À LA MÉMOIRE DE MOHAMED BOUDIAF

Revenons maintenant si vous le voulez bien à ce lundi 29 juin 1992. Max-Si-Ali, notre chef syndicaliste maison, courait donc comme un malade en criant, en hurlant « Il a été liquidé ! c’est en direct à la télévision ! il a été tué !… » Il courait comme un malade, mais il disait vrai. Nos téléphones étaient assaillis. Notre monde s’est arrêté de tourner. Notre temps était sorti de ses gonds. Je me répétais « Ils l’ont eu ». Quand on connaît la suite des événements, quand on sait, rumeurs aidant, que la vie de Boudiaf devait initialement, sur ordre de quelques vidélistes, s’interrompre le 2 juin à la salle des fêtes de Aïn-Témouchent ou le 25 juin à Oran devant la Préfecture, je peux trembler encore et sans honte, et dire que oui, mon ancien ami Jamel avait vu juste, je l’avais « échappé belle ». Il aurait suffi d’un dérapage, d’un simple contrôle d’identité comme celui qui m’a été infligé… à la suite de l’assassinat programmé s’il se fût concrétisé,  pour que mon nom eût été étalé en ‘‘une’’ de tous les canards enchaînés. 

Là, je m’avance un peu trop loin et au gré de mes mauvais fantasmes et de la température qui monte (hé, on annonce jusqu’à 38° à Avignon où je me trouve – pas exactement m’enfin… – au moment où j’écris ces lignes quand même !), mais à l’époque cela n’avait même pas effleuré mon esprit je vous le dis. Honnêtement, j’avais une grande estime pour Boudiaf. Une autre fois, je raconterai ma proximité de jeunesse avec les premiers cercles du PRS non loin de mon prof d’économie, Krim, c’était à Vincennes dans les années 70. (« PRS », c’est ainsi que je me suis présenté à Bani Sadr dans la maison de Khomeiny à Neauphle-le-Chateau alors que je voulais l’interviewer : « De la part de quel journal venez-vous ? » « De PRS-info, c’est-à-dire que, heu… ») Tu parles ! C’est dans cette université que je reçus réellement mes leçons de conscientisation citoyenne et politique. C’est durant toutes ces années que je découvris le véritable sens du mot bonheur. 

Au début des années 90, les camarades et moi avions un grand respect pour Boudiaf, mais nous pensions qu’il avait en quelque sorte perdu le Nord. Comment pouvait-il être si naïf ? « Nous » c’est-à-dire au moins une partie des partisans du FFS, notamment de la wilaya d’Oran dont j’étais un des membres actifs et le candidat aux législatives avortées de décembre 1991 pour la circonscription d’Arzew (3). Nous lui reprochions d’avoir accepté de se laisser ainsi alpaguer, prendre au piège par des généraux sans scrupules et sans le moindre état d’âme, ceux-là mêmes qui ont monté de toutes pièces un fantomatique, mais néanmoins dangereux et pompeux « Conseil National de Sauvegarde de l’Algérie », (CNSA) ceux-là mêmes qui ont extrait de sa tranquille retraite marocaine Si Tayeb El Watani (nom de guerre de Boudiaf), ceux-là mêmes qui, avec les islamistes radicaux, parfois même main dans la main « khawa-khawa » dit-on (« dit-on », car il n’y a jamais eu d’enquête), précipiteront la nation dans l’impensé, ceux-là mêmes, anciens DAF (4) qui hurlaient à qui voulait les entendre qu’ils étaient prêts à sacrifier une partie de la population. En mai 1992, Smaïn Lamari déclarait devant de nombreux officiers supérieurs à Châteauneuf : « je suis prêt et décidé à éliminer trois millions d’Algériens s’il le faut pour maintenir l’ordre que les islamistes menacent » (5). Celui-là même dont une ‘‘indiscrète’’ vidéo a filmé les salamaleks et tapes dans le dos dans le maquis avec le leader de l’armée islamique du salut (AIS), grand assassin devant l’éternel.

