VOS ÉCRITS SONT LES BIENVENUS. Invités, tels quels

J’ai lu le texte et relu. Il m’a plu. Voilà pourquoi je l’ai « emprunté » avec l’autorisation de Yacine Bey »

Voici le texte de Laïd MOKRANI

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« Nous étions des lycéens de l’ indépendance, des élèves internes dans la forteresse aux hauts murs du lycée Kerouani ex-Albertini de Sétif. Nous avions à peine 16, 17 ans. Nous sortions à peine de nos enfances et de nos villages, les yeux ahuris devant cet âge des ébranlements. Nous venions de basse Kabylie, des hauts plateaux, du Hodna, de Bordj Bou Arreridj, de Sétif, de M’sila, de Bougie, de Bouira, d’ El Eulma, d’ Akbou et de Tocqueville . J’étais en seconde Maths Elem; je passais avec 13 de moyenne mais en « première lettres ». Au programme, nous avions eu le 19ème siècle: Bonaparte, « Waterloo morne plaine », Chateaubriand, le mémorial de Sainte-Hélène, le romantisme, Julien Sorel, puis Germinal de Zola et la grève des mineurs. 

Dans les dortoirs, certains rêvaient de Nedjma et poursuivaient les étoiles; d’autres s’entichaient de prose yankee et faisaient circuler « Les tropiques » d’ Henry Miller et Jack Kerouac. Léo Ferré et Jim Morrisson ouvraient grandes les portes aux premiers émois des futurs anars des terminales et des futurs gauchos des facultés … Ainsi, nous présagions les tragédies du 20ème siècle venir pointer leur venin, leurs idéologies européennes dans nos consciences juvéniles jusque-là préservées . 

En français je me prenais pour l’ as des as. Monsieur Mathieu me donnait les meilleures notes. J’étais tombé amoureux fou de « Mme de Rênal » sous la bienveillance amusée de ce Toulousain candide et élégant, en qui je taquinais le socialiste prudent durant tout le troisième trimestre, en prenant parti – à tort d’ ailleurs- pour Souvarine contre Etienne Lautier. 

Jusque-là, je savais quand même par cœur beaucoup de belles récitations, quelques morceaux choisis de théâtre classique, les aventures de Télémaque, des bouts de romans champêtres et de cape et d’épée, La Fontaine bien sûr, le Cid, les Précieuses ridicules, Leconte de Lisle, le Parnasse, Le bateau ivre, la mort du loup et celle de Léopoldine, Gérard de Nerval, et Sous le pont Mirabeau coule la Seine .

Déjà au collège de Bordj Bou Arreridj, nous étions initiés très jeunes par de longues lettres laborieuses ou épiques aux mousquetaires français, au Viconte de Bragelone, à l’île au trésor, à sans famille, à la guerre des boutons, au voyage sous la terre ou à Tombouctou, et même aux fulminations argotiques d’ Auguste le Breton et de San Antonio et aux planches grandioses des pieds nickelés ou de Miki le ranger qu’on allait quêter ça et là chez Laverse ou échanger sous les porches des cinémas Rex et Vox de Bordj Bou Arreridj. 

La littérature, on ne la trouvait pas servie dans la bibliothèque de grand-père! Les livres dans cette petite bourgade aux pieds des monts Bibans, on se les procurait essentiellement par le prêt scolaire, on se les passait entre amis, entre cousins… 

Cela venait souvent des stocks de la brocante coloniale qui s’amassait dans les souks hebdomadaires des années 60, après que les Européens furent partis en masse. Les coopérants, les institutrices (françaises pour la plupart) faisaient le reste. 

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En ce temps là, il n’y avait pas encore la télé. L’électricité était rare. Je me souviens avoir lu les « Mille et une nuits » bien avant le film de Fernandel et des quarante voleurs. C’était madame Dupuis qui me l’avait prêté dans cette édition Garnier à la couverture jaune, avec sa typographie dense et serrée: une armée de lettres comme des fourmis noires ou des myrmidons en ordre de conquête, à l’ assaut des yeux et des rêves pendant les longues nuits d’hiver sous le quinquet. 

