IDIR est parti

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LIBERTÉ, 6 mai 2020

Contribution

Puissions-nous un jour guérir comme Idir

Qui est Idir ? Un artiste qui prouve ce que  le  pays, dans ses radicalités, ses errances et ses  angoisses  désapprouve  cycliquement : un- que l’universalité n’est pas la perte de soi, ni de la traîtrise aux siens. Deux- que l’altérité n’est pas une menace, ni une invasion, ni une  exclusion. Au-delà de  la  blessure  coloniale, on peut aller vers le monde et le rencontrer. Trois- l’amazighité n’est pas un enfermement sur soi, une compensation idéalisée des malheurs subis, ou une identité  bâtie  sur  le  rejet de  l’autre  parce  qu’on a  été  rejeté, la supériorité infantile parce qu’on a été injustement écrasé.  

L’Algérie est un pays obsédé par l’union, l’unicité, l’uniformité. On le sait, on le vit.  Paradoxalement, cette obsession cultive en soi son contraire, ses diables intimes. De tout ce qui fait les grands courants idéologiques de cette terre malmenée, chacun, chaque famille politique ou culturelle, a tenté de faire son monopole à un moment ou un autre.

Cela nous a divisés, tués, éparpillés sur le chemin du développement  et  du bonheur et nous a dressés les uns contre les autres comme si, pour vivre, nous avions besoin de faire la guerre et de la refaire même à huis clos, même entre nous, même dans le ventre de nos mères, même avant de naître. Voilà donc que de l’islam, nous avons fait de l’islamisme. “Je suis Allah”, remplace Dieu, je suis l’islam  remplace une religion  et  je  suis la vérité, ce qui permet tous les massacres. 

Mais  ce  n’est  pas  la  seule  accaparation : nous  avons  sur  le  dos  ceux  qui  ont monopolisé   la  mémoire  de  la  guerre  d’indépendance, “la  famille révolutionnaire”, le “je  suis  les chahids, le  moudjahid, son fils, sa  fille, son petit-fils”… etc. Et ceux qui ont tenté de définir l’amazighité par l’exclusivité, “la famille identitaire”, celle qui croit que les racines sont aussi un monopole pour  fonder une  supranationalité, une algérianité  meilleure que celle des autres, une caste ou une race.

Faut-il  faire l’inventaire des malheurs subis et des occasions ratées à cause de ces radicalités sans issues ? Faut-il tout  rappeler de ce que nous  avons perdu comme vies, comme  temps  à vouloir les uns jouer à Dieu, les autres aux martyrs et les  derniers aux ancêtres ? De tous,  personne n’a essayé de jouer le rôle de nos enfants à venir. Ni a endossé leurs chairs fragiles.

D’où  Idir,  son  beau  visage  qui  fait  l’effet  de  la  mer  calme  et  voyageuse. Car c’est une vie qui a donné du sens à la vie. Une seule de ses chansons, avant tant d’autres, nous a ouvert au monde et a prouvé que l’universalité ne nous tue pas mais nous honore, nous fait participer au reste  de  l’humanité  et ne nous dissous pas dans l’indistinct ou la traîtrise. De cette conviction profonde, l’homme eut le don d’un visage reposé, serein et en paix.

Les traits d’un homme tourné vers l’avenir. Ce qui nous manque cruellement ; ressembler à cet homme et comprendre qu’il y a une voie pour la guérison et que  mieux  que  les  militantismes  haineux,  les  vanités  reconverties  en radicalités, le ghetto sublimé ou la nation hiérarchisée, il y a l’éloge à faire de la vie. Une guitare est allée plus loin que mille marches. Elle vaut dix mille discours.

Bien sûr le malheur fut long et coûteux mais le martyr autorise-t-il  à  regarder l’autre  comme il  vous  regarde ?  Permet-il  de répondre à une exclusion par une exclusion ? À rêver d’une séparation à cause  d’un rejet ? Faut-il  faire de la douleur une caste et un repli et une illusion de supériorité sur les autres ? à force de cultiver la différence n’a-t-on pas cultivé la solitude ?

Voilà que la mort d’Idir nous rappelle la vie riche : il est possible  de guérir et d’avancer, conquérir, créer au lieu de tourner en rond  autour des  tombes et des vérités mortes et des blessures. Voilà l’homme qui a compris  que  si  la Kabylie  a  défendu  l’amazighité  elle peut  aussi  la  tuer  en  l’enfermant, la séparant, en la dégradant en haut-parleurs, en une muraille, en emblèmes, ou un regard de mépris donné après le mépris subi. 

Le gardien d’un trésor a-t-il le droit de s’en faire propriétaire ? Nos  meilleures enfants savent que l’amazighité est une nation, que la Kabylie est une région, entre dix ou mille autres. Idir a prouvé que cette amazighité est un univers et une universalité. On ne se souviendra pas de ses insultes car il n’en a pas proféré. Ni  de sa  théorie  raciale, car  il  n’en  a  pas  eu. Ni d’un militantisme méprisant et haineux, car il n’en a pas fait métier.

Ni d’une obsession du  martyr ou d’une fixation sur la douleur car il a vu plus loin. Son algérianité a été  la meilleure : elle  n’a  été  ni régionaliste, ni  de caste, ni autonomiste, ni victimaire, ni complotiste, ni traître, ni de souche, ni enfermée, ni exilée, ni amnésique, ni religieuse, ni fantasmée.

Son algérianité  est  possible pour tous. À la fin, dans sa tombe, c’est lui qui doit faire ce vœu  que “puissions-nous  un jour, enfin, vivre et  se reposer en paix”. Bâtir l’Algérie au lieu de la chercher dans les tombes ou dans le ciel ou dans les montagnes. Car lui il a su le faire, de son vivant. 
 Par : Kamel DAOUD

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