L’exilé indexé

L’ ARTICLE QUI SUIT A ÉTÉ AJOUTÉ LE 12 AVRIL

Ce n’est pas la première fois que l’apprentissage politique se fait en dehors de tout cadre formel, justement parce que ces cadres ont fait faillite. Il n’y aura pas de grand soir théorique, c’est en interrogeant le Hirak, en dialoguant avec lui, en l’écoutant et en en apprenant que s’élaboreront ces idées novatrices qui mèneront le mouvement social vers la bascule dans un  autre devenir politique.”  


Il y a des tribunes qui résonnent comme des fetwas quand bien même se veulent-elles laïques. Comme celle lancée par le chroniqueur Kamel Daoud dans le journal “Liberté” contre les exilés algériens accusés d’avoir la parole et les critiques “excessives” contre le régime et l’état du pays. Cette fetwa qui se veut leur dénier moralement le droit à la parole sur le devenir du pays, intervient dans la suite et après le naufrage, dans la honte, de la fetwa du régime qui voulait leur dénier juridiquement ce droit par la menace de les déchoir de leur nationalité. Elle en prend le relais et lui fournit de fait, a postériori, la justification morale et la sauve à titre posthume. Bien sûr le chroniqueur ne parle pas de bâillonner la parole des exilés, il demande à cette parole de se fixer des limites, une façon politiquement correcte de l’amener à se taire, sur le mode de la “démocratie responsable”, concept par lequel, pendant des décennies, les régimes arabes autoritaires ont refusé les libertés collectives et individuelles.

Il présente l’exil comme une sinécure qui ôterait donc aux exilés le droit à la critique réservée aux seuls “autochtones” en vertu d’un vécu qu’il qualifie de difficile, rejoignant en cela les “excès” des exilés. En utilisant le mot autochtone pour différencier les autres nationaux des exilés, le chroniqueur montre, qu’à l’instar des inspirateurs de la loi de déchéance de nationalité, il exclut les exilés de leur pays d’origine. Kamel Daoud va plus loin qu’Ouyahia qui a introduit un article dans la Constitution pour barrer aux membres de la diaspora l’accès aux postes de responsabilité. Lui, se pose explicitement et sans tabou comme il le dit, la question de contester aux exilés le droit de faire la politique (je le cite : “La question de savoir si l’exilé (au sens large) a le droit de faire de la politique pour l’Algérie, de si loin, se pose, malgré son caractère tabou.”). Cela veut aussi dire, pourquoi pas, leur enlever le droit de vote.

En divisant les Algériens entre “autochtones” et “exilés”, le chroniqueur omet une catégorie importante, et il n’y a jamais de hasard dans les oublis. Il oublie cette catégorie bien illustrée par nos dirigeants mais où on retrouve dans leur sillage des privilégiés parmi lesquels des “lettrés”, la catégorie de ceux qui gardent bien sûr toujours un pied en Algérie pour en exploiter la ressource économique, le capital social et la légitimité, mais qui ont l’étranger pour résidence secondaire où ils se rendent et vivent le plus souvent même en temps de Covid et où ils peuvent se replier si nécessaire, en ayant déjà veillé à se faire binational. Ils ont le beurre, l’argent du beurre et la ferme Algérie où ils ne vivent pas les difficultés qui attribuent, selon le chroniqueur, la vertu de l’autochtonie. Pour eux, l’Algérie se réduit à un lieu de domiciliation de registre du commerce, étant entendu qu’on peut faire commerce de tout.

Maintenant que la typologie initiée par le chroniqueur s’élargit à trois catégories, peut-il nous dire dans quelle catégorie il se situe ? Il faut reconnaître au chroniqueur d’avoir eu une idée audacieuse en rajoutant une nouvelle définition de l’exilé, celle du handicapé de la nationalité, d’Algérien incomplet, prédisposé par cette infirmité à être victime, je le cite, “de l’intox”, “de myopies souveraines” et “d’excès dérisoires et lamentables”. Les exilés, selon le chroniqueur, sont aussi étrangers à la réalité algérienne et incapables de la saisir que l’étaient les colons français. On croirait entendre un cheikh intégriste parler des laïques et de…Kamel Daoud. Il ne dirait pas autre chose.

Réduire quelqu’un à une identité censée infamante (juif, laïque, homosexuel ou….exilé) qui dispense de discuter ses idées pour les disqualifier d’emblée, du fait de cette identité à laquelle il est assigné, est au fondement de la pensée totalitaire. C’est ce que fait M. Kamel Daoud avec Lahouari Addi (que je ne connais pas, que je n’ai croisé que deux fois dans ma vie, et dont je ne partage pas un certain nombre d’idées) et plus généralement les exilés. Il leur dénie le droit de parler de l’Algérie, leur parole étant disqualifiée, par avance, par leur statut d’exilés ne partageant plus le même vécu que celui de la communauté nationale et considérés de ce fait comme lui devenant étrangers. Leurs idées n’ont même pas besoin d’être discutées, entachées qu’elles sont par les infirmités consubstantielles au statut d’exilé.

