France-Algérie, les passions douloureuses

Kamel Daoud – France-Algérie : que faire si on arrête la guerre ?

ANALYSE. L’écrivain a lu le rapport remis par l’historien Benjamin Stora à Emmanuel Macron sur la colonisation et la guerre d’Algérie.

Publié le 23/01/2021 à 15h00

« C’est un homme sans histoire », conclut, lors d’un aparté avec le chroniqueur, un célèbre académicien à propos de Macron. Comprendre : c’est un enfant des Indépendances, pas des colonisations. Et ce n’est pas plus mal. Voilà donc un président qui ne subit pas le poids de l’Histoire, ce qui à la fois le libère des précautions et des hésitations pour traiter la question de la colonisation, mais aussi du piège d’une position trop technicienne, presque sans empathie, face aux « communautés » que la guerre d’ Algérie a enfantées : pieds-noirs, immigrés, victimes, tortionnaires, vétérans, nationalistes ou déportés, harkis ou dépossédés.

On accuse Macron de traiter la « question » comme on le fait d’un capital-décès, de ne pas en partager les douleurs et les blessures. Le rapport Stora, dans ses préambules, insiste d’ailleurs sur les « ressentiments » et l’éthos des uns et des autres. Dans les deux cas cependant, Macron restera le président qui a le plus avancé sur ce dossier de la mémoire entre la France et l’Algérie. Celui qui a osé ou obligé à la réflexion concrète. Les raisons ? Peut-être qu’à force de penser selon les colonnes des bénéfices et des pertes, le président français a compris ce que des adversités ont saisi il y a des décennies : tant qu’on ne règle pas, à la lumière du jour et selon les poids assumés des responsabilités, par un récit de l’histoire et non des sentiments, la question « algérienne », d’autres en feront leurs fonds de commerce et leurs instruments de guerre à la république.Par exemple, les islamistes l’ont bien compris, autant que les communautaristes et les identitaires : tant que l’on consolide le lien, désormais artificiel, entre la confession et la mémoire de la colonisation, l’islam français ne sera pas français. Il sera ce qui rallie les mémoires des victimes, et ce qui offre leur pain aux victimaires et autres indigénistes virulents. Il a été le moyen de résistance à la colonisation ? On en fera un moyen de résistance à la francité qui refuse son passé. Dès lors, le seul moyen de faire de cette confession un patrimoine soumis à la loi de la république, c’est de le dissocier de son statut de propriété exclusive des victimaires et de raconter l’histoire réelle.

 

 

Avocats du diable

« Vous ne pouvez pas être français, car vous êtes musulmans et vous êtes musulmans parce que vous êtes victimes de la colonisation, et c’est l’islam qui vous a préservés de l’effacement. Voilà l’idée-force des avocats du diable. Régler la question de la mémoire, c’est donc couper ce lien, le dissoudre dans le texte de la loi et les bancs des institutions. Il en naîtra un islam de France et une histoire française mieux partagés. C’est douloureux, blessant pour l’orgueil, toujours insuffisant comme justice, mais vital.Par ailleurs, Macron semble avoir bien déchiffré que cette « question coloniale » sans réponses assumées a un effet domino sur le repli identitaire, le communautarisme, le séparatisme, le lobbyisme d’États tiers ou la guerre faite à la France par l’internationale islamiste. Erdogan l’illustre on ne peut mieux. À chaque charge de discours anti-français, il convoque la mémoire de la colonisation et l’islam. Il en fait sa routine haineuse. Il y a donc urgence à « décoloniser » l’islam, guérir le souvenir des Français d’origines maghrébines et assumer.

Une thérapie française avant de prétendre être une thérapie de couple

Mais en se préservant des pentes faciles des repentances démagogiques qui ne peuvent que provoquer les effets contraires et nourrir les extrémismes identitaires qui proposeront d’y résister par le repli sur la généalogie, le royaume d’avant, les populismes ravageurs. Le pays ne gagne rien ni avec le déni face à la France ni avec le déni au nom de la France. Des citoyens nés après les indépendances rejouent aux colonisés et d’autres nés après la colonisation sont accusés de son crime. Des jeux de rôles trop faciles.