Je n’ avais jamais autant lu qu’en classe de sixième, sous la houlette de Madame Dupuis, prof de français inoubliable, madone des collèges et adorable personne qui me voyant assez précoce, faisant moins que mon âge et doué pour les sujets de rédactions et pour l’ amour des contes et des romanciers, me prit sous sa protection, m’invita plusieurs fois chez elle, me présenta son mari (un prof de sciences qui ressemblait à Steve Mac Queen) et me nourrissait chaque semaine, ensuite presque chaque jour de livres de poche, d’illuminations, de chocolats fondants et d’ auteurs dont je ne connaissais jusque là que le nom ou quelques bribes dans Le livre Unique de lecture et dans les « Lagarde et Michard » qu’on nous distribuait gratuitement à l’ école. 

J’étais le fort en thème, et pour défendre cette réputation et pour faire plaisir à la maîtresse, j’avalais sans retenue puis avec grand plaisir tout ce qu’ elle me donnait : Jules Vallès, Roland Dorgelès, le capitaine Fracasse, Georges Duhamel, Saint-Exupéry, Joseph de Pesquidoux, Pierre Benoit, Guy de Maupassant, Prosper Mérimée, Poil de carotte, Notre dame de Paris, Le bossu, Jean Valjean, La mare au diable, La petite fadette, Claudine de Colette, Hervé Bazin, Marcel Pagnol, Tartarin de Tarascon, Monte-Cristo, Le lys dans la vallée…Et surtout la poésie…Toute la poésie et Alphonse de Lamartine, qu’ elle me prêta pour les vacances de printemps de 1967. Toute l’œuvre de Lamartine dans un gros volume à la reliure antique avec sa jaquette scarifiée en vélin violet. 

Il faut dire que cette boulimie arrangeait très bien mon vieux père. Je surpris plus d’une fois dans son œil tendre et rusé de hobereau analphabète, des lueurs de fière interrogation; sans doute impressionné par l’ intrusion de ces paquets de livres dans sa maison et par la redoutable assiduité de son rejeton à dévorer toutes ces liasses et à lire toute cette science… 

Ce n’étaient que des romans d’aventure! Et je n’allais jamais ni aux matchs de foot ni aux jeux dangereux. Les bouquins! Oui, c’est ce qui me retenait entre les classes et pendant les vacances dans le pré, où je faisais paître ses rares moutons et sa belle vache « suisse ». Parfois, quand il lui prenait l’envie de venir inspecter son troupeau et son berger, il me trouvait plongé dans le catéchisme moderne de Verhaeren, un œil rivé sur les métaphores des villes tentaculaires de la Flandre transfigurée, et l’autre, surveillant les pas ruminants de son mammouth qui faisait son triomphe et produisait notre beurre quotidien. Mon père alors claquait les ailes de son burnous de bonheur et de satisfaction. Il sautillait de sa petite taille, le turban haut, la moustache au vent; il s’improvisa philosophe: « très bien fiston, le Prophète nous a recommandé le travail et l’instruction … » 
Puis, rebroussant chemin sans se retourner, laissant l’Émile à son affaire; il s’en allait sûrement éclaircir avec ma mère tous les mystères de cette passion qui me hantait à leur insu et façonnait déjà ma nature; cette magie de la lecture qui s’ opère chez les êtres et leur rapport au monde; cette énigme de ma patience librement consentie devant l’ âpre corvée de berger que mes frères et les garçons du voisinage, fuyaient de paresse ou de honte… 

Quinze jours durant, ce printemps 67, Lamartine fut le manitou de ma prairie. Je ne le quittais pour rien au monde sauf quand je faisais boire les bêtes à la fontaine des abattoirs ou quand je dormais la nuit, épuisé par ma journée de cowboy. J’étais définitivement absorbé par les méditations de guru de Mâcon. J’avais tout juste 12 ans; et je comprenais à peine ses mobiles poétiques et sa déchéance; mais j’étais comme fasciné par ses vers, emporté par la rime, halluciné par la musique de cette langue que personne ne parlait autour de moi et avec laquelle je m’ adressais à moi-même, aux étoiles ou à quelque fée Carabosse qui viendrait me prendre sur son tapis volant… » Objets inanimés avez vous donc une âme qui s’ attache à notre âme et à la force d’ aimer? » 
Bien plus tard, Gilles Gambier m’apprit à mépriser Lamartine; et dans des moments d’adolescence désabusée ou d’ extrême lucidité, j’ ai découvert grâce aux livres de Frantz Fanon que j’ étais un enfant aliéné. 

