IL Y A 60 ANS, LE 17 OCTOBRE 1961, MASSACRE DE CENTAINES D’ALGÉRIENS À PARIS

BONDY BLOG

« Reconnaître le 17 octobre 1961 c’est reconnaître les autres combats contre un système d’impunité »

Par Amina Lahmar

 Le 17/10/2021 

Le massacre des Algériens le 17 octobre 1961 n’est toujours pas reconnu comme un crime d’État. Malgré les déclarations d’Emmanuel Macron, la France ne se considère toujours pas responsable d’une des pages les plus sombres de l’histoire coloniale. Fabrice Riceputi, historien, revient sur cette nuit sanglante et rappelle les enjeux d’une reconnaissance encore loin d’être gagnée. Entretien. 

Le 17 octobre 1961, près de douze mille Algériens sont arrêtés, raflés et battus par la police de Maurice Papon, un an avant la fin de la guerre d’Algérie. Plus d’une centaine sont tués par balle ou noyés dans la Seine alors qu’ils manifestent pacifiquement dans les rues de Paris contre un couvre-feu nouvellement appliqué aux seuls Maghrébins. 60 ans plus tard, Emmanuel Macron, dénonce des « crimes inexcusables », pointe la « responsabilité » du préfet de Paris de l’époque Maurice Papon. Mais ne reconnaît toujours pas un crime d’État…

En quoi la (re)connaissance de ce crime d’État est-elle pourtant primordiale pour les familles et leurs descendants ainsi que pour le reste des Français, notamment issus de l’immigration post-coloniale ? L’historien Fabrice Riceputi, chercheur associé à l’Institut d’Histoire du Temps Présent et co-animateur du blog histoire-coloniale, fait paraître 60 ans après cette nuit, une nouvelle version de son ouvrage de 2015, “Ici on noya les Algériens, le combat de Jean-Luc Einaudi”.

Amina Lahmar : Pour quelles raisons les Algériens ont-ils marché pacifiquement le 17 octobre 1961 ? 

Fabrice Riceputi : Ce soir-là, ils sortent dans les rues à l’appel de la Fédération de France du FLN [Front de libération nationale, NDLR] qui les enjoint à désobéir au couvre-feu décrété en Conseil des ministres, le 5 octobre 1961. C’est un appel à braver ce couvre-feu parce qu’il est totalement illégal, parce qu’on n’a pas le droit d’obliger seulement une catégorie de la population à rester chez elle la nuit.

C’est en ce sens une manifestation anti-raciste, contre une grave discrimination qui rend la vie des Algériens de région parisienne quasiment impossible.

C’est en ce sens une manifestation anti-raciste, contre une grave discrimination qui rend la vie des Algériens de région parisienne quasiment impossible. Donc c’est à la fois une manifestation anti-raciste, mais aussi anti-coloniale faite par des colonisés mais qui se passe en métropole à Paris, où ils se battent aussi pour l’égalité des droits. Leurs difficultés ne sont pas nouvelles, car cela fait des mois, voire des années que, depuis le début de la guerre de Libération, ils sont considérés collectivement comme des ennemis de l’intérieur. À cette époque, on a construit une image des Algériens à la fois faite de racisme biologique mais aussi d’islamophobie.

Le FLN, accusé de pratiquer le terrorisme, avait donné la consigne aux manifestants de ne pas porter, ne serait-ce qu’une aiguille ou un couteau.

On se les représente comme fanatiques, violents et dangereux. C’est un contexte très important qui explique beaucoup de choses. Mais ce qui est absolument confirmé par la recherche et par les historiens, c’est que cette manifestation était intégralement pacifiste. Le FLN, accusé de pratiquer le terrorisme, avait donné la consigne aux manifestants de ne pas porter, ne serait-ce qu’une aiguille ou un couteau sous peine de graves sanctions, privilégiant ainsi un mode de lutte collectif et pacifique.

A.L : Combien sont-ils ce jour-là dans les rues de Paris et combien dénombre-t-on de décès ?

F. R : Concernant les chiffres de participation, il y a peu de certitudes. La police dit immédiatement 20.000, mais à l’époque comme aujourd’hui, c’est selon la police. D’autres sources évoquent 40.000 ou 50.000 manifestants, mais le décompte est difficile, car les Algériens ne peuvent pas se rassembler tous ensemble et forment plusieurs cortèges à divers endroits de Paris. Disons qu’il y a eu une dizaine de milliers de participants, sachant qu’à l’époque en région parisienne, ils sont environ 150.000 immigrés, essentiellement des hommes à vivre dans des quartiers de relégation.

