Tebboune répond à des questions…à des questions…

Point de vue : Un journalisme du consentement Ma lecture de l’interview du président Tebboune

Par Salah Guemriche(*)


J’ai lu, assez tard, l’imposante interview du président Tebboune dans Le Point. Et j’ai du mal à écrire : «l’interview que le Président a accordée» Tout journaliste professionnel, habitué à mener un entretien, aura le même ressenti, la même impression : rien ne dit qu’il s’agit d’une interview en live. Je n’affirme pas, je dis bien : «ressenti». 

Bien sûr, les deux interviewers furent reçus par le Président sur les lieux qu’ils ont pris la peine de décrire dans un style Petit Futé, pour faire entrer leurs lecteurs sur la place, à l’instar d’un cameraman introduisant ses téléspectateurs jusqu’au studio où doit se dérouler l’émission. Vous l’aurez compris, je ne parle pas du fond. Mais de la forme. 

Sur le fond, je soulignerai deux points. 

1. D’abord, et que cela plaise ou non : force est de reconnaître que le Président algérien s’en est bien tiré, et même très bien tiré. Certains mauvais esprits (sic) diront «trop bien tiré». Mais s’il s’en est si bien tiré, n’est-ce pas «à l’insu du plein gré» des interviewers ? Bien sûr, le Président n’a pas manqué de se camper en Algérien qui se respecte dans la distinction quand ce n’est pas dans les superlatifs : «L’Algérie a été le premier pays à imposer les tests dans ses aéroports.» Et «aucun pays au monde (n’aura rapatrié) autant de ses ressortissants, et aux frais de l’Etat !» ; «L’Algérie a commencé à vacciner en janvier, avant tous les pays africains».  

2. Ses réponses sont structurées, cohérentes, et il se paie même le luxe (ça, c’est générationnel) de citer Corneille en invoquant le Cid, au moment où le comte réplique à Rodrigue venu le défier : «Qui t’a rendu si vain / Toi qu’on n’a jamais vu les armes à la main !» La citation, un demi alexandrin, suivi d’un deuxième alexandrin, dans la bouche de M. Tebboune, vise les partis qui appelèrent au boycott de l’élection présidentielle. Il s’est quand même gardé de citer le premier hémistiche du premier alexandrin : «Te mesurer à moi !»  Modeste, le Président algérien, ou beau joueur ? Cela ne l’empêche pas de citer un autre «tragédien» de son panthéon personnel, Boumediène, qui avait lancé à Giscard d’Estaing : «Les Algériens veulent bien tourner la page, mais sans l’arracher !»

Journalistes dûment apPointés, «Avez-vous donc une âme…»

Je parlais donc de la forme. Et je précise mon impression : autant les réponses sont structurées et bien pesées, autant les questions me semblent «téléphonées», sans réactivité. À aucun moment les interviewers ne relancent l’interviewé ; à aucun moment une réponse ne suscite une invitation à développer, comme par exemple lorsque le président Tebboune dit : «Ce n’est pas le Hirak originel. C’est très hétéroclite.» Il ne vous vient pas à l’esprit, journalistes dûment apPointés, de demander : «Hétéroclite ? Vous pouvez être plus précis, Monsieur le Président ?» Ou quand votre distingué hôte vous dit, à la fin d’une question sur Rachad et le MAK : «Face aux appels à la violence, la patience a des limites.» Cela ne vous intéresse pas de savoir si le dépassement desdites «limites» pourrait mener au-delà de la simple incarcération, surtout après que le HCS a classé les deux mouvements comme «organisations terroristes» ? Et quand il vous répond, «ma famille et moi en avons payé le prix», vous, envoyés très spéciaux d’un grand magazine, vous ne voulez pas savoir quel a été ce prix» ? Non. Par souci du protocole, peut-être ? Mais depuis quand la presse-magazine de France se soucie-t-elle de la bienséance, quand elle a affaire à des chefs d’Etat africains ? 
Et le plus incroyable, c’est que voilà deux journalistes qui écoutent leur interviewé parler à la légère d’un de leurs confrères incarcéré pour avoir «joué avec le feu», et ces journalistes n’y trouvent rien à redire ! Là, on n’est plus dans le manque de professionnalisme, mais dans la complaisance assumée, voire dans le consentement ! Ce qui, somme toute, n’étonne pas quand on travaille pour un des magazines dont la ligne éditoriale est formatée par ce que Noam Chomsky a appelé très justement «La Fabrique du consentement»(1). Et quand on sait que le même éminent linguiste avait déclaré dès 2001 que «le gouvernement algérien est l’un des plus vicieux de tous (les gouvernements de la région Moyen-Orient/Afrique du Nord»), je me demande ce qu’il penserait à la lecture de cette interview !…  

Pour revenir à la forme, je dirai que ce long entretien manque d’âme, au sens étymologique de «vie» (anima), ou plutôt est vidé de toute espèce d’âme. Et pourtant, cela s’apprend dans toutes les écoles de journalisme, le comment donner vie à son reportage ou, en l’occurrence, à une interview !… 
Au fait, sur quel autre support le journalisme d’aujourd’hui manque-t-il singulièrement d’âme, si ce n’est dans la presse numérique, dans ses interviews réalisées par mails ? Seuls des professionnels pragmatiques, mais esprits libres et libres de toute allégeance, peuvent donner à leurs entretiens l’impression d’avoir été menés en live. Et sans mystification.

Un dernier point, qui m’intrigue… Tout à la fin de leur introduction, les envoyés spéciaux écrivent : «Abdelmadjid Tebboune demande à mener l’entretien sans la présence de ses équipes.»  Et pourquoi, donc ? Je ne demande pas pourquoi le Président a tenu à se passer de «ses équipes», mais pourquoi lesdits envoyés spéciaux ont-ils tenu à le préciser ? Et que faut-il comprendre ? «À l’insu de leur plein gré», oui. 


S. G.

(*) écrivain algérien — tout court, et c’est déjà beaucoup ! Ancien journaliste, je vis en France depuis 45 ans. Parmi ma quinzaine d’ouvrages : Algérie 2019, la Reconquête — les six premiers mois du Hirak, textes et photos (Orients-Editions 2019) ; Chroniques d’une immigration choisie (L’Aube, 2019) ; Alger-la-Blanche, Biographies d’une ville (Perrin, 2012) ; Abd er-Rahman contre Charles Martel – La bataille de Poitiers (Perrin, 2010) ; Dictionnaire des mots français d’origine arabe (Seuil, 2007) ; Un été sans juillet – Algérie 1962 (Le Cherche-Midi, 2004) ; L’homme de la première phrase (Rivages/Noir, 2000). 

1) Noam Chomsky et Edward Herman, La fabrication du consentement : De la propagande médiatique en démocratie (Contre-Feux-Agone, 2008).

__________

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Résoudre : *
16 ⁄ 4 =