La haine en offrande

LA HAINE EN OFFRANDE _11

Depuis son retour à Paris, Charly ne manque pas de se rendre de temps à autre au Select où il s’installe sur la terrasse. Cela lui rappelle les beaux moments qu’il y passa avec Erzebeth et d’autres camarades du CLESS et du Betar. Il ouvre Valeurs Actuelles et commande une Mort subite « mûrie en fûts de chêne ». Charly aime son goût aigre, presque désagréable. Dans l’air qu’il hume, il décèle — croit-il — un reste de fumée Royal Menthol auquel se mélangent des parfums qu’on lui dira venus de fleurs suspendues sur des balcons de la rue Peggy ou Vavin. Le journal titre en page intérieure : « Les examens génétiques pratiqués sur la dépouille d’Yves Montand sont négatifs, l’acteur n’est pas le père d’Aurore. » Les parents de Charly le reçurent comme il se doit. Sa mère ne changea pas trop. Son père ne travaille plus depuis quatre ans, alors il passe son temps au PMU à parier sur des chevaux qu’il connaît mieux que ses enfants : Varenne, Écho, Zoogin, Draga, Fleuron Perrine… sa sœur Yvette se maria alors qu’il baroudait la nuit et instruisait le jour en Colombie. Elle réside à Rambouillet avec son mari et leurs deux enfants. Charly ne les rencontra pas encore « Il faudrait quand même que j’aille les voir » se dit-il, lorsqu’il lui arrive de penser à eux. Son frère, Yacoub, émigra aux États-Unis depuis une dizaine d’années. Il se manifeste très peu. On sait seulement qu’il intégra le monde associatif, qu’il est marié à une journaliste afro-américaine et, comme elle, il est un ardent défenseur des droits humains. Il est l’ami des pauvres et des opprimés en général. Lorsque sa mère lui donna cette nouvelle, Charly se contenta de hausser les épaules et de dire « n’importe quoi ». Il sembla à sa mère qu’il ajouta entre ses dents « pff ! » et qu’il haussa de nouveau les épaules. 

Le personnel du Select a changé, pas l’ambiance. Les grandes salles sont toujours agréables à voir, la colonne fleurie aussi. Et les grandes peintures. Les parfums qu’exhalent les pétunias blancs, chèvrefeuille, jasmins rouges… aux abords de la brasserie le remplissent d’une nostalgie qu’il ne retrouve qu’ici. Des groupes, habillés aux couleurs du drapeau de leur pays se croisent. Ils chantent et boivent. Des couples, supporters des « bleus et blancs » argentins, exécutent maladroitement des pas de danse, pas argentins du tout, entre les tables. Leur équipe écrasa la Jamaïque 5 buts à 0. Charly termina son article. Il l’enverra à Talpiot avant 20 h 30 — il sera une heure de plus en Israël. Il a un peu de marge. Ce travail de pigiste c’est son ancien chef militaire, Amoq Shahak qui deviendra plus tard son ami, qui le lui trouva lorsque le centre de formation de mercenaires de Gvulot fut fermé. Il lui avait demandé de choisir de travailler dans un journal ou bien dans une entreprise d’export. Car après l’hécatombe de Beyrouth, Charly ne revint pas à Paris. Il fit le choix de rester en Israël. La France, RTL, pensait-il alors, étaient loin, si loin qu’il ne daigna pas écrire à ses employeurs pour leur expliquer sa situation. Ses proches réprouvèrent son comportement, mais leurs arguments et la déception de Jacques Doinas comptaient si peu à ses yeux. Il travailla quelques années dans une filiale de Kidon, une société de sécurité et d’exportation d’armes qu’avait montée Yaïr Klec, un ancien parachutiste, en collaboration avec trois officiers de réserve. C’était déjà Amoq Shahak qui l’avait introduit auprès de Yaïr. Lorsqu’après des années de loyaux services, le patron lui proposa de le suivre en Colombie, Charly n’hésita pas une seconde. Il était persuadé que dans un pays où règnent le filoutage, la force et la combine, il y aurait plus de mouvement et il serait beaucoup mieux récompensé. Compte tenu du climat général, des activités passées et de celles à venir, Yaïr voulait que Charly change de nom. « C’est tout trouvé, répondit celui-ci du tac au tac : « Charly Klein, je garde cette identité ». Celle-là même qu’il s’était forgée dans cette région où personne ou presque personne ne connaissait Mimoun Pinto, hormis les camarades des années soixante qui habitaient à Ashdod. Charly n’était pas sûr qu’ils y vivaient encore. D’autres, très peu nombreux, l’appelaient « le journaliste », Yaïr ne révéla pas à Charly le contenu des missions qui l’attendaient en Colombie, se contentant de répéter « l’ombre sera ton domaine » par exemple, ou bien « ce sera cool tu verras. » Il fallait néanmoins, pour répondre à l’officiel cahier des charges, que les quinze personnes retenues suivent une formation. Elle se déroula pendant trois jours au David intercontinental de Tel-Aviv, la semaine du départ pour Bogota, entre salle de cours théoriques et salle de sport, rideaux, fenêtres et portes fermés.

