouteflika »)
et de « l’émotion nationale sincère » à travers les canaux officiels
et privés. Par l’image, notamment celle de l’enterrement « réussi »
du général qu’envieraient même les généraux morts, le « nouveau
régime » a vaincu la révolution « miraculeuse ». Mais comment en
est-on arrivé à cela ?
Il a
fallu d’abord mettre en place une réalité virtuelle d’une vraie guerre contre
l’ennemi d’hier et d’aujourd’hui, l’ennemi de toujours visé par le
pouvoir : la France. La télévision officielle abreuve d’images et de
commentaires nationalistes à donner des frissons à tout pacifiste,
internationaliste ou non. Kamel Daoud évoque des « banderoles
antifrançaises qui fleurissent partout ». On nous propose de plonger dans
un « délire bouffon » dans une « guerre chimérique » contre
la France qui mettent en relief une triste réalité : « l’Algérie ne
sait vivre une union sacrée, une émotion vive, que dans l’adversité, l’épopée
de la guerre de libération. » Un « remake fou » est proposé avec
le même adversaire qu’on accuse de tous les maux 60 ans après l’indépendance.
Soixante ans après. Deux générations. Il a fallu la moitié de ce temps à
d’autres pays (sociétés) plus arriérés que l’Algérie pour basculer d’un monde
des ténèbres à un autre démocratique beaucoup plus ouvert sur le monde, bien
qu’avec ses hauts et ses bas.
Dans
un autre chapitre, Kamel Daoud explique que le régime a usé de « vieilles
douleurs et vieilles batailles » que sont les divisions linguistiques,
ethniques, régionalistes… « le piège fonctionna ». En poussant à la
radicalité le hirak et en usant de la répression. Il a su « pousser à une
équation algérienne », segment de phrase dont je n’ai saisi le sens
qu’avec la suite de l’article. On avait d’un côté des manifestants
« piégés dans les grands centres urbains » et de l’autre une
« offre de solution avec la présidentielle ». Kamel Daoud semble
signifier que les manifestations importantes n’ont pas ou peu eu lieu à la
périphérie ou loin des « grands centres urbains ». Ce qui n’est pas
exact. Dans l’Algérie profonde, l’Algérie rurale, les Algériens « feront un
choix pragmatique » au profit de la sécurité, mais au détriment de la
démocratie.
Le
vocabulaire utilisé dans les médias et les réseaux sociaux, que ce soit les
alliés du régime ou « même dans la bouche des démocrates et laïques,
binationaux ou modernistes » est binaire. Pas de quartier. Sont convoquées
les figures du traître, du moudjahid, du colon, de l’Occident, des martyrs… Il
y a « incapacité à dépasser un traumatisme d’une guerre dont le souvenir
est devenu une identité en soi. ».
Kamel
Daoud revient plus loin sur cette problématique, ce lien au passé qui ne passe
pas, ce nœud oedipien qu’il faudrait pour le couper faire appel, peut-être, à
l’éminent neuropsychiatre Boris Cyrulnik et autre non moins virtuose du verbe,
Boualem Sansal, pour proposer un remède, un antidote ? Qui sait…
À
ces jeux-là, c’est le régime qui est sorti vainqueur,
« provisoirement » précise l’auteur. Et par conséquent le hirak a
perdu, « provisoirement ».
Cette
victoire du régime fut possible grâce au « contrôle de la ruralité qui est
la clef du pouvoir ». C’est ce qu’a commencé à entreprendre Rachid Nekkaz
(un « faux héros », un « amuseur ») qui avait « cette
idée révolutionnaire » d’aller vers l’Algérie profonde, mais qui n’a pas
réussi car harcelé, arrêté, emprisonné par un régime qu’il a réussi à mettre
« en rage ». Algérie rurale « que les élites urbaines
algériennes opposantes ont négligée ». Nekkaz a saisi que « l’Algérie
n’est ni la place Audin ni la Grande poste ».
