Archives de catégorie : Mes confettis

CONFINEMENT LUXUEUX D’UNE BOURGEOISE ?

_

La toile s’affole…

« Je vais faire ma Leila S. ce matin. J’espère que Le Monde publiera ma prose immortelle… » ironise S. Bachi. D’autres : « Le ‘‘Journal de confinement’’ de Leïla Slimani est proprement indécent… un texte ‘‘déplacé’’ qui dit l’hébétude ‘‘d’une bourgeoisie qui se rêve écrivain, écriture en temps de pandémie mais qui n’exhibe que sa folie de classe, à l’heure où les gens meurent’’. « la romantisation du confinement est un privilège de classes. Alors que l’autrice rédige ses carnets de bord de sa maison de campagne, ‘‘les ouvriers partent travailler au péril de leur vie, tout s’effondre’’… »

Après lecture du texte de La Goncourt, je dois dire que finalement, il n’y a pas ici de quoi fouetter un chat. Les critiques que j’ai lues sont plutôt sévères, il eut pire. On a lu pire comme texte égocentré ou baignant dans le cynisme. Non, et sans préjuger des articles à suivre, il en y a bien d’autres de chats à fouetter. Par-dessus le marché, pour atténuer son propos – peut-être que Slimani avait envisagé le pire – elle écrit : « À la télévision, un homme qui était, j’en suis sûre, bien intentionné, a dit que nous étions tous à égalité face à cette épreuve et que nous devions nous unir. Mais nous ne sommes pas à égalité. Les jours qui viennent vont au contraire creuser, avec une cruauté certaine, les inégalités. Ceux qui ont peu, ceux qui n’ont rien, ceux pour qui l’avenir est tous les jours incertain, ceux-là n’ont pas la même chance que moi. Pers, je lui tire la langue, sans plus.

Toutefois, en attendant la suite, voici la chronique « Jour1 » (merci Sabrina F. et Mira M. de Facebook).

Le « Journal du confinement » de Leïla Slimani, jour 1 : « J’ai dit à mes enfants que c’était un peu comme dans la Belle au bois dormant » Le Monde 18.03.2020

Jour 1. Cette nuit, je n’ai pas trouvé le sommeil. Par la fenêtre de ma chambre, j’ai regardé l’aube se lever sur les collines. L’herbe verglacée, les tilleuls sur les branches desquels apparaissent les premiers bourgeons. Depuis vendredi 13 mars, je suis à la campagne, dans la maison où je passe tous mes week-ends depuis des années. Pour éviter que mes enfants côtoient ma mère, il a fallu trouver une solution. Nous nous sommes séparés, sans savoir dans combien de temps nous nous reverrions. Ma mère est restée à Paris et nous sommes partis. D’habitude, nous remballons le dimanche soir. Les enfants pleurent, ils ne veulent pas que le week-end se finisse. Nous les portons, endormis, dans la cage d’escalier de notre immeuble. Mais ce dimanche, nous ne sommes pas rentrés. La France est confinée et nous restons ici.

Je me demande si je n’ai pas rêvé. Ça ne peut pas être. Cela ressemble aux histoires qu’on invente à Hollywood, à ces films que l’on regarde en se serrant contre son amoureux.

Tout s’est arrêté. Comme dans un jeu de chaises musicales. Le refrain s’est tu, il faut s’asseoir, ne plus bouger. Un, deux, trois, soleil. Tu as perdu, il faut recommencer. D’un coup, le manège a cessé de tourner. Il y a une semaine, je faisais encore la promotion de mon dernier roman. Je me réjouissais de rencontrer des lecteurs dans les librairies de France. Certains disaient, « Je vous fais la bise, ça n’a jamais tué personne », et d’autres se moquaient de moi quand je refusais les selfies ou les poignées de main. « On ne va quand même pas croire à ces conneries », ai-je entendu. Il faut bien y croire puisque c’est là, puisque nous voilà cloîtrés, calfeutrés. Puisque jamais l’avenir n’a paru aussi incertain.

Nous sommes confinés. J’écris cette phrase mais elle ne veut rien dire. Il est 6 heures du matin, le jour pointe à peine, le printemps est déjà là. Sur le mur qui me fait face, le camélia a fleuri. Je me demande si je n’ai pas rêvé. Ça ne peut pas être. Cela ressemble aux histoires qu’on invente à Hollywood, à ces films que l’on regarde en se serrant contre son amoureux, en cachant son visage dans son cou quand on a trop peur. C’est le réel qui est de la fiction.

J’aime la solitude et je suis casanière. Il m’arrive de passer des jours sans sortir de chez moi et quand je suis en pleine écriture d’un roman, je m’enferme pendant des heures d’affilée dans mon bureau. Je n’ai pas peur du silence ni de l’absence des autres. Je sais rester en repos dans ma chambre. Je ne peux écrire qu’une fois mon isolement protégé. Le confinement ? Pour un écrivain, quelle aubaine ! Soyez certain que dans des centaines de chambres du monde entier s’écrivent des romans, des films, des livres pour enfants, des chansons sur la solitude et le manque des autres. Je pense à mon éditeur qui va crouler sous les manuscrits. « Chronique du coronavirus », « Quarante-cinq jours de solitude ». Je devrais me réjouir, tenter de tirer quelques pages de cette expérience folle. Mais je n’arrive pas à penser ni à écrire. Je ne parviens pas à me concentrer sur le livre que j’ai ouvert et qui traîne sur mon lit depuis des heures. Je regarde de manière compulsive les informations, je relis dix fois les mêmes articles, je cherche quelque chose mais je ne sais pas quoi. Je suis dans un état de sidération c’est-à-dire privée de mots, de sensations. Comme si j’avais reçu un coup de poing en plein visage et que j’essayais, lentement, de me relever.

A la télévision, un homme qui était, j’en suis sûre, bien intentionné, a dit que nous étions tous à égalité face à cette épreuve et que nous devions nous unir. Mais nous ne sommes pas à égalité. Les jours qui viennent vont au contraire creuser, avec une cruauté certaine, les inégalités. Ceux qui ont peu, ceux qui n’ont rien, ceux pour qui l’avenir est tous les jours incertain, ceux-là n’ont pas la même chance que moi. Je n’ai pas faim, je n’ai pas froid, j’ai une chambre à moi d’où je vous écris ces mots. J’ai le loisir de m’évader, dans des livres, dans des films. Le matin, je fais classe à mes enfants, et pour l’instant nous gardons notre calme. Pour expliquer le principe du confinement, je leur ai dit que c’était un peu comme dans la Belle au bois dormant. Pour que la princesse ne meure pas en se piquant au doigt, les fées ont pris la décision de l’endormir, elle et tous ses proches, pendant cent ans. Nous aussi, nous allons devoir prendre du repos, rester chez nous et un jour, tout comme le prince sauve la belle d’un baiser, nous pourrons nous embrasser à nouveau.

Nous rêvions d’un monde où on pourrait, depuis son canapé, regarder des films, lire des livres, commander à manger. Nous y voilà, ne bougez plus, vos vœux sont exaucés.

Mon fils demande : « C’est parce que la planète est fatiguée ? ». Oui, lui dis-je, tu dois avoir raison. Cette pauvre planète est épuisée, elle prend sa revanche, elle nous assigne à résidence. Comment s’empêcher de voir, dans ce qui nous arrive, une certaine ironie ? Celui qui écrit cette pièce à huis clos ne manque pas d’humour. Monde de solitudes, nous voilà esseulés. Monde de virtualité, nous voilà réduits à n’exister, à ne nous parler, à n’interagir qu’à travers des écrans. Monde inhospitalier, nous voilà enfermés. Nous rêvions d’un monde où on pourrait, depuis son canapé, regarder des films, lire des livres, commander à manger. Nous y voilà, ne bougez plus, vos vœux sont exaucés. Il y a dix jours nous scandions « on se lève et on se casse. » Mais il n’y a plus, à présent, nulle part où aller.

Mon fils est assis à la table de la salle à manger. Je lui apprends l’imparfait. « C’est quand on parle d’autrefois. » Et le futur. « Pour ce qui arrivera demain. » Je regarde ses petits doigts glisser sur la feuille et quelque chose, dans son application, dans son souhait de bien faire, me serre le cœur. Je me rends compte que je ne sais plus faire de multiplications. Je ne l’avoue pas et je cache mon portable sous la table pour utiliser ma calculatrice. Aujourd’hui, j’ai proposé un exercice. « Faites un portrait du coronavirus » et mes enfants ont dessiné des monstres colorés, aux yeux rouges et aux doigts couverts de griffes. « On l’aime ce virus. C’est quand même grâce à lui qu’on est en vacances. » Attendons la suite.

_______________

Si vous l’avez adressez-la moi, merci, je complèterai.

J’ai écrit plus haut que les réactions au texte de Slimani furent nombreux, voici un exemple. Un texte de Diane Ducret paru hier 19 mars 2020 dans Marianne intitulé :

_______________

.

Je pourrais vous dire que depuis ma fenêtre, Paris n’a jamais été si belle depuis que les hommes l’ont désertée. Que j’ai regardé l’aube se lever sur les immeubles, que j’ai vu les cerisiers japonais fleurir, que cela sentait bon le printemps. Que les mouettes appelant le touriste sur l’île Saint-Louis au loin m’ont fait penser aux vacances d’été à Belle-île-en-mer. Qu’en préparant mon café, j’ai songé à la Joconde prisonnière du Louvre, esseulée elle aussi, se languissant des regards émerveillés posés sur elle, au Baiser de Rodin, à ces amants de marbre que personne ne photographie plus.

Au foyer de l’Opéra de Paris, qui se demande où ses danseurs prodigieux ont bien pu passer depuis qu’ils l’ont quitté. Aux cygnes du jardin du Luxembourg qui s’en veulent d’avoir voulu mordre les enfants qui approchaient leurs doigts d’un peu trop près. A ces livres de la bibliothèque Sainte Catherine, qui soupirent d’ennui à présent qu’aucun doigt humide ne vient tourner leurs pages. Je pourrais vous dire que malgré la peur, je ne me sens pas seule car je suis entourée de ces trésors iconiques, et que, décidée à vivre ce confinement comme dans un roman, enivrée par les premières senteurs du printemps, et ouvert la fenêtre et mis la vie en rose… Mais je ne suis pas Leïla Slimani.

LA DERNIÈRE CUITE ET UN SUICIDE

Résumons. Samedi dernier je regardais Edouard Philippe annoncer la fermeture des bars, cafés et restaurants pour le soir même, à minuit. Dans le bar en bas de chez moi, la fête battait son plein. La dernière cuite avant la fin du monde venait de commencer. Les fêtes de Bayonne et le premier de l’an réunis en un samedi soir apocalyptique. On se prend par le cou, on s’embrasse. Tout le monde s’est transformé en Cendrillon d’un soir, craignant de voir minuit sonner et que le bar ne se change en citrouille. Une musique assourdissante fait trembler la fenêtre de mon deux pièces au 5ème étage, d’où mon voisin de palier, âgé de 80 ans, s’est suicidé quelques jours plus tôt, apprenant que la propriétaire du misérable studio qu’il louait depuis vingt ans voulait vendre l’appartement. Gentrification et loi du marché font bon ménage quand il s’agit de passer un coup de balai sur les vieux, les pauvres, les éclopés.

Dimanche, enfermée chez moi depuis déjà deux jours, j’ai vu les images de parisiens prenant des bains de soleil sur les quais de Seine, dans les parcs, comme des amnésiques joyeux. L’homo sapiens latin n’aime assurément pas obéir, tout impératif lui est insupportable. Sans doute les français sont-ils trop existentialistes, « l’existence précède le bon sens ».

PUNITION COSMIQUE

Lundi soir, fidèle au poste sur mon canapé, j’ai vu le Président annoncer la mise en quarantaine de la population pour le lendemain à midi. Quand on vit seule, dans un appartement aux dimensions modestes, et que l’on est loin de chez soi, ces mots vous pètent les tympans comme une déflagration. C’était comme si après une année de gilets jaunes et un hiver du mécontentement sur la réforme des retraites les français étaient punis d’avoir manifesté trop longtemps. Nous recevons une punition cosmique nous clouant à la maison comme dans une fable de Lafontaine « Vous avez défilé tout l’été, eh bien confinez-vous, maintenant ! ».

Le lendemain matin, j’ai fait la queue pour accéder à un supermarché. La bise était venue, pas un seul petit morceau de mouche ou de vermisseau dans les rayons. Je ne savais pas quoi acheter, j’avais peur, j’aurais voulu pouvoir rentrer chez mes parents, qu’on me dise que tout irait bien.

DE DEUX MAUX LEQUEL CHOISIR ? 

Mais je n’ai qu’une grand-mère, en province. Elle a 88 ans, une santé de fer, s’enorgueillit-elle toujours, mais jusqu’à quand ? Son aide à domicile est confinée, comment pourra-t-elle se faire à manger ? Aller la retrouver pour veiller sur elle et risquer de l’infecter si je suis porteuse du virus, rester ici et la laisser dépérir seule, de deux maux lequel choisir ?

J’ai vu aux informations de 13H des Parisiens quitter Paris pour leurs maisons de campagnes, leur résidence secondaire. De préférence au bord de la mer. Les célibataires, les petits salaires, les banlieusards, les sans famille, les gens en somme, nous n’avons nulle part où aller. Nous n’avons pas de vie de secours.

CEUX QUI N’ONT DE VIE DE SECOURS 

Pendant ce temps, dans un univers parallèle ordonné par les frères Grimm, Leïla Slimani nous livre son journal de confinement dans Le Monde. Depuis sa maison de campagne à colombages, dans laquelle, nous précise-t-elle, elle passe habituellement tous ces week-ends. Face aux collines que l’aube vient colorer, son camélia est en fleurs et le tilleul bourgeonne, comme c’est charmant. Avec son mari et ses enfants, ils jouent à « dessine-moi un coronavirus ». Les bambins dessinent un monstre, mais un monstre gentil, puisqu’il leur offre des vacances.

Pour Leïla Slimani, le coronavirus, c’est un peu La Belle au bois dormant (sic). Son journal de bord emploi la sémantique du conte, tout y est, les monstres et la bonne fée, la campagne enchanteresse. On met en scène l’enfant qui demande si la terre se venge car « la planète est fatiguée ? ». On en appelle la bonne conscience écologique du lecteur tandis que l’on cravache sa mauvaise conscience chrétienne.

LA QUARANTAINE, UNE AUBAINE…

Pour elle, une quarantaine, c’est « une aubaine ». Du temps pour soi, pour écrire et lire, se retrouver. Dans des centaines de chambres s’écrivent les nouveaux Goncourt, nous rassure-t-elle. C’est affreux ce qui se passe, la misère c’est horrible, surtout de loin, « ça ressemble aux histoires qu’on invente à Hollywood, aux films qu’on regarde en se serrant contre son amoureux en se cachant dans son cou quand on a trop peur ». Où l’expérience du confinement entre le conte de fée et le teen movie.

A tout le moins, nous ne vivons pas la même expérience. Si pour Leïla Slimani, le confinement est tel un conte de fée, je me sens plutôt dans un roman picaresque. Je suis le picaro, de rang social peu élevé, sans honneur ou marginal, aspirant à la liberté et espérant trouver sa survie en faisant preuve de débrouillardise.

MARIE-ANTOINETTE JOUANT À LA FERMIÈRE

En découvrant ses mots, je m’en suis voulue de songer que Marie-Antoinette jouant à la fermière à Trianon n’aurait pu être plus éloignée de la peur, l’angoisse du peuple. Une crise sanitaire agit comme un révélateur d’inégalités sociales. De notre devise « liberté égalité fraternité » dont nous sommes si fiers, que reste-t-il lorsque nous sommes attaqués ? Sitôt que notre chère, si chère liberté est remise en cause, l’égalité se montre un idéal et non une réalité.

Nos élites intellectuelles me semblent parfois hors sol, comme si la révolution française n’a pas eu lieu dans tous les domaines, et que seule une certaine classe sociale était autorisée à exprimer le goût de l’époque. Hélas, les écrivains, penseurs et artistes ne se cantonnent pas nécessairement à trois arrondissements bourgeois du centre de Paris, je regrette que Le Monde l’ait oublié.

Depuis ma fenêtre, on ne voit pas le ciel. L’immeuble d’en face est sale, les rues vides me filent des angoisses cafardeuses. Se faire décaniller par un virus dans ma trentaine, mourir seule, peut-être, dans un deux-pièces, ne me tente que très moyennement. Cela aurait été moins vendeur que les collines dorées et les camélias de Leïla Slimani, mais cela aurait été sans doute plus représentatif de ce que nous vivons.

CENDRILLON VEUT DANSER TOUTE LA NUIT

Au beau milieu d’une ère faite d’images et de superficialité, j’ai le sentiment d’avoir basculé dans l’ère de l’invisible. La menace est partout, en nous, un virus comme une idéologie terroriste se répandent à bas bruit et contaminent les corps et les esprits. Ils peuvent frapper à tout moment. Ma génération n’a jamais été confrontée à la guerre ni à la famine, la société de consommation a rendu floues les lignes entre nos besoins et nos désirs. Et pourtant, comme je me sens démunie face à ce changement de paradigme.

Nous ne voulons pas que la fête s’arrête, nous voulons être divertis, Cendrillon veut danser toute la nuit, et dans des pompes de marque. Nous n’avons jamais eu à retarder nos envies, à délayer nos besoins, et cet apprentissage nous est douloureux.

Résister, c’est moins grandiloquent et romanesque qu’on le souhaiterait. C’est fait d’égoïsme, d’ennui, d’énervement, de réveils nocturnes, mais on tient, presque malgré soi. Le seul ennemi d’un confinement, le temps. Sitôt qu’on sait l’apprivoiser, on ne craint plus grand-chose.

Diane Ducret

———-

La pandémie enrayée, un monde nouveau est possible

C’est comme un nouveau rêve : la pandémie enrayée, un monde nouveau est possible à l’horizon.

Nous arrivons au terme d’un cycle, j’en suis persuadé et j’en ai rêvé. Je suis convaincu que le monde actuel est à l’agonie. Ce monde, où chez beaucoup hélas l’égocentrisme est un repère un modèle, a produit sa propre impasse. Ce monde dans lequel le marché, la mondialisation économique et financière qui contribue à la destruction d’une grande partie de l’humanité où 8 % des hommes possèdent 83% des richesses du monde, ce monde-là est à l’agonie. Un monde nouveau est possible au sein duquel les hommes n’auront plus les yeux braqués sur le Nasdaq et autres indices boursiers Cac 40, Dow Jones… Indices dont ce monde nouveau, au risque de le perpétuer, réduira drastiquement l’objet, à défaut de les supprimer.

La pandémie du Coronavirus, à la suite des grandes crises mondiales financière et économique de 2007 et plus, tombe à point. Et si cette pandémie ne nous abat pas, elle nous instruit, nécessairement – on ne paie jamais trop cher une bonne leçon. La pandémie du Covid 19 nous confirme la faillite de notre monde présent (frontières financières et marchandes ouvertes/frontières humaines fermées, inégalités béantes Nord/Sud, faillites écologiques, dérégulations multiples, repli sur soi accentué, gestion chaotique, etc.) Aujourd’hui, ce virus qui se propage à travers le monde, et qui risque de laisser derrière lui des dizaines de milliers de morts, nous offre l’occasion inespérée de le repenser, repenser notre monde.

Depuis le début de ce 21° siècle, des voix s’élèvent. Elles sont essentiellement jeunes et c’est très bien. Elles sont l’avenir. Depuis quelques années des initiatives germent et se multiplient un peu partout, pour qu’un monde nouveau redonne sa dignité à l’homme, pour qu’enfin celui-ci puisse se débarrasser de la course effrénée au gain, à la dégradation de l’environnement.

Un monde nouveau est possible où les pratiques abusives et inadmissibles de l’économie de marché incontrôlée au nom de la liberté d’entreprendre (ainsi l’obsolescence programmée…), seront bannies, comme seront dénoncées les pratiques d’exclusion, la course à l’évaluation individuelle, à la notation individuelle au détriment de la collectivité. Un monde nouveau est possible où il sera mis un terme au nationalisme étriqué source de guerres à d’autres hommes, lointains ou proches, ces métèques ou ces barbares. C’est une nécessité.

Un monde nouveau dans lequel consommer ce qui pousse dans et autour de sa ville, réduire la masse des déchets, les recycler, créer des monnaies locales (pour contourner la spéculation), mettre en commun les biens les plus lourds (les nationaliser), valoriser les loisirs seront des activités encouragées à travers des territoires bien plus grands que les initiatives locales actuelles. Un monde nouveau dans lequel la santé est appréhendée comme un bien précieux non négociable, hors comptabilité. Un autre monde possible est devant nous j’en suis convaincu, qui mettra fin aux crises écologiques, économiques et  sociales que traversent de très nombreux pays, et plus encore leurs classes intermédiaires et populaires. Espérons-le le plus proche possible.

Un monde nouveau où les valeurs de solidarité et de partage diffusées à travers tous les territoires l’emporteront sur la course effrénée aux biens matériels de manière inconsidérée. Où la fraternité enfin, l’homme enfin, sera au-delà du verbe au cœur des hommes.

Encore faut-il que nous nous en donnions les moyens. Mais je l’ai rêvé.

Ahmed Hanifi,

Marseille, mercredi 18 mars 2020

——-

Un jour ordinaire, au temps du Covid-19, dans le sud de la France

Au Bled, pendant le ramadan, à l’heure de la rupture du jeun, dans les rues des villes et villages, plane un étrange silence. Les rues sont totalement vides des habitants, regroupés en famille autour du dîner. Un étrange silence, mais léger, un silence paradoxalement de réjouissances. Car nous savons que dans les maisons on écoute de la musique (chaabi), on échange des nouvelles, on rit… Le silence dont je vous parle ici est autre. C’est un drôle de silence, un silence lourd, qui nous enveloppe ces jours-ci et précisément ce matin ici où même les arbres ont perdu de leur superbe. Le clocher de l’église sonne un coup à 9 h pile, et au cœur de cette petite ville du sud de la France, les activités ont cessé. Rares sont les commerces qui, comme le petit Discount ou la boulangerie, sont ouverts. Les gens avancent à pas pressés. Habituellement ces mêmes rues du cœur de cette petite ville sont très agitées. Aujourd’hui il n’y a ni chansons, ni brouhahas, ni rumeurs. Rien. Pas même l’agitation des écoliers du boulevard Chave, astreints à étudier à domicile. Cet étrange silence est interrompu de temps à autre par le bruit du moteur des rares véhicules, par le crissement de leurs pneus ou par l’arrivée d’un train régional hasardeux, vide, qui ralentit mais ne s’arrête pas. Plus loin le piaffement d’oiseaux insouciants l’allègent. Il n’y a ni rat mort, ni docteur Rieux, mais elle rode un peu partout, la mort de l’autre peste, la mort du Covid-19, on le sait. France Inter indiquait tôt ce matin que le nombre de personnes atteintes du coronavirus en France s’élève à 5423 et que 127 personnes en sont décédées. Je presse le pas. Quelques personnes avancent, semblent se murmurer (à elles-mêmes), elles se rassurent peut-être. On évite de trop se rapprocher lorsqu’on se croise, au contraire on fait chacun un pas de côté, discret pour ne pas se froisser. Peut-être sourit-on avec gêne. Et on continue vers ses occupations, l’esprit agité. La poste est fermée. « En raison des directives gouvernementales, nous sommes contraints de fermer le bureau jusqu’à nouvel ordre. » Alors je n’ai plus rien à faire à l’extérieur. Pas le cœur à ma marche quotidienne (5 à 6 kms chaque matin). Dans son intervention télévisée de ce soir, le président Macron annoncera certainement des mesures de confinement. Au-delà du stade 3. Et probablement le report du deuxième tour des élections municipales. Et demain sera un autre jour.

_________________________________________

CLIQUER ICI POUR VOIR LA VIDÉO

__________________________________________

Le nouveau Muppet Show et le Coronavirus

Je sortais ce matin du Consulat de Marseille lorsque Kada m’a téléphoné : « tu es où ? » Habituellement le samedi à cette heure-là je l’avais rejoint. J’aime bien descendre à Marseille les samedis, aller fouiner dans les rayons de la Fnac ou de la bibliothèque de l’Alcazar, et surtout retrouver Kada mon ami de plusieurs dizaines d’années, et refaire, encore une fois, le monde, le nôtre mais pas que. Il y a tant de choses à dire sur tel et tel… généralement nos amis et généralement pour rire, pas plus. Mais là, j’ai été retenu au Consulat. J’avais le numéro P 38 et au guichet on répondait au client portant le numéro P 23. Client n’est peut-être pas le terme approprié, mais il faut savoir qu’on vous demande 5 € pour légaliser un document, comme dans une boucherie ou un autre magasin. Les samedis il y a plus de monde qu’en semaine. C’est comme le hammam, il y a plus de chance d’y rencontrer des connaissances, d’échanger… Quant à moi, cela me permet de régler deux coups en une descente, solutionner quelque problème administratif (en l’occurrence ce matin une procuration) et rencontrer mon ami Kada pour morigéner nos amis et tous les autres autour d’un verre de thé, leur trouver des travers, comme le faisaient si bien les deux vieux du Muppet Show (ça ne vous dit peut-être rien Kermit la grenouille et ses amis l’ours Fozzie, Piggy, les deux vieux ragoteurs Statler et Waldorf…) Ragoter, oui, voilà ce que nous faisons aussi quand nous nous retrouvons Kada et moi.

.

Moi : « J’arrive, tu es où ? »

Kada : « Chez Krimo derrière l’Alcazar »

Il y avait du monde chez Krimo Gambitta. Son café se trouve derrière l’Alcazar. À la terrasse trois personnes discutaient autour de Kada. Trois gars du Bled dont un, Hamid, que je n’avais pas vu depuis quelques semaines. Sur la table, des verres de thés à la menthe chauds et de tasses de graines d’arachides super salées (une dizaine de pigeons pas du tout intimidés, ils connaissent bien la maison, attendaient qu’on partage avec eux les cacahuètes) Lorsque je suis arrivé à leur auteur, Hamid s’est levé. Je lui ai présenté mon coude en souriant, je voulais lui dire bonjour en faisant un El bow bump, un peu comme on nous le montre souvent à la télé depuis la propagation du Coronavirus. C’est rigolo, (tout comme le check) et ça évite toute éventuelle contamination, à l’heure grave du Covid-19. Que n’ai-je pas fait là ! Hamid riait à gorge déployée et m’embrassa en jetant ses bras autour de mes épaules comme un reptile constricteur.

Moi, en essayant de le repousser, mais c’était peine perdue : « ne prenons pas de risque khoya »

Hamid : « aweddi khallik, koulch mektoub »

Moi : « kifech mektoub, ah non, là ça va pas. Le monde entier essaie de se protéger et toi tu me dis mektoub »

Hamid, qui avait perdu son sourire : « en’âl echittan, kayna aya dgoulek ta destinée est écrite quoi que tu fasses »

Moi : « alors suicide-toi directement si tu es contre la protection contre le danger du virus ! »

Un autre gars est intervenu après avoir insisté en me tendant la main « salam alikoum. Bon, je lui ai tendu la main, idem pour le troisième et également pour Kada.

Le gars : « ma ken walou si Mohamed. Si tu dois avoir peur c’est de Dieu seul, pas du corona. Hada el mard c’est Rabbi qui le veut, on n’y peut rien nous les humains. »

Moi : « tu ne crois pas à la Science, aux hommes de savoir ? »

Le gars : « ces gens sont mieux que Dieu ? »

Moi : « connais-tu ce verset ? “Sont-ils égaux, ceux qui savent et ceux qui ne savent pas ? ” Seuls les doués d’intelligence se rappellent. » (S 39)

Le gars : « Dieu est mieux que tout, il faut compter sur Dieu »

Moi : « et celui-ci tu connais ? ‘‘Iqra bismi rabbika elladi khalaqa…’’ » (S96), ya Sahbi, lis ! apprends au lieu de dire des conneries !

Le gars : « Koulch bel mektoub, Hamid te l’a dit. Ne t’immisce pas dans les affaire de Dieu, la cherk bi Allah.» (cherk = s’associer à Dieu…)

Moi: « quel cherk mon ami? Regarde bien (j’ai pris son verre de thé), si je verse sur la table la moitié du verre, c’est el mektoub? et si je décide de lancer ce même verre sur la tête d’un idiot c’est el mektoub ? Qu’est-ce que tu fais de ma responsabilité intime, de ma conscience ? »

Sur ce, j’ai fait un signe à Kada, je souhaitais lui parler en aparté. Je lui ai dit deux, trois mots et me suis excusé « lorsque tu es avec des types comme ça évite-moi la punition, s’il te plaît, c’est fatigant. »

Aux autres gars, j’ai prétexté un autre rendez-vous pour mieux les fuir. Pas possible quoi. Ça se passe à Marseille, chez Krimo Gambitta, mais cela se passe également ailleurs en l’an de grâce 2020 après Jésus Christ, au temps de la robotique et de l’intelligence artificielle. Je vous jure qu’il y a trente, quarante ans ici en France, cet échange n’aurait même pas pu être imaginé, c’est dire la régression.

Heureusement, j’avais une petite bouteille de gel hydro alcoolique dont j’ai utilisé la moitié (35 ml) pour purifier mes mains de leurs crasses ignorances. Dans la bibliothèque de l’Alcazar, avant de monter à l’étage Littérature, j’ai utilisé un mètre de Sopalin pour me nettoyer le visage.

_

A.H_ Marseille, le 14 mars 2020.

————–

La 2° mort de Suzanne

Graeme Allright est mort hier dimanche 16 février 2020

J’apprends la disparition, hier dimanche 16 février, de Graeme Allright. De toutes les (belles) adaptations des chansons de Léonard Cohen, c’est Suzanne que je préfère. Il a réussi à lui injecter en français la même force que l’originale. Suzanne pour moi ce n’est pas uniquement les mots de Léonard Cohen ou ceux de Graeme Allright, c’est, au-delà d’eux, en plus d’eux, l’atmosphère et le climat qui s’en dégagent, le climat d’insouciance des années d’une certaine jeunesse, la mienne, celle des années soixante-dix. Je parcourais alors, les mains dans les poches, des milliers de kilomètres sans but précis, souvent à pied, en stop, à la découverte de l’inconnu. Et toujours bien accueilli. Presque toujours. Presque.Le texte que je vous propose ce matin à l’occasion de la disparition de Graeme Allright, je l’ai proposé le 12 novembre 2016 à l’occasion de la mort de Léonard Cohen quelques jours auparavant (7 novembre 2016). Je l’ai intitulé Adieu Suzanne. Le voici (photos vidéos des chansons).

CLIQUER ICI POUR LIRE MON TEXTE ET VOIR LES VIDEOS

______________________

CLIQUER ICI POUR ECOUTER GRAEME ALLRIGHT _ SUZANNE

_____________________

SUZANNE

adaptation de GRAEME ALLRIGHT

Suzanne t’emmène écouter les sirènes
Elle te prend par la main
Pour passer une nuit sans fin
Tu sais qu’elle est à moitié folle
C’est pourquoi tu veux rester

Sur un plateau d’argent
Elle te sert du thé au jasmin
Et quand tu voudrais lui dire
Tu n’as pas d’amour pour elle
Elle t’appelle dans ses ondes
Et laisse la mer répondre
Que depuis toujours tu l’aimes


Tu veux rester à ses côtés
Maintenant, tu n’as plus peur
De voyager les yeux fermés
Une flamme brûle dans ton cœur


Il était un pêcheur venu sur la terre
Qui a veillé très longtemps
Du haut d’une tour solitaire
Quand il a compris que seuls
Les hommes perdus le voyaient
Il a dit qu’on voguerait
Jusqu’à ce que les vagues nous libèrent
Mais lui-même fut brisé
Bien avant que le ciel s’ouvre
Délaissé et presque un homme
Il a coulé sous votre sagesse
Comme une pierre


Tu veux rester à ses côtés
Maintenant, tu n’as plus peur
De voyager les yeux fermés
Une flamme brûle dans ton cœur


Suzanne t’emmène écouter les sirènes
Elle te prend par la main
Pour passer une nuit sans fin
Comme du miel, le soleil coule
Sur Notre Dame des Pleurs


Elle te montre où chercher
Parmi les déchets et les fleurs
Dans les algues, il y a des rêves
Des enfants au petit matin
Qui se penchent vers l’amour
Ils se penchent comme ça toujours
Et Suzanne tient le miroir


Tu veux rester à ses côtés
Maintenant, tu n’as plus peur
De voyager les yeux fermés
Une blessure étrange dans ton cœur.

(in: greatsong.net-)

______________

Le chanteur folk Graeme Allwright est mort

Le chanteur français d’origine néo-zélandaise, connu notamment pour avoir adapté de nombreux morceaux d’artistes folks américains en français, avait 93 ans.

Le Monde avec AFP -16.02.2020

Le chanteur français d’origine néo-zélandaise Graeme Allwright, connu notamment pour avoir adapté de nombreuses chansons d’artistes folks américains en français, est mort dimanche 16 février à l’âge de 93 ans, a annoncé sa famille. « Il est décédé cette nuit, dans la maison de retraite où il résidait depuis une année », en Seine-et-Marne, a déclaré sa fille, Jeanne Allwright.

Chanteur humaniste au parcours atypique, Graeme Allwright a fait découvrir aux Français les protest singers (chanteurs contestataires) d’outre-Atlantique, en adaptant Pete Seeger, Woody Guthrie ou Leonard Cohen dans la langue de Molière. « C’était un chanteur engagé pour la justice sociale, un chanteur un peu hippie en marge du show-business, qui a refusé des télés. Il a chanté jusqu’au bout, il a adoré être sur scène », a expliqué l’un de ses fils, Christophe Allwright.

« Il a donné des hymnes aux gauchistes, aux scouts, aux pochtrons, aux punks à chien, aux centristes de gauche… », a résumé sur Twitter le journaliste et auteur spécialiste de la chanson française Bertrand Dicale, saluant « un bienfaiteur de l’humanité ».

Né à Wellington, en Nouvelle-Zélande, le 7 novembre 1926, Graeme Allwright a découvert le jazz, les crooners et le folk en écoutant les programmes radios de la base militaire américaine installée dans la capitale néo-zélandaise. A 22 ans, il obtient une bourse pour suivre des cours de théâtre à Londres, dans l’école fondée par Michel Saint-Denis, voix de l’émission « Les Français parlent aux Français » sur les ondes de la BBC et neveu de l’homme de théâtre Jacques Copeau. Le jeune homme est recruté par le prestigieux Royal Shakespeare Theatre.

Mais, amoureux de la fille de Jacques Copeau, Catherine Dasté, il décline l’offre et le couple part s’installer en France, près de Beaune. Graeme Allwright exerce une multitude de métiers : ouvrier agricole, apiculteur, machiniste et décorateur pour le théâtre, professeur d’anglais, maçon, plâtrier, vitrier…

Ne connaissant pas un mot de français, il apprend peu à peu la langue et les subtilités de son argot, qu’il utilisera abondamment dans ses adaptations. A mesure que son français s’améliore, il renoue avec la scène, jouant notamment dans la troupe de Jean-Louis Barrault.

Ce n’est qu’à 40 ans qu’il se lance dans la chanson. « L’idée a peut-être germé dans mon esprit lorsque j’ai interprété quelques chansons de Brassens et Ferré, au cours d’une tournée avec une pièce de Brecht trop courte (…). J’ai pris ma guitare et je suis parti chanter des folksongs américaines et irlandaises au cabaret de la Contrescarpe [au cœur du Quartier latin à Paris], sept soirs sur sept pour des clopinettes. » La chanteuse Colette Magny remarque sa voix, teintée d’une pointe d’accent, et le présente à Marcel Mouloudji, qui lui conseille d’écrire une trentaine d’adaptations et produit son premier 45-tours, Le Trimardeur (1965).

Son répertoire contestataire, antimilitariste et profondément humaniste résonne avec les aspirations de la jeunesse française de l’époque. Petites boîtes (adaptation de Malvina Reynolds), Jusqu’à la ceinture (Pete Seeger), Qui a tué Davy Moore ? (Bob Dylan), Johnny (texte original) et surtout Le Jour de clarté (Peter, Paul & Mary), son plus grand succès, deviennent des hymnes de Mai 68.

En 1973, il va voir Leonard Cohen à L’Olympia et en ressort profondément touché par le mysticisme et la sensualité du Canadien, dont il adapte de nombreux textes (Suzanne, Les Sœurs de la miséricorde…). Il fait salle comble dans ses concerts et se pose alors en premier concurrent d’Hugues Aufray, autre importateur du folk en France. Ce père de quatre enfants est aussi connu pour avoir écrit en 1968 la chanson de Noël pour enfants Petit garçon, version francophone d’Old Toy Trains de Roger Miller, ou encore Sacrée bouteille (d’après Bottle of Wine de Tom Paxton).

Mais le succès l’effraie. Il prend ses distances en parcourant l’Egypte, l’Ethiopie, l’Amérique du Sud et surtout l’Inde. Entre deux voyages, il rentre en France, où il reprend ses concerts. En 1980, il partage la scène avec Maxime Le Forestier, pour une tournée dont les bénéfices sont reversés à l’association Partage pour les enfants du tiers-monde.

« Il a beaucoup compté pour moi et pour la chanson française en général. Il a contribué à rendre la musique folk populaire en France », a confié au Parisien Maxime Le Forestier, qui était resté en contact avec lui. « Il adorait marcher et chanter pieds nus », s’est aussi souvenu Maxime Le Forestier, évoquant un homme avec « une vie très saine, une vie d’honnête homme et de moine presque ».

Dans les années 1980, il revient d’un voyage à Madagascar avec des musiciens qui donnent une nouvelle tonalité à sa musique. En 2000, il sort un premier album d’inspiration jazzy, enregistré avec The Glenn Ferris Quartet (Tant de joies).

Depuis 2005, les concerts du chanteur aux pieds nus, qui continuait de sillonner l’Hexagone malgré son âge avancé, commençaient par un rituel immuable : une vibrante Marseillaise qu’il avait « adaptée » avec des paroles pacifistes. « Pour tous les enfants de la Terre, Chantons amour et liberté », entonnait-il.

En 2010, l’Académie Charles-Cros lui a décerné un « grand prix in honorem » pour l’ensemble de sa carrière.

—————-

Bourdieu, le journalisme, là-bas, ici.

À propos de la profession de journalisme, de Pierre Bourdieu.

À propos de Bourdieu, de Sayad des amis de l’époque parisienne…quelques souvenirs avec à la clef les interventions du sociologue.

