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La folle d’Alger

La folle d’Alger – Éditions L’Harmattan/ Collection Amarante – Paris, 2012

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Quelques mots de l’auteur pour l’introduction à son roman « La folle d’Alger »

« La folle d’Alger » a fait l’objet d’une lecture au Festival d’ AVIGNON (off) en juillet 2013

Voici des extraits de La folle d’Alger. Cela se passe durant la guerre civile en Algérie: Au nom de Dieu le Très Miséricordieux, le Tout Miséricordieux. Louange à Dieu, Seigneur des mondes. Je le dis ici comme je l’ai dit ailleurs ; je ne me laisserai pas faire. Je remuerai la terre, jusqu’en Chine s’il le faut. Je combattrai les ténèbres, j’agiterai les sept cieux si nécessaire jusqu’à ce que la lumière surgisse. Je dirai ce qui a été, tel qu’il a été. Il me faut raconter et Tu es témoin mon Dieu. Je ne les laisserai pas travestir notre histoire, façonner notre destin. Certes mes ennemis ont la force, mais moi j’ai la foi. Ils ont fait de ma vie un enfer. Mes nuits sont souvent agitées, perturbées par des insomnies prolongées. Le moindre bruissement me fait sursauter. Voilà pourquoi depuis un mois maintenant, vingt-huit jours exactement, dès que la nuit s’apprête à nous envelopper, ma fille Houria, son mari Hakim ainsi que la petite Houda se présentent à mon domicile pour nous tenir compagnie mon fils Amine et moi, le temps, jusqu’aux premières lueurs matinales, que nos solitudes apprennent à supporter l’obscurité en l’absence de l’être cher, assassiné. Vendredi dernier ils n’avaient pas prévu de venir. Ce sont des habitants de notre pâté de maisons qui les ont alertés. Lorsqu’ils sont arrivés, tard dans la nuit, ils m’ont trouvée effondrée, asséchée de mes larmes, répandue dans la cour, entourée de mes proches voisines. Mon sang cognait contre les vaisseaux, je l’entendais. C’était plus que du sang, c’était de la haine liquéfiée qui battait ainsi contre mes tempes, mon front, mon cou, mon cœur comme dans une outre usée. La raison m’avait un temps, abandonnée.

Si mes ennemis ont la force disais-je, la force de la destruction, moi j’ai la foi. J’ai la foi en la vérité. C’est pourquoi il me faut raconter. Je le dois à Amine, à mon défunt mari, à mes autres enfants, à ma famille, à mes semblables. Je dois raconter, je dois dire, utiliser tous les moyens légaux afin qu’on sache ce qui s’est réellement passé, ce qu’ils ont fait de mon fils, et comment ils me font tourner en rond. Ils me font marcher. Ils me font aller d’un lieu à un autre pour me dissuader, me décourager, pour me faire lâcher prise. Je pense à ces jeunes qu’on a enlevés en juillet et qu’on n’a plus revus. Leurs familles ont, par désespoir ou par peur, abandonné leur recherche. Moi, je ne les laisserai pas faire. Je ne les laisserai pas déformer les faits. J’utiliserai tous les moyens pour retrouver mon fils, pour que l’on sache la vérité, pour que les coupables soient identifiés, jugés et condamnés.

Lorsque ce matin l’idée d’enregistrer mon témoignage s’est imposée à moi, j’ai aussitôt pensé à Merwan le fils de Si Zitouni, un instituteur qui a fait ses classes à Tunis. Merwan et Amine ont souvent utilisé ce mini-magnétophone à cassette pour enregistrer des chansons, jouer une saynète ou raconter des blagues. Je l’ai retrouvé dans la chambre de mon fils où je me rends peu souvent. J’ai toujours respecté l’intimité d’Amine. J’entre rarement dans sa pièce. Je la considère comme son espace propre, le lieu où il fait ses devoirs, reçoit ses amis, joue ou boude. L’appareil était posé dans un sac au fond de son armoire où se trouvent également de nombreuses piles et cassettes. Mahfoud, que Dieu ait son âme, avait offert cet enregistreur à Amine en juillet 1995 pour le féliciter d’avoir réussi son entrée au collège. Lorsque tout à l’heure je lui ai demandé de me rappeler son fonctionnement, Merwan a levé les yeux vers moi et a souri. C’était plus un rictus qu’un sourire. Une contraction involontaire de sa lèvre, une grimace. Et le regard n’en était pas un non plus. Au mieux une interrogation. Il a murmuré tout en peine, « bien sûr khalti Fadia » sans poser de question, encore bouleversé par son propre récit, peut-être encore plus de s’en être sorti, d’avoir retrouvé ses proches, ses amis. Désormais je parlerai dans cet appareil pour dire ma résistance au silence qu’ils veulent nous imposer. Pour enregistrer ces premières paroles j’ai dû me reprendre à trois reprises. Ma voix m’a semblé étrange, elle m’a même déplu. Le débit m’est apparu tantôt trop rapide, tantôt lent, hésitant. J’essaierai de remédier à cela. J’espère que je m’améliorerai à l’usage.