Les
Algérois sont incapables de sortir de la capitale et de reconnaître un autre
leadership. Alger, écrit Kamel Daoud « souffre d’un nombrilisme qui
déteint sur les contestataires » qui nous fait confondre Alger et la
ruralité où – selon la presse étrangère – on s’est abstenu de vote comme dans
la capitale. Sauf que les contestataires se trouvent aussi bien dans les
grandes villes que dans la périphérie. Le nombrilisme se trouve ainsi dilué à
travers les territoires autres que ceux des grandes villes. Il y a là comme un
hiatus. Autre problème, la question de l’importance que semble accorder le journaliste
écrivain à la ruralité au point que sa maîtrise soit « la clef du
pouvoir » comme précisé plus haut. Or, selon une étude du ministère de l’Agriculture
et du Développement rural, la population rurale chute de six points à chacune
des dernières décades. Elle s’élèverait par conséquent à 30% aujourd’hui. C’est
beaucoup, mais pas au point de révolutionner une réalité nationale dans
laquelle elle est partie prise et partie prenante. D’autant plus que sa
jeunesse (plus de 55% des ruraux ont moins de 30 ans) est aussi connectée sur
les réseaux, et l’Internet plus généralement, que le reste des Algériens. Hors
d’Alger écrit Kamel Daoud « des Algériens (notez l’article indéfini) ont
voté dans le calme… ils n’étaient pas tous des militaires déguisés ». La
ruralité fut perdue par le hirak, dès juin lorsque les ruraux « qui ne
comprenaient pas ce que voulait la capitale », se demandaient pourquoi
l’on continuait de manifester alors que « Bouteflika était démis et son
gang mis en prison ». « Une révolution, c’est deux ou trois mots… si elle devient des
phrases, elle est déjà perdue » disait à Kamel Daoud un de ses amis.
Comment pouvaient-ils, pôvres
bougres, comprendre cette révolution et la faire leur ? Je vois là une
forme de condescendance et d’arrogance indécentes. Je n’ai peut-être pas
compris. Je l’espère.
Ce
qui a manqué au hirak c’est un leadership qui aurait permis d’éviter les
dérapages (exemple des « chibanis insultés et hués » devant les
bureaux de vote en France. L’organisation du hirak aurait empêché la
« folklorisation idiote du mouvement… folklorisation par le selfie ».
Manifester dans la joie et la bonne humeur, sans être obligé de faire la gueule
(pardon) avec des fleurs, des sourires et des calicots rigolos, voire
succulents de jeux de mots, s’il s’agit de cela, ce n’est pas de mon point de
vue de la folklorisation. C’est au contraire une force. Néanmoins la faiblesse
du mouvement est, je le partage avec l’auteur, son absence d’organisation.
Les
journaux algériens, qu’ils soient « prorégime » ou
« démocrates » n’ont pas été à la hauteur, écrit Kamel Daoud. Les
premiers « zélés dans le déni de la contestation », les seconds
« militants » qui se laissaient aller à des envolées comme écrire
qu’il y avait « ‘‘une marée humaine hier…’’ là où l’auteur ne vit que des
centaines de manifestants. » Oui la presse « démocrate » fut
aussi dans le militantisme y compris dans le choix des mots comme l’utilisation
redondante de « insurrection » pour dire manifestations, ou
révolution pacifiste ou mouvement, et en faisant abstraction des slogans
islamistes, peu nombreux, mais bien réels, dans les manifestations. J’ai relevé
par ailleurs une forme d’arrogance chez certains journalistes, imbus de leur
personne, qui ne répondent que rarement aux questions des
« connectés » par exemple, ou qui s’autocongratulent puérilement, qui
refusent toute critique ou même de banals échanges. J’écris bien
« certains » chez les anciens surtout, nationalistes obtus, ceux qui
ont « fait » le parti unique les yeux et la bouche dans les poches et
qui aujourd’hui donnent des leçons de démocratie. Mais c’est là une autre
histoire.)
Le
hirak avait « réussi » (réussi ?) à faire basculer sa victoire
dans l’impasse …, écrit Kamel Daoud, et le régime avait su (pourquoi ce
plus-que-parfait ?) transformer sa défaite en épopée ». Le régime avait
donc été défait. S’agit-il du « régime de Bouteflika » ?
probablement puisque Kamel Daoud évoque en introduction « un nouveau
régime » à propos du pouvoir actuel depuis juin. Il est inexact de mon
point de vue de parler ici de régimes différents.
