LA PESTE – Albert CAMUS

« Personne n’avait encore accepté réellement la maladie. La plupart étaient surtout sensibles à ce qui dérangeait leurs habitudes ou atteignait leurs intérêts. Ils en étaient agacés ou irrités et ce ne sont pas là des sentiments qu’on puisse opposer à la peste. Leur première réaction, par exemple, fut d’incriminer l’administration. La réponse du préfet en présence des critiques dont la presse se faisait l’écho (« Ne pourrait-on envisager un assouplissement des mesures envisagées ? ») fut assez imprévue. Jusqu’ici, ni les journaux ni l’agence Ransdoc n’avaient reçu communication officielle des statistiques de la maladie. Le préfet les communiqua, jour après jour, à l’agence, en la priant d’en faire une annonce hebdomadaire.

Là encore, cependant, la réaction du public ne fut pas immédiate. En effet, l’annonce que la troisième semaine de peste avait compté trois cent deux morts ne parlait pas à l’imagination.  D’une part, tous peut être n’étaient pas morts de la peste. Et, d’autre part, personne en ville ne savait combien, en temps ordinaire, il mourait de gens par semaine. La ville avait deux cent mille habitants. On ignorait si cette proportion de décès était normale. C’est même le genre de précisions dont on ne se préoccupe jamais, malgré l’intérêt évident qu’elles présentent. Le public manquait, en quelque sorte, de points de comparaison. Ce n’est qu’à la longue, en constatant l’augmentation des décès, que l’opinion prit conscience de la vérité. La cinquième semaine donna en effet trois cent vingt et un morts la sixième, trois cents quarante-cinq. Les augmentations, du moins étaient éloquentes. Mais elles n’étaient pas assez fortes pour que nos concitoyens ne gardassent, au milieu de leur inquiétude, l’impression qu’il s’agissait d’un accident sans doute fâcheux, mais après tout temporaire.

Ils continuaient ainsi de circuler dans les rues et de s’attabler à la terrasse des cafés. Dans l’ensemble ils n’étaient pas lâches échangeaient plus de plaisanteries que de lamentations et faisaient mine d’accepter avec bonne humeur, des inconvénients évidemment passagers. Les apparences étaient sauvées. Vers la fin du mois cependant, et à peu près pendant la semaine de prière dont il sera question plus loin, des transformations plus graves modifièrent l’aspect de notre ville. Tout d’abord, le préfet prit des mesures concernant la circulation des véhicules et le ravitaillement. Le ravitaillement fut limité et l’essence rationnée. On prescrivit même des économies d’électricité. Seuls, les produits indispensables parvinrent par la route et par l’air, à Oran. C’est ainsi qu’on vit la circulation diminuer progressivement jusqu’à devenir à peu près nulle, des magasins de luxe fermer du jour au lendemain, d’autres garnir leurs vitrines de pancartes négatives, pendant que des files d’acheteurs stationnaient devant leurs portes.

Oran prit ainsi un aspect singulier. Le nombre des piétons devint plus considérable et même, aux heures creuses, beaucoup de gens réduits à l’inaction par la fermeture des magasins ou de certains bureaux emplissaient les rues et les cafés. Pour le moment, ils n’étaient pas encore en chômage, mais en congé. Oran donnait alors, vers trois heures de l’après-midi par exemple, et sous un beau ciel, l’impression trompeuse d’une cité en fête dont on eût arrêté la circulation et fermé les magasins pour permettre le déroulement d’une manifestation publique, et dont les habitants eussent envahi les rues pour participer aux réjouissances. » (La peste. AC, Ed ENAG page 63)

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