IL Y A 60 ANS, LE 17 OCTOBRE 1961, MASSACRE DE CENTAINES D’ALGÉRIENS À PARIS

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Pour comprendre la férocité de la répression policière d’octobre 1961, il importe de se rappeler la conjoncture. Dès 1958, le FLN, qui menait en Algérie la bataille pour l’indépendance, avait importé la guerre dans la métropole et multiplié les attentats, d’abord contre l’appareil de production (ports, raffineries, etc.), puis contre les policiers.

Les attentats individuels, qui visaient indistinctement tous ceux qui portaient l’uniforme, connurent une flambée au printemps 1961, puis, après une trêve due aux négociations en cours à Évian et à Lugrin entre le gouvernement français et le FLN, à partir de la fin d’août 1961. Quarante-sept policiers tués dans le ressort de la préfecture de police (dont 15 supplétifs musulmans), 140 blessés, des attentats quasi quotidiens, une menace permanente : tel était alors le bilan de l’action du FLN.

En retour, les policiers survoltés développèrent un état d’esprit détestable. Ils avaient l’impression d’être mal aimés de l’opinion et reprochaient aux pouvoirs publics de ne pas punir assez vite ni de manière assez implacable les meurtriers de leurs camarades.

Gangrenés par le racisme et favorables à l’OAS, mouvement terroriste qui cherchait à conserver l’Algérie française, certains entreprirent de se faire justice eux-mêmes en déclenchant des opérations dites de « contre-terrorisme » au cours desquelles ils s’en prenaient aux premiers venus, du moment qu’ils étaient basanés. A cet égard, le couvre-feu institué par Maurice Papon le 5 octobre fut sans doute bénéfique à leurs victimes potentielles.

Ce couvre-feu avait pour but de priver d’oxygène l’organisation du FLN, qui, compte tenu des activités professionnelles des Algériens, fonctionnait essentiellement le soir et la nuit. Aussi, lorsque la Fédération de France du FLN décréta une manifestation de masse pour protester contre cette mesure, elle ne pouvait ignorer que la réaction des policiers serait d’une extrême violence.

Quel rôle exerça Maurice Papon dans la répression ? D’abord celui d’un haut fonctionnaire au service du gouvernement. C’est bien le sens de la déposition de Pierre Messmer, à l’époque des faits ministre des Armées, devant la cour de Bordeaux, en octobre 1997, au cours du procès de Maurice Papon : pour lui, ce dernier n’avait fait qu’exécuter les ordres du gouvernement.

S’il apparaît que le préfet de police n’a pas pris les devants d’une répression féroce ni excité ses troupes, qui n’en avaient nul besoin, sa responsabilité est cependant engagée sur plusieurs points. D’abord, par ses propos tenus aux obsèques de policiers abattus au début du mois d’octobre 1961 « Pour un coup reçu, nous en porterons dix ! », « Vous serez couverts », il absolvait par avance les exactions de la police. Même si l’on peut penser que son souci était avant tout de ne pas se couper d’une base dont la hiérarchie avait de plus en plus de mal à se faire obéir.

Ensuite, le « traitement de la manifestation », comme on dit en langage policier, met en lumière de graves dysfonctionnements. Du fait de l’incurie de ses services de renseignements, le préfet ne fut averti de la manifestation, semble-t-il, qu’au petit matin du 17 octobre, alors que, depuis plusieurs jours, l’organisation du FLN avait multiplié les réunions au sein de la communauté maghrébine et fait savoir que la participation de tous à la manifestation, hommes, femmes et enfants, était strictement obligatoire.

En conséquence, les forces de police mobilisées au soir du 17 octobre étaient extraordinairement faibles : 1 658 hommes, dont deux compagnies de CRS rappelées d’urgence de province, soit à peine plus que pour les journées de monômes du bac… Or on sait que les débordements policiers surviennent souvent dans un contexte de disproportion des forces en présence. Ainsi, au pont de Neuilly, pour barrer la route des Champs-Élysées à plusieurs milliers d’Algériens, le commissaire en place disposait en tout et pour tout de 65 hommes.

On peut mettre également en cause certains aspects du schéma de maintien de l’ordre. Celui-ci semble avoir privilégié l’arrestation des manifestants plutôt que leur dispersion. Sans doute était-il exclu de se contenter de disperser les milliers d’Algériens qui tentaient de se rassembler à l’Étoile, à la Concorde ou à l’Opéra : ils se fussent regroupés sans tarder. En revanche, il était possible de refouler les manifestants qui tentaient de franchir le pont de Neuilly en utilisant des grenades lacrymogènes, voire des grenades offensives (l’emploi de ces dernières en mai-juin 1968 devait provoquer seulement quelques blessés légers).