Kamel
Daoud, qui n’est pas à sa première « sortie » anticipe les critiques
violentes à « ce papier » de l’hebdomadaire français comme je l’ai
rappelé en début de texte : « les bilans d’étape sont perçus comme
les signes de la contre-révolution et la réflexion sur un échec provisoire sont
les ‘‘preuves’’ d’un ralliement au régime. » Telles ne sont pas mes
observations. Ce serait ridicule, injuste et trop aisé. Osons écrire que la lutte pour une Algérie
libre et démocratique, respectueuse des libertés individuelles et collectives,
des Droits fondamentaux de l’Homme, cette lutte continue et que d’autres
bilans, d’autres réflexions viendront de part et d’autre jusqu’à révéler que
l’horizon s’éclaircit enfin. Et puis « nul ne jette de pierres sur un
arbre dépourvu de fleurs. »
Ahmed Hanifi, 15 janvier 2020
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Le
Point, n° 2472 du jeudi 9 janvier 2020.
Où en est le rêve algérien ?
Par Kamel Daoud
Comment le soulèvement populaire du 22 février 2019 a-t-il pu
échouer ?
L’écrivain tente de comprendre en revisitant l’année écoulée.
Vingt-trois
décembre 2019. Près du Palais du peuple à Alger, les télévisions du pays
insistent sur le défilé de milliers d’Algériens dans les rues. Pour une fois,
la foule ne « marche » pas contre un régime, mais pour jeter un « dernier
regard » sur la dépouille du général Gaïd Salah, mort il y a quelques
jours. Effet de loupe sur les sanglots et les hommages au « Sauveur »,
oraisons, salut militaire maladroitement imité par des civils en pleurs, poésie
patriotique et serments de fidélité. La mort inattendue du général est montrée
comme l’émotion nationale, sincère souvent, que le régime a su faire fructifier
face a une opposition de rue, tenace, mais dont la légitimité s’érode faute de
lucidité politique. Cette armée algérienne reste un mythe fondateur en Algérie
avec une mystique de protection, de propriété, d’arbitre ultime. Née avant le
pays avec la guerre d’indépendance, elle convoque souvent ce droit d’aînesse
malgré les contestations. En octobre 1988, elle n’avait pas hésité à tirer sur
la foule, faisant des centaines de morts. En 1992, elle annule des élections et
s’engage dans une guerre civile avec des centaines de milliers de morts. En
2019, elle s’en est sortie avec le prestige dopé d’une gardienne de la
République, saluée par une partie de la population. « L’armée a accompagné le soulèvement sans faire couler une seule
goutte de sang » a été l’argument répété des jours durant, avec
fierté, par ceux qui comparent légitimement les printemps arabes et leurs crashs.
Un constat difficilement contestable, mais à usage biaisé. Du coup, l’enterrement
du général offre, en climax de dix mois de tension, l’émotion manquante pour
souder un nouveau consensus politique qui, après la présidentielle du 12
décembre, veut contourner la contestation.
Mais
comment est-on arrivé à cette victoire par les images sur une révolution
miraculeuse ? Pour faire basculer l’opinion en sa faveur, réussir un enterrement
digne d’un chef d’État pour son général suprême – que les généraux (emprisonnés,
exilés ou décédés) des années 1990 doivent jalouser –, le nouveau régime a dû
travailler au corps l’opinion et la contestation, s’offrant même les artifices
d’une nouvelle épopée messianique. Quelques clefs pour mieux comprendre.
La décolonisation réinventée
Étrange
atmosphère algérienne depuis des mois : la propagande du régime, mais
autant la férocité des réseaux sociaux, et une partie de la population sensible
à la théorie du complot et au souvenir puissamment entretenu de la colonisation,
ont imposé la réalité virtuelle d’une vraie guerre imaginaire contre la France.
