IL Y A 60 ANS, LE 17 OCTOBRE 1961, MASSACRE DE CENTAINES D’ALGÉRIENS À PARIS

J’ai raconté dans une fiction, la vie d’un personnage (Kada) avant et durant cette noire journée du mardi 17 octobre 1961.

Extraits:

P 32 : « Recroquevillé dans une canalisation défectueuse, Kada grelotte dans son costume déchiqueté. Il tremble de froid, d’épuisement et de peur. De temps en temps il passe le bras sur son front pour éponger la sueur. Ainsi ramassé il s’aperçoit combien il est desservi par ce corps maigre et abîmé. Il lui faudra tenir dans cette position jusqu’aux premières lueurs du matin. Il s’applique à remuer le moins possible pour n’émettre aucun signe de présence. Il a soif et faim. Il a l’impression que son crâne est fendu. Il n’en revient pas d’être toujours en vie et de pouvoir appréhender le fil des événements de la veille, et plus encore ceux des jours et des mois passés. Il se tâte la cuisse lourde, l’épaule endolorie, la tête. Du sang séché colle à son cuir chevelu et à ses vêtements déchirés. Tous ses membres souffrent. À quarante ans, l’agilité qui était la sienne à vingt semble l’avoir abandonné. « Pourquoi ? » ne cesse-t-il de se questionner, même s’il sait qu’au cœur de la nuit la réponse ne lui sera pas offerte. « Pourquoi cette haine ? » Il a subitement honte. Il a une pensée pour sa mère, pour son père, pour sa famille, restés au bled. Pour son épouse. Une autre, épaisse, traverse son esprit comme un éclair : et si Messaoud et Hadj El-Khamis lui étaient arrachés ? Un sentiment de répulsion noue son cœur. Il s’en veut. De son poing serré, il martèle sa poitrine, puis sa tête. Il résiste aux larmes. « Pourquoi tant de haine ? »…

P 38 : … Lorsque son épouse le rejoignit au printemps 1953, Kada avait depuis peu quitté son cousin pour occuper cette misérable cabane des Pâquerettes. Depuis huit ou dix semaines. Pour se rendre quotidiennement à l’usine de pâtes, il avait acheté, dans le bidonville même, un vélo d’occasion Motoconfort, avec un porte-bagages et des sacoches comme neuves, en cuir. Il lui fallut près d’un mois d’entraînement laborieux, encouragé par Lahouari et des voisins du camp, avant de parcourir entièrement en pédalant, assis sur la selle, la distance qui séparait sa baraque de l’usine à pâtes. Khadra n’était guère désappointée, car elle n’attendait rien de son nouveau lieu de vie. Passées les premières semaines durant lesquelles elle ne cessait de pleurer, de se lamenter sur tout, elle était plutôt contente de se trouver auprès de son compagnon, et cela lui suffisait. Les mois qui défilaient l’installaient malgré tout dans une routine pétrie par la solitude — hormis son mari et de temps à autre une voisine de taudis, toujours la même, elle ne rencontrait personne — et la nostalgie de ses parents dans le souvenir des chaudes journées du bled. Certaines nuits de l’hiver suivant, la température atteignait quinze degrés au-dessous de zéro à la périphérie des baraquements et à l’intérieur même de certains bouges. L’appel de l’abbé Pierre émut la plupart des résidents du bidonville, qui, pour éviter que le pire n’advînt, dormaient tout habillés et laissaient les fourneaux fonctionner toute la nuit. Dans les rues de Paris et de sa banlieue, on mourait de froid et de misère. L’appel au secours des hommes de Dieu demeurait sans réel écho officiel. Le nouveau printemps était toutefois arrivé, chargé de mauvaises nouvelles du Tonkin. Les journaux titraient sur la défaite française face aux forces Vietminh : « ÀDien-Bien Phu, l’évacuation des blessés se poursuit. » Quelques mois plus tard, en août, alors que son épouse s’apprêtait à accoucher, Kada s’alarmait, car avec ces choses-là il ne savait comment s’y prendre. Heureusement, une jeune bénévole du Service civil international, très dévouée fit le nécessaire pour qu’une sage-femme dont elle était proche se déplace jusqu’à leur taudis. Kada l’appelle « Madame Monique ». C’est une jeune femme élégante, de taille moyenne, à peine plus âgée que la sienne, quatre ans de plus. Ses cheveux noirs sont coupés court. C’est une dame au cœur aussi grand que ses convictions, autrement dit aussi grand qu’on y logerait la générosité du monde. Depuis quelques années, elle s’était engagée dans les chantiers de volontariat international après avoir été scout de France. Elle qui vécut une partie de son enfance dans un hôtel meublé du 18e arrondissement de Paris sait ce que signifie l’habitat précaire. Depuis le grand incendie du carré nord du bidonville, « à côté de la gare de triage », la bénévole passait des nuits entières avec des familles en détresse. La sage-femme ne connaissait pas le bidonville et risquait de perdre beaucoup de temps, c’est pourquoi « Madame Monique » se rendit sur le lieu des rendez-vous, au 127 rue de la Garenne chez Ali le gérant du café-hôtel, à La Folie, pour attendre son amie. « Le 127 » est une adresse connue par tous les Algériens de Nanterre. La plupart d’entre eux l’utilisent. Moins pour l’hébergement — l’affichette scotchée sur la porte indique souvent « coumpli » — que pour siroter un café ou un thé avec les amis en écoutant M’hamed El Anka, Slimane Azem, Farid El Atrache, Lina l’Oranaise, ou Fadéla Dziria. C’est aussi leur adresse postale… 

