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Yoga, d’Emmanuel Carrère

Par: Denis Faïck

Philosophe, maître de conférences, écrivain et critique littéraire, auteur du site philotude.fr

in: www.huffingtonpost.fr/ – 02 octobre 2020

Yoga, d’Emmanuel Carrère est un témoignage pour Psychologies Magazine, ce n’est pas de la littérature

Comment expliquer cet engouement pour ce livre qui figure sur la liste du prix Goncourt?

Le livre d’Emmanuel Carrère est l’un des livres dont on parle le plus en cette rentrée littéraire. Le sujet est attirant, et c’est cela qui peut être problématique pour un critique, dans la mesure où il convient de s’extraire de ce qui est attirant dans le sujet pour ne juger que la qualité littéraire.

Un écrivain qui parle de la méditation, du yoga, de sa bipolarité, de sa dépression, de son internement, voilà qui peut en effet être l’objet de l’attention. Je tente de m’extraire de ce sujet pour aller à l’essentiel, à savoir à l’art de l’écrivain.

Pourquoi je n’ai absolument pas aimé ce livre?

L’art, et ici la littérature, a pour sens de se confronter au réel pour nous en dire quelque chose. Il tente de montrer, selon les mots de Paul Valéry, que nous n’avions pas vu ce que nous voyons. D’abord parce que nous n’avons pas vu ce qui est présenté, montré, alors l’art le souligne, le met en exergue, “l’exagère” et ainsi l’accentue pour le montrer.

Mais l’art, aussi, nous fait voir ce que nous n’avons pas vu, parce qu’il va au-delà de ce qui est montré, pour présenter une face du réel non perçue de notre point de vue. L’art, en ce sens, creuse, décortique, ou “tourne” la face visible pour exposer les faces dissimulées au regard.

« On ne fait pas de la littérature avec des phrases qui ne sont que des exposés de sensations immédiates. »

C’est en ce sens que l’art n’est pas factuel; il ne peut se contenter de simplement dire les choses, ce que j’avais déjà écrit dans ma critique du livre Ça raconte Sarah de Pauline Delabroy-Allard. Notre vie courante, à toutes et à tous, dit le fait: j’ai faim, je vais au cinéma, je souffre, je l’aime, etc…; un journaliste dit le fait, un témoignage dit le fait. Mais pas l’artiste. L’artiste l’exprime, le transfigure, le forme et le déforme, et ce n’est pas du tout la même chose.

Il peut dire des choses simples, mais pas simplement, comme, par exemple, montrer un aspect inconnu de la réalité, simple, mais inattendu, ignoré. Là on n’est plus dans le simplisme qui, quant à lui, énonce le fait brut connu de tous, et d’une manière qui appartient à tous.

Le style, selon Proust, c’est donner l’impression au lecteur qu’on lit une langue étrangère dans sa propre langue. On pourrait dire aussi que le style, c’est donner à voir une face du monde qui est énigmatique car jamais perçue, ce qui donne l’aspect de l’étrangeté.

C’est ce que ne fait pas le livre d’Emmanuel Carrère. Tout, ou presque, est factuel dans ce livre. Tout ce qu’il écrit a un sens comme témoignage, journal intime, article dans Psychologie magazine, car ici on expose au premier degré, si j’ose dire, ce qui est immédiatement vécu. Et c’est très bien comme cela, car il n’y a pas de prétention littéraire.

Tirer des citations d’un livre peut le dénaturer, sauf quand tout s’y ressemble.

On n’en pouvait plus, on a mal partout, on n’a qu’une envie c’est de décroiser les jambes, de s’étirer, d’aller marcher dehors.”

Quand on lit une série de phrases comme celle-ci, censées exprimer le fond des choses dans l’expérience méditative, phrases qui parsèment les 400 pages du livre, on se demande: et donc?