Au lieu de quoi, les manifestants furent toujours en contact direct avec des forces de police déchaînées. Partout, notamment sur les Grands Boulevards et sur la rive gauche, la violence policière fut extrême. Et non provoquée : il n’y eut pratiquement pas de blessés parmi les membres du service d’ordre. Les policiers frappaient sauvagement les Algériens, même quand ils gisaient, à terre, ensanglantés, et retardaient leur transport dans les hôpitaux. Quant à la hiérarchie, elle laissait faire ; on n’arrête pas un torrent.

Sur 20 000 à 30 000 manifestants, pas moins de 11 538 furent appréhendés pour être ensuite conduits au palais des Sports et au stade de Coubertin, où à leur arrivée des « comités d’accueil » les matraquaient de plus belle. On a parlé à juste titre d’une « nuit d’horreur et de honte » (Michel Winock).

La nuit, en l’occurrence, s’est singulièrement prolongée. Les registres d’entrée dans les hôpitaux montrent que de nombreux Nord-Africains blessés furent amenés aux services des urgences avec un retard allant jusqu’à plusieurs jours, et ce souvent pour des blessures de double origine, c’est-à-dire provoquées par deux séries de coups successifs : par exemple traumatisme crânien et contusions abdominales, fracture de côtes et contusions lombaires. Bien des victimes avaient été frappées de manière répétée, souvent dans les centres où elles avaient été regroupées.

Le comportement des fonctionnaires de police apparaît donc comme absolument indigne et Maurice Papon en est objectivement solidaire. Ce constat est aujourd’hui admis par la plupart des historiens, de même d’ailleurs que l’ordre de grandeur du nombre des morts. Ce dernier continue pourtant à faire l’objet d’une surévaluation à 200 ou 300 morts, dont Jean-Luc Einaudi s’est fait le héraut et qui est devenue dans certains médias la vulgate de la nuit du 17 octobre 1961(2).

Dans son dernier livre, cet auteur donne bien une liste de 325 noms de morts, mais elle couvre l’ensemble des mois de septembre et d’octobre 1961, et elle englobe une masse de morts qui ne peuvent être attribués à la police : des hommes du MNA, des anciens combattants de l’armée française, des Algériens dont les proches affirment qu’ils avaient refusé de payer l’« impôt », un harki, et jusqu’à deux proxénètes dont l’un fut tué par un rival à Pigalle…

Quant à nous, toutes les sources de police et de justice nous ont amené à une évaluation allant d’une trentaine de morts (la plus probable à nos yeux) à une cinquantaine. Nous avons longuement argumenté sur l’éventuelle sous-estimation du nombre des victimes et conclu qu’elle ne saurait bouleverser cet ordre de grandeur.

En tout état de cause, la violence de la répression policière ne saurait s’évaluer au nombre de morts et l’évaluation dont on a fait état est déjà considérable. C’est le bilan le plus tragique, à Paris, depuis la Commune de 1871.

1. Cf. Jean-Paul Brunet, Police contre FLN, le drame d’octobre 1961 Paris, Flammarion, 1999 ; Jean-Luc Einaudi, Octobre 1961 : un massacre à Paris Paris, Fayard, 2001. Cf. aussi Guy Pervillé, « 17 octobre 1961 : combien de victimes ? », L’Histoire n° 237, pp. 16-17.

2. Cf. M. Pons, « Nuit de cristal à la française », Le Monde diplomatique. Manières de voir n° 58, « Polémiques sur l’histoire coloniale », p. 16.

Jean-Paul Brunet , Les Collections de L’Histoire n° 15, mars 2002

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Document 3. Un massacre longtemps occulté de la mémoire collective

5 octobre 1961 : Le préfet Maurice Papon décrète un couvre-feu réservé aux Algériens

17 octobre  1961 : Manifestation des Algériens organisé par le FLN pour dénoncer le couvre-feu. Le photographe indépendant Elie Kagan n’hésite pas à s’aventurer et photographier des dizaines de manifestants ensanglantés. Henri Georges , pour « Libération » couvre également l’évènement depuis l’arrière salle d’un café où affluaient des manifestants blessés.

octobre 1961 –mars 1962 : Jacques Panijel réalise « Octobre à Paris » dans la foulée de la manifestation. Le film est censuré jusqu’en 1973 et ne sort sur les écrans qu’en octobre 2011.

1961 – fin des années 1970 : Les autorités françaises font le silence sur cet évènement : censure de la presse, instructions judiciaires qui n’ont jamais abouti, décrets d’amnistie, difficulté d’accès aux archives, épuration d’un certain nombre de fonds.

1984 : Didier Daeninckx publie chez Gallimard « Meurtres pour mémoire »

1998 : les Têtes raides mettent en musique le poème de Kateb Yacine, « La gueule du Loup ».