Généraux filmés scrutant les frontières avec des jumelles, arrestations d’ « agents » supposés, intox sur
un complot international et la « main étrangère », films, trolls,
procès et diffamations, tout est bon pour faire revivre l’épopée sclérosée de
la guerre d’indépendance contre l’ex puissance coloniale. Surprenant spectacle
pour celui qui ne connaît pas la primauté de la mémoire sur le réel en Algérie,
les banderoles anti-françaises fleurissent partout. Autant que les tags qui
dénoncent la mainmise de la colonisation sur les richesses locales qui pourtant
ont largement profité à des pays tiers comme la Chine, cliente des Bouteflika.
Dans la fougue de cette guerre de libération fantasmée, on efface même les
enseignes en français sur les devantures, on impose l’arabe et l’anglais, les
logos des chaînes de télévision ne s’affichent plus en français et le « grand
remplacement linguistique » du français par l’anglais est annoncé par l’un
des candidats, Bengrina (islamiste),
comme priorité de sa première semaine après la victoire. Ce n’est pas seulement
un argument de campagne repris par tous après la décision du ministre de l’Enseignement
supérieur de lancer une croisade contre le français comme langue d’impuissance
selon lui, mais un véritable délire collectif. Le nouveau président, Abdelmadjid
Tebboune, n’a pas échappé aux critiques virulentes lorsqu’on le surprit à
parler en français lors de sa première sortie publique. Dans le jeu de se
remake fou, la France est accusée de tous les maux : complicité avec
l’ancien régime des Bouteflika, prédation du gaz « gratuit »,
barbouzeries, entreprises d’effacement de l’identité nationale, contrôle des
écoles pour détruire l’âme algérienne… L’ambassade de France a dépensé beaucoup
de son temps à démentir les infox, mais elles sont intarissables. Les journaux
islamistes comme Echourouk, publient
quotidiennement un article sur la « dé-francisation de l’école »
qui, elle, n’enseigne qu’en arabe depuis vingt ans ! À huis clos, loin des
comptes rendus « clubbing » des médias étrangers, le pays vit un
remake fantasmé de la guerre de libération et mène bataille contre une France
zombie. Le pays d’en face, fantôme mémoriel, parti depuis si longtemps, laisse
un vide de casting et qu’on investit de toutes les fables paranoïaques. Ce
délire, même bouffon, laisse deviner cependant l’essentiel : l’Algérie ne
sait vivre une union sacrée, une émotion vive, que dans l’adversité, l’épopée
de la guerre de libération. La guerre a été son moment historique de ferveur et
le seul moyen de redevenir uni, c’est de refaire la guerre et donc de la
refaire à la France. L’Hexagone est le pays qui incarne, pour son malheur,
l’Autre pour les Algériens et leur lien difficile et tourmenté à l’altérité.
Guérir ce lien équivaut à soigner le rapport avec le reste du monde, mais on ne
le veut pas. Car que faire si on ne refait pas la guerre ?
Le
28 novembre 2019, cette guerre chimérique a pris des accents de fièvre nationale
avec le vote symbolique d’une résolution du Parlement de l’Union européenne
condamnant les atteintes aux libertés en Algérie. Ce fut même une aubaine pour
le régime et les conservateurs qui déclenchèrent, immédiatement, une véritable
campagne contre le « complot
occidental ». On vit défiler dans le pays profond des milliers de
personnes contre la… France et son « protectorat », dénonçant Emmanuel
Macron et la France, la néocolonisation, l’invasion imminente… les échanges sur
les réseaux, faute de sérénité pour débattre, se font désormais sur le mode
binaire : vous êtes un « rejeton
de la France » ou l’ « enfant
d’Ibn Badis », un théologien au
patriotisme pourtant tiède de l’époque coloniale et qui aujourd’hui, longtemps
après sa mort, se retrouve investi de la paternité rétrospective de la guerre
de libération du 1er novembre 1954.
« Novembriste Badissiste » (en référence à novembre et au
théologien) est devenu le sigle informel d’une partie des élites arabophones, conservatrices,
islamistes. Le révisionnisme islamiste du récit de la décolonisation avait été
entamé il y a des années, mais il trouvera là son triomphe : désormais, la
décolonisation est présentée comme un djihad, une guerre sainte, pas une guerre
laïque. Sa déclinaison contemporaine serait une autre guerre contre les
laïques, les modernistes, les zouaves (recrues de l’armée coloniale, supplétifs
locaux), Kabyles, antirégime. Cette bipolarisation, travaillée, de la société algérienne est désormais plus
marquante que celle que la presse étrangère, paresseuse, voit entre régime et protestataires de la rue, les
« hirakistes ».