En soustrayant les unes après les autres ses dernières lueurs, le soleil de vendredi dernier engloutissait avec lui ce qui restait de sa monotone splendeur. Il annonçait par sa lente agonie une tragédie que mon intuition appréhendait. Quelques nuages encore dorés, suspendus au-dessus du village, semblaient égarés devant l’obscurité qui déjà estompait l’horizon. Peu à peu elle neutralisera les bruits habituels de la ville noire. Régulièrement des chiens, probablement corniauds, hurlaient à la mort. Ils hurleront encore comme chaque nuit, depuis qu’ils errent par groupes entiers les uns de retour de l’est, les autres du nord-est. De nouveau le ciel se constellera d’étoiles. Amine était ressorti avec un morceau de pain rejoindre ses amis. Le journal télévisé débitait les dernières minutes d’un documentaire en noir et blanc relatant l’hécatombe du 17 octobre, auquel les deux-tiers de sa durée avaient été consacrés. C’était à Paris au temps des glorieuses. Les images ne sont pas nettes et le son nasillard. Un homme jeune tente, dans une fuite désespérée, de franchir un muret haut d’un mètre. Un autre est allongé sur la chaussée, vidé de son sang. Un troisième, beaucoup plus âgé, avance en titubant. Sa main droite crispe son épaule gauche comme pour atténuer la douleur, si intense qu’il en pleure sans retenue. Des autobus bondés traversent l’écran. Sur leur fronton il est écrit « Service spécial ». D’autres images montrent la Seine qu’on devine rouge, coulant dans le silence lourd d’une nuit définitive. Une page spéciale dédiée aux martyrs d’octobre était programmée à la suite des informations. J’étais en retard sur el-icha, la dernière des cinq prières de la journée. J’ai pris mécaniquement la télécommande posée à mes côtés sur la seddaria, le canapé, pour baisser le son du poste. Je m’apprêtais à aller satisfaire à mon devoir religieux. En me relevant, péniblement, prenant appui sur le mur, j’ai chuchoté machinalement Allah akbar, Dieu est le plus grand, en appuyant longuement sur la deuxième syllabe d’Allah, en la rallongeant, comme pour accompagner le mouvement du corps. Depuis vingt-cinq jours, de cruels et indicibles tourments me harcèlent et m’asphyxient à petit feu. Dieu veut que je souffre et je souffre. En silence ou dans la foule.