P 41 :… En juin 1956, peu avant la naissance de Hadj El-Khamis, leur deuxième enfant, Kada et son épouse emménagèrent dans une baraque du bidonville de La Folie, toujours à Nanterre, acquise au prix de deux mille nouveaux francs. Une somme importante qu’ils mirent plusieurs années à amasser. Comparé au premier taudis, le nouveau toit semble à Kada moins inacceptable. Il n’a bien évidemment ni eau, ni électricité, ni fenêtre, ni sanitaire. Le toit est constitué de toile goudronnée. À l’intérieur, des cartons sont cloués aux planches. Sur certains, on colle des photos de magazines, et on colmate les espaces avec du papier journal pour empêcher le froid de pénétrer. Il y a un coin cuisine avec un évier au-dessus duquel Kada accrocha un miroir de barbier avec un contour rouge plastifié. Des w.c. turcs furent aménagés près d’une décharge d’ordures, suffisamment éloignés des taudis pour ne pas suffoquer. Comme dans le bidonville des Pâquerettes, il n’y a qu’un seul point d’eau, une fontaine pour dix mille personnes, installée dans la rue de la Garenne. L’eau est transportée souvent dans des poussettes Terrot ou des voitures à pédales. Les enfants remplissent une ou deux bouteilles, parfois un seau. L’insalubrité et générale, mais l’insécurité est aggravée pour les Algériens par les effets de la guerre engagée contre la colonisation française. Effets qu’ils subissent quotidiennement. Les provocations sont permanentes. Elles émanent le plus fréquemment de la police qui s’installe devant les bidonvilles des jours durant. Les protestations de monsieur Raymond Barbet, le maire, restent sans conséquence. Des cellules discrètes du Front de libération nationale furent montées au sein même du bidonville. Pour les forces de l’ordre qui encouragent les « harkis de Paris » à dénoncer tout mouvement ou individu suspects, les Français musulmans sont musulmans étrangers plutôt que citoyens français. Pour éviter tout problème, les habitants du bidonville qui ne sont pas Algériens le font clairement savoir en peinturant en toutes lettres sur leur porte et en lettres majuscules « JE SUIS TUNISIEN » ou « ICI MAROUKEN », en choisissant des couleurs criardes. Ils ne sont pas nombreux. Les Portugais se comptent sur les vingt doigts et orteils. Eux aussi placardent leur origine — et un crucifix en bois le plus souvent — sur la porte d’entrée. Ils vivent à l’est de La Folie, après la zone des célibataires. Les Maghrébins se trouvent à l’Ouest vers la place El Qahira. On ne se mélange pas. Les contrôles policiers sont très nombreux, vexatoires et racistes. Les pleurs des mères et des enfants n’affectent guère les officiers très remontés. Ils extraient les hommes des taudis pour les entraîner brutalement, mains croisées sur la tête, jusqu’aux fourgons bleu sombre stationnés dans la rue. Parfois ils incitent leurs bergers allemands à sauter sur les moins dociles, ceux qui posent des questions, qui rouspètent. De temps à autre une baraque brûle et son occupant emmené menottes aux poignets vers une destination inconnue ou bien assassiné devant son gourbi sans que l’on sache si l’agression était une provocation des FPA, les Forces de police auxiliaire, des Calots bleus, ou bien un règlement de compte politique interne, car les Algériens sont partagés entre messalistes, ceux qui apportent leur soutien au Mouvement national algérien (MNA) de Messali Hadj, et frontistes, ceux qui l’offrent à El-djebha, le Front de libération nationale (FLN). Beaucoup d’Algériens paient de leur vie cette division. Lorsque El-djebha et l’Union des travailleurs algériens ordonnèrent la grève générale, Kada, qui est plutôt messaliste, ne sut pas trop comment il devait réagir. Et puis dans son travail, Mario le représentant de la CGT, auquel il fait grandement confiance, lui dit qu’il n’avait aucun conseil ni consigne à lui donner. Dans l’entourage de Kada on est plutôt FLN. Son cousin l’est, ses proches le sont. Kada se résolut alors à la discrétion. Mais lorsque ce parti lança il y a quelques jours l’appel à manifester le mardi 17 octobre pour dénoncer le couvre-feu discriminatoire instauré par Papon aux seuls « FMA », Français musulmans d’Algérie, et pour revendiquer l’autodétermination, il n’hésita pas longtemps. L’appel — « habillez-vous comme au jour de l’aïd » — fit le tour du bidonville et remplit les cœurs d’espoir. À la sortie du travail — il finit son service à 13 h — Kada se rendit directement aux Bains-douches, au 20 rue des Pâquerettes à deux cents mètres du camp. Il cadenassa son vélo à l’entrée. Il se lava dans la cabine N° 8 qu’il choisit chaque fois qu’il se rend dans ces douches. Si elle est occupée, il attend. Hier elle était libre. Il se rasa et rentra chez lui pour se changer. Exceptionnellement il s’habilla de son pantalon et veste de tergal noir et d’une chemise blanche, son unique costume qu’il réserve aux belles occasions. Puis il lissa ses cheveux avec de la brillantine, aspergea son visage et la chemise d’eau de Cologne. Lorsqu’il finit, il demanda à sa femme silencieuse dont il voyait bien les larmes couler sur ses joues de n’ouvrir à personne avant son retour. Puis il l’embrassa sur le front et lui dit « arrête, ça sert à rien ». Kada ne veut pas que Khadra manifeste. Une autre fois peut-être. Pourtant beaucoup d’hommes accompagnés de leurs enfants et épouse quittèrent le bidonville par petits groupes après avoir été fouillés par des responsables du Front. Aucun manifestant ne devait porter d’arme ou d’objet contondant. Ils sont tous convaincus que la cause qu’ils défendent est juste, qu’elle seule les extirpera de leur misérable condition. Lorsqu’il arriva à hauteur de l’entrée principale du bidonville, Kada se prépara à la fouille. Il leva les bras pour faciliter les palpations du frère de El-djebha. Seuls les hommes étaient palpés. Kada avait rendez-vous avec Lahouari au café-hôtel de la rue de la Garenne, mais il ne l’y trouva pas. C’est son adresse, celle du café de Ali, que beaucoup parmi les habitants de La Folie donnent pour toutes leurs correspondances, parfois même pour les rendez-vous. C’est chez Ali également que l’on dépose très discrètement les cotisations pour le FLN. Lors d’une ronda entre deux distributions de cartes ou d’une pioche pendant une partie de dominos, on adresse un signe à la personne chargée de la collecte et le tour est joué. À la fin de la partie, le militant attend le donateur derrière le comptoir, l’échange est voulu banal avec salamalecs et embrassades. Le client remet discrètement au militant une enveloppe (les billets sont toujours glissés dans une enveloppe qu’on cachette sans y porter d’inscription), on rajoute quelques mots et on se quitte jusqu’à la prochaine rencontre. Parfois c’est dans l’escalier interne qui mène à l’hôtel, ou dans une chambre que l’enveloppe passe d’une main à l’autre. Si la personne ne