2010 : Dans son film, « Hors La loi », Rachid Bouchareb évoque la manifestaion du 17 octobre 1961

Octobre 2011 : à l’occasion du cinquantième anniversaire de la manifestation du 17 octobre, l’Assemblée nationale accueille un colloque international consacré à l’évènement. De nombreux ouvrages sont publiés dont la BD octobre noir à laquelle à participer Didier Daeninckx.

17 octobre 2012 : Le président François Hollande déclare : « « Le 17 octobre 1961, des Algériens qui manifestaient pour le droit à l’indépendance ont été tués lors d’une sanglante répression. La République reconnaît avec lucidité ces faits. Cinquante et un ans après cette tragédie, je rends hommage à la mémoire des victimes. »  Toutefois , on constate que rien n’est dit sur les auteurs de la répression , le déroulement de la manifestation et le nombre de victimes.

24 octobre 2012 : le Sénat vote une proposition de résolution devant aboutir à la reconnaissance officielle de la répression sanglante du 17 octobre 1961

Louis BRUN, novembre 2012

Document 4. Hollande reconnaît la répression du 17 octobre 1961, critiques à droite

(…) François Hollande, qui avait rendu hommage il y a un an aux victimes lors du cinquantième anniversaire de cette page noire de l’histoire française, a fait de cette reconnaissance une de ses promesses de campagnes. (…) Le président doit se rendre début décembre en voyage officiel en Algérie pour sceller de nouveaux rapports entre la France et son ancienne colonie.

Jeudi, Marine Le Pen, présidente du Front national, a lié la multiplication des actes de repentance publique avec l« hostilité » vis-à-vis de la France. « Vous n’avez pas le sentiment que toutes ces repentances ont une influence sur la manière dont un certain nombre de nouvelles générations de Français d’origine algérienne ont une hostilité maintenant à l’égard de la France, quasiment une haine, et même le sentiment que la France leur doit quelque chose qu’ils viennent d’ailleurs chercher, pour certains, de gré ou de force ?« , a-t-elle demandé.

Elle a attaqué François Hollande : « Ça doit être sa troisième repentance en cinq mois, il fait encore plus fort que Jacques Chirac. Faudrait peut-être qu’il regarde l’avenir« « A quand la repentance pour la Saint-Barthélemy ? » a-t-elle interrogé. Mettant en doute la manière dont s’est déroulée la répression sanglante – un « événement éminemment contesté dans la réalité de ce qui est exprimé«  –, Marine Le Pen a demandé une « réciprocité«  de l’Algérie dans la reconnaissance de ses actes, parlant des « milliers de morts et de mutilations«  à mettre au compte du FLN et le « pillage et destruction«  des cimetières où étaient enterrés les pieds noirs.

Le communiqué de l’Elysée a aussi été vivement critiqué par le président du groupe UMP à l’Assemblée nationale, Christian Jacob. « S’il n’est pas question de nier les événements du 17 octobre 1961 et d’oublier les victimes, il est intolérable de mettre en cause la police républicaine et avec elle la République toute entière, écrit ce dernier. François Hollande doit rassembler et sa tentative de politiser les enjeux de mémoire d’une période difficile de notre histoire est dangereuse pour la cohésion nationale. »

Harlem Désir, futur patron du Parti socialiste, a « condamné avec la plus grande fermeté«  les propos de Christian Jacob. « Par ses propos, M. Jacob se fait l’avocat indécent d’une répression qui a enfreint, ce soir du 17 octobre 1961, toutes les valeurs et toutes les règles fondamentales de la République« , estime-t-il. Or « depuis l’ouverture des archives officielles, les historiens ont établi l’ampleur de la répression meurtrière des manifestations pacifiques d’Algériens conduite sous les ordres du préfet Maurice Papon« , affirme-t-il. Selon M. Désir, « M. Jacob offre surtout au préfet Maurice Papon une terrifiante réhabilitation et se livre à une falsification insupportable de l’histoire« .

Une proposition de résolution sur la reconnaissance du massacre a été déposée par des sénateurs communistes au début de l’année. Elle sera examinée le 23 octobre. A l’Assemblée nationale, le député Front de gauche François Asensi a lui déposé mercredi une proposition de loi afin que toute la lumière soit faite sur ces événements.

Le député ex-PC de la Seine-Saint-Denis rappelle que depuis 1997, il demande l’ouverture des archives du ministère de l’intérieur « parce qu’une démocratie digne de ce nom ne peut maintenir le secret sur ces terribles événements« « L’adoption de cette proposition de loi serait un geste de concorde à l’adresse du peuple algérien, ce peuple ami, et contribuerait au rapprochement entre nos deux peuples« , conclut François Asensi.

Le Monde, le 17 octobre 2012

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Dossier complet in: http://www.lecafuron.fr/2015/10/retour-sur-la-nuit-du-17-octobre-1961.html

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