De l’autre côté du mur, notre village était plongé dans un étrange murmure. Dans le ciel le grondement sourd et menaçant des rotors d’hélicoptères était haché par les aboiements féroces de chiens probablement errants. Ils reviendront. Les chiens errants reviennent toujours tant qu’ils trouvent de quoi se nourrir. C’est ainsi depuis bien des semaines, avant même la sanglante nuit du 22 septembre dernier qui emporta Mahfoud, que Dieu le bénisse. Il n’est pas un jour sans hélicoptères, patrouilles militaires et paramilitaires. Pas un jour sans barrages à chaque entrée de Benatallah, notre village abandonné, désormais accablé. Dès que le jour disparaît nous nous terrons. Le village s’ensevelit dans un silence tumulaire. Seuls des chiens assurément errants hurlent, parfois à la mort. Les chiens n’ont pas peur. Pas même de Dieu. Ils ont le courage aveugle de l’ignorant ou de l’assassin. Ils hurleront longtemps pour sûr. Tant que durera leur errance, ils hurleront. L’heure étant venue, il me fallait prendre le tapis de prière et prier. J’ai posé une main sur la poignée de la porte-miroir de l’armoire, puis sur la clé. Le meuble se trouve dans le salon qu’une ampoule poirette éclaire faiblement. Mon esprit, tourné vers ce récent et apocalyptique passé, tentait de saisir une explication. J’ai machinalement tourné la vieille clé, puis j’ai tiré sur la poignée de la lourde porte-miroir, qui grince à sa base aussitôt qu’on la manie. J’ai glissé mon bras dans l’armoire pour me saisir du tapis de prières. Ma main a hésité, tâtonné. C’est à ce moment précis, alors que je m’emparais du tapis, que soudain le portail d’entrée s’est mis à résonner d’une pluie de coups anormaux suivis d’horribles cris. Une confusion s’est introduite dans mon cerveau. Je ne savais pas trop si ces coups, si ces cris étaient réels ou le fruit de mon esprit malmené depuis septembre. Ma main s’est immobilisée sur l’étagère. Les coups, comme les cris, étaient bien là à portée de ma main, de mon corps, bruts, désespérés. Instinctivement j’ai crié « wlidi ! » mon fils ! en lâchant le tapis de prières subitement devenu – dans le moment où je prenais conscience qu’un événement terrible imminent et bien réel, un autre drame, allait s’abattre sur notre toit – pardonne-moi mon Dieu, superflu. C’est bien mon fils qui cognait à mourir contre le portail en métal qui tremblait sur ses gonds, les faisant étrangement geindre. Il criait « yemma ! yemma ! » maman ! en tambourinant de plus en plus fort avec le désespoir du condamné. Il sanglotait. Je me suis élancée de toutes mes forces jusqu’au portail. Alors l’instant d’une seconde je me suis interrogée sur la traversée du couloir et de la cour. Il m’est apparu que je n’en avais pas gardé trace. Entre le moment où le tapis me tombait des mains et celui où je tentais d’ouvrir le portail, un vide profond s’est installé. Un trou noir comblé par les cris d’Amine. J’ai tiré sur la targette qui gémissait. Au même moment les pneus d’une voiture ont crissé puis se sont immobilisés devant la maison. J’ai entendu la porte coulissante du fourgon s’ouvrir avec fracas. C’était une camionnette pas une voiture ordinaire. Amine criait « yemma ! yemma ! » La porte d’entrée de ma maison que j’avais peine à ouvrir, a été brutalement enfoncée. Elle a écrasé mon visage et m’a projetée à terre. Je me suis péniblement relevée en criant à mon tour, éblouie par les faisceaux lumineux projetés par les phares du fourgon arrêté et qui avaient envahi toute la cour. La douleur et le chagrin qui depuis des semaines opprimaient ma tête et mon cœur, ont redoublé d’intensité.