Le souvenir est l’avenir
Captant
les résistances conservatrices de l’Algérie rurale, rejouant la scène hypermnésique
de la guerre de libération, s’appuyant sur des médias islamistes sinon clients
de la rente, le régime a su pousser, peu à peu, en radicalisant la révolte et
avec l’usage de la répression, à une équation algérienne qui lui sera favorable
après dix mois de contestation. D’un côté, des protestataires passionnés, admirables,
mais piégés dans les grands centres urbains et, de l’autre, une offre de « solution »
avec une élection présidentielle qui pare le vide, l’instabilité et donc le
cauchemar à la libyenne. Épuisés et sans
visibilité sur l’avenir, beaucoup, dans l’Algérie profonde, feront le choix
pragmatique entre la démocratie et la sécurité. Le 12 décembre 2019, un nouveau
président est finalement élu malgré les appels au boycott : Tebboune, un
cadre du système depuis toujours, mais qui gagne malgré la participation
réservée. On expliquera son succès par son caractère d’outsider face à des
candidats qui ont tous le malheur d’avoir été associés à un… parti politique.
Le régime gagne avec la formule d’une présidentielle contrôlée, ouverte sur un
choix de candidats déjà restreint à une pluralité politiquement correcte. Il y
a deux ans, l’élu avait été disgracié et lynché par les télévisions du régime
parce qu’il s’était opposé au clan au pouvoir. Aujourd’hui, il revient en
sauveur, acclamé. Lors de sa première conférence de presse, réagissant à une
question sur Macron qui « avait pris
note du résultat », il lancera un « je
ne lui répondrai pas ! » sous les ovations des présents. Tebboune
avait compris l’avenir que se réserve encore le passé en Algérie.
L’obsession
française et la guerre virtuelle au Maroc semblent avoir encore de beaux jours
à vivre.
Comment
expliquer la puissance de ce délire, surtout auprès des jeunes ? Peut-être
par le mythe de l’union, encore une fois. Mise à part cette fausse guerre à la
France qui donne un sens surréaliste de vieux vétérans aux plus jeunes
justement, l’Algérie ne semble pas pouvoir imaginer un nouveau consensus fondé
sur la pluralité, la multiculturalité et les différences. Le jour des
élections, un étranger aurait été surpris par le ton et les mots employés pour
lever les enthousiasmes dans les médias du régime et dans les échanges sur les
réseaux : les formules verbales d’un engagement armé. D’ailleurs, on
convoque encore en Algérie, pour débattre, les figures du « traître »,
harkis, invasion, menaces, juste pour
parler… d’élections. L’ennemi, dans une métaphore favorite, vient toujours « d’outre-mer »,
alias la France et l’Occident. Même dans la bouche des démocrates et laïques, binationaux
ou modernistes, cette habitude du procès en mode justice martiale est
prégnante. Au plus obscur, on retrouve auprès du régime comme auprès de ses
opposants cette envie de rejouer, absurdement, le martyr, le colon, le
moudjahid, le maquis et l’oppresseur. Ténébreuse incapacité à dépasser un traumatisme ancien, reconduit en
figurations creuses contemporaines. On s’étonnera de voir des vidéos sur la
guerre le jour d’une élection présidentielle, autant que de lire sur les murs
d’un village oranais, un poème se concluant par « Nous ne serons jamais Français » écrit en 2019 comme
s’il s’agissait d’un référendum d’autodétermination en 1962 !
Le régime
a-t-il gagné ?