Il y a 18 ans, le 23 janvier 2002 disparaissait à 71 ans Pierre Boudieu, un ami des Algériens. Cet éminent intellectuel (directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études, professeur titulaire de la chaire de sociologie au Collège de France,) était engagé contre le néolibéralisme et la politique socialiste en France. Il était « Pour une gauche de gauche ». Très jeune, il fut assistant à la faculté d’Alger. Ses écrits sont très nombreux, (« Les héritiers », « Le sens commun », « La reproduction », « Raisons pratiques », « La misère du monde »- sous sa dir.-…  )

J’ai eu l’honneur de le rencontrer le 13 mars 1999, grâce à notre cher ami Mouhoub Naït Maouche, grand militant du FFS. C’est Bourdieu qui est venu vers Da Mouhoub, et c’est comme ça que nous avons discuté. J’avais été moi-même « en recherche sociologique » quelques années auparavant avec  P. Lantz, A. Kadri et P. Champagne, très proche de P. Bourdieu. Ce jour-là, nous étions nombreux dans les locaux de Génériques au 34 rue de Citeaux (Paris 12°) pour un hommage à l’autre ami de P. Bourdieu, Abdelmalek Sayad dont il disait qu’il était  « un des plus grands sociologues de sa génération », décédé un an auparavant, le 13 mars 1998 : Mouhoub donc, Mahmoud B., Driss E-Y., Saïd B., des amis de Tamazgha (14°), il me semble qu’il y avait également Abbès H., Said Ch., Hsen T., Ahmed. D. qui venait d’éditer « L’Algérie à l’épreuve » … Il y avait à l’époque effervescence contre l’inique projet de loi d’arabisation, et nous étions à un mois de l’élection présidentielle algérienne qui s’est révélée tordue. Perso, j’achevais « Le temps d’un aller simple ».

Pour revenir à notre journée d’aujourd’hui, en souvenir de Pierre Bourdieu, j’offre son cours télévisé du Collège de France – extraits du livre et émission de télé (1) – à tous les commentateurs et animateurs (télé et presse écrite) plongés ou non dans une « logique d’autorenforcement permanent… à ceux qui voient le monde à partir de leurs seules catégories, de leur seule propre histoire, de leur propre carrière » et qui ne souhaitent pas (continuer à) « penser dans la vitesse ». « Ces deux cours télévisés du Collège de France, présentent, sous une forme claire et synthétique, les acquis de la recherche sur la télévision. Le premier démonte les mécanismes de la censure invisible qui s’exerce sur le petit écran et livre quelques-uns des secrets de fabrication de ces artefacts que sont les images et les discours de télévision. Le second explique comment la télévision, qui domine le monde du journalisme, a profondément altéré le fonctionnement d’univers aussi différents que ceux de l’art, de la littérature, de la philosophie ou de la politique, et même de la justice et de la science ; cela en y introduisant la logique de l’audimat, c’est-à-dire de la soumission démagogique aux exigences du plébiscite commercial.» (in homme-moderne.org).

Ces interventions ont été transcrites (et retravaillées) pour donner ce livre intitulé « Sur la télévision ». Pierre Bourdieu y décortique donc « le système télévision » pas très sain que l’on peut globalement calquer, sans difficulté, sur les médias en général. Il faut aussi lire « Les nouveaux chiens de garde » de Serge Halimi. Cela est valable en France, mais aussi en d’autres environnements, comme par exemple en Algérie où dans le même milieu (celui des médias, pas que la télé), en plus de ce qu’a révélé Pierre Bourdieu pour les médias en France, l’unique ou le quasi unique critère de visibilité est la proximité. Plus qu’un « réseau ». Ça tourne en rond, entre potes, « je t’introduis chez flen, tu m’invites chez felten », où le bousni wen boussek est si répandu que la vulgarité en rougit.

——–

 1 – Sur la télévision, ed Liber/ Raisons d’agir, 1996 et Sur la télévision, télévision Paris Première, mai 1996. Transcriptions d’interventions de Pierre Bourdieu au Collège de France.

____________

2 vidéos et 1 livre:

« Sur la télévision » :

« Arrêt sur image » :

Kamel Daoud a-t-il perdu son hirak ?

Kamel Daoud a-t-il perdu son hirak ?

L’article de Kamel Daoud « Algérie, la révolution perdue » (« Où en est le rêve algérien ? ») parut dans l’hebdomadaire Le Point, n° 2472 du jeudi 9 janvier 2020 commence à faire couler beaucoup d’encre. Kamel Daoud ne laisse jamais indifférent. C’est une force à mettre à son profit. J’ai lu sur les réseaux sociaux des commentaires réprobateurs, voire injurieux plus contre la personne de l’auteur qu’à l’endroit de son analyse. Cette volée de bois vert, actuelle et à venir, il l’a anticipé dans son article. Aucun utilisateur de ces réseaux de l’Internet (Facebook, Twitter) ne propose le texte de Kamel Daoud, ou un lien renvoyant à son texte complet, pour que le lecteur puisse se faire une idée de ce dont il est question. Je peux parier que les commentaires des uns alimentent ceux des autres sans que ni les uns ni les autres n’aient eu à lire entièrement l’article de Kamel Daoud. De quoi s’agit-il ? Le journaliste-écrivain propose une analyse à la lumière des événements qui marquèrent l’Algérie durant l’année 2019 jusqu’à nos jours. Cet article je vous le propose dans sa totalité, ci-dessous, à la suite de mon propre texte. Kamel Daoud le  développe autour, notamment, du postulat suivant développé au cœur du texte : « le contrôle de la ruralité est la clef du pouvoir », et l’élection ayant eu lieu, le hirak a perdu.

L’article du journaliste-écrivain est ainsi présenté en Une de l’hebdomadaire : « Algérie, la révolution perdue ». À l’intérieur, le texte de 19500 caractères (pages 99 à104), est titré « Où en est le rêve algérien ? »  Il s’articule autour d’une introduction et de cinq chapitres.

D’emblée (« à l’entame » écriraient des imitateurs) l’auteur met en avant l’exploitation par le pouvoir de la mort du général Gaïd Salah (« présenté comme le protecteur, le ‘‘père’’ perdu du soulèvement contre Bouteflika ») et de « l’émotion nationale sincère » à travers les canaux officiels et privés. Par l’image, notamment celle de l’enterrement « réussi » du général qu’envieraient même les généraux morts, le « nouveau régime » a vaincu la révolution « miraculeuse ». Mais comment en est-on arrivé à cela ?

Il a fallu d’abord mettre en place une réalité virtuelle d’une vraie guerre contre l’ennemi d’hier et d’aujourd’hui, l’ennemi de toujours visé par le pouvoir : la France. La télévision officielle abreuve d’images et de commentaires nationalistes à donner des frissons à tout pacifiste, internationaliste ou non. Kamel Daoud évoque des « banderoles antifrançaises qui fleurissent partout ». On nous propose de plonger dans un « délire bouffon » dans une « guerre chimérique » contre la France qui mettent en relief une triste réalité : « l’Algérie ne sait vivre une union sacrée, une émotion vive, que dans l’adversité, l’épopée de la guerre de libération. » Un « remake fou » est proposé avec le même adversaire qu’on accuse de tous les maux 60 ans après l’indépendance. Soixante ans après. Deux générations. Il a fallu la moitié de ce temps à d’autres pays (sociétés) plus arriérés que l’Algérie pour basculer d’un monde des ténèbres à un autre démocratique beaucoup plus ouvert sur le monde, bien qu’avec ses hauts et ses bas.

Dans un autre chapitre, Kamel Daoud explique que le régime a usé de « vieilles douleurs et vieilles batailles » que sont les divisions linguistiques, ethniques, régionalistes… « le piège fonctionna ». En poussant à la radicalité le hirak et en usant de la répression. Il a su « pousser à une équation algérienne », segment de phrase dont je n’ai saisi le sens qu’avec la suite de l’article. On avait d’un côté des manifestants « piégés dans les grands centres urbains » et de l’autre une « offre de solution avec la présidentielle ». Kamel Daoud semble signifier que les manifestations importantes n’ont pas ou peu eu lieu à la périphérie ou loin des « grands centres urbains ». Ce qui n’est pas exact. Dans l’Algérie profonde, l’Algérie rurale, les Algériens « feront un choix pragmatique » au profit de la sécurité, mais au détriment de la démocratie.

Le vocabulaire utilisé dans les médias et les réseaux sociaux, que ce soit les alliés du régime ou « même dans la bouche des démocrates et laïques, binationaux ou modernistes » est binaire. Pas de quartier. Sont convoquées les figures du traître, du moudjahid, du colon, de l’Occident, des martyrs… Il y a « incapacité à dépasser un traumatisme d’une guerre dont le souvenir est devenu une identité en soi. ».

Kamel Daoud revient plus loin sur cette problématique, ce lien au passé qui ne passe pas, ce nœud oedipien qu’il faudrait pour le couper faire appel, peut-être, à l’éminent neuropsychiatre Boris Cyrulnik et autre non moins virtuose du verbe, Boualem Sansal, pour proposer un remède, un antidote ? Qui sait…

À ces jeux-là, c’est le régime qui est sorti vainqueur, « provisoirement » précise l’auteur. Et par conséquent le hirak a perdu, « provisoirement ».

Cette victoire du régime fut possible grâce au « contrôle de la ruralité qui est la clef du pouvoir ». C’est ce qu’a commencé à entreprendre Rachid Nekkaz (un « faux héros », un « amuseur ») qui avait « cette idée révolutionnaire » d’aller vers l’Algérie profonde, mais qui n’a pas réussi car harcelé, arrêté, emprisonné par un régime qu’il a réussi à mettre « en rage ». Algérie rurale « que les élites urbaines algériennes opposantes ont négligée ». Nekkaz a saisi que « l’Algérie n’est ni la place Audin ni la Grande poste ».

Les Algérois sont incapables de sortir de la capitale et de reconnaître un autre leadership. Alger, écrit Kamel Daoud « souffre d’un nombrilisme qui déteint sur les contestataires » qui nous fait confondre Alger et la ruralité où – selon la presse étrangère – on s’est abstenu de vote comme dans la capitale. Sauf que les contestataires se trouvent aussi bien dans les grandes villes que dans la périphérie. Le nombrilisme se trouve ainsi dilué à travers les territoires autres que ceux des grandes villes. Il y a là comme un hiatus. Autre problème, la question de l’importance que semble accorder le journaliste écrivain à la ruralité au point que sa maîtrise soit « la clef du pouvoir » comme précisé plus haut. Or, selon une étude du ministère de l’Agriculture et du Développement rural, la population rurale chute de six points à chacune des dernières décades. Elle s’élèverait par conséquent à 30% aujourd’hui. C’est beaucoup, mais pas au point de révolutionner une réalité nationale dans laquelle elle est partie prise et partie prenante. D’autant plus que sa jeunesse (plus de 55% des ruraux ont moins de 30 ans) est aussi connectée sur les réseaux, et l’Internet plus généralement, que le reste des Algériens. Hors d’Alger écrit Kamel Daoud « des Algériens (notez l’article indéfini) ont voté dans le calme… ils n’étaient pas tous des militaires déguisés ». La ruralité fut perdue par le hirak, dès juin lorsque les ruraux « qui ne comprenaient pas ce que voulait la capitale », se demandaient pourquoi l’on continuait de manifester alors que « Bouteflika était démis et son gang mis en prison ». « Une révolution,  c’est deux ou trois mots… si elle devient des phrases, elle est déjà perdue » disait à Kamel Daoud un de ses amis. Comment pouvaient-ils, pôvres bougres, comprendre cette révolution et la faire leur ? Je vois là une forme de condescendance et d’arrogance indécentes. Je n’ai peut-être pas compris. Je l’espère.

Ce qui a manqué au hirak c’est un leadership qui aurait permis d’éviter les dérapages (exemple des « chibanis insultés et hués » devant les bureaux de vote en France. L’organisation du hirak aurait empêché la « folklorisation idiote du mouvement… folklorisation par le selfie ». Manifester dans la joie et la bonne humeur, sans être obligé de faire la gueule (pardon) avec des fleurs, des sourires et des calicots rigolos, voire succulents de jeux de mots, s’il s’agit de cela, ce n’est pas de mon point de vue de la folklorisation. C’est au contraire une force. Néanmoins la faiblesse du mouvement est, je le partage avec l’auteur, son absence d’organisation.

Les journaux algériens, qu’ils soient « prorégime » ou « démocrates » n’ont pas été à la hauteur, écrit Kamel Daoud. Les premiers « zélés dans le déni de la contestation », les seconds « militants » qui se laissaient aller à des envolées comme écrire qu’il y avait « ‘‘une marée humaine hier…’’ là où l’auteur ne vit que des centaines de manifestants. » Oui la presse « démocrate » fut aussi dans le militantisme y compris dans le choix des mots comme l’utilisation redondante de « insurrection » pour dire manifestations, ou révolution pacifiste ou mouvement, et en faisant abstraction des slogans islamistes, peu nombreux, mais bien réels, dans les manifestations. J’ai relevé par ailleurs une forme d’arrogance chez certains journalistes, imbus de leur personne, qui ne répondent que rarement aux questions des « connectés » par exemple, ou qui s’autocongratulent puérilement, qui refusent toute critique ou même de banals échanges. J’écris bien « certains » chez les anciens surtout, nationalistes obtus, ceux qui ont « fait » le parti unique les yeux et la bouche dans les poches et qui aujourd’hui donnent des leçons de démocratie. Mais c’est là une autre histoire.)

Le hirak avait « réussi » (réussi ?) à faire basculer sa victoire dans l’impasse …, écrit Kamel Daoud, et le régime avait su (pourquoi ce plus-que-parfait ?) transformer sa défaite en épopée ». Le régime avait donc été défait. S’agit-il du « régime de Bouteflika » ? probablement puisque Kamel Daoud évoque en introduction « un nouveau régime » à propos du pouvoir actuel depuis juin. Il est inexact de mon point de vue de parler ici de régimes différents.

Kamel Daoud, qui n’est pas à sa première « sortie » anticipe les critiques violentes à « ce papier » de l’hebdomadaire français comme je l’ai rappelé en début de texte : «  les bilans d’étape sont perçus comme les signes de la contre-révolution et la réflexion sur un échec provisoire sont les ‘‘preuves’’ d’un ralliement au régime. » Telles ne sont pas mes observations. Ce serait ridicule, injuste et trop aisé.  Osons écrire que la lutte pour une Algérie libre et démocratique, respectueuse des libertés individuelles et collectives, des Droits fondamentaux de l’Homme, cette lutte continue et que d’autres bilans, d’autres réflexions viendront de part et d’autre jusqu’à révéler que l’horizon s’éclaircit enfin. Et puis « nul ne jette de pierres sur un arbre dépourvu de fleurs. »

Ahmed Hanifi, 15 janvier 2020

________________________

CLIQUER ICI AUSSI

————————–

Le Point, n° 2472 du jeudi 9 janvier 2020.

Où en est le rêve algérien ?

Par Kamel Daoud

Comment le soulèvement populaire du 22 février 2019 a-t-il pu échouer ?

L’écrivain tente de comprendre en revisitant l’année écoulée.

Vingt-trois décembre 2019. Près du Palais du peuple à Alger, les télévisions du pays insistent sur le défilé de milliers d’Algériens dans les rues. Pour une fois, la foule ne « marche » pas contre un régime, mais pour jeter un « dernier regard » sur la dépouille du général Gaïd Salah, mort il y a quelques jours. Effet de loupe sur les sanglots et les hommages au « Sauveur », oraisons, salut militaire maladroitement imité par des civils en pleurs, poésie patriotique et serments de fidélité. La mort inattendue du général est montrée comme l’émotion nationale, sincère souvent, que le régime a su faire fructifier face a une opposition de rue, tenace, mais dont la légitimité s’érode faute de lucidité politique. Cette armée algérienne reste un mythe fondateur en Algérie avec une mystique de protection, de propriété, d’arbitre ultime. Née avant le pays avec la guerre d’indépendance, elle convoque souvent ce droit d’aînesse malgré les contestations. En octobre 1988, elle n’avait pas hésité à tirer sur la foule, faisant des centaines de morts. En 1992, elle annule des élections et s’engage dans une guerre civile avec des centaines de milliers de morts. En 2019, elle s’en est sortie avec le prestige dopé d’une gardienne de la République, saluée par une partie de la population. « L’armée a accompagné le soulèvement sans faire couler une seule goutte de sang » a été l’argument répété des jours durant, avec fierté, par ceux qui comparent légitimement les printemps arabes et leurs crashs. Un constat difficilement contestable, mais à usage biaisé. Du coup, l’enterrement du général offre, en climax de dix mois de tension, l’émotion manquante pour souder un nouveau consensus politique qui, après la présidentielle du 12 décembre, veut contourner la contestation.

Mais comment est-on arrivé à cette victoire par les images sur une révolution miraculeuse ? Pour faire basculer l’opinion en sa faveur, réussir un enterrement digne d’un chef d’État pour son général suprême – que les généraux (emprisonnés, exilés ou décédés) des années 1990 doivent jalouser –, le nouveau régime a dû travailler au corps l’opinion et la contestation, s’offrant même les artifices d’une nouvelle épopée messianique. Quelques clefs pour mieux comprendre.

La décolonisation réinventée

Étrange atmosphère algérienne depuis des mois : la propagande du régime, mais autant la férocité des réseaux sociaux, et une partie de la population sensible à la théorie du complot et au souvenir puissamment entretenu de la colonisation, ont imposé la réalité virtuelle d’une vraie guerre imaginaire contre la France. Généraux filmés scrutant les frontières avec des jumelles, arrestations d’ « agents » supposés, intox sur un complot international  et la « main étrangère », films, trolls, procès et diffamations, tout est bon pour faire revivre l’épopée sclérosée de la guerre d’indépendance contre l’ex puissance coloniale. Surprenant spectacle pour celui qui ne connaît pas la primauté de la mémoire sur le réel en Algérie, les banderoles anti-françaises fleurissent partout. Autant que les tags qui dénoncent la mainmise de la colonisation sur les richesses locales qui pourtant ont largement profité à des pays tiers comme la Chine, cliente des Bouteflika. Dans la fougue de cette guerre de libération fantasmée, on efface même les enseignes en français sur les devantures, on impose l’arabe et l’anglais, les logos des chaînes de télévision ne s’affichent plus en français et le « grand remplacement linguistique » du français par l’anglais est annoncé par l’un des candidats,  Bengrina (islamiste), comme priorité de sa première semaine après la victoire. Ce n’est pas seulement un argument de campagne repris par tous après la décision du ministre de l’Enseignement supérieur de lancer une croisade contre le français comme langue d’impuissance selon lui, mais un véritable délire collectif. Le nouveau président, Abdelmadjid Tebboune, n’a pas échappé aux critiques virulentes lorsqu’on le surprit à parler en français lors de sa première sortie publique. Dans le jeu de se remake fou, la France est accusée de tous les maux : complicité avec l’ancien régime des Bouteflika, prédation du gaz « gratuit », barbouzeries, entreprises d’effacement de l’identité nationale, contrôle des écoles pour détruire l’âme algérienne… L’ambassade de France a dépensé beaucoup de son temps à démentir les infox, mais elles sont intarissables. Les journaux islamistes comme Echourouk, publient quotidiennement un article sur la « dé-francisation de l’école » qui, elle, n’enseigne qu’en arabe depuis vingt ans ! À huis clos, loin des comptes rendus « clubbing » des médias étrangers, le pays vit un remake fantasmé de la guerre de libération et mène bataille contre une France zombie. Le pays d’en face, fantôme mémoriel, parti depuis si longtemps, laisse un vide de casting et qu’on investit de toutes les fables paranoïaques. Ce délire, même bouffon, laisse deviner cependant l’essentiel : l’Algérie ne sait vivre une union sacrée, une émotion vive, que dans l’adversité, l’épopée de la guerre de libération. La guerre a été son moment historique de ferveur et le seul moyen de redevenir uni, c’est de refaire la guerre et donc de la refaire à la France. L’Hexagone est le pays qui incarne, pour son malheur, l’Autre pour les Algériens et leur lien difficile et tourmenté à l’altérité. Guérir ce lien équivaut à soigner le rapport avec le reste du monde, mais on ne le veut pas. Car que faire si on ne refait pas la guerre ?

Le 28 novembre 2019, cette guerre chimérique a pris des accents de fièvre nationale avec le vote symbolique d’une résolution du Parlement de l’Union européenne condamnant les atteintes aux libertés en Algérie. Ce fut même une aubaine pour le régime et les conservateurs qui déclenchèrent, immédiatement, une véritable campagne contre le « complot occidental ». On vit défiler dans le pays profond des milliers de personnes contre la… France et son « protectorat », dénonçant Emmanuel Macron et la France, la néocolonisation, l’invasion imminente… les échanges sur les réseaux, faute de sérénité pour débattre, se font désormais sur le mode binaire : vous êtes un « rejeton de la France » ou l’ « enfant d’Ibn Badis »,  un théologien au patriotisme pourtant tiède de l’époque coloniale et qui aujourd’hui, longtemps après sa mort, se retrouve investi de la paternité rétrospective de la guerre de libération du 1er novembre 1954.  « Novembriste Badissiste » (en référence à novembre et au théologien) est devenu le sigle informel d’une partie des élites arabophones, conservatrices, islamistes. Le révisionnisme islamiste du récit de la décolonisation avait été entamé il y a des années, mais il trouvera là son triomphe : désormais, la décolonisation est présentée comme un djihad, une guerre sainte, pas une guerre laïque. Sa déclinaison contemporaine serait une autre guerre contre les laïques, les modernistes, les zouaves (recrues de l’armée coloniale, supplétifs locaux), Kabyles, antirégime. Cette bipolarisation, travaillée,  de la société algérienne est désormais plus marquante que celle que la presse étrangère, paresseuse, voit  entre régime et protestataires de la rue, les « hirakistes ».

Le souvenir est l’avenir

Captant les résistances conservatrices de l’Algérie rurale, rejouant la scène hypermnésique de la guerre de libération, s’appuyant sur des médias islamistes sinon clients de la rente, le régime a su pousser, peu à peu, en radicalisant la révolte et avec l’usage de la répression, à une équation algérienne qui lui sera favorable après dix mois de contestation. D’un côté, des protestataires passionnés, admirables, mais piégés dans les grands centres urbains et, de l’autre, une offre de « solution » avec une élection présidentielle qui pare le vide, l’instabilité et donc le cauchemar  à la libyenne. Épuisés et sans visibilité sur l’avenir, beaucoup, dans l’Algérie profonde, feront le choix pragmatique entre la démocratie et la sécurité. Le 12 décembre 2019, un nouveau président est finalement élu malgré les appels au boycott : Tebboune, un cadre du système depuis toujours, mais qui gagne malgré la participation réservée. On expliquera son succès par son caractère d’outsider face à des candidats qui ont tous le malheur d’avoir été associés à un… parti politique. Le régime gagne avec la formule d’une présidentielle contrôlée, ouverte sur un choix de candidats déjà restreint à une pluralité politiquement correcte. Il y a deux ans, l’élu avait été disgracié et lynché par les télévisions du régime parce qu’il s’était opposé au clan au pouvoir. Aujourd’hui, il revient en sauveur, acclamé. Lors de sa première conférence de presse, réagissant à une question sur Macron qui « avait pris note du résultat », il lancera un « je ne lui répondrai pas ! » sous les ovations des présents. Tebboune avait compris l’avenir que se réserve encore le passé en Algérie.

L’obsession française et la guerre virtuelle au Maroc semblent avoir encore de beaux jours à vivre.

Comment expliquer la puissance de ce délire, surtout auprès des jeunes ? Peut-être par le mythe de l’union, encore une fois. Mise à part cette fausse guerre à la France qui donne un sens surréaliste de vieux vétérans aux plus jeunes justement, l’Algérie ne semble pas pouvoir imaginer un nouveau consensus fondé sur la pluralité, la multiculturalité et les différences. Le jour des élections, un étranger aurait été surpris par le ton et les mots employés pour lever les enthousiasmes dans les médias du régime et dans les échanges sur les réseaux : les formules verbales d’un engagement armé. D’ailleurs, on convoque encore en Algérie, pour débattre, les figures du « traître », harkis,  invasion, menaces, juste pour parler… d’élections. L’ennemi, dans une métaphore favorite, vient toujours « d’outre-mer », alias la France et l’Occident. Même dans la bouche des démocrates et laïques, binationaux ou modernistes, cette habitude du procès en mode justice martiale est prégnante. Au plus obscur, on retrouve auprès du régime comme auprès de ses opposants cette envie de rejouer, absurdement, le martyr, le colon, le moudjahid, le maquis et l’oppresseur. Ténébreuse incapacité à dépasser  un traumatisme ancien, reconduit en figurations creuses contemporaines. On s’étonnera de voir des vidéos sur la guerre le jour d’une élection présidentielle, autant que de lire sur les murs d’un village oranais, un poème se concluant par « Nous ne serons jamais Français » écrit en 2019 comme s’il s’agissait d’un référendum d’autodétermination en 1962 !

Le régime  a-t-il gagné ?

Oui, provisoirement. C’est aussi conclure que la contestation a perdu, provisoirement. Comment alors un mouvement d’une telle ampleur, soudé par un souci aussi transcendant de pacifisme, a-t-il pu échouer ? Pour envisager une réponse, il faut remonter à la veille du 22 février. Depuis plusieurs semaines, un personnage franco-algérien, agitateur en one men show, né des réseaux sociaux et des facilités que permet Internet, parcourt les villages et les petites villes algériennes. Rachid Nekkaz, auto parachuté opposant en Algérie après des déboires en France, s’invente un destin à la Gandhi à la rencontre des jeunes Algériens désemparés, oubliés, et sans possibilité de convertir le sport de l’émeute (des milliers par an, selon les statistiques) en contestation politique. L’étrangeté du rite est que Nekkaz n’a aucun discours, pas de programme et aucun passé militant. Juste une veste, un smartphone et… l’idée, révolutionnaire en soi, d’aller vers l’Algérie rurale, rencontrer les jeunes de la décennie Internet, écrasés par les vétérans de la guerre de libération, gérontocratiques et infanticides. C’est, au contraire, la foule qui « parle » lors de ses meetings sauvages. Le personnage met en rage le régime. On tente partout de l’arrêter, on s’y harasse, en vain. Le régime se rappelait brusquement cet enjeu que les élites urbaines algériennes opposantes ont négligé : le contrôle de la ruralité est la clef du pouvoir en Algérie. Nekkaz fait ce porte-à-porte qui coupe l’herbe sous le pied du vieux FLN, appareil du régime, et recrute ces Algériens du pays profond qui votent « bien » et que les intellectuels délaissent. Nekkaz sera harcelé, accusé d’ « atteinte à l’unité nationale » et d’« incitation à attroupement armé », puis arrêté la veille de l’élection du 12 décembre. Le verdict possible est une quinzaine d’années de prison. La menace de cet amuseur n’était pas une plaisanterie pour un régime maître en l’art du cloisonnement linguistique, urbain/rural,  ethnique ou autres.

Alger souffre en effet d’un nombrilisme qui déteint souvent sur les contestataires. On y croit ce que les journalistes étrangers perpétuent eux aussi, qu’Alger c’est l’Algérie. On le verra le 12 décembre. Il suffisait d’ habiter d’autres villes pour suivre,  avec surprise, des comptes rendus de presse internationale mettant en avant l’abstention absolue, le refus de vote massif, juste par confusion entre la capitale et le pays. Hors d’Alger, des Algériens ont voté dans le calme et sans scène de violence. L’abstention était palpable, mais les votants n’étaient pas tous des « militaires déguisés » ou des illusions de propagande. Avoir voté est un choix, un conditionnement, une liberté, mais surtout une réalité. La ruralité a été perdue par la contestation dès juin, et c’est un constat que les Algérois refusent, souvent avec agressivité. Incapables de sortir de la capitale, d’imaginer un leadership décentralisé une contestation qui reconnaît au monde rural la paternité de la révolution. Cette myopie trompera lourdement les médias étrangers et les analystes sous influence de militants locaux, ou eux-mêmes correspondants militants non déclarés. Une ceinture de militants-témoins habituels, l’effet de foule sur place, et un accès difficile au pays consacreront cette illusion.

 La réalité est que Nekkaz,  faux héros de ce soulèvement, a saisi que l’Algérie n’est pas la place Maurice Audin, ni les escaliers de la grande poste, et que l’urbain était  un ghetto politique.  Secoué, le régime  a repris la main dans le pays profond et a offert une formule plus lisible pour la ruralité : je propose une élection, la stabilité et la protection contre le complot étranger. L’opposition s’est enfoncée dans les luttes intestines, le « dégagisme » et l’illisibilité. Les villages, pour oser la formule, ne comprenaient plus ce que voulait la capitale. « Une révolution,  c’est deux ou trois mots », me disait un ami, immense chroniqueur des années 90, si elle devient des phrases, elle est déjà perdue » la sentence reste vraie. Dans les villages, dès juin, la fenêtre se refermait sur un constat refusé par les plus radicaux à Alger ou Paris : l’Algérie profonde ne comprenait pas ce que la contestation exigeait puisque Bouteflika était demis, son gang en prison. La solidarité envers les prisonniers politiques en partie relâchés récemment, très nombreux dans les  geôles, n’était même plus un devoir national pour certains qui justifiaient la répression par la nécessité de l’ordre. Pis, l’ultracentralisme du régime a provoqué un ultranarcissisme inconscient chez certains militants de la rue algéroise, déclassant la passion sincère et le sacrifice de beaucoup. C’est peut-être même par un constat simple qu’on peut analyser l’échec actuel : la transformation de la révolution en politique a été rejetée et l’idée d’une transition négociée a été confondue avec le souvenir douloureux de la trahison. On aboutit, comme le concluent certains Algériens, à la figure du « révolté assisté »,  c’est à dire qui a besoin, sans se l’avouer, que le régime reste, comme pour mieux vivre indéfiniment l’épopée de la lutte. Une conclusion majoritairement injuste, mais que le refus de toute issue politique pour le mouvement conforte aux yeux d’une partie de l’opinion.

La révolution n’a pas gagné notamment à cause de ce « dégagisme » incapable de penser la négociation avec un régime qui tient encore l’essentiel  des leviers : la rente pétrolière, l’armée, les armes, les moyens de répression et l’assentiment international d’États voisins ou partenaires, refroidis par les révolutions des foules. Entre le régime et les contestataires se jouait, en sourdine, une lutte de survie qui allait se solder, de manière stérile, par  l’infanticide ou le parricide.

D’autres pistes

Juin 2019 : un journal américain publie une analyse fine sur le cas algérien. L’auteur note que l’armée n’a pas tiré sur la foule pour deux raisons : la contestation n’était ni islamiste ni kabyle. Difficile de la criminaliser comme d’habitude. Le régime le comprit vite et sut surmonter cette union adverse en divisant à tout-va. Juin, déjà… on décréta illégal le port de l’emblème amazigh,  qui ne gênait personne depuis des mois, affirmation d’une région martyrisée et porteuse d’une fronde et d’un capital identitaire réprimé dans le sang. Le piège fonctionna parfaitement puisque la contestation répondit par une exhibition d’emblèmes plus massive. Suivra la séquence calculée : arrestation, condamnation à des peines de prison lourdes et déplacements de la revendication et sa régionalisation. Les uns se retrouvèrent à marcher pour libérer des prisonniers, les autres  se firent convaincre, par la télévision, par Internet et par les réseaux sociaux, de complot de division dans un pays qui vit l’union et l’unanimisme comme une sécurité presque ultime. Le régime opéra, après la reprise en main de la ruralité, à la division dite « identitaire ». Quelques mois plus tard, on se retrouva même avec des flashs sur des arrestations de « comploteurs scissionnistes kabyles », à parler d’infiltration. Le régime recourra, en escarmouches d’appui, aux vieilles douleurs et vieilles batailles : francophones traîtres, arabophones authentiques, musulmans/laïcs, Kabyles/Arabes… au fil des semaines, la contestation perdait du terrain en perdant l’image d’un mouvement transcendant, national, uni. L’union changeait de camp, en quelque sorte. Elle se créait, par abus,  par propagande et par convictions sincères, entre armée/peuple, plutôt qu’entre peuple/contestation. Le révolutionnaire avait son portrait défavorable : Kabyle, mais pas seulement, traître, francophile, manipulé et anti musulman, venu « d’ailleurs » et détestant « l’armée algérienne qui nous protège ». Par contraste, l’opposant au « Hirak » se dressait le portrait contraire : protecteur, nationaliste, soucieux de l’intérêt de tous, musulman, antifrançais et respectant l’affiliation et le lien avec les martyrs.

« Le Désert des Tartares » et la Némésis

La première semaine de décembre 2019, cette guerre d’images connut un virage : on vit, en France, des chibanis, personnes âgées, insultés et hués à l’entrée des bureaux de vote. Une aubaine pour présenter les révoltés comme des « gens incapables de respecter la liberté des autres ». Le manque de leadership pour le « Hirak » se fit ressentir là aussi comme un désastre. Il aurait pu empêcher ces tristes dérives et surtout la folklorisation idiote du mouvement par certains. Dans la presse, on avait déjà ce choix  malsain entre des journaux prorégime, zélés dans le déni de la contestation, et une presse démocrate cédant au militantisme qui lui fit écrire « une marée humaine hier à… » là où l’auteur ne vit que des centaines de manifestants. Les voix politiques raisonnables étaient ignorées.

Coupé de possibilité d’extension vers la ruralité, régionalisé, sans relais médiatiques puissants, acculé à la radicalité et trompé par le virtuel de Facebook, le mouvement perdait du terrain alors que sa revendication d’une Algérie libre démocratique et ouverte à tous, était le rêve de tous. Le régime avait su transformer sa défaite en épopée, et la contestation avait réussi à faire basculer sa victoire dans l’impasse.

Le constat est dur, provisoire certes, fait rager les radicaux sur les réseaux sociaux. D’ailleurs, un effet collatéral de la radicalité fait que toute analyse non militante est violemment refusée. Les bilans d’étape sont perçus comme les signes de la contre-révolution et la réflexion sur un échec provisoire sont les « preuves » d’un ralliement au régime. Sans généraliser, on peut expliquer ce déni comme la source de l’aveuglement, concomitant, sur la montée vigoureuse du néo-islamisme qui propose déjà à l’armée d’être son bras politique, alléché par la perspective de prise de contrôle économique et politique du pays. Pour l’élection du 12 décembre, on vit sans étonnement les salafistes et les anciens de l’armée islamique appeler à voter, massivement. Pour eux, un régime conservateur est moins nocif qu’une démocratie moderniste.

Impasse provisoire cependant. Une négociation muette est à l’œuvre, entre un président faible qui doit construire son pouvoir face au vide radical de la « rue », mais aussi face aux tuteurs militaires, aux vétérans et aux conservateurs rentiers derrière son dos. C’est-à-dire entre un régime qui sait qu’il est mortel malgré ses dénégations et une contestation qui a déjà signé l’irréversibilité de la dictature, malgré son échec de maturité, malgré les dizaines de prisonniers injustement incarcérés, malgré la folklorisation par le « selfie » qui la guette.

Étrange réalité d’un pays fermé sur lui-même, isolé du reste du monde, difficile à comprendre et encore traversé par les houles de sa mémoire dévorante. La mort du général Gaïd Salah,  chef des armées, redistribue légèrement les rôles, mais consolide encore plus les castings symboliques de l’Algérie. Le général est aujourd’hui présenté comme le « père » perdu du soulèvement contre Bouteflika, le protecteur. Dans la conviction ou l’excès, on retrouve ce lien œdipien avec l’armée, figure de paternité sécurisante, l’entrave paralysante de la mémoire et le trauma d’une guerre dont le souvenir est devenu une identité en soi. En boucle, l’Algérie c’est le fils qui s’aveugle en tuant le père, le père qui tue le fils en l’égarant dans le labyrinthe des revendications. On peut se perdre à déchiffrer des mythes dans cette réalité algérienne à la fois politique largement symbolique. D’ailleurs, il faut vivre en Algérie, aller au-delà des articles de presse confondant réalité et convictions militantes de ses rédacteurs, pour comprendre les extensions de ce « Frexit » algérien permanent, ce jeu de rôles de la guerre d’indépendance, cette passion mortelle pour l’union, cette fabrication cyclique de l’ennemi. L’amateur de littérature que je suis y voit le cas d’un postcolonial qui a créé, par effet de huis clos, un fascinant mélange de genres entre le Désert des Tartares et la Némésis grecque. Les étrangers repartent souvent d’Algérie avec des sentiments mélangés : on ne comprend pas comment la splendeur et le ridicule, la beauté et la neurasthénie, la richesse et l’oisiveté, le ciel et les cimetières, la mémoire et les nouveau-nés, l’impasse et  l’horizon, le vieillissement raide et l’éternelle jeunesse, l’agressivité et la générosité s’y mélangent si dangereusement.

KD.

___________________________

Articles identiques (et autres) sur ce site, sous la rubrique: »Sociétés/ Algérie »

——————————————-

Kamel Daoud a-t-il perdu son hirak ?

_

L’article de Kamel Daoud « Algérie, la révolution perdue » (« Où en est le rêve algérien ? ») parut dans l’hebdomadaire Le Point, n° 2472 du jeudi 9 janvier 2020 commence à faire couler beaucoup d’encre. Kamel Daoud ne laisse jamais indifférent. C’est une force à mettre à son profit. J’ai lu sur les réseaux sociaux des commentaires réprobateurs, voire injurieux plus contre la personne de l’auteur qu’à l’endroit de son analyse. Cette volée de bois vert, actuelle et à venir, il l’a anticipée dans son article. Aucun utilisateur de ces réseaux de l’Internet (Facebook, Twitter) ne propose le texte de Kamel Daoud, ou un lien renvoyant à son texte complet, pour que le lecteur puisse se faire une idée de ce dont il est question. Je peux parier que les commentaires des uns alimentent ceux des autres sans que ni les uns ni les autres n’aient eu à lire entièrement l’article de Kamel Daoud. De quoi s’agit-il ? Le journaliste-écrivain propose une analyse à la lumière des événements qui marquèrent l’Algérie durant l’année 2019 jusqu’à nos jours. Cet article je vous le propose dans sa totalité, ci-dessous, à la suite de mon propre texte. Kamel Daoud le  développe autour, notamment, du postulat suivant développé au cœur du texte : « le contrôle de la ruralité est la clef du pouvoir », et l’élection ayant eu lieu, le hirak a perdu.

L’article du journaliste-écrivain est ainsi présenté en Une de l’hebdomadaire : « Algérie, la révolution perdue ». À l’intérieur, le texte de 19500 caractères (pages 99 à104), est titré « Où en est le rêve algérien ? »  Il s’articule autour d’une introduction et de cinq chapitres.