Trois jours après, l’être qui m’est le plus cher et dont on a décidé de me priver, me hante à chaque instant. Je le revois, assis sur son lit, la tête baissée. J’entends son père le mettre en garde. Je les revois comme s’ils étaient l’un et l’autre près de moi. Nous étions en juillet et deux jeunes de Haouch Miloud que nous connaissions, venaient d’être arrêtés par des hommes en uniforme, au grand jour, non loin de leur domicile. Trois mois se sont écoulés et ces deux jeunes ne sont pas reparus. Ces hommes qui arrêtent des enfants, qui kidnappent ou tuent, sont indifférents aux souffrances et au malheur qu’ils causent. L’affliction et le violent ressentiment qui m’affectent depuis vendredi, me conduiront-ils au djihad, au maquis ? Me réduiront-ils à la folie, à la mort ? Des hommes en furie, agressifs et grossiers ont empoigné Amine puis l’ont fait tomber à terre, dans la cour. Wlidi !  L’un des hommes dont le bas du visage était surmonté d’une longue moustache taillée comme les fibres d’un balai-brosse, le genou plié, écrasait le dos de mon enfant. Il m’a regardée en hurlant : « ce bâtard c’est ton fils ? » « Oui c’est mon fils, c’est mon fils, ai-je crié à mon tour, qui êtes-vous, Amine, mon fils, que se passe-t-il ? » Amine ne me répondait pas alors que l’homme répétait : « hada el-ferkh weldek ? » en le secouant sans ménagement. Mon Dieu, mais que leur a-t-il fait pour être ainsi traité ? L’homme a ajouté : « cette fois nous l’avons ».  Puis il s’est tourné de nouveau vers moi en gesticulant, en s’égosillant, les yeux globuleux prêts à abandonner leur cavité. Il a ordonné : « allez reste chez toi femme. Nos chiens sont mieux éduqués que vos enfants ! » Il a relevé Amine, aidé dans sa manœuvre par deux de ses collègues, un civil et un militaire, armes bien en vue. J’ai cessé de flageller mes cuisses, de labourer mon visage, mais pas de crier, pas d’appeler au secours. Je me suis agrippée aux bras de l’un des hommes qui m’a aussitôt repoussée, brutalement. De nouveau je me suis retrouvée à terre. Un quatrième assaillant, le visage dissimulé, m’a lancé ces mots : « nous te le ramènerons, c’est juste un contrôle ! » Le bas du visage de l’un d’eux est marqué par une cicatrice qui le fend en deux. Elle part de la commissure droite des lèvres à la base gauche du menton. C’est l’indic, el-biyya’. Nous le connaissons tous. Mais qu’a pu faire Amine pour qu’ils s’acharnent ainsi sur lui ? Ils l’ont immobilisé, lui ont passé les menottes aux poignets croisés derrière le dos, lui ont relevé sa propre chemise sur la tête et l’ont traîné vers l’extérieur en lui assénant des coups de pieds, de matraque et de crosse sur la tête, le dos et les jambes. J’ai entendu  « Amn el-askari naal din rabkoum » sécurité militaire putain de votre Dieu. Mais pourquoi l’indic se retrouve ici avec le militaire ? La Ilaha illa Allah Mohamed rassoul Allah, il n’y a de dieu que Dieu Mahomet est son prophète. Ils ont poussé mon fils vers leur véhicule en le frappant toujours, et lui il criait « yemma, yemma ! » Je récitais des versets à voix haute, très haute pour qu’ils entendent et comprennent que j’en appellerai à Dieu et au monde, que je ne me laisserai pas faire « Dieu est le plus grand, Dieu est le plus grand » en essayant de m’agripper en vain au bras tremblant de mon gamin qui pleurait, « je n’ai rien fait, je n’ai rien fait ! » Il a été jeté dans le camion, à travers la porte latérale demeurée entrouverte. « On part » a lancé sèchement l’homme en treillis militaire. Il doit être le chef. Le chauffeur du véhicule banalisé n’avait pas coupé le moteur. Il a démarré en trombe. Le numéro d’immatriculation écrit à la craie, a été effacé, mal effacé. On devinait malgré la pénombre les derniers caractères. J’ai retenu  « 566 », peut-être « 5566 ». Quelques portes voisines qui s’étaient ouvertes discrètement pour aussitôt se refermer, se sont ouvertes de nouveau, cette fois-là, d’un seul coup, sec. Que me restait-il sinon de continuer de crier de tout mon corps, de tout mon être et de nouveau déchirer mon visage. J’en appelais aux voisins, au monde entier et à Dieu, les prenant à témoin « mon fils, ô Dieu ils m’ont enlevé mon fils ! » Les femmes sont accourues, ont tenté de retenir mes bras secoués par des mouvements que je contrôlais de moins en moins, de me consoler. J’entendais « la pauvre, son fils a été arrêté ». Je suis tombée, prise de spasmes lourds et irréguliers presque effrayants. Les sons qu’évacuait ma bouche difforme, étaient loin des mots, métamorphosés par la douleur. J’entendais des cris ou des appels de plus en plus éloignés, éjectés par des visages défigurés, par des gorges souffrantes, apitoyées. Autour de moi une multitude de silhouettes informes et sombres étaient broyées par un ciel obscur et incertain. Amine avait été arrêté, emmené. La Ilaha illa Allah Mohamed rassoul Allah.

Nous n’avons pas fermé l’œil durant toute la nuit du vendredi au samedi. Houda a résisté au sommeil autant qu’elle a pu, avant d’y succomber. Mes enfants tiennent par la volonté de Dieu ou par la force de leur jeunesse. Ils tentent de me consoler, mais est-ce possible lorsque le corps ne répond plus, lorsque l’esprit est abattu, noyé dans un incommensurable chagrin ? Je suis inconsolable et je crains qu’ils soient en réalité aussi anéantis que moi. Lorsqu’ils sont arrivés à la maison, alertés par des voisins, j’étais toujours dans la cour, allongée près du pied de vigne. Nous y sommes restés longtemps, éclairés par l’unique ampoule, nue. Les voisins ont quitté notre maison, mais ne se sont pas éloignés. Nous les entendions discuter dans la rue, tard dans la nuit malgré les dangers. Toute la nuit Hakim m’avait suppliée, comme les voisines avant lui, de ne pas sortir. De ne rien entreprendre à l’extérieur, ne pas aller au commissariat ou à la gendarmerie par exemple. Je les ai entendus. Au-delà de quelques pâtés de maisons autour de leur lieu de résidence, la nuit est interdite depuis longtemps aux honnêtes gens.