Parmi les activités développées en Colombie, l’équipe de Yaïr Klec avait en charge l’apprentissage du maniement des explosifs, des armes de guerre et du matériel d’espionnage. La brochure de Kidon ne le précisait pas. Charly fit donc partie d’une équipe de mercenaires qui formait notamment des forces paramilitaires. Tous les membres savaient que les intérêts des différents groupes colombiens et autres se chevauchaient parfois. Ils savaient également que ces groupes ne faisaient et ne se faisaient ni révérence ni cadeau. Mais aux uns comme aux autres, ils leur montraient l’intérêt qu’ils avaient à se ménager. Le centre principal était stationné à Puerto Boyaca, à l’est de Medellín, dans un territoire contrôlé par le cartel de la drogue. Une autre équipe israélienne installée, disait-on, à Los Sonrisas, sur le Rio Magdalena, avait pour mission de fournir des pistolets mitrailleurs, des fusils d’assaut et des pistolets semi-automatiques, fabriqués par IMC–Israël military companies. Les différentes troupes, forcées de se tolérer pour l’apparence et le bon fonctionnement de la formation, agissaient beaucoup dans l’ombre, en relation avec des groupes externes dont certains travaillaient plus ou moins directement au profit du gouvernement colombien. Au fil des événements économico-politiques, et compte tenu des impératifs, des immixtions, des visées souvent opposées, et des rapports de forces fluctuants, la situation se dégrada. De plus en plus d’articles mettaient en cause les Israéliens, particulièrement Yaïr, dans de nombreuses affaires liées au trafic de drogue, à la corruption et aux assassinats ciblés. Sur la foi d’un rapport du DAS — département administratif de sécurité, le service colombien de renseignement — l’hebdomadaire Semana avait, dans une de ses éditions de septembre 1989, accusé Yaïr Klec d’être derrière l’assassinat de Luis Carlos Galan candidat à l’élection présidentielle. Pour Yaïr le point critique était atteint. Il ne pouvait plus rester en Colombie ni dans aucun autre pays d’Amérique. En moins d’une année, tout le personnel de Kidon et ses filiales enfourcha le pas au principal responsable dont on perdit la trace du jour au lendemain. Fuir était le mot que tous les Israéliens et leurs collaborateurs avaient le plus partagé, et celui dont ils avaient le plus mesuré les conséquences pendant la débandade, avec un autre terme de même importance : détruire. Ils allumèrent autant de feux de joie qu’ils purent avec tous les dossiers en cours ou archivés. La plupart des mercenaires se retrouvèrent de l’autre côté de l’océan, au cœur de la toile brune, en Israël. Avec l’aide d’anciens gradés de Tsahal à la retraite, Yaïr reconstitua un centre de formation de mercenaires. L’école fut montée dans le désert du Néguev, à Gvulot, à proximité de la station d’écoute 8200 de la base militaire Tze-elim, et discrètement en collaboration avec ses dirigeants. Comme la base militaire, l’école était entourée d’un mur orné aux angles de miradors, surmonté de barbelés et fendu tous les cinq mètres d’une meurtrière. D’impressionnantes antennes paraboliques, identiques à celles de la base, étaient fixées sur son toit. La majorité des paramilitaires Colombiens y parachevèrent leur formation notamment en suivant le fameux cours 666 sur les intérêts géostratégiques, sur la mondialisation des armes, sur les antagonismes civilisationnels… Ce cours était dispensé deux fois par semaine, deux autres séances étaient réservées aux armes tandis que les six autres plages horaires étaient destinées aux techniques de combat comme le CAC, combat au corps à corps ou le Krav–maga et même aux PPMON, pressions physiques modérées ou non. Les mercenaires n’étaient pas des enfants de chœur. Ils avaient quartier libre la journée du samedi, l’après-midi du mercredi et la matinée du dimanche. « J’ai appris beaucoup en Israël. Je dois beaucoup à ce pays » écrit dans son autobiographie Castano celui-là même qui fut tenu pour responsable de l’attentat contre un avion de la compagnie Avianca qui avait fait plus de cent morts. La bombe à l’origine de l’explosion de l’avion fut déclenchée par un altimètre, « la bomba fue activada por un altímetro ». Un exercice plusieurs fois simulé durant les formations que prodiguaient les Israéliens notamment à Puerto Boyoca. Charly continua quatre années avant d’être licencié. L’école du Néguev ne disposait plus suffisamment de finances, disait-on contre toute évidence. Ses effectifs furent alors, au titre de ce motif avancé, réduits de moitié.