D’emblée (« à l’entame » écriraient des imitateurs) l’auteur met en avant l’exploitation par le pouvoir de la mort du général Gaïd Salah (« présenté comme le protecteur, le ‘‘père’’ perdu du soulèvement contre Bouteflika ») et de « l’émotion nationale sincère » à travers les canaux officiels et privés. Par l’image, notamment celle de l’enterrement « réussi » du général qu’envieraient même les généraux morts, le « nouveau régime » a vaincu la révolution « miraculeuse ». Mais comment en est-on arrivé à cela ?

Il a fallu d’abord mettre en place une réalité virtuelle d’une vraie guerre contre l’ennemi d’hier et d’aujourd’hui, l’ennemi de toujours visé par le pouvoir : la France. La télévision officielle abreuve d’images et de commentaires nationalistes à donner des frissons à tout pacifiste, internationaliste ou non. Kamel Daoud évoque des « banderoles antifrançaises qui fleurissent partout ». On nous propose de plonger dans un « délire bouffon » dans une « guerre chimérique » contre la France qui mettent en relief une triste réalité : « l’Algérie ne sait vivre une union sacrée, une émotion vive, que dans l’adversité, l’épopée de la guerre de libération. » Un « remake fou » est proposé avec le même adversaire qu’on accuse de tous les maux 60 ans après l’indépendance. Soixante ans après. Deux générations. Il a fallu la moitié de ce temps à d’autres pays (sociétés) plus arriérés que l’Algérie pour basculer d’un monde des ténèbres à un autre démocratique beaucoup plus ouvert sur le monde, bien qu’avec ses hauts et ses bas.

Dans un autre chapitre, Kamel Daoud explique que le régime a usé de « vieilles douleurs et vieilles batailles » que sont les divisions linguistiques, ethniques, régionalistes… « le piège fonctionna ». En poussant à la radicalité le hirak et en usant de la répression. Il a su « pousser à une équation algérienne », segment de phrase dont je n’ai saisi le sens qu’avec la suite de l’article. On avait d’un côté des manifestants « piégés dans les grands centres urbains » et de l’autre une « offre de solution avec la présidentielle ». Kamel Daoud semble signifier que les manifestations importantes n’ont pas ou peu eu lieu à la périphérie ou loin des « grands centres urbains ». Ce qui n’est pas exact. Dans l’Algérie profonde, l’Algérie rurale, les Algériens « feront un choix pragmatique » au profit de la sécurité, mais au détriment de la démocratie.

Le vocabulaire utilisé dans les médias et les réseaux sociaux, que ce soit les alliés du régime ou « même dans la bouche des démocrates et laïques, binationaux ou modernistes » est binaire. Pas de quartier. Sont convoquées les figures du traître, du moudjahid, du colon, de l’Occident, des martyrs… Il y a « incapacité à dépasser un traumatisme d’une guerre dont le souvenir est devenu une identité en soi. ».

Kamel Daoud revient plus loin sur cette problématique, ce lien au passé qui ne passe pas, ce nœud oedipien qu’il faudrait pour le couper faire appel, peut-être, à l’éminent neuropsychiatre Boris Cyrulnik et autre non moins virtuose du verbe, Boualem Sansal, pour proposer un remède, un antidote ? Qui sait…

À ces jeux-là, c’est le régime qui est sorti vainqueur, « provisoirement » précise l’auteur. Et par conséquent le hirak a perdu, « provisoirement ».

Cette victoire du régime fut possible grâce au « contrôle de la ruralité qui est la clef du pouvoir ». C’est ce qu’a commencé à entreprendre Rachid Nekkaz (un « faux héros », un « amuseur ») qui avait « cette idée révolutionnaire » d’aller vers l’Algérie profonde, mais qui n’a pas réussi car harcelé, arrêté, emprisonné par un régime qu’il a réussi à mettre « en rage ». Algérie rurale « que les élites urbaines algériennes opposantes ont négligée ». Nekkaz a saisi que « l’Algérie n’est ni la place Audin ni la Grande poste ».

Les Algérois sont incapables de sortir de la capitale et de reconnaître un autre leadership. Alger, écrit Kamel Daoud « souffre d’un nombrilisme qui déteint sur les contestataires » qui nous fait confondre Alger et la ruralité où – selon la presse étrangère – on s’est abstenu de vote comme dans la capitale. Sauf que les contestataires se trouvent aussi bien dans les grandes villes que dans la périphérie. Le nombrilisme se trouve ainsi dilué à travers les territoires autres que ceux des grandes villes. Il y a là comme un hiatus. Autre problème, la question de l’importance que semble accorder le journaliste écrivain à la ruralité au point que sa maîtrise soit « la clef du pouvoir » comme précisé plus haut. Or, selon une étude du ministère de l’Agriculture et du Développement rural, la population rurale chute de six points à chacune des dernières décades. Elle s’élèverait par conséquent à 30% aujourd’hui. C’est beaucoup, mais pas au point de révolutionner une réalité nationale dans laquelle elle est partie prise et partie prenante. D’autant plus que sa jeunesse (plus de 55% des ruraux ont moins de 30 ans) est aussi connectée sur les réseaux, et l’Internet plus généralement, que le reste des Algériens. Hors d’Alger écrit Kamel Daoud « des Algériens (notez l’article indéfini) ont voté dans le calme… ils n’étaient pas tous des militaires déguisés ». La ruralité fut perdue par le hirak, dès juin lorsque les ruraux « qui ne comprenaient pas ce que voulait la capitale », se demandaient pourquoi l’on continuait de manifester alors que « Bouteflika était démis et son gang mis en prison ». « Une révolution,  c’est deux ou trois mots… si elle devient des phrases, elle est déjà perdue » disait à Kamel Daoud un de ses amis. Comment pouvaient-ils, pôvres bougres, comprendre cette révolution et la faire leur ? Je vois là une forme de condescendance et d’arrogance indécentes. Je n’ai peut-être pas compris. Je l’espère.

Ce qui a manqué au hirak c’est un leadership qui aurait permis d’éviter les dérapages (exemple des « chibanis insultés et hués » devant les bureaux de vote en France. L’organisation du hirak aurait empêché la « folklorisation idiote du mouvement… folklorisation par le selfie ». Manifester dans la joie et la bonne humeur, sans être obligé de faire la gueule (pardon) avec des fleurs, des sourires et des calicots rigolos, voire succulents de jeux de mots, s’il s’agit de cela, ce n’est pas de mon point de vue de la folklorisation. C’est au contraire une force. Néanmoins la faiblesse du mouvement est, je le partage avec l’auteur, son absence d’organisation.

Les journaux algériens, qu’ils soient « prorégime » ou « démocrates » n’ont pas été à la hauteur, écrit Kamel Daoud. Les premiers « zélés dans le déni de la contestation », les seconds « militants » qui se laissaient aller à des envolées comme écrire qu’il y avait « ‘‘une marée humaine hier…’’ là où l’auteur ne vit que des centaines de manifestants. » Oui la presse « démocrate » fut aussi dans le militantisme y compris dans le choix des mots comme l’utilisation redondante de « insurrection » pour dire manifestations, ou révolution pacifiste ou mouvement, et en faisant abstraction des slogans islamistes, peu nombreux, mais bien réels, dans les manifestations. J’ai relevé par ailleurs une forme d’arrogance chez certains journalistes, imbus de leur personne, qui ne répondent que rarement aux questions des « connectés » par exemple, ou qui s’autocongratulent puérilement, qui refusent toute critique ou même de banals échanges. J’écris bien « certains » chez les anciens surtout, nationalistes obtus, ceux qui ont « fait » le parti unique les yeux et la bouche dans les poches et qui aujourd’hui donnent des leçons de démocratie. Mais c’est là une autre histoire.)

Le hirak avait « réussi » (réussi ?) à faire basculer sa victoire dans l’impasse …, écrit Kamel Daoud, et le régime avait su (pourquoi ce plus-que-parfait ?) transformer sa défaite en épopée ». Le régime avait donc été défait. S’agit-il du « régime de Bouteflika » ? probablement puisque Kamel Daoud évoque en introduction « un nouveau régime » à propos du pouvoir actuel depuis juin. Il est inexact de mon point de vue de parler ici de régimes différents.

Kamel Daoud, qui n’est pas à sa première « sortie » anticipe les critiques violentes à « ce papier » de l’hebdomadaire français comme je l’ai rappelé en début de texte : «  les bilans d’étape sont perçus comme les signes de la contre-révolution et la réflexion sur un échec provisoire sont les ‘‘preuves’’ d’un ralliement au régime. » Telles ne sont pas mes observations. Ce serait ridicule, injuste et trop aisé.  Osons écrire que la lutte pour une Algérie libre et démocratique, respectueuse des libertés individuelles et collectives, des Droits fondamentaux de l’Homme, cette lutte continue et que d’autres bilans, d’autres réflexions viendront de part et d’autre jusqu’à révéler que l’horizon s’éclaircit enfin. Et puis « nul ne jette de pierres sur un arbre dépourvu de fleurs. »

Ahmed Hanifi, 15 janvier 2020

_

__________________________

CLIQUER ici pour lire l’article de Kamel Daoud en PDF.

__________________________

RÉACTIONS de « LE CAFÉ PRESSE POLITIQUE » de RADIO M _

_

_____________________________________

CLIQUER ICI POUR VOIR L’ÉMISSION « CPP »

____________________________________

À la suite de cet article, Kamel Daoud a reçu critiques, mais aussi insultes nombreuses sur sa personne plus que sur son texte, à défaut d’argumentaire. Il en a l’habitude.

Voici sa réponse paru ce jour mercredi 28 janvier in Maghreb émergent.info

COUPABLE DE PORTER ATTEINTE AU MORAL DU … « HIRAK » ?(KAMEL DAOUD)

28 Janvier, 2020 1:26 

Maghreb Émergent

Le 12 janvier 2020 j’ai publié dans l’hebdomadaire « Le Point » un article intitulé « Où en est le rêve algérien ? » où j’exprimais mon opinion sur les derniers développements du soulèvement algérien en cours depuis février 2019. Ce texte est aujourd’hui, à ma demande, en accès libre.

Le « Hirak » est, selon moi, en échec provisoire, du moins au regard de ses grandes ambitions du début. Voici quelques-unes des raisons que j’énonçais :

Un : l’algérocentrisme d’une grande partie des élites. Alger n’est pas l’Algérie : il faut l’admettre et aller dans le pays pour corriger les idéaux à la mesure des plus humbles.

Deux : la coupure avec la ruralité algérienne. L’argument selon lequel « les ruraux ne sont que 30% de l’Algérie » est d’un mépris détestable pour masquer les sédentarités intellectuelles. Mon but est d’alerter sur l’urgence d’aller dans les villages, frapper aux portes, partager des cafés et expliquer le possible avenir.

Trois : l’impasse de la folklorisation qui rejoue l’opposition au régime comme une fin en soi, et la radicalité comme preuve d’intégrité politique.

Quatre : le « dégagisme » radical quasi anarchiste et sans alternative (« Dégagez Tous » à l’irakienne ? À la libyenne ? Remplacer un État par le chaos ?)

Cinq : le refus de toute représentation et organisation politique (on a vu le sort réservé à Sofiane Djilali, Abdelaziz Rahabi, etc. et À toutes les bonnes volontés depuis juin).

Dans cet article, j’ai évoqué nos mythologies nouvelles, les traces de nos imaginaires qui nous piègent, et cette tendance que nous avons à rejouer l’épopée de la guerre de libération, que l’on soit islamistes, démocrates, laïcs, conservateurs ou militaires. Fable qui nous empêche de surmonter le trauma pour consentir à la guérison et à l’altérité.  

Je peux avoir raison, je peux me tromper. C’est mon droit. Mais alors que je voulais ouvrir un débat d’étape sain, au nom de cette démocratie qu’on espère depuis tant de décennies, j’ai eu droit à :

Un : une éditocratie d’Alger qui ne tolère pas la perte du monopole sur l’analyse du fait national.

Deux : de la condescendance de la part de journalistes apparatchiks habitués à l’autocongratulation mutuelle.

Trois : un flot de violence et d’insultes inouïs, allant de la diffamation à des procès en traîtrise, en passant par des attaques sur les réseaux sociaux conduites par une nouvelle fachosphère.

Quatre : de la malhonnêteté intellectuelle : le mot « provisoire » a été soigneusement gommé de mon propos. On m’a présenté comme un intellectuel pro-régime décrétant la fin du soulèvement, alors que j’appelle au sursaut et à la maturité face à ceux qui mènent cette chance unique vers l’impasse de leur ego.

Cinq : au zèle féroce de ceux qui n’ont rien dit pendant vingt ans de bouteflikisme, qui ont tété les mamelles de la rente et qui, aujourd’hui, redoublent d’effort pour faire oublier deux décennies de consentement.

Six : un procès en droit de parole au nom de l’autochtonie : puisque je n’habite pas en Algérie (ce qui est faux), je n’ai pas le droit de parler. Un universitaire a été jusqu’à me reprocher d’écrire « outre-méditerranée », c’est-à-dire là où lui demeure et travaille, et, pour illustrer mes supposées positions anti-soulèvement, jusqu’à m’attribuer des paroles (citées entre guillemets) que je n’ai jamais prononcées.

Cependant, cette étrange unanimité contre un avis libre n’en est pas une. Elle n’est unanimité que chez ceux qui refusent le droit de parole, détournent des propos et visent la restauration d’une nouvelle pensée unique. Le « Hirak », dans son ampleur, reste pluriel, vaste, irréductible à des marches, à l’héroïsme, ou à la martyrophilie. C’est l’unanimité artificielle de quelques « carrés », pas celle de la réalité ; l’unanimité de ceux qui se sont fabriqués un nouvel ennemi pour galvaniser leurs « militantismes ». Et je le comprends. La réalité est que beaucoup d’autres ont partagé mon avis, l’ont critiqué dans l’espoir d’une meilleure analyse, ou l’ont oublié, ou pas lu, ce qui est un droit aussi. 

Qu’en penser ? Je crois que plus que de l’héroïsme sous la matraque ou de derrière les barreaux des prisons, plus que le culte de l’opposition, plus que marcher le vendredi, il nous manque une vision d’avenir, une extension politique aux marches, une imagination du futur. La génération du 1er Novembre 1954 a imaginé un avenir, nous en sommes seulement à le reproduire en rites. Il nous faut, peut-être, plus d’intelligence généreuse que de colère. Marcher est noble, il nous redonne l’espace interdit de la rue, mais le « Hirak » peut aussi être du bénévolat, de l’écologie, de la liberté d’expression, un sourire, une association d’aide ou une réflexion. Ce soulèvement est une pluralité, une agora ambulante et hebdomadaire, du moins tel que je l’ai rêvé et attendu, des décennies, quand d’autres baissaient les yeux. Il faut donc aussi se soulever contre nos illusions faciles. 

Très étrangement, une simple chronique publiée dans « Le Point » devient le nouveau front de ralliement pour rejouer l’indignation, la colère et même le procès. Éparpillés sur le front du refus, certains croient retrouver l’union sacrée contre ma personne. Je suis le coupable idéal pour conjurer leurs doutes, obéissant à un réflexe bien connu : celui de désigner un bouc émissaire. De simple chroniqueur alertant sur un danger, je suis déclaré fossoyeur d’une révolution.

  Il est aujourd’hui difficile de réclamer la liberté d’écrire et de penser au milieu de ceux qui tentent de s’accaparer ce mouvement, ceux qui n’ont pas lu l’article « incriminé », ceux qui sont encore intolérants aux différences et ceux qui ont été trompés. En vérité, il est plus facile d’imiter un régime que d’y mettre fin.

L’Algérie reste plurielle, et ne peut être rêvée qu’ainsi. Ceux qui ont décrété que j’ai « décrété » la fin du « Hirak », ceux qui ont décidé que j’étais un colonisé fasciné, vivent un délire dangereux. Souvenons-nous qu’il y a à peine un an, nous étions presque tous dans le consentement. Tous coupables ? Non. Chacun a le droit de contester un avis et de jeter à la poubelle une chronique. On a gagné le droit à l’élan et à l’émotion. Je peux aussi comprendre ceux qui se sont dit déçus par mon opinion. L’affect est légitime et le combat est dur. À ceux-là, je réponds que je suis dans mon rôle et ma nature. J’ai écrit sur le bouteflikisme à l’époque de sa gloire pour tenter d’en dénoncer l’illusion ; dire qu’aujourd’hui, je suis pro-régime, est grotesque : aujourd’hui j’écris pour préserver un rêve.

Et pourtant je m’interroge : où étaient-ils, pendant les décennies Bouteflika, ceux qui aujourd’hui veulent créer une « unanimité » contre une simple opinion ?

À vrai dire, ce qui m’inquiète depuis des jours, ce n’est pas cette habitude de la violence verbale, ces injures, cette liberté d’expression dans un seul sens, cette zone intellectuelle autonome d’Alger, ou cet effet de meute. Je suis habitué à être libre et donc à être insulté dans ma bonne foi. Ce qui m’inquiète, c’est la naissance d’un nouveau parti unique : si aujourd’hui, même ceux qui affirment se battre pour la liberté et la démocratie agissent dans le déni ou la suffisance, la violence ou le refus du débat, où est le salut pour notre pays ? De quoi seront faits nos lendemains s’ils sont inaugurés par de telles habitudes ? Comment réussir à construire une nation si un écrivain n’a pas le droit de penser ce qu’il veut ? Quel sera notre avenir, si ceux qui, interrogés et persécutés hier, deviennent les inquisiteurs d’aujourd’hui ? À quoi la chute de Bouteflika a-t-elle servi, si certains, en mauvais imitateurs, pensent et agissent comme lui ?

En somme, on m’accuse d’avoir porté atteinte au moral des hirakistes avec une… chronique. Quelle différence, alors, avec ceux qui accusent un marcheur du vendredi d’avoir porté atteinte au moral de l’armée et le mettent en prison pour ce délit fantaisiste ?

Pire encore : un ami m’a dit qu’il partageait mon opinion, mais qu’il n’oserait jamais l’écrire. Une terreur éditoriale est-elle déjà en place ?

Ce pays m’appartient et appartient à mes enfants. J’y ai arraché le droit d’écrire et de penser malgré les tristes dictatures. L’enjeu est trop important : il s’agit de mes enfants, pas seulement de mes idées. 

L’Algérie n’a pas besoin de juges et d’inculpés. Elle a besoin de liberté. Et ceux qui aujourd’hui se posent en juges de ma liberté, mènent ce magnifique soulèvement, payé par tant de vies, à l’impasse. Je suis accusé d’avoir proclamé la mort de ce mouvement par ceux qui, justement, veulent le tuer dans le berceau de notre terre ! 

La véritable fin du Hirak n’est pas dans ce que peut écrire un écrivain, ou pas. Elle est dans l’insulte qu’on lui oppose, elle est dans l’interdiction d’écrire qu’on lui impose.

https://www.lepoint.fr/editos-du-point/sebastien-le-fol/kamel-daoud-ou-en-est-le-reve-algerien-12-01-2020-2357340_1913.php

—————

___________________________

Articles identiques sur ce site, sous la rubrique: »Mes écrits/ Articles divers »

——————————————-

La langue française, de a à…

Connaître la langue française

Les premiers sons du nourrisson sont…. « aaaa ! » Plus tard il saura dire « rrr… », puis « mmm »… bref, à ces sons il en ajoutera d’autres, des consonnes et des voyelles.

Plus tard, petit garçon ou petite fille, il ou elle apprendra l’alphabet. Avec des lettres de l’alphabet il/elle dira, écrira des mots. Il/elle lui faudra ensuite apprendre la classe grammaticale de ces mots (ils peuvent être variables ou invariables) et leur rôle (ils peuvent être sujet, verbe, adjectif, complément…).

Avec ces mots il/elle dira, écrira des groupes de mots. Lorsqu’ils prennent sens ces mots constituent lors des phrases.

Une phrase peut être simple, composée ou complexe. Un ensemble de phrases peut constituer un texte plus ou moins long. Nous entrons là dans une autre « dimension »: le discours (direct, indirect), la focalisation (différents points de vue), les formes du discours (narratif, descriptif…). Il y a l’orthographe, le vocabulaire… la littérature ! Un monde quoi, alors comme nous le rappelle la citation: chaque chose en son temps (et selon notre temps).

Si des demandes sont formulées, ici ou ailleurs (mon mail ahmedhanifi@gmail.com), je me ferai un plaisir de détailler tout cela… de a à m ou de a à Z, pourquoi pas.

,

à suivre…

x

Mur de Berlin et digressions

Il m’arrive souvent, à l’ouverture d’un atelier d’écriture créative, de commencer par un premier exercice, un peu à la manière de Pérec ou de Haddad, par ce genre de consigne « écrivez un court texte dans lequel vous raconterez ce que vous faisiez à telle date importante ? »

Je fais toujours bien attention de ne pas commettre de bourde, de ne froisser aucun participant. Par exemple, je ne peux ici (sur Facebook, sur Internet) m’autoriser à vous poser la même question concernant cet importante journée, historique, qui a vu la chute du Mur de Berlin, « que faisiez vous le 9 novembre 1989… ? » Je ne peux vous poser cette question pour la raison simple que concernant la plupart d’entre vous je ne possède pas l’âge. Et les facebookeurs nés après « Le Mur » sont certainement nombreux parmi tous mes « amis ». Comme je ne veux navrer nulle personne, je ne la pose donc pas, la question.­

Par contre, je peux – me concernant – vous raconter ce dont je me souviens de ces journées mémorables de novembre 1989 en lien avec Berlin. Demain, le monde entier, hypocrites compris, fêtera la chute du Mur de la honte (il y a encore d’autres Murs de la honte, comme en Israël, mais là… on ne touche pas). Je me souviens très bien (Pérec aimait la répétition) de ces folles journées de novembre 1989. J’étais heureux comme un enfant, scotché devant les images diffusées par les chaînes de télévision françaises, souvent en direct du cœur de la révolution naissante, du cœur de Berlin. Je pensais (naïvement) « ici chez nous, le mur est tombé en octobre de l’année dernière, et en Allemagne c’est aujourd’hui. Je ne me doutais pas que c’était tout un Système nourri par la délation  – importante la délation ! –  un système coercitif et tyrannique, porté par la Tcheka, la GPU et leurs rejetons, un système vieux de 70 ans, qui allait se désagréger dans toute l’Europe communiste.

J’habitais dans un village – le « Camp 5 », un des nombreux « camps » de Sonatrach, le plus prisé – à la périphérie d’Arzew où je travaillais depuis mon retour de France, gratte-papiers en CSP intermédiaire, dans les « ressources humaines et gestion des carrières » de plus de mille personnes, (précisément en novembre 1989 : groupe 3, catégorie 15, section 4). Du vent.

C’est notre village « Le Camp 5 » (en 1978 ici. il a bien vieilli depuis). Comme aux States, les noms des rues portent des chiffres: rue 1, rue 34, rue 66 etc. Sur cette photo, prenez la 3° ou la 5° à droite, marchez 4 minutes ou 2, vous êtes chez moi.

————-

Octobre avait éclaté un peu partout dans le pays il y a onze mois et tous les champs du Possible s’offraient à notre horizon, à notre futur, me susurrait ma pensée naïve. Le Camp 5 est un village de 800 maisons en préfabriqué importées sur d’immenses paquebots par les Américains à la fin des années 70 pour y loger les expatriés américains et autres japonais, français et cadres de l’entreprise Sonatrach. À une quarantaine de kilomètres à l’est d’Oran. Il y a une dizaine de camps tout autour du nôtre, plus ou moins identiques. Je me répète.

Depuis peu, nous captions la télévision par satellite et les chaînes françaises (notamment) grâce à une immense antenne parabolique (2m50 de diamètre) posée à l’entrée du camp et aux cotisations dont nous nous acquittions auprès d’une association ad-hoc montée par des cadres de l’entreprise. Elle, l’association, disposait d’un registre dans lequel –  comme le font parfois les petits épiciers de tous les coins –  le chargé du suivi des contributions notait les bons et les mauvais payeurs. Au-delà d’un délai raisonnable, ces derniers étaient sanctionnés, un simple clic dans la régie et plus d’images. Il me faut préciser ici que toutes les télévisions des maisons du camp étaient reliées par câble à une centrale propre au camp. Pour leurs besoins les Américains avaient mis en place un système de télévision en circuit interne par lequel ils diffusaient des émissions américaines en différées. Les images étaient reçues par l’unique grande antenne parabolique et les gestionnaires (élus par l’association) les faisaient ruisseler dans les téléviseurs des chaumières. Les maisons étaient toutes équipées d’au moins un poste de télévision – américain – couleur teck foncé à gros boutons sur le côté qui faisaient un drôle de bruit lorsque nous les manipulions, le bruit de l’aiguille d’une grosse horloge hors d’âge, au moment du basculement d’une minute à la suivante.

Les gestionnaires de l’association se querellaient parfois sur le choix de l’orientation de l’antenne

« Satellite HotBird 13° Est ! », « non, Astra, 28.2 Est », « non, 19.2 Est ! »… Ces désaccords ne duraient pas. Nous étions loin de la mode des chaînes orientales qui allaient envahir le pays vingt ans plus tard. Tout cela pour ne pas avoir affaire à la télévision algérienne « la Nulle », « l’Unique ». La plupart d’entre nous avait en sainte horreur la peste que représentait la télévision algérienne. Je crois savoir que cela continue de nos jours, les Algériens boycottent majoritairement (dit-on) les chaînes publiques. « C’est cinq chaînes, cinq fois l’Unique ! » me dit un ami qui ne décolère plus.  

Je reviens à notre objet : novembre 1989. Je me souviens très bien de ces magnifiques journées. J’étais heureux. Ce jour du 9 novembre, alors que s’ouvrait le pré-congrès du FLN en Algérie, un événement proprement hallucinant se déroulait en direct devant mes yeux que je frottais inlassablement en me répétant  « p… ! ils détruisent avec leur mains le mur qui séparait les Berlinois depuis 1961 ! » Depuis 28 ans. C’était en pleine guerre froide (la chute du Mur y mettra fin). Le 13 août 1961 à 0h11 une dépêche de Allgemeiner Deutscher Nachrichtendienst (ADN), l’agence de presse de RDA annonçait : « un mur sera construit dès ce matin. Plusieurs dizaines de mètres l’ont déjà été. » Le mur était constitué de panneaux de béton armé hauts de 3 mètres 60, sur une longueur de 43 km coupant la ville en deux. La longueur totale du mur séparant les deux Allemagne est de 112 km. Il était protégé tout le long par des kilomètres de barbelés, par 302 miradors et 15000 militaires

En Algérie, les « réformes » du nouveau chef de gouvernement – Mouloud Hamrouche – sont poussives et les résistances tenaces. La nouvelle loi des finances stipule en son article 63 : «  Les dispositions de l’article… sont modifiées comme suit : le dédouanement pour la mise à consommation de biens d’équipements…est dispensé des formalités du contrôle du commerce extérieur… »

Un jour de la semaine précédente, le 2 novembre, je m’étais rendu à la cinémathèque d’Oran pour voir l’enregistrement sur Kateb Yacine filmé lors du débat organisé là-même le lundi 3 juillet dernier (il y avait ce jour-là la projection du documentaire « Kateb Yacine: l’amour et la révolution » de Kamel Dehane qui était présent dans la salle. Il y avait aussi Irène Jacquemin du réseau « Paix en Algérie », étaient également présents Lamine Merbeh directeur de l’ENPA, Habib Foughali, Ali Zaamoum, Rachid Mimouni, Paul Anrieu, Mohamed Bouamari, Hassan Bouabdallah, Rabah Laradj…) Je suis resté dans la salle jusqu’à la fin du débat. J’ai acheté le numéro zéro de Alger Républicain (arabe/français) (suspendu depuis le 19 juin 1965) au kiosque à journaux à gauche de la cinémathèque.

Au début du mois, Algérie Actualité offrait trois colonnes à un barbouze, A. Ben. dit « Errougi », qui accuse Aït-Ahmed de contre-vérités. Révolution Africaine fait un jeu de mots « limite » (et même douteux au vu de l’idéologie de ce journal) dans son numéro 1342 du 24 novembre : « Berlin au pied du mur ». Si j’étais journaliste parmi ces journalistes à la pensée unique, ces muets-sourds-aveugles (plus encore si j’étais responsable, Dieu m’a gardé) je me serais jeté par la fenêtre du local ou, si j’étais sur un paquebot, par-dessus le bastingage. Et à propos de pensée unique, un Congrès extraordinaire du FLN est programmé pour le 28.

Mais revenons au 9 novembre. C’était un jeudi. Ici (à Arzew) il a fait très beau et même lourd et le ciel n’était pas vraiment entièrement dégagé. Dès que je suis rentré du travail (c’est à quinze minutes de la maison et nous sortions officiellement à 16 heures 30 (nous commencions très tôt, faisions semblant de travailler jusqu’à midi, ensuite « tag ‘ala men tag » (débrouillez vous pour la traduction). À midi, ceux qui restaient mangeaient dans le restaurant de l’entreprise. On pouvait y manger pour deux ou pour trois. À volonté. Heureux qui comme le ventre ne se plaint jamais à Sonatrach.

L’essentiel n’était pas dans la gestion des carrières, l’administration, les moyens généraux, mais dans la maîtrise de l’extraction du gaz (ou pétrole) et de la soudure des pipes pour son acheminement), c’est pourquoi, concernant les trois quarts des effectifs, la notion de « travail » y était très élastique, très molle (nonobstant que les bonnes volontés, même si peu nombreuses, étaient réelles et sincères). Aujourd’hui, je ne sais pas.

Je reviens à Berlin. Sur « la 5, la télé qui ne s’éteint jamais » à 17h26 une publicité me saute au visage. À ma connaissance c’est la première publicité française mettant en jeu un Arabe (mais pas encore un Maghrébin, pas même pour le Couscous), un homme riche du Moyen Orient jouant à « Jeu M.B. » (un jeu de loto, roulette…). De son côté, M6 diffusait fréquemment cette publicité vantant un déodorant pour femmes « Narta ! dès le matin je suis Narta ! » que nos campagnes, pour se l’offrir, se devaient (alors) traverser la Méditerranée ou se rendre à Melilla (à Oujda peut-être ?)

Depuis quelques temps, tous les lundis, ce sont des centaines de milliers d’Allemands qui manifestent pour plus de liberté. Plus de démocratie. Depuis l’été, ce sont des milliers d’Allemands de l’Est qui sont partis pour la Hongrie et la Tchécoslovaquie. Plus de 40.000 Allemands ont fui le pays aux premiers jours d’octobre. Mais Erich Honecker, président du Conseil d’État (et gravement malade), reste droit dans ses bottes, plus irréductible que jamais. Le 8 octobre Honecker a reçu Gorbatchev à l’occasion du 40° anniversaire de la RDA.  Le 18, il est destitué. Egon Krenz (qui a claironné son admiration pour la répression des autorités chinoises contre les manifestants de Tien An Men, répression qui fit des centaines, voire des milliers de morts ce 4 juin 1989) lui succède. Quant au Parti socialiste ouvrier hongrois – MSZMP – (parti communiste), il se saborde et se scinde en deux formations : Parti socialiste hongrois (MSZP) qui abandonne la référence au marxisme, et Parti communiste ouvrier hongrois (Magyar Munkáspárt) le 8 octobre.

Devant l’écran de télévision, j’étais heureux comme un enfant à qui on offrirait un sac ou une amphore saturés de bonbons caramélisés, aux couleurs de l’arc-en-ciel et aux formes de minuscules oiseaux. Je recevais les images en pleine figure, en plein cœur. Une émotion incroyable, prodigieuse, me submergeait. Oui, j’étais heureux de voir des sourires larges comme un croissant de lune, des yeux ronds, exorbitants de félicité, des larmes bleues couler sur les joues, les lèvres. D’entendre les cris de joie. De voir cette immense foule compacte onduler comme les eaux d’un fleuve dans une seule direction, celle de la liberté. De voir tous ces gens, jeunes et moins jeunes, parents, grands-parents, amis, inconnus, se jeter les bras ouverts les uns sur les autres. Leur bonheur, je le partageais, assis dans mon fauteuil ou debout devant l’écran de ce vieil appareil de télévision, un verre de Mascara à la main tendu vers eux. J’aurais tant aimé me trouver parmi ces heureux, juste le temps de ces journées inoubliables, car ici aussi des pans d’un autre murs sont entrain de vaciller. Tomberont-ils ? Nous l’espérions tous.

Ce jeudi 9, A2 était en direct de la frontière, du Mur, avec Philippe Rochot. USA Today titre : « The wall is gone » sans point d’exclamation. On voyait les Allemands de l’Est complètement dépassés :

  • c’est comme un rêve !
  • c’est incroyable !
  • c’est dingue, c’est de la folie !
  • c’est génial !
  • je suis très heureux !  s’exclamaient-ils.

Et en chœur ils chantaient « Ein so schöner Tag soll niemals enden » (Une journée aussi belle que celle-ci, ne devrait jamais finir).

Trois jours avant, lundi sur TF1, PPDA parlait d’un déferlement « Ce n’est plus une hémorragie, c’est aujourd’hui un véritable déferlement qui balaie de facto la frontière qui sépare les deux Allemagne. 23000 Allemands ont déjà changé de pays depuis samedi en passant par la Tchécoslovaquie. Et ça continue ». Je suis tenté de mettre un gros point d’exclamation, mais le ton grave du journaliste ne l’autorise pas.  

Des Allemands de l’Est j’en ai connu, des Polonais, des Tchèques, des Hongrois… je connaissais leurs pays pour les avoir traversés à 20 ans, 21, 22… pour avoir participé à des chantiers internationaux de volontariat.

————————-

http://leblogdeahmedhanifi.blogspot.com/2018/08/616-chantiers-estivaux-de-volontariat.html

Cliquer ici pour lire un article à ce propos

————————

Une participation disais- je, sans lien aucun avec la politique (à tout le moins me concernant), je m’en méfiais assez depuis l’intimidation dont je fus l’objet quelques années auparavant, alors que je n’avais pas 18 ans. Je fus incarcéré dans une geôle (une cave en guise de cellule) au sein même du Tribunal d’Oran (près du lycée El Hayet) pour avoir dénoncé le zèle et l’abus de pouvoir d’un greffier. Tous ces Allemands, Polonais, Tchèques, Hongrois étaient comme mes amis. J’en ai gardé un souvenir intarissable. Ils ne demandaient que la Liberté. Aspirer à la liberté est un droit et un devoir. Cette liberté, ils la vivaient à travers nous qui arrivions des pays comme France, mais aussi la Grande-Bretagne, l’Italie, la Suède, l’Allemagne de l’Ouest…  

Je me suis égaré. Reprenons le cours des événements du Mur. J’étais devant mon écran de télévision, et nous étions en novembre 1989. La RDA a laissé partir ses ressortissants, avec un visa rapidement délivré, vers la RFA. En Algérie nous aussi avions connu cela sous l’innommable dictateur, on appelait ce visa algérien « ASTN » (autorisation de sortie du territoire national).

« 3000 personnes à l’heure passent le Mur depuis ce matin » s’est écrié le correspondant d’A2. « Les nouvelles tombent minute par minute, nous n’avons pas le temps d’écrire ce qui se passe là-bas, du côté du Mur de Berlin » s’est excusé Billalian. L’Histoire s’accélérait et la chaîne française lui réserva 24’ à 13 heures, 23’ lors du journal du soir (exactement comme à TF1). Les événements se bousculaient, les hommes politiques étaient dépassés. « Les mots n’ont plus de sens » répétait Daniel Bilalian. La veille, le gouvernement de Willi Stoph avait démissionné.

Nous étions à quelques jours du 30° anniversaire (13, 14 et 15 novembre 1959) du Congrès de Bad Godesberg, lorsque le SPD, parti social-démocrate allemand, prenait congé du marxisme.

___________________

CLIQUER ICI_ A2 Christine Ockrent

___________________

À 20h36, une dépêche de l’AFP annonçait : « les gardes-frontière de RDA sont entrain de dégager les chicanes et barrières amenant au mur afin de commencer à le détruire. » Le samedi 11, le quotidien Libération du week-end (le numéro du jeudi 9 n’a pas paru pour cause de grève) mettait en une, une photo montrant des Allemands de l’Est escaladant le Mur et un encart : « Quelle histoire ! Berlin n’en finit plus de fêter la fin du Mur » auquel le journal a consacré 18 pages.

Le samedi, A2 était en direct de Berlin, comme la veille, cette fois là avec Christine Ockrent et André Glucksmann qui parlait d’inquiétude. A2 avait même, depuis vendredi, chamboulé ses programmes.

La RDA a délivré en 24 heures 2.700.000 visas à ses ressortissants pour quitter le pays (plus de 10 millions le samedi suivant) à pied, en train ou en Trabant 601.

En trois jours, ce sont 17% des Allemands qui sont allés en RFA (100.000 pour ce samedi). Chez les voisins, les murs des dirigeants craquelaient. En Bulgarie Todor Jivkov tomba le 10, lui qui voulait « l’éradication de la présence musulmane de Bulgarie » (tiens, tiens, « éradication », un terme qui va, quelques années plus tard, envahir certaines rédactions de journaux et comités de parti, les uns et les autres en rupture avec leur peuple d’arrière-garde)

J’ai couru voir des amis, comme je l’avais fait le 10, mais la plupart faisait toujours une tête d’enterrement. Il est vrai que nombre d’entre eux émargeaient aux registres du Pags – organisation dont j’ai toujours détesté l’idéologie qui s’abreuvait chez les Stal –, mais demeuraient néanmoins des amis (je découvrirai plus tard qu’ils m’avaient alors bien leurré, eux les adeptes de l’entrisme). Quelques années plus tard, au plus fort de la terreur, l’un d’entre eux – médecin – me menacera en souriant « si tu continues de parler de Droits de l’homme, je te mets une balle dans la tête »,  oui messieurs, paraphrasant l’abject écrivain nazi Hanns Johst: « Quand j’entends parler de culture je relâche la sécurité de mon révolver ». Je suis revenu, en courant, chez moi. Aujourd’hui, le mur de l’Histoire a été déflagré et lorsqu’il m’arrive d’échanger avec eux – ceux qui sont encore là et qui ne se dérobent pas  –, je pose sous leurs yeux le tableau sombre et la comptabilité macabre des histoires auxquelles ils ont follement cru. Ceux-là ne sont plus nostalgiques.    

J’ai repris un ou deux verres de Mascara avec des cacahuètes. J’étais seul, mais heureux. La journée de la chute du Mur de la honte et celles qui suivirent furent pour moi de grands moments de bonheur. J’ai suivi les informations d’A2 (et de La 5, de TF1…) jusque tard dans la soirée.

____________________

http://ahmedhanifi.com/wp-content/uploads/2019/11/FRANCE2_-9-nov-2014_-VIDEO.-9-novembre-1989-le-jour-où-le-mur-est-tombé.mp4

___________________

En Tchécoslovaquie débutait le vendredi suivant une « révolution de velours » (elle aboutira dix jours plus tard, le 27 ; alors qu’en Bulgarie, le 18, commençaient d’importantes manifestations dans tout le pays. En Algérie, le 20 novembre, le FFS était légalisé. C’est un autre événement historique.