Aux premières lueurs de l’aube, j’ai prié salat-el-fajr à haute voix, les yeux rougis et boursouflés d’insomnie, de larmes et de douleur. J’ai récité d’autres prières plus intimes, en moi-même « Ya rabbi thalla fi wlidi », ô Dieu prends soin de mon fils. Alors que le jour nouveau, que je devinais terne dans son éclat, comme le précédent, s’imposait à nous sans que nous pussions agir de quelque manière que ce soit pour qu’il nous fût favorable, si tant est que je puisse ainsi parler, je me suis présentée au poste de police du village avec mes enfants et Hakim. La sûreté se trouve en face de l’établissement où étudie Amine, à droite de la bâtisse qui abrite la garde communale, non loin du moulin à huile. Amine est un bon enfant. Il est au collège, en deuxième année moyenne. Même s’il redouble son année, il reste un enfant bon. A son rythme, s’il n’est pas empêché, Amine ira loin. Je suis sa mère, je sais qu’il ira loin. Pourquoi a-t-il été arrêté? La police se trouve en face du collège à côté de la garde. Les trois institutions sont difficilement accessibles et se présentent de la même manière à quiconque s’en approche : des chicanes, des fils barbelés, des sacs de sable et des barils métalliques remplis d’eau, délimitent des zones hautement sensibles. Nul n’y a accès sans avoir été invité par les hommes de garde, souvent en uniforme. Sur plus de cent mètres, de part et d’autres, il est strictement interdit de stationner ou de se garer. Le poste de police, comme la garde communale, comme l’école, ne sont accessibles qu’à la suite d’une fouille minutieuse des sacs, des sacs à dos, des cartables et souvent des corps, par des agents habilités, fortement armés et motivés. Des hommes pour les hommes, des femmes pour les femmes. Un agent en faction devant le poste de police nous a demandé de poser les sacs sur un bureau d’enseignant. Un autre les a ouverts, a plongé la main dans chacun, en émettant à chaque fois des commentaires incompréhensibles, puis d’un geste lent de la même main il nous a fait signe de les récupérer, « passez ». Hakim est passé à son tour, après nous. Les policiers nous ont épargné la fouille au corps, peut-être par gêne, peut-être parce qu’il était tôt. Nous avons traversé une grande cour où sont stationnés plusieurs véhicules officiels dont des 4X4. A l’intérieur du bâtiment, l’agent de police chargé de l’accueil a écouté nos doléances, puis nous a fait patienter dans le couloir, car « il n’y a personne à cette heure-ci » a-t-il chuchoté, l’air navré. De notre regard, de nos gestes et nos paroles suintaient une inquiétude, une angoisse, une tragédie que l’agent ne pouvait ignorer, éviter. Pour marquer sa bienveillance il a caressé la tête de Houda qui n’a pas apprécié. Elle a esquissé une grimace accompagnée d’un mouvement d’épaule et s’est précipitée vers sa sœur. A huit heures trente est arrivé un officier qui nous a reçus dans le quart d’heure suivant. Il m’a écoutée attentivement lui raconter l’arrestation. Tout en lui délivrant les détails de l’événement j’ai extrait de mon sac en plastique noir une photo d’identité en couleurs et la lui ai tendue. Mon fils porte une chemise blanche. Ses cheveux noirs sont coupés court. Il sortait de chez le coiffeur, ses oreilles sont bien dégagées. Son œil gauche est légèrement plissé, comme le droit il est surmonté d’un large sourcil, fortement incurvé. Son sourire est timide. Le fond du cliché représente un ciel bleu faussement apaisé. La photo a été prise chez le photographe de la rue de la Révolution. Le directeur du collège avait été catégorique. Elle devait être récente et en couleurs. L’officier a écouté sans m’interrompre. Je lui ai parlé des coups, des insultes. Lorsque j’ai fini de lui délivrer mon témoignage, il s’est levé lentement, s’est approché de moi, m’a rendu la photo et m’a annoncé, toujours avec bienveillance, ne pas être au courant. Il nous a suggéré de nous rendre à trois kilomètres de là, au commissariat d’El-Barki dont dépend son poste de police. Il n’a cependant pas téléphoné pour avoir plus de renseignements, ou pour nous annoncer. L’agent de police chargé de l’accueil s’est levé à notre passage. Il nous a dit avec gravité « que Dieu vous vienne en aide. »