Du coup, le rapport de Stora remis cette semaine à l’Élysée a au moins un double avantage : mettre des mots sur ce qui est possible, identifier ce qui fait mal et participer à la thérapie. Car ce rapport est une thérapie française avant de prétendre être une thérapie de couple. Il permettra à la France d’avancer. En effet, si des Français ne comprennent pas l’exigence algérienne et si des Algériens ne s’expliquent pas le refus de responsabilités chez des Français, c’est parce qu’une partie de l’Histoire n’a pas été racontée autrement que par des hurlements et des silences. Un trop-plein de mémoires « communautarisées » en France, face à un trop-plein d’histoire officielle des apparatchiks en Algérie.

L’intellectuel du Sud est « congelé »

« Mais qu’en-est-il du côté algérien ? » interrogèrent, de suite, les médias anglo-saxons si curieux des colonisations quand elles sont commises par d’autres. Le chroniqueur a eu du mal à expliquer sa réponse : « Rien, sinon peu de chose », répond-il depuis quelques jours. L’intellectuel du « sud » est « congelé » (c’est une expression du rapport Stora) dans la posture de la victime, du décolonisé perpétuel, par les amateurs du postcolonial en Occident et par les rentiers dans son propre pays. On tâte sa réaction comme on le fait d’un grand malade. Et s’il répond qu’il plaide pour le présent et qu’il est aussi un enfant des indépendances et pas des colonisations, c’est d’un côté la surprise en Occident qui adore l’étiquetage scientifique, et le scandale dans le pays décolonisé qui adore identifier des traîtres.

La vérité est que le rapport Stora ne fera pas bouger les lignes en Algérie, mais il permettra, brièvement, de mettre les rentiers de la décolonisation en face de leur réalité. Celles d’élites et de communautés qui ne veulent pas sortir du mythe trop parfait de leur guerre de Libération, et qui trouvent dans la position de la victime de quoi manger et s’habiller en costume de héros permanent. Il faut alors expliquer (et c’est laborieux) que les « excuses » de la France sont parfois plus utiles quand on les demande, que lorsqu’on les obtient. Et que mettre fin à la guerre des mémoires par le recours à l’histoire, ou, à l’extrême, clore le dossier par un acte de repentance ou de reconnaissance, obligera en Algérie à endosser le présent, qui est l’ennemi universel des vétérans.

Lucidité

Les fameuses « excuses » sont une exigence morale pour beaucoup d’Algériens. Leur préalable cependant fausse le récit de l’histoire et occulte le véritable récit du passé et du présent. Elles peuvent se justifier, mais c’est un préalable de mauvaise foi, sinon stérile aujourd’hui. Pour surmonter le déni des uns et la ruse politique des autres, il faut un travail d’historiens, de récit, de mots à trouver et de sortie de la mythologie d’entretien, un deuil des narcissismes collectifs. Ce qui en Algérie n’est pas encore le cas, ni en France. L’acte de lucidité sur soi et les autres menace tant de royaumes de vétérans.

Ce n’est pas pour rien que la haine de la France perçue comme puissance coloniale éternelle, est encore plus forte chez les plus jeunes.

On comprend qu’en Algérie les décolonisateurs en chefs entretiennent cette mémoire faussée et les islamistes on fait l’épopée d’une guerre sainte pour recruter les plus jeunes. Les contraindre à la paix ou au dépassement, c’est les obliger au pire sort, celui de chômeurs idéologiques. Et ce n’est pas pour rien que la haine de la France, perçue comme puissance coloniale éternelle, est encore plus forte chez les plus jeunes. Ils n’ont rien d’autre à vivre que le passé et la Stora Story les appauvrit encore plus.

Étrangement, régler la question de la mémoire entre l’Algérie et la France est une question de primauté de la République sur le repli en France, et une question de démocratie en Algérie. Pour le premier pays, c’est une urgence pour parer aux menaces des dislocations et pour construire une identité riche. Pour le second, la mémoire ne sera transformée en histoire que lorsque la génération des décolonisateurs acceptera la pluralité, la démocratie, la transition et la vérité sur le passé, c’est-à-dire la fin du mythe. « La réalité est toujours anachronique », écrivait Borgès. Elle l’est encore plus dans les pays nés de la décolonisation.

 

www.lepoint-fr. le 23.01.2021

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