Pendant toute cette période, Charly avait su consolider son réseau de connaissances éparpillées dans le pays. Il pensait pouvoir l’actionner sans difficulté le moment venu. Pour réintégrer le monde normal, il s’adressa de nouveau à son vieil ami Amoq qui lui proposa de choisir entre un emploi dans une entreprise d’export ou dans l’information. Charly mit en avant son expérience française et choisit le second. Journaliste. Depuis, il travaille dans un hebdomadaire francophone du quartier de Talpiot à Jérusalem.

Le responsable lui confia cinq à sept mille signes chaque semaine qu’il consacrait à un aspect de la ville, touristique, historique, archéologique… Au fil du temps il se constitua une impressionnante documentation. De mois en mois son intuition alimentait sa conviction, la renforçait : « Yerushaláyim est gravement menacée », c’est pourquoi il décida de lui dédier un essai. « Le cœur pur du monde, Yerushaláyim, ville de la paix terrestre, ville de la paix céleste mon joyau, est en proie à des hordes déferlant du sud et de l’est… Bénie soit la ville de Meir Kahane et de Baruch Goldstein. Préservée soit ma ville de l’impureté des Arabes et des Falashas. » Il en avait achevé le premier chapitre en moins d’un mois. Charly a un but dont il avait fixé les contours depuis longtemps, depuis bien avant Sabra, bien avant Chatila.

Sa Yerushaláyim est trapue. Sa couleur brune est celle d’une meute de hyènes inassouvies. Son plaidoyer Charly l’alimentait avec ces lignes de Gérard de Nerval : « À la tête du cortège, qui parcourait lentement les rues de Jérusalem, il y avait quarante-deux tympanons faisant entendre le roulement du tonnerre ; derrière eux venaient les musiciens vêtus de robes blanches et dirigés par Asaph et Idithme ; cinquante-six cymbaliers, vingt-huit flûtistes, autant de psaltérions, et des joueurs de cithare, sans oublier les trompettes, instrument que Gédéon avait mis jadis à la mode sous les remparts de Jéricho. Arrivaient ensuite, sur un triple rang, les thuriféraires, qui, marchant à reculons, balançaient dans les airs leurs encensoirs, où fumaient les parfums du Yémen. » Puis Charly se vit confier d’autres articles sur les relations internationales, notamment franco-israéliennes, sur la vie mondaine à Paris et le sport, particulièrement le football. Il les signe invariablement « C. Klein ». Le football est ce qui le détend le plus, pas en le pratiquant, mais comme supporter ou observateur. Le premier article qu’il écrivit sur le football portait sur le match de qualification à la coupe du monde qui opposait Israël à la Russie. C’était il y a deux ans à Tel-Aviv. Match nul : 1-1. L’année dernière il couvrit le match retour à Moscou où Israël fut défait 2-0. Israël finit troisième au classement et fut par conséquent éliminé. (L’IFA, la fédération israélienne de football tenta de déposer un recours pour cause de « buts injustement accordés aux adversaires », mais les juges internationaux furent unanimes et catégoriques « Le règlement s’applique à tous identiquement, aucune connivence ne peut être tolérée, quel que soit le pays. »)