Dans toutes les répressions coloniales, comme on tue des gens dont la vie ne compte pas…

Ensuite, pendant très longtemps le débat a porté sur le bilan des victimes. Ils étaient entre trois (selon Maurice Papon) et trois cents (selon le FLN). En réalité, ce qu’il faut bien comprendre, c’est que dans toutes les répressions coloniales, comme on tue des gens dont la vie ne compte pas, on ne peut pas compter leurs morts avec précision.

A.L : Que se passe-t-il pour les 11 500 manifestants raflés que la police dit avoir « arrêtés » ?

F.R : Ils sont d’abord embarqués par des camions de la police et puis rapidement dans la soirée, on réquisitionne les bus de ce qui était l’équivalent de la RATP de l’époque. D’ailleurs, la dernière fois que ces bus avaient été utilisés, c’était en juillet 1942 pour rafler les Juifs. Des lieux de détention provisoire sont ensuite improvisés, notamment le Palais des Sports à la porte de Versailles, le stade Coubertin, mais aussi des commissariats et la préfecture de police.

On retient les noyés et les morts par balles évidemment, mais il y a eu un très grand nombre de blessés. 

Ils vont être interrogés pour trouver les militants importants et détruire le FLN. Dans ces lieux, on enferme des gens qui arrivent souvent gravement blessés et ne sont pas soignés durant plusieurs jours, certains baignent dans leur sang. On retient les noyés et les morts par balles évidemment, mais il y a eu un très grand nombre de blessés.

A.L : Comment expliquer une telle répression de la part de la police, alors sous les ordres du Préfet Maurice Papon ?

F.R : Dès le matin du 17 octobre, environ 10.000 agents des forces de l’ordre – tous corps confondus – empêchent de groupes de manifestants d’entrer dans Paris. En fait, la consigne qui est appliquée par les policiers, c’est celle d’empêcher à tout prix ces gens de faire irruption dans les beaux quartiers de Paris.

On ne veut pas qu’ils s’approchent de l’Elysée et sur le plan symbolique, on leur dit de rester à leur place, dans les usines et les bidonvilles.

Sur le plan géographique, on ne veut pas qu’ils s’approchent de l’Elysée et sur le plan symbolique, on leur dit de rester à leur place, dans les usines et les bidonvilles. Et on sent bien, quand on lit les explications de Papon que ce qui est intolérable pour le pouvoir français à ce moment-là, c’est de voir cette immigration oser réclamer ses droits publiquement et de façon autonome.

A.L : Quelle sera la version de la Préfecture de police et plus largement de l’État à ce moment-là ?

F.R : Dès la nuit du 17 au 18 octobre, Maurice Papon fait un communiqué dans lequel il donne une version qu’il ne changera plus jamais. Selon cette version, il y a eu 3 morts, dont deux Algériens et un Français. Il affirme aussi que les Algériens ont été violents et qu’ils ont tiré sur la police.

Le Gouvernement arrive très facilement à imposer le silence.

C’est d’ailleurs cette fausse rumeur propagée sur les ondes des radios policières qui “enragera” les forces de l’ordre cette nuit-là. La presse relaie dans un premier temps la version policière avant de la remettre en cause. Mais le Gouvernement arrive très facilement à imposer le silence, il empêche par exemple la constitution d’une commission parlementaire, fait saisir des publications, et même un film sur le sujet.

A.L : Comparé au massacre du métro Charonne, l’événement du 17 octobre reste relativement méconnu du grand public, comment l’expliquez-vous ?

F.R : Effectivement, la gauche communiste française ayant appelé à la manifestation du 8 février 1962, elle se chargera d’organiser des obsèques absolument géantes, emmenant les morts de Charonne jusqu’au Père-Lachaise, avec des centaines de milliers de manifestants. Ce jour-là, seul un orateur fait allusion aux Algériens du 17 octobre qui, eux, n’ont pas eu d’obsèques.

On a l’intérêt et l’envie d’oublier cette sale guerre.

Certains ont été inhumés dans les bidonvilles, d’autres n’ont jamais été repêché et parmi ceux qui l’ont été, la plupart n’étaient plus identifiables. On a à faire à des gens dont la vie ne comptait pas ou comptait peu et donc il n’y a pas eu d’acte commémoratif fondateur. Cinq mois plus tard, c’est la fin de la guerre, les accords d’Evian puis en juillet l’indépendance et la France tourne la page sans la lire. On a l’intérêt et l’envie d’oublier cette sale guerre.