Écrire qu’on s’assoit sur un zafu, qu’on a mal au dos et qu’on a plein de pensées, textuellement, en quoi cela apporte quelque chose au réel? Presque tout est factuel, et la question récurrente qui me vient sans cesse après avoir lu des phrases qui ne font que rapporter des faits qui devraient en rester aux magazines de psychologie: et?

Et après?

Je prends la liberté de citer ma critique de Ça Raconte Sarah, qui est du même ordre que le livre d’Emmanuel Carrère: “Au sens étymologique, exprimer signifie ‘extraire en pressant’. Autrement dit, faire sortir par un acte. La donnée immédiate n’est pas suffisante, alors on agit sur elle, on la malaxe, on la tord, on la saisit pour éclairer ce qui est dedans. Tout art, me semble-t-il, part de ce principe: les données immédiates du vécu, du vu, du senti ne sont pas suffisantes.” Voilà ce que “Yoga” ne fait pas. Il n’exprime pas, il énonce. 

Emmanuel Carrère pose un projet: dire que le yoga n’est pas seulement bien, car d’autres l’ont dit. Il veut se placer dans un autre rayon de librairie que celui du développement personnel.” Autrement dit celui de la littérature. Beau projet. 
Il souhaite ainsi dire que le yoga et la méditation sont aussi “un rapport au monde”, une “voie de connaissance, un mode d’accès au réel dignes d’occuper une place centrale dans nos vies.” Certes, mais cela, pour qui connaît un peu le yoga et la méditation, est fort connu. L’écrivain doit alors dire autre chose, montrer autre chose d’une autre manière. Or le livre est à l’image de la citation suivante:

Je regarde les dos, je regarde les nuques. Je me demande qui a mal comme moi, qui s’ennuie, qui plane, qui flippe (…) C’est un drôle de spectacle, émouvant.” Quel spectacle ! Toutes ces “personnes réunies pour dix jours dans un hangar pour plonger chacun en soi-même, savoir mieux qui il est, savoir mieux ce qui le meut.”

Bien sûr, on pourra dire que je sors cela du contexte. Oui, mais tout est globalement sur le même mode. Ce mode on le trouve dans n’importe quel journal de témoignages de développement personnel.

La science, d’ailleurs, la physique, l’histoire, la biologie, la philosophie, font la même chose que l’art. Elles dépassent les faits pour aller au-delà. On ne fait pas de science avec les sens. De même on ne fait pas de la littérature avec des phrases qui ne sont que des exposés de sensations immédiates, de pensées immédiates qui sont écrites telles qu’elles le sont dans n’importe quel journal individuel qui énonce des faits. Sinon, quelle serait la différence entre la littérature et le reste?

La révélation de sa faiblesse, de ses défauts, de sa maladie, de ses tourments n’est pas suffisante non plus pour faire un bon livre, et a fortiori un grand livre. Rousseau l’a fait avec Les Confessions en fondant l’autobiographie moderne, et sans doute d’autres après lui. Alors, pour écrire un grand livre, il faut le faire mais comme d’autres ne l’ont pas fait. Or l’auteur, ici, par le simplisme de son langage, en reste au premier degré d’un journal intime que tout un chacun peut écrire, à condition de savoir un peu écrire.   

Sur son trouble bipolaire et sa thérapie, on apprend ce qu’on peut apprendre sur n’importe quel site spécialisé ou dans n’importe quel livre sur la question, mais cela n’est pas l’essentiel. L’essentiel c’est qu’on l’apprend de la même manière : “La tachypsychie, c’est comme la tachycardie, mais pour l’activité mentale.” Ou encore : “J’ai traversé en plus de ce qu’on peut appeler des passages à vide deux phases de vraie dépression, de dépression sévère, celle qui fait que pendant plusieurs mois on ne se lève presque plus, ne parvient plus à accomplir les tâches élémentaires de la vie et surtout ne peut plus imaginer qu’autre chose adviendra.”

Oui, et donc? Cette description peut être celle d’un dictionnaire de psychologie.