Mes filles et Hakim résident précisément à El-Barki. C’est là que mon gendre possède une boutique de parfums et cosmétiques que son père, Allah yerhmou, que Dieu ait son âme, lui avait léguée. Depuis leur mariage, il y a un an, Hakim et Houria vivent dans une HLM de la vieille cité Diar el-baraka. Comme ils n’ont pas encore d’enfants et qu’ils rêvent d’avoir des lumières dans les yeux, forcer le destin, ils ont souhaité élever ma petite dernière, Houda. Je n’ai pas refusé. Houda est en quatrième année de l’école fondamentale. C’est une bonne élève. La maîtresse dit qu’elle est très éveillée pour son âge, mais regrette-t-elle, quelque peu opiniâtre et tenace. Moi je ne trouve pas que cela soit un défaut.

Hakim connaît bien quelques policiers du commissariat d’El-Barki qui sont aussi ses voisins de quartier. Le mieux était que l’on se déplace directement à El-Barki, mais Hakim n’aime pas trop ces situations qui le mettent dans l’embarras. Il préfère procéder comme tout un chacun. Mais parfois nous n’avons d’issue que celle de la débrouille, de la relation, du piston. C’est d’ailleurs l’une de ses connaissances, Sakrane Aoued un officier, qui nous a reçus dans le bureau même du commissaire, absent ce jour-là. L’officier a été avenant tout le temps de la rencontre. Comme celui du poste de Benatallah avant lui. Il a essayé de répondre au mieux qu’il pouvait à toutes nos questions. Il comprenait mon désarroi, mais m’a juré ne pas être au fait de ce qui s’était passé vendredi dans notre village. Avant de nous libérer il s’est absenté quelques minutes. Lorsqu’il est revenu, il a dégagé sa main droite de la poche et a bredouillé,  « j’ai téléphoné à Benatallah et à Alger-centre, hélas personne n’est au courant ». Il s’est approché de Hakim, a posé sa main sur son épaule, l’invitant ainsi à se lever et lui a demandé : « êtes-vous allés à la gendarmerie ? » Hakim a secoué la tête et s’est dressé devant son ami qui lui a pincé l’ourlet de la veste en clignant de l’œil. Puis il lui a murmuré deux ou trois mots à l’oreille. Une fois à l’extérieur, Hakim nous a déclaré que Aoued lui avait suggéré de se rendre à la gendarmerie ou à la caserne 133. Hakim a ajouté qu’il fait confiance à Aoued. « C’est un homme de bonne famille. Je le connais depuis très longtemps. Nous avons été de la même école, du même lycée. Aoued est un homme bien ». Alors que Dieu le garde, ai-je pensé.

A la gendarmerie – elle se trouve dans la même ville – nous avons été accueillis froidement. Le préposé à la réception a refusé notre dépôt de plainte et nous a vivement conseillé de déposer une RIF, une déclaration de recherche dans l’intérêt des familles. L’image de Mahfoud le bras en l’air et celle d’Amine silencieux devant les remontrances de son père me sont alors apparues de nouveau. J’ai aussitôt pensé à ces pauvres jeunes arrêtés dans notre quartier et dont on est toujours sans nouvelles depuis juillet. Devant la proposition du réceptionniste j’ai spontanément exprimé un refus que je voulais à la hauteur de sa provocation.  « Mon fils n’a pas fugué, il a été enlevé, et je sais par qui ! » ai-je crié en pointant du doigt le gendarme. Cela ne lui a guère plu. Il a bondi de sa chaise, est passé de l’autre côté du comptoir et a essayé de me pousser vers la sortie. J’ai réussi à plaquer sur son visage la photo d’Amine que j’avais retirée de mon sac en plastique noir. Porté par l’indécence qu’autorise son uniforme, il ne s’en est même pas soucié. A peine s’il l’a observée comme un objet sans intérêt, avec mépris. Si c’est une disparition, elle est forcée. Le gendarme nous a signifié qu’il n’avait pas que cela à faire, « allez voir ailleurs » nous a-t-il lancé en me poussant franchement cette fois vers la sortie, sans le moindre respect. Hakim a rouspété auprès du gendarme, Houria à son tour a tenté de s’en prendre au militaire, mais son mari l’a tancée vertement et nous a demandé de quitter les lieux. Il ne fallait pas envenimer la situation. Du vivant de Mahfoud Allah yerhmou, jamais un homme, quels qu’aient pu être son rang et sa force, ne se serait autorisé à agir de la sorte. Jamais l’occasion n’a été offerte à un barrani, un étranger, de m’adresser une parole creuse ou de me dévisager. Houria pleurait ne sachant que dire ni que faire. J’étais mal en point, mais j’ai fermé les yeux. Ma petite Houda m’inquiétait. Elle avait faim la pauvre, elle n’avait rien pris depuis le matin. Elle pleurait. Cette situation et tout ce qu’elle dissimulait, la déstabilisait. Elle a juste dit « où est Amine ? » Nous ne lui avons pas répondu, mais j’ai posé la main sur ses cheveux pour la consoler. Que lui dire, alors que nous étions nous-mêmes égarés. Tellement perdus que nous avons oublié qu’elle avait classe. Hakim a demandé à sa femme de rentrer à la maison avec la petite, « elle doit avoir faim » lui a-t-il dit et répété, avec juste ce qu’il faut de fermeté et d’agacement la seconde fois, pour ne pas me froisser probablement. Avait-il lu dans mes pensées ? Non, il faisait payer à son épouse l’audace qu’elle a eue face au gendarme. Houda a rechigné à partir avant de se résigner. Elle a rouspété en tirant, quoique sans conviction, sur le bas de ma robe, ma âbaya. Elle savait qu’elle ne pouvait continuer avec nous. Cela ne l’a pas empêchée de protester tout haut « moi aussi je veux chercher Amine ». Elle avait compris dès les premiers jours. Houria l’a tirée brusquement contre elle en lui demandant de la suivre. Hakim a accéléré le pas. Il avançait sans se retourner, ne se souciant de rien d’autre que d’arriver au plus vite à la caserne.