Depuis la mi-novembre, les collègues de travail qui entraient dans mon bureau pour une raison ou une autre me demandaient « hadi chtah ? » 

ç’est quoi ça ? en pointant un petit objet. C’était systématique. Un morceau de pierre que j’avais ramassé dans le Camp où j’habitais. Je répondais « c’est un bout du Mur de Berlin ». C’était faux, mais c’était vrai également. C’était comme un éclat du Mur de Berlin qui était parvenu jusqu’à moi, comme un signe. C’était mon morceau du Mur de Berlin. Je l’ai toujours à portée de main, 30 ans plus tard. Lorsque je l’observe aujourd’hui, il me revient à chaque fois à l’esprit ces mots prononcés lors de son procès (1964) par Nelson Mandela : « Au cours de ma vie… j’ai chéri l’idéal d’une société démocratique et libre dans laquelle toutes les personnes vivraient en harmonie, avec des chances égales. C’est un idéal que j’espère voir se réaliser. Mais s’il le faut, c’est un idéal pour lequel je suis prêt à mourir. »

—————————-

Je vous laisse. Demain matin, samedi 9 novembre, j’animerai un atelier d’écriture à Marseille autour des « Notes de chevet » de  Sei Shônagon (c’est un classique) où il est question de « listes ». L’après-midi je serai présent à deux manifestations. La première, à 14h, « rencontre avec Leila Shahid et Dominique Vidal : « antisionisme et antisémitisme » avec projection de courts métrages, au Mistral dans le 1° arrondissement (11 impasse Flammarion). La seconde manifestation, vers 15h, s’intitule « Grande marche contre le mal logement » (1° arrondissement, Cours Julien).

Contrairement à Paris, à Marseille il n’y a rien sur l’Algérie, ce samedi 9.

Note complémentaire : en atelier d’écriture, pour ce type d’exercice qui fait appel à la mémoire, je n’autorise l’exploitation d’aucun document, d’aucune archive… ce que j’ai fait, moi, ci-dessus.


ARTICLE INTÉRESSANT DE Francetvinfo SUR LE MUR DE BERLIN , À LIRE. CLIQUER ICI

Émission très intéressante sur LCP, avec belles images/vidéo d’époque. CLIQUER ICI

OU ICI – MEME EMISSION « REMBOB/INA »

« … Une spéciale Le mur de Berlin à l’occasion des 30 ans de la déconstruction du mur et de la fin de la séparation entre l’Allemagne de l’Est et l’Allemagne de l’Ouest.

Le 9 novembre 1989, le Mur de Berlin s’effondrait. 30 ans plus tard, Rembob’INA revient sur cet événement qui a changé la face de l’Europe et du monde, à travers des documents d’archive qui ont pour point commun de montrer l’histoire en marche.

– Un reportage saisissant de « 5 Colonnes à la Une » (08/09/1961), qui revient sur l’édification du mur le 13 aout 1961 par le gouvernement est-allemand : un constat brut avec des témoignages d’habitants , de rares images aériennes du Mur.

– Au lendemain des premières brèches, le 10 novembre 89, l’édition spéciale d’Antenne 2 à 20h30, présentée par Daniel Bilalian.

– L’image mythique saisie et commentée par Philippe Rochot, le lendemain en direct dans le 13h d’Antenne 2, du violoncelliste Mstislav Rostropovitch jouant devant le Mur déjà taggé et qui a commencé à être démoli.

– « Berlin aller-retour », un numéro de « 24 heures », l’émission de reportage de Canal + dont le concept est de tourner un même événement pendant 24 heures en suivant le point de vue de cinq personnages différents, réalisé par l’agence CAPA.

Ensuite, place au débrief avec les invités de Patrick Cohen : Daniel Bilalian, journaliste et présentateur des JT d’Antenne 2, Jean-Marie Michel, journaliste de l’Agence CAPA, Nicolas Offenstadt, historien et Agnès Chauveau, de l´INA. » (in: http://www.les-infos-videos.fr/2019/10/rembob-ina-le-mur-de-berlin.html)

Chantiers estivaux de volontariat et débordement.

Chantiers estivaux de volontariat et débordement.

Ne vous arrive-t-il pas, pour une raison ou une autre, pour une cause ou une autre, de vous retrouver plongé âme et bagages dans un doux amer temps lointain que votre mémoire, titillée par cette raison ou par cette cause, extrait à votre intention et vous le propose sur un plateau d’argent ou nu ? Il est entendu que le « vous » que je convoque ici s’adresse aux lecteurs de plus de tant d’années. Plus ce « tant » est pesant et plus le champ d’investigation est large. Inversement, plus on est jeune et plus les zones de la mémoire libres de toute obstruction, sont importantes. Personnellement je peux écrire que je figure dans le palmarès de la première catégorie, avec ceux dont la mémoire est saturée de récits de vie, ceux qu’on nomme « les anciens », pour ne pas dire les vieux et je ne suis pas peu fier. Mais je ne radote pas encore heureusement.

Il suffit parfois d’un rien, d’un sourire sur le visage d’une affiche publicitaire qui nous nargue, d’un ou de plusieurs mots lus sur une page d’un vieux livre, d’un slogan, de graffitis, d’un son, un refrain… pour se retrouver plongé dans un plus ou moins lointain passé, très présent pour le coup. Un passé ressuscité le temps de regretter de ne pas en avoir pleinement profité, « ah si seulement je… »

« Les faits s’il vous plaît, les faits, les faits ! » vous impatientez-vous. Je m’explique. Nous sommes vendredi 3 août de l’année que vous savez (sommes-nous jeudi, vendredi… ?) Très bien. Ce matin, comme tous les matins, après le petit déjeuner (ou pendant), je branche l’ordinateur, ouvre mes boites de courriels (on dit ‘mails’ n’est-ce pas), lis les titres de la presse (‘Mediapart’, ‘Le Quotidien d’Oran’, ‘El-Watan’, ‘Liberté’…, dans cet invariable ordre), m’attarde sur un ou plusieurs de leurs articles. Je n’ai jamais coupé les ponts. Souvent je passe. Les pages culturelles de la plupart des médias algériens agonisent (qu’il est loin ‘Algérie Actualité’ !) Elles se sont transformées en fades logorrhées assimilées, dans lesquelles le journaliste ou l’écrivant (pas tous, non, vraiment pas tous, ‘hacha !’) se lâche ou bien loue les écrits ou le spectacle de celui, de celle « dont a parlé Le Parisien, Le Point, Madame Figaro… » ou ceux de tel ou tel ami de l’ami de l’ami… quand il ne déterre pas les ancêtres pour prouver qu’il maîtrise (lui aussi) l’inénarrable et usé « Butin » en rabâchant inlassablement les mêmes discours, les mêmes inepties, stéréotypes et en procédant à des emprunts dissimulés. M’enfin. Il ne faut pas jeter la pierre aux (jeunes) journalistes, mais à leurs responsables qui réduisent à peau de chagrin les moyens financiers nécessaires et évacuent les formations approfondies au bénéfice des employés. Pardonnez-moi ce débordement.

La presse, disais-je, et Facebook bien sûr aussi. Enormément de futilités hélas et de ragots, de violence, de vide. Mais c’est ainsi, on ne caporalise ni le facteur, ni la boite aux lettres, à moins de la détruire. J’en reviens à mon objet.

Comme vous le voyez sur l’image, un porte-documents en plexiglas est posé derrière le verre (d’eau souvent, de thé ou de jus parfois, je n’aime pas le café), sur lequel je pose tantôt une photo, tantôt un texte ou autre livre corné à telle page. Je garde ainsi l’objet (photo, texte, livre) pour le dire trivialement « à l’œil » jusqu’à sa lecture, analyse etc., et son remplacement par un autre. La brochure qu’il porte aujourd’hui, je l’ai apportée d’Oran (1) où je me trouvais il y a quelques semaines et où elle n’avait que trop patienté, coincée depuis des lustres entre un livre de Yves Courrière (La guerre d´Algérie: Le Temps des léopards. Éd. Casbah) et un numéro de la revue Insanyat (L’imaginaire, littérature-Anthropologie). Je l’ai parcourue et me suis dit « il faut la relire. La brochure est titrée « Le monde se souviendra de ces enfants. » C’est en la parcourant que je suis tombé sur une lettre méticuleusement pliée en quatre, glissée avec d’autres coupures entre les pages 22 et 23. Cette lettre est datée « 3.08.1975 ». Elle est signée par Jerzy Tomasini, un Polonais. Je me trouvais en l’été de cette année-là en Pologne, où j’effectuais un Chantier de volontaires internationaux (envoyé par Concordia, 27, rue du Pont neuf à l’époque, non loin du Louvre), et ce monsieur était le commandant de celui de Varsovie. Un mot qui m’est incompréhensible précède la date. Je me souviens par contre de « Radosc » (Podstawona- 140 ul Wilgi) où nous résidions, à une dizaine de kilomètres à l’est de Varsovie. Une école entière avec ses infrastructures sportives et autres cuisine, salles, ainsi que des véhicules de transport… était mise à notre disposition.

Dans cette lettre – illisible-, destinée au commandant du Chantier d’Olsztyn au nord-est du pays (wojewodzlca Komenda OHP, ul Zwyciestiwa 32), monsieur Jerzy Tomasini loue probablement toutes les qualités (vraies, soupçonnées ou imaginées) qu’il a décelées en moi durant les longues journées du chantier de Varsovie qui a duré près d’un mois. Je remercie d’avance le Polonais ou le polonophile qui se manifesterait et traduirait ce courrier.

Mais qu’était ce chantier ? en quelques mots il ne s’agissait de rien de moins que de construire un « hôpital-monument » dédié à la mémoire des enfants martyrisés durant la seconde guerre mondiale. Ce monument devait « respirer la vie qui manqua aux enfants qui ne sont plus parmi nous ». Un édifice de 200.000 mètres-cube comprenant six sections spéciales (troubles de la croissance, tumeurs, cardiologie, néphrologie, neurologie, réadaptation) pour venir en aide à 6000 enfants hospitalisés et à 60.000 autres en traitement ambulatoire). Son nom : Pomnik-Szpital Centrum Zdrowia. Nous y avons participé ! Il y a quelques années j’y suis retourné et ma fierté était grande.

Cliquer ici pour lire l’article (+photos)

Dans la brochure « Le monde se souviendra de ces enfants » que j’ai apportée d’Oran, se trouve également une page de journal, par endroits bien rouillée par le temps qui ne mine pas que l’homme. La page 3 du journal  Ƶycie Warszawy du 22 juillet (lipca) 1975, avec un titre qui glorifie notre travail. Nous étions chez les cocos en pleine ère Podgorny en URSS, maîtresse voisine honnie par tous les Polonais, grands et petits, profondément croyants (durant la grande période de la démocratie populaire, on se cachait presque pour prier). Le titre de l’article : « Aktywność nas wszystkich (Toutes nos activités – ?) est agrémenté d’un long texte et d’une photo (m’y reconnaîtriez-vous ?).

Ce jour de fête nationale, nous avions été décorés par les plus hautes autorités de l’Etat stalinien (à mon corps défendant). J’étais fier et avais à peine plus de 20 ans. Le monde ouvrier polonais se remuait, le « comité de défense des ouvriers » (le futur KOR)balbutiait, s’organisait, et nous, nous étions manipulés. Personnellement mon esprit (la vingtaine !) était ailleurs, porté par la grivoiserie.Le 22 juillet était alors dans ce pays communiste« Fête nationale »(Narodowe  święto Odrodzenia Polski, ou « journée nationale de la renaissance de la Pologne). Cette fête disparaîtra en 1989 (je pense au « 19 juin » de la dictature algérienne, mère de tous nos malheurs). Grâce à « Vincennes », peu de temps après, je virais ma cuti.

Le commandant du chantier d’Olsztyn auquel je tendais la lettre du commandant du chantier de Varsovie m’accueillit avec des fleurs et des salamalecs, c’est fou. Je n’en revenais pas. Celui-ci (le chantier) était beaucoup plus léger que le précédent. Nous y avions passé de très bons moments comme à Varsovie. C’est pendant ce second chantier (dont j’ai demandé à proroger la durée) que j’ai rencontré mon amie C. (tiens, bonjour C ! elle est, elle aussi, facebookienne ou kieuse) elle en raconterait, des vertes et des pas mûres : Hi !)

Ensemble nous avions traversé toute une partie de l’Europe (à pieds, à cheval – âne – en motocyclette, en bus (sans ticket), en autostop (Mozart dans une luxueuse Volvo parfumée en Suisse, à plus de 150 km/h … et l’odeur de mes (nos ?) pieds), en passant par Cieszyn, Brno, Linz, Bâle, Strasbourg (La Cité U)… jusqu’à Paris, place de la République, à minuit.

Avoir vingt ans est la portée de chacun, quel que soit son âge.

Je découvre avec bonheur que Concordia existe toujours. Si je n’ai qu’un mot à ajouter (aux jeunes) je dirais « Foncez ! » (c’est sur Facebook, cliquer ici et ici

——————-

(1) J’ai pris l’avion vendredi 13 juillet à 9 heures, d’Oran-Ben Bella pour Marseille-Provence. J’y suis arrivé deux heures plus tard. La valise que j’ai enregistrée à Oran m’a été restituée (dans un piteux état) dix-sept (17) jours plus tard, le lundi 30 juillet ! J’y reviendrai bientôt dans un post. Vive Air Algérie !

Navette maritime Oran -Les Dunes

Navette maritime Oran -Les Dunes (entre Aïn El Turk et Cap Falcon)

Me voilà de nouveau en Algérie. Je m’y trouve pour des raisons familiales que j’effleure dans Sur le rebord du monde (cliquer ici pour lire), un poème écrit récemment, plus ou moins spontanément, à Istanbul où je passais en juin quelques jours de vacances. Je suis ici donc, souvent à l’hôpital – en visite. Ceux-là, les hôpitaux, je vous les épargnerai. Je vous promets de ne pas en dire un mot de plus que ce qui suit, cela incendierait Facebook, et toute la toile de l’Internet tant leur réalité est inacceptable pour le dernier des animaux honnis, pensants ou non. Les malades y sont (objectivement et au final) maltraités et le terme est doux (avec toutefois mon respect sincère dû aux quelques employés médecins, infirmiers ou autres agents de sécurité qui font au mieux de leur possible et des moyens indignes de cet hôpital d’Oran qui se veut grand, moderne).

Bref. En feuilletant un quotidien national, j’appris que, comme à la même période de l’année écoulée, une navette marine quotidienne a été mise en place ce lundi 2 juillet, reliant le port d’Oran au lieu dit « Les Dunes », une plage située à une vingtaine de kilomètres à l’ouest d’Oran, entre Aïn-el-Turck et Cap Falcon. Je me suis mis en tête de l’emprunter. Il nous faut bien parfois ruser avec les épreuves que nous impose parfois la vie pour, simplement, continuer de vivre aussi ordinairement que possible.

Renseignement pris, je me présente à l’entrée principale du port d’Oran. « C’est à la pêcherie me dit le préposé, deux cents mètres plus loin ». J’y suis. À la pêcherie, les marins pêcheurs vaquent à leurs occupations de marins-pêcheurs, vérifier l’état de leurs embarcations ou des impressionnants filets de pêche… La chaleur s’annonce de saison.

A droite du bâtiment du Ministère de la pêche etc., l’espace dédié à l’ENTMV (Entreprise nationale de transport maritime des voyageurs) est sympathique, les murs peints en bleu et blanc font ressortir le bel ocre des pavés. Plantés sur le mur d’enceinte, entre les lampadaires à bi-boules opalines tout neufs, les fanions tricolores agrémentent l’enceinte. Nous sommes à quelques heures de la commémoration de la « journée de l’indépendance et de la jeunesse » et Moulay Abdelkader el Djilani comme notre dame de Santa Cruz, du haut du Murdjadjo, protègent tout cet ensemble, comme le reste.

Il y a cinq chats trois pelés et un tondus et moi. Un employé de l’agence, assis sous un grand panneau « Ne pas fumer », fume. Les autres employés et agents de sécurité le regardent fumer. On retrouve ces mêmes interdictions (un grand cercle rouge sur fond blanc barré d’une oblique rouge elle aussi, étreint une cigarette à l’agonie) dans les beaux espaces réservés aux toilettes (une pièce pour les hommes, une autre pour les femmes. Une propreté que salueraient des Suédois ou des Slovènes. Je gage que la durée de vie de celle-ci – la propreté – n’excèdera pas la fin de la prière de vendredi prochain). Non je ne dénigre pas. Regardez les lieux publics autour de vous.

Tous (chats, pelés, tondus, employés) s’amusent de rien. Ils sourient, blaguent. Un couple avec deux enfants est assis non loin. Ensemble ils occupent trois des 150 sièges tout neufs. Un jeune ado passe sous le tourniquet qui nous sépare du ponton, il se fait sermonner par un adulte qui porte d’imposantes lunettes noires type Ray-Ban avec sacoche en cuir marron en bandoulière délicatement posée sur une chemisette kaki. Est-ce un chef ? (chef de quoi ?) Un enfant s’amuse, inhale l’air qu’un adulte empoisonne. Un homme passe lui aussi par-delà la zone réservée au passagers. Il observe le Capitan Morgan maintenant arrimé devant nous, et peut être plus loin, la mer, la digue, ou son avenir. Il est habillé d’une chemise courte blanche avec des rayures minces parallèles, couleur or. Deux lignes ténues à gauche, deux à droite et d’un pantalon bleu-nuit impeccablement repassé. Lui aussi a des lunettes noires de type Ray-Ban et un sac en bandoulière. Noir, plus petit et bien usé. Il porte à ses lèvres une cigarette qu’il allume aussitôt. Je n’ai pas réussi à saisir la marque. Il rêve d’un monde autre, c’est sûr.

Autour de moi, sur les nombreux sièges métalliques, les nouveaux arrivés s’installent. Sur mon petit carnet à spirales rouge (il me suit partout celui-là, absolument partout, comme les 25 autres qui l’ont, année après année, précédé.) j’écris ce que je vois, entends, ressens. C’est une chose ordinaire avouez ! Eh bien, manifestement pas en Algérie. Ce n’est pas la première fois qu’alors que je suis plongé dans mon cahier, on vienne à m’apostropher, du simple citoyen qui n’a rien à faire de son temps au policier zélé, « vous écrivez ? » (parce que ce n’est pas évident ?) « vous êtes journaliste ? » (parce que j’écris ?) « vous êtes étranger ? » (et alors ?) A l’extérieur de l’enceinte d’embarquement, je suis adossé au grillage, le stylo entre le pouce et l’index droits, le cahier dans l’autre main. Je dois avoir l’air songeur, cela n’a pas raté. Un policier avance vers moi. Il est jeune, 35 ans environ, sourire aux lèvres, uniforme impeccable, avec un Talkie-Walkie en évidence avec ses bips et bruitages de fritures particuliers pour impressionner. Sa parole est posée et son interrogation précise « vous écrivez à propos de la navette ? », puis « vous écrivez vos impressions ? » puis enfin « vous êtes journaliste ? » Ma réponse négative le déçoit presque, « parce que si vous êtes journaliste, il vous faut une autorisation » etc. vous connaissez la musique j’en suis sûr. Puis la discussion s’enlise sur les travers de la société : l’éducation, la corruption, la politique… Ses interventions sont ponctuées de temps à autre par des références religieuses (le nouveau sésame de nombreux Algériens, Abou-Barkr Essediq étant en position privilégiée). Dans le Bled les gens qui n’ont que de bonnes intentions vous abreuvent de paroles censées vous honorer (ou vous enterrer), mais elles vous donnent envie de gerber, vous qui vous éreintez au pays de Hinault et d’Anquetil à avaler quotidiennement en VTT vingt bornes de bitumes pour freiner le temps : « ya si el haj, ya chikh, ya ammo. Non, pas le dernier, je trouve « ya ammo » hautement plus sympa. Faut pas exagérer.

Bref. Ce charmant homme de l’ordre, reviendra plus tard (car je suis très en avance et j’attendrai plus de deux heures à regarder, entendre, ressentir et écrire) avec des commentaires, cette fois déplacés comme « n’écrivez pas sur l’entreprise ». Je l’envoie aussi poliment que possible paître sur le plancher ferme des grasses vaches limousines. Lui dis que cela ne le regarde pas. Nous nous quittons toutefois sur une sincère et chaleureuse poignée de main sèche ou ferme. Je suis tombé sur un homme de bonne famille je vous le promets. « Avancez s’il vous plaît avec votre billet pour embarquer » lance un jeune employé portant un gilet fluorescent orange. Il est 13h 15, le trajet durera une heure. Sur le mien il est indiqué « Algérie-ferries- Carte d’Accès. Agence 9999. ISCHIAMAR III. Oran-Aïn El Türck. Carte d’embarquement 04/07/18 – 09 :45 :10 (il est en réalité au moment où je l’achète 13h 05)- N° Billet : 243, type : Adultes (suit un code barres sans numéro). Prix Billet : 250 DA. Billet voyagé ! Non remboursable Non échangeable. Bonne traversée…et… à bientôt ! »

Les amarres sont larguées et le Capitan Morgan s’élance pour une heure de traversée avec à son bord une trentaine de passagers manifestement heureux d’éviter sous un soleil de plomb (évidemment) l’horrible route de la corniche et ses embouteillages !

Cliquer ici pour les photos et vidéo

05 juillet 2018

Bloomsday

Bloomsday

Depuis plus de soixante ans, le 16 juin, les Dublinois, et plus largement
les Irlandais, fêtent le plus célèbre de leurs écrivains, James Joyce
(1882-1941), « le poète de la révélation », l’auteur de l’inénarrable
Ulysse (1922). Ce jour, on chante, on danse et lit des extraits du roman en
reproduisant l’itinéraire de Leopold Bloom un des principaux personnages
d’Ulysse. C’est le Bloomsday, le jour de Bloom.

Si tous les architectes ne peuvent construire La Sagrada familia ou la
Mosquée bleue d’Istanbul, tous les écrivains ne peuvent écrire ou réécrire
Ulysse. Dans le roman de James Joyce, les flux de conscience sont, d’une
certaine façon,  aussi importants que les cycles narratifs de la
cathédrale de Barcelone ou les coupoles et vitraux de la Sultan Ahmet Camii. Le tour de force de James Joyce (avec Edouard Dujardin le premier, et d’autres plus tard comme William Faulkner, Nathalie Sarraute…) est d’avoir osé et réussi à tordre le cou à l’esthétique et à la stylistique dominantes. Et tant pis si certains continuent encore de répéter – cela dure depuis 1922 – que l’auteur d’Ulysse est prétentieux, frimeur, un raté et pis.

L’Odyssée d’Homère relate le retour d’Ulysse chez lui à Ithaque après une
sorte de tour du monde des temps anciens, un périple qui le mena de la mer Égée aux mers du Levant et du couchant (la Méditerranée) et qui dura une vingtaine d’années. Dans Ulysse, Joyce narre les déambulations dans Dublin/Méditerranée de deux personnages (Leopold Bloom/Ulysse et Stephen Dedalus/Télémaque). Tous les événements se déroulent durant la seule journée du jeudi 16 juin 1904. Vingt-six à vingt-sept siècles séparent l’Ulysse chanté par Homère de la parodie de James Joyce. A propos de celle-ci, Valéry Larbaud écrivait en avril 1922 dans La NRF « C’est un véritable travail de mosaïque… une œuvre aussi vivante, aussi émouvante, aussi humaine. » 

La lecture du chef-d’œuvre de Joyce (Editions Gallimard/Folio, Paris 1999,
1135 pages), un livre « qui tient de l’encyclopédie et de la comédie
humaine » n’est pas de tout repos. L’auteur lui-même rédigea (6 septembre
1920) un guide de lecture nommé le « schéma Linati » à l’intention d’un de ses amis, Carlo Linati pour la compréhension de ce « roman total » qui dispose de nombreux niveaux de lectures. Le combat pour venir à bout du roman est homérique. Il faut s’accrocher au verbe de l’auteur comme on s’accroche au bastingage d’un bateau en pleine tempête des vents libérés de l’outre sur la mer, de Charybde où vivent les monstres à Scylla la terrible
aboyeuse et jusqu’aux « monts boisés de la terre des Phaiakiens ».

Le premier épisode (sur 18) s’ouvre sur deux hommes qui discutent en
contemplant la baie de Dublin, il est 8 heures du matin en ce 16 juin 1904,
dans le deuxième et troisième Stephen Dedalus (le double de Joyce) fait face aux interrogations de ses étudiants, avant de se retrouver sur une plage. Plus loin Bloom se rend à un enterrement, il croise Dedalus, va à la bibliothèque, au restaurant durant la même journée… Il ne se passe presque rien donc, « une créature de chair, parcourant sa petite journée », la vie quotidienne, tout ce qu’il y a de plus banal. L’important dans Ulysse est
ailleurs au-delà des déambulations et des rêveries. Il est dans l’architecture
du texte, dans le verbe et la lecture elle même de poupe à prou, malgré le
roulis et le tangage, pas dans le déroulé d’une histoire. Il n’y a pas
d’intrigue, pas de vérité à rechercher, pas de fin. Et – quitte à y revenir
plus tard – il ne faut surtout pas hésiter à se passer de chapitres entiers
(certains sont vraiment indigestes), si la crise de nerf pointe.

Après tout, le pavé de Joyce est, comme celui d’Homère, un long, très long
poème. Il peut se lire en commençant par le début, par Nausicaa et les
fantasmes de la vie rêvée de Gertie MacDowell ou par le dix-huitième et dernier épisode, celui du monologue de Molly/Pénélope, cela n’a pas d’importance.

En ce 16 juin jour de Bloom, les Dublinois (mais pas qu’eux) fêtent dans la
joie et la bonne humeur James Joyce leur héros, Bloom évidemment, et avec lui sa charmante et infidèle épouse dont ils liront des extraits du long monologue intérieur en se promenant eux-mêmes – si possible – à travers les rues et les parcs, en s’invitant dans les restaurants, les pubs et autres tavernes de la capitale celte (et ailleurs). Un monologue de quarante mille mots (79 pages) sans ponctuation qui restitue le flux de conscience de Molly Bloom/Pénélope, étendue sur son lit cherchant le sommeil qui ne vient pas : « … et le vieux château vieux de centaines de siècles oui et ces beaux Arabes tout en blanc avec des turbans qui sont comme des rois qui vous demandent de vous asseoir dans leur petite boutique de rien et Ronda et les vieilles fenêtres des posadas de deux yeux de feu derrière le treillage pour que son amoureux embrasse les barreaux et les cafés entrouverts la nuit et les castagnettes et la nuit que nous avons manqué le bateau à Algésiras le veilleur qui faisait sa ronde serein avec sa lanterne et Ô cet effrayant torrent tout au fond Ô et la mer la mer écarlate quelquefois comme du feu et les glorieux couchers de soleil et les figuiers dans les jardins de l’Alameda et toutes les ruelles bizarres et les maisons roses et bleues et jaunes et les roseraies et les jasmins et les géraniums et les cactus de Gibraltar quand j’étais jeune fille et une Fleur de la montagne oui quand j’ai mis la rose dans mes cheveux comme les filles Andalouses… »

Oui, un long poème, oui.

__________________

J’ai posté hier (Facebook) – à l’occasion du Bloomsday – un extrait du monologue de Molly Bloom accompagné d’une image en triptyque de Leopold Bloom, l’une et l’autre sont des personnages du gigantesque Ulysse de l’immense homme de Lettres James Joyce.

A cette occasion, j’ai adressé l’article ci-dessus à un Quotidien algérien qui n’a pas jugé utile de le publier.

06/2018

Cliquer ici pour les photos

____________________________

DOSSIER JOYCE:

°

http://leblogdeahmedhanifi.blogspot.com/2013/02/362-james-joyce-02-fev-1882-13-janv-1941.html

°

__________________________

Le Bloomsday

Le Bloomsday

Depuis plus de soixante ans, le 16 juin, les Dublinois, et plus largement les Irlandais, fêtent le plus célèbre de leurs écrivains, James Joyce (1882-1941), « le poète de la révélation », l’auteur de l’inénarrable Ulysse (1922). Ce jour, on chante, on danse et lit des extraits du roman en reproduisant l’itinéraire de Leopold Bloom un des principaux personnages d’Ulysse. C’est le Bloomsday, le jour de Bloom.

Si tous les architectes ne peuvent construire La Sagrada familia ou la Mosquée bleue d’Istanbul, tous les écrivains ne peuvent écrire ou réécrire Ulysse. Dans le roman de James Joyce, les flux de conscience sont, d’une certaine façon,  aussi importants que les cycles narratifs de la cathédrale de Barcelone ou les coupoles et vitraux de la Sultan Ahmet Camii. Le tour de force de James Joyce (avec Edouard Dujardin le premier, et d’autres plus tard comme William Faulkner, Nathalie Sarraute…) est d’avoir osé et réussi à tordre le cou à l’esthétique et à la stylistique dominantes. Et tant pis si certains continuent encore de répéter – cela dure depuis 1922 – que l’auteur d’Ulysse est prétentieux, frimeur, un raté et pis.

L’Odyssée d’Homère relate le retour d’Ulysse chez lui à Ithaque après une sorte de tour du monde des temps anciens, un périple qui le mena de la mer Egée aux mers du Levant et du couchant (la Méditerranée) et qui dura une vingtaine d’années. Dans Ulysse, Joyce narre les déambulations dans Dublin/Méditerranée de deux personnages (Leopold Bloom/Ulysse et Stephen Dedalus/Télémaque). Tous les événements se déroulent durant la seule journée du jeudi 16 juin 1904. Vingt-six à vingt-sept siècles séparent l’Ulysse chanté par Homère de la parodie de James Joyce. A propos de celle-ci, Valéry Larbaud écrivait en avril 1922 dans La NRF « C’est un véritable travail de mosaïque… une œuvre aussi vivante, aussi émouvante, aussi humaine. » 

La lecture du chef-d’œuvre de Joyce (Editions Gallimard/Folio, Paris 1999, 1135 pages), un livre « qui tient de l’encyclopédie et de la comédie humaine » n’est pas de tout repos. L’auteur lui-même rédigea (6 septembre 1920) un guide de lecture nommé le « schéma Linati » à l’intention d’un de ses amis, Carlo Linati pour la compréhension de ce « roman total » qui dispose de nombreux niveaux de lectures. Le combat pour venir à bout du roman est homérique. Il faut s’accrocher au verbe de l’auteur comme on s’accroche au bastingage d’un bateau en pleine tempête des vents libérés de l’outre sur la mer, de Charybde où vivent les monstres à Scylla la terrible aboyeuse et jusqu’aux « monts boisés de la terre des Phaiakiens ».

Le premier épisode (sur 18) s’ouvre sur deux hommes qui discutent en contemplant la baie de Dublin, il est 8 heures du matin en ce 16 juin 1904, dans le deuxième et troisième Stephen Dedalus (le double de Joyce) fait face aux interrogations de ses étudiants, avant de se retrouver sur une plage. Plus loin Bloom se rend à un enterrement, il croise Dedalus, va à la bibliothèque, au restaurant durant la même journée… Il ne se passe presque rien donc, « une créature de chair, parcourant sa petite journée », la vie quotidienne, tout ce qu’il y a de plus banal. L’important dans Ulysse est ailleurs au-delà des déambulations et des rêveries. Il est dans l’architecture du texte, dans le verbe et la lecture elle même de poupe à prou, malgré le roulis et le tangage, pas dans le déroulé d’une histoire. Il n’y a pas d’intrigue, pas de vérité à rechercher, pas de fin. Et – quitte à y revenir plus tard – il ne faut surtout pas hésiter à se passer de chapitres entiers (certains sont vraiment indigestes), si la crise de nerf pointe.

Après tout, le pavé de Joyce est, comme celui d’Homère, un long, très long poème. Il peut se lire en commençant par le début, par Nausicaa et les fantasmes de la vie rêvée de Gertie MacDowell ou par le dix-huitième et dernier épisode, celui du monologue de Molly/Pénélope, cela n’a pas d’importance.

En ce 16 juin jour de Bloom, les Dublinois (mais pas qu’eux) fêtent dans la joie et la bonne humeur James Joyce leur héros, Bloom évidemment, et avec lui sa charmante et infidèle épouse dont ils liront des extraits du long monologue intérieur en se promenant eux-mêmes – si possible – à travers les rues et les parcs, en s’invitant dans les restaurants, les pubs et autres tavernes de la capitale celte (et ailleurs). Un monologue de quarante mille mots (79 pages) sans ponctuation qui restitue le flux de conscience de Molly Bloom/Pénélope, étendue sur son lit cherchant le sommeil qui ne vient pas : « … et le vieux château vieux de centaines de siècles oui et ces beaux Arabes tout en blanc avec des turbans qui sont comme des rois qui vous demandent de vous asseoir dans leur petite boutique de rien et Ronda et les vieilles fenêtres des posadas de deux yeux de feu derrière le treillage pour que son amoureux embrasse les barreaux et les cafés entrouverts la nuit et les castagnettes et la nuit que nous avons manqué le bateau à Algésiras le veilleur qui faisait sa ronde serein avec sa lanterne et Ô cet effrayant torrent tout au fond Ô et la mer la mer écarlate quelquefois comme du feu et les glorieux couchers de soleil et les figuiers dans les jardins de l’Alameda et toutes les ruelles bizarres et les maisons roses et bleues et jaunes et les roseraies et les jasmins et les géraniums et les cactus de Gibraltar quand j’étais jeune fille et une Fleur de la montagne oui quand j’ai mis la rose dans mes cheveux comme les filles Andalouses… »

Oui, un long poème, oui.

__________________

J’ai posté hier (Facebook) – à l’occasion du Bloomsday – un extrait du monologue de Molly Bloom accompagné d’une image en triptyque de Leopold Bloom, l’une et l’autre sont des personnages du gigantesque Ulysse de l’immense homme de Lettres James Joyce.

A cette occasion, j’ai adressé l’article ci-dessus à un Quotidien algérien qui n’a pas jugé utile de le publier.

06/2018

Trier, ranger, jeter…

Je suis rentré au Bled, voilà maintenant une quinzaine de jours, alors que pointait Ramadan. J’y suis venu pour diverses raisons. Rentré provisoirement, cela va sans dire. Pour satisfaire à l’une de celles-ci, il me fallait libérer de l’espace dans ma maison. Faire le tri. C’est-à-dire faire des choix. Et ceux-ci sont parfois douloureux. Il en va ainsi des livres, des journaux…  Il est parfois difficile de décider « ça je garde », « ça non ». Car il se crée une sorte de lien entre l’objet et soi, ici des livres, des journaux… ils nous racontent des bribes de vie de notre propre histoire, de celles du pays, de la famille…Trier, ranger, jeter…

Comme je l’ai écrit dans un précédent post, je me suis séparé de centaines de journaux d’une période très riche dont le spectre s’étale de 1987 (mon dernier retour  « définitif » de France) à 1994 (mon dernier départ « définitif » d’Algérie). Sept années relatées dans ces journaux. Sept années, autant qu’une guerre, sept années d’écrits divers, parfois intelligents, courageux, mais parfois nauséeux comme certains articles (téléguidés ou même assumés) comme ceux de l’Hebdo libéré (une tâche noire indélébile dans la presse algérienne, nous le nommions « L’Hebdo de la haine libérée »), comme ceux de Le Matin ou Le Soir… pour n’évoquer que les francophones. Je n’ai jamais acheté ou lu un journal arabophone. De ce côté je frise hélas l’illettrisme. 
J’ai offert les journaux au CPMDH (Centre de recherche pour la Préservation de la Mémoire et l’étude des Droits de l’Homme, à Oran). Ils y sont entre de bonnes mains.

Je me suis également séparé de nombreux journaux partisans. Vogue la galère, il y en avait pour tous les goûts, jusqu’aux plus détestables. De Saout Echaab au Mounqid en passant par El Haq, l’Avenir, Révolution Africaine,  et Libre Algérie ou FFS-Info. Avant de m’en séparer (j’en ai gardé toutefois quelques-uns, la difficulté du tri disais-je) j’ai lu, parfois des articles entiers et ce qui devait ne prendre que deux jours m’immobilisa plus d’une semaine. Je fus durant tout ce temps complètement submergé par l’effervescence et la tourmente de ces années-là. Nous vivions dans un ancien monde.

Il en fut pareil pour les livres. Heureusement, le nombre des livres cédés est moins important que celui que je garde. Parmi ces derniers je cite :

– Tupamaros Berlin-Ouest (Bommi Braumann)

– Histoire de la révolution russe, tomes 1 et 2 (Léon Trotsky)

– Les enfants du nouveau monde (Assia Djebar)

– La cuisinière et le mangeur d’hommes (André Glucksman)

– La libération intellectuelle en URSS et la coexistence (Andrei Sakharov)

– Mujères de Nicaragua (Paz Espejo)

– De la Chine (Maria-Antonietta Macciocchi)…

Les deux derniers auteurs (Paz et Macciocchi) furent de mes enseignants à l’université. Les précédents (Glucksman, Sakharov) ainsi que Alexandre Soljénitsyne avec les formidables pavés qui forment L’Archipel du Goulag, furent (avec plus tard nombre de journalistes de Libération) parmi ceux qui m’éveillèrent à la réalité du monde très clos, celui du socialisme réel en Union soviétique. Je tournai alors définitivement la page de l’URSS (ouverte quelques années plus tôt) et de son dogme. Ce monde concentrationnaire et cruel n’était pas du tout celui auquel j’aspirais. Il nous a été jeté au visage par ceux qu’on appelait les dissidents (Elena Bonner, et Andrei Sakharov, Vladimir Boukovski, Alexandre Ginsburg, Alexandre Zinoviev, Léonid Plioutch, Alexandre Soljénitsyne évidemment et beaucoup d’autres.) Lorsque certains d’entre eux passaient à Paris, nous allions les écouter. J’habitais dans le 17° et m’apprétais à rejoindre Vincennes (cf.annonce Libération)

 J’ai donc viré ma cuti, non sans faire la nécessaire distinction entre les cocos (les Stals quoi) et les trotskos (mes amis). Oui mais, disent les mauvaises langues, Soljénitsyne c’est un réactionnaire, un bourgeois pourri etc. Très bien. Soljénitsyne est un bourge, pourri, salaud, tout ce que l’on veut… mais ce qu’il raconte il l’a bien vécu, comme l’ont vécu dans leur chair des millions de citoyens de l’Archipel communiste. Rares sont ceux qui continuent de nier l’évidence aujourd’hui. Le Goulag, la Guepeou, La Kolyma, La Sibérie, sont des mots qui glacent l’Homme. La torture, érigée en système, fut un des instruments de contrôle de dizaines de millions de personnes, un instrument de mort, pire, de disparition.