Oui,
provisoirement. C’est aussi conclure que la contestation a perdu,
provisoirement. Comment alors un mouvement d’une telle ampleur, soudé par un
souci aussi transcendant de pacifisme, a-t-il pu échouer ? Pour envisager
une réponse, il faut remonter à la veille du 22 février. Depuis plusieurs
semaines, un personnage franco-algérien, agitateur en one men show, né des
réseaux sociaux et des facilités que permet Internet, parcourt les villages et
les petites villes algériennes. Rachid Nekkaz, auto parachuté opposant en
Algérie après des déboires en France, s’invente un destin à la Gandhi à la
rencontre des jeunes Algériens désemparés, oubliés, et sans possibilité de
convertir le sport de l’émeute (des milliers par an, selon les statistiques) en
contestation politique. L’étrangeté du rite est que Nekkaz n’a aucun discours,
pas de programme et aucun passé militant. Juste une veste, un smartphone et…
l’idée, révolutionnaire en soi, d’aller vers l’Algérie rurale, rencontrer les
jeunes de la décennie Internet, écrasés par les vétérans de la guerre de
libération, gérontocratiques et infanticides. C’est, au contraire, la foule qui
« parle » lors de ses meetings sauvages. Le personnage met en rage le
régime. On tente partout de l’arrêter, on s’y harasse, en vain. Le régime se
rappelait brusquement cet enjeu que les élites urbaines algériennes opposantes
ont négligé : le contrôle de la ruralité est la clef du pouvoir en
Algérie. Nekkaz fait ce porte-à-porte qui coupe l’herbe sous le pied du vieux
FLN, appareil du régime, et recrute ces Algériens du pays profond qui votent « bien »
et que les intellectuels délaissent. Nekkaz sera harcelé, accusé d’ « atteinte
à l’unité nationale » et d’« incitation à attroupement armé »,
puis arrêté la veille de l’élection du 12 décembre. Le verdict possible est une
quinzaine d’années de prison. La menace de cet amuseur n’était pas une
plaisanterie pour un régime maître en l’art du cloisonnement linguistique, urbain/rural, ethnique ou autres.
Alger
souffre en effet d’un nombrilisme qui déteint souvent sur les contestataires.
On y croit ce que les journalistes étrangers perpétuent eux aussi, qu’Alger
c’est l’Algérie. On le verra le 12 décembre. Il suffisait d’ habiter d’autres
villes pour suivre, avec surprise, des
comptes rendus de presse internationale mettant en avant l’abstention absolue,
le refus de vote massif, juste par confusion entre la capitale et le pays. Hors
d’Alger, des Algériens ont voté dans le calme et sans scène de violence.
L’abstention était palpable, mais les votants n’étaient pas tous des « militaires
déguisés » ou des illusions de propagande. Avoir voté est un choix, un conditionnement,
une liberté, mais surtout une réalité. La ruralité a été perdue par la
contestation dès juin, et c’est un constat que les Algérois refusent, souvent avec
agressivité. Incapables de sortir de la capitale, d’imaginer un leadership
décentralisé une contestation qui reconnaît au monde rural la paternité de la
révolution. Cette myopie trompera lourdement les médias étrangers et les
analystes sous influence de militants locaux, ou eux-mêmes correspondants
militants non déclarés. Une ceinture de militants-témoins habituels, l’effet de
foule sur place, et un accès difficile au pays consacreront cette illusion.
La réalité est que Nekkaz, faux héros de ce soulèvement, a saisi que
l’Algérie n’est pas la place Maurice Audin, ni les escaliers de la grande
poste, et que l’urbain était un ghetto
politique. Secoué, le régime a repris la main dans le pays profond et a
offert une formule plus lisible pour la ruralité : je propose une
élection, la stabilité et la protection contre le complot étranger.
L’opposition s’est enfoncée dans les luttes intestines, le « dégagisme »
et l’illisibilité. Les villages, pour oser la formule, ne comprenaient plus ce
que voulait la capitale. « Une
révolution, c’est deux ou trois mots »,
me disait un ami, immense chroniqueur des années 90, si elle devient des phrases, elle est déjà perdue » la
sentence reste vraie. Dans les villages, dès juin, la fenêtre se refermait sur
un constat refusé par les plus radicaux à Alger ou Paris : l’Algérie
profonde ne comprenait pas ce que la contestation exigeait puisque Bouteflika était
demis, son gang en prison. La solidarité envers les prisonniers politiques en
partie relâchés récemment, très nombreux dans les geôles, n’était même plus un devoir national
pour certains qui justifiaient la répression par la nécessité de l’ordre. Pis, l’ultracentralisme
du régime a provoqué un ultranarcissisme inconscient chez certains militants de
la rue algéroise, déclassant la passion sincère et le sacrifice de beaucoup.
