Littérature algérienne: « Liberté » lui ouvre grand ses pages

Par Malika CHITOUR, le 25-09-2021

Elle est encore venue ce matin. Comme à son habitude, la petite passe à 7h30, s’arrête un instant face à la vitrine de la librairie, regarde les nouveautés, s’en va rapidement et revient, une baguette et un sac de viennoiseries à la main. Cette fois, elle prend son temps. Elle regarde méticuleusement chaque livre, lit chaque titre. Quelquefois, elle rentre pour demander le prix d’un ouvrage, et repart songeuse. La dernière fois c’est Michel Strogoff de Jules Verne qu’elle a demandé. Elle est bien jeune pour lire cette version intégrale. Elle prend le livre et le regarde avec les yeux de l’assoiffé perdu dans le désert, qui découvre une oasis. Elle caresse d’abord la couverture. Tourne la première page lentement, religieusement, son sourire s’élargissant à chaque page nouvelle. Elle me tourne le dos. Je l’observe grâce au miroir convexe qui lui fait face. Elle approche le livre de son visage, ferme les yeux et hume les pages. Son sourire s’élargit. Elle ouvre les yeux d’un coup. Elle se réveille comme trop vite d’un rêve trop beau. Tout lui revient. L’école, le pain… Rapidement, elle me demande le prix. Promet de revenir après l’école. On est à l’heure d’après l’école, et elle est là comme promis. Elle sourit de tous ses yeux, comme d’autres le feraient face à la poupée de leur rêve ou devant des friandises. Sa friandise à elle, c’est le roman qu’elle tient dans ses mains. Elle me sort le prix demandé de sa poche en pièces d’un dinar. J’encaisse. Elle sort le nez dans son livre. Elle reviendra certainement demain et le jour d’après.

Vers onze heures, c’est Samia qui rentre comme à son habitude d’un pas décidé. Une volonté sans faille vrillée au corps. “Ramène-moi des livres, c’est tout ce dont j’ai besoin ici. Beaucoup de livres. Il n’y a que ça qui me fera tenir. Va chez le bouquiniste et troque ce que tu m’as apporté la dernière fois. L’auteur importe peu. Le livre doit être épais, ça me fera plus de lecture. N’oublie pas que c’est par eux que j’effacerais les murs de cette prison. C’est par eux que je volerais plus haut encore que les miradors.” Voilà ce que son mari lui demande trois fois par semaine. À chaque visite qu’elle lui fait. Voilà ce qu’il lui dira encore pendant quelques mois. Malgré des pages déchirées par la censure. Il préfère s’accommoder d’un livre outragé plutôt que d’en être privé. Les pages manquantes, son imagination peut aisément les remplacer. C’est son épouse qui me rapporte ses paroles. Je l’aide comme je peux. Les livres abîmés, je ne peux les reprendre, mais je peux lui en prêter d’autres, autant qu’elle en voudra Yacine est un ami de longue date. Nos études c’est ensemble qu’on les a faites. C’est la fin de la journée. C’est son heure à lui. Lui, c’est le SDF qui vient de temps à autre. Quand il est en manque. Sa drogue, c’est les romans historiques. Il rentre comme une ombre furtive. Se dirige vers le coin “livres d’occasion” calmement il fait son choix. Il commence par la quatrième de couverture, comme toujours. Il le retourne et feuillette les premières pages. Il plisse les yeux, se rappelle qu’il n’a plus vingt ans et sa vision non plus. Il tapote ses poches comme toujours, avant de se rendre compte que ses lunettes sont à leur place de toujours, le dessus de sa tête. Sa monture, c’est ce qu’il a de plus précieux. Même si les branches sont réparées au sparadrap et le verre droit fendu sur le côté. Peu importe, il arrive à lire avec, et c’est bien ça l’essentiel. Après avoir fait son choix, il ressort aussi discrètement qu’à son arrivée. Pieds nus, vêtements élimés mais riche d’un livre nouveau qui le fera prince d’un palais ou bandit au grand cœur. Un livre qui transformera sa paillasse en lit des mille et une nuits. Ce grand monsieur est pour moi la petite fille aux allumettes d’Andersen. Chaque page tournée est une allumette craquée pour échapper à un moment difficile. Il est l’heure pour moi de baisser le rideau. C’est la fin de la journée. Les comptes sont faciles à faire, je ne suis pas plus riche qu’hier et je le serai certainement autant que demain. Mais qu’importe, je suis heureux.

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