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Ne reste aujourd’hui qu’un portrait parmi d’autres sur la devanture du plus vieux photographe de Bordj Bou Arreridj. Et secrètement, bien après des années, les anciens élèves de la sixième  » A « , à qui comme moi venait la nostalgie de faire un pèlerinage sur les lieux fugaces de la mémoire et de l’enfance; ils passent alors revoir le visage souriant et en noir et blanc de madame Jeanne Dupuis. Relique d’une histoire scolaire. O Rimbaud, quel siècle! 

Donc je serai en première lettres. L’année prochaine je dois me rattraper, redoubler de férocité. Je n’avais pas le choix. J’avais échoué en physique chimie chez les Russes; je devais réussir dans les lettres modernes chez Monsieur Roberault. Le fameux monseigneur Roberault. C’est ainsi qu’on le surnommait dans les classes de terminales, où on colportait sa légende et où on racontait avec admiration les leçons de ce fanatique d’histoire littéraire. On disait aussi qu’il avait chez lui une bibliothèque à faire charger deux cents chameaux. Moine ou évêque reconverti en coopérant français, prof de lettres depuis 62 en Algérie, il pouvait discourir pendant des heures et sans omettre une virgule sur les minutes d’ une matinée de Diane de Poitiers ou d’ Aliènor d’Aquitaine; sur les détails de la victoire de Bouvines, du bûcher de Jacques de Molay, de la nuit de Varenne ou de la défaite d’ Azincourt… Il savait jusqu’ aux numéros de pages, les répliques de Montherlant ou de Marivaux, des passages de Chardonne ou de Pirandello, les oraisons de Bossuet et les paragraphes touffus de l’ être et du néant… 

Roberault était la star du lycée Kerouani. En 70, l’Algérie savait recruter ses pédagogues. Parmi les plus brillants.Il y avait aussi Monsieur Lacrozas, le prof d’ économie, Monsieur Doh Kwako, un génie de mathémathiques modernes, ghanéen naturalisé américain et polyglotte, ancien élève de l’ université de Princeton et qui ne cessait de répéter avec son sourire africain aux apprentis philosophes:  » la matière a été, la matière a été! » 

Il y avait aussi Monsieur Laridi, le prof de sciences, un chirurgien algérois maoïste en résidence surveillée à Sétif depuis 1968 ; Monsieur Cavalerie le physicien hipster aux cheveux très longs, et l’ amant de lady Chatterley, c’est à dire Madame Guirchina, une slave platinée et cruelle stakhanoviste de la chimie organique, qui trompait ouvertement son mari tout droit sorti d’ une pièce de Tchékov. 

Il y avait bien sûr Madame Brisson, une femme aux belles toilettes, qu’on surnommait la duchesse de Langeais, Monsieur Jean Der Witt, un géant belge en service civil en Algérie et futur diplomate. Il y avait aussi Monsieur Elias Tamimi, un chrétien palestinien, diplômé de Louvain et qui ressemblait à Omar Sharif. Il était né dans le même quartier que Darwish à Haifa. Il nous a appris toutes les horreurs du sionisme et toute la poésie arabe du levant. Il y avait Miss Jones, une noire américaine musclée, rescapée des groupes des blacks panthers, amie personnelle d’Angela Davis et d’ Eldrewidj Cleaver; Monsieur Boussadia le prof d’ histoire généreux et éloquent avec ses costumes cairotes. Algérien de M’sila mais d’obéidence nassérienne, il achetait souvent des cravates et des souliers pour les élèves les plus pauvres. Il y avait Monsieur Séquier avec son accent du sud; Monsieur et Madame Mathieu; Monsieur Fellman, un géographe alsacien d’une rigueur proverbiale; Monsieur et Madame Boillon,  » les arabes » comme on les appelait, tellement bien introduits et bien intégrés dans la société sétifienne. Il y avait aussi Pangloss: Monsieur Quentric, un breton avec sa tête chauve à la Yul Brunner et ses chapeaux bizarroïdes…

 Mais Roberault les dépassait tous. Un esprit supérieur, une stature, une pointure rare, une référence connue même en ville. Imaginez un homme vieux mais robuste, avec la dégaine orsonienne, une tête de savant érudit, des binocles ascétiques, des habits d’agrégé toujours sombres et une longue barbe d’enchanteur… 