La caserne 133 se trouve à la sortie d’El-Barki, à la lisière de Aïn Naadja. Le soleil était haut, il faisait encore chaud. Mon pas n’est plus alerte, je traînais derrière Hakim. Il faisait signe aux taxis collectifs qui ne s’arrêtaient pas. Dans un sens comme dans l’autre ils sont souvent complets entre El-Barki et Hussein-Dey. Il aurait fallu aller à la première station pour, en étant très patient, être sûr d’être transportés. Les taxis y attendent le temps qu’il faut pour charger le maximum de clients allant au terminus de la ligne, trois ou quatre, parfois sept si c’est une 505 familiale. Lorsqu’ils prennent la route, plus rien ne les arrête jusqu’à la destination des clients. Alors, entre deux terminus d’une même ligne il est très rare qu’un taxi réponde à une main levée. Je suis habituée à marcher. Mon pas est lent, mais décidé. Depuis l’assassinat de Mahfoud Allah yerhmou, c’est moi qui m’occupe de la maison, même si Hakim et ma fille me donnent un coup de main. Ils n’ont pas de voiture, mais ils m’aident avec leurs faibles moyens. Avant la disparition de mon mari je ne sortais pour ainsi dire jamais, pas même pour aller acheter du pain ou récupérer ma petite Houda à la sortie de l’école. Je le regrettais, mais cela ne changeait rien. Ma fille rentrait seule, comme la plupart des écoliers à vrai dire. Depuis la disparition de mon mari, tout a changé. Je suis obligée de sortir, m’approvisionner aux épiceries ou au marché, prendre le taxi ou l’autobus, affronter l’administration, la foule et les regards obliques des tordus. Cela contrarie Hakim, mais je considère qu’il m’aide beaucoup et qu’il a assez à faire avec ses propres problèmes et responsabilités. Il n’a pas à se charger aussi lourdement des miens.

