Littérature algérienne: « Liberté » lui ouvre grand ses pages

Par Adlène MEDDI, le 23-09-2021

La littérature, pour moi, est un double en un : la lecture et le texte, l’auteur et le lecteur, le contexte écrit et le moment de la lecture, l’œuvre et le temps. Surtout, la littérature n’est ni une mission, ni un message, ni un “engagement” dans le sens folklorique ou journalistique. 

La littérature permet de transcender le réel, le dépasser tout en l’incarnant sous d’autres angles : je peux regarder Alger en étant (en lisant) Borges (ou son narrateur qui est un autre Borges) parlant de Buenos Aires ; ou boire mon rosé avec Malek Haddad en espérant la gazelle. 

La littérature, comme les fameux Livres saints, propose une approche esthétique radicale de l’Histoire et des humains ; une manière de nous rattacher entre nous et nous lier à nos obscures origines : en cela, la littérature est une forme de généalogie rebelle, une histoire parallèle à la grande Histoire avec un grand “H”. 


Le roman, la poésie, la nouvelle n’ont pas “d’intérêt” dans la société. Ils en font partie comme le syndicat, le crime ou l’urbanisme. C’est une sève qui nourrit la société en imaginaires et en possibles, une manière d’être dans la société sans y être vraiment grâce à ce moment de partage avec l’auteur qu’il soit algérien ou d’ailleurs, ou Algérien d’ailleurs. 


La littérature, pour moi, est un double en un : la lecture et le texte, l’auteur et le lecteur, le contexte écrit et le moment de la lecture, l’œuvre et le temps. 

Car en écrivant ou en lisant (ou/et les deux à la fois) on se connecte à l’Autre, à l’autre temps, passé ou futur, à l’instant et à l’inexistant, banalisant ces téléportations si extraordinaires au fond, nous permettant d’être en humanité, en nous, chez les autres, dans les autres et, surtout avec les autres. 
La littérature n’est pas un loisir culturel, ni un loisir tout court, c’est comme le sang ou l’État, ce que l’on ne voit pas à la surface de l’émulation sociale mais qui est tellement là, au fond de nous. Elle est essentielle et non ressentie, une pesanteur de l’esprit et des vies de tous les jours : quelque chose en nous. Dedans. Et tellement vers l’Autre. 

La littérature c’est aussi l’acte dans le silence de la solitude de l’écrivain et de celui du lecteur. “Penser, c’est oublier des différences, c’est généraliser, c’est abstraire”, disait Borges. Écrire est une manière de s’annuler pour être l’Autre et mourir dans le magma des multitudes d’hier, d’aujourd’hui et de demain. Une solidarité sans ONG ou publicité, gratuite et profonde envers les humains qu’on dépeint et envers le lecteur qui regarde, déjà, par-dessus notre épaule durant l’acte et le silence de l’écriture. 
La littérature est une mort : moment orgasmique de l’organe de l’esprit, qui nous propulse comme entité entière et consciente dans le néant de la page blanche qui devient univers, humains, histoires, sentiments, couleurs du ciel ou vagues d’océan, scène de ménage pathétique ou bombardements nourris aux confins du Laos. 

Mourir en ce moment solitaire, emmitouflé dans le silence et le fracas à la fois de la page qui se noircit et des destins couchés sur le papier ou l’écran de l’ordinateur. 
Surtout, la littérature n’est ni une mission, ni un message, ni un “engagement” dans le sens folklorique ou journalistique. “Les écrivains n’ont jamais modifié le sens de l’Histoire, l’Histoire qui est assez grande dame pour savoir se diriger toute seule. Les écrivains, les romanciers et les poètes, les artistes en général ne sont que des témoins, des témoins et des épiphénomènes”, écrivait Malek Haddad. Et encore ! Témoins, s’ils le veulent. Loin des injonctions conjoncturelles et des procès du moment. Un écrivain écrit car son métabolisme le lui impose, ni “l’étape” (al-marhala, dans l’acceptation des créatifs arabes des années 1960-1980), ni Dieu, ni “l’opposition”, l’Église, les copains, les amants ou monsieur le chef de daïra ! 

Donc la littérature est, selon moi, aussi la liberté. En tant qu’auteur ou que lecteur – ou de quelqu’un qui en parle ou suit l’actualité foisonnante de l’écrit, nationale ou mondiale – elle me permet de m’affranchir du moment, du sol, de moi-même pour oser la forme et l’esthétique, le sens inné poétique, la transparence et les “ombres” (dhilal el-kalimat) de la langue pour dénuder émotions, tabous et autres dangereuses implications – comme l’amour. 

La liberté de se défaire de soi tout en étant soi : j’imagine dans une scène, dans 1994, le massacre des Ouffia sur les bords d’oued El-Harrach en 1832 et je n’y suis pas tout en y étant. Je vois le sang sur les galets (qui par leur aspect rugueux donne le nom d’El-Harrach – ah’rech), et j’entends les cris des assaillants et des derniers résistants sur les flancs glissants de l’oued et je suis là, avec vous, nous, là, au XXIe siècle, tout en constatant le massacre et l’extermination que seuls les mots, la langue peut rendre alors que l’écrit prolonge et fixe en un seul mouvement le massacre et les derniers soupirs de ces aïeux suppliciés. En cela, la littérature nous fait mériter, arracher en douceur — la douceur de l’acte d’écrire ou de lire — notre statut d’héritiers des Écritures, de Babylone à La Mecque. L’acte double, écrire et lire (et en parler, d’où l’importance des rencontres littéraires ou des échanges plus intimes) reste la technologie la plus avancée – mieux que les satellites ou les réseaux a-sociaux) pour faire communauté humaine : les présents et les absents, les lecteurs et les auteurs. Ceux qui convergent, par l’ADN et le Verbe, vers l’origine même (légendaire ou pas) d’un mot, kôn, soit : nous avons été créé (légende ou pas) d’un mot. D’une écriture. D’un verbe à conjuguer aux variants de l’univers, des humains. De nous. 

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