Ou encore à propos de la bipolarité :“Quand on est dans la phase dépressive, on se rend forcément compte qu’on y est c’est horrible, c’est l’enfer, mais au moins on ne peut pas s’y tromper. Alors que la phase maniaque a ceci d’insidieux qu’on ne se rend pas compte que c’est une phase maniaque.”

Cela on peut le lire dans un compte-rendu sur la bipolarité, de la même manière. Et tout le reste est du même ordre. Donc toujours la même question : et donc ?

Le fond et la forme, ici, ne disent rien de plus qu’un exposé. Et tout le livre, ou presque, est comme cela. Sur le fond et la forme: “Il est vital, dans les ténèbres, de se rappeler qu’on a aussi vécu dans la lumière et que la lumière n’est pas moins vraie que les ténèbres.”

Certes, mais opposer lumière et ténèbres est une opposition tellement connue que l’écrivain doit au moins la revisiter. Ici, rien de nouveau sous le soleil. 

Mélanger les genres, un peu essai, un peu exposé, un peu autofiction, un peu biographie, un peu journalisme, est très intéressant, mais cela ne suffit pas à faire un livre remarquable. Il ne suffit pas, non plus, de parler des réfugiés, des Syriens et autres pour faire un livre saisissant.

« Pour écrire un grand livre, il faut le faire comme d’autres ne l’ont pas fait. »

Cette idée de Paul Klee: l’art ne reproduit pas le visible, il rend visible. Voilà, l’écrivain doit extraire du monde et on extrait par ce que l’artiste ajoute au monde dans sa forme.

Enfin, même si l’écrivain peut énoncer un universel, et donc partagé par tous, il doit je pense exprimer son expérience singulière, ce à quoi je ne peux pas accéder, ce qui lui est propre et qui en fait une origine. Or ici il dit ce que tout pratiquant de la méditation sait. Il dit ce que les personnes qui connaissent un peu la bipolarité savent. En bref, comme on enfonce des portes ouvertes, il expose tel quel un vécu commun et qui me fait encore poser la même question: et donc? Et après? 

Et l’amour. Peut-être y aura-t-il ici quelque chose.

Il craint que s’achève ce qu’il vit avec une femme: Fini de descendre acheter la baguette fraîche et de presser des oranges avant qu’elle se réveille. Fini de la suivre des yeux quand elle traverse l’appartement vêtue de votre seul tee-shirt. Fini de s’envoyer trente textos par jour (…) Finie l’expression de son visage au moment où vous entrez en elle, et fini de soupirer ‘Oh là là’, en même temps, parce que c’est tellement bon.”

Oui certes, mais c’est gentil, c’est sympathique et c’est bien. Mais on attend je crois autre chose d’un livre de littérature.

Une belle phrase: “Je continue à ne pas mourir.” Magnifique phrase. Sans doute la plus belle du livre. Seulement elle n’est pas de l’auteur. Elle ouvre un monde qui engloutit le reste du livre.

Je précise. Il y a une manière d’être factuel. Mais là, après une phrase, deux, trois peut-être, survient la révélation, le mot qui renverse, ou même le silence qui fait du texte une chose nouvelle, surprenante, ou tellement habituelle qu’on l’avait oubliée. C’est le surgissement qui est l’ajout que l’art amène aux choses.

Alors comment expliquer cet engouement pour ce livre qui est en plus sur la liste du prix Goncourt? Nous savons qu’avant de lire un livre, nous sommes d’abord influencés par le nom de l’auteur, puis par le sujet. Or ce n’est en rien ce qui fait l’essence d’un livre.

Alors c’est peut-être parce qu’il construit bien ses phrases dans le respect de la syntaxe et de la grammaire. Oui, comme le font tous les agrégés de lettres. 

Un mot sur le fond du livre: je souffre, des gens souffrent, nos proches, des étrangers souffrent.

Oui, certes, bien sûr. Et Emmanuel Carrère nous l’apprend-il ?

Peut-être ai-je raté quelque chose...

Denis Faïck

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