Au terme d’une heure de marche, nous sommes arrivés à la caserne 133. Ses murs sont hauts et surmontés de rouleaux entiers de fils barbelés et de tessons de bouteilles. De part et d’autre de la grande entrée, un double barrage militaire permanent était tenu par une vingtaine de jeunes appelés, lourdement armés. Ils sont regroupés de chaque côté de la route derrière des murs de sacs de sable, des pneus de tracteurs ou de semi-remorques, des barils de pétrole ou d’huile, remplis de sable ou de pierres. A l’entrée comme à la sortie du barrage, des chevaux de frise et des herses dissuadent tout passage en force. Un maigre couloir permet tout juste aux véhicules de pénétrer dans l’espace hautement sécurisé et d’en sortir. Aucun arrêt ou stationnement non autorisé par ces soldats n’est toléré. Les militaires filtrent sévèrement la circulation à sens unique. Les attentats sont légion. Les voitures ralentissent obligatoirement à une dizaine de mètres en amont de l’entrée du barrage. A hauteur du contrôle, le chauffeur du véhicule se doit de tirer le frein à main et d’éteindre l’autoradio. La nuit, il est obligé de basculer des feux de croisement aux feux de position et d’allumer le plafonnier. Surtout ne rien hasarder, ne pas faire de geste brusque. Immobiliser le véhicule à hauteur du militaire, maintenir les mains sur le volant et n’engager de vitesse qu’après son autorisation verbale ou gestuelle. D’autres soldats postés à la sortie du barrage inviteront alors le conducteur à rejoindre la folle circulation. Plusieurs drames ont eu lieu durant ce type de contrôle. Les soldats sont à bout de nerfs. Dans certaines situations exceptionnelles ils pourraient tirer sans sommation. Hakim s’est avancé en direction d’un des appelés qui surveillaient en retrait le déroulement des contrôles pour lui expliquer l’objet de notre déplacement avec toute la délicatesse possible requise en pareille situation. Il parlait lentement. Il parlait en me montrant du doigt de temps à autre. Mais le jeune soldat ne semblait pas disposé à l’écouter plus que cela. « Que Dieu lui donne patience », s’est-il contenté de dire en pressant le pas vers un de ses collègues. Il n’a pas laissé le temps à Hakim d’achever sa dernière phrase. « Il faut écrire », a-t-il coupé. Il ne dira pas un mot de plus. Hakim est demeuré figé un long moment, semblant hésiter entre révolte et résignation tout en mesurant les conséquences de l’une et de l’autre. D’autres soldats le sommèrent de quitter rapidement les lieux. Il baissa alors la tête et avança, l’air défait. Il ne nous restait qu’à retourner sur nos pas.

En repassant devant la gendarmerie, elle se trouve sur notre route, j’ai reconnu Si Zitouni, le père de Merwan. J’ai glissé deux mots à Hakim pour qu’il accepte que nous lui parlions. Si Zitouni était dans un état second, comme bouleversé. Il se lamentait du mauvais accueil qu’on lui a fait à la gendarmerie, ne savait plus vers quel saint se vouer. Un inconnu aurait dit de lui qu’il maîtrisait peu sa raison. Il gesticulait, les mots qu’il prononçait, s’obscurcissaient. Je ne comprenais pas tout ce qu’il essayait de nous dire. Il n’avait pas de nouvelles de son fils. La situation que nous-mêmes vivons, m’interdit d’éprouver quelque remords ou honte que ce soit vis-à-vis du brave instituteur. Face à tant de désarroi Hakim ne pouvait que lui manifester sa compassion en l’encourageant dans ses recherches. Nous avions fait ce que nous avions à faire.

Arrivés dans le centre-ville d’El-Barki nous nous sommes séparés. Hakim a rejoint sa boutique. Il a peut-être fait l’impasse sur le déjeuner. Quant à moi, je suis rentrée à Haouch Miloud complètement vidée. J’ai fait réchauffer un fond de chorba qui restait, puis me suis assoupie. Le soir après son travail Hakim est venu avec Houria et Houda pour me tenir compagnie cette nuit encore. Les semaines et les mois à venir seront très durs. Dieu seul sait ce qu’ils me réservent. La seule chose dont je suis sûre, c’est que je me battrai autant de jours que nécessaire, avec toute l’énergie qui me reste. Je ne me laisserai pas faire. Ils veulent ma résignation, je leur offrirai ma révolte. Dieu nous met à l’épreuve. Dieu aime ses serviteurs. Allah mâ essabirine, Dieu guide les patients. Lui sait ce que les kidnappeurs ont fait d’Amine. Moi je ne peux répondre à cette question aujourd’hui, mais une chose est sûre, j’éprouve maintenant ce sentiment définitif qu’il me faut, tant que je demeure en vie, prendre mon courage à deux mains et combattre les ténèbres, remuer ciel et terre jusqu’à ce que la lumière se fasse envers et contre tout, contre tous.

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Voici la 4° de couverture du roman


La Provence dimanche 11 nov 2012

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Article FRANCE 24 _ 04 septembre 2014

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Article EL HAYAT 14 (ou 20) 09 2014

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Le Quotidien d’Oran, à l’occasion d’une intervention à ORAN_ dans les locaux de SOS DISPARUS_ Rue Ben M’hidi le 16 juin 2014

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À Paris, un sympathique mot de soutien de madame Hidalgo, maire de Paris. 23 février 2015, à l’occasion du Salon Le Maghreb des livres.