J’ouvre maintenant l’Archipel (C. me l’avait offert pour mon 28° anniversaire, il y a plusieurs décennies de cela). Ses pages ont perdu de leur splendeur blanche, elles aussi marquées par le temps qui passe.

« Alors que dans tout Leningrad personne ne se lavait plus et que les visages étaient recouverts d’une couche noirâtre, les prisonniers de la Grande Maison prenaient une douche chaude tous les dix jours. Certes, on ne chauffait que les couloirs, pour les gardiens, et non les cellules, mais chaque cellule avait l’eau courante et des cabinets : où aurait-on encore pu trouver  l’équivalent à Leningrad ? Quant à la ration de pain, elle était de cent vingt-cinq grammes, comme à l’extérieur, et, de plus, on avait droit, une fois par jour à un bouillon de viande de chevaux abattus ! et à une bouillie liquide !

Voilà une vie de chien enviée par le chat ! et que faites-vous du cachot ? et de la peine suprême ? Non, cela n’explique pas l’amour.

Cela ne l’explique pas…

Asseyez-vous, fermez les yeux, passez-les toutes en revue. Combien de cellules avez-vous « fait » durant votre peine ? vous avez même du mal à les compter, et dans chacune d’elles, il y avait des hommes, des hommes… dans l’une, ils étaient deux ; dans telle autre, cinquante. Dans les unes vous n’avez fait qu’entrer et sortir, en d’autres vous avez séjourné tout un long été.

Mais, entre toutes, vous mettez toujours à part votre première cellule, là où vous avez rencontré vos semblables, voués au même sort que vous. Et il n’est rien – si ce n’est, peut-être, votre premier amour – que vous vous rappellerez, toute votre vie durant, avec autant d’émotion. Et ces hommes qui partagèrent avec vous le sol et l’air de ce cube de pierre, en ces jours où vous étiez entrain de revoir votre vie de fond en comble, vous vous souviendrez d’eux, un jour encore, comme des membres de votre famille.

D’ailleurs, en ces jours-là, eux et eux seuls, étaient votre famille.

Ce que vous avez vécu dans votre première cellule d’instruction n’a son équivalent ni dans votre vie d’AVANT ni dans votre vie d’APRES. Peu importe que les prisons aient existé avant vous pendant des millénaires et qu’elles existent encore, tant d’années après vous (on aimerait se dire : un peu moins…), il est une cellule unique et incomparable, celle où vous avez vécu votre instruction.

Peut-être était-elle atroce pour un être humain. Taule infestée de poux et de punaises, sans fenêtre ni aération, sans châlits, avec un sol malpropre, la sorte de boite qui s’appelle KPZ, attenant à un soviet rural, à un poste de milice, à une petite gare ou installée dans un port (KPZ /DPZ : « cellules (maisons) de détention préventive ». Non pas l’endroit où l’on purge sa peine, mais celui où l’on est enfermé durant l’instruction.)

(Les KPZ et les DPZ, ce sont elles qui sont le plus répandues sur la face de notre terre, c’est là que se trouve la masse.) « cellule individuelle » de la prison d’Arkhanguelsk aux vitres enduites de minium pour que la lumière mutilée du Bon Dieu n’y entre que pourpre, et que brûle éternellement au plafond une ampoule de quinze watts ; ou bien « cellule individuelle » à Tchoïbalsan où vous êtes restés pendant des mois à quatorze sur six mètres carrés, serrés les uns contre les autres, dépliant une jambe pour replier l’autre tous ensemble au commandement. Ou bien encore l’une des cellules « psychiatriques » de la prison de Léfortovo, comme la 111 : peinte en noir avec, là aussi, une ampoule de vingt-cinq watts brûlant vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et, pour le reste, conforme à n’importe quelle autre cellule de Léfortovo : sol asphalté, manette du chauffage dans le couloir, à la disposition du gardien, et, surtout, grondement déchirant qui se prolonge durant des heures (il provenait de la soufflerie de l’Institut central d’aérodynamique et d’hydrodynamique qui se trouve à côté ; mais on n’arrive pas à croire que ce ne soit pas fait exprès), grondement telle qu’une gamelle et un quart glissent de la table sous l’effet des vibrations, qu’il est inutile d’essayer de parler, mais que l’on peut chanter à tue-tête sans que le gardien entende ; et quand ce grondement s’arrête, une béatitude vous envahit, supérieure à la liberté.

Cependant, ce n’est bien sûr pas ce sol dégoûtant ni ces murs sombres, ni l’odeur de la tinette que vous avez pris en affection, mais ces hommes avec qui vous vous retourniez au même commandement ; quelque chose qui battait  entre vos âmes ; leurs paroles parfois étonnantes et les pensées fluides et si libres qui naquirent en vous, justement là, et auxquelles récemment encore vous n’auriez pu vous hisser, vous élever.

Ce qu’il vous en a coûté de forcer l’entrée de cette première cellule ! On vous tenait enfermé dans une fosse, dans un box ou dans une cave. Aucune parole humaine, aucun regard humain, on ne faisait que vous arracher à coups de bec – de bec de fer – des morceaux de votre cerveau et de votre cœur ; vous criiez, vous gémissiez, ils riaient.

Pendant une semaine ou un mois, vous avez été complètement isolé au milieu d’ennemis et déjà la raison commençait à vous abandonner, déjà vous renonciez à la vie, déjà vous vous laissiez tomber du radiateur de telle sorte que votre tête allât s’écraser contre le cône de fonte du tuyau d’écoulement (Alexandre D.) : mais, soudain, voilà que vous êtes vivant, voilà qu’on vous conduit jusqu’à vos amis. La raison vous est revenue.

C’est cela, la première cellule !

Vous l’attendiez, cette cellule, vous en rêviez presque comme on rêve de sa libération, tandis qu’on vous sortait d’une fente de souris pour vous jeter dans un trou de rat, de Léfortovo pour vous envoyer dans une de ces prisons diaboliques et légendaires comme la Soukhanovka. »

J’ai relu d’autres pages toutes aussi noires de cette réalité soviétique et je pense à ce pays où je me trouve, le mien, qui n’a pas encore regardé dans les yeux et sans fard son passé, toutes ces décennies d’après indépendance pour en faire émerger non les mémoires (elles foisonnent et se télescopent), mais l’histoire.

Je suis rentré au Bled alors que pointait Ramadan. Les journées ne se bousculent pas et on s’ennuie. On attend impatiemment que la nuit tombe et que la vie se pointe pour quelques heures. Nous avons à ce jour vaincu dix-huit jours et vécu dix-huit nuits. Je continue tant bien que mal de trier, ranger, hésiter, jeter, garder, choisir.

Il est six heures du matin, je vais aller me coucher.

——-

10 décembre, Marcher de DYLAN à MELENCHON

10 décembre, Marcher de DYLAN à MELENCHON

Le samedi n’est pas un jour tout à fait comme les autres ici. Du moins dans notre petite ville du sud et comme dans de nombreuses autres villes ou villages. Ce jour est particulier, car c’est LE jour (sur 365) décrété par l’ONU « journée internationale des droits de l’homme »… (10.12.48) et du prix Nobel. Et c’est aussi un jour de marcher et un jour pour marché (ou l’inverse). Au pas de charge. Passer devant la gare, la poste ouverte jusqu’à midi trente, l’église St-Louis (103 ans), monter la grande avenue du ‘Grand homme’ qui traverse la ville du sud au nord, emmitouflé dans une parka d’automne, car Noël arrive (autant de Noël que d’enfants qui y croient) et avec lui le mauvais temps, l’espoir et plein de résolutions à prendre (« arrêter de fumer dès le 1° du mois » par exemple ou bien « arrêter d’écrire n’importe quoi sur Facebook ») à préparer dès aujourd’hui. Marcher vers le nord et s’il se trouve un Tabac-PMU ou un Tabac-Loto y entrer pour mettre des croix au hasard (qui sait ?) : 10.12.16… sur une grille. Marcher donc jusqu’au grand marché du quartier nord. Oui, nous aussi nous avons notre quartier nord. Entendez ‘‘nord’’ comme un des points cardinaux c’est tout. Il ne s’y passe rien de bien méchant dans notre « quartier nord ». Arrivé au marché ralentir la cadence, faire comme tout le monde, traîner, regarder, demander le prix des boites de thé vert chinois de 500 gr « Camel, China green tea » (2€50) ou « 777 » (4€00) ou « Aguelid, le roi du thé », « cinq cinquante monsieur », prendre trois bottes de menthe (0€50X3), sourire au vendeur, mais répéter entre vos dents « c’est cher ». Continuer votre marche et tomber sur des gars que vous trouvez tout de suite sympathiques. Vous entamez, ou plutôt ils entament la discussion, et vous les trouvez encore plus sympathiques… Ils sourient (comme vous), vous tendent un prospectus que vous refusez en souriant toujours « je suis convaincu vous savez, gardez-le pour une autre personne ». Ils insistent, alors vous le prenez le prospectus. La discussion est chaleureuse, et la conviction brûlante. Vous les saluez et quittez le marché pour marcher encore, mais plus vite. Retrouver la cadence initiale. Marcher, marcher, marcher… pour faire plaisir au docteur, très catégorique « à votre âge monsieur A., vous devez marcher au moins 45 minutes par jour ». Vous êtes content de savoir que votre médecin sera plus content que vous d’apprendre (car vous lui raconterez tout n’est-ce pas) que vous marchez ainsi tous les jours 45’ et plus encore le samedi lorsque vous traversez la ville du sud au nord avant de rentrer chez vous prendre un apéritif bien mérité, écouter une bonne chanson

 « How many roads must a man walk down, Before you call him a man ? (tiens, tiens, ira-t-il chercher son chèque ? c’est aujourd’hui à Stockholm normalement. Il rigole peut-être sous sa barbe le vieux troubadour dans l’un de ses ranchs californiens. Il les entend tous « Le camouflet de Dylan »… mais lui n’en a que fichtre) ou lire quelques pages flottantes de Duras ou bien encore – comme c’est le cas aujourd’hui – vous plonger dans le réel, loin de Dylan, dans le prospectus de l’équipe de La France Insoumise (FI ou Phi). Écoutez-la cette belle équipe…

———

« Sans être forcément  d’accord sur tous les sujets, je crois que nous réagissons de la même façon : on ne peut vivre heureux au milieu d’une marée montante de misère ou de gêne. On ne peut vivre content quand des ouvriers qui défendent leur emploi sont condamnés à de la prison ferme. Surtout quand de puissants personnages restent impunis. (… ) »

De la manif « anti-loi-travail » au Café Barbès

De la manif « anti-loi-travail » au Café Barbès

Dans la rame de métro les gens sont silencieux occupés pour nombre d’entre eux à leur Smartphone, à leurs jeux, ou à écouter de la musique ou autre chose. Un homme, la cinquantaine, passe d’un bout à l’autre, « je ne refuse pas une pièce, un ticket de métro ou de restau, ou un sourire… ». Nous arrivons à la station Denfert Rochereau à 13 heures 40 pour participer à la manifestation « contre la Loi-Travail ». Le temps n’est pas particulièrement froid. Il n’est pas pour autant chaud. Peut-être 17°. Le ciel bleu n’est pas entièrement couvert. Quelques gros cumulus aux formes potagères, n’impressionnent que quelques-uns. Ils laissent s’exprimer un soleil timide. Ce que l’on voit dès la dernière marche du métro franchie, ce sont les étals des marchands de Merguez et autres sandwiches. Tout autour de la place du lion de Belfort d’innombrables cars de police, des véhicules de transmission télé, des camions CGT. La boutique de fleurs à l’angle du boulevard Raspail est bien achalandée (et jusqu’aux trois-quarts du large trottoir), mais bien vide de clients. De la place à la rue du faubourg Saint- Jacques on compte un petit millier de manifestants, mais il est bien tôt. A partir de 14 heures 30 les foules affluent sans discontinuer. Maintenant le soleil se fraie franchement des passages importants à travers les choux-fleurs de nuages. Il fait bon. Les très nombreux cars de police sont en fait stationnés sur chacun des boulevards ou avenues donnant sur la place Denfert. Le Café Daguerre, le Café du rendez-vous, l’Indiana et le Mac Do font plein service. Une bourgeoise, la cinquantaine, – est-ce une rose socialo ? – passe au travers un groupe de manifestants et glousse à son compagnon « quelqu’un m’a poussée, j’ai mis mon sac par devant, je n’ai pas envie de m’énerver… » L’autre lui répond « c’est d’un fourre-tout, tous ces gens ! » et ils traversent rapidement l’avenue pour rejoindre le rue Daguerre. Des travailleurs ma bonne dame que ces gens, et pas que.

Sur l’avenue de l’observatoire et jusqu’à la place Denfert les plaques de signalisation automobile ne servent à rien. Hormis quelques cyclistes les voies sont complètement désertes et les piétons heureux. A 15 heure 05, à l’angle de l’avenue des Gobelins ce sont des milliers de manifestants qui marchent et scandent, presque heureux d’être là, d’être ensemble. Il y eut tout à l’heure un incident vite étouffé entre un petit groupe de manifestants et un policier. Un petit rien. Un cordon d’une vingtaine de policiers, casqués et boucliers en avant encadre le groupe NPA. Deux minutes s’écoulent lorsqu’une autre brigade s’immobilise devant nous. Toujours à l’angle des Gobelins : au dos ont lit 1B, 3C, 4B, 2A… Ne s’agit-il pas plutôt de policiers de plusieurs brigades (A, B, C…) ? Les slogans sont continus, cette fois sur l’air d’un petit navire « Il était un petit GattaZe, qui n’avait ja-ja jamais travaillé, oyé… » Les groupes de policiers avancent (toujours discrètement) avec les manifestants.

Au 43 du boulevard Saint-Marcel, nous voilà en tête du cortège. Sur le trottoir, un jeune vend des livres radicaux. Devant un cordon de policier, à l’angle de la rue des Fossés Saint-Marcel un vieux monsieur s’adresse aux plus proches des policiers « j’ai 72 ans, droit dans les yeux, la loi El-Khomri c’est une régression ! » Ce n’est pas la tête du cortège, mais la tête de la plus imposante partie du cortège. Nuance. 500 mètres an aval, à hauteur du métro aérien, un groupe marche, est-ce celui de la CGT ou de LO ? Ce sont bien les deux organisations (séparées par un espace aussi). Un autre groupe, celui du Front de gauche-PCF, est glissé entre la CGT et LO. Un drone sous les nuages semble filmer, sinon que fait-il au-dessus de nous. Le pont d’Austerlitz est lui aussi libéré de toute circulation automobile – hormis celle des cars de CRS et des motos AFP. Un gigantesque slogan écrit à la peinture sang et en lettres majuscules, haut de deux mètres et large de 40, clame sur la berge du fleuve : « LA NUIT DEBOUT PLUTOT QUE LE JOUR A GENOUX ».

16 heures 10. Dans le café de Lyon, à l’angle de la rue de Lyon et de Ledru Rollin, nous prenons des cafés légers « non je n’ai plus de déca » nous dit le barman. Deux policiers lui demandent « on peut utiliser vos toilettes ? » L’employé répond sans les regarder « c’est en bas ». Un groupe de policiers vient s’immobiliser juste devant la devanture du café-tabac. Le barman refuse les nouveaux clients « c’est fermé, c’est fermé ». Nous sortons. Un hélicoptère tournoie au-dessus des manifestants. Nous ne sommes plus loin de la Place de la Nation, entre deux à trois cents mètres, et toute cette dernière partie est encore quasiment vide de monde. Au cinéma MK2 Nation « Les Malheurs de Sophie », « Le Livre de la jungle », « Adopte un veuf » sont à l’affiche. L’hélico est plus bas et de plus en plus assourdissant.

17 heures 10, la place, côté sud, se remplit peu à peu de manifestants. Ce sont essentiellement des jeunes (200 environ), le visage camouflé. Des gaz lacrymogènes sont lancés non loin. Aussitôt nos yeux se mettent à picoter et les frotter ne sert à rien. Nous nous éloignons autant que faire se peut (nous sommes chassés par les gaz). Nous nous refugions de l’autre côté, sous un abribus de l’avenue du Trône. Et cet hélico à quelques mètres au-dessus de la République triomphante et son char aux lions. L’atmosphère monte en degrés. « Ca chauffe » dit quelqu’un, « des casseurs » dit un autre. A 18 heures la place et les alentours sont noirs de monde. Il n’y a plus de gaz, ni de bombes fumigènes. Le char « Solidarité sud santé arrive, suivi d’autres, du même syndicat. « Camarades ! nous étions soixante mille dans les rues de Paris cet après-midi ! » lance un cégétiste dans le mégaphone. Nous avons l’impression qu’il est loin du compte. Ne sommes-nous pas plus que cela, « ça fait quatre heures qu’on marche ! »

Vers 18 heures 15, nous prenons le cortège à rebrousse-poil. Au bas de l’avenue Diderot une dizaine de véhicules de « Propreté de Paris » s’activent. Au 56 des hommes de « ADA location de voitures de tourisme » s’attellent à démonter l’imposant contreplaqué qu’ils avaient posé pour abriter des manifestants leur bien ou celui de leur patron. Nous prenons à droite l’avenue Daumesnil. Les conducteurs du bus 65 semblent en grève eux aussi. Il n’y a point de 65, mais des 91 et des 20 oui. Nous prenons le métro à Bastille et sur suggestion de l’un d’entre nous, empruntons la ligne 5 direction Bobigny, avec changement à Gare du Nord. Descendons à Barbès. L’idée n’est pas si mauvaise.

Juste en face de la bouche de métro, à l’angle des boulevard Barbès et La Chapelle, nous pénétrons dans ce qui fut le temple de l’habillement et bien avant ce qui fut le célèbre bar « Le Rousseau ». C’est aujourd’hui un haut lieu Bo-bo « Le Café Barbès – bar, restaurant, dancing ». Cela nous change. Des manifs et des manifestations les habitués s’amusent. Ils trinquent en se peignant de la main ou en se tortillant comme il se doit avec larges sourires et tutti-quanti. Mais il nous faut reconnaître que c’est un endroit agréable. Un peu cher (évidemment), mais charmant. Nous sommes trois avec El-H et M. La brasserie est sens dessus-dessous. « C’est ainsi tous les soirs » me dit l’un des amis. Brouhaha… Un monde fou. Et la jeune et belle serveuse est très sympathique. Sympathique, mais débordée avec sourire toujours. Nous avons attendu 6 à 8 minutes. Sourires encore. « Ah ! » fait El-H lorsqu’elle s’occupe enfin de nous. « Un Bordeaux château Guillot ? » Oui, oui moi aussi, trois fois oui (5,50 € les 15 cl). A droite comme à gauche c’est flûte de champagne et seau de glaces. Nous relevons la présence d’une animatrice de télé (LCP), d’un baroudeur télé idem, et aussi de ce célèbre haut-couturier au maillot de corps marin qu’il porte devant les caméras. Pas aujourd’hui. Il est entouré de trois couples très classe (encore évidemment). Un verre, deux, puis métro dodo.

Paris, 29 avril 2016

Cliquer ici pour les photos…

—————–

Fin mars 2016 à Oran

Récemment je m’étais rendu en Algérie pour animer des ateliers d’écriture. Le jeudi 31 mars je devais prendre l’avion du retour pour Marseille, mais je n’ai pas pu. « Grève générale en France » nous dit l’employé d’Air Algérie de l’aéroport d’Oran-Ben-Bella. Je le savais depuis plusieurs semaines, mais voyez-vous, le temps qui vous voit avancer dans la vie, peut parfois tisser de sympathiques ruses, des reginglettes sur-mesure, appropriées à l’homme perdu que vous êtes. Juste pour s’amuser de vous, pour vous narguer… Je le savais bien avant de me rendre en Algérie qu’il y aurait grève « le 31 », mais bon…

Ce jeudi 31 mars, donc, je n’ai pas pu prendre l’avion pour Marseille, et par conséquent pas pu participer au rassemblement contre « La ‘loi travail’ d’El-Khomri ». Le vendredi est une journée partiellement morte au bled, et pourtant mes amis (le toubib comme l’affairiste naïf) étaient ce jour-là fort occupés. Alors je me suis résolu à faire une virée sur la côte. Ce que je n’avais pu encore faire jusqu’à ce jour. Faire une virée, seul. J’ai choisi la côte est. Jusqu’à Belgaïd ce ne sont que constructions, les unes sur les autres. Le béton se conjugue à tous les temps, à toutes les formes : villas, immeubles, commerces. Aucune harmonie. Aucun arbre. Pitié et prières. Sur les routes, à chacun son propre code, et que Dieu reconnaisse les siens. Les policiers chargés de la circulation se racontent des histoires de policiers chargés de la circulation qui se racontent des histoires qui tournent en rond. « Il faut réagir à cette hécatombe et trouver les solutions adéquates car la route en Algérie est l’une des plus meurtrières au monde » (Liberté 30 juillet 2013)

La solitude (contrairement à ce que l’on pense) à ceci de bon qu’elle vous rapproche – si vous vous donnez la peine de la disponibilité – de ce que profondément vous êtes, de ce que profondément vous ressentez, aimez… La solitude peut vous délivrer de l’artifice et vous ouvrir à la vie, la vraie.

C’est dans cette disposition-là, dans cet état d’esprit que j’étais ce vendredi lorsque je suis arrivé sur la grande baie de Aïn Franin… à une dizaine de kilomètres à l’est du centre d’Oran. Un joyau naturel, qui échappe encore (et pour pas longtemps hélas) à la main terrible de l’homme. Hormis quelques légers aménagements, les lieux sont tels que je les ai découverts et fréquentés souvent depuis 1967. Je vous laisse admirer les photos et vidéo.

« À certaines heures, la campagne est noire de soleil. Les yeux tentent vainement de saisir autre chose que des gouttes de lumière et de couleurs qui tremblent au bord des cils. L’odeur volumineuse des plantes aromatiques racle la gorge et suffoque dans la chaleur énorme. À peine, au fond du paysage, puis-je voir la masse noire du Chenoua qui prend racine dans les collines autour du village, et s’ébranle d’un rythme sûr et pesant pour aller s’accroupir dans la mer. » (Albert Camus, Noces à Tipasa). Je ne m’en lasserai jamais. Remplacer Tipasa par Aïn Franin (sans les ruines) et le mont Chenoua par la Montagne des lions.

Le lendemain, samedi 2 avril, je suis rentré à Marseille. Le 4 avril je notais cet extrait de Politis pointant la « naissance d’un mouvement inédit », et ajoutais en clin d’œil familial – mais cela ne vous concerne point : « (Lina aussi !) ». Le mouvement en était à sa 4° nuit consécutive à débattre sur la place de la République, alors que Lina n’avait que quelques heures. Quelques jours plus tard je m’incrustais dans la manif contre la loi travail « Tous ensemble, tous ensemble, etc… », sur les boulevards Garibaldi et Lieutaud. Plus tard, en aval des Réformés, je remonterais la belle rue Curiol fleurie par ses habitants rejoindre sur le Cours Julien, le début d’un rassemblement pour une nouvelle « nuit debout », et où m’attend mon ami O.M., un verre à la main. La semaine prochaine je me rendrai au MUCEM.

A.H

Mardi 12 avril 2016

Le msemen retrouvé

Un ami me proposa de lire un texte en me mettant au défi d’en découvrir l’auteur. Lorsqu’après lecture je lui avouai mon échec, il me livra cette piste : « le nom de cet auteur se dissimule dans le mien ! s’exclama-t-il, quant au texte, il ne m’appartient pas, mais je l’ai en quelque sorte parsemé d’éléments de ma propre histoire ».

Voici ce texte :

« Un jour d’été, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j’avais chaud, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de lben*. Je refusai d’abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher quelques petites crêpes rectangulaires et feuilletées appelées msemen* qui semblent avoir été saupoudrées de rouille. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du lben où j’avais laissé s’amollir un morceau de msemen. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes de la crêpe toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse : ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D’où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu’elle était liée au goût du lben et de la crêpe, mais qu’elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D’où venait-elle ? Que signifiait-elle ? Où l’appréhender ? Je bois une seconde gorgée de lben où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m’apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m’arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n’est pas en lui, mais en moi. Il l’y a éveillée, mais ne la connaît pas, et ne peut que répéter indéfiniment, avec de moins en moins de force, ce même témoignage que je ne sais pas interpréter et que je veux au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact, à ma disposition, tout à l’heure, pour un éclaircissement décisif. Je pose le pot métallique et me tourne vers mon esprit. C’est à lui de trouver la vérité. Mais comment ? Grave incertitude, toutes les fois que l’esprit se sent dépassé par lui-même ; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher ? pas seulement : créer. Il est en face de quelque chose qui n’est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière.

Et je recommence à me demander quel pouvait être cet état inconnu, qui n’apportait aucune preuve logique, mais l’évidence, de sa félicité, de sa réalité devant laquelle les autres s’évanouissaient. Je veux essayer de le faire réapparaître. Je rétrograde par la pensée au moment où je pris la première gorgée de lben. Je retrouve le même état, sans une clarté nouvelle. Je demande à mon esprit un effort de plus, de ramener encore une fois la sensation qui s’enfuit. Et, pour que rien ne brise l’élan dont il va tâcher de la ressaisir, j’écarte tout obstacle, toute idée étrangère, j’abrite mes oreilles et mon attention contre les bruits de la pièce voisine. Mais sentant mon esprit qui se fatigue sans réussir, je le force au contraire à prendre cette distraction que je lui refusais, à penser à autre chose, à se refaire avant une tentative suprême. Puis une deuxième fois, je fais le vide devant lui, je remets en face de lui la saveur encore récente de cette première gorgée et je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s’élever, quelque chose qu’on aurait désancré, à une grande profondeur ; je ne sais ce que c’est, mais cela monte lentement; j’éprouve la résistance et j’entends la rumeur des distances traversées.

Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit être l’image, le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente de la suivre jusqu’à moi. Mais il se débat trop loin, trop confusément ; à peine si je perçois le reflet neutre où se confond l’insaisissable tourbillon des couleurs remuées ; mais je ne peux distinguer la forme, lui demander comme au seul interprète possible, de me traduire le témoignage de sa contemporaine, de son inséparable compagne, la saveur, lui demander de m’apprendre de quelle circonstance particulière, de quelle époque du passé il s’agit.

Arrivera-t-il jusqu’à la surface de ma claire conscience, ce souvenir, l’instant ancien que l’attraction d’un instant identique est venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever tout au fond de moi ? Je ne sais. Maintenant je ne sens plus rien, il est arrêté, redescendu peut-être ; qui sait s’il remontera jamais de sa nuit ? Dix fois il me faut recommencer, me pencher vers lui. Et chaque fois la lâcheté qui nous détourne de toute tâche difficile, de toute œuvre importante, m’a conseillé de laisser cela, de boire mon lben en pensant simplement à mes ennuis d’aujourd’hui, à mes désirs de demain qui se laissent remâcher sans peine.

Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût, c’était celui du petit morceau de msemen que le vendredi matin à Tadjena (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l’heure de la prière de la joumouâ*), quand j’allais lui dire bonjour dans sa kheima*, ma grand-mère Nanna m’offrait après l’avoir trempé dans le lben ou le raïb* frais. La vue de la petite part de msemen ne m’avait rien rappelé avant que je n’y eusse goûté ; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des vendeurs ambulants, leur image avait quitté ces jours de Tadjena pour se lier à d’autres, plus récents; peut-être parce que, de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s’était désagrégé ; les formes (…) s’étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d’expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles, mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir. »

Mon  ami s’appelle Omar Luc Prets.

* Lben : lait fermenté.

Msemen : crêpe feuilletée.

Joumouâ : vendredi.

Kheima : tente traditionnelle. Ici il s’agit de la maison.

Raïb : lait caillé.

Mai 2014

Un jour ordinaire en linguistique de base

« Ci la pouse monsieur, ci la pouse ! » s’impatientent certains des stagiaires de mon cours de linguistique de base. Je suis assis, légèrement en retrait, les bras en A sous le menton, à l’opposé du grand tableau blanc, tout blanc. Je leur fais signe de patienter. Je les libérerai dès lors qu’ils auront tous fini leurs exercices. Le thème choisi est celui de la violence. Nous y travaillons depuis trois jours. Les exercices de ce matin portent sur le mauvais sort fait aux enfants dans le monde. Le texte de base est simple et fort perturbant : « Toutes les quatre secondes un enfant meurt quelque part dans le monde, le plus souvent en Afrique » lit-on dès les premières lignes. On meurt à cause de maladies anachroniques, de faim violente, de malnutrition meurtrière. On meurt également des suites de violences subies ou de guerres endurées. Les stagiaires, une quinzaine, lurent chacun à son tour une dizaine de lignes. Le texte, plutôt court – trente-huit lignes – fut par conséquent parcouru plus d’une fois et ses passages les moins accessibles expliqués autant de fois que nécessaire. Je suis assis, légèrement en retrait, et de temps à autre je me tourne en direction d’un élève ou d’un autre, attentif à la moindre demande, au moindre signe. Les stagiaires sont tous étrangers, je veux dire non français. Certains sont mineurs, d’autres voguent aux confins de la quarantaine, ou même de la cinquantaine. Officiellement on les désigne par ce mot-valise consensuel : primoarrivants. Le plus ancien des stagiaires – qui est en fait la plus ancienne des stagiaires – arriva en octobre 2009. C’est écrit sur son récépissé provisoire renouvelé, valable quelques mois. Cette stagiaire arriva donc en France il y a exactement un an et demi. Nombre d’entre ces apprenants sont des réfugiés politiques. Ils vinrent de pays d’Europe, d’Asie ou d’Afrique. Certains autres rejoignirent leur famille : les parents, l’époux ou l’épouse. La plupart des parents des stagiaires maghrébins, les pères pour être précis, sont employés dans l’agriculture, les mères activent au foyer.

Le désir de réussir, commun à chacun des stagiaires, est inversement proportionnel à l’accueil que leur réserve la population autochtone ou fraîchement installée, convertie et oublieuse de sa propre histoire, de son propre cheminement. « Qu’est-ce qu’il fait, qu’est-ce qu’il a, qui c’est celui-là » s’offusquent en effet quelques bonnes âmes aux terrasses lisses ou rugueuses des bars-PMU ou bar-tabac-loto, affalées autour de tasses de café serré, de verres de bière, de pastis ou de piquette, pleins à ras bord. Bonnes âmes fermées au monde qui les entoure.

De temps à autre l’un des stagiaires m’interpelle, ainsi Ruslan « chez nous aussi en Tchétchénie les militaires tuent les enfants ». Yao la Thaïlandaise enchérit « dans mon pays beaucoup d’enfants travaillent dans les champs ». Jilian, la belle Jilian, irakienne, évoque les massacres de familles entières pour cause de croyances déviantes. La syntaxe n’est pas des plus sophistiquées, mais nous avons le temps et la conviction, et le cœur y est. Et peu nous chaut les commérages et l’égoïsme des habitués des bars. Les journalistes africains indexeraient « l’ethnocentrisme de certains groupes sociaux français. » Alors je quitte mon siège pour m’avancer au centre de la salle, au centre des stagiaires assis sagement derrière des tables, alignées pour former un grand U. L’émotion se manifeste parfois par une voix qui s’éraille, se casse, un visage qui se crispe, se transforme ou un mouvement brusque, de bras le plus souvent. Elle cristallise l’attention de tous les autres. On écoute avec beaucoup d’attention l’histoire du voisin qui aurait pu être la nôtre, car ces histoires, souvent intimes, parfois décousues, débordent toutes de profonde humanité dans ce qu’elle a de plus tragique, de plus poignant ou de plus léger.

Les interventions des uns et des autres s’entrecroisent, tels ces fils de trame et de chaîne du métier à tisser, jour après jour pour rapprocher les stagiaires et contribuer à leur connaissance mutuelle et par conséquent à relativiser la vérité que chacun de nous élabore en méconnaissance de l’autre, dans un café, au travail ou calfeutré chez soi, savourant un plat chaud assaisonné à l’outrance ou la légèreté de la télévision. Lorsque les discussions sont provisoirement closes, lorsque les corrections sont achevées, le moment de la pause s’impose à tous, « la pause monsieur, c’est la pause ! » reprennent tels des éclaireurs les moins attentifs ou les plus excédés par les exercices.

Et tous se lèvent comme un seul homme, en faisant geindre les chaises dont les pieds métalliques sont dépourvus d’embouts protecteurs. Dans vingt minutes, nous reprendrons nos travaux. Certains stagiaires se précipitent sur le clavier de leur téléphone qu’ils activent, d’autres sur leur paquet de cigarettes dont ils vont griller quelques-unes dans la pinède. Jamal l’Afghan se propose à la préparation du café – c’est un exercice qu’affectionnent et accomplissent à tour de rôle les amateurs du breuvage. J’aime le café au moment du café. Qahwé, Kofe, Gaa-fae, Kafi… Noir arabica ou non peu importe l’essentiel se trouve ailleurs.

Dans le sucre qu’on reçoit, dans la cuillère qu’on tend et dans l’échange libre. Jamal est le dernier arrivé dans le groupe. Les autres stagiaires lui posent beaucoup de questions auxquelles il répond avec retenue, mais sans en esquiver aucune. Il parle de sa vie à Assadabad son village natal. Il parle en faisant des efforts pour qu’on le comprenne. Il parle en anglais, en pachtoune, en arabe, mais aussi en français dont il commença l’apprentissage à Nice, puis à Toulon où il transita avant d’arriver ici. Jamal aime parler de son pays, de son village, et par-dessus tout de son compatriote Jamal-Eddine El-Afghani, le plus illustre des Afghans, né comme lui à Assadabad et ayant vécu quelque temps en France. Avant Jamal, la semaine dernière, les mois et les ans derniers, d’autres stagiaires racontèrent leur pays, leur famille, des pans entiers de leur vie. D’eux j’apprends beaucoup. Ils m’apportent et m’apprennent autant que ce que je leur enseigne.

À la reprise je leur propose de revenir sur un texte de Duras. Il faut bien aérer… « Demain matin nous traiterons de la violence dans la famille ». Reprenons Moderato, Page 9. Olga lève la main : « La dame s’étonna de tant d’obstination. Sa colère fléchit et elle se désespéra de si peu compter aux yeux de cet enfant… » La malicieuse Olga continue avec un accent volontairement mielleux, mais fortement et naturellement sourcé au fin fond de l’Oural, là-bas du côté de Kazan : « quel mittiyai, quel mittiyai, quel mittiyai, gémit-elle. »

Et elle répète en riant : « Quel mittiyai, mais quel mittiyai, mais quel mittiyai ! » appuyant par deux fois sur la dernière syllabe. Et toute la classe de rire, car toute la classe lut – eh oui, ma bonne dame, mon bon monsieur de la terrasse – toute la classe lut et apprécié le roman duquel est extrait ce « quel métier, mais quel métier ! » de l’incomparable et sublime Duras.

À la fin de chaque séance, je note toutes sortes d’informations concernant le contenu et le déroulement du cours : les réactions des apprenants, leurs difficultés individuelles, leurs préoccupations éventuelles… Chaque jour. Pour avancer.

Avril 2011

* * *

La valise

La poignée est robuste et la valise lourde. De crainte que la fermeture à glissière ne cède, mais aussi qu’on la force, Rayan enserra la valise, dans sa longueur comme dans sa largeur, avec un large scotch packaging transparent. Il forme sur ses côtés les plus larges, de couleur rouge et bleue, deux grandes croix à l’aspect gris. Rayan saura ainsi, lorsqu’il sera arrivé à Oran vers 18h30, s’il y eut ou non tentative d’effraction ou effraction de la valise. Il paraît que le vol de contenu de valises, et de valises, est une pratique internationale assez répandue. Le voilà prêt. Il ferme à double tour la porte de son appartement et entreprend de descendre les dix étages de l’immeuble. Exceptionnellement et par malchance, l’ascenseur ne fonctionne pas aujourd’hui. Le gardien avait averti les locataires des HLM par affichettes que la veille il avait punaisées dans le hall et scotchées devant et à l’intérieur même de la cabine : « demain il y a risque de coupure de courant, par conséquent les ascenseurs seront bloqués toute la journée. » Toute manifestation d’humeur eut été vaine, nulle et non avenue. Rayan connaît trop bien monsieur Gilbert, depuis sept ans qu’il vit dans cette barre. Le gardien est têtu comme deux mules et droit dans ses décisions, « c’est comme ça ».

Rayan descend une à une les marches de l’immeuble (deux fois sept marches par étage, soit cent quarante) en tenant la valise posée sur la tête, tantôt avec la main gauche, tantôt avec la droite. À chaque étage, des rayons de soleil pénètrent par sa lucarne. L’absence d’ascenseur incite Rayan à maugréer après Gilbert et ÉDF. « Je ne suis plus alerte, je flageole plus facilement sur mes jambes ». Fini le temps du torse bombé, du « poussez-vous c’est moi ». Awwah* pense-t-il, ce temps est révolu. Aucun des jeunes qui montent ou descendent en criant ne jugea utile de faire une B.A*. Rayan comprend bien ceux qui montent, mais les autres ? Dire bonjour, leur coûte. Il dut s’arrêter cinq fois pour souffler, autant dire tous les deux étages ou toutes les deux lucarnes. Ce n’est pas tous les jours qu’il descend ou monte les dix étages, une valise bourrée sur la tête. En face de l’immeuble, il y a un ridicule jardin comme il y en a souvent dans les cités. Et dans le jardin trois bancs. Sur l’un d’eux, Rayan reprit ses esprits quelque peu chahutés. Il garda les bras ballants pendant plusieurs minutes avant de les solliciter de nouveau. Sur le trottoir, en ses parties lisses et vides de nids de poule, il fait rouler la valise sans difficulté. Vingt minutes de marche jusqu’à la gare. Le train pour Marseille arrive à l’heure. Il y a peu d’effets personnels dans la valise, mais beaucoup de cadeaux. En fin de journée Rayan sera de l’autre côté de la Méditerranée. Tous ses neveux et nièces l’attendent. Nombre d’entre eux seront présents à l’aéroport. Les plus vigilants. Ceux-là reconnaissent et apprécient sa générosité. Leurs attentes joyeuses, leurs plaisirs naturellement puérils sont aussi les siens. De les savoir heureux le rend joyeux.  

Moins d’une heure plus tard, le TER arrive à Marseille. La navette pour l’aéroport attend sur le flanc gauche de la gare Saint-Charles. La soute à bagages est pleine. Rayan peine à y introduire sa valise. Le chauffeur, visiblement habitué à la surcharge lui porte main-forte. L’année dernière, sa précédente valise avait rendu l’âme dans l’enceinte de l’aéroport d’Oran, malmenée par des bagagistes (de Marseille ou d’Oran) peu respectueux. La fermeture avait cédé. Plusieurs sachets s’étaient éventrés et des bonbons s’étaient répandus sur le tapis roulant, en tournoyant. Les responsables locaux avaient noté sur leur registre les réclamations de Rayan. Mais il n’y eut jamais de suite.