A.L : Vous racontez dans votre livre le combat de Jean-Luc Einaudi pour la reconnaissance de ce crime d’État. Quel a été le rôle de ce “simple citoyen qui s’est fait chercheur” dans la mise en lumière de la mémoire de la guerre d’Algérie ?

F.R : C’est dans les années 1990 que cette histoire ressort publiquement, grâce notamment au livre de Jean-Luc Einaudi, La Bataille de Paris qui est le premier contre-récit historique. Cet ouvrage ruine complètement la version de Maurice Papon, grâce à de très nombreux témoignages d’Algériens, mais aussi de policiers.

En 1997, quand Maurice Papon est inculpé pour complicité de crime contre l’humanité concernant sa participation à la déportation de centaines de Juifs vers Auchwitz, les parties civiles juives décident de demander à Jean-Luc Einaudi de venir témoigner à la barre, pour dresser un tableau de la personnalité et de l’histoire de l’ancien Préfet de police de Paris.

Sa déposition dure deux heures et fait état de tout ce que ses recherches ont permis d’établir. Le lendemain, toute la presse titre sur le massacre oublié d’octobre 1961. C’était un secret de Polichinelle, mais c’est vraiment à ce moment-là que la diffusion des connaissances de cet événement se fait dans le grand public.

A.L : Après la connaissance historique, le devoir de mémoire incombe aux dirigeants politiques. Qu’en est-il des gouvernements qui se sont succédés ces dernières années ?

F.R : Cette reconnaissance politique par les sommets de l’État est notamment portée par le collectif Au nom de la Mémoire, qui réclame que cet événement soit considéré comme un crime d’état, comme on a réclamé la reconnaissance de la responsabilité de la France dans la rafle du Vél’d’Hiv par exemple.

Lors du mandat de Sarkozy, il n’y avait rien à attendre, puisque c’est un nostalgique de la colonisation.

C’est un long combat, le seul résultat obtenu par le collectif, c’est en 2012, un communiqué de quelques lignes, arraché à François Hollande, qui dit tout ce qu’il peut dire pour gêner le moins possible. Cela est très insuffisant, donc la revendication continue à exister. Lors du mandat de Sarkozy, il n’y avait rien à attendre, puisque c’est un nostalgique de la colonisation. Enfin, Macron pour l’instant n’a fait qu’un tweet sur la question, pour ne dire quasiment rien.

Dans le rapport que Benjamin Stora a remis au président de la République en janvier 2021, il préconise un acte symbolique sur le 17 octobre 1961. Mais dans un contexte où le pouvoir stigmatise les recherches décoloniales en les traitant de séparatistes ou d’islamo-gauchiste, je doute fort qu’il fasse quelque chose qui indispose les syndicats de police.

Le 17 octobre 1961 a une actualité aujourd’hui qui est peut-être plus forte que jamais parce qu’on y parle de violences policières, de racisme systémique, d’impunité des crimes racistes.

A.L : Quels sont, selon vous, les enjeux de cette reconnaissance et en quoi est-elle importante dans le contexte actuel ? 

F.R : Le 17 octobre 1961 a une actualité aujourd’hui qui est peut-être plus forte que jamais parce qu’on y parle de violences policières, de racisme systémique, d’impunité des crimes racistes. On a un gouvernement et une presse qui relaient la version policière mensongère, une hiérarchie policière qui couvre ses agents et une justice qui ne fait rien. Ce système-là, je n’ai pas besoin de vous expliquer qu’il s’est perpétué en France.

Alors bien sûr, les crimes sont moins nombreux qu’en octobre 1961, mais ce que réclamait la marche pour l’égalité et contre le racisme dans les année 1980, le Mouvement de l’immigration et des banlieues dans les années 1990, ce contre quoi protestaient les jeunes en 2005 lors des révoltes des quartiers populaires après la mort de Zyed et Bouna ou encore ce contre quoi se bat actuellement la génération Adama, c’est la fin de ce même système d’impunité. Or, ces mouvements ont été invisibilisés, occultés, souvent criminalisés, stigmatisés, mais n’en n’ont pas moins existé, à l’écart de la gauche officielle qui a très souvent regardé ailleurs et qui continue encore aujourd’hui.

Amina Lahmar

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