En politique, Monsieur Roberault haïssait ouvertement De Gaulle et Pompidou; en classe, il avait horreur de tout ce qui était trivial. Il bousculait les bègues et réprimandait la bêtise. Très respecté dans cette société professorale cosmopolite, à majorité gauchiste (plus tard, j’ai compris les opinions de Roberault: il était royaliste; ennemi féroce de la décadence et disciple de Spengler et d’ Action Française). Il était surtout fort apprécié par Monsieur Lakhel, le proviseur, dont il était le familier sinon l’ami et avec lequel nous l’ aperçûmes souvent en conclave sous le préau de la bibliothèque. Monsieur Lakhel, une autre sommité celui-là. Bilingue et aristocratique; ancien élève de Normale Sup avant de rejoindre le maquis, il était en outre fils et petit-fils d’oulémas bougiotes. On chuchotait qu’il fut l’ami intime de Mostefa Lacheraf, du docteur Taleb El Ibrahimi et de Jacques Berque. Sosie de Christopher Lee, avec un burnous blanc toujours sur les épaules à la Boumedienne; il inspectait chaque matin les cinq cours du lycée Kérouani comme le capitaine Achab les cinq continents. Une ou deux fois l’an, il donnait des conférences prestigieuses sur la pensée de Gaston Bachelard ou sur l’histoire d’ Ibn Khaldoun. 

Le premier cours avec Monsieur Roberlaut en première lettre  » une  » restera à jamais gravé dans ma mémoire. Ce fut une dissertation orale sur la notion d’esthétique en littérature. Le sujet était le commentaire plastique d’une strophe de la « balance intérieure », les rares lignes que j’ ai lues jusqu’ à ce jour de Charles Maurras: 

 » Toi qui brilles enfoncée au plus tendre du cœur 

Beauté fer éclatant, ne me sois que douceur… » 

Tout de suite ces vers m’ont pénétré, mais c’est une abstraction qui m’ était encore inconnue. Les nuées de mes rêves sont maintenant prêtes à s’ évaporer.  » Beauté fer éclatant ne me sois que douceur »! Que voulait dire Maurras? A la présentation, je murmurais comme tous les autres devant l’ auguste autel de Roberault. Il m’est arrivé de balbutier, le suppliant du regard. A défaut d’ arguments et de digressions, je ne faisais que reprendre l’onde si pure du poème: 

« Ou si tu devais être une chose amère 

En aucun temps du moins ne me sois étrangère

Brûle et consume moi, mon unique soleil 

Que ton dur javelot, ton javelot vermeil 

Dardant de jour en jour une plus pure flamme

 Je suis régénéré jusques au fond de l’âme… » 


Je commis l’imprudence de conclure laconiquement :  » Cette poésie monsieur, n’ a pas besoin d’avoir de commentaires!  » . Je croyais si bien dire; je m’étais aventuré lâchement sur un terrain mouvant. 
La réponse de Roberault fut cinglante: « Quand le beau lui cause de l’ennui, un honnête homme s’examine et travaille à se corriger » c’est l’ auteur de ces vers qui vous le dit, jeune homme! » Il m’a cloué. Mais à partir de ce jour, j’étais devenu son fidèle disciple. Un mois plus tard, pour sauver la face, et sans qu’ il me l’ ait demandé, je lui remis dix pages de mauvaise dissertation sur le même sujet. Le lendemain, à la fin du cours, il me donna un vieux livre en lambeaux: Anthinéa, de Charles Maurras. 

De ce livre, je n’ai gardé que ce que j’ai eu le temps de feuilleter; à peine une phrase, une description du cimetière de Cargèse: 

 » La mer ne confine point à la ville, elle en est séparée par le cimetière, plantation exiguë de petites croix et de dalles qui brillent doucement avec une expression de mélancolie lumineuse propre à ces pays de soleil, enseignant mieux que tout la légèreté de la vie… » 

Ce fut comme une prémonition. Le soir même, je reçus le télégramme annonçant le décès de mon pauvre père. Et dans l’agitation et le malheur, je perdis l’Anthinéa avec toutes mes affaires dans le train d’ Alger… 

Depuis, je suis resté sur ma faim. Et durant trente ans, je l’ai cherché en Algérie; je l’ai demandé maintes fois aux bouquinistes et aux libraires de France et de Navarre. En vain! Rien. C’est un livre introuvable. Un livre perdu … Pourquoi? » 

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