La navette quitte la gare Saint-Charles à 14 h 50. Vingt minutes plus tard, elle atteint Marignane. Les gens sont toujours pressés. Par habitude, par mimétisme ou atavisme. Lorsqu’enfin Rayan arrive devant la soute de la navette, sa valise, tournée et retournée, teint bon. Il y mit le prix.  C’est une vraie S., rouge et bleue : 100 X 0,60 X 0,40 cm. Il comprend qu’elle puisse être convoitée. Il la reconnaît de loin sa valise. Par sa forme, par ses couleurs, mais aussi par un autocollant imposant, vantant une marque de produits canadiens introuvables ici. Elle est unique et identifiable parmi toutes. Sans oublier le gros scotch. À l’enregistrement un manutentionnaire l’aide à la porter et à la poser sur le tapis. Elle glissera sur de grands S avant de rejoindre sur un chariot, puis dans la soute de l’avion tous les autres bagages. Auparavant Rayan dut payer sept kilos d’excédent (trois lui furent offerts).

Lorsqu’arrive l’heure attendue, une hôtesse appelle les passagers pour l’embarquement « immédiat ». Une nuée se lève et avance en même temps vers les deux jeunes employées de la compagnie qui supplient « les femmes et les enfants en priorité ». La valise de Rayan doit être maintenant dans le ventre de l’avion. Ils arriveront à Oran dans moins de deux heures si tout va bien. Mais tout n’alla pas pour le mieux. A quelques minutes du décollage, alors que tous les passagers avaient attaché leur ceinture, redressé leur siège et récité la Fatiha*, alors que le commandant de bord avait mis les moteurs en action, celui-ci reçut l’ordre de tout arrêter. Il dut annoncer ce contretemps aux passagers. Aussitôt un chahut indescriptible parcourut la cabine. Les hôtesses de l’air ne souriaient plus. On ouvrit la porte avant de l’avion, fit descendre les passagers, y compris les récalcitrants, en leur demandant un peu plus de patience. « Pour des raisons de sécurité et conformément à la réglementation en vigueur, un nouveau contrôle des bagages sera effectué. Nous vous remercions de votre compréhension. »

*Awwah : pourrait signifier ‘non, pas du tout’ ou ‘bien au contraire’ ou ‘tu n’y es pas du tout’. Ici, par cette exclamation, Rayan admet qu’il n’a plus la force qu’il eut.

B.A : bonne action.

Fatiha : Soura d’ouverture du Coran. La Soura (Sourate au pluriel) est un groupe de versets.

2009 et 2013

* * *

Comme une étincelle

Ce fut comme une étincelle, une pensée éphémère qui enveloppa Omar, le secoua. Elle jaillit d’une image d’un reportage sur la nouvelle Chine diffusé récemment sur une chaîne de télévision.

Tout autour d’une immense esplanade de Pékin, riche en couleurs, des centaines de buildings aux formes futuristes montent la nouvelle garde. Ils sont le reflet de ce réveil chinois. Autant de véhicules circulant à vive allure et qui n’ont rien à envier aux voitures des agglomérations occidentales. Au centre de cette grande place, des Chinois sur leur trente-et-un, des chaussures au chapeau, ainsi que des étrangers moins nombreux, se prennent en photos, clic-clac, cadrant comme il se doit la modernité alentours, sans laquelle la photo ne vaudrait rien ou si peu.

L’éphémère pensée, l’étincelle qui submergea Omar, jaillit de l’image d’un homme, petit, presque invisible, que la caméra, zoom avant, met à la portée du téléspectateur. L’homme est manifestement pauvre. Il est assis sur ses talons au centre de cette gigantesque place devant une petite carriole à deux roues dans laquelle sont posés des sachets de bonbons acidulés, des tablettes de chocolat, des œufs bouillis. Il doit avoir la soixantaine bien tassée. La caméra s’approche encore du gueux, balaie ses jambes repliées contre la poitrine sous son corps frêle, misérable. Elle remonte, encore, puis se fixe sur son visage. Gros plan. Les yeux du malheureux semblent saturés de vide. Il est absent, comme absorbé. Dans sa main gauche immobile, il tient un livre plaqué contre la poitrine. Peut-être s’invente-t-il un passé, pas même heureux, juste ordinaire parmi les siens. Ou bien se souvient-il de quelque fête familiale quand toutes ces arrogances étalées devant lui n’étaient encore qu’élucubrations dans l’esprit des grands timoniers. L’homme voit ou croit voir un groupe, surgi de son livre, chantant et dansant qui s’avance vers lui, une fête qui traverse son esprit. Et le film bascule : « Le rythme tout à coup change, s’accélère ; les sonnettes s’agitent, les gongs battent plus fort, et cela devient une danse. Alors, de là-bas, du recul des cours et des vieux portiques, dans la poussière qui s’épaissit, on voit, au-dessus des têtes de la foule, arriver en dansant une troupe de personnages qui ont deux fois la taille humaine, et qui se dandinent, qui se dandinent en mesure, et qui jouent du sistre, qui s’éventent, qui se démènent d’une façon exagérée, névrosée, épileptique… Des géants ? Des pantins ? Qu’est-ce que ça peut bien être ?… Cependant ils arrivent très vite, avec leurs grandes enjambées sautillantes, et les voici devant nous… Ah ! des échassiers !… »*

Brusquement, sorti de ses lunes, le vieil homme en haillons sursaute, relève la tête. Un enfant tape du pied contre la carriole en tendant un objet, certainement une ou deux pièces d’un 元*. L’échange est rapide. L’enfant arrache l’objet acheté des mains de l’humble, lui crache au visage et s’en retourne en courant et en criant vers ses parents hautement distingués, demeurés bien à distance, un pantin désarticulé, mais fier de son déplorable exploit. L’homme baisse la tête, regarde longuement la chose qu’il tient précieusement dans la main droite avant de la comprimer de tous ses doigts. Puis il s’essuie le visage sur la manche de la veste-tunique. Sur son cœur, le livre et son autre main sont immobiles. L’homme rêve de pain ou d’un bol de soupe. Dans un long mouvement, la caméra abandonne le gueux, préférant suivre l’enfant, ses parents, la foule, les voitures, les buildings et le vide rouges. L’éphémère pensée, l’étincelle qui submergea Omar, jaillit de cette image précisément du vieil homme assis sur ses talons, devant son minable chariot.

Cette image plongea Omar dans les années de sa prime adolescence et déjà orphelin. Il était lui-même quelque temps vendeur ambulant. Il dut abandonner le collège, quelques courtes années seulement  heureusement. Il lui fallait…

Non, inutile d’aller plus avant, l’important ne se trouve pas dans cette direction… L’important est de dire que durant cette période très difficile, où Omar était amené par la force des choses à vendre des bonbons et autres sucreries à travers les rues de son quartier, il avait un compagnon unique – des amis il en avait, mais eux-mêmes devaient mener leur vie, et quand on a quinze ans elle doit être intrépide, pas figée devant une carriole – un ami, qu’il avait emprunté au Centre culturel français. Ce compagnon, un livre unique, s’appelait « un ami véritable » ou quelque chose comme ça. C’était un roman volumineux, trois cents ou quatre cents pages pleines. Format 23X15 cm, couverture tout en cuir. Omar ne se souvient pas de l’auteur. Était-il Russe, Français ou autre, il ne sait plus. L’histoire était terrible. Celle d’un jeune homme dans la guerre, abandonné à son sort, cerné par la solitude, le froid sibérien et au loin les ennemis. Il les vaincra tous.

La lecture de ce roman éloignait un temps Omar de sa condition. Elle le transportait dans un autre monde, à travers les étendues soviétiques. Omar découvrait les villages et les hommes du grand froid, l’hospitalité, la solidarité et la persévérance acharnée… Un autre ami véritable qu’il empruntait comme le précédent au CCF était Jean-Jacques Rousseau. Il ne le quittait pas. « Ses Rêveries m’ont sauvé » dit Omar.

L’extrait du film diffusé récemment sur une chaîne de télévision, l’image du vieux chinois à la carriole, délaissé, sur la grande place de Pékin, a renvoyé Omar à son adolescence. Il est vrai que nul ne guérit jamais de son enfance, c’est entendu.

*Pierre Loti, Les derniers jours de Pékin.

元 : yuan.

Décembre 2012

* * *

Marre des courses, Marge !

… je suis fatigué Marge me fatigue voilà des semaines que quelque chose ne tourne pas rond entre nous… je ne sais quoi exactement mais quelque chose ne tourne plus dans le bon sens le sens entendu… et puis pourquoi roule-t-elle si vite… a-t-on besoin de rouler comme un bolide pour se rendre au centre commercial… ce rituel des courses m’ennuie au plus haut point chaque samedi que dieu fait ce sont les mêmes lieux visités les mêmes produits achetés les mêmes gestes effectués les mêmes caissières renfrognées remerciées… ce matin encore elle fait la tête comme elle la fait souvent… et à chaque samedi son prétexte aujourd’hui elle fait la carpe et la moue parce que la liste des achats que j’ai pourtant minutieusement préparée est incomplète …

Tu as oublié les courgettes le poisson et le coca ! 

… je ne prends jamais de coca, je n’aime pas le coca… courgettes… quelle catastrophe j’ai oublié les courgettes…. Poisson d’accord d’accord ok…

Tu es passée à l’orange.

Non je ne suis pas passée à l’orange.

Je te dis que si.

… elle est bien passée à l’orange… j’ai oublié aussi de prendre les chaussures pour les donner à réparer au cordonnier je n’ai rien contre les cordonniers ni contre les chaussures à réparer j’ai juste oublié… et cette chose qui n’a plus d’âge cette voiture elle nous lâchera dans pas longtemps le bruit que fait le pot d’échappement n’est pas rassurant elle nous lâchera… on tangue ce n’est pas une route mais une mer démontée ce n’est pas une Dedeuche mais un trawl… heureusement il y a encore l’autoradio… Neil Young veut vivre il nous prend à témoin c’est un moment de bonheur un moment comme un fétu de paille pourquoi est-il si rarement diffusé… je connais beaucoup de chansons de Neil Young… depuis Harvest I want to live I want to give I’ve been a miner for a heart of gold… cette chanson remonte au début des années 70’… les années 70’… qui a dit que le temps n’était qu’un leurre qui a dit cette sottise le temps existe bien je l’ai vu vécu… j’arrivais du Bled à l’époque j’étais allé direct dans les pays du Nord Copenhague Oslo Stockholm… Nous avions vingt ans et l’éternité devant nous l’horizon imperceptible lointain de l’autre côté du monde presque inexistant seuls comptaient les instants d’alors… Copenhague c’est le Tivoli d’accord mais c’est aussi Christiana et Nyhavn et le camping je ne sais plus…

… tu vieillis mon cher tu ne te souviens même plus du nom…

… non je ne m’en souviens pas le temps s’est ébréché… un trou béant… mais cela me reviendra… je revois cette fantastique soirée autour d’un immense feu de bois… nous étions bien une cinquantaine… je revois le grand noir de Chicago qui s’éreintait en répétant le même vers It’s these expressions I never give je n’ai pas oublié le parfum ouaté de Sandy…

… la belle Indienne posait sa tête sur tes épaules et vous ne disiez rien…

… oui nous nous taisions I’ve been a miner for a heart of gold elle venait de Santa Monica elle avait une voix mielleuse… chaude… elle murmurait… et l’autre le grand noir répétait comme un moulin It’s these expressions I never give… il jouait comme un pied et Sandy posait sa tête sur mes épaules…

… c’est elle l’indienne qui t’a appris plus tard que le black était complètement shooté…

… That keep me searching for a heart of gold And I’m getting old …

… imbécile pourquoi avais-tu refusé de l’accompagner au Casanova club?…

… je n’ai pas refusé d’accompagner Sandy pas du tout elle m’a demandé de l’attendre devant l’entrée principale du Camping dont le nom m’échappe… Ballajo ou quelque chose comme ça… non non ça y est il m’est revenu Bellahoj… oui c’est cela… Bellahoj-camping… on s’est perdu de vue… Sandy était une authentique indienne avec ses longs cheveux roux et tressés comme les cheveux d’une sioux…

… elle n’était pas sioux…

… elle n’était peut-être pas sioux mais elle m’avait invité à Santa Monica… une tignasse entièrement tressée… les cheveux coulaient jusqu’au bas du dos… nous étions convenus d’aller danser au Casanova club cela n’a pas été possible je ne me souviens plus de ce qui s’était passé…

… il s’était passé que tu l’as snobée imbécile…

… je la revois la Sandy je revois son regard irisé lové dans des yeux grands et beaux comme des amandes vertes ou des billes de flipper… elle avait une belle voix… I’ve been in my mind it’s such a fine line I’ve been a miner for a heart of gold… quel imbécile étais-je pourquoi l’ai-je abandonnée…

… je te le disais…quel imbécile…

… quel imbécile… Keeps me searching for a heart of gold… le rock a été très important pour moi pour ma construction… exactement comme le jazz pour Bryan Stanley Johnson même si ce n’est pas le terme adéquat oui le terme adéquat… Qu’est-ce que ce parking… mince ou flûte ou… quelque chose ne tourne plus dans le bon sens le sens entendu jadis… pourquoi ce stationnement à l’américaine et puis ce rituel des courses m’ennuie au plus haut point chaque samedi que dieu fait ce sont les mêmes gestes effectués les mêmes lieux visités ce matin encore nous nous pointons devant le même centre commercial… encore et encore… Mais où est Marge…

Mais arrête Marge, arrête de crier, ne crie pas !

… pourquoi crie-t-elle?

Trois fois Christian que je te demande de m’aider à prendre le caddy ! Trois fois et toi tu ne me réponds même pas, marre à la fin !

Et moi, je te dis marre des courses Marge !

… marre des courses… marre des produits marre des caissières renfrognées… marre… I want to live I want to give I’ve been a miner for a heart of gold…

Décembre 2011

* * *

Au 38° lacis

Mes grands-parents possédaient une grande ferme et avaient pour voisine une famille dont le nom était Révétsi. Ils disaient qu’ils étaient heureux. Qu’ils s’appréciaient mutuellement. La famille Révétsi était nombreuse. Les Révétsi avaient beaucoup d’animaux. Leur domaine était si grand qu’on l’appelait la ferme des animaux. Les plus jeunes de leurs enfants étaient mes amis les plus proches. D’aucuns disaient de cette famille qu’elle venait de Cartagéna, de Sanaa ou de Tataouine. D’autres affirmaient qu’elle était des nôtres depuis la nuit des temps. Ces conjectures évidemment ne me concernaient point, moi qui baignais dans un présent démesuré. Ma préférence juvénile s’arrimait instinctivement à la jupe irisée de ma Révétsi, la plus belle de toutes nos voisines, de toutes mes connaissances. Elle était tout à la fois ma Mrs Dalloway, ma Nedjma, je veux dire mon étoile. Nous traversâmes ensemble notre enfance, main dans la main, dans un climat pourtant peu enclin à la sérénité.

Elle était jolie ma Révétsi. Mon éducation sentimentale se nourrissait à sa peau métissée, à son sourire naïf et à ses paroles roses. Ses étreintes maladroites enserraient mon regard dès lors qu’il s’alanguissait pesamment. Elle était polie, avenante et tout et tout, éclatante de mille feux, de mille arcs-en-ciel. Ma Révétsi était un kaléidoscope pour tout vous dire. Cela me peinait de la voir affronter seule et dans le silence, les tourments qu’infligent les dogmes. Le contexte aliénait, aveuglait beaucoup de nos semblables – et je ne m’en exclus pas malgré des circonstances atténuantes que je peux évoquer, ma jeunesse d’alors – nos semblables dis-je à la recherche d’une issue monochrome quelle qu’elle aurait été, noire ou blanche ou jaune, au détriment parfois de leurs convictions ou de l’évidence élémentaire. Elle me fit aimer le Capitaine Fracasse ma Révétsi, Moby Dick ainsi que les nuances des pastels de Cézanne et Pissarro. Elle était naturelle et directe, mais intransigeante.

Il lui était intolérable que l’on évoquât en mal ou même égratignât, ses frères, ses cousines ou ses parents, ses proches. Quelles que fussent les critiques, elle les récusait avec une grâce toute personnelle qu’elle savait envelopper dans un argumentaire choc cousu de fil d’or. Nul raisonnement adverse, avec ou sans subterfuges, ne parvenait à la cheville de ses démonstrations. À son âge, entre le rose et le rouge, entre le rouge et le noir elle fricotait avec les aventures de la dialectique sans même le moindre remord à l’ère du soupçon généralisé. Lorsque sa force, sa pertinence et sa faconde me désarmaient, je me consolais de n’être jamais seul dans l’échec, dans la chute. Mes défaites répétées me donnaient forcément la nausée. Flairant la rupture elle se ravisait modérément, atténuait ses élans et même parfois se reculait puis lançait l’un de ses mots scapulaires étoffés comme « lis ! » terme qu’elle ponctuait d’une exclamation qu’elle me plaquait aux oreilles, impérative qu’elle était, et qu’elle est encore j’en suis convaincu. « Lis ! » disait-elle, ou bien lorsque nous tentions une intimidation en meute, « lisez ! » ou en algérien « Qro ! »

Un jour, alors que mes arguments me revinrent encore une fois à la figure comme un boomerang fissuré, éclaté, mes combinaisons erratiques abandonnèrent lamentablement. Démuni, je décidai de renoncer définitivement à la partie. L’adolescence traversée, nous nous séparâmes. J’avoue que je fus – mauvais perdant – responsable de la rupture de la relation qui se tissait patiemment entre nous deux, tant bien que mal, au gré du temps et des prises de bec. Les lauriers de notre jardin commun furent coupés. Je mis à profit la liberté que m’offraient mes nouvelles connaissances qui commençaient à s’échafauder au-delà des premiers cercles spatiaux (de quartier). Lorsqu’elles se firent nombreuses et disparates, elles m’incitèrent à larguer les amarres. Ma futile jalousie s’estompait. Il demeure en moi le regret de n’avoir jamais su ou pu adopter alors l’unique défaut de Révétsi : l’intransigeance. Ou de m’y adapter. J’aurais gagné du temps.

Nous nous séparâmes donc. Je revêtis l’habit de l’étranger. Mon unique soulagement fut que je n’étais pas seul dans la confrontation achevée, définitive alors. Je m’en remis à la comédie humaine, et aux âmes mortes. Le sac à dos et quelques monnaies de singe pour uniques compagnons de fortune m’éloignèrent pour longtemps de ma vérité puérile. Je me jetai corps et âme dans le bruit et la fureur du monde tel l’Ulysse de nos rêves mythiques, de Samarkand au ventre de Paris en passant par et caetera. Plus mes désirs d’éloignement de ma Révétsi se prenaient en charge, plus je pénétrais l’univers des crimes et châtiments, plus le temps passait et plus une force intérieure inconnue façonnait minutieusement ma conscience, mon être et mon néant, irrémédiablement, tel un Rodin de Claudel otage de ses passions. Cette force me dictait les mots d’une loi que peu à peu j’assimilais. Elle m’ordonnait de revenir à ma Révétsi de mon berceau, de ma source opaline. Cela dura des années et des années au terme desquelles j’entrepris de la retrouver. Alors je cherchai, cherchai, ma Révétsi qui, évidemment, elle aussi vivait sa vie. Cette recherche de ma Révétsi, cette recherche du temps perdu ne fut pas vaine. Le serment des barbares n’avait désormais plus prise sur mes convictions débarbouillées, armées des mots mâts de ma Révétsi, des mots totems et tabous, que j’embrassai.

Les eaux coulèrent jours et nuits sous tous les ponts de l’oued Allala à Mirabeau et sous ceux de toutes les certitudes, de tous leurs messages et de tous leurs procès inhérents. Mes convictions craquelèrent de toutes parts tels des remparts argileux. Le jour comme l’ère du soupçon se levèrent définitivement alors que j’étais loin des miens, bien avant l’année dernière à Marienbad.

Lorsque je réussis à renouer les liens avec elle, ma Révétsi accepta de m’accompagner bien que nous étions physiquement loin l’un de l’autre. Elle me guidait, m’encourageait, m’ouvrait au Nouveau monde retrouvé. Dans mes solitudes souvent noctambules, devant l’affront que lançaient à mon désarroi des lignes entières de romans, j’implorais son aide. Dans ma quête quotidienne, je ne percevais pas de solution qui fasse l’impasse sur ma Révétsi.

Aujourd’hui à mon âge, j’avoue fièrement que les passions de mon âme pour ma Révétsi sont plus fortes que jamais. Elle est ma conviction, ma force, ma vie. Elle est mon salut, mon arc-en-ciel, mes fruits d’or, ma vérité métissée. Elle est ma Révétsi. Elle est là, dissimulée – comme un intrus, mais sans l’être – dans ce dédale de mots, tapie derrière le premier homme, entre le planétarium et le livre de sable… Elle s’y trouve, blottie, éclatante tels des fragments de verre colorés et patiente telle Grisélidis, la Révétsi. Plus proche que jamais. Un jour je retrouverai mon amie véritable. L’amie de toutes les innocences.

PS : ma Révésti m’a accompagné auprès de chacun de ces auteurs (et d’artistes) ici présents, en toute humilité : Guillaume Apollinaire _ Honoré de Balzac _ Jorge Luis Borges _ Albert Camus _ Fiodor Dostoïevski_ Édouard Dujardin _ William Faulkner _ Gustave Flaubert _ Sigmund Freud _ Théophile Gautier _ Nicolas Gogol _ James Joyce _ Franz Kafka _ Kateb Yacine _ Amin Maalouf _ Herman Melville _ Maurice Merleau-Ponty _ Georges Orwell _ Charles Perrault _ Marcel Proust _ Alain Robbe-Grillet _ Boualem Sansal _ Nathalie Sarraute _ Jean-Paul Sartre _ Stendhal _ Virginia Woolf _ X russe _ Émile Zola.

Octobre 2004 et mars 2013

* * *

Au ‘Pont tournant’ chez Jeniya

Cela a duré plusieurs années. La veille de l’inauguration du Salon du livre, au mois de mars, Razi prenait le train pour se rendre à Paris. Il y demeurait généralement une semaine. La journée, durant le Salon, il arpentait ses allées à la recherche de nouveautés, à guetter l’arrivée d’auteurs : Sansal, Laurens, Bey, Bachi, Angot, Échenoz et d’autres, pour des interviews. Durant des heures. Sur un coin de table, entre un verre de peu importe quoi et un enregistreur, dans un brouhaha digne du bourdonnement du grand souk de Marrakech ou celui de Marseille, il préparait ses articles. La visite et le travail terminés, il errait dans la ville une ou deux heures durant, volontairement seul, à la recherche d’une respiration, d’un souffle, d’une inspiration. Le soir venu, elle le retrouvait ici même au Pont tournant. C’est ici, dans ce bar, que Razi aimait la rencontrer – lorsqu’elle ne faisait pas son cinéma – ainsi que quelques amis de jeunesse. Aujourd’hui mars est passé et les amis qui lui restent, le saoulent. Et s’il est revenu seul au Pont tournant, c’est pour y sentir l’arôme que son corps, ses traces, son souvenir ont répandu. Pour l’y retrouver. Une dernière fois. Demain Razi prendra le train pour se rendre à Stockholm.

Le Pont tournant se trouve sur le quai de Jemmapes à Paris, à l’angle de la rue des Écluses. Razi se demande si elle arriverait à le situer aujourd’hui ? Il était à l’époque tenu comme un commandant son vaisseau ou un brigadier sa brigade. La tenancière était une fille du Bled, Jeniya la diablesse, la vraie, bent* Saïda. Elle connaissait chaque client qu’elle désignait par son prénom et son origine. « Hé toi Razi fils d’Oran » ou bien « Viens que je t’embrasse Kader fils de Mascara. À tel ou tel, elle lançait parfois « Rak h’na weld el hlal ? »* Toujours avec bienveillance, toujours avec cet accent qui oscille entre le parler fanfaron des parvenus de la côte ouest et le parler vernaculaire des hauts plateaux, à la frontière du feu. Jeniya était pour tous tout à la fois la sœur, l’amie, et pour certains la mère. C’est dans ce bar qu’il retrouvait chaque année ses amis d’enfance et d’adolescence. Elle, était jeune, trop jeune, et ses amis l’apercevaient comme cette Lolita de Vladimirovith, maligne et luisante comme un ciel pur de mai au crépuscule ou à l’aube, qu’on ne quitte pas des yeux. En réalité elle était sucre sa Lolita. Il l’aimait ainsi.

Ils ont, ses amis et lui, subi les mêmes enseignants et suivi les mêmes cours durant de nombreuses années. Depuis la première année de collège à Oran jusqu’au lycée. Ils ont fait les quatre cents coups ensemble, jusqu’à ce que le destin de chacun prenne son envol, pour telle ou telle raison, indépendamment des autres. Ils se sont perdus de vue durant de nombreuses années. Puis chacun d’entre eux – hasard encore de la vie – s’est retrouvé dans la capitale française. La renommée du troquet de Jeniya les a aspirés, puis les a entraînés à un moment ou à un autre, vers lui, vers elle.

Le Pont tournant est un lieu que le Tout-Paris des Oranais affectionnait (et ceux de province). C’est-à-dire le Tout-Paris des Oranais qui n’ont rien contre les bars ni contre les soirées embrumées. Jeniya est une des premières femmes maghrébines que Razi a connues en arrivant à Paris. C’était à la fin des années soixante-dix, bien avant qu’elle ne surgisse, elle. Quant à Jeniya, elle était incontournable. Aujourd’hui il ne s’avancerait pas, il n’a plus l’âge de l’observation. Ni celui du courage. D’ailleurs où peut-elle bien se nicher ? Aucun Oranais sérieux ne pouvait imaginer visiter Paris sans faire une halte chez Jeniya. Le Pont tournant était pour le groupe d’amis plus qu’un bistro. C’était un souk, une gare, un port. Un havre de rencontres, d’échanges de nouvelles, un monument. Il l’est demeuré peut-être, pour d’autres gens. Pourtant le Pont tournant est un lieu ridicule dans son espace. S’en souvient-elle ? sa surface est si réduite au rez-de-chaussée, qu’au-delà de douze pèlerins de Paris ou quinze manchots d’Adélie, il affiche complet. Souvent, le samedi soir, certains clients se tenaient devant le rideau blanc à lanières en plastique de la porte ouverte, une semelle dedans, l’autre sur le trottoir. Le premier étage était réservé à la restauration. Couscous fin midi et soir, six jours sur sept. Parfois, à l’occasion d’une fête ou sur un coup de tête – une humeur – elle l’offrait à tous les consommateurs présents. Une dizaine de tables. Sur les murs décrépis du rez-de-chaussée, une série de photos en noir et blanc d’acteurs et d’actrices des années cinquante rappellent la proximité du mythique Hôtel du nord et le pont sur lequel Arletty s’époumonait gouailleuse jusqu’à perdre le souffle un jour de tournage « atmosphère, atmosphère… », jusqu’à la bonne prise. On connaît la suite. Elle aimait bien s’approcher d’elle, de la légende. Elle aimait ses yeux charbonnés, la finesse de son visage, elle disait qu’elle était zouina*. Elle enviait peut-être sa renommée, elle regrettait peut-être sa disparition. La connaissait-elle ? Elle dévorait les photos incrustées dans les cadres (0.60m X 0.80m) et parfois l’oubliait, lui, Razi, dont les amis lui demandaient si elle n’était pas lunatique. Il ne leur répondait pas, mais elle l’était en effet.

La belle Garance, à demi-nue épinglée sans amour ni respect, dans une pose suggestive, émoustillait les yeux pourpres et l’air vaseux des clients. Il faut dire aussi que ce ridicule boui-boui (21 m2 au rez-de-chaussée, un peu plus à l’étage) était – l’air de rien – affectionné par Simenon, mais si, celui-là même avec son manteau sa pipe et son canotier, comme Maigret. Simenon s’installait toujours au même endroit, à la dernière table dit-on, et se mettait à griffonner des histoires à trembler debout. D’autres hommes du milieu artistique y prenaient un verre, parfois plus. Marcel Cerdan et Mouloudji figurent en bonne place sur le mur, punaisés comme Arletty. Pas d’amour ni respect pour eux non plus. Ils accueillent de leur sourire éternel chaque client attentionné. L’un est accroché à gauche en entrant, près du juke-box (qui sature l’espace), l’autre au-dessus du comptoir, près de la guêpe. Celle-ci, Cerdan et Mouloudji « Quai d’Jemmapes, quai d’Jemmapes, pour respirer un peu d’air frais de ce bon vieux quartier. Passez la monnaie, passez la monnaie… », sont souvent le point de départ de discussions infinies et agitées – because le houblon, la mousse, bien sûr – pour impressionner ou peut-être juste un prétexte pour inviter d’autres clients pas encore éméchés, locaux ou étrangers, venus à la découverte de l’Hôtel du nord mitoyen, prêts à festoyer avec Jeniya, qui finissait toujours par offrir sa tournée. « Tu sens bon Lolita », lui révélaient certains qui l’avaient à l’œil. Ceux-là, maladifs qu’ils étaient, aimaient souvent jauger du niveau de connaissances des uns et des autres. Elle, répondait naïvement « Ci Mirac ». Miracle, son parfum préféré parbleu ! Il arrive encore aujourd’hui à Razi, d’en acheter pour le seul plaisir de la retrouver en le humant. Elle ne le sait pas. Retrouver sa chair, sa spontanéité, sa jeunesse et la sienne aussi d’une certaine manière. Encore que… S’enivrer encore d’elle. C’était chez Jeniya. Dans ce trou où, au mois de mars lorsque se tenait le Salon du livre, durant de nombreuses années, il retrouvait quelques amis de jeunesse pour des moments de fête. Et elle, au centre, rayonnante.

Depuis quelques années, les amis de Razi sont devenus louches et insupportables. Elle, il y a longtemps qu’elle l’a définitivement oublié. Le Salon du livre et les articles de presse il les a abandonnés. Et si, comme aujourd’hui alors que mars est passé, il revient malgré tout au Pont tournant c’est pour y retrouver ses traces, l’y retrouver. Une dernière fois. Mais elle ne le saura pas. Mouloudji semble le fixer avec des yeux goguenards, comme il semble défier le temps qui s’abat sur le monde, « Quai d’Jemmapes, quai d’Jemmapes, pour respirer un peu d’air frais de ce bon vieux quartier. C’était parfait, oui, mais, oui, mais… »

Demain Razi prendra le train pour se rendre à Stockholm où l’attendent Éva et son ancienne compagne… Il n’a jamais rencontré sa fille.

* Bent : fille de.

Rak h’na weld el hlal ?: Tu es là fils de la vertu ?

Zouina : belle.

2010 et 2014

* * *

Éva Freyja

Je fuyais la bêtise humaine, l’obscurité et le silence. Comme la majorité des enfants du Bled, j’étais frustré d’une vie ordinaire. Je fuyais la bêtise humaine lorsque Paname m’offrit ses bras dans lesquels je plongeai les yeux fermés et le cœur enfin délesté de la haine qui l’encombrait. Je n’avais pas encore vingt ans et l’horizon d’un nouveau monde tant rêvé se profilait désormais. J’arpentais les places et les larges avenues tumultueuses de la ville-monde depuis une semaine, affamé. Ville-monde que j’avais commencé d’investir avec des fantasmes mêlés de curiosité que j’avais depuis des années minutieusement accumulés en silence.

Ce jour-là, je flânais le long des quais de Jemmapes. Des rêves de lendemains bleus, comme on peut à cet âge l’espérer, se bousculaient dans mon esprit. Je flânais le long des quais lorsque je la croisai non loin de l’hôtel du nord. Elle fit quelques mètres puis se retourna, alors même que je revenais sur mes pas. Elle souriait. J’agitai une main comme on le fait machinalement, pour d’autres raisons, sur le quai d’une gare. Je pressai le pas jusqu’à la rejoindre en formulant le vœu qu’elle ne bronche pas et elle ne bougea pas. Une lueur dans ses yeux invitait à l’optimisme. Elle était grande. Une tête de plus. Blonde chevelure comme un champ de blé d’Auvers sans corbeaux. Dans ses yeux d’Elsa, j’y aurais dissimulé ma mémoire. La blancheur de sa peau dirait le poète rivalise d’éclat avec une lune pleine. Le Cœur en or que j’aimais fredonner se présentait à moi. Qu’ai-je hasardé pour qu’elle rie de bon cœur? J’ajoutai quelques mots et fis des gestes, mais je dus les dire ou les faire, de telle sorte qu’elle se mit à rire de nouveau. Je me souviens d’avoir porté ma main sur le cœur après le Salamalek. Était-ce cela qui la faisait tant rire ? Innocemment, je lui demandai : « Wh’re you from ? » Elle susurra : « Tromsø » en roulant le r comme le « ra » arabe. Elle ajouta autre chose. Elle parlait encore, elle s’agitait aussi, gesticulait. Elle parlait, parlait, mais je n’entendais plus que quelques mots, emporté par la générosité de son corps, de son élégance. Soudain, pour une raison que j’ignore encore, la chanson de Neil Young  inonda mon esprit : I want to live, I want to give, I’ve been a miner for a heart of gold … Je la regardais, mais ne la voyais pas. J’étais secoué. J’entendis « Tromsø, it’s north of Norway ». Elle répéta et attendit ma réaction. J’eus chaud. Les jambes flageolaient. Sciées. C’est que je n’avais pas l’habitude de ce type de rencontre. De cette légèreté, de cette liberté. C’était nouveau. Ma langue s’alourdit. Sciée. Mes émotions lâchèrent prise. Une joie intense submergea mon esprit. Ma pensée patina dans son propre labyrinthe. Je déraisonnais : « C’est pas possible, mon Dieu, c’est pas possible, au paradis à vingt ans non révolus ». Et l’autre qui bousculait : « It’s these expressions, I never give… » Ma pensée pataugea puis fit des liens étranges entre ces paroles, cette fille, Paris, le Bled, ma famille, Dieu… Je trouvais cette rencontre insolite. « Pourquoi cet ange qui traversait Paris, décida-t-il de passer par ce quai, décida-t-il  de s’arrêter, de me parler à moi, alors même que j’entamais la découverte de Paris, du monde normal ? Pourquoi faut-il que cela m’arrive à moi ? » C’était la première fois que je quittais mon bled, là-bas, deux mille kilomètres, au sud du sud. Du haut de mes vingt ans à venir je n’avais jamais vu avant ce jour-là quelque chose ou quelqu’un d’aussi séduisant, d’aussi beau. Pas même ma mère. Vers quelles latitudes allais-je m’embarquer ? Le sourire soyeux de l’ange naviguait dans le bleu intense de ses yeux. Bleus. Ce ne sont pas des yeux, mais des coupoles de quelque mosquée de Samarkand ! Un sourire bleu, glissant, sous une toison naturelle flavescente. Deux corolles de pervenches, posées sur un bouquet d’épis de blé à couper le souffle. Cet échange provoqua un trouble lumineux et parfumé qui s’installa entre l’ange et moi. De nombreuses secondes s’étaient écoulées quand je me rendis compte que la Norvégienne attendait que je réagisse. Je ne pus que lui rendre son sourire. Nous échangeâmes trois banalités, puis elle me proposa d’aller prendre un verre. L’ange norvégien me proposait, à moi, un drink. Le zénith. Mon ami canadien me secouait : « I want to live, I want to give, I’ve been a miner for a heart of gold. It’s these expressions, I never give, That keep me searching for a heart of gold… »

Nous entrâmes dans Le Pont tournant qui se trouve juste à l’angle de la rue des Écluses. Les onze mètres carrés n’étaient pas peu fiers. Les clients du bistro feignirent l’indifférence. La fille de Tromsø commanda : « Cola please ». Je demandai un verre d’eau. La serveuse qui nous dévisagea dès l’entrée me parut s’énerver gratuitement : « Vittel ? Perrier ? Bad… » « C’est comme vous voulez madame », « mais quoi jeune homme ? » La serveuse s’énervait pour rien. Je voulais de l’eau, et la serveuse me compliquait la vie. J’arrivais du Bled, je ne maîtrisais pas encore tous les codes relationnels. J’ai pensé « de l’eau c’est de l’eau, qu’importe la marque ». Mais cette réflexion je l’ai gardée pour moi. Plus tard, je serai confronté à de nombreuses situations similaires.  Elles seront source d’incompréhensions et causeront des frictions dans mes relations avec les Français. Ma Norvégienne suivit le manège, mais sans rien y comprendre. Elle éclata de rire. Franchement. Elle éclata d’un rire unique, tonitruant, vrai. Afin d’en atténuer la portée, elle l’accompagna de ses mains qu’elle posa délicatement sur ses lèvres. Mais le rire prit une longueur d’avance. Il enveloppa tout l’espace du café, chatouillant chacune des oreilles des clients et du personnel. Et la serveuse revint.

– Voilà, dit la névrosée agacée, en faisant crisser le cul des bouteilles sur la table de verre. Cela fait treize francs cinquante. S’il vous plaît !

L’ange Éva – elle s’appelle Éva, Éva Freyja ! –  compris qu’il y avait un lézard entre la névrosée et moi, alors, de nouveau elle éclata du même rire unique, tonitruant, vrai. « What’s that ? » Ses mains virevoltèrent quelques instants puis renoncèrent à se poser sur la bouche. Deux quinquagénaires, chauves et bedonnants, se retournèrent au moment même où l’irrésistible rire vrai de la Norvégienne retentit. Ils bredouillèrent lamentablement, en nous toisant du coin de l’œil, quelque obscénité, quelque insulte. Probablement. Ils étaient hargneux et jaloux comme des insectes parasites qui cherchent querelle dans la tête des braves gens. Contaminé par la belle je me mis aussitôt à rire de bon cœur. Franchement. Je dit une bêtise quelconque dont je ne me souviens guère aujourd’hui sinon que c’était une sottise sympathique. Les deux gras reprirent leurs marques. Debout, flan contre flan, ils murmuraient quelques ragots à leur image en fixant leur verre de piquette. Ou en se retournant en scrutant tantôt l’ange, tantôt la serveuse fort occupée, fort agitée, fort malade, fort jalouse, sûrement fort raciste. A Oran on m’avait mis en garde « tu vas en France, Hbelt wella ?*, ça va pas toi, yekkarhouna !* » Lorsque nous eûmes fini nos boissons, je posai quinze francs sur la table, puis nous nous levâmes, saluâmes les clients aux yeux de caméléons et la serveuse enragée. Au loin plusieurs cloches carillonnaient en l’honneur du temps, de la prosternation ou d’un événement.