C’est peut-être même par un constat simple qu’on peut analyser l’échec actuel :
la transformation de la révolution en politique a été rejetée et l’idée d’une
transition négociée a été confondue avec le souvenir douloureux de la trahison.
On aboutit, comme le concluent certains Algériens, à la figure du
« révolté assisté », c’est à
dire qui a besoin, sans se l’avouer, que le régime reste, comme pour mieux
vivre indéfiniment l’épopée de la lutte. Une conclusion majoritairement injuste,
mais que le refus de toute issue politique pour le mouvement conforte aux yeux
d’une partie de l’opinion.
La
révolution n’a pas gagné notamment à cause de ce « dégagisme » incapable
de penser la négociation avec un régime qui tient encore l’essentiel des leviers : la rente pétrolière,
l’armée, les armes, les moyens de répression et l’assentiment international d’États
voisins ou partenaires, refroidis par les révolutions des foules. Entre le
régime et les contestataires se jouait, en sourdine, une lutte de survie qui allait
se solder, de manière stérile, par
l’infanticide ou le parricide.
D’autres pistes
Juin
2019 : un journal américain publie une analyse fine sur le cas algérien.
L’auteur note que l’armée n’a pas tiré sur la foule pour deux raisons : la
contestation n’était ni islamiste ni kabyle. Difficile de la criminaliser comme
d’habitude. Le régime le comprit vite et sut surmonter cette union adverse en
divisant à tout-va. Juin, déjà… on décréta illégal le port de l’emblème
amazigh, qui ne gênait personne depuis
des mois, affirmation d’une région martyrisée et porteuse d’une fronde et d’un
capital identitaire réprimé dans le sang. Le piège fonctionna parfaitement
puisque la contestation répondit par une exhibition d’emblèmes plus massive.
Suivra la séquence calculée : arrestation, condamnation à des peines de
prison lourdes et déplacements de la revendication et sa régionalisation. Les uns
se retrouvèrent à marcher pour libérer des prisonniers, les autres se firent convaincre, par la télévision, par
Internet et par les réseaux sociaux, de complot de division dans un pays qui
vit l’union et l’unanimisme comme une sécurité presque ultime. Le régime opéra,
après la reprise en main de la ruralité, à la division dite
« identitaire ». Quelques mois plus tard, on se retrouva même avec
des flashs sur des arrestations de « comploteurs scissionnistes
kabyles », à parler d’infiltration. Le régime recourra, en escarmouches
d’appui, aux vieilles douleurs et vieilles batailles : francophones
traîtres, arabophones authentiques, musulmans/laïcs, Kabyles/Arabes… au fil des
semaines, la contestation perdait du terrain en perdant l’image d’un mouvement
transcendant, national, uni. L’union changeait de camp, en quelque sorte. Elle
se créait, par abus, par propagande et
par convictions sincères, entre armée/peuple, plutôt qu’entre
peuple/contestation. Le révolutionnaire avait son portrait défavorable :
Kabyle, mais pas seulement, traître, francophile, manipulé et anti musulman, venu
« d’ailleurs » et détestant « l’armée
algérienne qui nous protège ». Par contraste, l’opposant au
« Hirak » se dressait le portrait contraire : protecteur,
nationaliste, soucieux de l’intérêt de tous, musulman, antifrançais et
respectant l’affiliation et le lien avec les martyrs.
« Le Désert des Tartares » et la
Némésis
La
première semaine de décembre 2019, cette guerre d’images connut un
virage : on vit, en France, des chibanis,
personnes âgées, insultés et hués à l’entrée des bureaux de vote. Une aubaine
pour présenter les révoltés comme des « gens
incapables de respecter la liberté des autres ». Le manque de
leadership pour le « Hirak » se fit ressentir là aussi comme un désastre.