Le CNSA a été monté le 30 décembre 1991 « dans le bureau du ministre de l’information M. Abou Bakr Belkaïd » (dixit Louisa Hanoune, entretien avec Ghania Mouffok « Une autre voix pour l’Algérie » ) en présence de la direction de l’UGTA, de cadres de l’administration publique et de membres du patronat et bien sûr des Ombres en vareuses. Ce Comité a été agréé le lendemain 31 décembre. Une célérité jamais observée en Algérie, inouï, 24 heures, alors qu’habituellement il fallait plusieurs mois ou années pour créer une organisation, association, c’est dire les connivences ‘‘militaro-démocrates’’. Nombre de ces ‘‘démocrates’’ se sont cramponnés à cette bouée de sauvetage kaki poreuse, comme on ronge un os. Cela s’est passé il y a 30 ans. 

Le lendemain de l’assassinat de du président Boudiaf, mardi 30 juin 1992, El Watan titrerait : « Le complot », Le Soir d’Algérie : « Tué par la haine », Le Matin : « Ils l’ont assassiné ». « Ils »… « Ils », ou trois lettres pour éviter Serkaji. Trois lettres pour ne pas affronter l’éthique. Trois lettres pour une génuflexion salvatrice (pensaient-ils). Plusieurs pays ont décrété des deuils nationaux : Egypte, Vénézuéla, Cuba. En page 6 de son édition du 1° juillet, Le Soir d’Algérie détaille la liste des « Chefs d’État ou de gouvernement assassinés au cours des dix dernières années : Mohamed Boudiaf, Béchir Gemayel, Indira Ghandi, Olof Palme, Rachid Karamé, Thomas Sankara, René Moamad Ahmed Abdellah, Samuel Doe, Rajiv Ghandi. Cela s’est passé en 1992. Cela a commencé en 1992. Nous avons depuis badigeonné de nombreuses plaies, par la force du temps, toujours douloureuses, malgré lui. Il nous faut avancer, mais une Commission nationale indépendante « Vérité et Justice » s’imposera tôt ou tard, comme en Afrique du Sud ou comme en Amérique latine. Au troisième jour suivant l’assassinat, le vendredi 2 juillet, la Police des frontières passait au crible ma 505 durant plus d’une heure, coffre, habitacle, intérieur des portières en utilisant de longues tiges métalliques, une perche-miroir pour voir sous la voiture, un aimant… Le pays était sens dessus-dessous. Avec Jamel nous avons pris la route la veille, jeudi 1° juillet 1992 à 19 heures en direction d’Alger. J’ai conduit ma 505 d’Oran à Alger. J’ai omis de préciser que mon ami Jamel était un coco-stal (il ne le criait pas sur les toits). Oui, j’avais des amis stals et nous étions toujours en guerre froide ouverte. Nous partagions beaucoup de choses ensemble. Nos différences étaient politiques. Autant ils admiraient les treillis et képis jusqu’à cirer, embrasser leurs godillots, asticoter leurs AK47 rouges, autant j’abhorrais les armes et la violence « d’où qu’elle vienne » (sauf celle d’un État de Droit et nous étions très loin du compte). Il me faut préciser ici que je désignais tous les admirateurs du Grand Archipel comme des stals, même s’ils n’avaient pas le Petit Père des Peuples froids dans leur cœur. Admirer le Grand Archipel me suffisait pour les stigmatiser « entre nous ». À hauteur de la forêt de Miliana, mon stal et moi n’en menions pas large. Nous avions eu des glaçons dans le dos sur des kilomètres. Je me souviens qu’une fois les pieds sur l’autre rive de la Méditerranée avoir regretté notre folie (la deuxième en moins de dix jours pour ce qui me concerne). Sur tout le trajet entre Oran à Alger, nous avons dû croiser en tout et pour tout une vingtaine de véhicules et passé presque les mains dans les poches cinq barrages militaires. Je me demande encore aujourd’hui comment nous avons fait pour traverser sans encombre la forêt de Miliana. Nous étions la seule voiture sur près de 100 km, de la forêt du Zaccar à El Affroun. Aucun véhicule, aucun contrôle. Nous sommes arrivés entre l’u et l’i de la nuit à Alger, en son milieu donc. Nous avons dormi quelques heures, dans la voiture, non loin du port. 