Retirer à l’exilé le droit de parole dans et sur sa communauté au motif qu’il n’en partage plus le vécu, s’apparente au bannissement dans l’ordre tribal ou à l’excommunication dans l’ordre théocratique, de celui qui s’écarte du vécu décrété devant être celui de la communauté. Cela procède de la même logique archaïque. C’est d’une banalité affligeante et des décennies d’études sur les migrations, dont font partie les exilés, ont illustré à la fois le caractère subversif et novateur de ces migrations et les résistances vaines et d’arrière-garde que leur oppose l’archaïsme de pans des sociétés de départ. Ce sont les mêmes que le chroniqueur, sans le savoir probablement, exhume et recycle. Il n’aura fait que reproduire un vieil atavisme qu’on peut faire remonter au mythe multimillénaire du fils prodigue. Je ne ferai pas injure au chroniqueur de lui rappeler que c’est dans l’exil qu’est né le mouvement national indépendantiste moderne qui a conduit à l’indépendance, ni la méfiance et la diabolisation par les Bachaghas et les colons, avec en partie les mêmes termes, des migrants porteurs de subversion au point où, malgré la demande de la métropole, ils ont réussi, longtemps, à bloquer les migrations sauf en Kabylie qui n’intéressait pas l’économie coloniale, ce qui explique, entre autres, l’origine kabyle des premières vagues d’émigration.

C’est aussi la Fédération de France qui a servi de base de diffusion et de base-arrière aux idées de laïcité dont le chroniqueur fait son étendard. Et c’est par l’exil et la migration que la Kabylie en est devenue le vecteur principal (dois-je aussi rappeler que je ne suis pas un Kabyle ?). Jusqu’à aujourd’hui, ils sont nombreux les intellectuels et les militants en exil qui ont fait et font la richesse intellectuelle de l’Algérie et l’honneur de son histoire.

Ce n’est pas l’exilé qui est visé mais le Hirak
Il ne faut pas se raconter d’histoire, du projet de déchéance de nationalité à la tribune en question du chroniqueur, l’objet n’est pas tant l’exilé que le Hirak qui ne fait pas seulement vaciller le pouvoir mais qui pulvérise les certitudes et les conforts des élites, toutes les élites. Il faut regarder et s’interroger sur le Hirak avec humilité. C’est un mouvement largement spontané dont l’irruption a été inattendue même pour ceux qui l’espéraient. Il a surgi en l’absence d’encadrement et à l’insu des élites, de toutes les élites, refusant ces élites. Il continue à leur échapper toutes. 

Aucun n’a de droit de donner des leçons. Chacun a par contre le devoir de s’interroger sur ses lacunes d’hier qui ont rendu cette déconnexion possible et celles d’aujourd’hui qui empêchent la jonction. Il ne suffit pas de crier (dans une sorte de “y a qu’à”), que le Hirak doit se structurer et négocier. Il ne se structurera pas sur injonction, il est rentré dans le temps de la maturation et le pouvoir ne souhaite pas, de toute façon, de partenaire mais des clients et même exclusivement des clients très contrôlables à l’image du président lui-même.

Il faut arrêter, dans une sorte de ressentiment, de clouer sans cesse le Hirak au pilori. Partout ailleurs dans le monde arabe, et pas seulement en Algérie, les contestations qui se sont levées n’ont pas débouché sur un changement même si, y compris en Algérie, dans un mouvement de flux et reflux, les affirmations citoyennes ont tout de même érodé les marges de manœuvre des pouvoirs autoritaires sans pour autant démentir leur résilience. Une des principales raisons à ces impasses momentanées est le fait qu’au contraire d’autres phases révolutionnaires vécues par le monde arabe, celle dite des “printemps arabes” n’a pas été précédée, n’a pas surgi d’un terreau de fermentation d’idées nouvelles. Il y avait une très grande colère mais qui n’a pas trouvé de réceptacle intellectuel, des idées nouvelles qui auraient pu accompagner ces contestations et qui, en leur donnant du sens leur auraient donné un sens, une orientation, un projet, des idées qui auraient pu alimenter partis politiques et activistes. 

Rappelons-nous la phase des libérations nationales et des constructions des Etats-nations dans le monde arabe. Elle a été précédée d’un bouillonnement intellectuel exceptionnel resté jusqu’à ce jour indépassable. Mais elle a été le produit d’une longue fermentation de plusieurs décennies qui ont labouré même le champ théologique. N’en déplaise à certains, le Hirak est un grand chantier d’apprentissage politique. 

Ce n’est pas la première fois que l’apprentissage politique se fait en dehors de tout cadre formel, justement parce que ces cadres ont fait faillite. Il n’y aura pas de grand soir théorique, c’est en interrogeant le Hirak, en dialoguant avec lui, en l’écoutant et en en apprenant que s’élaboreront ces idées novatrices qui mèneront le mouvement social vers la bascule dans un autre devenir politique. 

Mais certains discours qui interpellent le Hirak sur le mode alarmiste, culpabilisateur, désenchanté et donneur de leçons, comme celui de certaines tribunes du chroniqueur, participent plutôt d’une fabrique du renoncement et de la prophétie auto-réalisatrice d’un échec souhaité.

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