peut se présenter, c’est Ali qui a la charge de donner l’argent au collecteur en spécifiant le nom du bienfaiteur. C’est précisément à Ali que Kada remet plus ou moins régulièrement les 9500 anciens francs que ses parents récupèrent à Saint-Leu. Kada continue d’aider sa famille, même si c’est encore plus difficile qu’aux premières années. Lorsque Ali ou quelqu’un d’autre pose des questions, parfois délicates, concernant l’engagement politique de Kada, Lahouari remet aussitôt les choses dans l’ordre qu’il décida. Il protège en toutes circonstances son cousin. Ce mardi, Ali ferma plus tôt son café pour signifier aux habitués leur responsabilité. Mais lui-même ne se rendit pas à la manifestation, il resta pour avoir l’œil sur les va-et-vient dans son hôtel. « Wallah je ne l’ai pas vu » dit l’hôtelier à Kada qui alla alors se fondre parmi les milliers de manifestants partis à l’assaut des beaux quartiers de Paris. Kada trouve que même sous un temps maussade comme hier, sombre et pluvieux, ces quartiers sont magiques, comme sortis d’un rêve de vacances. Lorsqu’il s’y rend, à l’occasion de circonstances extraordinaires, il les traverse les yeux rivés au sol, car il ne veut déranger personne ni quoi que ce soit, « mais aujourd’hui c’est une autre histoire » pensa-t-il alors qu’il atteignait Neuilly. Il transita par le Rond-point de La Défense, un des lieux de rassemblement. Il continua sur l’interminable avenue de Neuilly avant de gagner la Seine et le pont qui porte le même nom. Ni la nuit qui s’installait, ni le froid qui se faisait plus vif, ni la pluie qui se remit à tomber, fine et perçante, ne découragèrent les manifestants qui arrivaient de toutes parts par flots ininterrompus : Puteaux, Courbevoie, Asnières, La Garenne… La masse des gens était devenue si dense que rares étaient les véhicules à moteur qui pouvaient circuler normalement. On n’entendait aucun slogan, juste le bruit des pas sur la chaussée mouillée, le clapotis de l’eau et les voitures au loin. C’est là, sur le pont de Neuilly, au-dessus de l’Île du Pont, que Kada reçut les premiers coups de bidules. Au loin on entendit des bruits secs, comme des coups assenés avec violence, suivis d’un mouvement de foule, des cris de femmes. Lorsque des fusillades retentirent, se sont ses enfants qui apparurent spontanément à Kada. Il prit peur et aussitôt se déprécia de se laisser gagner par cet état et les tremblements qui s’emparaient de ses jambes, mais c’était au-delà de ses forces. Il tenta de se ressaisir, fit demi-tour. La peur gagnait d’autres manifestants. Des enfants et des femmes couraient dans tous les sens et, de nouveau, Kada pensa à sa famille, à ses fils. Monique avait promis de passer à la maison, comme souvent les mardis, pour consacrer une heure de son temps — qu’il ne lui viendrait jamais à l’esprit de compter — au petit Messaoud pour qu’il apprenne à lire correctement et comprenne la leçon. Mais le matin il avait entendu dire que Monique avait la ferme intention de se joindre aux manifestants. Il la revoyait dans ses pensées. Il l’entendait : « Messaoud, retiens bien ceci, le mot qui dit ce que font les personnes, les animaux, ou les choses… » Kada ne savait plus, il ne retint pas la suite, « est un verbe, un verbe. » Il la voyait, penchée sur son enfant « lit Messaoud, lit : la fille rit. Le chat miaule. Le train roule. » Et Messaoud reprenait les phrases écrites sur son premier livre de grammaire française, à la lueur de la bougie, en faisant glisser son doigt le long des jambages et traverses des lettres, et il répétait encore à la demande de Monique : « la fille rit… » Kada sourit à cette pensée. Comment son fils, qui n’a que sept ans, pouvait saisir ce que lui-même ne comprend pas ? Des policiers, groupés, chargèrent de plus belle : « ratons ! », « fellouzes ! », « crouillats ! » La présence des Français musulmans d’Algérie dans les rues est perçue comme un défi, comme la violation du couvre-feu instauré pour eux seuls, dès 20 h 30. Des Forces de police auxiliaire sautèrent des cars Renault noirs qui venaient des rues adjacentes et se mirent à frapper au hasard avec leurs armes. L’un d’eux se rua sur Kada qui avançait le long des immeubles, tête basse. Plongé dans ses pensées il ne comprit pas de suite ce qui lui arrivait. Il projeta ses bras devant lui pour protéger son visage, son corps. L’agent de police redoubla de férocité. Il lui assena de violents coups avec la crosse de son arme qui causèrent de nombreux hématomes et fendirent son arcade sourcilière. Le policier hurlait, ahanait entre deux injures « pourri, fellaga! » Dans sa tentative de se dégager de l’emprise de cette force tombée sur lui qu’il ne voyait pas, Kada ne réalisait pas qu’il avait affaire à un agent de l’ordre public. Il était submergé par une force physique, un rocher, un camion, un monstre. Il revit madame Hervo, son fils Messaoud, sa mère. Puis il bascula. Il tomba à terre, face contre le trottoir ruisselant d’eau boueuse. Il demeura ainsi, immobile, pendant un temps dont il ne sait s’il dura dix minutes ou soixante, avant de se relever, aidé par des manifestants. Les FPA avaient, lui dit-on, embarqué dans leur fourgon plusieurs marcheurs. Kada entendait comme des échos au loin, un brouhaha. Il devinait les slogans : « les racistes au poteau, l’Algérie algérienne ! » Celui-ci avait fait plusieurs fois le tour du bidonville. L’homme qui le soutenait par la main lui demanda de relever la tête « Rfâ rassek ya si Mohamed ». Au ton sec de sa voix, Kada supposa que l’homme appartenait au service d’ordre ou d’encadrement. Il le remercia du regard. Ses lèvres tremblaient comme ses paupières. Puis il reprit la marche, incertaine, sur une centaine de mètres. Les tiraillements de son cuir chevelu l’obligèrent à des grimaces qui déformaient son visage. Kada décida d’abandonner. Il s’éloigna des marcheurs malgré la garde des membres du FLN. L’homme qui aida Kada poursuivit son travail, loin de lui. Mais la surveillance devenait moins sévère, du fait de la nuit. Kada entama une marche à travers d’autres rues moins chargées, une marche à contresens des manifestants. Il atteignit La Folie en rasant les murs, trempé, flageolant sur ses jambes, la honte au cœur et la peur au ventre d’être découvert ou d’être tué. La semaine précédente, à Gennevilliers, un jeune Algérien qui sortait d’un cours du soir de rattrapage, fut froidement abattu. Un autre, âgé de 13 ans, fut tué par une rafale tirée par des policiers à Boulogne-Billancourt, rue Heinrich. Depuis le début du mois, il ne se passe pas un jour sans que l’on apprenne l’assassinat ou le meurtre d’un homme, parce qu’il est Algérien ou apparaissant comme tel. Un Portugais et un Sicilien basanés furent ainsi tués durant ce mois d’octobre. Un journal titra : « Événements d’Algérie : deux Européens victimes d’une bévue policière à Paris. »