Éva accepta que je lui fasse découvrir le peu que je connaissais de Paris. Je dus rectifier mon plan initial, car j’avais un plan initial avant de la rencontrer. Je l’ai par conséquent reconsidéré de bout en bout. Ensemble, main dans la main, nous nous lançâmes à la conquête de Montmartre, de l’Arc de Triomphe, de la Tour Eiffel, du Quartier latin… en fredonnant I want to live, I want to give, I’ve been a miner for a heart of gold !… I’ve been to Hollywood, I’ve been to Redwood, I crossed the ocean for a heart of gold !

Je fuyais la bêtise humaine, l’obscurité et le silence de la quatrième cellule du sous-sol du Palais de justice d’Oran où, quelques mois auparavant – je n’avais pas vingt ans – des agents zélés de la dictature m’avaient jeté pour cause d’« outrage à magistrat dans ses fonctions ». Sans autre forme de procès.

* Hbelt wella : tu es devenu fou ?

Yekkarhouna : ils nous détestent.

In Le temps d’un aller simple, ed Marsa. Paris 2001, Alger 2002, remanié.

* * *

El Waâda

Cela fera une semaine que la fête dure, une semaine estivale dédiée au Marabout Sidi Abdelkader El Jilani le grand. Une semaine entière d’offrandes que tous les habitants de notre village et des villages environnants chantent, dansent et psalmodient en tapant dans les mains en l’honneur du grand saint. Les hommes sous les guitounes du haut, les femmes sous celles du bas. Et nous, les enfants, allons des unes aux autres avec délicatesse, malice et intérêt. Toute ma famille est là, tous mes cousins et cousines, tous mes amis et des centaines d’inconnus. Mais aussi et surtout Taos. C’est la plus belle de mes cousines. Taos est grande et bien en chair. Son regard est franc et ses grands yeux sombres n’indiffèrent aucun quidam averti. La tête haute et nue donne à voir une longue chevelure noire qu’elle déploie parfois en éventail et sur laquelle scintillent quantité de petites étoiles. Je sais que tant que durera la fête Taos ne sera pas loin. C’est la waâda* annuelle. Les mules, bardots et chevaux sont attachés aux troncs des eucalyptus alentour, au garde à vous ou résignés. Des chèvres, trois cinq ou sept, se laissent conduire sans résister vers leur destinée. La fête tourne d’un village à l’autre, une année dans l’un, une année dans un autre. Et Taos chaque année aussi ravissante aussi ensorceleuse. Chaque jour de fête qui passe, du premier au septième, est à la fois identique et différent. Identique dans la nourriture très abondante et peu variée (couscous royal et lait fermenté durant les sept jours), mais différent dans l’intensité qui le traverse, chaque jour plus forte que le précédent. Les réjouissances commencent très tôt le matin lorsque toutes les jeunes filles y compris Taos débarrassent de toutes les tentes ustensiles et restes de la veille. Celles du bas comme celles du haut. Discrètement je surveille ses allées et venues. Parfois un adulte me lance un regard oblique pour me signifier une transgression réelle ou par lui fantasmée. Les cousines sont suivies par une flopée d’autres femmes mobilisées pour le nettoyage des gigantesques tentes bédouines. Tous les tapis sont jetés à l’extérieur, à même le sol, sous le soleil brûlant, sans ménagement. Ils seront les uns après les autres nettoyés, cinglés et secoués à quatre, puis déposés de nouveau à l’intérieur des tentes. Cela dure jusqu’à la mi-journée. Lorsque les hommes reviennent de la prière du d’hor*, ils imposent une sieste générale qui m’insupporte au plus haut degré. Je hais dormir le jour. La sieste ne profite pas identiquement à tous. Les uns s’allongent les unes triment. Les plus jeunes font semblant. Vient alors la tombée du jour, et avec elle l’effervescence de la veille. L’animation va crescendo jusque tard dans la nuit. Après les repas, les théières passent de main en main, de groupe en groupe. Suivent les chants. Laborieux au début ils transpercent la vallée et reviennent en échos, castagnettes et percussions. Les Qarbaq-qarabaq… du haut fusionnent dans un total capharnaüm avec les chants et les stridents youyouyou du bas. On danse, on chante et on psalmodie de plus en plus haut, de plus en plus vite. Les corps trempés exultent. Et moi je suis plus libre encore avec tous mes amis, tous mes cousins, toutes mes cousines, Taos en tête. Je sautille, tangue, me reprends, tape des mains en tentant de suivre les rythmes impossibles. Qarbaq-qarabaq… Je distingue encore entre quinquets et ombres allongées celle de Taos la belle. Oubliées la médersa, l’école et toutes les corvées. Les cousines sont là, sollicitées sans arrêt. Taos sait que je ne la quitte pas d’un regard. Avec mes cousins je m’amuse à chaparder les rares morceaux de viande restant, sans distinction, tant l’excitation est forte. J’en garde un, sans rien leur dire, le plus gros, pour l’offrir à ma cousine aux grands yeux, ma paonne, dès qu’une voie s’offrira à moi, avant la tombée définitive du soir, demain.

* Waâda : fête religieuse pour célébrer un saint (zerda, moussem).

D’hor : Prière en début d’après-midi. Elle est la deuxième des cinq prières quotidiennes  

2009

* * *

Kanoun ou Bakalao

Nous étions en cette après-midi de juin 1958 mon ami José, sa sœur Joëlle et moi, dans la cour du numéro 8 de la rue du docteur Strauss à Oran où nous habitions. Le quartier s’appelait Gambetta. Quelques jours auparavant nous fêtions avec notre maîtresse la fin de l’année scolaire. Nous étions José et moi en classe de CE1 chez madame Congi. Bonbons et chocolat. Les parents de José et de Joëlle avaient décidé ce jour-là d’affronter les agents de l’administration et leur grand chef. En leur absence mon ami me proposa de rentrer chez lui pour jouer au tour de France avec des capsules de bouteilles, des platicos disions-nous, que nous remplissions de goudron pour les alourdir. Pour y jouer donc, nous les faisions avancer, chacun la sienne, en leur donnant un léger coup de doigt, l’index ou le majeur. « Viens, il n’y a personne ». Joëlle a préféré sauter à cloche-pied sur les cases de la marelle qu’elle avait dessinée dans la cour.

Il y avait dans leur appartement beaucoup d’objets qui m’étaient familiers, mais il y en avait d’autres qui m’étaient complètement étrangers. Ainsi une tirelire, un poste de télévision, et d’autres choses encore. Un objet posé sur la table du salon retenait soudain toute mon attention. Je m’avançais vers la elle, d’abord hésitant puis décidé. La forme de la chose me parut d’abord tourmentée, chaotique. Une spirale métallique qui m’intriguait. Je n’en avais jamais vu auparavant. Surpris par mon propre étonnement José prit l’objet entre ses doigts et le fit virevolter. La chose dansa un moment. Puis avec sa main gauche, il empoigna le manche et entreprit de le faire tourner comme on tourne une clé dans une serrure, son autre main maintenant l’autre extrémité de l’objet. Quelques instants plus tard, il planta devant mes yeux le bouchon de liège qu’il venait de libérer.  L’objet était un tirebouchon. Je le pris à mon tour entre mes doigts et spontanément, imitant maladroitement mon ami, je le mis sous le nez. Aujourd’hui encore il me revient cette odeur de vinaigre mêlée aux senteurs des sous-bois qu’exhalait le bouchon de liège transpercé par la queue de cochon métallique.

Près du tirebouchon il y avait une bouteille en verre de couleur verte. Avec peine je devinai quelques lettres posées sur l’étiquette. José dit en la fixant – l’avait-il lue ? « Seneclauze ». Je fus ébahi. Il y avait aussi un verre posé entre la bouteille de vin et le tirebouchon, un verre avec un fond rouge. Il n’était pas tout à fait vide. Je savais qu’il ne nous était pas autorisé. Nous, c’est-à-dire ma famille et moi. Je devinais que c’était du vin, ce qu’il en restait. J’en avais entendu parler, je savais qu’il était très apprécié, mais il n’y en avait jamais eu à la maison chez nous. Délicatement, après avoir pris la précaution de la discrétion, attendu que José regarde ailleurs, je plongeais deux doigts tremblant au fond de l’interdit transparent avant de les poser sur mes lèvres. J’ai reconnu l’odeur du bouchon, mais beaucoup plus épaisse, beaucoup plus repoussante, plus écoeurante. J’ai aussitôt craché, essuyé plusieurs fois les doigts contre mon pantalon et, sur le revers du bas de mon tricot, essuyé la langue, les lèvres, la bouche, jusqu’à avaler quelques fibres du pull. Tout cela pour me défaire de ce goût si étranger, si désagréable alors. « C’est pas bon pour toi » s’était contenté de dire mon ami en riant de bon cœur. Il m’avait surpris et cela l’amusait. J’étais confus et embarrassé.

Par-dessus tout, il y avait dans la maison de mon ami José, un relent particulier de renfermé, une combinaison d’odeurs étrangères à l’intérieur de notre maison. Je ne sentais pas l’odeur du kanoun* ni celle de l’encens ou de la peau de mouton. Les odeurs étaient faites de saucisson, de Bakalao*, et d’abondants parfums inconnus mélangés.  Des odeurs froides. Désagréables. Parfois elles me prenaient à la gorge et j’avais honte pour mon ami, tandis qu’il riait du remous qu’exerçaient en moi ces découvertes, de mon étonnement. Je me souviens lui avoir menti ce jour-là « je dois partir, sinon ma mère va me chercher ». Je sus plus tard que l’odeur qui m’insupportait le plus, et dont je n’osais ni lui avouer la répugnante sensation qu’elle m’infligeait ni le questionner sur son origine, était celle d’un camembert bien fait qu’on posait nu dans une assiette, sur le vaisselier. Son odeur venait se juxtaposer, s’amalgamer aux autres. Nous vivions côte à côte dans deux mondes souvent clos. Nous ne jouâmes pas cette après-midi-là aux platicos.

* Kanoun : brasero en pot de terre cuite.

Bakalao : morue séchée.

Mars 2011

* * *

Gaston, mon maître

Les lumières et les couleurs printanières inondent depuis plusieurs jours toute la région. Hier, Véro et moi sommes allés à Marseille pour acheter des vêtements. En fin de journée, il devait être dix-sept heures trente, peut-être dix-huit, nous prîmes un rafraîchissement au Petit Nice, une brasserie branchée qui se trouve sur la grande place Jaurès. Puis nous avons pris la direction du très animé Cours Julien où j’avais stationné notre véhicule. Les terrasses bondées des bars et des restaurants, mais aussi les tréteaux des bouquinistes remplis de toutes sortes de livres, occupaient une imposante partie de l’espace. Lorsque nous sommes arrivés à hauteur du premier des carrés surchargés de livres, mes yeux furent happés par un titre choc, volontairement provocateur : « L’Agonie d’Oran, 5 juillet 1962 ». Je le feuilletai, guidé par mon intuition. Véro elle, prenait des clichés. Un tel livre, au vu des quelques pages parcourues, nostalgique et revanchard à souhait – de mon point de vue – ne pouvait faire l’impasse sur la disparition de Gaston. Personnellement je comprends que l’on évoque les disparus d’Oran ou d’ailleurs. Je ne comprends néanmoins pas la malhonnêteté, le mensonge et la mauvaise fois qui consistent à travestir ou à escamoter les faits et à mettre à l’index un peuple épris de liberté, en quête d’indépendance. Mais Gaston ? il figurait bien parmi de nombreux disparus à la veille de l’indépendance, en juillet 1962. J’ai retrouvé son nom et quelques indications le concernant : « Gaston F. : habitait au 32 rue Alexandre Dumas, Gambetta. Disparu le 5 juillet 1962. Cf le témoignage de l’Écho d’Oran en Annexe 1. » Gaston devait avoir la trentaine, j’avais six ans, peut-être sept, pas plus. Gaston était fils unique de cheminots communistes à la retraite. Car il s’agit bien de lui. Le Gaston du livre est bien celui que je connus. Il enseignait le français et d’autres matières dans une école de La Sénia, un village qui se trouve à une dizaine de kilomètres au sud d’Oran. Tous les matins il quittait Gambetta pour rejoindre son établissement. Nous habitions le même grand immeuble de deux étages, au numéro huit de la rue du docteur Strauss, et non de la rue Dumas. À l’intérieur, une cour spacieuse et protectrice abritait les jeux des enfants les plus jeunes : marelles, cordes à sauter, pignols et platicos*. Deux à trois fois par semaine, dès que nous rentrions, lui de l’école de La Sénia et moi de la maternelle qui se trouve à huit cents mètres de notre immeuble, Gaston me demandait de prendre place sur un tabouret bancal et surdimensionné de la salle à manger de ses parents. Il était devenu par la force des choses, mon tabouret. « Prends ton tabouret » me lançait Gaston en me tendant machinalement le bras, pour me signifier à la fois de prendre place et de lui remettre mon cahier de classe. C’est toutefois ainsi que je comprenais son geste. J’obtempérais, certes sans joie manifeste, mais persuadé que cette personne si grande, si avenante et si gentille, qui me comblait fréquemment de sucreries et de petite monnaie, ne pouvait, par ce rituel exigeant, que me vouloir du bien.  Deux à trois fois par semaine donc, nous bloquions toute une partie de la table de la salle à manger, sans nous soucier, sans nous alarmer des désagréments que nous causions parfois à madame F. sa maman, très âgée, qui ne disposait pour elle et son mari, outre la chambre à coucher, que de cet espace convivial qui abritait le salon et la salle à manger. Il donne directement sur le couloir extérieur, qui domine la cour, et qu’empruntent les résidents de l’immeuble. Gaston et son épouse (imbibée de haine celle-là, et je ne comprenais pas qu’un homme aussi bon puisse aimer une personne aussi méchante) occupaient un appartement du même ordre à l’étage inférieur. Je tendais à Gaston mon précieux cahier à spirales et à grands carreaux. Il le prenait avec une délicatesse toute particulière qu’affectionnent les enseignants méticuleux. Ces marques dessinées en rouge sur la marge par madame Congi, ma maîtresse, m’impressionnaient. Je savais que par elles, madame Congi exprimait un avis, une appréciation du devoir qu’elle nous avait donné. Par ces signes qui m’émerveillaient, même si je ne les déchiffrais pas encore, madame Congi évaluait mes compétences. Ces courbes qui ressemblaient à des arabesques, ces lettres qui par leur enchaînement formaient des mots, et qui marquaient la toute-puissance de ma maîtresse, j’en étais convaincu, étaient énigmatiques. La plupart d’entre eux ou d’entre elles me tenait à distance et cela je ne l’acceptais pas. Gaston, lui, arrivait avec une facilité qui me déconcertait un moment, puis, en pensant « il est maître lui aussi », je trouvais tout cela ordinaire et bien dans l’ordre des choses. Par la mimique qu’il exprimait, par le froncement de ses sourcils qu’il exagérait, par le sourire qu’il arborait, ou par la quantité de travail qu’il exigeait de moi par la suite, je comprenais bien sûr que ma maîtresse appréciait ou non mon travail, mes pattes de mouches débordant d’encre. Pour ces raisons-là, parce que je n’arrivais pas à lire ce que madame Congi écrivait et parce que lui, Gaston les lisait naturellement, mais aussi parce que je trouvais injuste que mon père ou que ma mère ne disposent pas de cette capacité à reproduire et à lire ces signes, pour toutes ces raisons-là, tel un forcené, j’avais décidé qu’il en serait autrement pour moi. Les jours, les mois et les années qui suivirent je me jetais sur tout ce qui ressemblait de près ou de loin à ces choses merveilleuses qui se présentaient à ma portée. Il me fallait à mon tour, je le ressentais comme d’un besoin vital, passer de l’autre côté du miroir. Je me trouvais du mauvais côté, comme l’étaient, à leur corps défendant, mes parents. Il me fallait passer de l’autre côté, du bon côté. Passer de l’autre côté du miroir, de l’autre côté du monde. Passer du côté du monde du gribouillage au côté du monde où ces mêmes griffonnages se métamorphosent en paroles muettes, allongées sur du papier, attendant qu’une bouche les réveille. Cette possibilité de traverser le miroir m’enchantait, me fascinait. L’entêtement combiné de madame Congi, de Gaston, mes maîtres premiers, et probablement ma propre opiniâtreté, finirent par avoir raison, très modestement à l’époque, de l’obscurité de ces formes appelées lettres, de mon obscurité.

Après chaque séance je descendais de mon tabouret bancal et surdimensionné, levais des yeux souvent interrogateurs en direction de Gaston, attendais son verdict. Il y en avait un à chaque séance. Souvent en ma faveur. Alors Gaston se tournait vers le vaisselier derrière nous, tendait la main, ouvrait une grande boîte métallique à bonbons « pastilles Vichy-État », y puisait soit une ou deux sucreries, soit une ou deux pièces de monnaie qu’il m’offrait en m’adressant quelques compliments. Heureux, je filais alors chez ma mère qui m’attendait de l’autre côté de l’immeuble. La pièce unique de notre logement faisait face à l’appartement de la famille F. Je lui sautais au cou en brandissant la récompense. Alors maman était plus belle encore.

Gaston et son épouse furent enlevés le jour du cessez-le-feu par un groupe armé identifié plus tard comme appartenant à l’OAS. Je n’ai plus jamais revu Gaston.

* Pignol : noyau d’abricot

Platico : capsule de bouteille.

In La folle d’Alger, ed L’Harmattan. Paris 2012, remanié.

* * *

Le vélo vert

J’attachai mon VTT à un poteau d’une plaque de signalisation à la sortie du village en direction d’Entressen, à hauteur du rond point situé sur la départementale D 10. C’est de là, devant la caserne militaire, que plus de cent cinquante cyclistes s’apprêtent à prendre le départ de la treizième étape du tour de France. Ils doivent être nombreux ceux qui, parmi les deux mille spectateurs présents, ont des quantités d’histoires de vélo à raconter. Des histoires de vélo où se conjuguent amitié, vacances, familles… Celle qui suit est la mienne. Une histoire un peu décousue peut-être par la volonté combinée du temps qui passe et de ma mémoire qu’il importune.

J’avais dix ans. Je remontais à pas lents la rue principale de notre quartier, Gambetta, traînant la bicyclette que j’avais dérobée à ma sœur aînée qui somnolait sous l’imposant mimosa de la grande cour commune de l’immeuble, pour me venger de ses caprices. J’avançais à mon rythme sur la longue rue Nobel, la tête congestionnée de pensées plus ou moins heureuses, jusqu’au jardin de la Place Fontanel. Je pensais à ma sœur, à sa réaction lorsqu’elle s’apercevrait de la disparition de sa bicyclette, mais je pensais plus profondément et plus longtemps encore à notre père qui venait de nous quitter lui qui, le plus souvent, prenait mon parti parce que, probablement, j’étais le plus jeune de toute la fratrie : cinq frères et sœurs. Je me demandais s’il m’aurait-il défendu ce jour-là ? L’image de son vélo me revenait, comme je la revois aujourd’hui.

Mon père avait un grand vélo vert. Il ne l’abandonnait pas et moi j’aimais sa stature imposante, ses grandes roues et les sacoches en cuir dans lesquelles je plongeais souvent la main par curiosité, parfois le nez pour l’odeur : pompe, clés, burette à huile, rustines « siamoises à tirette »… Lorsqu’il en avait le temps, la force et l’envie, nous allions nous promener. Il me soulevait, puis me posait devant lui sur le cadre, rarement sur le porte-bagages à l’arrière à cause des sacoches, les pieds ballants. Un dimanche sur quatre, il m’emmenait dans l’un ou l’autre des quartiers chics de la ville : Saint-Eugène, Place d’Armes, Place des Victoires… Nous ne nous attardions guère devant leurs manèges pour enfants gâtés, leurs pêches miraculeuses, les ballons de baudruche multicolores… Nous nous contentions d’une sucrerie, un ruban de réglisse ou une pomme caramélisée achetée au vendeur ambulant. Sur le retour, lorsque la route s’assombrissait, j’aimais aussi entendre le ronron de la dynamo sur le pneu, qui me berçait. « Attatio ! » lançait-il parfois. Il suffisait de peu en effet pour que le bout de ma chaussure se coince entre la fourche et les rayons, ce qui était déjà arrivé. Nous nous étions étalés sur la chaussée, heureusement sans gravité, même si, paniqué et prostré contre un mur, j’avais pleuré une heure entière se souvenait ma mère.

Je revois encore sa blouse bleue qu’il portait tous les jours comme on porte un chapelet. Je n’ai pas le souvenir d’un autre vêtement que celui de cette blouse fatiguée d’ouvrier frigoriste rigoureux. Lorsqu’il se décidait parfois de l’enlever, le temps du repas, une impitoyable usure pointait le haut des poches, les poches elles-mêmes, les genoux. Le bas de son pantalon de Shanghai, bleu aussi, mais d’un autre ton, plus marqué. Je me souviens de chacun des ourlets de jambe était saisi à un pince-linge en bois pour ne pas être sali, pour que le cambouis de la chaîne du vélo ne les encrasse pas. J’en voulais alors à la terre entière, indifférente à la condition qui nous était imposée. Lorsqu’il en avait le temps – il prenait alors un café – mon père extrayait de la poche latérale de sa blouse bleue, aux contours râpés depuis des lustres, son journal préféré La République (grand format : 578 X 410 mm) où, quand il l’a eu plié en huit, il l’enfouissait. Bien qu’il en parcourait toutes les pages, sa préférée était celle des petites annonces. Mon père aimait les annonces classées, qu’il s’efforçait de lire. Je le vois et l’entends encore bredouiller des lignes entières d’annonces : une demande de dépannage d’un réfrigérateur Géo, Frigidaire, une offre ou une recherche d’outils, de produits : condensateurs, compresseurs, vannes, clapets, gaz réfrigérant… Lorsqu’il avait fini, il me demandait si je pouvais les lire à mon tour et cela me réjouissait de lui prouver que j’en étais capable. Ma récompense prenait la forme d’un large sourire qu’il m’adressait en posant sa main affectueuse sur ma tête. Il m’arrive parfois de me demander ce qu’est devenu ce grand vélo vert de mon père qui le rendait si fier et relativement libre.

Je remontais la rue Nobel, heureux à la pensée de pouvoir la redescendre à grande vitesse, aussitôt arrivé à la place Fontanel. Dès que je l’atteignais, j’enfourchais la bicyclette, sans crainte, heureux même, et me laissais aspirer par l’attraction de la pente de plus en plus importante jusqu’au point de départ, la rue Beauchamp, trois cents mètres plus bas. Parfois, en un autre lieu ou en celui-là même, la combinaison de la forte inclinaison, de la vitesse et du guidon devenu incontrôlable me projetait durement sur l’asphalte. Et de nouveau je repensais à mon père. J’avais dix ans.

Lorsqu’aujourd’hui me reviennent en souvenir ces temps de mon enfance oranaise, il me semble qu’une part importante de mon être ou de mon âme m’a définitivement abandonné. Cette part de naïveté, de bonheur brut et d’innocence contrariés parfois par la peine et la douleur.

À la sortie du village, à hauteur du rond point situé sur la départementale D 10, il n’y a plus de coureurs. Les derniers camping-cars s’affairent, plient bagage pour, peut-être, rejoindre Montpellier la prochaine étape du treizième tour de France. Il me reste à enfourcher mon VTT vert pour aller parcourir tranquillement quelques kilomètres à travers la forêt de Grans et l’étang de Berre pendant quelques heures.

Juillet 2005

* * *

Cette ombre silencieuse

Ce bout de terre, ce bout du monde coincé entre les Bni Merzoug, les Bni Tamou et les Bni Tadjena, de l’autre côté de Carthagène, ce confetti, ce timbre-poste, c’est Talassa le pays de ma mère aujourd’hui silencieuse. Enclavés, ces hameaux tout de poutres en ronds de palmiers et de toub*, sont unis les uns aux autres par des lianes de codes et d’us, par des liens de sang et par des zerdas*, ces fêtes tournantes prétextes aux rassemblements sains et joyeux. Taâm*, couscous, psalmodies, méchouis décharnés et lait caillé étaient convoyés à l’époque par des ombres sur leur garde le long de sentiers sinueux et cahotants récusés par toutes les cartes routières, malmenés par les va-et-vient ininterrompus des baudets, des mulets, des chèvres et des cabris, rongés par des éternités de ronces, de jujubiers et de figuiers de barbarie sur la défensive, plantés au gré du vent et du hasard des hommes sur des collines souvent colorées et odorantes, tant oubliées. Tel un voile de délivrance, les lendemains de fête, une torpeur générale s’abattait alors sur les villageois qui, déjà, se préoccupaient du lieu et de la date de la prochaine réjouissance. Elle serait heureuse ou malheureuse. Où qu’ils se trouvent, les moindres buissons, les moindres cailloux, les moindres ombres, acculés dans leurs abris, retenaient leur souffle au passage insensible et lent des jours et des nuits. Même pas une agitation, pas un murmure. Blotties au creux des vallées, les racines des lauriers roses aspiraient les rares filets d’eau des oueds ridicules et silencieux. Rien n’étonnait jamais personne. Elle est nommée Dahra cette terre de soleil, de mouches et de bourdons insomniaques et suicidaires, cette terre assoiffée, outrageusement ridée, craquelée, qu’embaument depuis toujours les parfums des lentisques et des absinthes en folie. A Dieu ne plaise, ce pays n’est pas et n’a jamais été celui des sorcières, ni celui de la magie, encore moins celui des ânes d’or naïfs, c’est une légende, mais ce pays est bien celui de mon père, de ma mère, de nos aïeux et des ancêtres de nos tribus, de nos lignées. Une terre antique. Je la revois, elle colonise mes sens. Oui, je la revois, revois ma mère aux champs, courbée comme toutes les femmes et, comme elles, oubliée. Usée et silencieuse aujourd’hui, je la revois, belle et fière comme trois quinquets Lempereur, je la revois, mais je l’entends aussi fredonner un air léger de femme heureuse, un brin espiègle, « Ma jach el-barah, ma jach el-youm, Danitou sayeh weddah ennoum… »*, chevelure de jais, frisée, imprégnée d’huile d’olive, dénouée sans ambages, ondoyant sous ses gestes aérés. Revois aussi el-graba*, les chemins, les foules assiégeant l’autocar, et mon père. Diable ou fichtre, mon père, ce jour-là, au soug es-sebt*, laissa glisser ma main. ’Heureux étions-nous d’être enfin arrivés à Ténès – la ville se trouve à une poignée de kilomètres de nos bourgades – pour le grand marché hebdomadaire, les passagers du car se dispersèrent aussitôt, pourchassés par des nuages de poussière et par un soleil de feu baignant dans un ciel bleu de mer. Usagé à l’outrance, le vieil autocar gondolé de la famille Grandella parcourait invariablement trois fois par jour dans un sens puis dans l’autre la distance entre Talassa et Ténès. Invariablement quel que fût le mois de l’année ou le jour de la semaine. Samedi il était toujours bondé et toujours conduit par le même chauffeur à l’haleine aillée, à cent lieues repérable. Il regardait droit devant, l’œil et l’oreille aux aguets, son bleu de Shanghai empestant la Bastos la plus prisée des cigarettes chez les couches populaires et indigènes fatiguées, lancées dans une intoxication mutuelle. Le type, qui ne perdait jamais une miette de paroles interdites, avait toujours une cigarette qui pendait à sa lèvre gercée. Elle y semblait collée. Normalement, ce jour-là, comme les autres, il nous déposa devant la mairie. Chassés ou poursuivis par un soleil de feu baignant dans un ciel azuré, les passagers se dispersèrent aussitôt. Il n’était pas encore 10 h ce samedi-là lorsque nous traversâmes, main dans la main, la grande place du monument aux morts, mémoire de la nuit coloniale agonisante et gardien des lieux conquis. Enivrante chaleur et pas un nuage. Une fois encore, mon père qui tenait ma main, allait à son corps défendant, m’abandonner à mon sort, pour la dernière fois. Sidi Chewel Omar, notre marabout, règne en maître sur la grande place, la tahtaha*, qui se trouve à quelques centaines de mètres de la mairie. Et, pour atteindre tahtahat Sidi Chewel Omar ben Abderrahmane nous empruntâmes le pont de l’oued Allala. Plus qu’une grande place la tahtaha est un grand espace, une esplanade surdimensionnée et immensément poussiéreuse, défiant tout autre lieu, où se côtoyaient par centaines, hommes, femmes, bêtes de somme et carrioles, sardines fraîches, seiches bienveillantes, bonbons et étoffes soudanaises bariolées, burnous, haïks, chéchias, bérets et tant d’objets hétéroclites et vains, à vendre, vendus ou troqués. L’on venait de loin à soug es-sebt, si populaire, pour espérer tomber sur ce qui faisait défaut, une clé ce jour-là pour mon père. Utopiste ou résignée, tous les sept jours, l’affluence y était telle que la nonchalance renonçait à ses droits jusqu’au lendemain. Se faufiler entre ceux qui courent vers des besoins spirituels, ceux qui se pressent vers des besoins bien matériels, ou entre les uns et les autres à la fois, était un art enfantin. Que fut devenue la main de mon père, « où est-il ? » pleurais-je. Ulysse aurait, murmurait la mémoire populaire pied-noir, caressé Ténès, belle ville adossée à la Méditerranée plus qu’à la colline. ’Hier comme aujourd’hui Ténès a toujours été plus proche de la bourgade que de la ville. Images de cartes postales, les petites bâtisses tassées et alignées comme des dominos peinturlurés, sont prêtes à plonger dans la baie bleue de la mer miroir. Enveloppés par la modernité coloniale, ces édifices occupaient des espaces cohérents, complémentaires. Richement décoré, bâti à des époques différentes, chaque groupe de maisons nargue le précédent. Et, naturellement, chaque période nouvelle s’impose un temps aux autres, avant qu’elles ne déteignent sur elle, qu’elle finisse elle-même par leur ressembler. S’insérer discrètement parmi les autres et attendre les époques suivantes. Ténès est une contrée pudique dont on a gardé si peu de son histoire mille fois agressée depuis Cartennas. Méditerranéenne, son eau est d’un bleu aigue-marine, qu’envieraient bien des contrées tropicales. Avoir tenté de figer son identité au pied de la tombe de Clarissima fémina au cinquième siècle, était une grossière tromperie. Mère, mer quelle courte mémoire ! Elle est, Ténès, la perle pudique et puritaine que notre saint poète Ibn-Amsaïb alliait à six autres villes saintes identiquement, dans un espace-patrimoine commun éternel. ‘Romaine !’ ont-ils trop vite décidé, alors qu’elle est la terre des Aguellid Juba père et d’autres, bien avant ces trésors, bien avant les Romains ! Elle est Ténès cette autre terre des ancêtres de Sheshonq et des miens, de mon père, de ma mère.

Cette ombre aujourd’hui silencieuse, plus qu’hier je l’aime. Je la revois, je l’entends hurler notre douleur, non loin de la rue du Douar M’aïn, là-bas vers le bas du bled où vécurent Isabelle et Slimène héros furtifs de Ténès dont l’histoire officielle voila la liaison. « Je n’ai plus personne, je n’ai ni frère ni père ! » Non loin, dans la multitude bigarrée, la main de mon père de nouveau glissa. Définitivement. Non loin et de tous côtés apparurent mains et têtes de toutes les formes et couleurs. Mille et une, mais pas celles de mon père. Je ne bougeai plus. La foule autour, belliqueuse, s’agitait toujours. J’accompagnais ma mère dans ses hurlements « bouya ! » Je criais à tue-tête, « mon père, mon père ! Maman ! »

Trois coups claquèrent dans l’air. Peut-être beaucoup plus. Une folle chantait « Ô mon fils, cesse tes malices, Ton père va mourir, Ô mon fils, je meurs de souffrance… »* 1956, la nuit nous était trop longue, trop obscure. Mon Dieu que de souffrances. Mon père avait disparu. Emporté.

Des années plus tard, alors qu’à ses yeux lucides j’étais encore son fils, ma mère m’offrit une clé unique.

Oyez, oyez chers lecteurs, l’objet, tombé peut-être du ciel, se retrouve sous vos yeux, ici même, sous la forme de cinquante lettres alphabétiques figurant une longue farandole. Chaque lettre de cette clé, telle une locomotive, remorque des wagons vers le futur. Et cette ombre aujourd’hui silencieuse, plus qu’hier est ma mère, plus qu’hier je l’aime. Faut-il pleurer le grondement de son silence ou le silence de sa mémoire ?

* Toub : matériau traditionnel fait de terre argileuse, d’eau et de chaume de blé…

Zerda : fête religieuse pour célébrer un saint (waâda, moussem).

Taâm : le couscous.

Ma jach el-barah… : Il n’est rentré ni hier ni aujourd’hui,/ peut-être, étourdi,/ fut-il surpris par le sommeil…

El-graba : taudis (pluriel de Gourbi).

Soug es-sebt : marché hebdomadaire du samedi.

Tahtaha : esplanade.

Ô mon fils, cesse… : complainte des Aurès des années 1920.

in Le temps d’un aller simple, Marsa, Paris 2001, retravaillé à Marseille en 2013. * * *

Le blues, Oum Keltoum et moi

Le blues, Oum Keltoum et moi

Ne vous arrive-t-il jamais d’être pris dans la nasse de ce qu’on nomme trivialement « le cafard », d’avoir « un coup de blues » ? Comment y réagissez-vous ? « Cela dépend ». Je suis parfaitement d’accord. Cela dépend de la profondeur du spleen, du degré de fragilité de notre état au moment où il s’impose à lui et des circonstances de sa manifestation. Voici ce qui m’est arrivé récemment.

Jeudi dernier, alors que je montais dans le bus et que j’interrompais une communication téléphonique pour ne pas gêner les autres passagers, ou bien était-ce au moment où, dans ce même autobus, je cédais ma place à un malvoyant, mon esprit se mit à errer.  Progressivement, sans autre alerte ni procès, un sentiment étrange m’assiégeait. Quelque chose se tissait, se tramait. J’étais pris dans quelque zone de turbulence. Le doute m’envahissait sans que je sache de quoi il retournait. Les passagers me semblaient tristes. Moi-même je le devenais. Une peine m’enveloppait sans crier gare. Je n’ai rien demandé pourtant. Il est arrivé le blues, sans même demander mon avis, alors que je montais dans l’autobus, ou bien alors que je cédais mon siège. Toc, toc, « bonjour, c’est moi. Je viens t’accompagner un moment, pousse-toi. » Et je me suis poussé, obligé. En de telles situations, nous n’avons guère la possibilité de choisir. Le cafard s’est assis en moi et m’a tenu compagnie pendant plusieurs heures. Je ne l’ai pas rejeté, je n’en avais pas les moyens. Il a attendu que j’arrive à la maison pour me souffler une idée. Mais était-elle vraiment de lui ? Aussitôt la porte de mon appartement ouverte, un souffle, impossible à définir me poussait dans le salon, vers le meuble noir près de la bibliothèque. Provenait-il du spleen, d’un elfe, d’un lutin ou d’un ange gardien ?

Je me suis dirigé vers ma discothèque, on dit cédéthèque aujourd’hui ? je ne sais pas. Bref j’ai pris un CD et l’ai introduit dans la fente du lecteur de CD de la chaîne hi-fi du salon. En quelques secondes j’ai été projeté dans mon passé, aux confins de ma mémoire. Un coup de poing n’aurait pas mieux fait. 45 ou 48 ans plus tôt dans le rétroviseur de ma vie. Fichtre, tant que ça ? « Eh oui mon cher, qu’est-ce que tu crois ? » me suis-je entendu murmurer (je n’ai rien murmuré), un claquement de doigts et pschitt. Vous verrez (si vous n’avez pas encore vu). Une vie c’est comme une Agera sur Le Dakar ou la Highway 66. Vous verrez, vous verrez (si vous n’avez pas encore vu donc).

Que disais-je ? que j’ai inséré un CD dans la chaîne à l’insu du cafard. Un CD d’Oum Keltoum. Pourquoi Oum Keltoum ? Je n’en sais rien. Je ne contrôlais pas grand-chose. J’ai pris une dizaine de CD, et c’est le sien que mes doigts ont extrait du lot. Je ne sais pourquoi. C’est Oum Keltoum que je voulais entendre. Et dans mon palais, sur ma langue, des mots salivent dans mes souvenirs amers. Al Atlal*. Il n’y avait rien de rationnel. Un geste. Et la voix. Un tremblement, des frissons, une chair de poule. Et la mémoire qui s’agite me secoue. Du cocotier ou de l’Orangina surgissent Oran, Covalawa*, Gambetta, Ellidou*.  L’humus de l’émotion qui travaille sur les sols arides de l’être déconfit.