Dès cinq heures du matin, les véhicules arrivaient de plus en plus nombreux pour l’embarquement. Lorsque notre tour pour la fouille est arrivé, les hommes de la sécurité portuaire étaient persuadés que nous n’étions pas tout à fait blancs, Jamel et moi. Ils ne comprenaient pas qu’on eut traversé une partie du pays pour prendre le bateau à Alger afin de rejoindre Marseille trois jours après l’assassinat du président de la République alors qu’il y avait des départs réguliers pour Marseille à partir d’Oran. Nous n’avions aucune justification à leur fournir. Nous avons choisi ce départ du vendredi à partir d’Alger « comme ça ». Nous étions louches. Alors ils fouillèrent de fond en comble ma pauvre Peugeot. Ils n’ont rien trouvé malgré le renfort de deux autres douaniers. Nous avons repris notre respiration lorsque nos passeports nous ont été restitués par des douaniers dans le regard desquels coulaient les plus ardentes laves du Kilauea. Cela nous était presque égal. Nous avons passé toute la traversée à bord du Zéralda, en compagnie de Denis Martinez et de sa compagne, rencontrés dans le bateau, à se raconter des blagues plus que nos aventures. J’ai gardé de lui un grand soleil noir, dessiné au dos d’une carte postale. Je le retrouverai un jour ce beau soleil noir. Quelques jours plus tard j’apercevrais Denis dans les rue de Le Perreux-sur-Marne. Je le hélerais, mais il préférerait accélérer le pas sans se retourner. Il était seul et la méfiance (quand même!) en alerte. Ses enjambées sont grandes. Il disparaitrait dans la minute. Oh combien je le comprends ! C’était il y a trente ans. Le mois passé avec des amis de France m’était alors nécessaire. Une grande bouffée d’air pur.

Ce dernier mot. Depuis cette traversée, nos routes (Jamel et moi) ne se sont jamais plus croisées. Je n’ai jamais plus eu ni le désir ni le courage de reprendre langue avec celui qui a été un ami et qui, au milieu de la guerre civile, un soir de beuverie (donc de sincérité profonde), m’avait dit spontanément en mauvais imitateur et en me fusillant du regard, le doigt pointé sur moi « quand j’entends les mots ‘‘Droits de l’homme’’ j’ai envie de tirer, alors ne dis plus ces mots ». Il ne supportait pas (il n’était pas seul !!) que j’introduise le respect de la loi et du Droit dans nos discussions. J’étais proche de la ligue de maître Ali Yahia Abdenour, mais j’avais émargé aussi à la LADH… et en 1979 à la LDH, St-Gratien… ! Sa menace je l’ai reçue comme un tir dans le dos. Et le temps s’est dilaté, a passé, a tamisé. Aujourd’hui, nombre de ces Ombres en vareuses que Jamel vénérait, nombre de ces Issaba qui le faisaient rêver d’une Kolyma locale pour les gueux malvotants, croupissent en prison, sont en fuite en France (leur grande ennemie officielle et où ils disposent de maisons de maîtres) ou suffoquent 666 pieds sous terre en lui faisant à lui un bras d’honneur grand comme ça. Je lui pardonne néanmoins à ce pauvre bougre.