Dans le tuyau asséché, Kada se remet peu à peu. « Pourquoi cette haine ? » se demande-t-il. Il tente de se redresser, mais la canalisation dans laquelle il se terre est trop étroite, même pour lui. Ses bras, ses jambes, sont endoloris. Il ne s’en veut pas d’avoir fait le choix de la manifestation contre les autorités, mais il ne s’attendait pas à une telle fureur. Mourir pour avoir marché avec les frères ! Tôt le matin, il abandonne discrètement sa cache. Il est transi de froid. Il a faim et soif. Avant que l’animation plus ou moins habituelle ne gagne de nouveau le bidonville, Kada atteint sa baraque, de l’autre côté. Lorsqu’il ouvre la porte, il comprend à la vue de ses yeux rougis que Khadra ne dormit pas de la nuit et qu’elle pleura toutes les larmes de son corps. Elle ne se risque pas à flageller ses cuisses comme elle est tentée de faire et comme il est de coutume de procéder dans de telles situations, et la situation en l’occurrence se manifeste en cet homme devant elle, hagard, au front marqué par des plaies, le corps recouvert de lambeaux dégouttant d’eau sale, un homme qu’elle reconnaît à peine. Mais c’est la guerre et Kada la prie de se calmer, de reprendre ses esprits « ma ândi walou, ma ândi walou », je n’ai rien répète-t-il. Khadra, nerveuse, va chercher du bois pour lui faire chauffer de l’eau, en gémissant, la main sur la bouche. Les enfants dorment. 