Il aurait pu empêcher ces tristes dérives et surtout la folklorisation idiote
du mouvement par certains. Dans la presse, on avait déjà ce choix malsain entre des journaux prorégime, zélés
dans le déni de la contestation, et une presse démocrate cédant au militantisme
qui lui fit écrire « une marée
humaine hier à… » là où l’auteur ne vit que des centaines de
manifestants. Les voix politiques raisonnables étaient ignorées.
Coupé
de possibilité d’extension vers la ruralité, régionalisé, sans relais
médiatiques puissants, acculé à la radicalité et trompé par le virtuel de
Facebook, le mouvement perdait du terrain alors que sa revendication d’une
Algérie libre démocratique et ouverte à tous, était le rêve de tous. Le régime
avait su transformer sa défaite en épopée, et la contestation avait réussi à
faire basculer sa victoire dans l’impasse.
Le
constat est dur, provisoire certes, fait rager les radicaux sur les réseaux
sociaux. D’ailleurs, un effet collatéral de la radicalité fait que toute
analyse non militante est violemment refusée. Les bilans d’étape sont perçus
comme les signes de la contre-révolution et la réflexion sur un échec
provisoire sont les « preuves » d’un ralliement au régime. Sans généraliser,
on peut expliquer ce déni comme la source de l’aveuglement, concomitant, sur la
montée vigoureuse du néo-islamisme qui propose déjà à l’armée d’être son bras
politique, alléché par la perspective de prise de contrôle économique et politique
du pays. Pour l’élection du 12 décembre, on vit sans étonnement les salafistes
et les anciens de l’armée islamique appeler à voter, massivement. Pour eux, un
régime conservateur est moins nocif qu’une démocratie moderniste.
Impasse
provisoire cependant. Une négociation muette est à l’œuvre, entre un président
faible qui doit construire son pouvoir face au vide radical de la
« rue », mais aussi face aux tuteurs militaires, aux vétérans et aux
conservateurs rentiers derrière son dos. C’est-à-dire entre un régime qui sait
qu’il est mortel malgré ses dénégations et une contestation qui a déjà signé
l’irréversibilité de la dictature, malgré son échec de maturité, malgré les
dizaines de prisonniers injustement incarcérés, malgré la folklorisation par
le « selfie » qui la guette.
Étrange
réalité d’un pays fermé sur lui-même, isolé du reste du monde, difficile à
comprendre et encore traversé par les houles de sa mémoire dévorante. La mort
du général Gaïd Salah, chef des armées,
redistribue légèrement les rôles, mais consolide encore plus les castings
symboliques de l’Algérie. Le général est aujourd’hui présenté comme le « père »
perdu du soulèvement contre Bouteflika, le protecteur. Dans la conviction ou
l’excès, on retrouve ce lien œdipien avec l’armée, figure de paternité
sécurisante, l’entrave paralysante de la mémoire et le trauma d’une guerre dont
le souvenir est devenu une identité en soi. En boucle, l’Algérie c’est le fils
qui s’aveugle en tuant le père, le père qui tue le fils en l’égarant dans le
labyrinthe des revendications. On peut se perdre à déchiffrer des mythes dans
cette réalité algérienne à la fois politique largement symbolique. D’ailleurs,
il faut vivre en Algérie, aller au-delà des articles de presse confondant
réalité et convictions militantes de ses rédacteurs, pour comprendre les extensions
de ce « Frexit » algérien permanent, ce jeu de rôles de la guerre
d’indépendance, cette passion mortelle pour l’union, cette fabrication cyclique
de l’ennemi. L’amateur de littérature que je suis y voit le cas d’un postcolonial
qui a créé, par effet de huis clos, un fascinant mélange de genres entre le Désert des Tartares et la Némésis
grecque. Les étrangers repartent souvent d’Algérie avec des sentiments
mélangés : on ne comprend pas comment la splendeur et le ridicule, la
beauté et la neurasthénie, la richesse et l’oisiveté, le ciel et les
cimetières, la mémoire et les nouveau-nés, l’impasse et l’horizon, le vieillissement raide et
l’éternelle jeunesse, l’agressivité et la générosité s’y mélangent si
dangereusement.
KD.
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