Au Select le tohu-bohu des Argentins va crescendo entraînant les plus sceptiques des clients dans leur euphorie. Charly finit sa bière et son article. Le premier jet, axé sur les matches du jour, il le déchira et le glissa dans la poche de sa veste. Il préféra détailler l’ambiance qui règne dans les rues en fête de Paris. Maintenant il est temps pour lui de rentrer chez ses parents pour l’envoyer par l’Internet via Infonie. Sur le boulevard Montparnasse, le solstice d’été et des supporters des équipes d’Allemagne, de Yougoslavie et d’Argentine se donnèrent rendez-vous et le soleil peine à plonger de l’autre côté du monde. Charly se dirige vers le métro Montparnasse, poursuivi par un tintamarre de klaxons, de chants et toutes sortes d’instruments réunis, tablas, timbales et trombones. Il prendra la ligne d’Aubervilliers, puis la 3. Peut-être pense-t-il à modifier une dernière fois son article avant de l’envoyer à Jérusalem — qu’il ne prononce jamais, même devant des francophones, qu’en hébreu, Yerushaláyim. Cette ville le subjugue. Il la connaît moins que Paris cette « mère des villes », dit-il, mais il l’aime par devoir, comme nulle autre ville. Par quelque bout qu’il les prenne, les questions le renvoient à elle. Il lui arriva plus d’une fois de rentrer chez lui à pied en quittant le journal. Il remonte entièrement la rue d’Hébron, traverse la vieille ville jusqu’à la porte de Jaffa. Il lui suffit alors de traverser le Mamilla center pour accéder au 8 King David.

Valeurs Actuelles sous le bras, il traverse le boulevard du Montparnasse, passe La Coupole, les bruits s’estompent, il ne les entend plus. Le voilà sous la Porte de Sion, il longe les remparts à droite en direction du Mur des lamentations, évite là-bas la Mosquée Al Aqsa qu’il se défend de regarder. En chemin, dans le quartier juif il achète une kippa Chelsea « hand made ». Il arrive devant le Mur. Il bouscule un photographe qui prend sa petite amie en photo de l’autre côté de la barrière, côté femmes. Sur un écriteau accroché à une grille, un appareil photo noir est représenté, barré d’une oblique de même couleur. Dans l’interstice de deux blocs de pierre à la mémoire silencieuse, il glisse des vœux en psalmodiant. Une dame qui l’évite de justesse à l’angle de la rue du Montparnasse, lui lance « non, mais !… » La circulation redevient intense, assourdissante. Charly prend à gauche l’étroite rue. À la crêperie bretonne, il commande une galette de blé noir. Il poursuit sa promenade dans la vieille ville, passe devant des magasins de poterie et des vendeurs de tissus sur la via Dolorosa. Devant la mosquée Omar El-Khattab il accélère le pas, contourne le Saint Sépulcre, passe sous une voûte, dévale les 38 ou 52 marches jusqu’à la plateforme. Il se prosterne devant la statue de David dans une ruelle adjacente. Dans le souq Eddabbagha, avant de sortir par la Porte de Jaffa, il achète une baklawa qu’aussitôt goûtée il jette à terre. Il demande un jus de grenadine qu’il ne boit pas, trop amer le jus ou lui-même est-il malade. Étrange, pense-t-il. Il traverse le Mall Manilla pour se retrouver de l’autre côté, sur l’avenue King David. Il relève la tête, crache et prononce une injure devant ce qui fut l’entrée de l’immeuble où résida monsieur Sartre, au 29 de l’avenue Edgard Quinet. Il n’a plus qu’à traverser pour prendre le métro.

(à suivre)

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