Ce mercredi, un autre silence plus grand et plus lourd, semblable à ceux de trois cimetières réunis, plane sur le bidonville. Dans un murmure partagé, des hommes de bonne volonté soulagent les blessés qui se comptent par centaines et qui ne veulent surtout pas se rendre à l’hôpital. Ils prendraient le risque d’être arrêtés et torturés. Il faut à Kada trouver des arguments suffisamment solides pour justifier son absence et son état physique auprès du chef d’équipe. Il soupire à la pensée qu’il aura le soutien de Mario, même si son chef n’est pas dupe. 

Alors que Le Populaire de Paris compare la vie des Algériens à celle des prolétaires du siècle passé, l’Express fait un long compte-rendu de son correspondant « chez les melons, les crouillats, les bicots… » et titre en une sur le visage d’un fils de ceux-là : « Jean Cau chez les ratons ». Pour 1,25 NF. » 

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Évidemment, mon texte est une fiction.

In : LE CHOC DES OMBRES _ Ahmed HANIFI

Achevé d’imprimer en octobre 2017

ISBN : 979-10-96238-07-1

Dépôt légal : octobre 2017

Imprimé en France

Éditions Incipit en W

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VIDÉO F24 SUR LE 17 OCTOBRE _ INVITÉ FABRICE RICEPUTI

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