Je me souviens avoir recopié ce court extrait d’un article de Mustapha Chelfi paru en page deux de Le Jeudi d’Algérie du jeudi 25 juin : « Dans tous les pays du monde, et surtout là où les traditions en la matière sont le mieux établies, il existe un genre journalistique qui se nourrit de scandales, de ragots et d’attaques aussi gratuites qu’ignominieuses. Les Anglais, qui ont tout compris, ont trouvé un qualificatif qui correspond très bien à l’odeur nauséabonde qui se dégage de certains titres. La gutter press, la presse du caniveau… » (Mustapha Chelfi) Et bien, figurez-vous que c’est cette presse qui prendra, un temps, le dessus sur la raison, sur la modération avec à sa tête (je le dis) « l’Hebdo Libéré » de Mahmoudi que je nommais « L’Hebdo de la honte libérée », une presse de caniveau qui poussait à la violence, qui poussait à la guerre. Et ils l’ont eue. Le président a été assassiné. La presse s’est emballée. Des intellectuels étaient assassinés dans l’obscurité, les islamistes radicaux égorgeaient à tour de bras, des milices qui s’opposaient aux islamistes exécutaient ici et là, des groupes de toutes sortes pacifistes et radicaux étaient infiltrés par le DRS, et plusieurs millions d’Algériens seraient déplacés… 

Nous entrions en Algérie dans un nouveau et long tunnel. Chacun de nous sait que la lumière existe et qu’elle est accessible. On la devine, mais on ne la voit pas. Et cela dure depuis l’éternité. Dans les jours qui suivent, vous allez peut-être assister à des compétitions dans le cadre des 19° Jeux Méditerranéens d’Oran. Allez-y, mais n’oubliez pas, si vous êtes assis sur les gradins du Stade Ahmed Zabana, qu’ils ont été les témoins de sales Histoires ou de sales complots.

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(1) : « Goffat el aïd » est un couffin alimentaire annuel offert gracieusement par la direction (et par le Syndicat) aux travailleurs à chaque fête du mouton. Il contenait 1 gros bidon d’huile, 1 bouteille de vinaigre, 1 paquet de semoule, de farine, de lentilles, de riz, de sucre, 250gr de café, 2 packs de lait, 2 boîtes de sardines à la tomate ‘‘Ammi Mokhtar’’, 1 boîte de « loubia grini » (haricots égrenés), d’harissa, 2 boîtes d’allumettes, 1 plaquette de cubes Jumbo, des patates et des oignons et tous les sigles qui vont avec : Soalco/Jucoop, Enafla/Ofla, Sélecto, Enapal/Onaco, Oaic, Cofel, Eriad/Sempac, Snta… Je ne me souviens plus si le contenant en fibres de palmier nous était, lui aussi, gracieusement offert.

(2) : Lire ici : http://www.2022mag.com/algerie-0-bresil-3-lecon-de-samba-pour-les-verts/

(3) : Depuis le coup de force appelé « Putsch des militaro-démocrates » du 11 janvier 1992, nous ne nous réunissions plus de manière régulière. Les intimidations étaient fréquentes (convocations par la police, suivis sur la route nationale 11…, « conseils de collègues bien intentionnés », coups de téléphones anonymes…) L’Hebdo libéré de A. Mahmoudi (de la SM) ne cessait de tirer à boulets rouges sur le FFS « les 3F+ France » (14/01) et son leader « La supercherie Aït-Ahmed » en faisant appel (sur 9 pages le 25/11) à un groupe d’extrémistes très modernes (Bakhta, Boucherak, Chergui…) et aux accointances très spéciales, et qui défendaient l’idée de la création d’un Bantoustan à la frontière saharienne (hors champs pétrolifères) dans lequel on eut parqué tous les mal-votants opposés à leur modernité à défaut de les éradiquer ces mal-votants. 

(4) : DAF, « Déserteurs de l’armée française », c’est le nom donné aux hauts gradés de l’armée algérienne (Khaled Nezzar, Mohamed Touati, Abdelmalek Guenaïzia, Larbi Belkheir, Mohamed Lamari…) Ils ont déserté les rangs de l’armée française, certains à quelques mois de l’indépendance algérienne, pour rejoindre l’Armée de libération nationale. 

(5) : La déclaration de Smaïn Lamari est extraite de « Chronique des années de sang » (Mohammed Samraoui)

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Ahmed Hanifi, 

Marseille, 23 juin 2022

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