En attendant le film, en attendant que la salle de cinéma se remplisse, c’est elle, Oum Keltoum, Kewkeb Echarq* qui nous tient compagnie. L’agitation dans la salle enfle, mais ne peut rien contre cette voix, et quelle voix…

« Aatini hourriyyati atliq yadayya

Innani outaytou Ma stabqaytou chaï’a… »*

Et les placeuses – je ne plaisante pas, dans ces années-là, à Oran, il y avait des cinémas, beaux et propres avec des placeuses, je vous l’assure  – et les placeuses qui nous installent contre un pourboire de vingt centimes ou rien (je ne m’en souviens plus très bien à vrai dire). Et les placeuses disais-je, en blouse bleue, blanche et même rose, sur un jean ou une jupe au genou, nous placent et nous font toujours la même recommandation. « Ne jetez rien par terre s’il vous plaît » – elles étaient très polies et très jolies, les placeuses. Elles n’ont rien contre les cosses de cacahuètes ou de graines de potirons grillées, mais elles ne supportent pas qu’on les jette par terre. Et cette voix inimitable, à ce jour  inégalée, divine,  

« Hel raa el Hobbo soukara mithlana

Kem Banaïna min khiyalin hawlana… »*

Dès que Abdallah le projectionniste donne le signal, on éteint une première fois les lumières. D’abord la rangée de lumières qui se trouve au fond de la salle, puis progressivement, rangée après rangée, jusqu’à les éteindre toutes. C’est l’heure des Actualités. Le brouhaha s’estompe quelque peu. Étrangement, l’obscurité décuple nos capacités olfactives. Les odeurs mélangées de chewing-gum, de cacahuète, de cigarettes comme retenues par la lumière se propagent aussitôt dans toute la salle. Le président Ben-Bella squatte le grand écran avec la foire d’Oran ou le Comité de gestion de la Coopérative Franz Fanon. Quelques retardataires se font accompagner par une placeuse. Un filet de lumière en entonnoir qu’éjecte sa lampe de poche leur montre la voie. Dix minutes et de nouveau les lumières inondent la salle. « Aaaaah ! » soupirent les impatients. C’est « Lentrac ». De nouveau l’Étoile envoûtante

« Eh toi le noctambule qui s’assoupit

Tu marmonnes ton serment et tu te réveilles

Si une plaie se ferme

Le souvenir en fera revivre la blessure… »

La blessure de notre insouciance. « Kewkew, kewkew, zerriâa… »* propose le vendeur ambulant. Abdallah descend dans la salle. En quelques minutes il vérifie les allées, les sièges et les strapontins en bois. Puis il quitte la salle pour aller se caller contre le mur près du guichet et fumer une Bastos en discutant avec tel ou tel, ou avec le guichetier qui satisfait les retardataires jusqu’au dernier. Un dinar cinquante le ticket. Les lumières s’estompent de nouveau puis disparaissent. Le brouhaha tombe raide, paralysé par les nombreux « chuuut » lancés des quatre coins de la salle qui indiquent que la fin de l’entre-acte. C’est l’heure du film : « Les dix Commandements » avec Yul Brynner (ah Anne Baxter !), ou « La flèche brisée » avec James Stewart et Jeff Chandler (ah Debrat Paget !) ou alors « La prisonnière du désert » avec John Wayne (ah Natalie Wood !) Plus on tue d’Indiens, plus on exulte ! C’était comme ça à l’époque. On nous a toujours fait croire que les hommes les plus vilains, les plus méchants étaient les Sioux, les Comanches, les Apaches, les Iroquois, les Cheyennes… Alors évidemment nous souhaitions, comme tous les gamins du monde, que les Indiens soient exterminés jusqu’au dernier. C’était la Vérité venue du Nord et dont il nous fallait savourer le contenu de chacune de ses dimensions. Comme aujourd’hui pour d’autres situations tout aussi dramatiques. Prenez les Indiens de Palestine par exemple, ils se font écharper, leurs terres sont spoliées depuis la nuit des temps et ce sont leurs colons qui couinent qu’on encense. Lorsque le film nous plaisait, on pouvait rester pour le revoir, car c’était souvent « permanent ». Une fois je suis resté cloué à mon siège pour voir et revoir un même film. C’était à L’Idéal sur la Place des Victoires, ou au Mogador sur l’étroite rue pentue, pas au Lido. J’ai vu trois fois « Spartacus » avec Kirk Douglas et Tony Curtis (ah Jean Simmons !) trois fois cent quatre-vingt-quatre minutes dans la même journée ! Nous étions heureux. Oui, nous étions heureux à quinze ans.

« Wa dahakna dahka tiflayni maân

Wa âdawna fassabaqna Dhillana ! »*

Le CD derviche dansa combien de fois ? Peu importe, monsieur spleen s’est fait discrètement la belle. Mes amis, mon quartier, une part de moi-même, disparurent, mais pas Madame Keltoum la Diva, l’Astre de l’Orient. Il me suffit d’appuyer sur la touche Play et les voilà tous réunis.

Et jeudi passa aussi.

*Kewkeb Echarq : l’Astre de l’Orient.

Al Atlal : Les Pyramides.

Covalawa : ou Cueva d’el agua. C’est le nom d’une zone située près de la jetée, au bas des falaises du quartier Gambetta, à l’est d’Oran. Jusque dans les années 60 c’était un bidonville.

Ellidou : ou Lido. Cinéma du quartier Gambetta.

Aatini hourriyyati… : Donne-moi ma liberté, lâche mes mains/ J’ai tout donné et il ne me reste plus rien
Hel raa el Hobbo… : L’amour a-t-il vu plus enivrés que nous/ Combien de mirages avons-nous construits autour de nous
Kewkew : cacahuètes.

zerriâa… : graine. Ici graines de potirons.

Wa dahakna dahka… : Et nous avons ri ensemble comme deux enfants/ Et avons couru plus vite que nos ombres.

Mai 2014

* * *

Un thé à El-Ouata

Un thé à El-Ouata

Les derniers jours de janvier s’effilochent à leur tour, paisiblement, en lambeaux ou en débris, naturellement ou au gré du Zef ou du Chergui comme tous ceux qui les précédèrent. Je me trouve dans le désert algérien. À El-Ouata exactement. Latitude 29°51’50 nord, à cinquante kilomètres au sud de Béni-Abbès. Le thé rouge que je déguste sous la tonnelle qu’ombragent de respectables bougainvilliers fleuris à faire rougir de lointains congénères mieux lotis, a le goût suave de l’immuabilité.  Pour beaucoup ici la mesure du temps est une abstraction, une fantaisie étrangère dont on se moque éperdument comme on raille les instruments – la montre ou le sablier – chargés de cette énigmatique et impossible opération.  Les éléments et les vicissitudes de la vie des hommes sont plus importants, parfois plus inquiétants, que l’horloge et le faux temps qu’elle dissèque. L’une et l’autre sont mis à distance par les hommes qui les observent avec le juste intérêt qu’ils leur doivent. Aucun sablier ne sied au temps éternel.

J’arrivai à Béni-Abbès hier en fin de journée. Je passai la nuit dans l’hôtel du Grand Erg, chambre 187.  Cet hôtel est une sorte d’îlot, très peu nombreux ici, dont les responsables – ils viennent du Nord –, par souci de « bonne gestion », ont souvent les yeux rivés sur la trotteuse et la grande aiguille qui tournent sans fin, chacune à son rythme, sous un cadran impassible. « Le petit déjeuner est servi entre 7 h 30 et 9 h » m’avait-on averti. Parmi les autochtones, nombreux poufferaient de rire. Ce matin, aussitôt réveillé je pris une douche froide avant de me rendre dans la salle de restauration pour le petit déjeuner – ce fut café au lait, khobz*, mini plaquette de beurre et confiture d’orange –, que je pris bien après l’horaire indiqué. Je saluai le réceptionniste très attentionné et me rendis au cœur de la ville, à hauteur du carrefour, sous les arcades. Les boutiques étaient ouvertes. Un marchand de journaux, des vendeurs à même le sol d’amulettes, de sandales, de bracelets et autres bijoux et souvenirs. Et un café. À droite, à quelques centaines de mètres sur l’artère principale, face au café-restaurant El-Aurès, des minibus et taxis collectifs attendent les clients. Mon intention était de me rendre à El-Bayada pour découvrir ses réputés artisans qui reproduisent à l’identique des ustensiles de cuisine en terre cuite tels qu’on les fabriquait dans les temps les plus reculés. El-Bayada se trouve à quelques kilomètres au sud d’El-Ouata. Des chauffeurs de minibus accostent les passants : « Taghit, Bechar ! », d’autres « El-Ouata ! »

El-Ouata, où je me trouve devant un verre brûlant et des dunes tout autour délaissées par les ombres, est un village offert au silence et à la torpeur, posé à cinquante kilomètres au sud de Béni-Abbès.

« À El-Ouata tu prendras un taxi » me répondit le propriétaire du minibus qui fit encaisser par son employé 80 dinars. Je m’assis au fond du véhicule, au cinquième et dernier rang, à gauche, prêt de la fenêtre. Sur ma droite un homme, vêtu d’un boubou de soie bleu et d’un chèche de même couleur mâchait une gomme. L’heure prévue pour le départ était depuis longtemps passée, mais personne ne se souciait de cette contrariété. Le véhicule démarra lorsqu’aucune place des cinq rangées de sièges n’était plus disponible, y compris les quatre strapontins du couloir. Au premier rang, deux hommes occupaient les deux sièges à côté du chauffeur. Les commentaires de l’un m’amenèrent à penser qu’il était fonctionnaire. Le deuxième, très jeune, avait en charge la vente des billets. Juste derrière le chauffeur, au deuxième rang, deux femmes discutaient. La plus jeune tenait dans ses bras un nouveau-né silencieux, emmitouflé dans une couverture en laine pourpre, complètement. Lorsqu’elle se retournait pour parler au jeune garçon assis derrière elle, je devinais les traits fins de son visage dissimulé par un âjar*. Les deux sièges de droite étaient pris par un vieux couple. Une jeune collégienne occupait le premier strapontin.

Nous abandonnâmes Béni-Abbès par l’est, par l’hôpital Mohamed Yagou. La température ne cessait de grimper. Le ciel était et demeure aussi pur que les eaux du lointain et pacifique lagon de Tetiaroa. Une traînée ridicule au loin, blanche, se lova quelque temps dans un creux de l’immensité, puis s’évapora. La route était libre. Peu de véhicules l’empruntent. Les portables ne cessaient de vibrer, de sonner, tout le long du voyage. Mélodies inconciliables. Les discussions étaient hautes et les intimités des jaseurs partagées avec les autres passagers qui ne rouspétaient pas, mais n’en pensaient pas moins : « et toi pourquoi tu es allée les voir ? Je t’ai déjà dit qu’il était inutile d’aller les voir ». Cherchaient-ils à dissimuler leur état émotionnel, leur angoisse ? Nous étions tous, j’en suis certain, tous, à des degrés divers, plus préoccupés par la conduite du chauffard qui s’imaginait à portée d’une victoire d’un rallye automobile quelconque que par le contenu imposé des échanges téléphoniques. Aucun d’entre nous n’osa rouspéter. Ceux qui téléphonaient, peut-être le faisaient-ils pour détourner leur esprit de l’inquiétude et de la peur qui l’auraient assiégé du fait de cette folle conduite ? J’eus moi-même grand-peine à prononcer ces mots à mon voisin « il roule trop vite ». Le voisin feignit l’indifférence : « Hum » fut sa seule réaction bien réfléchie. Ou complètement spontanée. Peu après le panneau qui indiquait « Béchir », le receveur descendit. Le chauffeur quitta la grande route pour se diriger vers ce village, à droite. À deux kilomètres, le hameau sorti de nulle part pointa ses premières façades ocre. Un passager descendit avec un impressionnant sac bariolé rempli d’une douzaine de baguettes de pain. Ou une vingtaine. Il ne regarda pas derrière lui, ne fit même pas un geste de bienveillance au chauffeur. Cet apparent désintérêt ne me parut pas s’inscrire dans les mœurs locales très chaleureuses, quel qu’ait pu être son sentiment d’inimitié à l’encontre du chauffeur, que néanmoins je comprenais et partageais. Le minibus revint sur sa route. À l’embranchement qu’il avait quitté, il ralentit. Le receveur reprit sa place. Dix minutes plus tard, une localité un peu plus étalée apparut. Je demandai à mon voisin si nous étions arrivés à El-Ouata. Il hocha la tête et dit : « Taansel », gêné, me sembla-t-il, par la mastication de sa gomme. Je le fis répéter. « Taamtel » fit-il en se levant, pressé sous son chèche bleu, mais je n’étais point satisfait. Il demanda de libérer le passage, pour descendre, soulagé. Lui non plus ne fit pas signe et cela me contraria. Un homme monta en articulant un « Tchalem alikum »* à l’assemblée. Il prit la place de l’homme au chèche, rota et remercia l’Invisible en faisant la main droite du front aux lèvres et en murmurant « Hamdjoullé* ». Au loin, des enfants jouaient au foot dans un mini-stade neuf de volley-ball sans gradins. L’avenue principale est bordée, de part et d’autre, de nombreux arbres. Un journal révèle : « Entamé il y a trois années, un projet permit à ce jour la plantation de 15.000 ha en brise-vent autour des périmètres de mise en valeur des terres sahariennes, à travers les daïras de Béchar, Béni Abbès, Tamtert… Ces opérations de lutte contre la désertification furent aussi marquées par la plantation de 150 ha d’oliviers et de près de 9000 ha d’espèces forestières adaptées aux conditions climatiques de la région… » Un oued sans eau traverse le village. Le pont qui l’enjambe est en travaux. A la sortie, son nom est barré d’une bande rouge. Je réussis à lire : Tamtert. Les téléphones chantaient toujours. Trois personnes dont une femme, racontaient dans leurs combinés des histoires qui nous encombraient certes, mais qui nous aidaient, car nous ne pouvions totalement les ignorer, totalement supporter la folie du chauffeur.

Le temps passa et de nouveau la fourgonnette ralentit, puis s’immobilisa. La belle jeune femme et son nourrisson – il fut silencieux ou pensif, peut-être dormit-il durant tout le transport – nous abandonnèrent à l’entrée du dernier village. Nous arrivions à El-Ouata. Le garçon qui était assis derrière elle, peut-être son jeune beau-frère, descendit aussi. Un homme les attendait. Il embrassa le jeune garçon et soulagea la femme de son sac sans la regarder. Il avançait, la main pressant celle du garçon. La jeune femme les suivait. Le terminus se trouve au centre de la daïra*, près du marché. « Tout le monde descend, Ham-waldjikum* ». Le chauffeur d’un autre minibus m’expliqua que je ne trouverai probablement pas de transport pour El-Bayada. L’objet de mon déplacement était la découverte de ce village et ses réputés artisans, à dix kilomètres d’ici. Mais « la route n’est pas bonne pour nos voitures ». Je n’irai donc pas plus au sud.

Au café du marché, je commandai un thé rouge « dans un grand verre merci ». Puis un second. D’une fourgonnette grise, un homme extrait des plantes vertes et de jeunes arbres fruitiers qu’il dépose et déploie derrière, à même la chaussée. Quelques personnes s’avancent, interpellent le vendeur. La saveur de ce thé rouge que je savoure sur cette place cernée de dunes sans ombre « Vingt-cinq dinars le grand verre », sous la frondaison des bougainvilliers écarlates est, je l’affirme, aussi exquise que la douceur de l’éternité. 

*Khobz : pain

Âjar : une voilette. C’est un tissu triangulaire, symbole de pudeur, traditionnellement porté par les femmes voilées. Il est posé sur le bas du visage, et qu’on attache derrière la tête.

Tchalem alikum ou salam alikoum : que la paix soit sur vous

Hamdjoullé ou Hamdou Allah (lillah) :  Remerciement à Dieu

Daïra : sous-préfecture.

Ham-waldjikum ou rham weldikoum : que Dieu bénisse vos parents.

El-Ouata le 26 janvier 2014.

* * *

Confettis…

Ces courts textes (confettis) sont parus en novembre 2014 aux Éditions Incipit en W. Miramas.

Préface

Alors qu’assis à une terrasse de café nous observons les passants, les monuments…, alors que nous voyageons dans un autocar ou dans un train et qu’à travers la vitre nous admirons le paysage estival ou printanier…, alors que nous nous promenons autour du lac de La Maix dans les Vosges, que nous progressons simplement sur la cime du mont de La Clusaz, avançons sur la plus haute des dunes de Béni-Abbès ou, qu’effrayés, nous observons un ours repu se dandiner sans grâce sur le bas-côté d’une route du Yukon…, une émotion fugace, une petite musique,  l’ombre de bribes d’un vers, la fulgurance d’une idée de phrase ou de texte surgit, nous presse. Peu à peu l’indicible se transforme, mue. Aussitôt, au crayon à mine ou au stylo bille, nous alignons les mots sur notre carnet, prêt à les accueillir.

À d’autres moments, dans d’autres circonstances, d’autres idées, d’autres lignes s’imposeront à nous. Dans nos calepins à spirales ou sur une feuille volante, les mots, les phrases, s’encrent. Et s’ancrent. Ils s’amoncellent. Les pages foisonnent de toutes sortent d’idées, de textes. Les marges se voilent puis disparaissent. Emportés par notre enthousiasme ou notre scepticisme, des nuits, des semaines, des mois durant, nous ne nous soucions pas des espaces blancs des pages qui se rétrécissent, pour céder plus de place à un univers que nous croyions disparu. Un univers disparu, renfloué, ranimé par la force des mots ou un monde délibérément inventé, mais – nécessairement –  construit de bout en bout avec les matériaux de notre propre histoire.

Nous continuons, nous ajoutons, rayons, modifions. Puis un jour nous marquons un arrêt pour nous interroger : « le moment n’est-il pas venu de partager, de donner à lire nos respirations, nos émotions, nos rencontres, nos futilités, nos rythmes intérieurs ? »

Les textes que je vous propose sont ramassés, courts, comme ces petites rondelles de papier que l’on se lance à l’occasion des réjouissances. Ils couvrent plusieurs univers ou champs. Certains sont récents, d’autres non.

* * *

Au 38° lacis (ou: Révétsi)

Mes grands-parents possédaient une grande ferme et avaient pour voisine une famille dont le nom était Révétsi. Ils disaient qu’ils étaient heureux. Qu’ils s’appréciaient mutuellement. La famille Révétsi était nombreuse. Les Révétsi avaient beaucoup d’animaux. Leur domaine était si grand qu’on l’appelait la ferme des animaux. Les plus jeunes de leurs enfants étaient mes amis les plus proches. D’aucuns disaient de cette famille qu’elle venait de Cartagena, de Sanaa ou de Tataouine. D’autres affirmaient qu’elle était des nôtres depuis la nuit des temps. Ces conjectures évidemment ne me concernaient point, moi qui baignais dans un présent démesuré. Ma préférence juvénile s’arrimait instinctivement à la jupe irisée de ma Révétsi, la plus belle de toutes nos voisines, de toutes mes connaissances. Elle était tout à la fois ma Mrs Dalloway, ma Nedjma, je veux dire mon étoile. Nous traversâmes ensemble notre enfance, main dans la main, dans un climat pourtant peu enclin à la sérénité.

Elle était jolie ma Révétsi. Mon éducation sentimentale se nourrissait à sa peau métissée, à son sourire naïf et à ses paroles roses. Ses étreintes maladroites enserraient mon regard dès lors qu’il s’alanguissait pesamment. Elle était polie, avenante et tout et tout, éclatante de mille feux, de mille arcs-en-ciel. Ma Révétsi était un kaléidoscope pour tout vous dire. Cela me peinait de la voir affronter seule et dans le silence, les tourments qu’infligent les dogmes. Le contexte aliénait, aveuglait beaucoup de nos semblables – et je ne m’en exclus pas malgré des circonstances atténuantes que je peux évoquer, ma jeunesse d’alors – nos semblables dis-je à la recherche d’une issue monochrome quelle qu’elle aurait été, noire ou blanche ou jaune, au détriment parfois de leurs convictions ou de l’évidence élémentaire. Elle me fit aimer le Capitaine Fracasse ma Révétsi, Moby Dick ainsi que les nuances des pastels de Cézanne et Pissarro. Elle était naturelle et directe, mais intransigeante.

Il lui était intolérable que l’on évoquât en mal ou même égratignât, ses frères, ses cousines ou ses parents, ses proches. Quelles que fussent les critiques, elle les récusait avec une grâce toute personnelle qu’elle savait envelopper dans un argumentaire choc cousu de fil d’or. Nul raisonnement adverse, avec ou sans subterfuges, ne parvenait à la cheville de ses démonstrations. À son âge, entre le rose et le rouge, entre le rouge et le noir elle fricotait avec les aventures de la dialectique sans même le moindre remord à l’ère du soupçon généralisé. Lorsque sa force, sa pertinence et sa faconde me désarmaient, je me consolais de n’être jamais seul dans l’échec, dans la chute. Mes défaites répétées me donnaient forcément la nausée. Flairant la rupture elle se ravisait modérément, atténuait ses élans et même parfois se reculait puis lançait l’un de ses mots scapulaires étoffés comme « lis ! » terme qu’elle ponctuait d’une exclamation qu’elle me plaquait aux oreilles, impérative qu’elle était, et qu’elle est encore j’en suis convaincu. « Lis ! » disait-elle, ou bien lorsque nous tentions une intimidation en meute, « lisez ! » ou en algérien « Qro ! »

Un jour, alors que mes arguments me revinrent encore une fois à la figure comme un boomerang fissuré, éclaté, mes combinaisons erratiques abandonnèrent lamentablement. Démuni, je décidai de renoncer définitivement à la partie. L’adolescence traversée, nous nous séparâmes. J’avoue que je fus – mauvais perdant – responsable de la rupture de la relation qui se tissait patiemment entre nous deux, tant bien que mal, au gré du temps et des prises de bec. Les lauriers de notre jardin commun furent coupés. Je mis à profit la liberté que m’offraient mes nouvelles connaissances qui commençaient à s’échafauder au-delà des premiers cercles spatiaux (de quartier). Lorsqu’elles se firent nombreuses et disparates, elles m’incitèrent à larguer les amarres. Ma futile jalousie s’estompait. Il demeure en moi le regret de n’avoir jamais su ou pu adopter alors l’unique défaut de Révétsi : l’intransigeance. Ou de m’y adapter. J’aurais gagné du temps.

Nous nous séparâmes donc. Je revêtis l’habit de l’étranger. Mon unique soulagement fut que je n’étais pas seul dans la confrontation achevée, définitive alors. Je m’en remis à la comédie humaine, et aux âmes mortes. Le sac à dos et quelques monnaies de singe pour uniques compagnons de fortune m’éloignèrent pour longtemps de ma vérité puérile. Je me jetai corps et âme dans le bruit et la fureur du monde tel l’Ulysse de nos rêves mythiques, de Samarkand au ventre de Paris en passant par et caetera. Plus mes désirs d’éloignement de ma Révétsi se prenaient en charge, plus je pénétrais l’univers des crimes et châtiments, plus le temps passait et plus une force intérieure inconnue façonnait minutieusement ma conscience, mon être et mon néant, irrémédiablement, tel un Rodin de Claudel otage de ses passions. Cette force me dictait les mots d’une loi que peu à peu j’assimilais. Elle m’ordonnait de revenir à ma Révétsi de mon berceau, de ma source opaline. Cela dura des années et des années au terme desquelles j’entrepris de la retrouver. Alors je cherchai, cherchai, ma Révétsi qui, évidemment, elle aussi vivait sa vie. Cette recherche de ma Révétsi, cette recherche du temps perdu ne fut pas vaine. Le serment des barbares n’avait désormais plus prise sur mes convictions débarbouillées, armées des mots mâts de ma Révétsi, des mots totems et tabous, que j’embrassai.

Les eaux coulèrent jours et nuits sous tous les ponts de l’oued Allala à Mirabeau et sous ceux de toutes les certitudes, de tous leurs messages et de tous leurs procès inhérents. Mes convictions craquelèrent de toutes parts tels des remparts argileux. Le jour comme l’ère du soupçon se levèrent définitivement alors que j’étais loin des miens, bien avant l’année dernière à Marienbad.

Lorsque je réussis à renouer les liens avec elle, ma Révétsi accepta de m’accompagner bien que nous étions physiquement loin l’un de l’autre. Elle me guidait, m’encourageait, m’ouvrait au Nouveau monde retrouvé. Dans mes solitudes souvent noctambules, devant l’affront que lançaient à mon désarroi des lignes entières de romans, j’implorais son aide. Dans ma quête quotidienne, je ne percevais pas de solution qui fasse l’impasse sur ma Révétsi.

Aujourd’hui à mon âge, j’avoue fièrement que les passions de mon âme pour ma Révétsi sont plus fortes que jamais. Elle est ma conviction, ma force, ma vie. Elle est mon salut, mon arc-en-ciel, mes fruits d’or, ma vérité métissée. Elle est ma Révétsi. Elle est là, dissimulée – comme un intrus, mais sans l’être – dans ce dédale de mots, tapie derrière le premier homme, entre le planétarium et le livre de sable… Elle s’y trouve, blottie, éclatante tels des fragments de verre colorés et patiente telle Grisélidis, la Révétsi. Plus proche que jamais. Un jour je retrouverai mon amie véritable. L’amie de toutes les innocences.

_

PS : ma Révésti m’a accompagné auprès de chacun de ces auteurs (et d’artistes) ici présents, en toute humilité :          

   

in: La petite mosquée des Inuits et autres confettis (2014)

,

Aragon sous la pluie

Décembre 1982. Razi venait de quitter l’Algérie pour retrouver de nouveau le ciel de France qu’il avait abandonné quelques années plus tôt. Naïf, il pensait qu’avec la disparition du Pharaon, la dictature s’écroulerait sur elle-même comme les cartes d’un château factice, qu’elle imploserait, que les libertés occuperaient tous les espaces. Il dut vite déchanter. Il revint donc. Il rejoignit sa famille à Clichy-sous-Bois où elle s’était installée, arrivée en éclaireur, quelques mois plus tôt.

En France le temps ne dérogeait pas à sa propre règle : orageux, pluvieux et froid en décembre. Mauvais. Et toujours vivace. C’était le prix à payer. La première semaine de novembre avait été marquée par des tempêtes qui avaient fait quinze morts dans le grand sud de la France. Il lui fallait choisir : ou le soleil radieux, l’ennui à mourir et les chaînes aux chevilles là-bas, ou le sale temps quasi permanent et des tonnes d’air frais ici – quoique. Programmé dix, quinze fois par jour par la plupart des radios, libres ou non, Supertramp inondait tous les foyers, Oh no, my love’s at an end. Oh no, it’s raining again. Too bad I’m losing a friend. Oh Oh ! Lalalalala, alala !… et les luttes finales emplissaient de joie tous les cœurs carmin. Razi avait retrouvé de nombreux amis d’université et d’autres, tous engagés pour une vie meilleure. 1981 n’avait pas encore, dans nos esprits bleus, ouatés, révélé toutes ses roses promesses. 1982 agonisait. Une nouvelle année frappait aux portes, exactement comme en ces jours de 2012. Trois décennies déjà. Quelques semaines avant le grand saut, d’Oran il avait contacté ses anciens employeurs français, ceux des années fac : Étudiant le soir dans la bouillonnante et révolutionnaire Vincennes, facteur infernal la journée chez Vit’ Courses. Alain L. et Martine B. l’accueilleraient les bras grands ouverts. Ils s’appréciaient et avaient gardé de bonnes relations. Dès son arrivée ils l’embrasseraient, puis l’embaucheraient.

Ultimes jours donc du dernier mois de l’an 1982. Ils étaient sombres. Le ciel était souvent gris et bas. Très bas. Pas merveilleux du tout et l’Avenir radieux avait dévoilé la nuit orientale. On chantait it’s raining again. Too bad I’m losing a friend… Ce jour-là précisément, il pleuvait à verse. Plié sur sa mobylette, Razi traversait à vive allure les arrondissements de Paris, du 16° au 20°, pour distribuer à temps un pli attendu du côté du Père-Lachaise. En passant devant la place du Colonel Fabien il aperçut un immense drapeau rouge qui frissonnait, semblant fendre l’immeuble du PCF qu’Oscar Niemeyer avait tant peiné à dresser. N’était-il pas noir ?

Le siège du PCF en 1982_ Place du Colonel Fabien – Paris 19° _ Photo DR

Il ralentit. Cet immense étendard et l’emblème national il les avait vus à la télévision. Quelques jours auparavant. Le 24 du mois. Les médias nationaux et étrangers s’étaient donné rendez-vous : « Louis Aragon est mort », « L’intellectuel, poète et romancier engagé s’en est allé ». Le poète aimait à dire qu’il démissionnait chaque soir du Parti et qu’il y réadhérait chaque matin. C’est ce qu’il fit, jusqu’au dernier, depuis cinquante-cinq ans, depuis Traité de style. Même s’il lui arrivait de douter de lui.

Dès l’annonce de sa disparition, de nombreux militants du Parti, mais pas seulement, des centaines, des milliers de personnes se déplaceraient jusqu’à la place du colonel Fabien, autour de la grande bulle blanche, faisant du coude devant le catafalque pour rendre un dernier hommage à cet incontournable géant, « ce génie de la création, cet artisan de l’avenir » clamerait Georges Marchais dans son oraison. Mais celui-ci ne dirait pas tout. Il y avait bien sûr des hommes politiques, des communistes naturellement, mais aussi de nombreux autres, d’autres coteries, comme Jack Lang, Jacques Attali, (la faucille n’était-elle pas alors aux commandes du pays auprès de la rose ?), des artistes comme Juliette Gréco, Jean Ferrat, mais surtout des milliers d’anonymes. « Il ne faut pas amputer l’homme d’une des dimensions de son existence » avait dit dans son éloge, Pierre Maurois.

Aragon était parti, abandonnant sur le quai de la gare des milliers d’hommes et de femmes, le regard hagard, agitant des mouchoirs humides. L’après-midi du 24 décembre, Il serait inhumé dans sa propriété de Saint Arnoult-en-Yvelines, au bord de la Rémarde, auprès d’Elsa Triolet dont il avait été fou évidemment, « dans la plus stricte intimité ».

Ce jour triste et mouillé de décembre, ce devait être le 28 ou le 29, sur sa Motobécane bleue, à hauteur du bar Le Brasilia et de la grande bulle blanche, Razi ralentit et porta une main en visière comme on protège les yeux ou comme on salue. Mais il lui fallait poursuivre sa route. Il avait un courrier à délivrer au plus vite contre quatre bons représentant quelques dizaines de francs correspondant au prix de la course. Il continua son chemin. Derrière lui la blancheur de la Bulle et la Bulle elle-même s’éloignaient.

Le fourvoiement

Il n’y est jamais retourné, car « nous avons vu faire de grandes choses, mais il y en eut d’épouvantables. » Et c’est cette dimension de l’homme que Razi aurait aimé retenir et qu’il retiendrait, sa dimension artistique. Son humanisme. Le poète. Pas les zones troubles (red radical) de l’idéologie qu’il avait côtoyée et défendue les yeux mi-clos, cerné tant à la fois de certitude et de doute. Sur sa mobylette bleue, Razi fixait l’horizon le cœur trempé. Il fredonnait en pensant aux lendemains : it’s raining again. Too bad I’m losing a friend. Oh Oh ! Lalalalala…

Décembre 2012

Vous avez reconnu Razi

___________________________________________

VIDÉO 1

CLIQUER ICI POUR ÉCOUTER SUPERTRAMP « IT’S RAINING AGAIN »

(les paroles, à lire plus bas, après celles d’Aragon)

___________________________________________

VIDÉO 2

CLIQUER ICI POUR ÉCOUTER « LES YEUX D’ELSA » par JEAN FERRAT

___________________________________________

LES YEUX D’ELSA

Tes yeux sont si profonds qu’en me penchant pour boire
J’ai vu tous les soleils y venir se mirer
S’y jeter à mourir tous les désespérés
Tes yeux sont si profonds que j’y perds la mémoire
À l’ombre des oiseaux c’est l’océan troublé
Puis le beau temps soudain se lève et tes yeux changent
L’été taille la nue au tablier des anges
Le ciel n’est jamais bleu comme il l’est sur les blés
Les vents chassent en vain les chagrins de l’azur
Tes yeux plus clairs que lui lorsqu’une larme y luit
Tes yeux rendent jaloux le ciel d’après la pluie
Le verre n’est jamais si bleu qu’à sa brisure
Mère des Sept douleurs ô lumière mouillée
Sept glaives ont percé le prisme des couleurs
Le jour est plus poignant qui point entre les pleurs
L’iris troué de moire plus bleue d’être endeuillé
Tes yeux dans le malheur ouvrent la double brèche
Par où se reproduit le miracle des Rois
Lorsque le cœur battant, ils virent tous les trois
Le manteau de Marie accroché dans la crèche
Une bouche suffit au mois de mai des mots
Pour toutes les chansons et pour tous les hélas
Trop peu d’un firmament pour des millions d’astres
Il leur fallait tes yeux et leurs secrets gémeaux
L’enfant accaparé par les belles images
Écarquille les siens moins démesurément
Quand tu fais les grands yeux je ne sais si tu mens
On dirait que l’averse ouvre des fleurs sauvages
Cachent-ils des éclairs dans cette lavande ou
Des insectes défont leurs amours violentes
Je suis pris au filet des étoiles filantes
Comme un marin qui meurt en mer en plein mois d’août
J’ai retiré ce radium de la pechblende
Et j’ai brûlé mes doigts à ce feu défendu
Ô paradis cent fois retrouvé reperdu
Tes yeux sont mon Pérou ma Golconde mes Indes
Il advint qu’un beau soir l’univers se brisa
Sur des récifs que les naufrageurs enflammèrent
Moi je voyais briller au-dessus de la mer
Les yeux d’Elsa les yeux d’Elsa les yeux d’Elsa

Louis ARAGON


(in : www.parolesmania.com)

______________

* * *

SUPERTRAMP : It’s Raining Again

Oh, it’s raining again
Oh no, my love’s at an end
Oh no, it’s raining again
And you know it’s hard to pretend

Oh no, it’s raining again
Too bad I’m losing a friend
Oh no, it’s raining again
Oh will my heart ever mend

You’re old enough some people say
To read the signs and walk away
It’s only time that heals the pain
And makes the sun come out again

It’s raining again
Oh no, my love’s at an end
Oh no, it’s raining again
Too bad I’m losing a friend

Na na na na na na

Come on you little fighter
No need to get uptighter
Come on you little fighter
And get back up again

It’s raining again
Oh no, my love’s at an end
Oh no, it’s raining again
Too bad I’m losing a friend

Na na na na na na
Na na…

In : musixmatch-com

__________________________________

CLIQUER ICI POUR LIRE UN AUTRE ARTICLE, LA MAISON D’ELSA TRIOLET

_________________________________

C’était avant le téléphone portable

Vous vous souvenez ? c’était avant le téléphone portable.

« L’Union internationale des télécommunications (UIT) indique que 4 milliards de personnes sont abonnées à un service téléphonique (1,27 milliard d’abonnements à des lignes fixes, et 2,68 milliards de lignes d’abonné mobiles ». La lecture de cette information m’a plongé spontanément dans l’époque où le téléphone mobile grand public n’existait pas, l’époque de mon adolescence, celle de mes vingt ans (au début des années 70) et jusqu’aux premières années de la décennie 90 ! Je me souviens comme nombre d’entre vous de cette période où le « portable » (on dira aussi ne sachant pas encore trop : « mobile »), cette période disais-je où le « portable » était encore à inventer (à commercialiser à grande échelle, car il existait bel et bien dans des centres de recherche par exemple où dans certaines organisations). Je me souviens de la forme de l’ensemble, arrondie ou anguleuse, du combiné en bakélite (le plus souvent noir, mais gris aussi, blanc, orange ou rouge…) Je me souviens du cadran du téléphone (chiffres et lettres : 2 abc- 3 def- 6 mn- 7 prs etc.) et du bruit caractéristique qu’il causait au moment de composer un numéro, lorsqu’on glissait notre doigt dans la fente ronde correspondant au chiffre du numéro et qu’on la tirait complètement à droite. Je me souviens des attentes infinies à la poste. Je me souviens de l’opératrice au bout du fil (qui parfois écoutait les conversations, surtout les plus intimes) qui ne comprenait pas que j’insiste pour avoir mon numéro de téléphone à l’étranger. Je me souviens des grésillements insupportables et des fritures qui allaient avec. Je me souviens de la facture incontrôlable des PTT d’Oran. C’était hier et pourtant déjà bien longtemps. Je me souviens de l’obligation de rester à la maison car tel jour – jamais certain –, nous attendions un coup de fil d’une importance première ou majeure. Je me souviens des appels en PCV. Je me souviens des suspensions de ligne (rarement clôture) pour cause d’impayé et du temps et des démarches compliquées à entreprendre pour la rétablir. Je me souviens de l’obligation – pour appeler tel ami ou tel cousin qui ne disposait pas de l’ingénieux sésame –, l’obligation de téléphoner chez des voisins de cet ami ou de ce cousin, les déranger eux ces voisins et le faire se déplacer lui l’ami ou le cousin (nous osions). Je me souviens de certains voisins qui venaient chez nous téléphoner fréquemment et qui laissaient toujours une ou deux pièces, mais parfois rien. C’étaient nos voisins. Je me souviens de ces communications qui ne nous étaient pas destinées et la rage de la personne au bout du fil lorsqu’elle s’entendait répondre « vous faites erreur ! » et s’apercevait donc que le système ou le mystère de la technique avait raté sa cible (les lignes, très alambiquées, devaient se croiser). Je me souviens des fils qui s’entortillaient, formant des enlacements infernaux presque vivants qui faisaient le bonheur du chaton ou de rongeurs invisibles. Je me souviens de la sonnerie unique et infernale elle aussi qu’on nous imposait (+ pour augmenter le son et – pour le diminuer). Celle-là même qui chatouillait ou perturbait l’oreille de l’inspecteur Antoine du Quai des Orfèvres de Clouzot. N’était-ce pas celle de Maigret dans l’affaire Saint Fiacre ? A moins que… ? Je me souviens de l’empressement que nous avions parfois à vouloir téléphoner au moment même où quelqu’un d’autre, un frère, une sœur, s’y engageait. Je me souviens du cadenas frustrateur qui nous interdisait nous les adolescents d’avoir accès au téléphone (répondre oui, composer non). Les parents seuls détenaient la clé. Je me souviens. Vous vous souvenez ? C’était le temps avant le téléphone portable. C’était au temps des lectures de Blek le Roc et de Perec, sous la couette (el- frèch).

Mai 2010 (retouché en mai 2016)

Je suis révolté

Cliquer ici pour lire in Algeria Watch

Je suis révolté contre les carnages des populations libanaise et palestinienne que perpétuent impunément les hordes barbares de l’Etat hébreu. Je suis indigné au-delà des mots contre l’injustice que subit toute la population d’un pays indépendant, le Liban, du fait de l’Etat juif, mais aussi celle des populations palestiniennes pour avoir voté démocratiquement (avec certification occidentale). Je suis révolté par la solidarité directe ou tacite des pays occidentaux aux terroristes israéliens. Je suis révolté par la lâcheté sans fin de nombre de dirigeants corrompus de pays arabes avec à leur tête ceux d’Arabie Saoudite, premier des soutiens traditionnels à la politique impérialiste étasunienne. Je suis révolté par tant d’hypocrisie de nos amis politiques anticolonialistes français de gôche. Je suis révolté par le silence médiatique français complice, hormis deux ou trois exceptions, qui se contente d’énumérer les cadavres arabes sans analyser dans le fond la genèse du conflit Israélo- » Arabe  » et de ce qu’à long terme Israël vise dans la région. Ces mêmes médias qui s’empressent de commémorer en moyenne une fois par semaine (cela peut aisément se vérifier) à tour de rôle, tel ou tel événement lié à la seconde guerre mondiale  » afin que nul n’oublie  » faisant ainsi obstacle à quiconque s’aventurerait dans la critique de l’Etat colonial sioniste, au nom d’un passé encore inexpurgé. Je suis révolté par ma propre impuissance. Nous sommes très nombreux aujourd’hui à nous sentir par la force des choses très proches du Hizb-Allah libanais et plus encore dans le monde à penser que cette incommensurable injustice faite aux populations du Sud et notamment depuis un demi-siècle aux palestiniens ne peut demeurer indéfiniment impunie. Nous exprimons notre révolte par la plume ou par des marches, mais une minorité elle, radicale, nourrie par un désespoir quotidien plongera à coup sûr, dans les bras de Ben Laden et de ses émules, jusqu’au-delà de la mort et sans discernement car pense-t-elle, telle est l’unique issue à l’injustice de l’Occident. Alors seulement celui-ci se posera de nouveau La question :  » mais pourquoi ?  » Comme en 2001.

Ahmed HANIFI, formateur. Marseille, le 20 juillet 2006.